dan ioan muresan philothee i kokkinos

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ARHIEPISCOPIA DUNÃRII DE JOS ISTORIE BISERICEASCÃ, MISIUNE CREªTINÃ ªI VIAÞÃ CULTURALÃ II CREªTINISMUL ROMÂNESC ªI ORGANIZAREA BISERICEASCÃ ÎN SECOLELE XIII-XIV. ªTIRI ªI INTERPRETÃRI NOI Actele sesiunii anuale de comunicări ştiinţifice a Comisiei Române de Istorie şi Studiu al Creştinismului Lacu-Sărat, Brăila, 28-29 septembrie 2009 Culese şi publicate de Emilian POPESCU şi Mihai Ovidiu CĂŢOI Volum tipărit cu binecuvântarea ÎPS dr. CASIAN CRĂCIUN, Arhiepiscopul Dunării de Jos EdItURA ARhIEpISCopIEI dUNĂRII dE JoS GALAŢI, 2010

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Dan Ioan Muresan Philothee I Kokkinos

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Page 1: Dan Ioan Muresan Philothee I Kokkinos

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ArhiepiscopiA DunÃrii De Jos

istorie bisericeAscÃ, misiune creªtinÃ

ªi viAÞà culturAlà II

creªtinismul românesc ªi orgAnizAreA bisericeAscÃ

în secolele Xiii-Xiv. ªtiri ªi interpretÃri noi

Actele sesiunii anuale de comunicări ştiinţifice a Comisiei Române de Istorie şi Studiu al Creştinismului

Lacu-Sărat, Brăila, 28-29 septembrie 2009Culese şi publicate

de Emilian POPESCU şi Mihai Ovidiu CĂŢOI

Volum tipărit cu binecuvântarea ÎPS dr. CASIAN CRĂCIUN,Arhiepiscopul Dunării de Jos

EdItURA ARhIEpISCopIEI dUNĂRII dE JoSGALAŢI, 2010

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Dan Ioan MUREŞAN

phILothÉE Ier KoKKINoS, LA MÉtRopoLE dE hoNGRoVALAChIE

Et LES «EMpEREURS dE LA tERRE»∗

Un autre commencement

L’exode dans tous les azimuts des populations grecques au lende-main de la prise de Constantinople de 1204 avait touché aussi l’em-bouchure du Danube. C’est notamment pour régler la vie spirituelle de l’élément grec de cette région que fut fondée à Vicina, entre 1204 et 1261, une métropole relevant de Constantinople, peut-être par le patriarche Germain II (1222-1240)1 . Le pouvoir politique byzantin revint à l’em-bouchure du Danube après la guerre de Michel VIII Paléologue contre le tsar Constantin Tich (1262). La flotte byzantine arracha alors cette zone à l’autorité bulgare2 . Pour en renforcer le contrôle, le basileus y établit

∗ L’auteur remercie MM. Matei Cazacu, Dumitru Nastase, Petre Năsturel, Constantin Pitsakis et Victor Spinei, qui lui ont prodigué leurs conseils et lui ont fait part de leurs cri-tiques tout au long de la rédaction de ce travail. L’auteur n’endosse pas moins pour autant toute la responsabilité de ses éventuelles erreurs, ainsi que de ses prises de position.

1. J. Darrouzès, Notitiae Episcopatuum Ecclesiae Constantinopolitanae, Paris, 1981, p. 386 (Notice 15, 188-189). Il s’agit d’une glose de 1299 du codex Vat. gr. 1455, f. 223v, citée aussi par V. Laurent, Héraclée du Pont. La métropole et ses titulaires (1232/50‑1387, «Échos d’Orient» 35 (1932), p. 318, n. 3 et 39 (1936), p. 115, n. 2: «On sait que, après le départ des Rhômaioi de Constantinople par le châtiment du Christ, et jusqu’à leur retour par la grâce de Dieu, ont été honorées avec le rang de métropole, parmi d’autres, les cités suivantes: Didymoteichos, Vicina et Mélagina». Un sceau du patriarche Germain II a été découvert depuis lors en Dobroudja: B. Mitrea, Un sigiliu de plumb al lui Germanos II, patriarh al Constantinopolului, «Studii şi cercetări de numismatică», 4 (1968), pp. 253-261.

2. V. Laurent, La domination byzantine aux bouches du Danube sous Michel VIII Paléologue, «RHSEE», 22 (1945), pp. 184-198; Gh. Brătianu, Les Roumains aux bouches du Danube à l’époque des premiers Paléologues, «RHSEE», 22 (1945), pp. 199-203; P. Ş. Năsturel, Ce temei se poate pune pe mărturia lui Holobolos asupra stăpânirii Bizanţului

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plus tard une colonie militaire de Turcs Seldjoukides dirigée par le sultan Izzeddin Kaykaus, chassé d’Asie Mineure par les Mongols Ilkhanides. Au début du XIVe siècle, ils furent convertis de force à l’Orthodoxie par les Bulgares. Ce sont les ancêtres des Gagaouzes3 .

C’est sur cette population orthodoxe aux origines multiples, grec-que, roumaine, slave et turque, que s’exerçait l’autorité spirituelle de la métropole de Vicina4 . Il y a des indices qu’à l’origine son statut a été, pour un certain temps, celui d’archevêché5 . Les titulaires du siège étaient en relations permanentes avec la Grande Église. Un certain Théodore signait en 1285 le Tomos anti-unioniste, alors que Cyrille apposait son nom sur la résolution du concile palamite de 1347. En 1302, Luc de Vicina servit d’intermédiaire aux 16.000 Alains venus du sud de l’ac-tuelle Moldavie pour offrir leurs services à l’Empire byzantin. L’activité commerciale de cette ville cosmopolite où s’installa en 1280 une colonie de marchands génois, assurait au métropolite de Vicina des revenus qui suscitaient l’envie du patriarche œcuménique lui-même6 . En 1340, Ma-caire devait gérer la situation de crise que créa la conquête violente de Vicina par le khan Özbeg, qui avait mis fin à la domination byzantine7 . Une glose à la Notitia episcopatuum d’Andronic III, datable vers 1350,

la gurile Dunării?, dans le volume «Studia historica et theologica. Omagiu Prof. Emilian Popescu», Jassy 2003, pp. 351-354.

3. Les descendants de cette population, convertis au christianisme orthodoxe, sont les ancêtres des actuels Gagaouzes de la République de Moldavie: P. Wittek, Yazioghlu’Ali on the Christian Turks of Dobruja, «Bulletin of the School of Oriental and African Studies», 14 (1952), pp. 639-668; A. Decei, Problema colonizării turcilor selgiucizi în Dobrogea secolului al XIII‑lea, dans «Relaţii româno-orientale», Bucarest, 1978, pp. 169-192; H. Inalcik, Dobrudja, «Encyclopedia of Islam», 2nd edition, vol. II, pp. 625-626.

4. P.Ş. Năsturel, Aşezarea oraşului Vicina şi ţărmul de apus al Mării Negre în lumina unui portulan grec, «Studii şi Cercetări de Istorie Veche», 8 (1957), pp. 295-305 + 1 carte; Idem, Mais où donc localiser Vicina?, «Byzantinische Forschungen», 12, (1987), pp. 145-171.

5. J. Darrouzès, Notitiae Episcopatuum, p. 385: Vicina figure dans certains manus-crits sur la liste des archevêchés voir Notice 15, § 62.

6. P.Ş. Năsturel, Les fastes épiscopaux de la métropole de Vicina, «BNJ», 21 (1972), pp. 33-42; V. Iorgulescu, Les Roumains et le Patriarcat de Constantinople aux Xe‑XIVe siècles, Strasbourg, 1995, pp. 210-257; J. Preiser-Kapeller, Der Episkopat im späten Byzanz. Ein Verzeichnis der Metropoliten und Bischöfen des Patriarchats von Konstan‑tinopel in der Zeit von 1204 bis 1453, Saarbrücken 2008, pp. 65-66.

7. V. Laurent, Le métropolite de Vicina Macaire et la prise de la ville par les Tatares, «RHSEE», 23 (1946), pp. 225-232.

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indique cependant que la métropole de Vicina avait perdu son ancien rang ecclésiastique du fait de la conquête «barbare» (i.e. mongole) et de la diminution du nombre des chrétiens8 . C’est sans doute cette désertion de son diocèse qui détermina le dernier métropolite de Vicina, nommé Hyacinthe, à tisser des rapports personnels avec le prince de Valachie et de le rejoindre à sa cour.

Nos sources sur le dénouement de l’activité de la métropole de Vicina et, en même temps, sur les origines de la métropole de Hongrovalachie consistent en deux documents du Registre patriarcal9 . Le premier est une décision synodale (πραõξις συνοδικη,) qui dispose le transfert du métro-polite de Vicina Hyacinthe à la tête de la métropole de Hongrovalachie10 . Désireux de se rapprocher du Patriarcat, le grand voïévode (Nicolas) Alexandre (1351/1352-1364)11 avait appelé le métropolite de Vicina auprès de lui «depuis déjà quelque temps» (προ, τινος η;δη καιρουõ). Sa métropole se trouvait dans le voisinage immédiat de son État. Il y fut reçu avec honneurs et soumission. Les rapports entre le métropolite et le prince étaient si étroits, que ce dernier avait demandé ensuite - dans plusieurs lettres adressées au Patriarcat œcuménique - le transfert de ce prélat, mais de lui seulement - car il «semble être très agréé par ce grand voïévode» - à la tête de l’Église de toute la Hongrovalachie (ε vκκλησι,α πα,σης Ου vγγροβλαχι,ας). Mais la réalisation de ce projet impliquait plu-sieurs engagements de la part du dynaste roumain. Premièrement, qu’il se mît

«dorénavant et à l’avenir, lui et son domaine et son règne tout entier (και, η ` παõσα αυvτουõ εvπικρα,τεια και. αvρχη.) sous la juridiction ecclésiastique et

8. Publiée par V. Laurent, «EO», 35 (1936), p. 115; Idem, Le métropolite de Vicina Macaire, p. 229; J. Darrouzès, Notitiae Episcopatuum, 409, (Notice 18, §150, l. 11-13).

9. Ces documents ont été dernièrement discutés - dans le cadre large Sud-est et Est-européen par Lydia Cotovanu, Alexis de Kiev et de toute la Russie ‑ Hyacinthe de toute la Hongrovalachie: deux cas parallèles? Quelques précisions autour des relations ecclésiastiques des Russes et des Roumains avec Byzance crépusculaire (XIVe siècle), dans «Închinare lui Petre Ş. Năsturel la 80 de ani», éds. I. Cândea, P. Cernovodeanu, Gh. Lazăr, Brăila, 2003, pp. 531-554.

10. J. Koder, M. Hinterberger, O. Kresten, Das Register des Patriarchats von Kons‑tantinopel, vol. III (1350‑1363), Vienne, 2001, n° 243, pp. 408-417; Regestes des Actes du Patriarcat de Constantinople, I Les Actes des Patriarches: fasc. V: Les Regestes de 1310 à 1376, éd. J. Darrouzès, Paris, 1977, N. 2411; FHDR, IV, pp. 196-201 .

11. C. Rezachevici, Cronologia critică a domnilor din Ţara Românească şi Moldova (a. 1324‑1881). I. Secolele XIV‑XVI, Bucarest, 2001, pp. 71-73.

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la direction de la très-sainte Grande Église de Dieu de chez nous» (i. e. de Constantinople).

Il est spécifié ensuite qu’à la mort de Hyacinthe, le prince devrait choisir un nouveau prélat, qui serait consacré par la Grande Église de Constantinople. Le prince promettait encore de remettre un acte avec son serment

«selon lequel toute ladite Hongrovalachie restera dorénavant et à l’avenir, tant que subsisteront sa principauté et son domaine, sous la protection de la très-sainte Église de chez-nous».

Le nouveau métropolite «placé par la grâce de Dieu à la tête de la très-sainte métropole de Hongrovalachie selon l’ordre et la coutume ecclésiastiques», devait recevoir obéissance du clergé et de tout l’ordre ecclésiastique du pays, monacal et séculier, de même qu’il devait ordon-ner de nouveaux prêtres. Il devait s’occuper de l’éducation chrétienne du peuple et de la défense de l’orthodoxie. Aussi, par son intermédiaire, le patriarche devait-il guider «le peuple chrétien du prince de Hongro-valachie» par des lettres, paroles et actions, pour la préservation de l’orthodoxie12 . Le patriarche apporte également l’importante précision que le transfert du métropolite de Vicina à la tête l’Église de «toute la Hongrovalachie» était réalisé avec l’accord de Jean V Paléologue, «mon puissant et saint empereur, parfait en tout et inégalable dans la bonté de

12. P. Chihaia, Despre biserica domnească din Curtea de Argeş şi confesiunea primilor voievozi ai Ţării Româneşti, dans son recueil «Artă medievală. Monumente din cetăţile de scaun ale Ţării Româneşti», Bucarest, 1998, pp. 33-55. Les observations justes formulées ici ne sauraient toutefois balayer le contenu des actes pontificaux de 1327 et de 1345 qui voyaient à ces moments précis en Basarab, puis en son fils Alexandre des fidèles de l’Église romaine. Pour des canonistes avertis comme les papes d’Avignon, il était impossible de confondre les actes de vassalité envers la Hongrie avec une profession de foi catholique. En outre, tous les arguments invoqués n’ont pas la même teneur: l’auteur comprend mal (pp. 48, 50) l’incitation finale du patriarche au prince Alexandre «de garder sans chan-gement les doctrines témoignées et héritées des parents», parents en qui Pavel Chihaia veut voir le prince Basarab, qui donc aurait toujours été orthodoxe. En réalité, la lettre patriarcale exhorte Alexandre à aimer «sans changement les dogmes sains des professions de foi dans la tradition patristique» (αvµεταθε,τως τα. ωµ̀ολογηµε,να και. πατροπαρα,δοτα και. υγ̀ιηõ δο,γµατα). Les parents ici invoqués sont les Saints Pères de l’Église orthodoxe. Cela montre en tout état de cause que le prince Alexandre était déjà considéré orthodoxe en 1359. Pourquoi toute cette insistance du patriarche à recevoir de la part du prince un engagement écrit renfermant une menace d’excommunication synodale, si la Grande Église était absolument certaine de l’option confessionnelle du prince de Valachie?

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sa nature, de ses mœurs et de sa sérénité, lequel veut qu’en toute chose règne et s’avère la justice».

Le deuxième acte est une lettre patriarcale (gramma patriarchikon) adressée cette fois personnellement au prince de Valachie13 , laquelle réitère les idées de la missive précédente, tout en accentuant certains aspects concernant Alexandre14 , «fils obéissant de la Grande Église». En vertu de la praxis synodale précédente, Hyacinthe était «désormais et à l’avenir archiéreus légitime de toute la Hongrovalachie». Le prince devait quant à lui fournir au patriarche des garanties supplémentaires, à savoir que même après sa mort,

«cette situation reste inaltérée et inchangée par tes héritiers et tes suc-cesseurs, de sorte que ceux‑ci ne veuillent jamais recevoir un archiéreus d’ailleurs, quel qu’il soit, s’il n’aura pas été consacré et envoyé de la part de la très sainte Église de Dieu, celle de chez nous».

13. J. Koder, M. Hinterberger, O. Kresten, op. cit., n° 244, pp. 416-425; Regestes, N. 2412; FHDR, IV, pp. 201-203.

14. D. Barbu, Sur le double nom du prince de Valachie Nicolas‑Alexandre, dans «Byzance, Rome et les Roumains. Essais sur la production politique de la foi au Moyen Âge», Bucarest 1998, pp. 103-122, surtout 109 sq. renchérit sur l’interprétation du double nom de ce prince, en le considérant la trace d’une conversion parachevée d’un rebaptême. Le catholique Alexandre aurait alors adopté le nom orthodoxe de Nicolas et fondé, post 1360, l’église Saint-Nicolas-des-Princes de Curtea de Argeş, en l’honneur de son nouveau patron. Son baptême serait donc à placer post 1360 et avant 1362, quand l’higoumène Chariton de Kutlumus atteste son double nom (P. Lemerle, Actes de Kutlu‑mus, Paris 19882 (Archives de l’Athos, II-2), n° 29, pp. 110-116, ici p. 113: «αυvθε,ντης τηõς αυ vτηõς Ου vγγροβλαχι,ας κυõρ Νικο,λαος VΑλε,ξανδρος»). Selon D. Barbu, «Alexandre ne se hâte pas de prendre une décision quand à sa propre confession, puisque les actes byzantins de mai et la charte royale d’août 1359 auraient enregistré un pareil événement. Il apparaît que le voïévode ait différé son baptême soir par objection de conscience, soit, plus vraisemblablement, pour conserver une certaine liberté d’action par rapport à Constantinople» (p. 120). La contradiction est éblouissante. En mai 1359 le prince Alexandre, «fils bien aimé du patriarche», est en tout état de cause orthodoxe - autre-ment quelle signification et efficacité auraient eu pour lui, un catholique, les serments solennels de fidélité éternelle à l’égard de la Grande Église ou les menaces répétées avec l’excommunication patriarcale? Néanmoins, les actes patriarcaux ne font guère mention pour autant de son nom de Nicolas. C’est dire si le double nom a vraiment affaire à un rebaptême. En réalité, l’église de Curtea de Argeş n’est pas à dater post 1360, mais c. 1351. Et si confession de foi il n’y a pas, c’est qu’Alexandre était devenu, avant 1346, un fidèle disciple de Grégoire le Sinaïte. D’ailleurs le prince utilise les deux noms, alors qu’après un rebaptême l’ancien nom aurait du être abandonné en faveur du nouveau. Qui plus est, la pratique du double nom est largement répandue chez les princes roumains, sans que cela ait la moindre incidence sur leur confession.

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Le patriarche insistait pour que le prince lui envoyât l’engagement écrit dont les termes devaient spécifier que la Valachie demeurerait sous la juridiction de la Grande Église même après la mort de Hyacinthe, et que sa principauté ne recevrait que les métropolites élus par vote syno-dal et consacrés à Constantinople. Les deux actes se concluent sur des menaces d’excommunications à l’adresse de quiconque oserait révoquer les engagements pris par écrit par le prince au nom de la famille régnante et du pays tout entier15 . Il faut donc souligner l’importance particulière que le Patriarcat accorde dans l’acte demandé par Nicolas Alexandre à l’idée de rupture irréversible avec un passé révolu.

Mais l’émancipation de sous l’autorité de Louis d’Anjou intéressait au premier chef la Valachie. Pour Byzance il s’agissait de détacher cette principauté de son alliance avec la Bulgarie. Ainsi, au début des années 1320, les Valaques du nord du Danube surgissent - grâce à l’affermisse-ment de leur formation politique sous l’autorité de Jean Ier Basarab (avant 1324-1351/1352)16 - dans l’Histoire de Jean Cantacuzène. En 1323, le tsar bulgare Michel Šišman rassembla une armée

«tant des soldats du pays, que des Hongrovalaques (και. εvξ Ουvγκροβλα,χων) et des Scythes [Mongols] et mit le siège devant les villes byzantines du littoral pontique [de Messembrie à Stilbnè - n.n]»17 .

C’est la première attestation du terme Hongrovalaques pour désigner les Roumains vivant entre les Carpates méridionaux et le Bas-Danube. Le terme fera par la suite autorité dans la diplomatique byzantine. Mais à ses commencements, la Valachie nord-danubienne était alliée à la Bulgarie contre Byzance et la Serbie18 .

15. Sur cet aspect particulièrement intéressant a attiré l’attention Lydia Cotovanu, Alexis de Kiev et de toute la Russie, pp. 543-544.

16. C. Rezachevici, Cronologia critică, pp. 67-71. Nous justifions la forme de ce double nom, la seule garantie par les sources, dans l’Excursus placé à la fin de cette étude.

17. Ioannis Cantacuzeni eximperatoris Historiarum libri IV, vol. I, Bonn, 1832, p. 175; FHDR, III, pp. 482-484.

18. Pour le contexte où s’inscrit l’apparition de la Valachie sur la scène sud-est européenne entre 1299 et 1324, voir surtout voir S. Iosipescu, Românii din Carpaţii Meridionali de la invazia mongolă (1241‑1243) până la consolidarea domniei a toată Ţara Românească. Războiul victorios purtat la 1330 împotriva cotropirii ungare, dans le volume «Constituirea statelor feudale româneşti», Bucarest 1980, pp. 41-95, ici pp. 57-73; T. Sălăgean, Relaţiile internaţionale în Sud‑Estul Europei în primul sfert al seco‑

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Deux aspects apparaissent surprenants à cette époque de conflit de juridiction entre l’Église byzantine et les Églises serbe et bulgare. Il s’agit premièrement de cette interdiction faite à Nicolas Alexandre et à ses successeurs - sous peine d’excommunication - d’accepter à l’avenir des prélats autres que ceux consacrés à Constantinople. Interprétée d’habitude comme une mise en garde anti-latine, on doit observer néanmoins que l’excommunication patriarcale ne saurait constituer une menace que pour les seuls fidèles de confession orthodoxe. Cette arme sortait en effet de l’arsenal déjà mobilisé contre Peć et Tărnovo (excommunication dans le premier cas, rupture de communion dans le second) et concernait les hiérarques orthodoxes qui auraient recherché leur ordination dans un centre balkanique rival de la Grande Église.

Le candidat du grand-duc de Lituanie Olgierd au trône métropolitain de Kiev, Théodoret, arriva à Constantinople en 1352 pour obtenir sa consécration, mais se la vit refuser par le synode permanent, informé que le métropolite Théognoste était encore vivant. Théodoret, au lieu d’at-tendre la mort de ce dernier, se rendit alors à Tărnovo, où il fut consacré par le patriarche bulgare Théodose II (1348-1371). Ce faisant,

«il a commis l’action la plus insensée et la plus illégitime et en dehors des canons qui se soit jamais produite depuis que la Russie a été bapti-sée» (εvποι,ησε πραõγµα παραλογω ,τατον και. παρανοµω,τατον και. ε;ξω τωõν κανο,νων, ο[περ ουvδε.ν εvγε,νετο, ποτε αvjV ου‑ εvβαπτι,σθη η ` ~Ρωσι ,α)19 .

De retour en Lituanie, il prit possession du trône de Kiev, alors sous l’occupation lituanienne. Persistant dans son usurpation, il fut excommu-nié par le synode de Constantinople. À la mort de Théognoste, Philothée accepta le candidat soutenu par le prince de Moscou, et transféra à la métropole de Kiev l’évêque russe Alexis de Vladimir. Cette concession, à savoir choisir un Russe à la place d’un métropolite d’origine grecque,

lului al XIV‑lea, «Studia Universitatis Babeş-Bolyai. Historia», 12 (1996), pp. 131-148; Ş. Papacostea, Between the Crusade and the Mongol Empire. The Romanians in the 13th

Century, Cluj-Napoca, 1998, pp. 271-278; V. Ciocîltan, Mongolii şi Marea Neagră în secolele XIII‑XIV. Contribuţia Cinghizhanizilor la transformarea bazinului pontic în placă turnantă a comerţului euro‑asiatic, Bucarest 1998, pp. 240-259; V. Achim, Politica sud‑estică a regatului ungar sub ultimii Arpadieni, Bucarest, 2008, pp. 241-276. Nous préparons une étude spéciale, sur la base d’une nouvelle source, dédiée à la situation internationale de la Valachie dans l’alliance entre Byzance et les Mongols.

19. Fr. Miklosich, J. Müller, Acta et diplomata graeca medii aevi I, Vienne 1860, n° 157, pp. 350-351.

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visait à éviter la préférence des princes pour un Russe consacré par les Bulgares20 . Kiev étant occupée par Théodoret, le patriarche acceptait que le métropolite de Russie siégeât dans la ville de Vladimir21 . Par plusieurs lettres patriarcales, Philothée informa les évêques de Russie que Théodo-ret était déposé et excommunié, et il avertissait que quiconque entrerait en communion avec un excommunié l’était à son tour22 .

Il faut observer que le premier à tomber sous l’incidence de ce raisonnement canonique était le patriarche de Tărnovo lui-même, pour s’être autorisé à consacrer métropolite Théodoret. Un acte de 1392 ex-plique en effet que la métropole de Vidin avait été soumise à l’origine au Patriarcat œcuménique,

«mais depuis longtemps l’Église des Bulgares s’en est emparée contre les canons et l’a séparée de la mère des Églises, ainsi que d’autres23 . C’est pourquoi les Bulgares ont été exclus de notre communion, car nous ne pouvons concélébrer avec des prêtres prévaricateurs»24 .

Maints ecclésiastiques bulgares demeuraient cependant partisans du Patriarcat œcuménique. Vers 1361-1362, le patriarche Calliste et son synode émettaient, en réponse à la requête de certains moines bulgares, réunis autour de Théodose de Kelifarevo, un acte officiel exprimant le point de vue de la Grande Église sur les questions en litige avec le Patriarcat de Tărnovo25 . On peut ainsi mesurer la continuité de la poli-

20. J. Koder, M. Hinterberger, O. Kresten, Das Register des Patriarchats von Kons‑tantinopel, vol. III, n° 195, pp. 11-33; III n° 196, pp. 44-48; J. Darrouzès, Regestes, N. 2363, 2366; J. Meyendorff, Byzantium and the Rise of Russia. A Study of Byzantino‑Rus‑sian Relations in the Fourteenth Century, Crestwood, NY, 1989, ici pp. 164-166; J. Preiser-Kapeller, Der Episkopat im späten Byzanz, p. 500.

21. J. Darrouzès, Regestes, N. 2367. 22. J. Darrouzès, Regestes, N. 2336 (juillet 1352); N. 2366 (juillet 1354); P.-P.

Joannou Discipline générale antique (IVe‑IXe siècles), I-2, Les canons des Synodes Particuliers, Grottaferrata, 1962, p. 106: canon 2 du synode d’Antioche: «S’il est prouvé qu’un évêque, un prêtre, un diacre ou un autre clerc reste en communion avec les excommuniés, il doit être excommunié lui-même, parce qu’il bouleverse la disci-pline ecclésiastique».

23. Allusion à l’affaire Théodoret et au siège de Kiev? 24. Fr. Miklosich, J. Müller, Acta et diplomata, vol. II, no 434, pp. 161-164; J.

Darrouzès, Regestes, N. 2909; cette déclaration place l’Église bulgare dans la même situation que les Serbes à l’époque, dont il est dit en 1368 «qu’ils se sont séparés de notre communion et ont usurpé nos diocèses» (J. Darrouzès, Regestes, N. 2539).

25. I. Dujčev, Teodosio di Turnovo, «Bibliotheca sanctorum», Rome 1969, vol. XII, c. 297-302; J. Darrouzès, Regestes, N. 2442 ; J. Koder, M. Hinterberger, O. Kres-

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tique ecclésiastique de Philothée Kokkinos et de Calliste Ier à l’égard de l’Église bulgare26 .

Rupture politique avec la Hongrie27 mais également rupture ecclésias-tique avec le Patriarcat bulgare - telles sont de la sorte les deux dimensions de politique internationale que revêtent les actes de 1359. Si le patriarche bulgare s’était permis d’empiéter sur la juridiction de Constantinople, voici que le Patriarcat œcuménique se considérait en droit de lui rendre la monnaie de sa pièce, en tirant profit de la rupture politique survenue entre la Valachie et la Bulgarie28 . Ces actes n’évoquent aucunement une ancienne juridiction du Patriarcat sur la Valachie, comme le fait l’acte de 1392 concernant la métropole de Vidin. Omission significative, car si cette juridiction n’est pas invoquée dans un acte d’une telle teneur c’est bien la preuve qu’elle n’avait pas existé auparavant29 .

Cette rupture ecclésiastique avec la Bulgarie était la conséquence d’un véritable drame dynastique. Le tsar Ivan Alexandre avait répudié la tsarine Théodora, la fille de Jean Basarab, pour épouser une juive convertie, baptisée du même nom de Théodora (1344-1345)30 . Si le

ten, Das Register des Patriarchats von Konstantinopel, vol. III, n° 264, pp. 560-579; J. Meyendorff, op. cit. p. 115.

26. Sur les principes généraux de la politique des patriarches hésychastes, voir G. M. Prokhorov, Исихазм и общественная мысль в Восточной Европе в XIV в, «TO-DRL», 23 (1968), pp. 86-108; F. Tinnefeld, Byzantinsich‑russische Kirchenpolitik im 14. Jahrhundert, «BZ», 67 (1974), pp. 359-384; D. Nastase, Le Mont‑Athos et la politique du Patriarcat de Constantinople, de 1355 à 1375, «Symmeikta», 3 (1979), pp. 121-177; J. Meyendorff, Byzantium and the Rise of Russia, pp. 73-118; I. Ševčenko, The Policy of the Byzantine Patriarchate in Eastern Europe in the Fourteenth Century, dans «Ukraine between East and West. Essays on Cultural History to the Early Eighteenth Century», Edmonton-Toronto, 1996, pp. 69-90; P. Guran, Définitions de la fonction patriarcale à la fin du XIVe siècle, «RESEE», 40 (2002), pp. 109-124; Lydia Cotovanu, Deux cas parallèles d’oikonomia byzantine appliquée aux métropolites Anthime Kritopoulos de Sévérin et Cyprien de Kiev, de Petite‑Russie et des Lituaniens (deuxième moitié du XIVe siècle) (I), «RRH», 42 (2003), pp. 19-60, ici 20-31 et Ibidem (II), «RRH», 43 (2004), pp. 11-56, surtout les conclusions pp. 48-56.

27. Aspect récemment revisité par Ş. Papacostea, Orientări şi reorientări în politica externă românească: anul 1359, «SMIM», 27 (2009), pp. 9-24.

28. Lydia Cotovanu, Alexis de Kiev et de toute la Russie, pp. 549-551. 29. J. Darrouzès, Regestes, N. 2909. 30. Don Mauro Orbini, Il regno degli Slavi, Pesaro, 1602, pp. 470-471; la date a

été déduite d’après les fiançailles de Maria Keratza avec le fils de Jean V Paléologue, Andronic IV (1355) (Regestes, N. 2381); Nicéphore Grégoras, Historia byzantina, éd. I. Bekker, Bonn, 1855, XXXVII, 51, vol. III, pp. 557-558, précise bien que Marie - âgée alors de neuf ans - était issue du second mariage de Jean Alexandre.

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patriarche bulgare Syméon acquiesça à cet acte, d’autres membres de l’Église s’y étaient opposés: saint Spyridon le Jeune de Tărnovo avait même été persécuté par le tsar lors de ce scandale matrimonial31 . Des fils de la tsarine d’origine valaque, seul Stratsimir survécut, étant en principe l’héritier présomptif. Cependant, en 1355, Jean Alexandre dé-signa comme successeur Jean Šišman, le fils de Théodora II, empiétant ainsi sur le droit de primogéniture. Pour aplanir le conflit dynastique, le tsar donnait en apanage à son aîné la ville de Vidin où celui-ci s’installa avec sa mère. Cette attitude envers la fille du prince Basarab, à qui Jean Alexandre devait en partie son trône, ne pouvait que déplaire profondé-ment en Valachie.

Jean Stratsimir établit des rapports privilégiés avec la Valachie après avoir épousé, sans doute avec dispense ecclésiastique, sa cousine Anne, fille de Nicolas Alexandre. La rupture était complète: le tsar Jean Alexandre se faisait représenter à partir de 1356 dans les images officiel-les seulement en compagnie de sa deuxième femme et de leur fils Jean Šišman32 . Jean Stratsimir (1356-1396), maître effectif du nord-ouest de la Bulgarie, clamait quant à lui haut et fort être le seul successeur légitime, en se faisant appeler «tsar des Bulgares et des Grecs». Dans le Materikon slavon de Gent (1360), copié pour l’usage personnel de son épouse, la tsarine Anne, les saintes évoquées sont priées d’intercéder «pour conso-lider le règne du tsar Stratsimir». Il y comprenait aussi l’hagiographie de sainte Théophano, l’épouse répudiée par le basileus Léon VI, dont le nom fut pris à bon escient par la mère de Stratsimir33 .

Les deux actes de 1359 ne font qu’entériner une situation de fait, car Hyacinthe se trouvait déjà depuis quelque temps à Curtea de Argeş. Mais

31. P.Ş. Năsturel, Autour de saint Spyridon le Nouveau, dans «Byzance et les Slaves. Études de Civilisation. Mélanges Ivan Dujčev», Paris, 1979, pp. 289-297; R. Constanti-nescu, La digamie dans le droit canon du sud‑est européen et les pénitentiels roumains (XIVe‑XVIIe siècle), «RESEE», 19 (1981), pp. 673-680, ici p. 680.

32. I. Dujčev, Bdinski Zbornik. Ghent Slavonic Ms 408 A.D. 1360. Facsimile edition, Variorum, Londres, 1972: dans la double miniature ff. 2v-3 du Tétraevangile de 1356 de Jean Alexandre (British Museum, Addit. 39627, Curzon 153), le tsar est représenté accompagné seulement de sa deuxième femme et de leur fils: I. Dujčev, La miniature bulgare médiévale, dans idem, «Medioevo Bizantino-Slavo», III, Rome, 1971, pp. 291-310, ici pp. 306-308.

33. J. L. Scharpé, F. Vyncke, Bdinski Zbornik. An Old‑Slavonic Menologium of Women Saints (Ghent University Library Ms. 408, A. D. 1360), introd. E. Voordeckers, Bruges 1973.

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depuis quand plus exactement? Une précision chronologique supplémen-taire semble être renfermée dans la lettre de justification de Hyacinthe récusant les accusations dont il faisait l’objet à Constantinople. En 1370 le métropolite de Hongrovalachie était en bute à une forte contestation qui lui valut l’injonction formelle du patriarche Philothée Kokkinos d’avoir à se présenter au jugement du synode de Constantinople. Malade et âgé, Hyacinthe n’est pas capable de s’y rendre, mais envoie pour sa défense le dikaiophylax Daniel Kritopoulos et son ami le métropolite Daniel de Vidin, porteurs de sa lettre d’excuses34 . Or pour se disculper, Hyacinthe rappela à Philothée un événement dont ils partageaient un souvenir commun, et qui était censé obliger en sa faveur de quelque sorte le rigoureux patriarche:

«Cela semblera peut-être que je veux en imposer et me vanter qu’autrefois (ποτε) j’ai encouragé le grand voïévode, pour le compte de votre grande sainteté, à la réconciliation et à l’amitié avec vous. Et c’est pour cela que je souffre et suis insulté en ce moment (αvρτι,ως) à ma vieillesse par la Sainte Église de Dieu, comme violeur et contempteur de celle-ci»35 .

Pour bien comprendre la portée de cette allusion on doit commen-cer par la situer temporellement. Le mot «autrefois» (ποτε) est mis en opposition temporelle avec l’état présent (αvρτι,ως) de grande vieillesse et de santé rapidement déclinante du prélat. Il ne mentait pas au patriar-che: en effet Hyacinthe meurt bientôt et en 1372 Chariton, le prôtos du Mont Athos lui succède. Les deux événements se situent donc avec un grand écart temporel, car référence est faite à la pleine floraison de la vie et de l’activité de notre prélat. En même temps le bénéficiaire de la médiation du métropolite auprès du prince de Valachie a été le patriarche Philothée en personne (υ `πε.ρ τηõς µεγα,λης α `γιωσυ ,νης σου) et non pas

34. Pour le contexte de 1370 voir: P.Ş. Năsturel, Autour de la partition de la métropole de Hongrovalachie (1370), «BBR», VI (X), N.S., 1977/1978, pp. 293-326; Lydia Cotovanu, Deux cas parallèles d’oikonomia byzantine appliquée aux métropolites Anthime Kritopoulos de Sévérin et Cyprien de Kiev, de Petite‑Russie et des Lituaniens (deuxième moitié du XIVe siècle), (I), «RRH», XLII, 2003, pp. 19-60 et Ibidem (II), «RRH», XLIII, 2004, pp. 11-56.

35. Fr. Miklosich, J. Müller, Acta et diplomata, vol. I, n° 279, p. 534; FHDR, IV, n° 12, pp. 206-207: «Καυ,χηµα γα.ρ θε,λει jανειõν και. δο,ξειν, ο]τι εvσυνε,τυχο,ν ποτε το.ν µε,γαν βοεβο,δαν υ`περ τηõς µεγα,λης α `γιωσυ ,νης σου ε;κδοσιν και. jιλι,αν αυ vτηõς. και. δια. τουõτο πα,σχω και. υ `βρι,ζοµαι αvρτι,ως ειvς το. γηõρα,ς µου παρα. τηõς α `γι,ας τουõ Θεουõ εvκκλησι,ας ω `ς αvθετητη.ς και. περιjρονητη.ς αυvτηõς».

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tout simplement le patriarche de l’époque respective. Or, Philothée était revenu sur le trône en 1364, ce qui ne semble pas correspondre à cette réminiscence, car on ne vieillit pas brusquement en six ans seulement. Ceci nous fait penser qu’allusion est faite à un événement remontant au temps du premier patriarcat de Philothée (1353-1354) et donc du règne de Nicolas Alexandre36 . Dans cette lecture, on comprend mieux qu’Hya-cinthe utilise l’argument suprême pour sa défense contre ses détracteurs de Constantinople: on voulait précisément lui enlever la métropole que lui-même avait, pour ainsi dire, «conquise» pour le Patriarcat, après avoir convaincu naguère l’autoritaire prince de Valachie de se réconcilier avec le patriarche. Grâce à son attitude, voilà que la Valachie s’était soumise volontairement à la Grande Église, à une époque où d’autres Églises essayaient de s’en émanciper. Et en récompense de tous ses mérites, Hyacinthe, au lieu de se voir honorer à sa vieillesse, est, comble de l’injustice, cloué au pilori par ceux qui lui devaient le plus de gratitude, à commencer par le patriarche lui-même.

Or quelle pouvait être la nature de la réconciliation d’Alexandre avec Philothée? En 1343 ou 1344, l’associé au trône de Basarab Ier, son fils «Alexandre, le voïévode transalpin», avait fait personnelle-ment allégeance au roi de Hongrie, suum dominium sub sacra corona recognoscendo37 . Il épousa alors une noble hongroise, la dame Claire, et devint lui-même à cet effet catholique par nécessité38 . Le 17 octobre 1345, le pape Clément VI félicitait le roi de Hongrie pour les progrès de la propagande romaine parmi les Olachi Romani commorantes in parti‑

36. Pour les dates du premier pontificat de Philothée, voir A. Failler, La déposition du patriarche Calliste Ier, pp. 108-109: du début de septembre 1353 jusqu’au 22 novembre 1354 ou, en tout cas, avant janvier-février 1355.

37. Jean de Kükülö, Chronica Hungarorum, dans «Scriptores rerum hungaricarum veteres ac genuini», éd. J.G. Schwandtner, vol. I, Vienne 1766, p. 217; sur cet épisode, très discuté dans l’historiographie roumaine, voir S. Iosipescu, Despre unele contro‑verse ale istoriei medievale româneşti (sec. XIV), «Revista de istorie», 32 (1979), pp. 1967-1974.

38. Sans cette conversion, le mariage du fils du schismatique Jean Basarab aurait été considéré illégitime. Le légat pontifical de Clément V en Hongrie avait formellement interdit les mariages mixtes, brandissant excommunication pour les transgresseurs: W. de Vries, Die Päpste von Avignon und der christliche Osten, «OCP», 30 (1964), pp. 85-128, ici pp. 98-99. Le même acharnement est constaté à Chypre ou à Kaffa, le pape Jean XXII donnant pour raison de son opposition à la disparité de culte le caractère hérétique des Grecs.

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bus Ungarie, Transylvanis, Ultralpinis et Sirmiis, indiquant Alexander Bassarat comme l’un des nouveaux fidèles39 .

Entre 1345 et 1359 quelque chose s’était produit qui a fait retourner le prince de Valachie à la foi orthodoxe. Selon notre lecture, c’est donc le mérite précisément du retour au bercail de l’Église orthodoxe de cette brebis égarée que Hyacinthe revendiquerait pour se défendre aux yeux de Philothée Kokkinos.

Un évêché orthodoxe à la cour de Jean Basarab

Tout cela n’est certes pour le moment qu’une simple conjecture. Nous voudrions toutefois soumettre à l’attention du lecteur un petit ajout ex-plicatif qui accompagne l’une des rédactions de la Notitia episcopatuum n° 15 éditée par Jean Darrouzès. Cette rédaction, portant dans l’édition le sigle N, se trouve dans le manuscrit Dionysiou 167, ff. 245v-246v, un miscellanée des XIVe-XVe siècles. Après avoir rapporté le contenu intégral de la Notice épiscopale, son auteur faisait un aggiornamento nécessaire pour son époque, en précisant que:

«Il y a aussi d’autres métropoles qui ne sont pas inscrites, comme celle de Pègas et celle de Hongrovalachie; celle de Hongrovalachie fut créée par le très saint patriarche kyr Philothée sous la forme de deux métropoles à partir d’un évêché»40 .

Ειvς µητροπο,λεις δυ,ο αvπο. εvπισκοπηõς! Ce sont là deux renseignements essentiels que cette notice nous livre avec une limpidité de cristal. Pre-mièrement, elle attribue expressis verbis l’existence des deux métropoles de Hongrovalachie à l’initiative du même patriarche Philothée Kokkinos. Que la deuxième métropole est due à l’initiative de Philothée Ier est, bien sûr, chose notoire41 . Que la procédure canonique de l’élévation de la pre-mière ait été déclenchée par le même patriarche, voilà une information

39. Hurmuzaki, Documente, I/1, n° 551, pp. 697-98; Documenta Romaniae His‑torica, D. Relaţii între Ţările Române (1222‑1456), (DRH, D) vol. I, Bucarest, 1982, n° 32, p. 60.

40. J. Darrouzès, Notitia Episcopatuum, p. 386 (Notitia 15, l. 192-194 et n. 192): «Ει vσι .ν και . ε [τεραι µητροπο ,λεις αι ] ου ;κ ει vσι γεγραµµε ,ναι, οι ‑ον η ` Πηγα .ς και . η ` Ουγ̀γροβλαχι,α\ εvγεγο,νει δε. η ̀Ουvγγροβλαχι,α παρα. τουõ παναγιωτα,του πατρια,ρχου κυρουõ Φιλοθε,ου ειvς µητροπο,λεις δυ,ο αvπο. εvπισκοπηõς».

41. P.Ş. Năsturel, Autour de la partition, passim; Lydia Cotovanu, Deux cas paral‑lèles d’oikonomia byzantine, (I) et (II), passim.

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nouvelle qui ne manque pas d’intérêt. Cela semble valider notre lecture proposée plus haut et situer effectivement l’arrivée de Hyacinthe à Curtea de Argeş sous le premier pontificat de ce patriarche. Si tout cela est vrai, il faudrait désormais créer une nouvelle entrée dans les Regestes du Patriar-cat pour le premier patriarcat de Philothée (1353-1354) afin d’y inclure une référence à son assentiment officiel pour le transfert de Hyacinthe de Vicina à Curtea de Argeş. Cette datation placerait indubitablement le déplacement en Valachie du métropolite de Vicina dans le contexte des relations ecclésiastiques byzantino-bulgares particulièrement tendues au milieu du XIVe siècle. La présence dès 1353/1354 d’un métropolite byzantin dans une région antérieurement en liens ecclésiastiques avec l’Église bulgare ne pouvait constituer qu’une riposte directe à l’ingé-rence abusive du Patriarcat de Tărnovo, du fait de la consécration d’un métropolite illégitime à Kiev (1352), dans l’aire de juridiction même de Constantinople.

Mais le deuxième renseignement important c’est que la première métropole de Valachie était née à partir d’un évêché qui l’avait pré-cédée: α vπο . ε vπισκοπηõς. En grec, α vπο . + génitif traduit en effet l’idée d’un point d’origine, avec aussi une conséquence dans le temps: donc «à partir de...», «ayant son origine dans…»42 . En revanche, dans cette construction le mot «évêché» est au singulier, sans autre précision de nom. Or étant donné que la seconde métropole est née de la partition de la première métropole de Hongrovalachie, il en résulte que c’est justement cette première métropole de Hongrovalachie qui s’est for-mée à partir d’un évêché qui portait le même nom. Nous comprenons mieux ainsi pourquoi les actes de 1359 parlent de l’ VΕκκλησι .α πα ,σης Ου vγγροβλαχι ,ας comme d’une entité ecclésiastique à part entière, fonc-tionnant déjà sur place et qui devait accueillir in corpore le métropolite Hyacinthe.

Nous comprenons aussi mieux pourquoi le prince insiste pour que le métropolite soit «transféré» (ειvς το. µετατεθηõναι) à tout prix «sur le trône de toute la Hongrovalachie» (ειvς το.ν θρο,νον πα,σης Ουγγροβλαχι,ας). Le mot θρο,νος désigne justement le siège de l’évêque dans une église

42. H.G. Liddell, R. Scott, A Greek‑English Lexicon, Oxford-New York 1996, pp. 191-192; E.A. Sophoclès, Greek Lexicon of the Roman and Byzantine Periods (from B.C. 146 to A.D. 1100), New-York-Leipzig, 1890, pp. 212-213; G.W.H. Lampe, A Patristic Greek Lexicon, Oxford 1961, p. 189.

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cathédrale (µεγα,λη εvκκλησι ,α ou καθε,δρα). Au centre des sièges des prêtres concélébrants se trouve ainsi à la place d’honneur le trône de l’évêque du lieu (συ,νθρονον). Par métonymie, le même terme désigne également le «siège épiscopal»43 . Il résulte ainsi de toute évidence que le «trône» existait déjà, il ne devait pas être fondé, mais attendait, vacant, avec le reste de l’Église de Hongrovalachie, l’arrivée de son nouveau prélat byzantin! C’est que le trône constitue une condition préalable pour l’activité liturgique de tout évêque. Or le synode n’aurait jamais accepté, pour ne pas rabaisser sa dignité, de transférer son métropolite dans une ville où n’existait pas l’infrastructure nécessaire au bon déroulement de la vie sacramentaire et liturgique sous la houlette de son métropolite. Très certainement le prince devait avoir informé dans la correspondance échangée avec le saint synode qu’à Curtea de Argeş il existait déjà une église digne d’accueillir le métropolite. Ce texte prouve définitivement - à notre avis - que l’église Saint-Nicolas était déjà construite en 1359, ce qui valide le terminus ante quem donné par le graffiti sur la mort de Jean Ier Basarab (1351-1352)44 . Et ce même texte à lui tout seul aurait pu démontrer depuis longtemps la préexistence dans la capitale valaque d’un évêché…

Hongrovalachie n’est pas un nom créé par la chancellerie by-zantine en 1359: c’était déjà, nous l’avons vu, le nom utilisé par Jean Cantacuzène pour désigner les sujets de Basarab Ier en 1323, avant que celui-ci ne fût mentionné dans les sources hongroises ou pontificales. Plus spécifiquement, avant l’arrivée de Hyacinthe à Curtea de Arge, l’ VΕκκλησι,α πα,σης Ου vγγροβλαχι,ας désignait donc un évêché, un trône épiscopal. Très probablement, comme le suggère son caractère de πα,σης Ουvγγροβλαχι,ας, il était question de l’évêché attaché à la cour des princes unificateurs de la Valachie.

Cet évêché a toutes les chances d’être l’un de ceux attestés entre les Carpates et le Danube par un document du pape Grégoire IX (1227-1241) qui parle de la résistance des Roumains, quidam populi, qui Walati vo‑cantur à l’autorité l’évêque des Coumans, en se rapportant a quibusdam

43. L. Clugnet, Dictionnaire grec‑français des noms liturgiques en usage dans l’Église grecque, Paris 1895 [Variorum Reprints avec introd. J. Darrouzés, Londres 1971], p. 64.

44. C. Bălan, Inscripţii medievale şi din epoca modernă a României. Judeţul istoric Argeş (sec. XIV‑1848), Bucarest, 1994, pp. 249-254.

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pseudoepiscopis, Grecorum ritum tenentibus45 . Le caractère de pseudo qui leur est accolé n’était pas dicté par des problèmes de canonicité de ces évêques46 , mais bien en raison de leur appartenance au «schisme grec», considéré fictivement résolu par la suite de la IVe croisade (1204) finalisée par l’instauration d’une hiérarchie latine au Patriarcat de Constantinople et par la participation de tous les patriarches latins d’Orient au Concile du Latran de 1215. Par ce type de raisonnement, même le patriarche œcuménique de Constantinople n’était considéré, avant et après 1261, que comme un pseudo- ou un anti‑patriarcha47 . Pareil jugement biaisé devait s’appliquer logiquement en égale mesure à la hiérarchie qui en dérivait et en dépendait. Qu’uniquement la différence confessionnelle et l’appartenance juridictionnelle, et nullement la qualité canonique, était ici en jeu, c’est le même acte qui le prouve, en parlant à peine plus loin, par mesure de synonymie, tout simplement de scismathicos epis‑copos48 . Ils pouvaient relever tout aussi bien de l’Église bulgare49 que du Patriarcat œcuménique50 . En tout cas, parmi eux il faut à coup sûr

45. DRH D., vol. I, n° 9, p. 20-21; Č. Bonev, L’Église orthodoxe dans les terri‑toires carpato‑danubiens et la politique pontificale pendant la première moitié du XIIIe s., «Études balkaniques», 22 (1986), pp. 101-108; Ş. Papacostea, Between the Crusade and the Mongol Empire, pp. 99-100; Ş. Turcuş, Sfântul Scaun şi românii în secolul al XIII‑lea, Bucarest 2001, pp. 159-166.

46. Comme le pensait déjà Iorga, qui parlait à ce propos de «chorevêques vivant dans des skites de bois» (N. Iorga, Histoire des Roumains et de la Romanité orientale, vol. III, Les fondateurs d’État, Bucarest 1937, pp. 137-138) (alors que l’institution des chorevêques est parfaitement canonique) et comme l’avancent aussi R. Constantinescu, Note privind istoria Bisericii române în secolele XIII‑XV, «SMIM», 6 (1973), pp. 177-182 et D. Barbu, Quidam populi, qui Walati vocantur. Les Roumains en 1234, dans «By-zance, Rome et les Roumains», pp. 93-101, ici pp. 98-100, opinion suivie également par V. Spinei, The Cuman bishopric‑genesis and evolution, dans le volume «The Other Europe in the Middle Ages Avars, Bulgars, Khazars, and Cumans», éd. F. Curta et R. Kovalev, Leiden, 2008, pp. 413-454, ici pp. 433-434.

47. W. de Vries, Die Päpste von Avignon und der christliche Osten, pp. 102-103. 48. P.Ş. Năsturel, Le christianisme roumain à l’époque des invasions barbares.

Considérations et faits nouveaux, «BBRF», XI (XV), 1984, pp. 217-266, ici pp. 239-241, reproduit ici-même dans le présent volume.

49. N. Iorga, Condiţiile de politică generală în cari s‑au întemeiat Bisericile româneşti în veacurile XIV‑XV, dans le volume «Studii asupra evului mediu românesc», éd. Ş. Papacostea, Bucarest 1984, pp. 95-112, ici pp. 100-101.

50. D. Barbu, Quidam populi, p. 99: observation juste qui tranche cependant avec le jugement porté précédemment sur la non-canonicité de ces évêques. Ce n’était sûrement pas selon le droit canon romain, mais selon le droit canon oriental que la canonicité de ces évêques devrait être considérée.

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compter le métropolite de Vicina, dépendant de la Grande Église alors en exil à Nicée51 . Ce n’est donc pas une coïncidence que la réaction du pape intervienne justement sur le fond des négociations intenses entre Nicée et Tărnovo qui menèrent à l’accord de Lampsaque de 1235 et à la reconnaissance officielle du Patriarcat de Tărnovo52 .

Cette ambiguïté dissipée, où pouvaient bien se trouver ces évêques orthodoxes? Un évêché ayant comme condition préalable l’existence d’une ville, un premier élément de réponse peut être fournie par la connaissance du stade d’évolution de la vie urbaine au Bas-Danube à l’époque. Aurelian Sacerdoţeanu avait très bien remarqué que l’absence d’une vie urbaine organique au nord du Danube avait été par le passé un empêchement canonique sérieux pour la constitution d’un réseau épiscopal. D’où la dépendance des évêchés installés sur la rive droite du Danube53 . Cependant ce rapport ville-évêché n’est pas statique, mais évolutif. Le 6e canon du Concile de Serdica explique en effet parfaitement le mécanisme:

«Dans quel cas le primat de la province peut ordonner un évêque; et qu’on ne doit pas en ordonner un pour un petit village. (…) Qu’il ne soit pas permis d’autre part d’établir un évêque dans un village ou une petite ville, qu’un seul prêtre suffirait à régir; il n’est pas nécessaire d’y établir des évêques, afin de ne pas avilir le nom et l’autorité de l’évêque. Les évêchés de la province doivent, comme je l’ai dit, établir des évêques dans les seules villes où, jusque-là, il y en avait un. Si cependant il se trouvait qu’une ville vît sa population augmenter au point d’être digne de devenir ville épiscopale, qu’elle reçoive un évêque»54 .

Tout comme la ruralisation de l’espace nord-danubien avait grevé l’organisation épiscopale de la région, le développement de la vie urbaine imposait donc, au contraire, du point de vue ecclésiastique l’établisse-ment d’un siège épiscopal dans tout centre économique émergeant. Or,

51. Sur la profonde transformation ecclésiologique que souffre lors de cet exil le Patriarcat œcuménique, voir P. Guran, From Empire to Church, and Back. In the Afther‑math of 1204, «RESEE», 44 (2006), pp. 59-69.

52. I. Tarnanidis, Byzantine‑Bulgarian Ecclesiastical Relations during the Reigns of Ioannis Vatazis and Ivan Asen II, up to the year 1235, «Cyrillomethodianum», 3 (1975), pp. 28-52.

53. A. Sacerdoţeanu, Organizarea Bisericii Ortodoxe Române în secolele IX‑XIII, «Studii teologice», seria II, 20 (1968), p. 252.

54. P.-P. Joannou Discipline générale antique, I-2, pp. 166-167.

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en dehors du centre urbain de Vicina, les recherches archéologiques ont fait apparaître le développement de l’agglomération du site de Curtea de Argeş. Les fouilles effectuées par Nicolae Constantinescu - sur la trace des premières investigations archéologiques d’Aurelian Sacerdoţeanu55 - ont tiré à la lumière dans l’enceinte de l’actuelle église Saint Nico-las-des-Princes les restes indiscutables de l’existence d’une église plus ancienne, de plus petites dimensions et bâtie sur un plan en croix libre. Sa datation est disputée. Elle aurait été bâtie, selon N. Constantinescu, vers 1200 (date donnée par une monnaie émise par l’empereur Alexis III (1195-2003) à côté de la cour ancienne datant des environs de 118056 . Quant à Pavel Chihaia, une autre monnaie, provenant de Ladislas IV le Couman (1272-1290) et trouvée dans un contexte archéologie plus sûr, daterait en réalité cette première église vers 1290, de l’époque de Thocomerius, le père de Basarab Ier57 . Si en effet cette dernière datation s’impose comme une certitude, la présence de la monnaie d’Alexis III, dernier empereur byzantin avant la conquête croisée de 1204, ne saurait être expliquée autrement que par un commencement d’habitation de la cour princière vers le début du XIIIe siècle. Quoi qu’il en soit, il est cepen-dant indiscutable que cette église suivait un modèle d’origine sud-slave, d’inspiration Assénide58 , ce qui laisse penser que ce premier centre de pouvoir local autour duquel se cristallisera plus tard la principauté va-laque gravitait à ses débuts dans l’orbite de pouvoir du second empire vlaco-bulgare. La consécration d’un nouvel évêque étant de la compéten-ce des évêques voisins, l’évêché d’Argeş dut se former, selon l’impératif géographique, sous la juridiction du Patriarcat de Tărnovo59 .

55. A. Sacerdoţeanu, Mormântul de la Argeş şi zidirea bisericii domneşti, «Buletinul Comisiei Monumentelor Istorice», 28 (1935), pp. 52-54.

56. N. Constantinescu, Curtea de Argeş (1200‑1400). Asupra începuturilor Ţării Româneşti, Bucarest, 1984, (Biblioteca de arheologie, 44), pp. 84-92 (voir aussi fig. 45, p. 91, avec le plan de l’église); périodisation de l’ensemble pp. 103-106; conclusion pp. 144-148.

57. P. Chihaia, Despre biserica domnească din Curtea de Argeş, pp. 41-42. 58. N. Constantinescu, op. cit., pp. 152-154. 59. Comme l’observe aussi, à juste titre, V. Spinei, The Cuman bishopric ‑ ge‑

nesis and evolution, p. 434. L’héritage de cette dépendance canonique de l’Église de l’Empire bulgaro-valaque est bien sûr l’usage de la liturgie slavonne dans l’Église roumaine jusqu’aux XVIIe-XVIIIe siècles. Même après le passage sous la juridiction de Constantinople, l’Église de Hongrovalachie conserva ses liens culturels avec l’Église bulgare, dont témoigne par exemple la correspondance du métropolite Anthime Krito-

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Cette église fut épargnée par l’invasion mongole (1241), mais eut moins de chance en 1330 quand, toujours selon P. Chihaia - qui prend ici aussi le contre-pied des affirmations de N. Constantinescu - elle fut ruinée lors de l’invasion de l’armée de Charles Robert d’Anjou60 . C’est vers la fin du règne de Jean Ier Basarab que l’actuelle église sera édifiée sur les ruines de l’ancienne, comme le prouve le graffiti attestant le décès de ce prince en 1351-135261 .

Les arguments d’E. Lăzărescu et de P. Chihaia en faveur de l’utili-sation de la nouvelle église par le métropolite de Hongrovalachie nous semblent tout à fait convaincants62 . Ajoutons que c’est vers la même conclusion que convergent les dernières analyses qui ont mis en lumière le message théologique spécifiquement hésychaste de la peinture63 , ainsi que la preuve textuelle que ce fut sur la suggestion de Chariton, prôtos du Mont Athos et bientôt aussi métropolite de Valachie, que ce programme iconographique fut réalisé64 . On voit en effet plus naturellement une telle

poulos avec le patriarche Euthyme de Tărnovo. La reprise des rapports avec l’Église bulgare s’explique par le triomphe des hésychastes bulgares - formés à l’Athos et au monastère Stoudion de Constantinople - qui prennent avec Euthyme la tête du Patriar-cat de Tărnovo. Anthime tout aussi bien que Euthyme étaient des anciens disciples et adeptes de la politique panorthodoxe de Philothée Kokkinos. Euthyme opère d’ailleurs en slavon la réforme liturgique impulsée par Philothée dans l’Église byzantine. R. Constantinescu, The oldest liturgy of the Rumanian Church: its sources and diffusion, «Rumanian Studies», 2 (1971-1972), Leiden, 1973, pp. 120-130; Idem, Euthyme de Tărnovo et la réforme liturgique au XIVe siècle, «Études balkaniques», Sofia, 22 (1986), 3, pp. 62-78 et 4, pp. 53-58.

60. P. Chihaia, op. cit., p. 42. 61. P. Chihaia, op. cit., pp. 36-41 conteste en effet la signification chronologique que

N. Constantinescu prête à la monnaie d’Ivan Stracimir, datant de son premier règne, pour placer la construction de la nouvelle église en 1365-1369, car son contexte archéologique est visiblement modifié. Également, il remet en question (Ibidem, pp. 43-46) le fait de voir dans le graffiti de Basarab Ier un simple «fait de mémoire» plus tardif, postérieur en tout cas à la fondation de la deuxième église que N. Constantinescu place au début du règne de Vladislav-Vlaïcu Ier. Pour V. Vătăşianu, Istoria artei feudale în Ţările Române, vol. I, Arta în perioada de dezvoltare a feudalismului, Bucarest 1959, pp. 143-148, l’église a dû être rapidement refaite entre 1330 et 1340.

62. «Istoria Artelor plastice în România», vol. I, Bucarest 1968, chap. «Arhitectura în Ţara Românească, sec. al XIV‑lea» (E. Lăzărescu), pp. 151-152; P. Chihaia, op. cit.; pour l’argumentation contraire, très brève, voir N. A. Constantinescu, op. cit., pp. 149-150.

63. P. Guran, Moïse, Aaron et les ‘Rois de la Terre’. L’iconographie du Tabernacle du Témoignage à Curtea de Argeş, «RESEE», 43 (2005), pp. 193-222.

64. P.Ş. Năsturel, Vers une datation sur preuves des fresques byzantines de Curtea de Argeş, dans le volume «Românii în Europa medievală», cit., pp. 417-427.

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compétence théologique déployée au service de la cathédrale métropoli-taine qu’au bénéfice d’une église princière. Ce n’est que plus tard, sous le règne de Vlad Dracul, que la métropole sera transférée et installée sur le site où allait être fondé, au début du XVIe siècle, le monastère de Neagoe Basarab65 .

Si le rattachement métropolitain de l’église Saint-Nicolas nous semble désormais bien établi, il faut observer que l’évolution architec-tonique de l’église Argeş I à Argeş II correspond justement à l’élévation du rang d’évêché au statut de métropole que le trône épiscopal du lieu devait connaître à la suite de l’établissement à sa tête du métropolite Hyacinthe. Cette évolution ecclésiastique correspond aux (et en fait accompagne les) transformations de l’ensemble de la cour princière, qui reflétaient dans l’architecture l’évolution ascendante du voïévodat vers l’autocratie princière66 .

La notice que nous y avons mise à profit confirme l’intuition de N. Iorga, fondé sur les premières recherches d’A. Sacerdoţeanu à Curtea de Argeş: «L’existence d’évêques à Argeş avant Băsărabă, est aujourd’hui hors de doute»67 . Forts des nouveaux acquis ici présentés, il est donc désormais en effet possible d’affirmer qu’au moins un des évêchés évo‑

65. P. Chihaia, Cele două locaşuri ale mitropoliei din Curtea de Argeş deduse din hrisoavele bisericii lui Neagoe Basarab, dans «Artă medievală», I, pp. 56-74.

66. Comme l’a bien remarqué N. Constantinescu, op. cit., p. 149. 67. N. Iorga, Histoire des Roumains et de la Romanité orientale, pp. 197-198. Pour

continuer: «Qui d’autre, à partir de Sănislav, aurait pu consacrer le prince? (…) plus tard, le fils de Băsărabă, qui lui-même n’avait pas pu être dénué, dans son indépendance de fait, d’un prestige épiscopal, Nicolas Alexandre, consacré, sans doute, lui aussi, par un évêque local». Nous avons néanmoins argumenté qu’un sacre matériel avec le méga my‑ron, selon le modèle des empereurs byzantins, ne pouvait apparaître que plus tardivement, car en 1393 le patriarche Antoine IV le considérait encore comme un privilège unique du katholikos basileus de Constantinople. Tant qu’une hiérarchie byzantine dirigeait la vie ecclésiastique du pays, elle ne pouvait pas agir à l’encontre de cette position de principe (D.I. Mureşan, L’émergence du sacre princier dans les Pays Roumains et son modèle impérial byzantin (XVe‑XVIe siècles), dans le volume «Dopo le due cadute di Costanti-nopoli (1204, 1453). Eredi ideologici di Bisanzio», Atti del Convegno Internazionale di Studi, Venezia, 4-5 dicembre 2006, éd. Marina Koumanoudi, Chryssa Maltezou, Ve-nise, 2008, pp. 57-126). Les prélats orthodoxes étaient sûrement présents aux côtés des premiers princes roumains en s’associant à leurs actes et en donnant la garantie sacrée indispensable à leur avènement et à leurs actions. Voir à cet effet la collaboration étroite entre les grands princes de Moscou et les métropolites «de Kiev et de toute la Russie» installés ici depuis 1325. Un sacre de type byzantin n’apparaîtra pas moins pour autant en Russie avant 1498/1547.

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qués en 1234 aura perduré jusqu’à 1359, date à laquelle il fut promu au rang de métropole par le Patriarcat œcuménique.

Rappelons combien il est inapproprié de parler de 1359 comme du moment de la «reconnaissance» de la métropole de Hongrovalachie par le Patriarcat œcuménique. C’est oublier que la Grande Église ne reconnait pas, mais fonde dans le sens le plus propre du terme, les métropoles de sa juridiction. Comment toutefois comprendre la fondation de cette métro-pole? N. Iorga avait vu dans la mission de Hyacinthe un simple transfert de siège de Vicina à Curtea de Argeş68 , ce qui pour Lydia Cotovanu est un symbole de la réunion à la Hongrovalachie de la région danubienne qui se trouvait anciennement sous la juridiction de Vicina69 . Il revient à Daniel Barbu le mérite d’avoir noté un fait essentiel:

«les deux documents byzantins mettent en éveil par un détail un peu par-ticulier: bien que la métropole de Hongrovalachie ne fût guère antérieure à 1359 qui fut, sans conteste possible, l’année de sa création, le patriar‑che ne parle qu’en terme de transfert et la fondation même n’est jamais exprimée. On a l’impression qu’on a évité à bon escient toute formulation susceptible de trahir l’innovation. Ainsi l’institution d’un nouveau siège est cachée sous les traits ordinaires d’un simple changement d’affectation d’un évêque»70 (n. s.).

La notice qui révèle l’implication de Philothée Kokkinos dans le déclenchement de la procédure canonique de naissance de la métropole de Hongrovalachie à partir de l’évêché qui l’a précédée valide entière-ment l’observation aigüe du byzantiniste roumain, tout en dissipant en même temps tout soupçon de dissimulation. Car il s’agit effectivement en l’occurrence d’un transfert de personne on ne peut plus conforme au droit canon byzantin. Observons toutefois que la métropole de Hongrovalachie ne s’est jamais nommée tout au long de son histoire «de Vicina et de toute la Hongrovalachie», comme ce fut le cas de la métropole «de Kiev et de toute la Russie» dont le détenteur résida en fait à Vladimir (après 1299), puis à Moscou (après 1325)71 . Ce qui signifie que, au contraire,

68. N. Iorga, Condiţiile de politică generală, pp. 95-96, précisant que par cet acte «ne se créait pas un nouveau siège épiscopal, ni aucune ville valaque n’était érigée au rang de trône épiscopal».

69. Lydia Cotovanu, Alexis de Kiev et de toute la Russie, pp. 547-549. 70. D. Barbu, op. cit., p. 106. 71. Elisabeth Teiro, L’Église des premiers saints métropolites russes, Paris, 2009,

pp. 112-114.

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le transfert de Hyacinthe n’a pas impliqué le siège, mais simplement la personne du métropolite. Ceci dans le but d’une élévation en rang d’un évêché préexistant de Hongrovalachie par l’installation officielle à sa tête d’un métropolite désormais privé de son diocèse primitif. La dif-férence entre les deux métropoles est due sûrement au fait que Moscou n’a jamais été un évêché avant l’arrivée du métropolite Pierre, tandis que Curtea de Argeş le fut.

C’était exactement le mécanisme canonique classique utilisé, par exemple, lors de la fondation de la métropole de Russie. L’évêché russe avait été d’abord fondé en 867 par le patriarche Photius puis rétabli en 988. C’est à peine aux alentours de 1025 que Théophylacte de Sébaste, dépouillé de son siège d’Arménie, fut transféré à la tête de l’évêché russe qui devint de ce fait même une métropole72 . Il en est de même de l’Église «de Tourkia» qui se trouvait dans le royaume de Hongrie. Fondée vers 950 comme évêché, elle fut élevée au XIe siècle au rang de métropole par le transfert d’un métropolite à sa tête73 . Nous avons vu également qu’avant de devenir métropole, l’Église de Vicina avait été un archevê-ché. Toute métropole byzantine est donc précédée dans son évolution par un évêché, pour le simple fait qu’une métropole n’est qu’un évêché élevé en grade. C’est là l’un des points essentiels du droit métropolitain de l’Église orthodoxe74 .

Le grand absent de 1359: Philothée Kokkinos

Essayons de conclure sur la portée religieuse de l’acte de 1359. Les documents de 1359 marquent la rupture officielle de la Valachie danu-

72. A. Poppe, The Political Background to the Baptism of Rus’: Byzantine‑Russian Relations between 986‑989, «Dumbarton Oaks Papers», 30 (1976), pp. 195-244, ici pp. 203-205 complétant de nouvelles données la vision de G. Vernadsky, The Status of the Russian Church during the First Half‑Century Following Vladimir’s Conversion, «Sla-vonic Year-Book. American Series», 1 (1941), pp. 294-314, qui reste cependant dans le même schéma naturel: évêché - métropole.

73. N. Oikonomides, À propos des relations ecclésiastiques entre Byzance et la Hongrie au XIe siècle: le métropolite de Turquie, «RESEE», 9 (1971), pp. 527-533; I. Baán, The Metropolitanate of Tourkia. The Organization of the Byzantine Church in Hungary in the Middle Ages, dans le volume «Byzanz und Ostmitteleuropa 950-1453», éds. G. Prinzing, M. Salamon, Wiesbaden 1999, pp. 45-53.

74. E. Herman, Appunti sul diritto metropolico nella Chiesa bizantina, «OCP», 13 (1947), pp. 522-550.

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bienne avec l’Église de Tărnovo, qui avait exercé au Nord du Danube une influence certaine - même si elle demeure difficile à évaluer aujourd’hui sous tous ses aspects - depuis la fondation de l’Empire des Assénides. Avec ce succès diplomatique le basileus dégageait définitivement la Valachie de toute allégeance bulgare, ne fût ce qu’ecclésiastique. Cette rupture entre le Tsarat bulgare et son allié nord-danubien était consacrée par l’apparition de la nouvelle métropole de Hongrovalachie, qui re-connaissait l’obédience du Patriarcat de Constantinople. Le dessein qui régissait l’accord de l’empereur Jean V pour le transfert de Hyacinthe en Valachie se révèle désormais nettement. Après avoir encouragé la sécession de Vidin et du Pays de Kavarna (Dobroudja), qui se rangè-rent aussitôt sous la dépendance du Patriarcat, la diplomatie byzantine poursuivait avec ténacité le projet de resserrer l’étau autour du Tsarat de Tărnovo. Le passage de la Valachie avec armes et bagages dans le giron de Constantinople après l’élévation de son évêché au statut de métropole exerçait désormais depuis le nord, une véritable pression sur la Bulgarie et la Serbie, pression destinée à contraindre finalement ces deux empires rivaux à se rapprocher de l’Empire byzantin. La manœuvre visionnaire d’Hyacinthe permettait au Patriarcat œcuménique de s’assurer pour plu-sieurs siècles un soutien stable et confirmé dans l’institution princière de la Valachie.

Philothée était cependant le grand rival de Calliste Ier. Bien qu’ils fussent tous les deux de la mouvance de Grégoire Palamas, la rupture entre eux s’est produite sur la question de la loyauté à l’égard de Jean V Paléologue. Fidèle à l’accord conclu après la guerre civile de 1341-1347, Calliste Ier était le partisan du règne commun de Jean VI Cantacuzène et de son gendre Jean V Paléologue. C’est pourquoi il n’accepta pas la déchéance de ce dernier de ses droits, ni le couronnement à sa place du fils de Jean VI, Matthieu Cantacuzène. Pour son légitimisme, il avait été déposé par Jean VI et remplacé avec Philothée qui, lui, couronna Matthieu comme co-empereur en février 135475 . De sorte que, au retour d’exil de Jean V, lorsque les Cantacuzène furent chassés du trône, Philothée fut à son tour déposé et Calliste restauré triomphalement sur le trône patriarcal

75. P. Lemerle, Le Tomos du Concile de 1351 et l’horismos de Matthieu Canta‑cuzène, «REB», IX, 1951, pp. 55-64; Marie-Hélène Congourdeau, Deux patriarches palamites en dispute: Kallistos et Philothéos, dans le volume «Le Patriarcat œcuménique de Constantinople aux XIVe-XVIe siècle: rupture et continuité», Paris 2007, pp. 37-53.

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en 135476 . C’est à cette rivalité qu’est dû le silence que garde Calliste Ier dans l’acte de 1359 concernant la Valachie sur le rôle joué par son prédecesseur, celui qui avait autorisé Hyacinthe à se déplacer à Curtea de Argeş, très probablement après la mort du dernier évêque (dont on ignore le nom) de l’Église de Hongrovalachie. Ce fut cet acte qui déclencha en fait la procédure de l’élévation en grade de l’évêché valaque, procédure dont Calliste ne fait que tirer les dernières conséquences, sans toutefois avouer les mérites de son prédécesseur dans cette affaire. Il faut malgré tout souligner la continuité des politiques des deux patriarches hésychas-tes, en dépit des rivalités personnelles qui avaient miné leurs relations: Calliste ne casse pas les décisions de son prédécesseur, mais au contraire les confirme et les mène à leur aboutissement logique. De même, en 1368, Philothée allait achever la canonisation de Palamas, acte dont l’initiative revenait cependant à son prédécesseur. D’ailleurs, vers la fin du second pontificat de Calliste survint également sa réconciliation avec Philothée, ce qui explique pourquoi Jean V accepta sans difficulté que celui-ci revînt une seconde fois sur le siège (8 oct. 1364), pour l’un des plus importants pontificats de l’histoire du Patriarcat œcuménique77 .

Les «basileis de la terre» face au «basileus katholikos»

Venons-en aussi aux implications politiques majeures que jette sur le processus de formation de la principauté de Valachie l’existence sûre et certaine d’un évêché orthodoxe à partir au moins de l’époque de Jean Ier Basarab. C’est un vaste sujet qui a été intensément discuté ces derniers temps dans l’historiographie roumaine, sans toutefois que la base documentaire soit plus élargie qu’il y a un siècle. Disposant enfin d’une information radicalement nouvelle, revoyons ici quelques aspects épineux de la question.

L’organisation ecclésiastique canonique - selon le droit byzantin - conférait aux Roumains une place légitime dans le Commonwealth

76. A. Failler, La déposition du patriarche Calliste Ier, «REB», 31 (1973), pp. 5-165; M. Živojinović, John V Paléologue et Jean VI Cantacuzène de 1351 à 1354, «ZRVI», pp. 127-141 (en serbe).

77. J. Darrouzès, I/5, N. 2461, 2463; pour les dimensions de ce pontificat voir D. Nastase, Le Mont‑Athos et la politique du Patriarcat de Constantinople, de 1355 à 1375, «Symmeikta», 3 (1979), pp. 121-177.

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byzantin. Malheureusement, les documents qui nous parlent de la situa-tion internationale de la Valachie sous le règne de son fondateur ne sont guère nombreux. D’où l’importance d’autant plus grande de la référence à Basarab insérée dans le Prooimion historique du Zakonik d’Étienne Dušan (1331-1355)78 , le code juridique que celui-ci promulgua devant la Diète de l’Empire serbe réunie, lors d’une majestueuse manifestation de son nouveau pouvoir impérial, à deux reprises, en 1349 et en 135479 . La signification capitale de ce texte pour l’auto-représentation impériale de Dušan et pour l’explication des mobiles de ses initiatives politiques a récemment été soulignée par plusieurs historiens serbes80 . De manière plus générale, les recherches d’Andreas Schminck sur les Prooimia placés en guise d’introductions aux grandes collections législatives des empereurs byzantins ont contribué de manière décisive à comprendre l’importance capitale de ce type de textes officiels81 .

Revoyons à la lumière de leurs conclusions le récit de la première grande victoire que le jeune Dušan remporta en collaboration avec son père, le roi Étienne Dečanski (1321-1331). Devant l’ascension de la Ser-

78. Texte édité dans Zakonik cara Stefana Dušana 1349. i 1354, éd. N. Radojčić, Belgrade, 1960, pp. 83-86, trad. serbe pp. 142-144. L’éditeur prouve l’authenticité du texte, conservé seulement dans une copie tardive, dans son étude spéciale: Reč cara Stefana Dušana uz njegov Zakonik, dans Ibidem, pp. 145-162; G. Mihăilă, Sintagma (Pravila) lui Matei Vlastaris şi începuturile lexicografiei slavo‑române, dans «Contribuţii la istoria culturii şi literaturii române vechi», Bucarest, 1972, pp. 261-306, ici pp. 272-274, restitue ce texte capital à l’historiographie roumaine, qui le connaissait, imparfaitement, depuis B.P. Haşdeu.

79. Zakonik Stefana Dušana cara srpskog: 1349 i 1354, St. Novaković, Belgrade 1898, p. 4; Zakonik cara Stefana Dušana 1349. i 1354, éd. N. Radojčić, Belgrade, 1960, pp. 4-5. (trad. fr. L. Maksimović, pp. 426-28); voir aussi G.Ch. Soulis, The Serbs and Byzantium during the Reign of Tsar Stephen Dusan (1331‑1355) and his Successors, Athènes, 1995, (première édition: Washington D.C., 1984), pp. 27-33.

80. B. I. Bojović, L’idéologie monarchique dans les hagio‑biographies dynastiques du Moyen Age serbe, Rome, 1995, (OCA 248), pp. 546-550; S. M. Ćirković, Between Kingdom and Empire: Dušan’s State 1346‑1355 Reconsidered, dans le volume «Byzan-tium and Serbia in the 14th Century», éd. N. Oikonomides, Athènes 1996, pp. 110-120 et N. Oikonomides, Emperor of the Romans ‑ Emperor of the Romania, dans le même volume «Byzantium and Serbia», pp. 121-128.

81. A. Schminck, Studien zu mittelbyzantinischen Rechtsbüchern, Frankfurt/M. 1986 [Forschungen zur byzantinischen Rechtsgeschichte, 13]; Idem, Das Prooimion der Bearbeitung des Nomokanons in 14 Titeln durch Michael und Theodoros, «Fontes Minores» X, éd. L. Burgmann, Frankfurt/M. 1998, pp. 357-386 [Forschungen zur by-zantinischen Rechtsgeschichte, 22].

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bie, Andronic III - considérant que l’Empire byzantin était directement menacé - se mit à la tête d’une vaste coalition balkanique pour y faire face82 . Non moins de «sept tsars», comme le rappelle Étienne Dušan dans le Zakonik, se liguèrent alors pour venir à bout de la Serbie:

«L’ennemi, le diable, jalousant notre bonne vie, dressa avec méchanceté contre nous sept tsars (´Ť öàðåâü) en l’an 6838, au mois de juillet, le 19, à savoir le tsar grec (öàðà ãðü]àñêàãî) [Andronic III], Michel [Šišman] et son frère Belaur [maître de Vidin] et [Ivan] Alexandre le tsar des Bulgares (öàðà Áëãàðîì) et Basaraba Ivanco le beau-père du tsar Alexandre (Áàñàðàáó Èâàíêà òàñòà Àëå¿åíäðà öàðà), avec les Tatares Noirs qui vivent près de lui et avec la seigneurie des Alains (Ãîñïîäñòâî ßøüêî) et d’autres seigneurs (ãîñïîäà) avec eux».

Étienne Dečanski, accompagné de son fils, réagit rapidement et dé-confit ses adversaires à Velbužd, remportant une grande victoire «pour l’étonnement de tous les tsars et des princes d’alentour» (âü óäèâ]ë¬íéå âñåìü wêðüñòíèìü öàðåì è ãîñïîäàìü)83 . Il y a donc, en tête et à la fin de ce récit, deux références à la coalition de plusieurs «tsars» écrasée par la résistance serbe: en second lieu, allusion est faite à l’embarras dans lequel ces mêmes sept tsars furent jetés après le triomphe des Serbes. Observons également que les sept tsars sont soigneusement distingués des simples princes (ãîñïîäà).

Or ce texte introduit justement le long récit autobiographique dans lequel Dušan raconte comment par la grâce divine «j’ai été élevé du royaume à l’empire orthodoxe». Dans un prooimion historique censé exposer l’appropriation progressive de la dignité de tsar par Étienne Dušan, l’importance de cette victoire originaire remportée sur une coa-lition de sept autres tsars a une importance stratégique. Le texte a encore plus de valeur du fait qu’il ne relève pas du genre panégyrique, Dušan, au contraire, ne ménageant pas ses mots sur le ressort «diabolique» de

82. Pour le contexte historique: I. Vásáry, Cumans and Tatars. Oriental Military in the Pre‑Ottoman Balkans, 1185‑1365, Cambridge 2005, pp. 110-113 (qui cite, sans autres commentaires, l’implication dans la coalition anti-serbe des sept tsars, confondant néanmoins le Prologue impérial du Zakonik avec une simple lettre de Dušan); B.I. Bojović, L’idéologie monarchique, p. 95 qui parle seulement d’une «forte armée bulgare renforcée de contingents tatares et valaques»; pour les implications roumaines de l’événement, voir S. Iosipescu, Românii din Carpaţii Meridionali, pp. 74-75, qui souligne toute l’importance historique du document, sans toutefois analyser son contexte impérial.

83. Zakonik cara Stefana Dušana, p. 84.

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l’action de ses ennemis. Malgré la nature juridique et historique du texte, Sima Ćirković prend la liberté de traduire ´Ť öàðåâü par «seven rulers», alors que là où ce même terme et ses dérivés se réfèrent au souverain serbe, ils sont rendus comme «emperor» ou «empire»84 . B.I. Bojović, tout en saisissant l’importance que tient la bataille de Velbužd dans le devenir impérial de Dušan, n’en parle que comme une victoire «sur le tsar bulgare Michel Šišman»85 . Ces interprétations du texte, occultant quelque peu la fierté du souverain serbe lui-même d’avoir triomphé, à côté de son père, de non moins de «sept tsars»86 , enlèvent la pièce même qui sert de fondement à sa logique auto-justificative.

Qui sont donc les sept tsars? La présence sur cette liste du «tsar grec» Andronic III Paléologue (1328-1341) et des «tsars bulgares» ne saurait poser trop de problèmes. Observons seulement qu’afin de souli-gner l’importance de la victoire serbe, Dušan compte scrupuleusement non seulement le tsar régnant de 1330, Michel Šišman, mais aussi son frère Belaur (associé au trône) et celui qui sera bientôt son successeur, le tsar Ivan Alexandre (1331-1371). Appliquer le même titre au chef des «Tatares noirs» est aussi un choix parfaitement légitime. Ceux-ci venaient des territoires du nord de l’embouchure du Danube, région encore directement annexée à la Horde d’Or87 . La présence mongole dans la coalition anti-serbe suivait sans doute, comme l’a expliqué Vir-gil Ciocîltan, un ordre du khan Özbeg88 . Or les khans Gengissides en général et les khans de la Horde d’Or notamment étaient tous appelés dans les sources russes «tsars»89 . Ces précédents avertissent donc sur le registre d’utilisation du terme: ce n’est pas d’un sens figuré, méta-phorique ou panégyrique qu’il s’agit. On est en présence d’un emploi juridique, institutionnel.

84. S.M. Ćirković, Between Kingdom and Empire, pp. 115-116. 85. B.I. Bojović, L’idéologie monarchique, p. 531. 86. Ce qui n’est pas sans évoquer l’histoire initiatique des frères Grimm sur Le

valeureux petit tailleur (Sept d’un coup), qui devint roi et «conserva la couronne toute sa vie»…

87. V. Spinei, Moldova în secolele X‑XIV, Chişinău 19933, surtout pp. 115-129, 161-167 et V. Ciocîltan, Hegemonia Hoardei de Aur la Dunărea de Jos (1301‑1341), «RI», 5 (1994), pp. 1099-1118.

88. V. Ciocîltan, Mongolii şi Marea Neagră în secolele XIII‑XIV, pp. 256-259. 89. M. Cherniavsky, Khan or Basileus: An Aspect of Russian Mediaeval Politi‑

cal Theory, «Journal of the History of Ideas», 20 (1959), pp. 459-476 (voir aussi plus loin).

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Il ne reste qu’à conclure que les deux autres «tsars» évoqués sont bien le chef, sans précision de nom, de la «seigneurie des Alains» et Ba-sarab Ivanco, qui est, de plus distingué aussi par sa qualité de «beau-père du tsar» Ivan Alexandre. Cette précision correspondait pratiquement à une vénérable institution byzantine: le basileopator90 , fonction créée au IXe siècle pour le beau-père de Léon VI, Stylianos Zaoutzès, et as-sumée plus tard par Romain Ier Lécapène, le beau-père de Constantin VII le Porphyrogénète. Encore à la fin du XIIIe siècle, cette institution était évoquée pour légitimer l’ascension de Michel Paléologue, le futur empereur, auprès du jeune Jean IV Lascaris. Utilisée de manière habile, la dignité de basileopator s’avérait donc être le moyen le plus sûr pour accéder dans un second temps à l’empire. En tout cas, cette précision nous avertit que le rapport entre Basarab et Ivan Alexandre n’était pas simplement d’alliance dynastique: le souverain valaque protégeait, do-minait, influençait la politique de son gendre. Il ne serait pas exclu que le véritable mobile du coup de foudre du tsar bulgare, qui allait répudier son épouse valaque Théodora pour épouser la belle juive qui reprendra le même nom à son baptême, n’aura été en réalité qu’une manière de s’émanciper de la tutelle de Jean Basarab.

Retenons donc pour l’instant que le souverain de Valachie comptait de plein droit en 1330 parmi les sept tsars qui avaient menacé l’indé-pendance de la Serbie91 . Non comme un membre de l’armée dirigée par Michel Šišman, mais comme acteur, à part entière, d’une grande coalition balkanique ayant à sa tête le «tsar grec», Andronic III, le véritable auteur du projet visant à faire refouler les Serbes. Basarab, souverain orthodoxe, semble ainsi s’intégrer parfaitement dans une expression politique du Commonwealth byzantin92 .

La situation internationale de la Valachie dans le cadre du système de États orthodoxe est confirmée dans la lettre, conservée en traduction grecque et datée c. 1341, envoyée par le sultan al-Nasir Muhammad

90. A. Kazhdan et alii (éds.), The Oxford Dictionary of Byzantium, vol. I, New York-Oxford, 1991, vol. I, pp. 263-264; Patricia Karlin-Hayter, The Title or Office of Basileopator, «Byzantion», 38 (1968), pp. 278-281 (avec les précisions apportées par Alice Leroy-Molinghen).

91. Sur les débuts du règne de Jean Basarab, voir Ş. Papacostea, Between the Cru‑sade and the Mongol Empire, pp. 271-278.

92. D. Obolensky, The Byzantine Commonwealth. Eastern Europe, 500-1453, Londres, 1971.

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(1294-1295, 1299-1340) à l’empereur Andronic III Paléologue. Les sultans mamelouks, à une époque où les Ottomans venaient tout juste de surgir à la lumière de l’Histoire, représentaient alors les leaders du monde musulman. Qui plus est, du fait que le système mamelouk recrutait son élite militaire et politique dans les rangs des esclaves d’origine turque ou russe de l’espace pontique, les intellectuels égyptiens de l’époque font montre d’une bonne connaissance des réalités de ces régions93 . Cela rend les sources égyptiennes du XIVe siècle remarquables à plus d’un titre pour les réalités que nous sommes en train de discuter. Voici donc le texte de cette titulature:

«Que Dieu donne de nombreuses années à l’empereur (…) Andronic, le plus sage dans sa religion, le plus juste dans son royaume, le pilier de la fois des chrétiens, le père des baptisés, l’honneur de la Chrétienté, le sabre du royaume des Macédoniens, le plus brave dans l’empire des Hellènes, l’empereur de la Bulgarie, la Valachie, l’Alanie, le maître de Rus’, de la Géorgie et des Turks, l’héritier de l’empire des Romains, le souverain des deux mer et des rivières, Doukas Angelos Komnenos Palaiologos»94 .

Cette titulature correspond dans les grandes lignes à celle conservée en arabe dans le al‑Tathqīf d’Ibn Nāzir al-Jaysh.

«(…) le sabre (şamşām) des maliks (empereurs) de la Grèce (al‑Yūnāniyya), l’épée du royaume de Macédoine (al‑Mākadūniyya), le malik de la Bulgarie (al‑Burghaliyya) et de la Valachie (al‑Amlāhiyya), le chef des grandes cites de al‑Rūs et de al‑Alān, le protecteur de la foi des Géorgiens (al‑kurj) et des Syriens (al‑suryān), l’héritier de anciens trônes et couronnes, le souve-rains des ports, des mers et des golfes, al‑Dūqas al‑Anjālūs al‑Kumnīnūs al‑Bālālūghus, l’ami des maliks et des sultans»95 .

L’apparition de la Valachie dans la titulature de l’empereur byzantin est un phénomène de date toute récente. En effet, le manuel diplomatique du géographe égyptien al-Umarī (m. 1349), intitulé al‑Tarīf bil‑mus talah al‑sharīf, et qui reproduit une titulature plus ancienne, datant du règne

93. V. Ciocîltan, Componenta românească a ţaratului Asăneştilor în oglinda izvoa‑relor orientale, «RI» 3 (1992), pp. 1107-1122.

94. D.A. Korobeinikov, Diplomatic correspondence between Byzantium and the Mamluk Sultanate in the fourteenth century, «Al-Masaq», 16 (2004), pp. 53-74, ici p. 60.

95. D.A. Korobeinikov, op. cit., pp. 59-60. Pour une analyse de l’évolution de la titulature impériale byzantine dans les documents arabes, voir Al. Beihammer, Reiner christlicher König, «Byzantinische Zeitschrift», 95 (2002), pp. 1-34.

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de Michel VIII Paléologue, ne fait pas mention de la Valachie96 . Cette titulature correspond visiblement à un aggiornamento des informations concernant l’espace pontique, afin de tenir compte de l’apparition d’un système politico-militaire constitué autour d’Andronic III en 1330. Il n’y a donc pas de doute que la Valachie y évoquée est bien le pays de Jean Basarab, alors allié du basileus.

L’appartenance de la Valachie à ce groupe d’États orthodoxes sem-bla remise en question par la conversion du prince associé Alexandre au catholicisme, à l’occasion de son mariage avec une noble hongroise, Claire, en 1343 ou 134497 . Ce geste de l’héritier présomptif de Basarab risquait de faire basculer la Valachie dans la juridiction de l’Église ro-maine. Cependant, les bouleversements politiques, théologiques, sociaux qui agitaient la société byzantine après la mort d’Andronic III, lors de la terrible guerre civile de 1341-1347, retardèrent les réactions des autorités suprêmes de l’Empire romain d’Orient. Ce n’est donc pas par hasard si le premier qui intervint dans cette l’affaire de l’héritier du prince valaque fut un mystique placé un peu en marge de ces troubles: l’hésychaste Grégoire le Sinaïte, installé quelque part à la frontière qui séparait la Romanie de la Bulgarie. Le biographe Théophane de Périthéorion, auteur d’une Vita de Maxime le Kausokalyvite98 , raconte les faits suivants sur un maître de la vie spirituelle des Balkans du XIVe siècle:

«Kyr Grégoire le Sinaïte, une fois arrivé à la Parorée, fut comme un soleil qui resplendit pour ceux qui vivent dans les ténèbres: il nourrissait du pain de vie ceux qui étaient affamés du salut et était une source intarissable dans les paroles, dans l’action et dans la contemplation. Entendirent cela la Mégalopolis et la Thrace et la Macédoine entières, tout le territoire des Bulgares, les régions d’au-delà de l’Istros (Danube) et celles de la Serbie. Alors vinrent à lui d’innombrables foules d’élus, désireux de se nourrir à la source de ses enseignements toujours vivants et ils en sont rassasiés. Et il rendit habitables les montagnes précédemment inhabitables de la Paro-rée: le nombre des moines qu’il bénissait de ses propres mains augmentait

96. Ibidem, pp. 56-59. 97. S. Iosipescu, Despre unele controverse ale istoriei medievale româneşti (sec.

XIV), «Revista de istorie» 32 (1979), pp. 1967-1974. 98. Bishop Kallistos [Ware] of Diokleia, St. Maximos of Kapsokalyvia and Four‑

teenth‑Century Athonite Hesychasm, dans le volume «Kathegetria: Essays presented to Joan Hussey on her 80th birthday», ed. J. Chrysostomides, Camberley, 1988, pp. 409-430.

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toujours plus. Et les empereurs de la terre, Andronic, Alexandre, Étienne et Alexandre, il les fit ses disciples par le truchement de merveilleux en-seignements épistolaires»99 .

Concernant l’identité du second Alexandre, compté ici parmi les «empereurs de la terre», on était accoutumé depuis son éditeur d’y voir le prince Nicolas Alexandre de Valachie100 . Une autre identification a toutefois été suggérée. Selon Daniel Barbu on devrait y voir plutôt Alexandre Mikhaïlovitch de Tver101 . Cette identification est cependant une impossibilité de tous les points de vue. D’abord parce que l’affir-mation complémentaire que les Roumains ne faisaient encore partie de la taxinomie des peuples orthodoxes en 1370102 est, nous venons de le voir, loin d’être exacte. Alexandre Mikhaïlovitch a quant à lui joué un rôle trop météorique dans l’histoire du la grande principauté de Tver (1327-28, 1338-39). Ennemi constant du grand prince Ivan Ier Kalita de Moscou, le véritable protégé du métropolite grec Théognoste, ses rapports avec le prélat byzantin dégénérèrent jusqu’à encourir son ex-communication. Après un bref second règne, Alexandre de Tver finira sa vie d’une pitoyable manière, exécuté en 1339 à la Horde d’Or sur l’ordre du khan Özbeg103 . Difficile de croire qu’il eut l’occasion d’être

99. F. Halkin, E. Kourilas, Deux Vies de S. Maxime le Kausokalybe, ermite au Mont Athos (XIVe s.), «Analecta Bollandiana», 54 (1936), pp. 38-112 (= Idem, Saints moines d’Orient, Londres 1973, XI.), ici pp. 90, § 18., l. 8-22: «~Ο δε. Σιναι <της κυ,ριος Γρηγο,ριος γενο,µενος εvκειõσε ειvς τα. Παρο,ρια, ως̀ η[λιος jαιδρο.ς τοιõς εvσκοτισµε,νοις εvκειõσε αvνε,τειλεν, και . χορτα,ζει α;ρτον ζωηõς τοιõς πεινωõσι παõσι το.ν σωτη,ριον εvκειõ. Ουvκ ε;χω πωõς διηγη ,σασθαι καvκει,νου τουõ αvνδρο.ς τα. σεπτα. αvριστευ,µατα⋅ γι,νεται πηγη. αvνεξα,ντλητος τω|õ λο,γω| τη|õ πρα,ξει και. θεωρι,α|. Μανθα,νει τουõτο η ` Μεγαλο,πολις και. ο[λη η ` Θρα|,κη και. η ` Μακεδονι,α, α vλλα. και. η ` παõσα τωõν Βουλγα,ρων κατοι,κησις και. τα. πε,ρα :Ιστρου και. τηõς Σερβι,ας⋅ και. τρε,χουσιν α;πειρα πλη,θη τωõν εvκλεκτωõν προ.ς αυvτο,ν, ζητουõν χορτασθηõναι εvκ τηõς πηγηõς τωõν διδαγµα,των αυvτουõ τωõν αvει ?ζω,ων, και. δη. και. χορτα,ζονται⋅ και. ποιειõ τα. πρω,ην α;οικα ο;ρη και. τα. Παρο,ρια ε;νοικα, ω;στε πλεονα,ζειν ταιõς αvγα,λαις τωõν µοναζωõν, ου]ς ιvδι,αις χερσι.ν εvπεσjρα,γιζεν. Και . του.ς βασιλειõς τηõς γηõς, VΑνδρο,νικον λε,γω και. το.ν Αλε,ξανδρον, Στε,πανον και. Αλε,ξανδρον, εvπιθυµητα.ς αυvτουõ πεποι ,ηκεν διV εvπιστολωõν διδακτικωõν θαυµασι,ων». Voir aussi A. Rigo, Gregorio il Sinaita, dans le volume «La théologie byzantine», ed. G. Conticello and V. Conticello, Turnhout, 2002, vol. II, pp. 30-130, ici pp. 59-60.

100. F. Halkin, E. Kourilas, Deux Vies de S. Maxime le Kausokalybe, n. 3, p. 90. 101. D. Barbu, op. cit., p. 105. 102. Ibidem. 103. J. Fennell, Princely Executions in the Horde 1308‑1339, «Forschungen zur Os-

teuropaischen Geschichte», 38 (1988), pp. 9-19; V.S. Borzakovsky, История Тверского княжества, Moscou, 2006, pp. 130-142.

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contacté par Grégoire le Sinaïte qui venait à peine de s’installer vers 1334 à la Parorée et mit certainement quelque temps avant d’acquérir sa grande réputation.

Outre ces considérations préliminaires, les arguments contraires sont encore plus formels. C’est à dessein que nous avons reproduit tout le contexte narratif de cette occurrence, pour faire voir plus aisément que l’énumération des pays qui retentirent de l’enseignement de Grégoire le Sinaïte correspond à l’énumération, à peine quelques phrases plus loin, des souverains orthodoxes à qui le moine mystique s’adressa par voie épistolaire: «la Mégalopolis (i. e. Constantinople104 ), la Thrace et la Macédoine entières» correspondent ainsi à Andronic III Paléologue, «la Bulgarie» revient à Ivan Alexandre et «la Serbie» à Étienne Dušan. Il ne reste qu’à inférer sans peur de se voir contredire qu’au second Alexandre reviennent tout simplement les «régions danubiennes» (τα . πε ,ρα :Ιστρου)105 . Nous savons par ailleurs que les moines de Valachie ont fréquenté le centre monastique fondé par le disciple de Grégoire, Théodose de Tărnovo, à Kelifarevo106 , ce qui devait être dans la conti-nuité des liens plus anciens que la Valachie avait noués avec la Paro-rée. De quoi donc conclure que le second Alexandre compté parmi les «empereurs de la terre» est, sans le moindre doute, Nicolas Alexandre de Valachie.

104. Ce n’est qu’un des multiples dérivés désignant la Πο,λις par excellence: D.J. Georgacas, The Names of Constantinople, «Transactions and Proceedings of the American Philological Association», 78 (1947), pp. 347-367, ici pp. 358-366.

105. Soumettant notre opinion au Prof. Dumitru Nastase, il a aimablement attiré notre attention que, par étourderie, il nous avait échappé que la même démonstration avait déjà été faite dans D. Nastase, Imperial Claims in Romanian Principalities from the Fourteenth to the Seventeenth Centuries. New Contributions, dans le volume «The Byzantine Legacy in Eastern Europe», éd. L. Clucas, New York, 1988, pp. 185-223, n. 21, p. 214. Si nous faisons toutefois cette précision ici c’est pour montrer que cette dé-monstration a non seulement été faite, mais aussi vérifiée indépendamment. Dans le même sens va l’argumentation de P.Ş. Năsturel, Le Mont Athos et les Roumains. Recherches sur leurs relations du milieu du XIVe siècle à 1654, Rome, 1986 (OCA 227), pp. 29-31. Şt. Andreescu, Exarhatul. Geneza instituţiei în Ţara Românească şi Moldova, «Revista Istorică», 19 (2008) [2010], pp. 21-27, ici p. 25 et n. 17, ne se laisse pas convaincre, lui non plus, par l’identification proposée par Daniel Barbu, sans toutefois nous dévoiler ses raisons.

106. P.Ş. Năsturel, Hongrois et Valaques ou Hongrovalaques dans la Vie de saint Théodose de Târnovo?, «Cyrillomethodianum», 3 (1975), pp. 163-165; Idem, Le Mont Athos et les Roumains, p. 31.

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Étant donné que Grégoire le Sinaïte décéda en 1346107 , il résulte que la correspondance avec Nicolas Alexandre avait en tout état de cause pré-cédé cette date. Cela signifie qu’elle avait suivi presque immédiatement la conversion au catholicisme de l’héritier de Basarab (c. 1344). Avant la mort du saint hésychaste, et sans doute, grâce à lui, Alexandre retourna dans les rangs des souverains orthodoxes. Il est donc entièrement erroné de penser à un «virage confessionnel [en 1359] du catholique Alexandre»108 . Il est plus exact de parler de l’orthodoxe Alexandre qui, plus d’une dé-cennie auparavant, avait coqueté brièvement (à peine deux ou trois ans) avec le catholicisme, afin de conquérir la main de dame Claire.

Un document on ne peut plus officiel de 1349 confirme que la Va-lachie restait dans la famille des souverains orthodoxes ayant à sa tête l’empereur byzantin. Il s’agit d’une lettre officielle du sultan d’Egypte Malik Nâsir Hasan (1347-1351, 1354-1361) par le biais de laquelle le vainqueur de la guerre civile, Jean VI Cantacuzène - qui la retranscrit in extenso dans son Histoire - affirmait haut et fort le statut œcuménique de l’empereur romain de Constantinople:

«Au nom de Dieu le Clément et Miséricordieux. Que Dieu le Très Haut prolonge sans cesse les jours du grand basileus (…), le fondement de la foi et de la religion des Chrétiens, le pilier inébranlable de tous les gens du baptême, le secours de la doctrine chrétienne, le glaive des Macédoniens, le Samson, l’empereur des Grecs, l’empereur des Bulgares, des Asaniens, des Valaques, des Russes et des Alains, l’honneur de la foi des Ibères et des Syriens, l’héritier de l’empire de son pays, le maître absolu des mers, des grands fleuves et des îles…»109 .

L’importance diplomatique de la correspondance entre les empe-reurs byzantins et les sultans mamelouks a récemment été remise dans sa véritable lumière110 . Deux éléments retiendront ici notre attention.

107. A. Rigo, Gregorio il Sinaita, pp. 42-43; D. Barbu, op. cit., p. 105 se trompe donc en plaçant la mort du Sinaïte, sans aucune référence, deux ans plus tard, en 1348.

108. D. Barbu, op. cit., p. 109. 109. Ioannis Cantacuzeni eximperatoris Historiarum libri IV, éd. L. Schopen, vol.

III, Bonn 1832, p. 94 (IV, 14.3); trad. fr. M. Canart, Une lettre du Sultan Malik Nâsir Hasan à Jean VI Cantacuzène (750‑1349), «Annales de l’Institut d’Études Orientales de la Faculté des Lettres d’Alger», III, 1937, pp. 27-52 (= Idem, Byzance et les musulmans du Proche Orient, X.), ici pp. 45-47.

110. D.A. Korobeinikov, Diplomatic correspondence, pp. 61-62. L’auteur élucide en particulier l’étrange qualification du basileus comme Samson: il s’agit du terme arabe

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D’abord, les Valaques de ce titre désignent les habitants de la Hongro‑valachie. Leur mention séparée de celle des Bulgares, et en plus avec l’élément interposé des «Asaniens», ainsi que le voisinage des Russes, montrent à l’envi qu’allusion est faite ici aux Roumains du nord du Danube. Le document atteste que, en 1349, l’ancienne alliance de 1330 formée sous l’égide d’Andronic III s’était reconstituée, cette fois-ci sans l’intermédiaire des Bulgares. La période de crise déclenchée par la conversion du prince associé au catholicisme avait donc été résolue. L’initiative de Grégoire le Sinaïte y avait été pour beaucoup. De l’avis concordant du leader du monde musulman et du chef du monde ortho-doxe, la Hongrovalachie faisait donc partie intégrante du Commonwealth présidé par l’empereur byzantin. Cela bien avant 1359! Si cette dernière date revêt donc une signification, elle ne saurait nullement marquer un «tournant théologico-politique achevé par l’intégration de la Valachie dans la légitimité byzantine»111 , car Jean Basarab en faisait déjà partie intégrante avant 1330. La signification véritable de 1359 tient dès lors au regroupement de l’ordre interne de l’oikoumène orthodoxe, par suite de la rupture opérée entre la Bulgarie et la Valachie, du fait de la reprise directe des relations de cette dernière avec l’Empire byzantin.

C’est donc sur le terrain préparé par Grégoire le Sinaïte que Hya-cinthe s’était déplacé - sur l’invitation de Nicolas Alexandre, donc d’un prince fortement établi dans sa foi orthodoxe - dans le but de s’installer à la cour d’Argeş. Le projet du prince était déjà formé, car il venait d’achever en 1351-1352 la construction de la nouvelle église censée de-voir accueillir le prélat byzantin. Or comme l’on a parfaitement observé, cette église constitue une rupture architectonique avec les constructions précédentes, en abandonnant à cet effet les modèles sud-slaves afin d’adopter désormais un pur modèle constantinopolitain112 . Il devient

şamşam = sabre, rendu par erreur par le traducteur en grec sous la forme du nom d’héros biblique. L’auteur argumente avec force détails que cette traduction a été faite dans les milieux du Patriarcat melkite d’Antioche - qui bénéficiait, comme son nom l’indique (malik = empereur), de la protection de l’empereur byzantin - lequel devait jouer à cette époque l’office d’intermédiaire des bons rapports entre l’Empire et le Sultanat. La référence au basileus comme «honneur de la foi des… Syriens» conforte cette interprétation.

111. D. Barbu, op. cit., p. 109. 112. V. Drăguţ, Creaţia artistică în epoca întemeietorilor de ţară, dans le volume

«Constituirea statelor feudale», pp. 261-324, ici pp. 262, 279-285, qui considère cette église comme étant «profondément endettée envers un prototype byzantin constantinopolitain».

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désormais plus évident que cette église byzantine avait dès le départ été planifiée dans le but d’accueillir le nouveau prélat byzantin! L’enchaî-nement des événements ne saurait donc exclure l’éventualité que cette invitation fût inspirée justement par la correspondance que le prince avait échangée avec Grégoire le Sinaïte. Or si Hyacinthe se trouvait à Argeş dès le premier pontificat de Philothée Kokkinos (1353-1354), cela ne pouvait s’être fait sans l’accord de l’empereur de l’époque, Jean VI Cantacuzène. L’implication directe du basileus dans l’arrangement ecclésiastique de 1359 est d’ailleurs formellement exprimé par Calliste Ier: le transfert du métropolite avait en effet été effectué avec l’accord de Jean V Paléolo-gue, «mon puissant et saint empereur, celui parfait en tout et inégalable dans la bonté de sa nature, de ses mœurs et de sa sérénité, lequel veut qu’en toute chose règne et s’avère la justice»113 . C’est manquer un aspect essentiel de l’ecclésiologie byzantine que de considérer cette référence comme relevant de la simple rhétorique114 . Comme nous venons de le voir, les princes de Valachie s’intégraient, comme l’attestent les sources pour 1330, 1341 et 1349 dans la famille des princes orthodoxes présidée par l’empereur byzantin. C’est ce qui rend parfaitement compréhensible

113. J. Koder, M. Hinterberger, O. Kresten, Das Register des Patriarchats von Konstantinopel, vol. III, n° 243, pp. 408-417; Regestes, I/5, N. 2411.

114. D. Barbu, op. cit., p. 106: «Mais pourquoi cette dissimulation? qui en était visé? Si l’on exclut Alexandre, qui fut bien en pays de connaissance, on aura toutes les chances de tomber juste en prononçant le nom de l’empereur, qui devait de droit approuver toute institution d’un siège épiscopal. Il est vrai qu’on y fait mention de l’avis favorable du basileus, regardé comme celui qui fait régner la justice dans le monde et en tant que garant de la sauvegarde de l’ordre universel. Il me semble cependant que cette mention a un ca-ractère plutôt rhétorique, car le pouvoir impérial n’y fut pour rien dans les pourparlers avec Alexandre». Nous avons montré qu’il n’y a pas lieu de parler à ce propos de dissimulation. Si un nom est toutefois oublié, c’est bien celui de Philothée Kokkinos, alors provisoire-ment en disgrâce. Mais quels termes plus forts aurait dû utiliser Calliste pour indiquer la participation réelle de Jean V aux négociations précédant l’acte de 1359? Il ne faudrait pas oublier l’attachement loyal de Calliste Ier à la cause du Paléologue, qui l’avait amené à entrer en conflit ouvert même avec Jean VI et avec son ancien collaborateur, désormais son rival, Philothée. Une politique patriarcale distincte de celle impériale ne sera développée qu’après la conversion privée de l’empereur au catholicisme, à Rome, en 1369. Comme l’a bien remarqué Petre Guran, Patriarche hésychaste et empereur latinophrone. L’accord de 1380 sur les droits impériaux en matière ecclésiastique, «RESEE», 39 (2001), pp. 53-62, Jean V revint à l’Orthodoxie une décennie plus tard: l’accord de 1380 ne reconnaissait les prérogatives traditionnelles du basileus dans l’Église qu’en tant que prix de son retour au bercail du patriarche œcuménique. Mais ce moment pouvait déjà être marqué par le prostagma impérial de Jean V pour le Mont Athos du 15 juin 1374 : H. Hunger, Kaiser Johannes V. Palaiologos und der Heilige Berg, «BZ», 45 (1952), pp. 357–379.

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le rôle essentiel que joue, dans l’acte de 1359, l’empereur Jean V Pa-léologue (1341-1391), associé dès 1347 au trône et gendre de Jean VI Cantacuzène. La continuité des rapports byzantino-valaques entre 1330 et 1359 apparaît désormais évidente: après son abdication de 1354, Jean VI, devenu moine, s’était réconcilié avec son beau-fils pour devenir non plus son rival, mais son conseiller intime, de même qu’il avait été, durant sa jeunesse, le plus proche collaborateur d’Andronic III115 .

Discutant le même document de 1349, Marius Canart a très bien compris que τωõν VΑσανι,ων ne pouvaient guère désigner les Assénides bulgares116 , qui n’existaient plus en tant que dynastie depuis 1259, mais bien la branche des Alains, qui s’appelaient eux-mêmes Ias ou As, et qui se trouvaient aux XIIIe et XIVe siècles «sur tout le littoral septentrional de la Mer Noire, soumis aux Mongols de la Horde d’Or», et dont «le gros de leur forces est dans la région du Dniestr et du Prut»117 . Les VΑσανι,ων reconnaissant en 1349 la suzeraineté de l’empereur byzantin n’étaient que «la seigneurie des Iaş», id est des Alains, attestée avec le même titre en 1330 dans la vaste alliance conçue par l’empereur Andronic III pour endiguer l’avancée serbe118 .

La géographie politique arabe était d’ailleurs concordante avec la vi-sion contemporaine de l’historien florentin Giovanni Villani (1276-1348) qui décrivait à la même époque ainsi - depuis l’Est vers l’Ouest - les marges orientales de l’Europe, dont, comme l’on voit, l’espace roumain faisait déjà partie:

«La terza parte del Mondo si chiama Europa, la quale comincia i suoi confini, e termini da levante dal fiume detto Tanai, il quale è in Soldania, ovvero in Cumania, e mette nel mare della Tana, nominato dal detto fiume. E quel mare si chiama maggiore, in sul quale mare, e parte d’Europa si è parte di Cumania, Rossia, e Brachia [la Valachie], e Bolgaria, e Alania, stendendosi sopra quel mare insino in Costantinopoli...»119 .

115. J. Meyendorff, Projets de concile oecuménique en 1367, «DOP», 14 (1960), pp. 147-177; D.M. Nicol, The Reluctant Emperor: A Biography of John Cantacuzene, Byzantine Emperor and Monk, c. 1295‑1383, Cambridge 2002, pp. 17-44, 134-160.

116. Comme le pense encore D. A. Korobeinikov, op. cit., n. 89, p. 72. 117. M. Canart, op. cit., pp. 46-47, n. 4. 118. A. Alemany, Alans contra catalans a Bizanci (I): l’origen dels alans de Girgon,

«Faventia», 12-13 (1990-1991), pp. 269-278; V. Ciocîltan, Les Alains et le commencement des États roumains, «Studia Asiatica», 1 (2000), pp. 47-76.

119. Istorie fiorentine di Giovanni Villani, cittadino Fiorentino, fino all’anno MCC‑CXLVIII, vol. I, Milan 1802, p. 6.

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Ces sources - à laquelle on en ajoutera d’autres, dans une étude spé-ciale consacrée à la question - permettent enfin de repousser énergique-ment une théorie qui voulait faire remonter les origines de la Moldavie de Dragoş à 1347120 . Cette opinion se fonde d’un côté sur des considérations hasardeuses autour d’une foule de «champs» convertis, non sans une bonne dose d’imagination, en véritables «formations pré-étatiques» ad hoc. De l’autre, des supputations ingénues sur les années de règne des premiers princes moldaves, confortées d’inutiles «corrections paléogra-phiques» s’acharnent à suggérer une logique et à apporter un semblant de chronologie. Ce bric-à-brac épistémologique, cherchant l’originalité au prix de la vérité historique, était voué dès le départ à déboucher sur une impossibilité historique criante. En 1349, l’espace en question avait la réputation internationale d’être encore dominé par la même formation politique des Alains occidentaux qui y fonctionnait, sous tutelle mon-gole, depuis le XIIIe siècle. Observons que cette réalité est confirmée indirectement une fois de plus par le texte déjà évoqué d’Étienne Dušan. Bien que faisant référence à 1330, le texte est rédigé à l’occasion de la promulgation du texte en 1354. Or si entre temps l’État des Alains - que le tsar serbe n’hésitait pas à diaboliser en bloc avec tous ses autres enne-mis - avait disparu, Dušan n’aurait pas manqué de le faire savoir comme preuve que la Providence était à l’œuvre contre ses adversaires. Tout au contraire, il évoque la seigneurie des Ias comme une des réalités stables de la région, au même titre que les six autres «tsars» de la liste. Il ne reste qu’à conclure que cette entité politique n’a été englobée dans la nouvelle formation politique fondée par Dragoş sous la protection du royaume de Hongrie qu’après 1354. Et plus exactement, sur le témoignage univoque des sources moldaves les plus anciennes - se faisant toutes l’écho d’un protographe datant du milieu du XVe siècle et rédigé sur la commande du métropolite Théoctiste Ier (1453-1478)121 - en 1359122 .

120. Şt.S. Gorovei, Întemeierea Moldovei. Probleme controversate, Jassy 1997. 121. D.I. Mureşan, Teoctist I şi ungerea domnească a lui Ştefan cel Mare, dans le

volume «Românii în Europa medievală (între Orientul bizantin şi Occidentul latin). Studii în onoarea Profesorului Victor Spinei», éd. D. Ţeicu, I. Cândea, Brăila, 2008, pp. 303-416, ici p. 307-332 (où nous développons une analyse de L. Şimanschi) et pp. 359-360.

122. Pour une chronologie solide des événements voir V. Spinei, Moldova în secolele X‑XIV, pp. 354-362 et G. Durand, Histoire et postérité de Dragoş‑vodă. De son descălecat à la vision des chroniqueurs sur le fondateur de Moldavie, «Historical Yearbook», 5 (2008), pp. 159-178. N. Djuvara, Thocomerius ‑ Negru Vodă. Un voivod cuman la începuturile Ţării Româneşti, Bucarest, 2007, p. 208 dénonce donc gratuite-

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Laissant à part ces questions historiographiques, on observe que les mêmes sources font état d’une théorie assez curieuse, selon laquelle l’Empire, au lieu d’être un, indivisible et universel, serait plutôt une mul-tiplicité politique partagée selon les nations médiévales. Cette deuxième théorie semble trancher avec l’idéologie officielle byzantine, au moins telle qu’elle est évoquée dans la lettre du patriarche Antoine IV adressée en 1393 au grand prince de Moscou Basile Ier. Le patriarche y défend avec inspiration l’unicité de l’empereur qu’il qualifie d’ailleurs de «ο` καθολικο.ς βασιλευ.ς» (l’empereur universel)123 . Comme nous l’avons récemment expliqué, bien que ce titre tire son origine d’un ancien concept de théologie politique forgé par Eusèbe de Césarée, l’universalité de cet Empire n’a pas une connotation géographique (car l’Empire romain ou byzantin n’a jamais dominé la totalité du monde), mais une référence ecclésiologique: elle fait allusion à l’universalité de l’Église chrétienne (catholique), attribut que revendique jusqu’à nos jours non seulement l’Église de Rome, mais aussi l’Église d’Orient. Même à une époque où l’empereur byzantin n’était plus maître que de sa capitale, encerclée par les Ottomans, le basileus reste, malgré sa piètre condition, katholikos car patron et protecteur de toute l’Église orthodoxe universelle. Cette lettre n’exclue pas la théorie concurrente, bien qu’elle soit à peine évoquée à titre polémique - sans que le patriarche se sente obligé d’en présenter plus longuement les articulations. Il s’agit d’opposer la réalité transhistorique, mais idéale, de ce «basileus universel» à l’existence éphémère, mais réelle, de «ceux qui sont nommés basileis de façon dispersée à travers les nations» (του.ς οvνοµαζοµε,νους βασιλειõς σπορα,δην ειvς τα. ε;θνη)124 .

ment un imaginaire complot du silence, «efficace et rusé», qui entourerait depuis une trentaine d’années les «révolutions» dans cette matière de Şt. Gorovei. C’est un secret de Polichinelle: c’est tout simplement que leur caractère invraisemblable crevait les yeux et que personne ne les a vraiment prises au sérieux à l’extérieur d’un cercle bien restreint. Observons par ailleurs que M. Djuvara est en train de défendre pour le cas moldave précisément une théorie analogue à celle qu’il combat vigoureusement pour la Valachie, escamotant en revanche (à dessein?) les recherches capitales de V. Spinei sur le rôle des peuples migrateurs à l’Est des Carpates.

123. D.I. Mureşan, P.Ş. Năsturel, Du καθολικο.ς βασιλευ.ς à l’αυvθε,ντης καθολικο,ς. Notes sur les avatars d’une idée politique, «Études byzantines et post-byzantines» VI, 2010 (sous presse).

124. J. Darrouzès, Regestes. VI: 1377 à 1410, Paris 1979, n° 2931, pp. 210-212; Fr. Miklosich, J. Müller, Acta et diplomata graeca medii aevi II, Vienne 1860, n° 447, pp. 188-192, ici p. 191.

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Ειvς τα. ε;θνη ne fait référence ni au sens classique de «barbares» ni à celui chrétien de «païens». Comme le montre l’analyse attentive de Gill Page, ce terme commence à revêtir à partir des Comnènes - donc depuis un temps qui, avec les croisades, voit s’enrichir de manière exponentielle l’expérience ethnographique des Byzantins - et surtout à l’époque Paléo-logue, le sens de «groupe ethnique, nation»125 . La polémique engagée par le patriarche porte donc contre une théorie qui, s’opposant à l’unicité et l’universalité de l’empereur, fût-ce selon une définition d’inspiration ecclésiologique, affirmait l’existence de plusieurs basileis correspondant à diverses nations.

Leurs modèles par excellence étaient deux empires locaux, nationaux, osons-nous dire, dont le caractère impérial n’était pas un secret pour les Byzantins: l’Empire de Trébizonde et l’Empire bulgare. Si à l’origine ils étaient entrés en compétition directe pour Constantinople, ils n’en conservèrent pas moins pour autant leur titulature impériale, seulement d’une portée réduite par une référence locale «des Bulgares»126 , dans un cas, et «des Lazes»127 dans l’autre. Ces empires étaient le fruit d’une espérance déçue et déchue128 , mais le simple fait d’avoir participé à ce type tout à fait spécial d’aventure et d’expérience politique en a profon-dément transformé leur nature. Dumitru Nastase et Evelyne Patlagean ont bien souligné, chacun à sa manière, l’émergence d’un «Empire plu-riel», avec l’avènement de plusieurs États territoriaux fondés tous sur le même modèle impérial byzantin129 . Dans cet espace c’était le Mont Athos, image intacte de l’ancien Empire indivis, qui devint alors le fac-

125. G. Page, Being Byzantine. Greek identity before the Ottomans, Cambridge 2008, pp. 92, 251-252, 282.

126. I. Djurić, Titles of the Rulers of the Second Bulgarian Empire in the Eyes of the Byzantines, dans le volume Angeliki E. Laiou-Thomadakis (éd.), «Charanis Studies. Essays in Honor of Peter Charanis», Rutgers University Press, 1980, pp. 31-50.

127. N. Oikonomides, The chancery of the Grand Komnenoi: imperial tradition and political reality, «Arheion Pontou», 35 (1978), pp. 299-332.

128. Le mobile de ce type d’initiative avait été le système d’otage mis en place par l’Empire byzantin pour façonner à sa guise les élites politiques balkaniques: D.I. Mureşan, Princes sud‑est européens, otages politiques à Constantinople (Xe‑XVe siècles), dans le volume «Miscellanea Historica et Archaeologica in Honorem Professoris Ionel Cândea», éd. V. Sîrbu et C. Luca, Brăila 2009, pp. 125-135.

129. D. Nastase, Le patronage du Mont Athos au XIIIe siècle, «Cyrillomethodia-num», 7 (1983), pp. 71-87; Evelyne Patlagean, Un Moyen Âge grec. Byzance, IXe‑XVe siècle, Paris 2007, pp. 287-333.

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teur légitimant dans cette époque agitée «des États combattants»130 . Il semble qu’à son tour, tout au moins au début de sa carrière fulgurante, Étienne Dušan n’aurait voulu créer autre chose qu’un empire serbe sur le modèle bulgare, donc un nouvel empire orthodoxe à côté des trois autres empires orthodoxes déjà existants131 , selon d’ailleurs une aspiration plus ancienne de ses prédécesseurs132 .

Voici cependant que le club select des «empereurs parmi les nations» était encore plus large. L’introduction du tsar Dušan à son Zakonik parle en effet de pas moins de «sept» autres «tsars» dont la défaite fraya jus-tement le chemin à sa propre accession au titre impérial. Dans le texte de Théophane de Périthéorion nous retrouvons dans les grandes lignes la même liste de «basileis de la terre», tout simplement remise à jour: à côté d’Andronic III, Ivan Alexandre qui était monté sur le trône en 1331, et Étienne Dušan sacré empereur en 1346. Or à leurs côtés figurait similairement le prince de Valachie Nicolas Alexandre.

Les deux textes mis en perspective s’éclairent mutuellement. Si Nico‑las Alexandre figure parmi les empereurs de la terre c’est tout simplement pour avoir succédé dans cette fonction à son père, le tsar Jean Basarab. Ce n’est surtout pas prendre les mots à la légère. Car la qualité de tsar de ce dernier lui avait été reconnue par une autorité tout à fait qualifiée pour en parler: le tsar Étienne Dušan (qui raconte rétroactivement les événements après son couronnement de 1346).

Ce caractère impérial du pouvoir valaque est non seulement attesté par des sources écrites, mais aussi confirmée par la dignité très élevée des mariages que purent contracter les filles des deux premiers souverains de la Valachie133 . Car il est de coutume que les têtes couronnées prennent

130. D. Nastase, Les débuts de la communauté œcuménique du Mont Athos, «Sym‑meikta», 6, 1985, pp. 251-314; Idem, Le Mont Athos et l’Orient chrétien et musulman au Moyen Age, «Revue roumaine d’histoire» 32 (1993), pp. 309-318.

131. C’est le point de vue de S.M. Ćirković, Between Kingdom and Empire: Dušan’s State 1346‑1355 Reconsidered, dans N. Oikonomides (éd.), «Byzantium and Serbia in the 14th Century», Athènes 1996, pp. 110-120.

132. L. Mavromatis, La fondation de l’Empire serbe. Le Kralj Milutin, Thessalonique 1978; D. Nastase, L’idée impériale en Serbie avant Dušan, dans le volume «Da Roma alla Terza Roma. Documenti e studi, 5: Roma fuori di Roma: istituzioni e immagini», Rome 1994, pp. 169-188.

133. Şt. Andreescu, Alianţe dinastice ale domnilor Ţării Româneşti (secolele XIV‑XVI), dans le volume «Românii în istoria universală», vol. II-1, éd. I. Agrigoroaiei, Gh. Buzatu, V. Cristian, Jassy 1988, pp. 675-684, ici pp. 675-677 (où les guillemets

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femme selon leur rang. Le mariage du tsar Ivan Alexandre (1331-1371) avec la fille de Jean Basarab, Théodora, a déjà été évoqué. Ce symbole des liens étroits entre la Valachie et la Bulgarie s’interrompit avec la répudia-tion et le mariage du tsar avec la seconde Théodora. Les filles de Nicolas Alexandre épousèrent cependant des souverains du même rang dans la hiérarchie des États orthodoxes. L’une, nommée Anca, épousa en 1360 le fils et successeur de Dušan, le tsar serbe Étienne Uroš (1355-1371)134 . L’autre, nommée Anne, se maria avec son cousin Ivan Stratsimir, le tsar bulgare de Vidin. Anne patronna la vie culturelle du petit tsarat135 . Il est donc très significatif que les trois premières souveraines de la dynastie de Basarab mariées à l’extérieur du pays avaient été les épouses de trois empereurs orthodoxes.

Comme le montre la lettre de 1393, la théorie des «empereurs de la terre», concurrente de la théorie officielle articulée par le patriarche Antoine IV n’était pas pour l’instant embrassée par la Grande Église elle-même, qui, au contraire, s’employait encore à défendre avec un surplus d’habilité canonique, la conception traditionnelle. Ce ne sont cependant que deux manières opposées, deux perspectives divergentes, de regarder et d’évaluer exactement le même état de choses. Il est donc bon de considérer cette seconde théorie comme une représentation politique appartenant aux divers Empires et États balkaniques, émergée du même coup que les réalités politiques qui assistèrent à l’échec patent de Michel VIII Paléologue de restaurer autre chose que l’ombre de l’ancien Empire. Cela d’autant plus que cette restauration s’était faite au prix du sacrifice de l’Orthodoxie qui garantissait jusqu’alors l’unicité de l’Empire. La crise qu’induisit dans la société byzantine l’Union de Lyon de 1274 avait vu se dresser en faveur de l’Orthodoxie tous les concurrents malheureux de la course pour Constantinople: Trébizonde, l’Épire et la Bulgarie. Ce fut sur cette opposition de la communauté des États orthodoxes que s’était légitimée la résistance anti-unioniste à l’intérieur de l’Empire byzantin136 . Avec la restauration de l’Orthodoxie par Andronic II en 1282, la vérité

placés au titre de la tsarine Anne sont superflues); C. Rezachevici, Cronologia critică, planche I, 1, «Basarabii».

134. K. Jireček, Geschichte der Serben, vol. I, Gotha 1911, p. 414. 135. Voir «Bdinski Zbornik», éds. J.L. Scharpé, F. Vyncke, E. Voordeckers, Bruges,

1973. 136. I. Biliarsky, La Bulgarie, l’Empire et la Papauté au Concile de Lyon II (pro‑

blèmes canoniques et politiques), «Méditerranées», 16 (1998), pp. 69-88.

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ne pouvait plus être occultée: désormais l’Orthodoxie était garantie non tant par un Empire unique, mais bien par la communauté des États or-thodoxes. Participants ainsi d’une prérogative essentielle de l’institution impériale byzantine, les plus téméraires de ces souverains n’hésitaient pas à se laisser compter parmi les «empereurs de la terre».

«L’empire des Coumans» et Basarab

Mais de quel empire donc pouvait jouir, au même titre que le «sei-gneur des Alains», le prince Jean Basarab de Valachie? La réponse est contenue dans une information fournie par le même al-Umarī dans sa description du khanat de la Horde d’Or:

«L’empire avait appartenu par le passé aux Turcs Kiptchak. Vaincus par les Mongols et soumis à leur domination, ils se sont mélangés et se sont apparentés avec eux, le sol vainquant la nature et la manière d’être [des conquérants]; ainsi les Mongols, parce qu’ils se sont établis là, ont épousé les Kiptchak, dont ils ont pris la patrie, ils sont devenus leurs semblables, de sorte qu’ils paraissent [aujourd’hui] descendre de la même race»137 .

Ce texte révèle une donnée fondamentale de l’histoire de l’Europe orientale: la translatio imperii des Coumans aux Mongols de la Horde d’Or, gigantesque machine politique dont le nom officiel était l’ulus de Djutchi ou bien le khanat de (Desht‑i) Kiptchak138 . Car ce n’était pas uniquement l’origine gengisskhanide qui conférait son caractère impé-rial à cet État139 , mais aussi le fait d’avoir conquis et de ce fait continué

137. V. Tiesenhausen, Сборник материалов, относящихся к истории Золотой орды. Том 1. Извлечения из сочинений арабских, éd. S.G. Stroganoff, Skt. Petersbourg, 1881, p. 235; «Das mongolische Weltreich. Al-’Umarī’s Darstellung der mongolischen Rei-che in seinem Werk Masālik al-absār fī mamālik al-amsār», éd. K. Lech, Weisbaden 1968 (Asiatische Forschungen 22), p. 141; V. Spinei, Moldova în secolele XI‑XIV, p. 203.

138. Pour les aspects généraux de la question, voir la monographie fondamentale de V. Spinei, The Great Migrations in the East and South East of Europe from the Ninth to the Thirteenth Century, Cluj-Napoca 2003, pp. 217-477 (Nous n’avons pu consulter l’édition amplifiée publiée en 2006 chez Hakkert (Amsterdam), où ce sujet est traité dans le second volume).

139. Sur l’importance idéologique que ses «diadoques» ont accordé à l’apparte-nance à la «Famille d’Or» du Conquérant du Monde, Gengis khan, voir surtout Anne F. Broadbridge, Kingship and Ideology in the Islamic and Mongol Worlds, Cambridge-New York, 2008.

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l’empire précédent, celui des Coumans140 . C’est d’ailleurs de la fusion entre les Coumans conquis et les Mongols dominants que sont nés les divers peuples appelés génériquement aujourd’hui Tatars141 . La Cuma‑nia prémongole avait la particularité de ne pas être dirigée par un khan unique, mais par plusieurs. Le voyageur juif Petahia de Ratisbonne, qui traverse la Coumanie à la fin du XIIe siècle, remarque en effet que les Coumans «n’ont pas un roi [khan unique], mais seulement des princes et des familles nobles». Les spécialistes ont pu distinguer au moins cinq noyaux de pouvoir: 1) l’Asie Centrale-Kazakhstan; 2) la mésopotamie Volga-Ural; 3) la région du Don; 4) la région du Dniepr et enfin; 5) la région danubienne142 . Mais ce n’est qu’en désignant une force militaire brute que l’on a pu parler des Coumans comme d’un «empire»: en réalité, rétive à toute autorité unique, la confédération coumane a été à juste titre considérée comme une société non-étatique (stateless)143 .

En réalité, si le khan mongol de la Horde d’Or avait un quelque droit de se nommer khan du Kiptchak, c’était essentiellement au triple titre d’unificateur politique sous une même autorité de toutes les Cuma‑nia, d’introducteur de l’idée d’Empire unitaire et d’organisateur des

140. La place centrale du motif Kiptchak dans l’idéologie de la Horde d’Or a été analysée par Ch.J. Halperin, The Kipchak Connection: The Ilkhans, the Mamluks and Ayn Jalut, «Bulletin of the School of Oriental and African Studies», 63 (2000), pp. 229-245. Sur les problèmes de l’identité entre Kiptchak et Coumans, voir P.B. Golden, The peoples of the south Russian steppes, dans le volume «The Cambridge History of Early Inner Asia, vol. I. From Earliest Times to the Rise of the Mongols», éd. D. Sinor, Cambridge 1990, pp. 277-284.

141. Chr.P. Atwood, Encyclopedia of Mongolia and the Mongol Empire, New York 2004, s.v. «Golden Horde (Qipchaq Khanate, Ulus of Jochi)», pp. 201-208, «Qipchaqs», pp. 455-456.

142. P.B. Golden, The peoples of the south Russian steppes, pp. 280-281; voir aussi la carte de V. Spinei, The Great Migrations, fig. 41, p. 296 (cette division est débattue).

143. P.B. Golden, The Qipchaqs of Medieval Eurasia: An example of stateless adaptation on the steppe, dans le volume «Rulers from the steppe: State formation on the Eurasian periphery», éds. G. Seaman et D. Marks, Los Angeles 1991, pp. 132-157. C’est là la raison essentielle pour laquelle la thèse principale de N. Djuvara, Thocomerius ‑ Negru Vodă, passim qui s’efforce de démontrer l’origine coumane de l’État de Valachie, choisissant donc un peuple qui n’a pratiquement jamais et nulle part fondé un État, reste une hypothèse foncièrement fausse et dépourvue de fondement: ex nihilo nihil! Le seul État que l’on a pu attribuer, abusivement, aux Coumans est l’Empire assénide, dynastie dont l’origine… valaque est tellement bien prouvée que toute discussion autour du sujet est désormais spécieuse. Voir la même critique formulée par M. Cazacu, O controversă: Thocomerius‑Negru Vodă, «RI», 19 (2008), pp. 49-58, surtout pp. 49-50.

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institutions fondamentales administratives, politiques et militaires qui servaient de soubassement de cette idéologie144 . Ainsi l’Empire mongol reprend, résume et développe la tradition de la domination mondiale qui domine parmi les peuples d’origine turque, y compris les Coumans145 . Mais pour tout dire, les Mongols, à leur tour, n’étaient que les véhicules à travers la grande steppe eurasiatique, de la grande expérience politique chinoise146 . Cette idée nous semble absolument fondamentale, bien que les dimensions exactes de l’influence mongole sur les institutions des peuples placées sous leur domination restent encore controversées147 .

C’est donc du fait de ce double héritage impérial, Couman et gen-gisside, que le khanat du Kiptchak était désigné dans les sources russes comme le Tsarev ulus, «l’ulus de l’empereur», articulant sous cette forme composite un concept politique slavon d’origine byzantine à un concept politique mongol fondamental148 . Or, ce que les spécialistes sont en train de révéler depuis l’article fondateur de Michael Cerniavsky c’est que le tsarat moscovite ne s’est pas considéré seulement l’héritier du basileus byzantin, mais aussi des khans mongols149 et, partant, de la tradition politique coumane (Kiptchak).

Récemment Charles Halperin a montré de manière très détaillée l’importance que joue dans la pensée politique moscovite, à partir du XVe

144. L’impact mongol sur la formation de la conception étatique de la steppe a été récemment souligné par B. Michal, The Mongol Transformation: From the Steppe to Eurasian Empire, «Medieval Encounters», 10 (2004), pp. 339-361.

145. O. Turan, The ideal of world domination among the medieval Turks, «Studia Islamica», 4 (1955), pp. 77-90; P.B. Golden, Imperial ideology and the sources of poli‑tical unity amongst the pre‑ginggisid nomads of Western Eurasia, «Archivum Eurasiae Medii Aevi», 2 (1982), pp. 37-76.

146. C’est la thèse forte de D. Ostrowski, The Mongol Origins of Muscovite Po‑litical Institutions, «Slavic Review», 49 (1990), pp. 525-542; Idem, Muscovy and the Mongols: Cross‑Cultural Influences on the Steppe Frontier, 1304‑1589, Cambridge, 1998, surtout pp. 36-63.

147. Ch. Halperin, Muscovite political institutions in the 14th Century, «Kritika. Explorations in Russian and Eurasian History», 1 (2000), pp. 237-257 (= Idem, Russia and the Mongols: Slavs and the steppe in Medieval and Early Modern Russia, Bucarest, 2007, pp. 219-238) avec la réponse d’Ostrowski dans Ibidem, pp. 267-304.

148. Ch. Halperin, Tsarev ulus: Russia in the Golden Horde, «Cahiers du monde russe et soviétique», 23 (1982), pp. 257-263 (= Idem, Russia and the Mongols, pp. 77-83).

149. M. Cherniavsky, Khan or Basileus, cit.; D. Ostrowski, Muscovy and the Mon‑gols, pp. 164-198 (chap. «Fashioning the khan into a basileus»); Ch. Halperin, Ivan IV and Chinggis Khan, «Jahrbücher für Geschichte Osteuropas», 51 (2003), pp. 481-497

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siècle, le nom de Russia alba, dont le souverain était pour cela nommé le «tsar/grand prince blanc» (Albus imperator/belyi tsar ou belyi kniaz)150 . Sans entrer ici dans la dispute sur l’origine de cette désignation, il nous semble qu’elle doit correspondre à la Coumanie blanche qui désignait la partie orientale de la Coumanie.

Grand spécialiste de l’histoire institutionnelle, N. Iorga avait donc approché une vérité profonde, lorsqu’il conclut que «de même que la Russie moscovite continue le khanat des Tatares, le khanat des Coumans se continue dans l’institution princière de toute la Valachie (domnia a toată Ţara Românească)»151 . On peut désormais complexifier la question, en pré-cisant que le khanat mongol lui-même a prétendu continuer la tradition des Coumans jusqu’à emprunter leur nom (Kiptchak), tout comme les Mongols eux-mêmes ont imposé une forte notion d’État (principe dynastique, do-mination de la loi - yasa, organisation militaire, système postal et douanier etc.) dans le conglomérat politique de ces derniers, que les spécialistes ont considéré comme étant à l’origine non-étatique (stateless).

Nous avons jusqu’ici confronté entre eux une série de textes sug-gérant que c’est à l’autre extrémité, occidentale, du Desht‑i Kiptchak, qu’un autre tsarat était en train de grignoter et de s’approprier l’héritage impérial du Kiptchak. Mais ce n’est plus d’une origine proprement dite coumane qu’il est désormais question, mais bien d’un héritage kiptchak décisivement et irréversiblement transfiguré par un siècle de domina-tion mongole. Or si l’héritier de la tradition de la Coumanie blanche se faisait appeler le tsar blanc, celui qui relevait l’héritage kiptchak depuis la Coumanie noire se devait logiquement d’être un tsar noir152 . Il est vrai que nous n’avons pas encore l’attestation de ces deux termes réunis153 . Mais si l’on sait désormais que Jean Basarab, tout comme son

(= Russia and the Mongols, pp. 277-297) et, en dernier lieu, Cherie Woodworth, The Birth of the Captive Autocracy: Moscow, 1432, «Journal of Early Modern History», 13 (2009), pp. 49-69.

150. Ch. Halperin, Ivan IV and Chinggis Khan, pp. 481-497 (= Russia and the Mongols, pp. 284-296).

151. N. Iorga, Imperiul cumanilor şi domnia lui Băsărabă, p. 70. 152. Le premier à établir le rapport entre la «Coumanie noire» et Negru Vodă a

été D. Onciul, Scrieri istorice, éd. A. Sacerdoţeanu, Bucarest 1968, vol. I, pp. 384-387; l’effort d’I. Vásáry, Cumans and Tatars, pp. 139-140 de prouver le contraire ne résiste pas devant les sources.

153. Si ce n’est, plus tard, dans la figure étrange du «Tsar Noir» Ioan Nenada, chef d’une jacquerie dans le Banat en 1527 réprimée par Jean Zapolya (N.T. Trâpcea,

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fils Nicolas Alexandre, comptaient de leur vivant parmi les «tsars» ou les «basileis de la terre», on commence peut-être à approcher la véritable origine du nom mystérieux de Negru Vodă154 . C’est justement au XIVe siècle que l’on a pu surprendre dans les annales vénitienne la prise de conscience du transfert de pouvoir des Nigrorum Cumanorum évoqués par un Andrea Dandolo († 1354) aux Romani negri che dicono Valacchi dans la chronique de Gian Giacopo Caroldo155 . Tant du côté des Russes que du côté des Roumains il s’agissait de revendications de l’héritage du Tsarev ulus, du Khanat de Kiptchak, ne venant plus de la part des peuples nomades, comme jusqu’alors, mais s’inscrivant dans le grand processus de la reconquête des steppes par les peuples sédentaires ayant habité jusqu’alors le domaine des forêts (ou la taïga «mont recouvert par la forêt»)156 .

S’il était possible de dégager une loi historique dans la succession périodique des empires de la steppe, c’est que d’un côté leur élément ethnique (composé pêle-mêle de peuples nomades et sédentaires) per-dure, et que de l’autre les formations politiques émergeantes changent seulement du nom en fonction de l’élite dominante. Si donc la Cumania noire du Bas-Danube a pu devenir à terme la Ţara Românească (Va-lachie), ce n’est pas dû au simple fait d’être majoritairement habitée par

Ţarul Ioan Nenada şi Gheorghe Crăciun, oameni negri, «Balcania», 2-3 (1939-1940), pp. 331-342).

154. N. Stoicescu, Descălecat sau întemeiere? O veche preocupare a istoriogra‑fiei româneşti. Legendă şi adevăr istoric, dans le volume «Constituirea statelor…», pp. 97-164, surtout pp. 141-159; M. Cazacu, O controversă: Thocomerius‑Negru Vodă, p. 54. Nous avons fait dans la présente recherche le choix de nous limiter aux sources du XIVe siècle, sans compliquer la reconstitution historique avec les souvenirs flous, les inventions patentes et les interminables approximations historiographiques autour de la légende de Radu Negru Vodă. La plupart des problèmes de la recherche historique du sujet découlent en effet de la démarche contraire, qui consiste à partir des sources du XVIIe siècle pour remonter le temps afin de reconstituer des réalités antérieures de trois siècles. Les dangers de l’anachronisme devraient être évidents.

155. S. Iosipescu, La Colonia delli Romani Negri che dicono Valacchi. La roma‑nité des Roumains dans la conscience européenne du XIVe siècle, «RRH», 18 (1979), pp. 673-685.

156. De même que la culture roumaine (C.C. Giurescu, Istoria pădurii româneşti din cele mai vechi timpuri până astăzi, Bucarest 1975), celle russe est une culture du bois (M. Devèze, Contribution a l’histoire de la forêt russe (Des origines à 1914), «Cahiers du Monde russe et soviétique», 5 (1964), pp. 302-319). Même aujourd’hui le territoire de la Russie est recouvert à 60 % par les forêts.

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les Roumains, car dans la steppe ce n’était pas la démocratie populaire qui imposait les règles. La raison de cette transformation terminologi-que essentielle ne put être qu’une modification de fond dans la nature de l’élite dominante. Selon cette règle de fer de la steppe, pour que la Cumania devienne Valachia, la transmutation à s’opérer n’était pas à la base, mais au sommet. Ce qui n’a pu être induit que par le groupe mili-taire dirigé par Ioan (Ivanco) Basarab, d’origine roumaine (Olachus), et de confession orthodoxe (schismaticus) qui, comprenant parfaitement les mécanismes du pouvoir de la steppe, a réussi - maniant habilement le bâton et la carotte - à imposer sa domination sur les restes de l’aristocratie coumane et mongole du sud des Carpates157 . C’est la reconnaissance de ce nouveau rapport de forces au sein de l’élite politique qui lui valut le surnom (ou peut-être le titre158 ) d’origine coumane conféré par/imposé à ses sujets et surtout qui donnera le nouveau nom officiel à l’espace d’entre les Carpates et le Danube.

«Les princes roumains eux-mêmes sont, du reste - pensait Iorga - dans le sens intime de leur autorité, les continuateurs des khans coumans dont ils empruntent certains noms même, comme celui de Băsărabă, de même que les princes russes vainqueurs des Mongols entrent aussitôt dans la notion d’État de ceux-ci»159 .

L’héritage principal de la domination des peuples d’origine toura-nienne dans la steppe danubienne, pendant plusieurs siècles, n’est pas de nature ethnique, bien que cet élément ne doive pas être sous-estimé. Ce qui a marqué décisivement l’histoire roumaine a été en tout premier lieu ce cadre politique originaire.

C’est en 1330 que Jean Basarab dut se confronter à la plus sérieuse tentative de battre en brèche la position dominante acquise par la recon‑quista valaque sur la steppe. Elle vint depuis le nord, car la Cumania figurait à partir de 1233 parmi les titres royaux adjoints à la Couronne de Saint Étienne160 . Comme l’avait bien remarqué N. Iorga:

«Le roi apostolique a accepté la soumission religieuse des Coumans, aux-quels il a donné un évêque dépendant de la hiérarchie hongroise. La terre

157. Voir dans ce sens les justes mises au point de M. Cazacu, O controversă: Thocomerius‑Negru Vodă, pp. 55-57.

158. Voir là-dessus l’Excursus qui accompagne cette étude. 159. N. Iorga, Histoire des Roumains et de la Romanité orientale, p. 149. 160. I. Vásáry, Cumans and Tatars, p. 138.

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dominée par les Coumans est, à partir de ce moment, la sienne. Il est donc le roi des Coumans, qui n’avaient pas jusque là un roi [unique - n.n.] et pas même, d’après la coutume touranienne, un Khan»161 .

Ce fut donc le roi Charles Robert d’Anjou qui, au nom des droits de la Couronne de Saint Étienne revendiqua pour lui la domination sur cette partie périphérique du khanat de Kiptchak.

Un autre détail a été noté pertinemment par N. Iorga:«La présence, à côté du voévode de Transylvanie, de trois prévôts et d’un moine dominicain, qui périrent, montre que dans cette action il était question aussi de la destruction, qui rentrait dans l’obligation du «roi apos‑tolique» - la Transylvanie étant pleine de Franciscains, de Dominicains, d’Augustins - de l’opiniâtreté du schisme roumain»162 .

Heinrich de Mügeln ajoute ce détail que parmi les victimes tom-bées à Posada comptaient également un évêque latin et plusieurs abbés163 . En effet, abusant de la confiance que les papes d’Avignon avaient investie dans ce rejeton de Saint Louis, Charles d’Anjou avait soumis l’Église de Hongrie à un régime de domination qu’aurait en-vié même un empereur byzantin. Une dénonciation auprès du pape, sous la protection de l’anonymat pour contourner la colère royale, condamna en 1338 les abus que, «depuis 23 ans» (donc depuis 1315) le roi perpétrait contre l’Église du Royaume. Les élections canoniques n’étaient plus permises, le souverain nommant lui seul les évêques,

161. N. Iorga, Histoire des Roumains et de la Romanité orientale, p. 200; sur la place malaisée qu’occupèrent les Coumans dans le royaume de Hongrie, voir Nora Berend, At the Gate of Christendom: Jews, Muslims and “Pagans” in Medieval Hungary, c. 1000‑c. 1300, New York-Cambridge 2001, pp. 68-73, 87-93, 97-100, 134-140, 142-147, 171-183, 244-268 et la carte de la p. 59. Nora Berend montre parfaitement que le statut juridique des Coumans était construit essentiellement sur la protection royale exercée directement sur cette population, ce qui n’a pas facilité les rapports de la Couronne avec le Saint Siège.

162. N. Iorga, Histoire des Roumains, pp. 216-217. 163. A. Pippidi, La originile Ţării Româneşti, pp. 18-19: «Und was sie der pischoff

und epte erslugen un den, der des kunigs insigel furte...». Il s’agit d’une exagération, fondée cependant sur un fait réel. Les banderia que les évêques du royaume devaient - en tant que barons d’office - entretenir des revenus de l’Église, accompagnaient l’armée royale dans ses expéditions. Mais l’évêque de Transylvanie André, qui administre à l’époque son diocèse durant une période extrêmement longue (1320-1357): Eubel, Hie‑rarchia catholica medii aevi, vol. I (1198‑1431), Ratisbonne 1913, p. 492, a sûrement survécu à l’enfer de Posada.

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même du vivant du détenteur du siège, en s’appropriant les revenus des sièges vacants, en imposant de lourdes taxes et en sollicitant des présents onéreux, en expropriant enfin les terres de l’Église. Il avait traîné les membres du clergé devant la justice séculière, en leur im-posant à se battre en duel. Enfin, pour comble de ses exactions, le roi avait obligé les évêques «d’aller à la guerre chaque année, et même plus souvent»164 . Il est donc tout à fait plausible que l’évêque de Transylvanie ait participé à l’armée partie à l’encontre du protecteur de l’évêché orthodoxe de Curtea de Argeş.

L’armée royale pénétra jusqu’à Curtea de Argeş, qui subit en cette fin d’automne toutes les rigueurs de la guerre. Les Valaques répondirent par une intelligente tactique de guerre irrégulière165 , qui épuisa les atta-quants en les obligeant à rechercher avant l’arrivée de l’hiver le chemin de retour vers la Hongrie. En remontant le cours de la rivière d’Argeş, les envahisseurs tombèrent naïvement, trompés par un prétendu guide, dans le guet-apens du col de Poienari (nommé Posada)166 . «Tous les soldats du roi - dit la Chronique peinte de Vienne - étaient pris comme des poissons dans un filet de pêche». Pilonnée pendant quatre jours, du 9 au 12 novembre, l’armée angevine fut alors taillée en pièces. Parmi ceux qui payèrent le plus cher les frais de l’aventure royale furent juste-ment les Coumans qui en faisaient partie: «Cumanorum denique corruit inestimabilis et plurima multitudo»167 .

Il est de ce fait justifié de considérer l’année 1330 comme celle de la dernière tentative des Coumans - dirigés par leur roi légitime, Charles

164. P. Engel, The Realm of St Stephen. A History of Medieval Hungary, 895‑1526, Londres-New York, 2001, pp. 142-143.

165. E.C. Antoche, La guerre irrégulière dans les principautés de Moldavie et de Valachie (XIVe‑XVe siècle), dans le volume «Stratégies irrégulières», éd. H. Coutau-Bé-garie, Paris, 2010, pp. 160-183.

166. S. Iosipescu, Românii din Carpaţii Meridionali, pp. 75-91, avec nouvelles précisions de géographie historique dans: Idem, Bătălia de la Posada (9‑12 noiem‑brie 1330). O contribuţie la critica izvoarelor istoriei de început a principatului Ţării Româneşti, «RI», 19 (2008), pp. 59-82.

167. «Scriptores rerum Hungaricarum», vol. I, p. 499, information confirmée aussi par la Chronique de Heinrich von Mügeln, récemment mise en valeur par A. Pippidi, La originile Ţării Româneşti, «RI», 19 (2008), pp. 5-20, ici pp. 16-18, avec le texte en annexe, p. 19: «Auch wart der Chomannen und der Heyden an czal - dit Heinrich de Müggeln - die mit dem kunig do waren». Les pertes de ce corps analysées par S. Iosi-pescu, Românii din Carpaţii Meridionali, p. 90.

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Robert d’Anjou - de s’emparer de la Valachie où leurs ancêtres avaient dominé avant l’arrivée des Mongols. L’échec définitif de celui qui s’appelait rex Hungariae, …, Cumaniaeque de contester la domination valaque dans la région paracheva la translatio imperii des Kiptchak aux Roumains. De l’ancien «empire couman» du Bas-Danube (Cumania Nigra) ne restait plus qu’un nom (Cumania) que les rois de Hongrie allaient conserver dans leur titulature jusqu’à la bataille de Mohács (1526). Dorénavant, sur les mêmes lieux, s’installait inébranlablement la domination de «Basarab le Roumain et de ses fils»168 . Ce fut donc cette dynastie roumaine qui donna désormais le nom du pays.

Dans la perspective biaisée de Charles Robert les membres de cette dynastie n’étaient certes que les «détenteurs infidèles de notre pays tran-salpin au dépens de la sainte Couronne et de nous-même». Les sources orientales, serbes et byzantines présentent quant à elles une histoire dif-férente, en comptant Jean Basarab et son successeur comme l’un d’entre les «empereurs de la terre»: le victorieux sortant de la dure compétition pour le tsarat des Kiptchak et membre à part entière de la communauté politique orthodoxe présidée par l’empereur de Constantinople. Voilà ce qui se cache en définitive derrière l’amère constatation de Charles Ro-bert alors qu’il fulmine impuissant contre «Basarab le schismatique»169 . L’Histoire avait finalement rendu justice à Etienne, filius comitis Parabuh Comani, qui, dès 1325, frôlant la lèse-majesté (in preiudicium regalis pietatis), avait affirmé que la puissance du roi de Hongrie ne saurait nul-lement s’opposer ni souffrir comparaison avec la puissance de Basarab (ut ipsius domini regis potentia potentie ipsius Bazarad non in aliquo posset contraire et equari)170 . Laissons pour l’instant de côté la rhétori-

168. DRH D., vol. I, p. 57 (1335). 169. DRH D., vol. I, p. 50 (1332). 170. DRH D., vol. I, pp. 37-38; Gy. Györffy, Adatok a románok XIII. századi tör‑

ténetéhez és a román állam kezdeteihez, «Történelmi Szemle», 7-8 (1964), 1. pp. 1-25., et 3-4, pp. 537–568, ici p. 550; Maria Holban, Din cronica relaţiilor româno‑ungare în secolele XIII‑XIV, Bucarest 1981, pp. 101-103; ce document n’a absolument rien à voir avec une prétendue origine coumane de Basarab, comme pense N. Djuvara, Thocome‑rius‑Negru Vodă, pp. 164-165. La même lecture erronée chez I. Vásáry, Cumans and Tatars, p. 153, qui ne craint pas le paradoxe, en spéculant sur l’«extraction coumane» de Basarab, tout en reconnaissant que, selon le roi Charles Robert d’Anjou, le monarque va-laque était Roumain (information entièrement absente chez N. Djuvara). La même valeur a malheureusement la démonstration de I. Vásáry, en dépit de l’unanimité des sources, portant sur l’origine «coumane» des Assénides (Ibidem, pp. 22-26), à une époque où

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que creuse de la chancellerie hongroise, qui désignait certes le monarque valaque comme «Bazarab Transalpinum sancte regie corone infidelem». Que pouvait représenter en revanche à l’esprit de ce fougueux couman un monarque qui surpassait incomparablement le pouvoir réel (potentia) d’un des plus puissants rois chrétiens, si ce n’est un empereur?

L’autokrator de Hongrovalachie

La pratique diplomatique qui voyait désormais l’Empire byzantin, après la perte à la même époque de l’Asie Mineure, réduit au statut de simple État balkanique parmi d’autres, devait chercher un juste milieu entre ces deux théories, censées coexister en pratique aussi longtemps qu’une entente balkanique devait se développer contre les provocations communes, notamment l’avancée ottomane.

Comment ce compromis se manifesta-t-il en pratique lors des négo-ciations des autorités byzantines avec ces βασιλειõς τηõς γηõς? L’Empire byzantin restauré en 1261 ne reconnut pas le titre impérial de ses rivaux de Trébizonde, tout comme celui d’Épire, bien que ceux-ci fissent valoir des titres dynastiques bien plus illustres, Comnène d’un côté, Doukas Angelos de l’autre, par rapport à une famille Paléologue qui n’avait que récemment usurpé le titre. En position de force, Michel VIII avait tou-tefois tenté de réduire ses concurrents au simple niveau de despotes, en les assimilant ainsi à sa propre famille impériale. Si la fiction de l’unicité de l’institution impériale se voyait restaurée, cela n’a jamais empêché les souverains de Trébizonde d’utiliser de leur côté librement le titre impérial. Finalement, au XVe siècle ce titre fut reconnu pour l’étendue de son propre domaine, tout comme pour les puissants monarques de Géorgie.

Comment les choses se déroulèrent-elles pour un autre représentant des βασιλειõς τηõς γηõς, en l’occurrence Nicolas Alexandre, le successeur du tsar Jean Ier Basarab? En échange de son obéissance directement formulée à l’égard de la Grande Église, le patriarche insérait le nom du prince de Valachie dans les diptyques de l’Église constantinopolitaine. Il commençait également à utiliser dans la formule d’adresse officielle au

les sources abondantes distinguent clairement entre Coumans et Roumains, et assignent toujours la dynastie fondatrice de l’Empire aux derniers. Et c’est loin d’être la moins grave incohérence d’un livre qui par ailleurs ne manque pas de qualités.

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voïévode le titre de µε,γας βοεβο,δας και. αυvθε,ντης πα,σης Ουvγγροβλαχι,ας (grand voïévode et seigneur de toute la Hongrovalachie). En effet, le roi hongrois, en tant qu’ancien suzerain, avait seulement concédé au prince de Valachie la simple dignité de «voïévode du Pays transalpin», à savoir de chef de guerre théoriquement amovible et révocable, dont l’héritage devait être toujours confirmé par le roi.

Or, c’est justement par les pourparlers avec Constantinople que Nicolas Alexandre franchit un nouveau seuil dans la conception de son pouvoir: il briguait la reconnaissance de son statut de prince absolu. C’était le caractère souverain des princes régnants de Valachie qui était désormais souligné par l’usage du titre de domn (lat. dominus, sl. gospodin ou gospodar’)171 . Ce titre n’était autre chose que la qualité de dominus naturalis terrae Transalpinae que s’attribuait Louis d’Anjou, et que refusa de reconnaître à partir de 1359 Nicolas Alexandre172 . Il s’agit d’une prérogative de la royauté angevine désignant sa suzeraineté sur la Valachie, et que le prince de Valachie s’appropriait dorénavant pour lui-même. L’équivalent grec du titre assumé par Nicolas Alexan-dre - αυvθε,ντης - renfermait justement cette signification supérieure, car il était utilisé à Constantinople dans les adresses officielles destinées à l’empereur: ο ̀αυvθε,ντης µας ο ̀βασιλευõς («notre seigneur, l’empereur»)173 . Ce titre désignait à Byzance le pouvoir souverain par contre-distinction avec l’autorité déléguée à de simples gouverneurs174 . Par exemple, en

171. I. Bogdan, Originea voievodatului la români, dans «Scrieri istorice», Bucarest, 1968, pp. 165-179; E. Vîrtosu, Titulatura şi asocierea la domnie în Ţara Românească şi Moldova, Bucarest, 1960, pp. 105-230.

172. DRH, D, vol. I, n° 40, pp. 73-74: en 1359, le roi Louis évoquait: «eo tempore, quo Alexander Bazarade, woyuoda Transalpinus, nos pro domino naturali regognoscere renuebat».

173. Pseudo-Kodinos, Traité des Offices, éd. J. Verpeaux, Paris, 1966, p. 208, l. 16-17, et autres références p. 381, s.v. Voir les occurrences de cette appellation de Georgios Sphrantzès, Memorii (1401‑1477), en annexe, Pseudo‑Phrantzès: Macarie Melissenos. Cronica (1258‑1481), éd. V. Grecu, Bucarest, 1966 se rapportant à Manuel II et à Jean VIII: XV, 8 (pp. 22-24), XIX, 1 (pp. 36-38); à l’empereur Constantin XII: XXX, 2 (3 fois) (p. 74), XXX, 6 (2 fois) (pp. 76-78), XXXI, 10 (p. 80), XXXII, 9 (pp. 84-86), XXXV, 9 (pp. 96-98), XXXVI, 10 (p. 102). La traduction roumaine, inutilement slavisante: «oblăduitorul meu împăratul» ne nous semble pas la mieux inspirée. «Dom‑nul meu împăratul» en est la traduction précise. Cf. Eleanor Dickey, Κυ ,ριε, δε,σποτα, domine. Greek Politeness in the Roman Empire, «The Journal of Hellenic Studies», Vol. 121 (2001), pp. 1-11.

174. T. Teoteoi, Les notions d’authentes et despotes dans les sources byzantines et post‑byzantines, «RESEE», 44 (2006), pp. 71-81.

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présentant les agissements contre l’autorité des despotes Paléologues de certains gouverneurs locaux en Morée, Sphrantzès (lui-même un an-cien kephalè de Patras) souligne que ceux-ci aspiraient illégitimement à détenir leurs territoires «en tant que seigneurs indépendants, et non en tant que gouverneurs» (και. ου[τως, ι [να πα,λιν ε ;χωσιν αυvτοι. ταυõτα ω `ς αυvθε,νται αυvτωõν, ουvχ ω `ς κεjαλα,δες)175 .

Ce titre souverain était renforcé également dans les documents valaques en slavon par la formule de l’autocratie (ñàìîäðúãåö), pour contester d’abord toute dépendance vis-à-vis du royaume hongrois. Il faut cependant noter qu’à Byzance, le terme autokrator avait développé historiquement deux acceptions fondamentales176 . Il s’agissait de la traduction officielle précise, déjà depuis l’époque romaine, du titre latin d’imperator. Si la version grecque ne gardait pas la connotation militaire du terme latin, elle renfermait plus fortement l’idée de la monarchie et de l’autonomie de l’exercice du pouvoir. Ce n’est qu’à partir du règne d’Héraclius que ce vieux titre impérial vient à être concurrencé sur le plan officiel par celui de basileus177 . Ce qui n’enlèvera rien à ce qu’une tradition séculaire avait déjà investi. Avec la multiplication des bénéfi-ciaires du titre de basileus par l’association au trône, c’est notamment le terme d’autokrator et celui de mégas basileus qui parvinrent à désigner le détenteur suprême du pouvoir impérial178 . Faisant rmonter l’origine de ce titre à l’époque du premier tsarat bulgare, et non au commencement du royaume serbe, comme le pensait G. Ostrogorsky, Vasilka Tăpkova Zaïmova a montré qu’il est pratiquement coextensif au titre de tsar179 . Il y a de quoi s’étonner que dans l’historiographie roumaine on puisse débattre autour de la signification du titre de ñàìîäðúãåö, entre ceux qui affirment que le terme servait seulement à distinguer le prince de

175. Sphrantzès, XXXIX, 2, p. 112. 176. G. Ostrogorsky, Autokrator i samodržac. Prilog za istoriju vladalačke titula‑

ture u Vizantiji i u južnih Slovena, «Glas Srpske Kraljevske Akademije», 164 (1935), pp. 95-187 (= Idem, Sabrana dela, vol. IV, Belgrade 1970, pp. 281-364) avec la discussion de H. Grégoire, «Byzantion» 10 (1935), pp. 763-775.

177. L. Bréhier, L’origine des titres impériaux à Byzance, «Byzantinische Zeits-chrift», 15 (1906), pp. 161-178, surtout pp. 161-172.

178. ODB I, pp. 234-235; P. Schreiner, Zur Bezeichnung “Megas” und “Megas Basileus” in der byzantinischen Kaisertitulatur, «Byzantina», 3 (1971), pp. 175-192.

179. V. Tăpkova-Zaïmova, L’idée impériale à Byzance et la tradition étatique bulgare, «Byzantina», 3 (1971), pp. 289-295, ici pp. 294-295.

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son associé au trône180 , et ceux qui, au contraire, insistent sur l’aspect externe, d’affirmation de l’indépendance du prince181 . Il est naturel qu’il en soit ainsi, tant que le terme grec d’origine renferme en effet les deux acceptions.

C’est donc sur la base d’une sorte de compromis entre les deux théories concurrentes qui animaient la réflexion politique dans le Commonwealth byzantin tardif, celle traditionnelle de l’Empire unique et universel, d’un côté, et celle émergée avec les nouvelles réalités politiques des «empereurs [orthodoxes] de la terre» que c’est produit le transfert d’une partie des attributs de l’institution impériale vers l’institution princière émergeante de la Valachie. Ce processus allait connaître un développement encore plus accentué après 1453 quand, une fois l’Empire romain d’Orient disparu, la Grande Église modifia radicalement son attitude à l’égard de la théorie des «empereurs de la terre» afin de trouver auprès d’eux le soutien moral et matériel dont elle avait désormais besoin182 .

En conclusion, les actes de 1359 étant entérinés par l’accord du basi‑leus Jean V Paléologue, ils constituent également - en vertu de l’autorité impériale et patriarcale - la première reconnaissance internationale du nouveau titre officiel du prince de Valachie. Par cette qualification, les deux autorités de l’Empire romain d’Orient, la spirituelle et la tempo-relle183 , octroyaient conjointement au grand voïévode de Valachie un statut équivalent à celui du grand prince Dimitri IV Donskoy de Moscou (1359-1389). Celui-ci était en effet intitulé µε,γας ρ `ηõξ πα,σης ~Ρωσι ,ας184 , bien qu’une idéologie impériale russe fût alors déjà en train de consti-

180. E. Vîrtosu, Titulatura domnilor. 181. V. Al. Georgescu, L’idée impériale byzantine et les réactions des réalités

roumaines (XIVe‑XVIIIe siècle). Idéologie politique, structuration de l’Etat et du droit, «Byzantina», 3 (1971), pp. 313-339, ici pp. 320-327; Idem, Instituţiile statelor româneşti de sine stătătoare, dans «Constituirea statelor feudale româneşti», Bucarest, 1980, pp. 209-250.

182. D.I. Mureşan, De la Nouvelle Rome à la Troisième: la part des Principautés roumaines dans la transmission de l’idée impériale, dans le volume «L’eredità di Traian. La tradizione istituzionale romano-imperiale nella storia dello spazio romeno», éd. A. Castaldini, Bucarest 2008, pp. 123-166.

183. A. Bryer, The Roman orthodox world (1393‑1492), dans le volume «The Cambridge History of the Byzantine Empire c. 500-1492», éd. J. Shepard, Cambridge 2008, pp. 852-880.

184. Observation de J. Darrouzès, Regestes, Reg. N. 2411, crit. 2 ; cf. Reg. N. 2578.

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tution, renvoyant quant à elle non seulement au même modèle mongol, mais aussi à un autre empire des steppes, celui des Khazars185 .

Si une conclusion ferme se dégage de notre analyse c’est que l’année 1359 est loin de représenter la date de l’entrée de l’espace roumain dans l’influence de l’Empire byzantin. Il s’agit en réalité de l’apparition d’une nouvelle volonté de réorganiser ecclésialement un espace qui avait été antérieurement sous l’influence de la métropole de Vicina et de celle de la Galicie. Cette vision répondait d’abord à une nouvelle conception du pouvoir patriarcal, selon laquelle les pontifes de la Grande Église devenaient toujours plus conscients des impératifs de leur époque et entendaient leur donner des réponses sur mesure186 . Cette vision était marquée par l’inspiration du «photianisme politique» ravivé par Matthieu Blastarès au milieu du XIVe siècle187 . Un des principes fondateurs de cette doctrine accordait au patriarche un pouvoir effectif dans l’organisation active de sa juridiction:

«Le soin de veiller sur toutes les métropoles, tous les évêchés, les monastè-res et les Églises, ainsi que la charge de les juger, condamner ou absoudre, appartient au patriarche dont chacun relève. Mais il est concédé au proèdre

185. Ch. Halperin, The Russian Land and the Russian Tsar: The Emergence of Muscovite Ideology, 1380‑1408, «Forschungen zur osteuropäischen Geschichte», 23 (1976), pp. 7-104; W. Vodoff, Remarques sur la valeur du terme tsar appliqué aux prin‑ces russes avant le milieu du XVe siècle, «Oxford Slavonic Papers», 11 (1978), pp. 1-42 (= Princes et principautés russes (Xe‑XVIe siècles), Variorum Reprints, Northampton 1989, III); D. Nastase, Remarques sur l’idée impériale en Russie avant 1453, «Revue des études roumaines», 17-18 (1993), pp. 95-107; Ia.N. Ščapov, Достоинство и титул царя на Руси до XVI в., dans «Царь и царство в русском общественном сознании. Мировосприятие и самосознание русского общества», éd. A.A. Gorskii, Moscou, 1999, (Мировосприятие и самосознание русского общества, 2), pp. 7-16; A.A. Gorskii, Представления о «царе» и «царстве» в средневековой Руси (до середины XVI века), dans: vol. cit., pp. 17-37; Idem, РУСЬ. От славянского Расселения до Московского царства, Moscou, 2004, pp. 320-337.

186. P. Guran, Définitions de la fonction patriarcale à la fin du XIVe siècle, «RESEE», 40 (2002), pp. 109-124; D. Angelov, Imperial Ideology and Political Thought in Byzantium (1204‑1330), Cambridge, 2007, pp. 386-387.

187. D.I. Mureşan, De la place du Syntagma de Matthieu Blastarès dans le Méga Nomimon du Patriarcat de Constantinople, dans le volume «Le Patriarcat œcuménique de Constantinople aux XIVe-XVIe siècles. Rupture et continuité», Paris, 2007, pp. 429-469; Idem, The Spread of Hesychasm and the emergence of the “political Photianism” in the Fourteenth Century, dans le volume «The Orthodox Christian World», éd. A. Casiday, Routledge, 2010, sous presse.

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de Constantinople d’exercer dans le ressort des autres patriarcats, là où il n’y a pas eu consécration antérieure d’église, le droit de σταυροπη,για, ainsi que de connaître des cas litigieux survenus dans les autres sièges, de rectifier les jugements et d’en imposer l’exécution»188 .

C’est justement Philothée Kokkinos, originaire de Thessalonique, qui est la personne responsable de la récupération pour le mouvement hésychaste du canoniste Matthieu Blastarès, natif de la même ville, et qui au départ avait été un partisan du patriarche Jean XIV Kalékas. De la main de Philothée est sortie en effet l’élogieuse notice biographique qui accompagne les manuscrits de l’œuvre du moine juriste. Si justement ce grand patriarche avait été imbu au plus haut degré du «photianisme politique» remis au goût du jour par Blastarès, voilà qui n’est pas dû au hasard189 .

Tout autant d’éléments donc qui expliquent le rôle important joué par Philothée Ier non seulement dans la partition de la métropole de Hon-grovalachie en 1370, mais aussi dans les événements qui ont conduit à la naissance de la métropole de Hongrovalachie. L’idéologie complexe, évolutive, en vertu de laquelle ce patriarche s’était appliqué avec tant d’énergie, selon ses visées œcuméniques orthodoxes, sur les questions ecclésiastiques de la principauté de Valachie, devient peut-être désormais plus claire.

ExcursusBasaraba Ivanco

Après avoir montré, nous l’espérons du moins, l’importance capi-tale que le texte du Prologue du Zakonik d’Étienne Dušan revêt pour la perception correcte de l’idéologie de l’époque du monarque fondateur de la Valachie, il reste à nous demander pourquoi ce texte n’a pas encore été, malgré ses qualités, pleinement utilisé pour l’analyse d’une période dont on ne saurait prétendre qu’elle n’a pas intéressé les historiens.

188. PG 145, c. 109 (Matthieu Blastarès, Syntagma canonum) = J. Zepos, P. Zepos, Jus graecoromanum, vol. II, Athènes, 1931, pp. 240-243; J. Signes Codoñer, F.J. Andrés Santos, La ‘Introducción al derecho (Eisagoge)’ del patriarca Focio, Madrid, 2007 (Nueva Roma, 28), p. 293; nous empruntons la traduction française de G. Dagron, L’Église et l’État (milieu IXe ‑ fin Xe siècle), dans «Histoire du Christianisme des origines à nos jours», t. IV, Evêques, moines et empereurs (610‑1054), Paris, 1993, pp. 204-206.

189. D.I. Mureşan, De la place du Syntagma de Matthieu Blastarès, p. 441-442.

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C’est peu dire que la réception de ce document dans l’historiographie roumaine connut un chemin tortueux. En 1870, Stojan Novaković avait publié une première édition du Code de Dušan, édition entachée cepen-dant de beaucoup d’erreurs190 , comme le reconnaîtra dans sa seconde version l’éditeur lui-même. C’est malgré tout cette édition-là qu’utilisa en 1876 Konstantin Jireček dans sa célèbre monographie historique dédiée au peuple bulgare, en évoquant le renseignement fourni par le tsar serbe sur le nom de «Basaraba Ivanco, des Caren Alexander Schwiegervater», précisant seulement que «der spätere Alexander Basaraba ist mit diesem Ivanco nicht zu verwechseln». Cependant dans sa brève note, aucune précision n’était donnée sur le contexte de l’information, à savoir la participation des «sept tsars» à la bataille de Velbužd (1330)191 .

Utilisant la monographie de Jireček, A.D. Xenopol eut le mérite d’avoir compris l’importance de ce texte pour les débuts de l’État vala-que, tant pour son contexte juridique que pour l’autorité de son auteur. Cependant, l’historien roumain n’a jamais pris connaissance directe du Zakonik même, restant tributaire des bribes d’informations extirpées de leur contexte qu’avait fournies le slaviste de Prague. Ce manque de contact direct entraîna des effets des plus malheureux sur deux monographies, pourtant fondatrices, de l’historiographie roumaine. Dans la première, A.D. Xenopol put s’imaginer que le fondateur du pays, Radu Negru aurait eu deux fils: Ivanco Basarab (1310-1320) qui aida le tsar Michel Šišman en 1323 (sic!) et Alexandre Basarab (1320-1365) à qui il accordait le mé-rite de la victoire de Posada192 . Ce qui lui faisait douloureusement défaut c’était ici, on l’observe facilement, la connexion avec la participation d’Ivanco Basarab à la campagne contre les Serbes de 1330.

Ces assertions attirèrent la riposte fougueuse de l’ancien républicain de 1870, Bogdan P. Haşdeu, qui dédia symboliquement «à Sa Majesté Royale», Charles Ier de Hohenzollern, le «Fondateur du Royaume des Roumains» son étude sur Negru Vodă le «Fondateur de l’État de Va-

190. Zakonik Stefana Dušana cara srpskog 1349. i 1354, Belgrade 1870. 191. J.K. Jireček, Geschichte der Bulgaren, Prague 1876, p. 290 et n. 13. 192. A.D. Xenopol, Istoria Românilor din Dacia Traiană, Vol. II. Istoria medie,

partea I. De la întemeierea ţărilor române pănă la moartea lui Petru Rareş, Bucarest 1889, pp. 77-78: «Ivancu Basarab, 1310-1320, este urmaşul şi probabil fiul lui Radu Negru sau Tugomir Basarab. Despre acest Ivancu se spune în legile sârbeşti ale lui Ştefan Duşan că el ca domn al Valahiei, ar fi ajutat ţarului bulgar Mihail (1323-1331) în lupta acestuia contra imperiului bizantin».

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lachie». Celui qui avait autrefois voulu déposer Charles Ier, lui souhai-tait désormais un long règne, en lui offrant comme dans «un miroir du prince» le modèle d’un «Alexandre Basarab» qui aurait régné de 1310 à 1363, prince d’«une longévité royale (regi‑longevitate) exceptionnelle même dans l’histoire universelle»193 . Désormais fort du haut patronage royal, Haşdeu entendait, dans un climat de tension avec l’Académie Roumaine, régler ses comptes avec ses contestataires, et surtout avec A.D. Xenopol.

Haşdeu, qui connaissait quant à lui l’édition du Zakonik de Dušan de 1870 fut à même de restituer la véritable connexion avec la bataille de Velbužd (1330), en observant malicieusement l’improbabilité qu’un prince mort en 1320 ait pu aider le tsar Michel dans ses conflits avec les Byzantins qui commencent en 1323194 . Mais après ces observations exac-tes, il s’adonna malheureusement à une série de considérations gratuites pour sacrifier l’évidence sur l’autel de sa théorie bien aimée.

À cet effet il devait nécessairement rejeter l’idée qu’Ivanco Basarab aurait été un véritable prince de Valachie, en le ramenant au statut de boyard (kinez) «de Dolj» (!), beau-père non du Bulgare Ivan Alexandre, mais du Valaque Alexandre Basarab, peut-être un ex-ban de Craiova (selon D. Fotino)195 . Avec cette redistribution des rôles sur la liste des tsars d’Étienne Dušan, il comprenait en revanche qu’Alexandre Basarab avait été, en conformité avec ses théories, un «tsar des… Tatares Noirs». D’autre part, Haşdeu proposa une émendation paléographique par rapport au Ãîñïîäñòâî ßøüêî, postulant une confusion entre ˙ (ja) et ñà (sa) en restituant dans le texte Ãîñïîäñòâî Ńàøüêî, balayant du revers de la main les Alains (Iaşi) occidentaux, qu’il ne connaissait guère, et proposant à leur place une jamais existante seigneurie des… Saxons (Saşi)196 .

193. B.P. Haşdeu, Negru‑Vodă. Un secol şi jumătate din începuturile Statului Ţerei Românesci (1230‑1380) (=Etymologicum Magnum Romaniae. Dicţionarul limbei istorice şi poporane a Românilor, lucrat după dorinţa şi cu cheltuiala M. S. Regelui Carol I, t. IV. Introducerea), Bucarest 1898, p. CLXXXII.

194. Dans l’abrégé français de sa monographie, A.D. Xenopol, Histoire des Romains de la Dacie trajane, depuis les origines jusqu’a l’union des Principautés en 1859, Paris 1896, p. 209 corrige tacitement l’erreur, en replaçant la date de passation du pouvoir entre les deux frères en 1325: «Ivanko Bassarabe (1310-1325)» et Alexandre Bassarabe, (1325-1365), sans intégrer curieusement la conséquence que son «Ivanko Bassarabe» devait encore être vivant pour avoir pris part à la bataille de Velbužd (1330).

195. B.P. Haşdeu, Negru‑Vodă, p. CLXXXVIII-CLXXXIX, CCVII, CCXII. 196. Ibidem, p. CLXXXIII-CLXXXIV.

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Malgré toutes ces erreurs, Haşdeu fut le premier à se montrer sensi-ble au contexte impérial de la référence valaque d’Étienne Dušan. Son «Alexandre Basarab» aurait été de la sorte:

«considéré à juste titre par les Slaves trans-danubiens comme un tsar des Tatares Noirs, car il dominait sur une grande partie des Coumans, Alexandre voïévode a d’une part chassé les Hongrois de Severin, donnant à son pays pour la première fois le nom de «Hongrovalachie», à savoir le territoire roumain et hongrois des deux côtés des Carpates, et d’autre part, il s’est mêlé très énergiquement dans les affaires de la Bulgarie, …, on peut dire que les deux empereurs successifs de Tărnovo, Michel et Alexandre, avaient dû leur couronne surtout au prince de Valachie»197 .

Si l’on remet Ivanco Basarab a sa juste place, tout en replaçant cor-rectement les Tatares Noirs sur la carte politique du moment, dirigés par le khan (= tsar) Özbek, à côté et non sous la dépendance de la Valachie, on observe combien B.P. Haşdeu avait approché la juste interprétation du texte.

Malheureusement pour l’exégèse de ce texte capital, si gravement malmené jusqu’ici, Haşdeu n’a pu profiter de l’excellente nouvelle édition du Zakonik de Dušan que St. Novaković publia en 1898, l’année même de la sortie de Negru‑Vodă. Il est cependant à douter qu’il aurait accepté, du point où il en était arrivé avec sa théorie, de tout changer pour une simple virgule qui lui avait échappé: Áàñàðàáó Èâàíêà òàñòà Àëå¿åíäðà öàðà, (!) ñóìåã æèâóøòèõ ]ðüíĄèõü Òàòàðü198 . Non, on peut en être sûr, Alexandre n’était pas «le tsar des Tatars Noirs», car cela violenterait les réalités historiques tout autant qu’elle rendrait impossible de tirer de ce texte le chiffre final de sept tsars…

Ni même Nicolae Iorga n’a été épargné de commettre une erreur toute aussi grave de compréhension du texte d’Étienne Dušan. Dans son excellente étude consacrée en 1913 aux conditions de politique géné-rale de la fondation des métropoles des Principautés roumaines, il fait montre d’une connaissance indirecte de ce texte, par le miroir trompeur du Negru‑Vodă de Haşdeu. Abandonnant sans discussion l’improbable correction paléographique proposée par ce dernier, Iorga affirme désor-

197. Ibidem, p. CLXXXVII-CLXXXVIII. 198. Zakonik Stefana Dušana cara srpskog: 1349 i 1354, éd. St. Novaković,

Belgrade 1898, p. 4; cf. le texte reproduit par Haşdeu d’après l’édition de 1870 (que nous n’avons pu vérifier) où cette virgule décisive fait défaut (B.P. Haşdeu, op. cit., p. CLXXXVII).

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mais que Dušan «dira plus tard de Basarab qu’il était non seulement un prince couman (Ãîñïîäñòâî ßøüêî) mais aussi un maître de ses voisins, les Tatares Noirs»199 . D’abord il y a confusion entre la personne de Basarab et l’institution princière (gospodstvo), ensuite les Alains (Iaş) passent pour être des Coumans, et Iorga d’appliquer enfin cette prétendue coumanité à Basarab lui-même! Pour comble, il a transformé les Tatars Noirs, de simples voisins de Basarab «le Couman» en sujets de ce der-nier. Comme si la Horde d’Or n’existait pas! Or ce faisant, Iorga n’a pas utilisé le moyen le plus simple pour contrôler cette chaine de déductions erronées: si de trois entités politiques il en fait une seule, il ne reste plus à tout compter que... cinq des «sept tsars»! Il est vrai que de nos jours il est facile de dissiper une telle confusion, par suite du progrès naturel des connaissances, qui a démontré la présence directe de la Horde d’Or jusqu’à l’embouchure du Danube, d’un côté, et celle des Alains sur le reste du territoire de la Moldavie, de l’autre.

C’est cependant cette prétendue coumanité de Basarab qui s’est dissimulée dans une autre étude de Iorga, datant de 1928, plutôt un substantiel compte-rendu d’une étude, en fait un essai, de A. Bruce Boswell200 , regorgeant il est vrai, de suggestions et d’hypothèses de tra-vail. En reconnaissant l’origine turque du nom de Basarab, Iorga prenait ses distances avec les théories fantaisistes de B.P. Haşdeu, en soulignant qu’il fallait désormais parler de Băsărabă cel cu numele couman. Pour se demander rhétoriquement en passant: «Le nom, bien sûr [est d’origine coumane - n.n.]. Mais seulement le nom?»201 . Il est évident qu’il avait encore à l’esprit ce qu’il avait lui-même écrit quinze ans auparavant, lorsqu’il n’avait pas manifesté la même prudence en parlant franchement du fondateur de Valachie comme d’un «prince couman». Mais toute cette idée se fonde, nous venons de le voir, sur une compréhension complè-

199. N. Iorga, Condiţiile de politică generală, dans le volume «Scrieri istorice», pp. 95-112 (publiée initialement dans «AARMSI», s. II, 35 (1912-1913), pp. 387-411), ici p. 99: «Duşan va spune mai târziu despre Basarab că era, nu numai domn cuman (Ãîñïîäñòâî ßøüêî), dar şi stăpânitor al vecinilor tătari negri».

200. A. Bruce Boswell, The Kipchak Turks, «The Slavonic Review», 6 (1927), pp. 68-85.

201. N. Iorga, Imperiul cumanilor şi domnia lui Băsărabă. Un capitol din colaboraţia româno‑barbară în Evul Mediu, dans «Studii asupra Evului Mediu românesc», Bucarest, 1984, pp. 67-71 [initialement publié dans «AARMSI», s. III, 8 (1928), pp. 97-103], ici p. 69: «Numele, desigur. Dar numai numele?».

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tement fausse du contenu du Proimion du Code d’Étienne Dušan et une grave confusion entre les Alains et les Coumans. Mais ce que Iorga oublia de plus grave encore - peut-être sous l’impact du poporanisme de cette époque qui prenait volontairement Basarab pour un simple «voïévode des paysans» - ce fut le titre de tsar que le tsar Dušan prêtait au souverain valaque et que Haşdeu avait été le dernier à prendre en compte, fût-ce partiellement.

Tout cela n’aurait constitué qu’une des fulgurations du grand his-torien, toujours utiles, souvent géniales, mais parfois aussi carrément erronées. Malheureusement, ne vérifiant ni la source ni les références de N. Iorga, le vénérable historien Neagu Djuvara a adopté de propos délibéré cette erreur202 pour en faire à son tour la pierre angulaire sur laquelle il a bâti une théorie qui pousse l’idée d’une origine coumane de Basarab et de son père jusqu’à ses dernières limites. Aussi déplore-t-il que Iorga ne soit pas allé plus loin, du fait des préjugés de son temps, dans l’exploration de la coumanité de Basarab, sans réaliser que cette «intuition» s’est fondée sur une singulière méprise. On dirait aujourd’hui: tant mieux pour Iorga!

Il est évident que, pour avoir en réalité formulé cette idée en 1913, Iorga a sans doute senti plus tard qu’il risquait de faire carrément fausse route. Il ne s’est pas figé à ce stade, approfondissant la question sans hé-siter à s’auto-corriger honnêtement. Il donna ainsi son dernier mot sur la question dans la monumentale Histoire des Roumains, dont le IIIe volume vit paraître l’édition française en 1937203 . Ce n’est pas qu’entre temps il aurait renoncé à tout ce qu’il avait énoncé de fécond à ce sujet. Il dédie au contraire dans sa grande synthèse des pages pleines d’inspiration à la «symbiose roumano-coumane», sur le rôle des Coumans d’assistants à la constitution de l’Empire assénide, de la Cumania royale fondée par le roi de Hongrie etc.204 . Iorga se montre au fait de la démonstration philologique d’une chose qu’il avait lui-même déjà formulée: l’origine coumane du nom de Basarab205 . On est cependant un peu surpris de le

202. N. Djuvara, Thocomerius‑Negru Vodă, p. 141. 203. N. Iorga, Histoire des Roumains et de la Romanité orientale, vol. III, Les

fondateurs d’État, Bucarest 1937. 204. Ibidem, pp. 68-74. 205. L. Rászonyi-Nagy, Contributions à l’histoire des premières cristallisations

d’État des Roumains. L’origine des Basarabas, «Archivum Europae Centro-Orientalis», I, 1935, pp. 221-253.

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voir prendre ironiquement ses distances par rapport aux conclusions historiques que tel philologue hongrois croyait naïvement pouvoir en tirer206 . Il s’insurge également contre la théorie formulée par le grand éditeur des sources transylvaines Endre Veress207 , à l’égard de laquelle il ne mâche pas en revanche ses mots208 . Ce n’est donc pas de Iorga, comme il aimerait le croire, mais d’une erreur que celui-ci a lui-même abandonnée, en la rejetant comme une absurdité, que M. Neagu Djuvara prend la relève dans son livre209 .

Qu’est-ce qui a motivé Nicolae Iorga à opérer ce changement radical dans sa prise de position scientifique? Un des facteurs a été le retour justement au texte du tsar serbe.

«Les Serbes arrivent à vaincre ces Basarabes, de même que les Tatars et une mention slavonne qu’on trouve dans les Annales, de même que dans la préface du Zakonik d’Étienne Douchane, indiquent le nom même du voévode vaincu: «Băsărabă Ivanco». Nous croyions jadis qu’il fallait

206. N. Iorga, Histoire des Roumains, n. 4, pp. 187-188: «une bizarre théorie cu-manisant les Basarabes est celle de Lászlo Rászonyi, qui déclare être tout aussi familier pour les choses de Budapest que pour celles d’Ankara, mais, en ce qui concerne ce sujet lui-même, certainement non».

207. E. Veress, Originea statelor <stemelor> Ţărilor române, «Revista Istorică Română», 1 (1931), p. 230: «à la fin du XIIIe siècle, la famille des Bassarabes, avec un groupe de guerriers des plaines entre le Prut et le Séreth, où ils avaient habité on ne sait combien de siècles dans une symbiose avec les Cumans, conquirent la nation roumaine qui se trouvait dans la plaine du Danube, y formant un État».

208. N. Iorga, Histoire des Roumains, n. 4, pp. 187-188: «Sur l’origine de la prin-cipauté de Valachie il ne peut y avoir quelque chose de plus absurde et de plus haineux que ce que publie M. Veress Endre».

209. De manière tout à fait étonnante, Neagu Djuvara préfère faire économie dans ses excursus généraux sur les Cumans de toutes les recherches spéciales consacrées depuis plusieurs décennies par V. Spinei à la collaboration roumano-touranienne, tant sa monographie citée sur la fondation de la Moldavie (parue en 1982) que l’ouvrage Realităţi etnice şi politice în Moldova Meridională în secolele X‑XIII. Români şi turanici, Jassy 1985, désormais aussi en anglais. Gageons que s’il les avait consultées, ses jugements sans droit d’appel sur l’attitude de l’historiographie roumaine envers la composante touranienne de notre histoire auraient été bien plus indulgents… Cela aurait pu épargner aussi plusieurs confusions fâcheuses, comme par exemple celle de confondre (cf. p. 152) le yarlyk, qui est le diplôme octroyé à ses fonctionnaires, aux princes chrétiens assujettis ou aux métropolites byzantins par le khan mongol, avec le tribut payé par ses sujets (et qui s’appelle en fait tamga, tout comme le sceau des khans, ou vyhod). (M. Roublev, Le tribut aux Mongols d’après les testaments et accords des princes russes, «Cahiers du Monde russe et soviétique», 7 (1966), pp. 487-530).

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sous-entendre: Băsărabă, fils d’Ivancu ou Iancu (diminutif de Jean), nom employé chez les Roumains comme chez les Serbes, mais il paraît qu’il est question d’un nom double, comme celui de Nicolas Alexandre»210 .

Même s’il renvoie génériquement à l’édition de Novaković (sans titre, sans page), il précise qu’il connaît le texte à travers B.P. Haşdeu. Cependant la conclusion la plus logique est enfin tirée sur la base de cette source: Ivanco est le nom du célèbre Basarab. Or, selon Iorga, un prince qui s’appelle d’un nom diminutif propre aux Serbes et aux Roumains211 , ne devait avoir que très peu de chances d’être d’origine coumane.

On aura du mal à dire que cette opinion de Iorga, aboutissement d’une longue réflexion autour d’un texte capital, serait devenue depuis un lieu commun. S’il en est ainsi, cela se doit à l’influence majeure que joua après guerre un des livres les plus importants de l’histoire de la pensée politique médiévale roumaine. Dans cette œuvre d’une érudition qui parfois coupe le souffle, Emil Vîrtosu, situé méthodologiquement à l’antipode de Iorga, laisse l’impression d’avoir non seulement épuisé un sujet, mais aussi de l’avoir définitivement résolu. Cela est sûrement vrai pour une série de ses conclusions. Engrangeant le texte de Dušan dans sa vaste approche du nom théophore qui accompagne mystérieuse-ment la titulature des princes roumains, Vîrtosu a accrédité l’idée qu’en l’occurrence «Ivanco» ne serait que la traduction slavonne du nom de chancellerie Iw (Ioan) accolé à celui de tous les princes valaques et moldaves. Mais son argument pour expliquer le positionnement final de ce titre supposé a de quoi laisser songeur: cela proviendrait «du fait de l’ignorance ou de la fantaisie de l’écrivain serbe qui fait la note, [en le mettant] après le nom propre de Basarab et non avant lui, comme il convient normalement»212 . Pour balayer une telle interprétation il suffit de rappeler que «l’ignorant écrivain serbe» n’était autre qu’Étienne Dušan en personne, le contemporain de Basarab qu’il combattit à Velbužd. Un manuel diplomatique patriarcal mis en valeur une décennie plus tard, a prouvé d’ailleurs qu’il est inconcevable que la chancellerie valaque ait déjà mis en place son formulaire à une époque aussi précoce. Dans

210. N. Iorga, Histoire des Roumains et de la Romanité orientale, p. 213. 211. Sur l’équivalence entre Ioan - Iancu et leurs multiples dérivés, voir I.-A. Pop,

Numele din familia regelui Matia Corvinul ‑ de la izvoarele de epocă la istoriografia contemporană, «SMIM», 26 (2008), pp. 111-138.

212. E. Vîrtosu, Titulatura domnilor, pp. 16-17.

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l’Ekthesis néa de la fin du XIVe siècle aucune référence n’est faite au titre Io par rapport à la titulature de Mircea Ier (1386-1418), pourtant extrêmement généreuse, alors que mention est y faite dans la rédaction post-byzantine de ce manuel diplomatique pour ce qui est d’Étienne III de Moldavie (1457-1504)213 . C’est pourquoi le raisonnement d’Emil Vîrtosu nous semble parfaitement rétrospectif et dubitatif. En réalité non seulement l’ordre du double nom, «Basaraba Ivanco», est inversé, mais «Ivanco» (Jean), est rendu selon une forme diminutive. Ce double traitement ne conviendrait guère à un nom de chancellerie, qui aurait dû, selon la norme officielle, avoir priorité.

La conclusion qui s’impose après avoir suivi les tribulations de l’historiographie roumaine autour de ce texte impérial est inéluctable. Ce que nous communique le témoignage contemporain et informé d’Étienne Dušan c’est qu’Ivanco‑Ioan (Jean) était bel et bien le nom de baptême du prince Basarab214 .

Par conséquent, Basarab, tout comme Kalita, a beaucoup de chances d’être un surnom attribué au prince Jean. Cette opinion a déjà été mise en avant par Ştefan Ştefănescu et Nicolae Stoicescu. Ce surnom d’ori-gine turco-coumane signifie effectivement «le père dominateur» (basar - l’aoriste du verbe basmak = dominer; aba = père)215 . Il pourrait avoir été donné par les éléments coumans éparpillés encore en Valachie après avoir été mis au pas par l’intrépide voïévode valaque216 .

Cela nous rappelle d’ailleurs le surnom, lui aussi d’origine tatare, dont avait été affublé son contemporain moscovite Ivan Ier Danilovitch (1325-1340), le véritable fondateur de l’État moscovite: Kalita (bourse d’argent)217 . Ce surnom, d’origine arabe, entré en russe et en polonais

213. J. Darrouzès, Ekthesis Nea. Un manuel des pittakia byzantin du XIVe siècle, «REB», 27 (1969), pp. 5-165, ici pp. 61-62.

214. Déjà le Diplôme des Johannites de 1247 atteste au sud des Carpates un «knèz Jean».

215. L. Rászonyi-Nagy, Contributions, cit., pp. 221-253; A. Decei, L’invasion des Tatares de 1241/1242 dans nos régions selon la Djami ot‑Tevarikh de Fazl Ollah Rasid ed‑Din, «RRH», 12 (1973), pp. 101-121, ici pp. 103-105; I. Vásáry, Cumans and Tatars, pp. 151-152.

216. N. Stoicescu, Descălecat sau întemeiere? O veche preocupare a istoriografiei româneşti. Legendă şi adevăr istoric, dans le volume «Constituirea statelor…», pp. 97-164.

217. Fr. Miklosich, Lexicon palaeoslovenico‑graeco‑latinum, emendatum auctum, Vienne 1862-1865, p. 280 qui le traduit joliment en latin comme «marsupium», précise

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par le biais du mongol, provenait du sac ou de l’escarcelle que lui avait donné(e) symboliquement en 1328 le khan Özbeg, au même temps que le titre de grand prince de Vladimir, pour signifier sa nouvelle fonction de fermier du tribut des princes russes destiné à leur souverain mongol218 . La mémoire populaire et historique transfigura cette cruelle réalité219 en lui accolant toutefois indélébilement ce sobriquet.

À la lumière de l’irréfutable témoignage du premier tsar serbe, Étienne Dušan, il sera ainsi plus adéquat de désigner le fondateur de la Valachie comme Jean Ier Basarab tout comme l’on désigne naturel‑lement son contemporain, le fondateur de la Moscovie, comme Ivan Ier Kalita.

Mais il y a encore une interprétation possible, que nous avançons ici à titre d’hypothèse de travail. À relire attentivement le texte de Dušan sur les «sept tsars», on observe qu’il accole aussi de règle générale aux noms de ces souverains leur titre habituel: les monarques grec et bul-gares sont des «tsars», la confédération alane est un État (gospodstvo). Cette détermination manque pour «Basarab Ivanco». La question qu’il faut désormais soulever c’est si Basarab n’est tout simplement à l’ori-gine non un sobriquet, mais un titre de pouvoir - basarab - d’origine turco-coumane.

Il est d’emblée manifeste que son sens intrinsèque de «père domi-nateur» correspond clairement à une notion d’autorité. Ce titre doit être apparenté par une racine commune à l’institution mongole des baskaki (bāsqāq)220 . Ceux-ci sont bien attestés comme gouverneurs, responsables des collectes du tribut, des troupes, du maintien de l’ordre et de l’organisa-tion du commerce, dans les territoires russes occupés, entre 1240 et 1300. Par la suite ils ont été remplacés avec l’accord du khan par les grands princes russes qui désormais s’occupaient eux-mêmes de l’organisation

qu’il provient de l’arabe kheritha, sans doute par l’intermédiaire du tatar; cf. aussi I.I. Sreznevsky, Материалы для словаря древнерусского языка, vol. I, A-K, St. Petersburg 1839, p. 1183.

218. J. Curtin, The Mongols in Russia, Boston 1908, p. 324. 219. Le fondateur de l’historiographie russe moderne, N. Karamzin, Histoire de

l’Empire de Russie, t. IV, Paris, 1819, p. 301, relaie ainsi la légende pieuse qui y voit plutôt «un sac plein d’argent, qu’il [Ivan Ier] portait toujours pour ses aumônes aux pauvres».

220. Nous remercions le Prof. Matei Cazacu de nous avoir suggéré en 2005, lors de la soutenance de notre thèse de doctorat, ce rapprochement, nous permettant aimablement de faire ici même usage.

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de ces servitudes de vassalité221 . Les grands princes prenaient ainsi la relève des bāsqāq mongols. Pour expliquer la signification de cette ins-titution, István Vásáry a émis deux hypothèses. Partant d’abord du sens de la racine bas- «presser», il a suggéré une allusion à l’acte d’apposer le sceau (la tamga - signe d’autorité des khans mongols), ou bien à celui de «oppresser»222 . Par la suite, il a plutôt penché pour le sens de «gouverner» en général223 . S’agissant néanmoins d’une autorité déléguée, délégation qui se faisait à travers la concession du droit d’utiliser les insignes du pouvoir du khan, les deux sens sont en fait complémentaires.

Approfondissant la question, Donald Ostrowski a argumenté que le système administratif mongol représentait de fait une réplique du double système administratif propre à la dynastie Tang, divisé entre un gouverneur civil (taishouya) et un gouverneur militaire (duweiya). Le suffixe ‑ya dans les deux termes possédait justement la même signification de «presser», désignant par cela un fonctionnaire qui donne l’aval à un document en lui apposant un sceau officiel. Dans la Horde du Kiptchak ce système a été repris en turc couman respectivement comme le darūga et le bāsqāq, ce qui a donné en russe les termes daruga et baskak224 . À partir de 1300, les grands princes russes, en gagnant la confiance du khan, prirent en effet la relève de ces autorités mongoles, tant militaires que civiles.

La même évolution a dû être connue aussi dans l’espace roumain, où les traces de la présence des bāsqāq sont également signalées225 . Observons cependant que même si le titre de (grand) basarab est ap-parenté à la dignité de bāsqāq - car il tire son sens de la même racine bas‑ («presser») - l’idée supplémentaire de «père» (aba) qu’il renferme montre qu’il est bénéficiaire d’un crédit de nature supérieure: le prince

221. Ch.J. Halperin, Russia and the Golden Horde. The Mongol Impact on Medieval Russian History, Bloomington, Indiana, 1987, pp. 33-40.

222. I. Vásáry, The Golden Horde daruga and its survival in Russia, «Acta Orien-talia Academiae Scientiarum Hungaricae», 30 (1976), pp. 187-197, ici p. 188 (= Idem, Turks, Tatars and Russians in the 13th‑16th Centuries, Ashgate 2007, V).

223. I. Vásáry, The Origin of the Institution of Basqaqs, «Acta Orientalia Academiae Scientiarum Hungaricae», 32/2 (1978), pp. 201-208, ici pp. 202-203 (= Idem, Turks, Tatars and Russians, VII).

224. D. Ostrowski, The tamma and the Dual‑Administrative Structure of the Mongol Empire, «Bulletin of the School of Oriental and African Studies», 61 (1998), pp. 262-277.

225. V. Spinei, Moldova în secolele X‑XIV, pp. 204, 277-278 confère des toponymes de Moldavie comme Băscăuţi.

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roumain réunissait évidemment tant les prérogatives civiles que militaires du pouvoir mongol d’autrefois. Détail plus qu’intéressant, la fonction de baskak pouvait être exercée même par un boyard russe, donc chrétien, de même que les baskaki étaient censés respecter et faire respecter les immunités fiscales accordées à l’Église orthodoxe russe par les yarlyk octroyés par le khan à partir de 1267226 . Cet aspect fondamental expli-que une fois de plus pourquoi le veliki basarab Jean, prenant la relève des anciens baskaki, aura poursuivi la même attitude de protecteur de l’Église orthodoxe de la Hongrovalachie, organisée autour de l’évêché de Curtea de Argeş.

Observons maintenant que ce titre semble aussi pouvoir être hérité. Dans la lettre du pape Clément VI, le prince associé au pouvoir de Jean Basarab est appelé Alexander Bassarat227 . Cette étrange construction, qui a mené d’ailleurs B.P. Haşdeu à concevoir son fabuleux «Alexan-dre Basarab», a de quoi surprendre. Cette structure correspondrait à un Alexandre qui porte, du fait d’être associé au pouvoir par son père Jean, le même titre que lui de basarab228 .

Encore plus étrange est le fait que ce titre existe aussi au pluriel. Dans l’Histoire de la Valachie (Istoria Ţării Româneşti, connue aussi comme sous le nom de Letopiseţul Cantacuzinesc) on apprend qu’au sommet de l’aristocratie qui avait précédé la fondation de l’État, se trouvait «un neam ce le zicea Basarabi» (une famille qui s’appelait les Basarabi), qui auraient exercé la fonction de petits bans (banoveţ) à Severin, à Strehaia et à Craïova. Pendant longtemps l’administration de la région fut ainsi, «tot ei oblăduind acea parte de loc». Avec la descente de Radul Negru de Transylvanie au sud des Carpates,

«alors les Basarabes avec toute l’aristocratie qui était auparavant au-delà de Olt, se sont tous dressés et sont venus chez Radu Vodă, en lui faisant

226. Ch.J. Halperin, Russia and the Golden Horde, p. 34. Pour une présentation détaillée des sept yarlyk accordés à l’Eglise russe et conservés de nos jours: Elisabeth Teiro, L’Église des premiers saints métropolites, pp. 85-96.

227. DRH D., vol. I, n° 32, p. 60; de même, Ibidem, n° 40, pp. 73-74: Alexander Bazarade (1359).

228. Nous disons semble, car il serait possible, comme attire notre attention M. Petre Ş. Năsturel, d’interpréter aussi Bazarade comme étant un génitif susceptible d’être traduit dans ce cas par «Alexandre (fils de) Basarab». Cela n’enlèverait rien à l’hypothèse d’un nom-titre, car le titre de khan universel (Gengis-Khan), une fois accolé à Temujin, n’a pas non plus été repris comme tel par ses successeurs.

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allégeance pour être sous ses ordres (porunca sa) et pour que lui seulement soit au-dessus de tous»229 .

Il ne s’agit pas de trancher ici cette histoire de Negru Vodă. Mais nous avons déjà exposé notre point de vue qu’à l’origine ce «Negru Vodă» a été un «Tsar Noir» tout comme à l’autre bout du Khanat de Kiptchak, à Moscou, il y avait un «Tsar Blanc» ou un «knjaz blanc». Que «Radul Negru» corresponde ici à Basarab ou à son père peu importe également. On peut observer que l’origine de l’autorité de ce Basarab a été l’acte d’allégeance qu’ont fait à son égard plusieurs basarabs. Tout comme l’unification d’un empire de la steppe se produisait alors qu’un khan réussissait - pas nécessairement à travers la guerre - à faire reconnaître son autorité par les autres khans. Quand cela se produisait le vainqueur était alors salué comme le grand khan et autres dérivés230 .

Cela donne enfin la clé à la curieuse formulation du graffiti de Curtea de Argeş: «V leat 6860 na Dlgopuli prstavisje veliki Basaraba Voivoda»231 . Une même disposition sur l’épitaphe de Câmpulung où Ni-colas Alexandre est déclaré être «săna velikago Basarabja voevoda»232 . «Normalement», l’attribut veliki aurait dû être accolé, selon la pratique ultérieure, au titre de voïévode. Déjà le prince Alexandre se fait en effet appeler par le patriarche œcuménique µε,γας βοι ?βο,δας. Cependant, nous avons la chance d’avoir conservé dans ce graffiti la trace de l’emploi originaire de basarab en tant que titre, et non comme nom. Le maître, le «père dominateur», de plusieurs autres «pères dominateurs» (basarabs) ne pouvait être en effet qu’un grand basarab233 .

229. Istoria Ţării Româneşti 1290‑1690. Letopiseţul Cantacuzinesc, éd. C. Grecescu, D. Simonescu, Bucarest 1960, pp. 1-3.

230. Cette cyclicité de la vie politique de la steppe a parfaitement été expliquée par J. Fletcher, Turco‑Mongolian Monarchic Traditions in the Ottoman Empire, «Harvard Ukrainian Studies», 3-4 (1979-1980) [Eucharisterion, Essays presented to O. Pritsak on his sixtieth birthday by his Colleagues and Students], pp. 236-251.

231. V. Vătăşianu, Istoria artei feudale, vol. I, p. 143. 232. N. Iorga, Inscripţii din bisericile României, vol. I, Bucarest 1905, p. 132, apud

D. Barbu, op. cit., p. 110. 233. Cf. Ch.J. Halperin, Russia and the Golden Horde, pp. 34, 37 et n. 11, p. 145

qui signale, selon la Première Chronique de Novgorod, l’existence d’un «grand Vladimir baskak Argaman» (sic) à savoir un grand baskak nommé Argaman (d’origine probable-ment arménienne) nommé dans la ville de Vladimir. Sa force était telle qu’en 1269 il obligea les Allemands, voisins de Novgorod, à signer un traité de paix conforme à sa propre volonté. D. Ostrowski, The tamma and the Dual‑Administrative Structure, pp. 264-265 montre en effet qu’un baskak pouvait diriger plusieurs baskaki.

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La question se pose naturellement: comment alors pouvait s’appeler une formation politique dirigée par un grand basarab? Le lecteur n’aura pas de difficultés à se rappeler qu’un État ayant à sa tête un empereur s’appelle en effet un empire, celui dirigé par un basileus - une basileia, celui d’un herzeg - une Herzégovine, la terre d’un despote est un despo‑tat, la domination d’un khan s’exerce sur un khanat, et celle d’un sultan sur un sultanat, et ainsi de suite. Logiquement, un État fondé et dominé par un basarab ne peut s’appeler autrement qu’une basarabia. Et c’est effectivement ce que le témoignage direct du même Étienne Dušan, du vivant déjà de Jean Basarab (ou du veliki basarab Jean si l’on veut bien prendre un instant en considération notre hypothèse) intitulait son pays Basarabina zemlia (ą Áàñàðàáèíą ´åìëþ)234 .

Avec cette hypothèse on touche au vaste domaine des noms propres devenus titres ainsi que des titres devenus, inversement, des noms. Il suffit de rappeler d’abord les exemples parlants de César ou d’Auguste. Pour en venir dans le domaine des steppes un certain Temujin est sorti vainqueur de son conflit avec son rival Jamukha, qui avait pris le titre de Gur Khan (chef universel), équivalent de «khan des khans»235 . C’est pour surpasser son rival que Temujin se fit proclamer par le kuriltai de 1205 avec un titre soigneusement choisi de Gengis Khan, signifiant également le Khan universel. Mais pour éviter et dépasser en signification le titre de son rival, Temujin avait alors choisi un terme d’origine turque mer (teniz, entré en mongol comme tengis), pour se donner un titre-nom qui se traduirait mot-à-mot «khan océanique»236 . L’utilisation des noms-ti-tres est une pratique courante dans les steppes, même si son emploi est soumis à des règles qui ne nous sont pas suffisamment connues237 . Entre autres, une série de noms titres sont donnés pour éviter - pour une cer-taine période - d’employer le nom de naissance d’une personne qui est disparue. Cela pourrait rendre compte de l’utilisation sur le graffiti de

234. Fr. Miklosich, Monumenta Serbica spectantia historiam Serbiae, Bosniae, Ragusii, Vienne 1858, n° 127, pp. 146-149 ici 146; le tsar Étienne Dušan accordait (20 sept. 1349) la liberté de passage au commerçants de Raguse vers tous ses voisins, s’ils ne portaient pas des armes; n° 145, pp. 160-164, ici p. 161, le tsar Étienne Uroš renouvelle le même privilège (25 avril 1357).

235. Chr. I. Beckwith, Empires of the Silk Road: a History of Central Eurasia from the Bronze Age to the present, Princeton 2009, p. 185.

236. Ibidem, la longue note 83, p. 415. 237. J.A. Boyle, On the Titles given in Juvaini to certain Mongolian Princes,

«Harvard Journal of Asiatic Studies», 19 (1956), pp. 146-154.

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Curtea de Argeş uniquement du nom-titre de Veliki Basarab, sans emploi de son nom de baptême Jean.

Louis Bazin a montré - sur les traces de Gy. Moravcsik - que les sources byzantines ne connaissent pour le nom du fondateur de la dynastie ottomane que la forme Atman ou Atouman, provenant probablement de la forme originaire, d’origine turque, de son nom, islamisée convenablement plus tard par contamination avec le nom arabe d’Osman, un des compagnons du prophète et troisième calife. Osman dériverait donc de Ataman, formé avec le suffixe ‑man du mot turc ata signifiant «père»238 . Observons que la dynastie ottomane tout comme la dynastie basarabe tirent leur nom de noms-titres insistant sur l’idée de «père» (ata‑, ‑aba), idée dont les implications politiques ne sont que trop évidentes.

Si notre hypothèse est recevable et si à l’origine (grand) basarab n’est qu’un nom-titre que fut accordé à Jean (Ivanco) après la prise en possession complète par les «Roumains noirs» de l’ancienne «Coumanie noire», il résulte que son origine ne saurait avoir absolument la moindre signification ethnique. Si les empereurs romains n’ont dédaigné d’être salués en Orient du titre grec de basileus, les empereurs allemands ou russes ont porté avec fierté des titres d’origine romaine (kaiser et tsar dérivés tous deux de Caesar), les khans mongoles se sont paré de titres d’origine turque, les souverains turques n’ont guère méprisé les titres d’origine perse de chah ou padichah ou d’origine arabe de sultan et calife…

Nous avons vu déjà que presque rien ne subsiste de la théorie reposant sur la confession, supposée catholique romaine, des premiers princes de la Valachie. Or, continue l’argument, ce sont les Coumans qui, au XIIIe siècle, s’étaient convertis en masse au catholicisme, en raison de l’action missionnaire de l’évêché des Coumans. La confession supposée de Ba-sarab sert de la sorte pour deviner son origine ethnique. Ainsi, utilisant le document du pape Clément VI sur la confession d’Alexandre Basarab, M. Djuvara peut conclure sans peur du paradoxe:

«Il me semble évident que Basarab et son fils sont catholiques depuis le baptême, dans leur famille, Thoctomer également très probablement, et

238. L. Bazin, Antiquite méconnue du titre d’Ataman?, «Harvard Ukrainian Studies», 3-4 (1979-1980), pp. 61-70.

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s’est là une nouvelle preuve qu’ils étaient d’origine coumane; car ce sont seulement ceux-ci qui, en Valachie, avaient été christianisés selon le rite occidental, dans la cérémonie de Milcov (1228)»239 .

C’est oublier un peu trop vite que le pontife romain - qui en savait quelque chose du catholicisme d’Alexandre Basarab et de l’existence d’un évêché des Coumans - le compte quant à lui dans cet acte parmi les… Olachi Romani que l’auteur vient d’évoquer à trois reprises deux phrases auparavant!

En tout cas, comme nous venons de le voir, la thèse du catholicisme de Basarab est pratiquement réduite à rien par l’existence, dans la pre-mière église de Curtea de Argeş, d’un trône épiscopal orthodoxe, existant en 1359 comme la VΕκκλησι ,α πα,σης Ου vγγροβλαχι,ας avant l’élévation de la métropole du même nom. Aucune référence donc au caractère couman, bien au contraire, de cet évêché orthodoxe, comme ce fut le cas pour l’évêché concurrent latin des Coumans.

Pour conclure, si Jean Ier Basarab n’était pas simplement un schis‑matique, mais aussi le protecteur d’un évêché orthodoxe qui activait à l’ombre de sa cour princière depuis le XIIIe siècle, on peut être tout aussi convaincu de son origine roumaine. S’il y a débat sur l’origine de Menumorut et de Glad au Xe siècle, sur celle des chefs danubiens du XIe siècle Tatos, Sesthlav et Satza, ou enfin sur celle de Dobrotić/Dobroti-tza du XIVe siècle, c’est que les sources sont contraires, vagues, voire inexistantes. De quoi s’étonner que l’on puisse disserter sur une origine coumane de Basarab ou de son père240 alors que les informations sur ce

239. N. Djuvara, Thocomerius‑Negru Vodă, p. 163. Le rapport étroit entre la thèse de D. Barbu et la thèse que l’auteur lui-même avance est énoncée longuement pp. 195-207. Sur la véritable signification de cet acte, voir maintenant Ş. Papacostea, Orientări şi reorientări, pp. 20-21.

240. Rappelons que la thèse de N. Djuvara, Thocomerius ‑ Negru Vodă, à part Endre Veress, a déjà été formulée par I. Vásáry, Cumans and Tatars, pp. 111-112, 143-144, 149-155 et encore plus tôt par L. Krastev, Une hypothèse concernant l’origine du voévode valaque Jean Basarab (env. 1324‑1352), «Études balkaniques», Sofia, 36 (2000), pp. 108-116. Au-delà de considérations plus ou moins valides, l’historien bulgare apporte, au moins, une source tout à fait intéressante: l’anneau du boyard Besar, paré d’une aigle aux ailes déployées, la tête tournée à droite, similaire au blason de la Valachie, anneau qui a été découvert lors des fouilles effectuées à l’église des Quarante Martyrs de Târnovo. Cela pourrait prouver la parenté de ce boyard avec la dynastie de Valachie. Pour expliquer cette parenté, l’auteur préfère toutefois postuler une origine coumane du boyard Besar, que rien n’indique si ce n’est son nom, d’ailleurs peut-être abrégé, origine

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sujet sont dépourvues de toute ambiguïté. Quelle que soit la résonance de son surnom ou titre, les documents de la chancellerie du roi Charles Robert d’Anjou, s’accordent pour l’appeler «Bozarad Olacus»241 . À ce que l’on sache, personne ne s’est encore aventuré à spéculer sur l’origine ethnique d’Ivan Ier Kalita à partir de l’origine arabe de son sobriquet! C’est oublier trop facilement que les anthroponymes sont une matière des plus soumises aux phénomènes de mode, d’emprunts et d’influence parfois sans aucune rationalité. C’est un peu comme si on déduisait, sur la simple coïncidence du prénom, que le président Léopold Senghor serait d’origine belge, alors qu’il n’est même pas originaire de l’ancien Zaïre, mais du Sénégal! Si même la «science» qui voulait refaire les réalités ethniques sur la base des arguments génétiques s’est avérée une pure et fausse idéologie, il faut mesurer combien les reconstitutions fondées sur une philologie décrochée des sources historiques ont également d’arbi-traire. Vu l’orage médiatique déclenché récemment par les spéculations bon marché autour de ce sujet, il est grand temps d’apporter un peu de sérieux dans les considérations autour de l’origine de Basarab...

Il reste à se demander par quelle alchimie historique on pourra dé-duire désormais l’origine «coumane» et «catholique» d’un personnage dont les sources parlent, sans équivoque possible, comme d’un Roumain (Olacus) orthodoxe (schismaticus).

qu’il extrapole ensuite sur la dynastie valaque. Tout en acceptant l’intérêt de cet élément pour la meilleure connaissance des rapports bulgaro-valaques à cette époque d’intenses alliances dynastiques et politiques, qu’on nous permette de remarquer qu’une explica-tion alternative pourrait être également formulée. Le boyard Besar(…?) pourrait tout simplement être d’origine valaque, tout comme la dynastie fondatrice du second empire bulgare, car les sources prouvent à l’envie la persistance de cet élément ethnique tout au long des XIVe-XVe siècles. Besar(…?) ne saurait être dans ce cas qu’un simple phéno-mène de mode datant probablement de l’époque de collaboration valaco-coumane lors de la révolte des Assénides. Nous n’avançons cependant cette thèse qu’à titre d’exercice euristique pour prouver l’arbitraire de ce type de «démonstrations».

241. DRH D., vol. I, n° 25, p. 50: «Bazarab, infidelis Olacus noster»; Ibidem, n° 29, p. 57. Il est très étonnant de ne pas avoir trouvé, dans un livre supposé dédié à l’extraction ethnique de Basarab et de son père, même pas la moindre référence aux seuls documents contemporains qui nous renseignent expressis verbis sur cette origine.

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