cours philo emile durkheim 1

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Émile Durkheim (1884) Cours de philosophie fait au Lycée de Sens en 1883-1884 Notes prises en 1883-84 par le philosophe français, André Lalande. Sections A et B. Un document produit en version numérique conjointement par M Daniel Banda (professeur de philosophie en Seine-Saint-Denis et chargé de cours d'esthétique à Paris-I Sorbonne) et Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel : [email protected] Site web : http ://pages.infinit.net/sociojmt Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" Site web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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  • mile Durkheim (1884)

    Cours de philosophiefait au Lyce de Sens

    en 1883-1884Notes prises en 1883-84 par le philosophe franais, Andr Lalande.

    Sections A et B.

    Un document produit en version numrique conjointement parM Daniel Banda (professeur de philosophie en Seine-Saint-Denis

    et charg de cours d'esthtique Paris-I Sorbonne)et Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    Courriel : [email protected] web : http ://pages.infinit.net/sociojmt

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"Site web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 2

    Cette dition lectronique a t ralise conjointement M Daniel Banda (professeur de philosophieen Seine-Saint-Denis et charg de cours d'esthtique Paris-I Sorbonne) et Jean-Marie Tremblay,professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

    mile Durkheim (1884)Cours de philosophie fait au Lyce de Sensen 1883-1884.

    Sections A et B.Une dition lectronique ralise partir du cours dmile Durkheim (1884), Cours de

    philosophie fait au Lyce de Sens. Paris. Manuscrit crit. Bibliothque de la Sorbonne, Manuscrit2351. Notes prises en 1883-84 par le philosophe franais, Andr Lalande.

    Document numrique (version html) ralis par Professor Robert Alun Jones, Professor ofReligious Studies, History and Sociology at the University of Illinois in Urbana-Champaign,working in conjunction with the British Centre for Durkheimian Studies at Oxford University andthe Advanced Information Technologies Laboratory at the University of Illinois.

    Sans l'aide prcieuse de M. Daniel Banda, professeur de philosophie en Seine-Saint-Denis etcharg de cours d'esthtique Paris-I Sorbonne, qui nous a produit, pour Les Classiques dessciences sociales, la premire version en traitement de texte de ce cours, le 25 septembre 2002, cecours n'aurait pu tre produit en version finale l'automne 2002.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte : Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2001pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 28 septembre 2002 Chicoutimi, Qubec.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 3

    Table des matires(1er fichier de deux)

    A. NOTIONS PRLIMINAIRESI. Objet et mthode de la philosophieII. Objet et mthode de la philosophie (suite)III. La science et la philosophieIV. Divisions de la philosophie

    B. PSYCHOLOGIE

    V. Objet et mthode de la psychologieVI. Thorie des facults de l'me

    Sensibilit

    VII. Du plaisir et de la douleurVIII. Les inclinationsIX. Les passions

    Intelligence

    X. Thorie de la connaissance

    Perception extrieure

    XI. Conditions de la perception extrieure. Les sensXII. Origine de l'ide d'extrioritXIII. Le monde extrieure existe-t-il ?XIV. De la nature du monde extrieur

    La conscience

    XV. Des conditions de la conscienceXVI. Origine de l'ide du moiXVII. De la nature du moi

    La raison

    XVIII. Dfinition de la raisonXIX. Les donnes de la raison. Principes rationnelsXX. Les donnes de la raison. Ides rationnelle

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 4

    XXI. L'empirismeXXII. L'volutionnisme. Thorie de lhrditXXIII. De l'objectivit des principes rationnels

    Les facults de conception

    XXIV. L'association des idesXXV. La mmoireXXVI. L'imaginationXXVII. Le Sommeil. Le rve. La folie

    Oprations complexes d'intelligence

    XXVIII. L'attention. La comparaison. L'abstractionXXIX. La gnralisation. Le jugement. Le raisonnement

    Esthtique

    XXX. Objet et mthode de l'esthtiqueXXXI. Qu'est-ce que le beau ?XXXII. Le sublime et le joli ; L'art

    Activit

    XXXIII. L'activit en gnral. L'instinctXXXIV. L'habitudeXXXV. La volont. De la libertXXXVI. De la libert (suite). Dterminisme psychologiqueXXXVII. De la libert (fin). Dterminisme scientifique. Fatalisme thologique

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 5

    (Voir le 2e fichier de deux)

    C. LOGIQUE

    XXXVIII. Introduction

    Logique gnrale

    XXXIX. De la vrit ; de la certitudeXL. De la certitude (suite). Certitude moraleXLI. De la certitude fausse ou erreurXLII. Du scepticisme ; du dogmatisme ; du criticismeXLIII. L'ide ; le terme ; Le jugement ; la propositionXLIV. De la dfinitionXLV. Du syllogismeXLVI. De l'inductionXLVII. Des sophismes

    Mthodologie

    XLVIII. De la mthode en gnralXLIX. De la mthode en mathmatiqueL. De la mthode dans les sciences physiquesLI. De la mthode dans les sciences naturellesLII. De la mthode dans les sciences moralesLIII. De la mthode en histoire

    Appendice

    LIV. Du langage

    D. MORALE

    LV. Dfinitions et divisions de la morale

    Morale thorique

    LVI. De la responsabilit moraleLVII. De la loi morale. L'historique de l'utilitarismeLVIII. Critique de l'utilitarisme. Morale du sentimentLIX. Morale KantienneLX. De la loi moraleLXI. Du devoir et du bien ; de la vertu ; du droit

    Morale pratique

    LXII. Morale individuelleLXIII. Morale domestiqueLXIV. Morale civique

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 6

    LXV. Devoirs gnraux de la vie socialeLXVI. Devoirs gnraux de la vie sociale. Devoirs de justiceLXVII. Devoirs gnraux de la vie sociale. Devoirs de charitLXVIII. Rsum de la morale

    E. MTAPHYSIQUELXIX. Notions prliminairesLXX. De l'me et de son existenceLXXI. Du matrialismeLXXII. Des rapports de l'me et du corpsLXXIII. De l'immortalit de l'meLXXIV. De Dieu. Preuves mtaphysiques de ton existenceLXXV. Critique de ces preuvesLXXVI. Exposition et critique de la preuve psycho-thologiqueLXXVII. Preuve psycho-thologique (fin). Preuves moralesLXXVIII. De la nature et des attributs de DieuLXXIX. Du dualisme. Du panthisme. De la crationXXC. De la Providence, du Mal, de l'Optimisme et du Pessimisme

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 7

    Cours de philosophie fait au Lyce de Sens dispens en 1883-1884

    A.Notions

    prliminaires

    Retour la table des matires

    Leon I. Objet et mthode de la philosophieLeon II. Objet et mthode de la philosophie (suite)Leon III. La science et la philosophieLeon IV. Divisions de la philosophie

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 8

    Leon 1.Objet et mthode de la philosophie

    Retour la table des matires

    A. De l'esprit philosophique

    I. Philosopher, c'est rflchir pour gnraliserII. La rflexion philosophique est libreIII. Des formes particulires de l'esprit philosophique

    1. Esprit analytique ou mathmatique2. Esprit synthtique

    B. Critique de certaines dfinitions

    I. Dfinitions de Bossuet, de Cicron, d'AristoteII. Rduction de toutes ces dfinitions celle-ci : La philosophie est la science de

    l'absoluIII. Critique de ces dfinitions

    1. Elles dfinissent la philosophie par son rsultat et non par son objet2. Elles ne conviennent pas toutes les philosophies

    C. Dfinition de la philosophie par son objet

    I. La philosophie est la science de l'homme intrieurII. L'homme intrieur se composant uniquement d'tat de conscience, la philosophie en

    est la scienceIII. Pour qu'elle convienne tous les systmes, il faut complter ainsi cette dfinition : La

    philosophie est la science des tats de conscience et de leurs conditions

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 9

    Leon 1. Objet et mthode de la philosophie

    Retour la table des matires

    Qu'est ce que la philosophie ? Le mot est frquemment employ. Par cela mme,il donne une ide grossire, mais simple de ce qu'il signifie. Philosopher, c'estrflchir sur un ensemble de faits pour en tirer des gnralits. Philosophie, en unmot, veut dire rflexion et gnralisation. C'est ainsi que l'on dit : la philosophie del'art, la philosophie de l'histoire.

    En examinant la forme de la philosophie, le genre de rflexion qui lui convient, cequ'on appelle : l'esprit philosophique, on voit qu'on peut le dfinir ainsi : il consistedans le besoin de se rendre compte de toutes ses opinions, jointe une force d'intelli-gence suffisante pour satisfaire plus ou moins ce besoin. La qualit caractristique del'esprit philosophique est la libre rflexion, le libre examen. Rflchir librement, c'estse soustraire quand on rflchit toute influence trangre la logique. C'estraisonner en ne reconnaissant d'autres autorits que les rgles de cette science et leslumires de la raison.

    Les deux caractres principaux de l'esprit philosophique sont donc la tendance rflchir pour gnraliser et la libert dans la rflexion.

    De cette dernire condition s'ensuit ncessairement qu'on ne saurait confondre laphilosophie avec les religions. La religion admet, outre le tmoignage de la raison,l'autorit de la tradition historique. La philosophie ne connat que les questions et lessolutions relevant de la seule raison. Leurs domaines sont donc nettement distincts.

    En tudiant les divers systmes des philosophes, on s'aperoit que la rflexionphilosophique a, suivant les temps et les circonstances, procd de deux maniresdiffrentes. En d'autres termes, il y a deux formes d'esprit philosophique. Tantt ilprocde par analyse ; il se rapproche alors de la mthode mathmatique. Ce genred'esprit consiste prendre pour point de dpart du systme une ide vidente ouadmise comme telle, et d'y rattacher toutes les ides secondaires de manire formerune srie ininterrompue ; tirant de la premire ide une seconde, de cette seconde unetroisime, et ainsi de suite ; de telle sorte que la premire tant admise, toutes lesautres en sortent sans solution de continuit. C'est en cela, par exemple, que consistel'esprit cartsien.

    L'autre forme de l'esprit philosophique est synthtique, et laisse une place bienplus grande l'inspiration et a l'imagination. Sans avoir besoin d'ordre mathmatique,les esprits de ce genre voient les faits dans leur ensemble, et s'y attachent spciale-ment. Ils prfrent les vastes hypothses qui groupent les faits l'analyse qui lesdissque. Au lieu de classer leur ides en sries, ils en font un ensemble qu'on puisse

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 10

    embrasser d'un coup dil. Tel, est par exemple, l'esprit platonicien. [In the margin ofthe entire paragraph : "non sens philosophiques"].

    Nous connaissons maintenant la forme, l'extrieur de la philosophie. Reste ladfinir par son objet. On a propos diverses dfinitions.

    Bossuet dit : "La philosophie est la science de l'homme et de Dieu." - Cicron ladfinit : "La science des choses divines et humaines." - Aristote : "la science despremires causes et des premiers principes." - On a dit enfin : "La philosophie est lascience de l'absolu."

    On peut faire voir que toutes ces dfinitions reviennent au mme. Il faut d'abordpour cela dfinir "absolu." On appelle absolu ce qui est par soi-mme, ce qui nedpend de rien, ce qui est sans relation aucune. L'absolu serait indpendant del'espace et du temps.

    Sachant cela, montrons que toutes ces dfinitions donnent pour objet la philo-sophie l'absolu. En effet, la premire cause c'est l'tre ou les tres d'o vient toute laralit. Le premier principe, c'est la loi la plus gnrale qui a prsid ce dvelop-pement. Rechercher la premire cause et le premier principe, c'est rechercher leprimitif, l'absolu, tant dans le monde de la connaissance que dans celui de l'existence.Or, dans le premier, quel est l'absolu ? C'est l'esprit de l'homme. Dans le second ?C'est Dieu. Toutes ces dfinitions viennent donc celle-ci : La philosophie est lascience de l'absolu.

    Voici maintenant quelles objections cette dfinition est expose.Elle assigne pour but la philosophie ce qui n'en est que le dernier mot, la derni-

    re hypothse, ncessaire peut-tre pour donner la raison de certains faits, mais qui nesaurait en tout cas tre prise pour point de dpart. L'absolu n'est videmment pas ceque l'on recherche en commenant la philosophie, on n'a ds lors aucune raison de lefaire figurer dans la dfinition de la philosophie.

    Il y a d'ailleurs des systmes philosophiques importants, le positivisme par exem-ple, qui n'admettent pas l'existence de l'absolu. On ne saurait exclure de la philoso-phie des systmes qui agitent les mmes questions que les autres et n'en diffrent quepar la manire de les rsoudre. On ne saurait donner pour objet la philosophie unechose dont l'existence mme est en question.

    Comment donc dfinir la philosophie ?

    Quand on considre les faits dont s'occupe cette science, on voit que ce sont tousdes phnomnes ayant trait l'homme, et, dans l'homme, ce qui n'a rien de physi-que, ce que n'tudient en aucune faon les sciences positives. Le domaine de laphilosophie est l'homme intrieur.

    De quoi se compose l'homme intrieur ? De faits qui ne tombent point sous lessens, mais nous sont connus par une sorte de sens intime qu'on nomme conscience.

    La perception de ces faits modifie la conscience comme la perception matriellemodifie les sens qui lui sont soumis. Aussi dsigne-t-on ces faits sous le nom d'tatsde conscience.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 11

    La philosophie est donc la science des tats de conscience.

    Mais cela ne suffit pas. Les faits psychologiques qu'on appelle tats de consciencesont relatifs, au moins par rapport au temps. Ds lors, la philosophie, par sa dfinitionserait enferme dans le domaine du relatif. L'tude de l'absolu en serait exclue. Lamtaphysique, impose tort par les dfinitions ci-dessus tudies, serait, tortgalement, interdite par celle-ci.

    Il faut donc la modifier ainsi : "La philosophie est la science des tats de con-science et de leurs conditions."

    Cette dfinition convient tous les systmes. L'absolu est-il, n'est-il pas une desconditions des tats de conscience ? La chose reste tudier ultrieurement. Mais entout cas, la dfinition que nous venons de donner autorise la philosophie s'en occu-per si elle juge cette hypothse ncessaire.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 12

    Leon 2.Objet et mthode de la philosophie(suite)

    Retour la table des matires

    A. De l'clecticisme

    I. Exposition de la doctrine de Cousin1. Principe de l'clecticisme : La vrit est trouve, il n'y a qu' la dgager des divers

    systmes o elle est mle au faux2. Premier criterium pour distinguer la vrit : rejeter les ngations3. Second criterium : conformit avec le sens commun

    II. Rfutation1. Le sens commun, qui est inconscient, est expos l'erreur plus que les opinions

    rflchies2. Le sens commun a pour objet la seule pratique, tandis que la science est faite pour

    la spculation3. Le sens commun est nanmoins toujours respectable comme fait, et il faut

    l'expliquer quand on le contredit

    B. De la mthode dductive ou idalismeI. Principe de cette mthode : tirer d'une dfinition pose comme vraie toute la science

    par la seule force de l'espritII. Rfutation : Pour connatre et expliquer les faits, il faut d'abord les observer

    C. De la mthode empirique

    I. La philosophie doit commencer par observer les faitsII. Mais l'observation n'est pas le seul procd de la mthode

    1. La simple observation ne donne des lois que dans des cas trs simples2. De l'hypothse

    D. De la mthode exprimentaleI. En quoi consiste la mthode exprimentaleII. La mthode exprimentale convient seule la philosophie, comme toutes les sciences

    qui se proposent d'expliquer leur objetIII. Elle tient le milieu entre l'idalisme et l'empirisme

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 13

    Leon 2. Objet et mthode de la philosophie (suite)

    Retour la table des matires

    Le but de la philosophie est maintenant dtermin : c'est l'tude des tats de con-science et de leurs conditions. Mais comment la philosophie procdera-t-elle cettetude ? En un mot, quelle sera sa mthode ? Cela reste encore dterminer.

    Les diffrents systmes ont fait cette question diffrentes rponses. De nos jourss'est forme une cole, l'cole clectique, qui soutient que la meilleure mthode seraitde concilier les diffrents systmes. Cette cole, qui sans tre encore organise, avaitt dj reprsente dans l'antiquit par la Nouvelle-Acadmie et par Cicron, dans lestemps modernes par Leibniz qui en recommande souvent le procd principal, cettecole n'est arrive une organisation dfinitive qu'avec Victor Cousin. Ce clbrephilosophe en a donn les principes et la mthode, qui d'ailleurs n'a jamais encore temploye d'une manire suivie.

    Voici en quoi consiste la thorie clectique.

    Suivant Cousin, la vrit n'est plus chercher. Elle est trouve. Seulement, elle estdissmine dans les diffrents systmes philosophiques parus jusqu' prsent. Il n'y adonc qu' extraire de partout o ils se trouvent, ces fragments de vrit pars et mls l'erreur, et les runir pour en former un systme dont les doctrines seront la vritmme.

    Mais o trouver le critrium permettant de distinguer la vrit de l'erreur ? SelonCousin, les systmes n'ont tous pch que par troitesse d'esprit, par trop grandexclusivisme. Quand ils affirment, ils disent vrai. Quand ils nient, ils se trompent. Lesidalistes disent que l'esprit est l'unique agent de la connaissance. Les sensualistesaffirment qu'elle vient uniquement de la sensation. Ce sont seulement, pensent lesclectiques, les mots : unique, uniquement qui font l'erreur. La connaissance provient la fois des sens et de l'esprit.

    Ce systme, qui semble se recommander au premier abord, par la largeur de sesvues, est soumis bien des objections : sans compter que, par son principe mme, ilnie le progrs futur de la science philosophique, le critrium propos est vague ; oplacer la limite exacte qui spar dans les systmes l'affirmation de la ngation ? Il y abien des cas o cette division ne pourrait tre faite qu'arbitrairement. Aussi les clec-tiques proposent-ils un second critrium, le sens commun. Ce critrium, de leurpropre aveu, drive du premier : si les solutions du sens commun sont suprieures

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 14

    celles de la philosophie, c'est, disent-ils, parce qu'elles sont plus larges : "Si le senscommun," dit Jouffroy, "n'adopte pas les systmes des philosophes, ce n'est pas quelles systmes disent une chose et le sens commun une autre, c'est que les systmesdisent moins et le sens commun davantage. Pntrez au fond de toutes les opinionsphilosophiques, vous y dcouvriez toujours un lment 'positif' que le sens communadopte et par lequel elles se rallient la conscience du genre humain." [Jouffroy, [restof note cut off at the bottom of the page]]. On peut remarquer dans ce passage le motpositif, qui marque bien les rapports des deux critriums proposs.

    Cette mthode soumet donc entirement la philosophie au sens commun. Or, lesens commun n'a aucune rigueur philosophique. Il ne s'est pas form d'aprs les rglesde la logique ; il se compose des opinions qui se sont dvelopps sous les milleinfluences du caractre du climat, de l'ducation, de l'hrdit, de l'habitude. Le senscommun est inconscient : le sens commun n'est donc qu'un ensemble de prjugs.

    L'opinion de sens commun est ncessaire l'homme pour se guider dans lescirconstances ordinaires de la vie. C'est mme l ce qui le distingue surtout de laphilosophie : le sens commun est avant tout pratique, le propre de la philosophie aucontraire est la spculation. Par l mme, le sens commun est sans cesse caused'erreur : Galile affirmant le mouvement propre de la terre o objectait le senscommun qui en reconnaissait l'immobilit. Donc comme critrium philosophique, lesens commun doit tre absolument rejet.

    Est-ce dire qu'il n'en faille pas tenir compte ? Du tout. Le sens commun doit trerespect comme un fait, qui a ses raisons d'exister. On peut se mettre en contradictionavec lui, mais la condition expresse de dmontrer comment s'est forme et s'estrpandue l'erreur commune. Si le sens commun contredit une hypothse, c'est qu'il y ades raisons cela ; et fut elle trs solidement tablie sur tous les autres faits cettehypothse gardera un certain manque de fermet, si elle ne peut expliquer ces raisonsqui ont gar l'opinion du vulgaire.

    Il y a contre l'clectisme une seconde objection. Le sens commun est large. Ilpourra fort bien, dans diffrents systmes admettre comme ne lui rpugnant pas, dessolutions contradictoires, et alors qui dcidera en dernier ressort ? Et quand mmecela ne se produisait pas, comment des pices, des lambeaux de philosophie dchirsa et l, pourrait-on faire un systme un, solide, et bien ajust ? Les diffrentesthories qui le composeront n'taient pas faites les unes pour les autres : ce sera doncencore tout un travail que de les runir, travail pour lequel la mthode n'est mme pasencore fixe. L'clectisme ne saurait donc tre un systme bien construit, sur un planfixe : et la preuve en est dans ce fait mme que ses critriums ont bien pu servir trancher des questions particulires mais que Cousin lui-mme n'a jamais tent debtir avec eux une philosophie complte.

    Puisque l'clectisme ne donne pas la vraie mthode de la philosophie, o latrouverons-nous donc ?

    Une autre cole, l'cole idaliste, propose la mthode dductive ou a priori. Il fautchercher, dit-elle, l'ide la plus gnrale, l'ide premire d'o dpendent toutes lesautres, et de mme que des dfinitions qu'il fait accepter en commenant, le math-maticien dduit tout le reste, en faisant voir que tout est contenu dans la dfinitionprimordiale, de mme de cette ide premire le philosophe doit tirer toutes les autres,qui y sont contenues. - Spinoza a donn l'exemple le plus frappant de cette mthode.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 15

    Son ouvrage est crit avec tout l'appareil mathmatique : dfinitions, thormes,corollaires, etc. La mthode a t reprise depuis par Fichte, Schelling, Hegel. Maisces divers philosophes n'ont plus employ la forme mathmatique de Spinoza.

    Cette mthode a un grave dfaut. C'est de mettre l'exprience absolument endehors de la mthode philosophique. Dans les sciences, il faut expliquer des faitsdonns, non inventer une srie d'ides se droulant et se dduisant les unes des autressans s'inquiter si elles cadrent avec la ralit.

    La mthode dductive peut convenir au mathmaticien, qui travaille sur desfigures idales qui peuvent indiffremment avoir ou n'avoir point d'existence endehors de l'esprit. Mais c'est de toute autre faon que travaille le philosophe. Il tudiedes tats de conscience qui sont des faits. Les faits ne s'inventent pas. Il faut lesobserver et les tudier. La mthode idaliste qui prtend supprimer les faits etraisonner leur propos, mais sans se soucier de les tudier, doit donc tre cartecomme trop exclusive.

    La critique de la mthode dductive nous montre que l'tude des faits eux-mmesest ncessaire la philosophie. Mais fait elle toute la philosophie ? La mthode quiprtendrait que toute connaissance provient des sens serait elle plus lgitime que cellequi fait provenir toute connaissance de l'esprit ?

    L'cole empirique le croit. La philosophie, selon elle, doit se contenter d'observerles phnomnes, de les classer, et de les gnraliser. Elle doit se confiner dans cettetude et dgager seulement les lois gnrales qui rgissent les phnomnes.

    On ne saurait admettre des conclusions aussi absolues. La philosophie est unescience, et il n'est pas de vraie science, cherchant expliquer son objet, qui puissevivre uniquement d'observation. Ce procd par lui mme est, sinon absolumentstrile, du moins peu fcond. L'observation n'est que la constatation des faits : lagnralisation qui en est le complment ncessaire ne fait que dgager des phno-mnes leur caractre commun. Encore faut-il que ces caractres soient trs apparents,et [phrase unclear] des lois trs simples. L'observation montre que les corps sontpesants, mais elle ne saurait donner la loi de la gravitation. Sitt que les faits devien-nent tant soit peu complexes, l'observation ne peut plus suffire trouver la loi. Il fautdonc que l'esprit intervienne et fasse pour la trouver ce qu'on appelle une hypothse.

    Ceci nous amne la vritable mthode philosophique : cette loi que l'observationne pouvait trouver, l'esprit l'invente, en fait une hypothse. Cette hypothse faite, pourlui donner force de loi, il faut la vrifier : c'est l que se produit l'opration caract-ristique de cette mthode : l'exprimentation. Exprimenter, c'est observer pourcontrler une ide prconue, s'assurer si les faits confirment ou non la supposition del'esprit. Si oui, si les faits se produisent tous comme ils le doivent faire dans l'hypo-thse tudie, si surtout elle fait dcouvrir de nouveaux faits encore inconnus, ellevoit sans cesse diminuer son caractre hypothtique [phrase unclear]. Mais elle neperd jamais entirement ce caractre : il est clair en effet que tous les phnomnes quis'y rapportent ne sont pas observs, et il suffirait qu'un seul contredit l'hypothse pourncessiter son changement. - Au reste, toutes les science qui expliquent leur objetprcdent ainsi, et ce sont les hypothses qui ont fait faire la sciences les plusgrands pas (hypothse de la gravitation, des fluides lectriques, etc.).

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 16

    La vritable mthode philosophique est donc la mthode exprimentale qui com-prend trois parties :

    1. observation, classement et gnralisation des faits2. invention d'hypothses3. vrification par l'exprimentation des hypothses inventes

    Cette mthode tient le milieu entre les mthodes dductive et empirique. D'aprsles idalistes, l'esprit est tout. D'aprs les empiriques, l'observation est tout. Lamthode exprimentale, contrairement aux idalistes, commence par observer. Con-trairement aux empiriques, elle invente ensuite une loi que l'esprit tire de lui mme, etqu'elle vrifie ensuite encore une fois par les faits. A ceux-ci appartiennent donc lepremier et le dernier mot, mais l'esprit est l'me de la mthode. C'est l'esprit qui cre,qui invente, mais condition de toujours respecter les faits.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 17

    Leon 3.La science et la philosophie

    Retour la table des matires

    A. Qu'est ce que la science ?

    I. La science est un systme de connaissancesII. L'objet de ce systme est d'expliquerIII. Les explications se font par l'tablissement de rapports soit d'identit, soit de

    causalitIV. Dfinition de la science : un systme de connaissances dont les lments sont lis

    entre eux par des rapports, soit d'identit, soit de causalit

    B. La philosophie est-elle une science ?

    I. Conditions de la science :1. Existence d'un objet propre.2. Il faut que cet objet soit soumis, ou la loi d'identit, ou celle de causalit3. Existence d'une mthode.

    II. La philosophie remplit ces trois conditions.

    C. Rapports entre la science et la philosophie.

    I. La science n'est pas une partie de la philosophie.II. La philosophie n'est pas une partie de la science.III. Rapport gnraux entre la philosophie et la scienceIV. Rapports particuliers :

    1. Ce que la science emprunte la philosophie.2. Ce que la philosophie emprunte la science.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 18

    Leon 3. La science et la philosophie

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    On a souvent agit la question de savoir si la philosophie tait une science, dansquelle mesure elle en tait une, et quels taient ses rapports avec les autres sciences.Pour en trouver la solution, il faut d'abord dfinir la science. Au premier coup d'il lascience nous apparat comme un systme de connaissances. Mais ce systme a unordre spcial qu'il faut dterminer. Pour y arriver, voyons quel est le but de la science.Elle a un double but : D'une part elle doit satisfaire un besoin de l'esprit ; de l'autre,elle est destine faciliter et amliorer la pratique. Ce besoin de l'esprit c'estl'instinct de curiosit, la passion de savoir. Enfin la science a toujours sinon pour but,du moins pour rsultat, d'amliorer les conditions matrielles de l'existence, par celamme qu'elle facilite et amlior la pratique en expliquant la thorie.

    Elle atteint ce double but par un seul moyen, l'explication. En expliquant les cho-ses, la raison satisfait de la manire la plus complet et la plus parfaite possiblel'instinct de curiosit. Savoir que les faits existent est un premier plaisir, mais savoirpourquoi ils existent, les comprendre, c'est l une satisfaction d'ordre suprieur. Onpeut se reprsenter la science comme une lutte entre l'intelligence et les choses.Suivant que l'intelligence est victorieuse ou vaincue, elle est satisfaite ou elle souffre.Elle est surtout heureuse quand elle peut saisir tout entire la chose qu'elle examine,la comprendre, la faire sienne pour ainsi dire. C'est l l'idal de l'explication. Ainsiexpliquer est le meilleur moyen de satisfaire l'instinct de curiosit. C'est aussi lemeilleur moyen d'atteindre le second but de la science en rendant les choses plusfacilement utilisables. Quand nous connaissons une chose fond, nous pouvonsbeaucoup mieux et beaucoup plus utilement nous en servir que si nous connaissonsuniquement son existence. Par cela mme que la chose explique et comprise estdevenue [word unclear] nous nous en servons beaucoup mieux que d'une chosetrangre. Tandis que la chaleur, par exemple, dont on connat bien les lois, a donnnaissance aux applications les plus utiles, on ne retire que peu d'utilit de l'lectricitdont on ne connat ni la nature ni les vritables lois et dont l'emploi est presqueentirement empirique.

    Ainsi donc, le meilleur moyen d'arriver son but pour la science tant d'expliquer,on peut dire : l'objet de la science est d'expliquer.

    Mais il y a deux formes de sciences et deux manires d'expliquer. Les mathmati-ques expliquent en dmontrant, c'est dire en faisant voir que le thorme prouverest compris dans un autre dj prouv, qu'noncer l'un, c'est noncer l'autre, que l'un,en un mot, est identique l'autre. De montrer mathmatiquement, c'est donc tablirune identit entre le connu et le cherch. Donc, les mathmatiques expliquent aumoyen de rapports d'identit. Comment dmontre-t-on que les trois angles d'un trian-gle sont gaux deux droits ? En faisant voir que dire :

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 19

    1. que les angles alterns, internes et correspondants sont gaux et ;2. que la somme des angles faits autour d'un point du mme ct d'une droite,

    valent deux droits ; et3. dire que la somme des angles d'un triangle vaut deux droits, c'est la mme

    chose.

    Or, les deux premires propositions tant vraies, il s'ensuit ncessairement que latroisime, qui leur est identique, est vraie aussi.

    Les sciences physiques expliquent autrement : ce ne sont plus des rapports d'iden-tit, mais des rapport de causalit qu'elles tablissent. Tant qu'on ne voit pas la caused'un fait, il est inexpliqu, et l'esprit n'est pas satisfait. On en fait voir la cause, etaussitt l'esprit est satisfait le fait est expliqu.

    On peut donc gnraliser et dire : l'objet de la science est d'tablir des rapportsrationnels - rapports d'identit ou de causalit - puisque nous avons tabli qu'elleavait pour but d'expliquer, et qu'expliquer, c'tait tablir entre les choses des rapportsd'identit ou de causalit.

    Connaissant tout cela, voyons quelles conditions doit remplir un systme de con-naissances pour mriter d'tre appel science.

    Il faut avant tout qu'il ait un objet propre expliquer, que cet objet ne se confondeavec celui d'aucune autre science, et qu'il soit bien dtermin. Comment expliquer,alors que la chose expliquer n'est pas dfinie ?

    En second lieu, il faut que cet objet soit soumis soit la loi d'identit, soit cellede causalit, sans quoi il n'y a pas d'explication possible et par consquent, pas descience.

    Mais ces deux premires conditions ne suffisent pas : en effet, pour pouvoirexpliquer un objet, il faut qu'il nous soit accessible de quelque faon. S'il nous taitinaccessible, nous ne pourrions en faire la science. Le ou les moyens dont doit dis-poser l'esprit pour pouvoir aborder l'tude de cet objet composent la mthode. Latroisime condition remplir pour une science c'est donc d'avoir une mthode pourtudier l'objet.

    Au moyens de ces principes, examinons maintenant si la philosophie est unescience.

    Elle a un objet propre, bien dfini et dont ne s'occupe aucune autre science : lestats de conscience. La premire condition est donc remplie. - Les faits qui consti-tuent son objet sont soumis des rapports rationnels : l'on ne saurait prtendre que lestats de conscience chappent la loi de la causalit. La seconde condition est doncgalement remplie. - Enfin, la philosophie a sa mthode, la mthode exprimentale :elle remplit donc les trois conditions ncessaires obtenir le titre de science et peut-tre juste titre regarde comme une science.

    La philosophie tant reconnue pour une science, quels sont les rapports avec lesautres sciences ?

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 20

    A l'origine de la spculation, les philosophes, par excs de confiance, ont cru quecette science comprenait toutes les autres, que la philosophie, elle seule, menait laconnaissance universelle. Les sciences ne seraient ds lors que des parties, deschapitres de la philosophie.

    La dfinition de la philosophie et la preuve de ses droits au titre de science dis-tincte suffisent montrer que cette thorie ne saurait tre admise.

    De nos jours s'est produite une autre ide : on a soutenu que la philosophie n'avaitpas d'existence propre et n'tait que le dernier chapitre des sciences positives, lasynthse de leurs principes les plus gnraux : telle tait, par exemple, la pensd'Auguste Comte.

    Il n'y a qu' invoquer - encore la dfinition de la philosophie pour rfuter cettethorie. La philosophie son objet propre, les tats de conscience, objet indpendantde celui de toutes les autres sciences. L, elle est chez elle, elle est indpendante, et sipour expliquer son objet elle peut emprunter aux autres sciences, elle ne se confonden tout cas avec aucune d'elles et n'en reste pas moins une science distincte au milieudes autres sciences.

    Quels sont donc les rapports de la philosophie avec ces autres sciences ? - Il y ena de deux espces : les rapports gnraux, qui sont les mmes avec toutes les scien-ces ; les rapports particuliers, qui sont diffrents pour chaque science particulire.

    Examinons d'abord les rapports gnraux. Les objets qu'tudient les diffrentessciences positives n'existent pour nous qu'en tant qu'ils sont connus. Or, la science quitudie les lois de la connaissance, c'est la philosophie. Elle se trouve donc ainsi placerau centre auquel viennent converger toutes les sciences, parce que l'esprit lui-mmeest place au centre du monde de la connaissance. Supposons par exemple que laphilosophie dcide que l'esprit humain, comme le pensait Kant, n'a pas de valeurobjective, c'est dire ne peut pas atteindre les objets rel, voil toutes les sciencescondamnes par l mme a tre uniquement subjectives.

    Passons au rapports particuliers. Ils sont de deux sortes : la philosophie reoit desautres sciences et leur donne.

    La philosophie emprunte aux autres sciences un grand nombre de faits surlesquels elle rflchit et qui servent faciliter l'explication de son objet. Par exemple,il est impossible de faire de la psychologie sans avoir recours aux enseignements de laphysiologie. Quand on spcule sur les phnomnes extrieurs il faut bien prendrepour base des raisonnements que l'on fait les donnes de la physique et de la chimie.

    D'autre part, pour se fonder et se construire les diffrentes sciences emploientdiffrents moyens, suivant ce qu'elles ont expliquer : les mathmatiques ont la ddu-tion ; la physique, l'induction ; l'histoire naturelle, la classification. Mais qui tudieces procds ? C'est la philosophie. Elle en fait la thorie, elle voit a quelles condi-tions ils doivent tre soumis pour donner des rsultats justes. Ds lors, elle sedemande comment ces diffrents procds doivent tre diffremment combins pourtudier les diffrents objets des diffrents sciences. Elle cherche en un mot quelle est

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 21

    la meilleure mthode pour chaque science particulire. C'est mme la le sujet d'uneimportante partie de la logique qu'on appelle Mthodologie.

    Tels sont les rapports de la philosophie et des diffrentes sciences qui l'avoisinent.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 22

    Leon 4.Divisions de la philosophie

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    A. Diffrents divisions proposes par les philosophes

    I. Divisions d'AristoteII. Divisions des picuriens et des stociensIII. Divisions de Descartes

    B. Divisions de la philosophie

    I. PsychologieII. LogiqueIII. MoraleIV. Mtaphysique

    C. De l'ordre dans lequel ces diffrentes parties doivent tre tudies

    I. La psychologie doit ncessairement tre la premireII. La mtaphysique doit ncessairement tre la dernireIII. La logique doit prcder la morale, vu l'importance des problmes qu'elle agite.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 23

    Leon 4. Divisions de la philosophie

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    Connaissant l'objet de la philosophie, nous prvoyons facilement que cet objetsera complexe : les tats de conscience reprsentent des phnomnes de genres biendiffrents les uns des autres : pour en tudier l'ensemble il faudra donc plusieursdivisions de la science philosophique, plusieurs sciences particulires qu'il faut distin-guer et classer.

    Ces divisions ont beaucoup vari avec les diffrents systmes, et c'est biennaturel, car elles dpendent trs troitement de l'esprit gnral du systme. A l'originede la spculation grecque, la philosophie n'est pas divise. Elle est l'ensemble desconnaissances humaines intrieures et extrieures. Elle se confond avec la physique etjusqu' Socrate, tous les traits philosophiques portent le titre : [Greek phrase] On nesait si Socrate divisait la philosophie, ni comment il la divisait. Platon, qui nous asurtout fait connatre la philosophie de son matre, ne divise pas. Il est donc peuprobable que Socrate le fit. La philosophie est synthtique. Il n'expose pas une partiebien distincte de son systme dans chaque dialogue : ces uvres contiennent l'tudede questions diverses, qui semblent n'avoir d'autre liaison que les hasards de laconversation.

    Aristote le premier a nettement divis la philosophie : Il y voit trois sciences biendistinctes : "Toute l'activit humaine, dit-il, se manifeste sous trois formes diffrentes,savoir, agir, faire [crit au-dessus du mot "faire" est crit le mot "crer." Il suit troismots grecs.] De l trois sciences : La thortique qui a pour objet la spculation ; lapratique, qui se dfinit par son nom mme ; elle quivaut ce qu'on appelle aujour-d'hui la morale ; enfin la potique, qui a l'art pour objet."

    Aprs Aristote, cette division tombe en dsutude. A mesure qu'elle tend disparatre, elle est remplace par une autre qu'acceptent galement les deux grandescoles philosophiques d'alors, lpicurisme et le stocisme. Voici cette division ; ellecomprend comme l'autre, trois parties. La physique science de la nature extrieure ; lalogique science des lois de l'esprit et de la connaissance ; l'thique ou morale.

    Descartes, dans ces ouvrages, n'a jamais suivi de division bien stricte de laphilosophie. Il y a pourtant chez lui une tentative de division, division plutt del'ensemble des connaissances humaines que de la seule philosophie : "Toute la philo-sophie est comme un arbre dont les racines sont la mtaphysique. Le tronc est la

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 24

    physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui serduisent trois principales : la mdecine, la mcanique et la morale."

    Toutes ces divisions ne peuvent cadrer avec la dfinition de la philosophie quenous avons tablie, car elles embrassent un champs plus vaste que celui de laphilosophie.

    Depuis V. Cousin, une nouvelle division s'est tablie qui a prvalu et qui divise laphilosophie en quatre parties : Psychologie. Logique. Morale. Mtaphysique. Cettedivision est de toutes la plus simple ; c'est aussi la meilleure, et nous l'adopterons.

    En effet, la dfinition de la philosophie comprend deux parties : les tats deconscience et leurs conditions. Il faudra donc au moins dj une division de la philo-sophie correspondant chacune d'elles.

    Mais les tats de conscience ne peuvent tre tudis par une seule science. Il estncessaire d'abord d'en dterminer les types importants, de connatre les espces et lesproprits de chacun d'eux. Il y a donc d'abord place au commencement de la philo-sophie, pour une tude descriptive des tats de conscience, science ayant pour but deles numrer et de les rduire leurs types principaux.

    Cet inventaire fait, il faut tudier les tats de conscience un autre point de vue. Ilen est une espce, qui constitue la vie intellectuelle ou intelligence. Cette intelligenceest faite pour aller la vrit. Les rgles auxquelles elle doit se soumettre pour ne passe tromper forment la seconde partie de la philosophie, qu'on appelle la logique. Lalogique se distingue de la psychologie en ce qu'elle tudie non tous les tats deconscience, mais quelques-uns et que, tandis que la psychologie ne fait que dcrire, lalogique explique les lois de la connaissance.

    Il y a une autre catgorie de faits, qui ont entr eux des caractres communs dediverses sortes, et dont l'ensemble constitue l'activit. Il y aura lieu de se poser laquestion : Comment, quelles conditions, l'activit fera ce qu'elle doit faire ? Quellessont les lois auxquelles elle doit tre soumise ?

    C'est l'objet de la morale. Cette science, par son objet, est bien distincte de lalogique et de la psychologie.

    Restent enfin les conditions des tats de conscience. Ces conditions font l'objet dela mtaphysique.

    Ces diverses parties de la philosophie devront tre traites dans l'ordre o nousvenons de les exposer. Il est bien clair qu'avant d'tudier les tats de conscience endtail, il faut en voir l'ensemble, et les dcrire avant de les expliquer. La psychologiedoit donc ncessairement tre tudie la premire.

    De mme la mtaphysique doit tre tudie la dernire : pour pouvoir examinerles conditions des tats de conscience il faut les connatre entirement, ce qui estl'objet des trois autres divisions de la philosophie.

    Quant la logique, qui reste encore, elle doit tre place avant la morale. En effet,elle traite les questions les plus importantes de toutes, et l'on ne peut bien raisonnerqu'en connaissant les lois du raisonnement. Aussi faudrait-il, si possible, la placer la

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 25

    premire de toutes. Mais comme on ne peut le faire, la psychologie ayant nces-sairement la premire place, il faut au moins lui donner la place la plus rapprochepossible de la premire, et pour cela par consquent la placer avant la morale.

    Nous avons donc tudier quatre sciences dans la philosophie :

    1. la psychologie2. la logique3. la morale4. la mtaphysique

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 26

    Cours de philosophie fait au Lyce de Sens dispens en 1883-1884

    B.Psychologie

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    V. Objet et mthode de la psychologieVI. Thorie des facults de l'me

    Sensibilit

    VII. Du plaisir et de la douleurVIII. Les inclinationsIX. Les passions

    Intelligence

    X. Thorie de la connaissance

    Perception extrieure

    XI. Conditions de la perception extrieure. Les sensXII. Origine de l'ide d'extrioritXIII. Le monde extrieure existe-t-il ?XIV. De la nature du monde extrieur

    La conscience

    XV. Des conditions de la conscienceXVI. Origine de l'ide du moiXVII. De la nature du moi

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 27

    La raison

    XVIII. Dfinition de la raisonXIX. Les donnes de la raison. Principes rationnelsXX. Les donnes de la raison. Ides rationnelleXXI. L'empirismeXXII. L'volutionnisme. Thorie de lhrditXXIII. De l'objectivit des principes rationnels

    Les facults de conception

    XXIV. L'association des idesXXV. La mmoireXXVI. L'imaginationXXVII. Le Sommeil. Le rve. La folie

    Oprations complexes d'intelligence

    XXVIII. L'attention. La comparaison. L'abstractionXXIX. La gnralisation. Le jugement. Le raisonnementEsthtique

    XXX. Objet et mthode de l'esthtiqueXXXI. Qu'est-ce que le beau ?XXXII. Le sublime et le joli ; L'artActivit

    XXXIII. L'activit en gnral. L'instinctXXXIV. L'habitudeXXXV. La volont. De la libertXXXVI. De la libert (suite). Dterminisme psychologiqueXXXVII. De la libert (fin). Dterminisme scientifique. Fatalisme thologique

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  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 28

    Leon 5.Objet et mthode de la psychologie

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    A. Distinction de la physiologie et de la psychologieI. Caractre des faits physiologiques.

    1. Se rduisent des mouvements dans l'espace2. Sont mesurables3. Sont inconscients ou peuvent l'tre4. Ne peuvent tre rapports au moi

    II. Caractre des faits psychologiques1. Ne peuvent se rduire des mouvements dans l'espace2. Ne sont pas mesurables3. Sont conscients.4. Sont rapports au moi.

    III. Distinction des deux sciences.

    B. De la mthode psychophysique (Weber, Fechner)I. Exposition :

    1. Existence de l'talon propre mesurer la sensation2. Dans la sensation, on peut mesurer l'intensit3. L'unit de sensations est la plus petite diffrence perceptible4. Loi logarithmique de la sensation.

    II. Rfutation1. L'intensit de la sensation n'est pas mesurable2. La psychophysique oublie les conditions physiologiques de la sensation

    C. Mthode psychophysiologique (Wundt)I. Exposition

    1. Cette mthode tablit un rapport de causalit entre la physiologie et lapsychologie

    2. Elle mesure la dure des faits psychologiques.II. Rfutation

    1. La science des rapports de l'me et du corps ne dispense pas d'une sciencepropre de l'me.

    2. Pour que la rduction se puisse effectuer, il faut d'abord que la psychologie seconstitue d'une manire indpendante.

    D. Mthode de l'observation par la conscience (dvelopp). Objections.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 29

    Leon 5. Objet et mthode de la psychologie

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    Nous avons dj dfini l'objet de la psychologie : dcrire les tats de conscience etles rduire un certain nombre de types gnraux.

    Mais les phnomnes qu'tudie la psychologie ont de frquentes relations avecd'autres phnomnes dont il faut les distinguer. Sans se demander si le principeintellectuel est matriel ou non, on constate que le corps a d'troits rapports avecl'me. On peut presque dire que rien ne s'y passe qui n'ait son cho dans l'me. Le faitd'ailleurs est rciproque. A cause de ces rapports, il faut dterminer avec exactitudeles limites des domaines de la physiologie et de la psychologie.

    Les faits physiologiques sont :

    1. des phnomnes qui ont lieu dans l'espace, qui occupent une certaine partie del'tendue, qui peuvent tous se rduire des mouvements. Aussi peut-on lesexprimer par des figures : pour dessiner un mouvement nerveux, il suffirad'avoir bien saisi ses diffrentes phases.

    2. Les faits physiologiques se passant dans l'espace, peuvent tre mesurs. Onpeut estimer mathmatiquement la quantit d'tendue qu'ils occupent.

    3. Les faits physiologiques sont inconscients : Sans doute nous avons consciencede leur rsultat quand il aboutit dans l'me, mais non du fait physiologique lui-mme. Nous n'avons pas conscience des mouvements qui se produisent entreune partie de notre corps blesse et l'me, nous n'en connaissons que le rsul-tat, la douleur.

    4. Enfin, nous ne nous attribuons pas les phnomnes physiologiques, nous neles rapportons pas au moi. Nous disons bien : je souffre, mais la souffrancen'est que le rsultat psychologique d'une lsion physiologique. Les phnom-nes de ce dernier ordre, appartiennent non point nous, mais notre corps. Lecorps seul digre et l'expression je digre, n'est qu'un abus de langage.

    Les phnomnes psychologiques prsentent les caractres exactement opposs :

    1. Ils ne sont pas dans l'espace et ne peuvent pas par consquent tre ramens des mouvements. On ne peut se reprsenter une sensation comme on se repr-

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 30

    sente un mouvement nerveux. Les sensations n'ont rien voir avec l'espace etn'ont lieu que dans le temps.

    2. Puisqu'ils ne sont pas dans l'espace, on ne peut mesurer d'eux que leur dure.

    3. Les phnomnes psychologiques sont tous conscients et ne nous sont mmeconnus que par l. Sans nous servir de sens, par la seule conscience nousassistons leur naissance et leur dveloppement.

    4. Nous rapportons au moi tous les phnomnes psychologiques. Le moi n'en estpas toujours cause, mais en tout cas il se les attribue. Si l'on se blesse, la causede l'tat de conscience produit n'est pas le moi, mais la souffrance appartientvidemment au moi.

    Ainsi, ces deux sciences, physiologie et psychologie sont bien distinctes. Chacunea son objet propre, trs diffrent de celui de l'autre. Il n'y a donc pas lien de lesconfondre.

    Comme de toutes les explications, la mthode mathmatique est celle qui convientle mieux l'esprit, on a essay de l'appliquer la psychologie. C'est dans ce but queWeber a fond en Allemagne l'cole psychophysique. L'objet des recherches de cettecole est d'arriver mesurer l'intensit de la sensation, la dure tant d'ailleurs facile-ment mesurable.

    Voici les calculs de Fechner, le principal adepte de cette doctrine : Pour mesurerune chose, il faut avoir :

    1. un talon de mesure distinct de ce qui est mesurer. Il faut2. que la chose mesurer soit mesurable.

    Quel talon de mesure trouvera-t-on pour la sensation ? Ce que Fechner appellel'excitation, c'est--dire la cause extrieure produisant la sensation. En prenant despoids de diffrentes grosseurs, on sent bien qu'il y a un certain rapport de l'excitation la sensation. Calculer ce rapport exactement, voil ce que recherche la psycho-physique.

    Examinons maintenant si la sensation est mesurable. Dans les sensations, lapsychologie distingue la qualit et l'intensit. Pour les sensations visuelles on aura parexemple une sensation rouge et une autre bleue. C'est l la diffrence de qualit.L'une est rouge vif, l'autre bleu ple : elles diffrent alors galement d'intensit. Cetteintensit semble tre une quantit mesurable, et voici comment Fechner la mesure :ayant d'une part notre talon et de l'autre notre sensation dont un lment au moins estmesurable, il reste une difficult. Nous pouvons faire varier la quantit de l'excitationet savoir exactement de combien elle varie. Mais on ne peut apprcier directement demme les variations de la sensation. On les apprciera indirectement par "les pluspetites diffrences perceptibles de sensation."

    Voici en quoi consiste la plus petite diffrence perceptible de sensation :

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 31

    J'ai dans la main 100 gr. J'en ajoute un gramme ; je ne sens pas de diffrence ; j'enajoute deux. Je n'en sens point encore de diffrence. J'augmente toujours ainsi jusqu'ce que la diffrence de 100 gr. au poids ainsi form soit apprciable. L'expriencetablit qu'il faut pour cela ajouter au poids primitif un tiers (en moyenne) de ce poids.C'est l la plus petite diffrence perceptible.

    Prenons cette plus petite diffrence pour unit. Nous appelons 1 la sensation 1l'excitation correspondante. Continuons l'exprience de faon sentir encore une foisune sensation de diffrence. Cette sensation, tant la somme de la premire et de laseconde sensation, chacune gale l'unit vaudra elle-mme 2, suivant Fechner.Continuons. Nous arrivons dresser le tableau suivant :

    Excitations 1 2 4 8 16 32 64 ..

    Sensations 0 1 2 3 4 5 6 ..

    De ces deux progressions on dduit la loi suivante :

    La sensation varie comme le logarithme de l'excitation.

    La valeur de cette loi a tout d'abord t conteste au point de vue mathmatique.On est mme arriv prouver que les calculs faits par Fechner pour la trnerrenfermaient des inexactitudes. Mais ce qu'il y a de plus attaquable dans le systme,c'est ce qui fait sa base mme. De quelle droit prtendre que si la sensation produitepar la plus petite diffrence perceptible vaut 1, la sensation produite par deux fois laplus petite diffrence perceptible vaut 2 ? Qui prouve que les deux sensationss'additionnent, et ne se combinent pas ? Le principe de la mthode est la mesurabilitdes sensations : on ne saurait dire qu'une sensation soit double d'une autre. Lesmathmatiques, toutes les sciences ne mesurent que des lignes et des mouvements.Quand on dit qu'une force est double d'une autre, cela veut dire uniquement que,appliques au mme mobile et dans les mmes conditions, si la premire le faitmarcher avec une vitesse a, la seconde lui exprimera une vitesse 2a. Supprimez lemobile, supprimez l'espace, on ne saurait mesurer ces forces par rapport l'une l'autre. On ne peut donc mesurer que des rsultats, des mouvements.

    Mais ce qu'on prtend mesurer dans les sensations c'est elles-mmes, non leursrsultats. Or, c'est impossible : elles sont en dehors de l'espace. On ne saurait doncmesurer que leur dure. Une sensation est autre qu'une autre, mais ne peut tre tablieen fonction d'elle.

    On a fait encore une autre objection la mthode psycho-physique : elle mcon-nat les conditions physiologiques du phnomne psychique. Fechner et Weber n'ta-blissent de relations qu'entre le phnomne psychique et son antcdent physique.Mais on oublie le phnomne physiologique qui se place entre deux, et qui estl'antcdent immdiat du fait psychique. Si le corps tait un milieu sans action quitransmit sans altration l'excitation produite l'me, on pourrait le ngliger comme lefait la psychophysique. Mais il est loin d'en tre ainsi, et le corps en transmettant lesfaits physiques l'me les modifie beaucoup, et diffremment, suivant les circons-tances et les individus. En bonne mthode, il aurait donc fallu en tenir compte, ettablir des relations d'abord entre les phnomnes physique et physiologique, puis

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 32

    entre les phnomnes physiologique et psychique. La mthode psychophysique, pourtoutes ces raisons ne peut tre admise.

    Pour vaincre cette dernire difficult, une autre cole, celle de Wundt, s'est fondesous le titre d'cole psycho-physiologique. Elle ne rattache plus immdiatement lestats de conscience aux phnomnes physiques, mais aux phnomnes physiologi-ques. Ce sera donc, suivant ce systme, la physiologie qui fournira les moyens defaire la psychologie.

    D'aprs Wundt, l'me dpend du corps. La vie consciente de l'me a ses racinesdans la vie inconsciente du corps. Les antcdents immdiats de tous les phnomnespsychiques sont des phnomnes physiologiques. En outre Wundt a montr que sansmesure, il n'y avait pas de science possible. Il faut donc mesurer. Les philosophes quilui ont succd ont appliqu ce principe. Mais reconnaissant l'inutilit des efforts faitspour mesurer l'intensit, ils se sont contents de mesurer la dure. Cette cole a doncdeux principes caractristiques :

    1. Elle tablit des relations non entre la psychologie et la physique, mais entre lapsychologie et la physiologie.

    2. Elle tudie la dure et non l'intensit.

    Mais cette cole croit que le seul moyen d'tudier l'me, c'est d'tudier sesrelations avec le corps. C'est l qu'est l'erreur. Il peut y avoir assurment grand intrt cela. Mais les recherches de ce genre quelque utiles qu'elles puissent tre, ne dispen-sent pas d'une science qui tudie les faits psychologiques en eux-mmes ; il fautd'abord les connatre, en faire un inventaire exact, les dcrire, les rduire un certainnombre de types gnraux ; et c'est l l'objet propre de la psychologie pure. Cettetude s'impose et l'on ne saurait la remplacer par une science tablissant uniquementles rapports de l'me et du corps.

    En second lieu, nous ne proscrirons pas la psycho-physiologie ou toute scienceanalogue. Mais comme elle a pour objet de ramener en quelque sorte l'me au corps,il faut au pralable :

    1. qu'une science indpendante ait t institue pour tudier uniquement l'me ;2 qu'une science indpendante ait t institue pour tudier uniquement le

    corps ;3. il faut que chacune de ces sciences ait ramen les phnomnes qu'elle tudie

    un ou plusieurs faits principaux, types et origines de tous les autres.

    Ainsi, on parle beaucoup de ramener la physique la mcanique : que faudrait-ilpour cela ? Une science de la mcanique, ayant un seul objet : le mouvement ; unescience de la physique, ramenant tous les phnomnes physiques un seul, le mouve-ment. C'est ainsi seulement qu'on pourrait dmontrer l'identit de ces deux sciences etdes phnomnes qui les occupent. Il en est de mme des phnomnes psychiques etphysiologiques.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 33

    Ainsi donc, il faut, mme si l'on veut assurer plus tard une psychophysiologiequelconque, tablir tout d'abord une science spciale de l'me, la physiologie pure.

    De cette tude sur la psychophysique et la psychophysiologie sort donc uneconclusion positive : il faut tudier les tats de conscience en eux-mmes et pour eux-mmes. La seule mthode qui convienne cette science est l'observation par le moyende la conscience.

    Cette mthode a pourtant t critique : On a dit que ce genre d'observation taittrop difficile, les phnomnes psychiques sont trs fuyants, ne restent qu'un instantdans le champ de la vision intrieure. Leur mobilit ne permet pas de les analyser endtail. Et puis, le regard de la conscience n'est-il pas bien grossier, ne manque-t-il pasde prcision ? En l'employant on n'atteindra que les lignes gnrales des phnomnes,non leurs dtails et leur caractres essentiels.

    Seconde objection : non seulement cette observation est difficile, mais mme elleest impossible. En effet, l'esprit observe la fois et est observ ; il est tout ensembleacteur et spectateur, ce qui est impossible.

    Troisime objection : fut-elle facile, cette mthode ne peut donner de rsultatscientifique. Par elle qu'observe-t-on ? Des individus, diffrant beaucoup les uns desautres. L'observation manque donc de gnralit, n'a de vrit que dans le particulier.Cette mthode rduirait la psychologie n'tre qu'une collection de monographiesindividuelles.

    On peut facilement rfuter ces objections :A la premire on rpondra que l'observation de faits psychiques par la conscience

    n'est pas si difficile qu'elle l'affirme, puisque elle se fait tous les jours et donne desrsultats incontestables. Elle a t cultive par les plus grands esprits : moralistes,crivains comiques ou satiriques, artistes, tous ont trouv moyen de saisir les nuancesles plus dlicats du monde intrieur et de les fixer. Et d'ailleurs, s'il est vrai que biendes phnomnes psychologiques fuient, il est facile de les ressusciter artificiellementpar la mmoire, se donnant ainsi toute facilit pour les tudier de sang-froid, loisir,comme des objets extrieurs. L'observation par la conscience offre donc, nousl'avouons des difficults, mais elles ne sont point insurmontables.

    La seconde objection n'est, on peut le dire, qu'une discussion de mots. Le mmesujet peut tre la fois observant et observ. On ne peut tre acteur et spectateur maison peut tre acteur et se regarder jouer. On peut se regarder dans une glace. Enfin,s'couter parler est une expression quotidienne. On ne peut donc admettre la secondeobjection.

    Enfin, la troisime on rpondra qu'on n'tudiera dans chaque homme particulier,que ce qui est commun tous les hommes, de mme que, dans un triangle donn, unmathmaticien ne considre que les proprits communes tous les triangles. Enoutre, nous comparerons les rsultats obtenus sur nous ceux obtenus sur d'autres, defaon ne laisser absolument dans nos observations que les caractres communs.Nous ne nous contenterons mme pas d'tudier ceux qui vivent autour de nous, sousl'empire des mmes circonstances : nous observons les documents que l'histoire nousa laisss sur les grands hommes des temps passs. Ce nous sera encore une aide utile.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 34

    Mais il y a ici un autre cueil viter : un systme a prtendu chercher dans les seulsdocuments historiques les renseignements ncessaires l'organisation de la psycho-logie. C'est un excs. L'histoire ne nous parle que des grandes hommes : et leurniveau psychologique ne saurait tre pris pour celui de l'humanit entire. En outre onne saurait comprendre leurs ides, leurs passions, sans avoir tudi d'abord celles quinous touchent de plus prs. L'histoire ne peut donc donner notre mthode d'obser-vation qu'un complment.

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    Leon 6.Thorie des facults de lme

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    A. Principe et mthode de cette thorie

    I. Qu'est-ce qu'une facult ?II. Mthode pour dterminer les facults de l'me

    B. Application de cette mthode. -- Distinction des facults

    I. ActivitII. SensibilitIII. Intelligence

    C. Considrations sur la nature des facults

    I. Les facults ne sont pas simplement des termes gnriques.II. Elles ne peuvent pas tre ramenes l'unit.III. Elles ne sont pourtant pas des tres distincts, mais bien les pouvoirs d'un seul et

    mme tre, le moi.

    [Note at the bottom of the first page : "Cf. A. Bain. Sens et Intelligence. Introduction."]

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    Leon 6. Thorie des facults de l'me

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    Nous connaissons l'objet de la psychologie, nous en connaissons la mthode : ilne nous reste plus qu' l'appliquer l'objet.

    Cet objet est d'numrer, de dcrire et de classer les tats de conscience. Mais cette tude il faut un certain ordre ; pour la rendre mthodique, il faut repartir les tatsde conscience en un certain nombre de classes que nous reprendrons de plus prs.Sans nous laisser arrter par une apparente diversit, cherchons les caractrescommuns qui puissent servir de base une division en groupes. Autant nous admet-trons de groupes, autant nous aurons form de facults de l'me. Une facult n'estautre chose qu'un mode particulier et naturel de l'activit consciente. Autant il y a deformes diffrentes sous lesquelles apparat la vie intrieure, autant il y a de facults.Ce qu'on appelle facult dans l'me est donc ce qu'on nomme proprit dans les corpsinorganiques, fonctions dans les corps organiss. La seule diffrence est que la facultreprsente une plus grande somme d'activit que la fonction, la fonction une plusgrande somme d'activit que la proprit.

    Voyons donc combien nous allons trouver dans l'me de facults ou de groupesd'tats de conscience.

    Il y en a trois :

    1. Nous agissons : sur l'extrieur par l'intermdiaire de notre corps ; sur l'int-rieur, par la simple volont, dirigeant notre intelligence, exerant notre pense,etc. Le groupe qui a ce caractre porte ainsi que la facult correspondante letitre d'activit.

    2. Suivant que nos actions sont libres ou non, suivant que notre activit est libreou rencontre des obstacles, nous ressentons ce qu'on appelle du plaisir ou dela douleur. Ce n'est point l une action : tout au contraire, ce nouveau groupeprsente des caractres opposs ceux de l'activit. En effet, le plaisir et ladouleur peuvent bien rsulter d'actions, mais ils se produisent en nous sansque nous le voulions. Dans les phnomnes de ce genre nous sommes donc en

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    majeure partie passifs. A ce deuxime groupe, constitu ainsi bien indpen-damment du premier, est attribu le nom de sensibilit.

    3. Quand nous agissons, nous savons que nous agissons ; quand nous souffrons,nous savons que nous souffrons ; quand nous pensons, nous savons que nouspensons. Ce n'est pas agir ou sentir : c'est avoir la connaissance de notreaction ou de notre sensation. D'une manire gnrale il y a toute une catgoried'tats de conscience qui sont ce qu'on appelle des ides. Ces ides se rappor-tent tantt au monde extrieur, tantt au monde intrieur. L'ensemble de cestats de conscience et la facult correspondante forment l'intelligence.

    Nous distinguons donc trois facults principales : l'activit ou facult d'agir ; lasensibilit ou facult d'prouver du plaisir et de la douleur ; l'intelligence ou facultde connatre.

    Pour dterminer ces trois facults, nous nous sommes contents de classer lestats de conscience. C'est qu'en effet, en dehors des tats de conscience o elles seralisent, ces facults ne possdent qu'une existence virtuelle. Tout en corrlatant cela,il ne faudrait pas croire pourtant qu'elles n'aient d'autre existence que celle de termesgnriques, qu'elles ne soient que des tiquettes places sur des faisceaux d'tats deconscience. Sans ces derniers assurment elles n'auraient pas de ralit concrte, maiselles n'en seraient pas moins des pouvoirs rels de l'me. Supprimez les tats deconscience, les pouvoirs ne s'expriment pas mais n'en ont pas moins leur fondementdans la nature mme de l'me. Les tats de conscience drivent des facults commeles facults de la nature du moi. Quand bien mme nous ne penserions pas, nousaurions le pouvoir de penser une intelligence virtuelle. Ce qui prouve que la facultn'existe pas uniquement dans les tats de conscience, c'est qu'elle les prcde et leursurvit.

    Donc, les facults sont des pouvoirs rels et non de simples collections d'tats deconscience.

    On s'est demand quelquefois si l'on ne pourrait pas simplifier le nombre desfacults, et rduire une seule les diffrentes facults de l'me. Condillac a tent deles ramener toutes la sensibilit : il entend par ce mot la facult de connatre aumoyen des sensations. De la sensation pour lui dpend toute l'me. Maine de Biranramne tout l'effort musculaire ; c'est--dire l'activit. Enfin toutes les facults del'me, suivant Spinoza, se rduisent l'intelligence.

    Mais nous avons montr que ces diffrents groupes diffraient trop pour trejoints les uns aux autres. L'activit est caractrise par l'action. La sensibilit par lapassivit. l'intelligence, par la reprsentation.

    Il y a un autre cueil viter : c'est de faire des facults des tres distincts commePlaton, qui non content de les matrialiser ainsi leur donne des demeures distinctes :il met le [en grec dans le texte], ou intelligence raisonnable, ce qu'il croit tre la partieimmortelle de l'me de l'homme, dans la tte ; le [en grec dans le texte], qui repr-sente en partie l'activit les apptits nobles de l'homme, dans la poitrine ; enfin l'[engrec dans le texte], qui reprsente les besoins, les dsirs bas et vulgaires, sont placsdans le bas-ventre.

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    C'est une erreur d'en faire ainsi des tres : ce sont les proprits, les pouvoirs d'unseul et mme tre, le moi. Elles ne sont que les formes distinctes que revt notre acti-vit. Le moi est un : il est le point vers lequel convergent toutes les facults. Celles-ciagissent toujours concurremment. On ne peut trouver de fait psychologique quidpende d'une seule d'entre elles. Nous n'agissons que d'aprs les motifs dicts par laraison ou des mobiles fournis par la sensibilit. Cela prouve bien l'unit originelle deces trois facults. Nous ne vivons pas avec une facult, mais avec l'me tout entire.[en grec dans le texte]. Comme dit Aristote. [Marginal note to this paragraphillegible.]

    1) Pour savoir ce que c'est que le sentiment (la sensibilit), il faut s'en rapporter l'exprience personnelle de chacun. La chaleur qu'on ressent au soleil, la douceur dumiel, le parfum des fleurs, la beaut d'un paysage, voil des sentiments.. - Les carac-tres de la pense et de la volont sont assez clairs : il nous fournissent donc d'excel-lents moyens de circonscrire le domaine du sentiment. - A. Bain. Sens et Intelligence.Introduction.

    Bain confond ici bien des choses : la chaleur du soleil est une perception, choseintellectuelle ce qui par consquent retire de ce qu'il nomme d'un terme trop troitd'ailleurs, la pense. Il en est de mme de la douceur et du parfum. Toutes ces chosespeuvent tre accompagnes de plaisir ou de douleur, et des mouvements qui endrivent immdiatement - mais elles ne sont par elles-mmes ni sentiment ni passion.

    Quant la beaut, c'est une question de savoir si on la doit ranger parmi les [motgrec] intellectuels ou sensibles. L'exemple [mot grec] donc mal choisi.

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    Cours de philosophie fait au Lyce de Sens dispens en 1883-1884B. Psychologie

    Sensibilit

    VII. Du plaisir et de la douleurVIII. Les inclinationsIX. Les passions

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  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 40

    Leon 7.Du plaisir et de la douleur

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    A. Des caractres du plaisir et de la douleur.I. PassivitII. NcessitIII. Relativit

    B. Le plaisir n'a-t-il qu'une valeur ngative ?

    I. Pessimisme de SchopenhauerII. Rfutation :

    1. Le besoin n'est pas toujours une douleur2. Il y a des plaisirs que ne prcde pas le besoin

    C. De la cause du plaisir et de la douleur.

    I. Thories d'Aristote, d'Hamilton et de M. Bouillier le plaisir nat de la libre activitII. Expos des faits qu'explique cette thorieIII. Faits qu'elle n'explique pasIV. Comment il faut la complter : [a] La cause du plaisir est l'activit libre et varie.

    Il faut changer cet ordre. Les inclinations sont antrieures aux phnomnes de plaisir et dedouleur (Sailles) et font rellement partie de l'activit. La dfinition [a] suppose l'activitdj tudie.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 41

    Leon 7. Du plaisir et de la douleur

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    La sensibilit, nous l'avons vu, est la facult d'prouver du plaisir et de la dou-leur. Qu'est-ce donc que le plaisir et la douleur ? On ne saurait donner cette questionune rponse parfaite. On peut seulement dterminer les caractres du plaisir et de ladouleur, et en chercher les causes.

    Ces tats de conscience prsentent trois caractres essentiels :

    1. Le plaisir et la douleur sont des phnomnes affectifs, c'est--dire se produi-sent en nous sans que nous intervenions. Quand nous les prouvons noussommes passifs. Il n'y a pas, vrai dire, d'absolue passivit dans la vie psy-chologique. Nous ragissons bien soit pour affaiblir la douleur, soit pouraugmenter le plaisir, mais la passivit n'en prdomine pas moins dans les faitsde ce genre.

    2. Le second caractre de ces faits est leur ncessit. Ils se produisent fatalement.Nous ne pouvons les empcher de natre. Ils sont la consquence ncessaired'un vnement antrieur : nous ne pouvons les modifier qu'en modifiantl'vnement qui les a causs. Cependant par la volont, nous pouvons dtour-ner le regard de notre conscience du plaisir ou de la douleur, ou les rendre plusintenses en fixant sur eux notre attention ; nous pouvons trouver dans ladouleur mme des plaisirs trs dlicats : la mlancolie par exemple ; maismalgr ces diffrentes influences que nous avons sur ces sentiments, nous n'ensommes jamais matres absolus. C'est l l'illusion des stociens et des picu-riens, qui ont cru pouvoir par la seule volont, supprimer la douleur.

    3. Le troisime caractre de ces sentiments est la relativit. Tout ce qui estsensible est relatif, ce qui est plaisir pour l'un est douleur pour l'autre. L'hom-me qui s'est livr aux travaux manuels y trouve toutes ses joies. L'homme quia vcu dans les exercices intellectuels ne voit dans les travaux du corps qu'unefatigue, une souffrance.

    Passivit, Ncessit, Relativit sont donc les trois caractres des phnomnesaffectifs.

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    Cherchons maintenant leur cause. Suivant certains philosophes le plaisir ne con-siste que dans l'absence de la douleur. On ne peut avoir de plaisir sans connatre ladouleur ; ce sont deux ennemis, et l'on ne peut pourtant avoir l'un sans l'autre. C'taitdj l'opinion de Platon. [Note : Phdon]. Plus rcemment, Schopenhauer a repriscette thse dans l'ouvrage Le monde comme volont et reprsentation. La douleur estsuivant lui le fait positif, primitif. Le plaisir est seulement sa cessation. En effet dit-il,pour prouver du plaisir possder quelque chose - par exemple, il faut commencerpar avoir dsir ce quelque chose, par avoir trouv qu'il nous manquait. Or ce manqueest douloureux : le plaisir sort donc de la douleur.

    Cette doctrine a de tristes consquences : si le plaisir n'est que l'absence de ladouleur, s'il nous faut acheter la moindre jouissance par une souffrance pralable, lavie est bien sombre, et il ne vaut gure la peine de rechercher ce plaisir qu'il faut pourainsi dire payer comptant. A tout le moins la vie serait elle indiffrente. Mais leplaisir compense-t-il mme exactement la douleur ? gale-t-il les souffrances suppor-tes pour l'obtenir ? Schopenhauer croit que non. La vie vaut-elle ds lors la peined'tre vcue ? Le philosophe allemand, fidle la logique, n'hsite pas rpondre :Non.

    Eduard von Hartmann, auteur de la Philosophie de l'inconscient et disciple deSchopenhauer, arrive aux mmes conclusions que son matre tout en rfutant sathorie. Vivre n'en vaut pas la peine, dit-il. Ce n'est pas que le plaisir n'ait pas d'exis-tence positive, c'est que la somme des douleurs dpasse la somme des plaisirs. Maison ne peut adopter la thorie de Schopenhauer : il y a bien des plaisirs que l'on obtientsans souffrance pralable. Sans doute, si le besoin qui l'a prcd a t violent, nousavons souffert. Mais si cet tat de besoin est faible, si l'on est assur de pouvoir lesatisfaire, c'est un plaisir qui prcde un autre plaisir. Ainsi, si le plaisir de manger at prcd d'un long jene, il y a eu souffrance ; si l'on n'a eu que le temps d'avoir cequ'on appelle de l'apptit, il n'y a eu l qu'un tat agrable. Il y a mme des plaisirsqui ne sont prcds par aucun besoin : tels sont par exemple l'annonce d'uneheureuse nouvelle, les plaisirs des arts ou de la science. Au nom de ces diversesobjections, il y a donc lieu de rejeter la doctrine qui ne donne au plaisir qu'une valeurngative.

    D'aprs une autre doctrine, la cause du plaisir serait dans la libre activit. Cettethorie remonte Aristote ; plus rcemment elle a t reprise par Hamilton, philo-sophe cossais du commencement du sicle, puis par M. Francisque Bouillier dansson ouvrage : Du plaisir et de la douleur. Voici cette thorie : Nous jouissons quandnotre activit se dploie librement. Nous souffrons quand elle est comprime. Otrouver en effet une cause de plaisir, sinon dans la libert ? Le plaisir de l'tre c'estson action propre, [Phrase en grec]. Cette thorie d'ailleurs explique fort bien laplupart des faits. Les exercices musculaires, les couleurs brillantes, les tudes, lesplaisirs intellectuels nous plaisent parce que nos divers modes d'activit y trouventleur dploiement. Il est donc certain que l'activit libre est au moins la principalecause du plaisir.

    Mais est-ce la seule ? La thorie prcdente ne rend pas compte de la douleurqu'on prouve aprs une grande dpense d'activit dirig toujours dans le mme sens.Pas plus qu'au commencement l'activit ne rencontre pourtant d'obstacle. C'est quepour produire le plaisir l'activit doit tre encore non seulement libre, mais varie ; ilfaut pour tre agrable qu'elle change de forme. Cela seul explique le vif plaisir

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 43

    reconnu de tout temps et caus par le pur changement. En outre, cela explique leplaisir qu'on prouve au repos, dans l'inaction : l'activit alors n'a pas encore pris deforme. Aussi dans l'imagination, elle semble pouvoir en prendre une infinit, et c'estjustement cette varit qui fait le plaisir de l'inaction. C'est encore l le plaisir de lajeunesse, qui semble pouvoir varier indfiniment son activit qui n'a point encore prisde voie spciale.

    La libre activit et la varit sont donc les deux causes du plaisir.

    Stuart Mill. Philosophy of Hamilton. Chap. XXVHamilton's Lectures (o sont crites et dveloppes les thories d'Aristote et de

    Platon) II, Lect. XLIIIBouillier. Du plaisir et de la douleur.Aristote. Morale Nicomaque, Livre X.Platon. Phdon, [title unclear], Philbe.

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    Leon 8.Les inclinations

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    A. Dfinition des inclinationsI. DfinitionII. Pourquoi on tudie ce moment du cours les inclinationsIII. Principe de la classification des inclinations

    B. Inclinations gostesI. Inclinations ayant pour objet la conservation de l'tre instinct de conservationII. Inclinations ayant pour objet l'augmentation de l'tre

    1. Physique2. Intellectuel et moral.

    C. Inclinations altruistesI. DomestiquesII. Sociales. Leurs variations suivant les tempsIII. Humanitaires.IV. De l'ordre dans lequel se sont dvelopps ces trois genres d'inclination.V. Elles s'entretiennent les unes les autres. Rponse aux thories de Platon et du

    communisme.

    D. Inclinations suprieuresI. Du vrai, du beau, du bienII. Amour de l'idalIII. Ces inclinations sont infinies et impersonnelles

    E. Analyse gnrale de l'inclinationI. Mouvement d'expansionII. Mouvement de concentrationIII. Le premier mouvement est dsintressIV. Il y a donc des inclinations dsintresses

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 45

    Leon 8. Les inclinations

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    Si on s'en tient la dfinition de la sensibilit, elle ne comprendrait que l'tude duplaisir et de la douleur. Mais on rattache en outre la sensibilit certains mouvementsinsparables du plaisir et de la douleur : suivant qu'un objet nous cause l'un ou l'autrede ces sentiments, qu'il nous est agrable ou dsagrable, nous tendons vers lui ounous nous en loignons. Ces mouvements relvent vrai dire bien plus de l'activitque de la sensibilit ; mais ils ont avec cette facult des rapports si troits qu'il estimpossible de les en sparer.

    Cette tendance du moi vers un objet agrable distinct de lui constitue ce que l'onappelle une inclination. De cette dfinition rsulte une mthode pour classer lesinclinations : autant il y aura d'espces diffrentes d'objets produisant chez nous cesmouvements, autant il y aura d'espces diffrentes d'inclinations. Or, on peut distin-guer trois grandes classes de ces objets : le moi ; les autres mois, c'est--dire nossemblables ; enfin certaines ides, certaines conceptions de l'esprit, comme le bien oule beau. Nous aurons donc trois espces d'inclinations ; on les nomme inclinationsgostes, altruistes, suprieures.

    Les inclinations gostes, nous l'avons dit, ont pour objet le moi. Elles peuvent seprsenter sous deux formes : tantt elles ont pour objet de maintenir l'tre tel qu'il est,elles sont alors purement conservatrices ; ou bien elles veulent y ajouter, elles sontalors acqurantes. Conserver l'tre et l'augmenter sont deux tendances de la nature. Letype des inclinations du premier genre est l'instinct de conservation, l'amour de la vie.Malgr tout, nous tenons la vie pour elle-mme quand bien mme on admettraitqu'elle renferme plus de douleur que de plaisir, avant tout nous tenons la garder. Onvoit des exceptions cette rgle, on ne le peut nier, mais c'est l seulement une infimeminorit. Dans l'instinct de conservation figurent au premier rang les besoinsphysiques qu'il faut satisfaire : ces inclinations sont caractrises par ceci :

    1. Elles ont leur sige dans un point dtermin de l'organisme.

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 46

    2. Elles sont priodiques, c'est--dire que ces besoins une fois satisfaits dispa-raissent pour reparatre au bout d'un temps dtermin.

    Les inclinations qui ont pour objet l'accroissement de l'tre sont trs complexes ettrs nombreuses. Quand l'tre nous est assur, nous voulons avoir le bien-tre,intellectuel aussi bien que physique. De l un certain nombre d'inclinations que l'oncaractriserait bien par le mot grec [en grec dans le texte]. Toutes ont pour butd'ajouter ce que nous avons dj : ces inclinations sont l'ambition sous toutes sesformes, l'amour, des grandeurs, des richesses, etc.

    Les inclinations altruistes, nous l'avons dit, ont pour objet nos semblables. On asouvent agit la question de savoir s'il y avait rellement des inclinations altruistes etsi l'tre ou le bien-tre du moi n'taient pas les seules fins de nos inclinations. LaRochefoucauld, Hobbes, Pascal, Rousseau sont de cet avis. Sans trancher la questionimmdiatement, nous nous contentons pour le moment de constater que certaines denos inclinations s'appliquent d'autres tres que nous ; naturellement, nous sommesfaits de faon nous occuper, avoir besoin d'autrui. Les inclinations altruistes, qu'onappelle encore inclinations sympathiques peuvent se subdiviser en autant de groupesdiffrents qu'il y a d'espces diffrentes dans nos "semblables".

    1. Inclinations domestiques. Elle ont pour objet la famille.2. Inclinations sociales, ayant pour objet la patrie. Ce second groupe d'inclina-

    tions a bien vari avec le temps, en effet, d'abord communaut de famille, puiscommunaut de religion, enfin communaut de gouvernement, l'ide de lapatrie a bien chang. Mais malgr toutes ces transformations les inclinationssociales sont toujours restes les mmes en principe.

    3. Enfin vient le groupe le plus gnral, l'ensemble des hommes, et l'inclinationdont il est l'objet : l'amour de l'humanit.

    Les trois sortes d'inclinations altruistes que nous venons de voir ne sont point nesen mme temps. La plus ancienne est celle pour la famille. Au commencement, endehors de la famille, l'homme ne voit que des ennemis. Plus tard, les familles serunissent, et alors se forment la cit, la socit. Avec cette seconde forme de groupe-ment se dveloppe l'inclination patriotique. Enfin, quand les hommes se connaissentassez rciproquement, ont des points de contact frquents dans des ides et desvolonts communes : le stocisme, le christianisme, ont t au nombre des doctrinesqui ont surtout rpandu l'amour de l'humanit.

    On a cru quelquefois que les trois inclinations : pour la famille, pour la patrie,pour l'humanit ; se contredisaient et devaient s'exclure. Alors, suivant le temps on ademand l'abolition de deux de ces inclinations au profit d'une seule. Platon rejette lesentiment domestique et ne connaissant pas l'amour de l'humanit fait tout dupatriotisme. On est all plus loin, on a voulu que l'amour de l'humanit absorbt lesdeux autres. Toutes ces unifications ne sauraient tre admises : ces trois sentimentsnon seulement ont leur raison d'tre propre mais s'appuient encore les uns les autres.La socit est une runion de familles ; l'humanit une runion de socits. C'est del'amour de la famille qu'on s'lve celui de la socit, de celui de la socit celui

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 47

    de l'humanit. Quand bien mme on raliserait la paix universelle, on n'abolirait paspour cela le patriotisme pris dans son sens le plus large, pas plus que l'tablissementde la socit et de la patrie n'a aboli le sentiment de la famille.

    Passons maintenant la troisime catgorie d'inclinations, celles qu'on nomme lesinclinations suprieures : elles ont pour objet trois ides : le vrai, le beau, le bien. Levrai, le beau et le bien forment ce que nous nommons l'idal, nous pouvons doncdfinir les inclinations suprieures : la tendance de l'homme vers l'idal. Quand onpersonnifie l'idal, qu'on en fait un tre vivant et conscient, la tendance l'idaldevient le sentiment religieux.

    Voici les caractres des inclinations suprieures :

    1. Elles sont infinies, insatiables. Il n'est point de moment o, comme les autres,elles se dclarent satisfaites ; plus on sait, plus l'on veut savoir.

    2. Elles sont impersonnelles. Dans les inclinations de ce genre, il n'y a rien dejaloux. Nous ne cherchons pas garder pour nous seuls la vrit que nousapprenons ; nous sentons au contraire le besoin de la rpandre. De mme dubeau ; nous laissons volontiers les autres participer aux jouissances esthtiquesque nous avons prouves.

    Telles sont les diffrentes sortes d'inclination et leurs caractres essentiels ;gnralisons : de quoi se compose une inclination ? De deux mouvements : dans lecas d'un objet agrable

    1. le moi se dirige vers l'objet dsir. L'inclination n'est alors qu'un dsir ; si ledsir est violent, un besoin.

    2. le moi atteint l'objet agrable. Il fait alors effort pour le rendre semblable lui-mme, en faire une partie de son tre, se l'assimiler, se l'identifier, sel'approprier.

    Le premier de ces deux mouvements est un mouvement d'expansion, le second unmouvement de concentration. C'est le second mouvement seul qui a pour caractresl'gosme, la jalousie. Il a pour but de garder pour soi seul l'objet recherch, d'eninterdire la possession autrui. Il justifierait donc parfaitement les thories de LaRochefoucauld et de Hobbes. Le moi serait la fois le point de dpart et le pointd'arrive du mouvement. Mais pour cela, il faudrait que toutes les inclinations pr-sentassent les deux mouvements que nous venons d'indiquer. Or, il est vident quecertaines d'entre elles ne prsentent que le premier :

    1. Les inclinations suprieures d'abord [phrase unclear] jamais le second mouve-ment. Nous jouissons de l'idal sans vouloir en aucune faon l'accaparer et eninterdire la jouissance autrui. Qui donc pratiquant le bien, n'est pas heureuxde voir les autres le pratiquer comme lui ? Lorsqu'on sent le beau vivement, necherche-t-on pas quelqu'un qui faire partager ce sentiment ? Enfin

  • mile Durkheim (1884), Cours de philosophie fait au Lyce de Sens : sections A et B. 48

    n'prouve-t-on pas, ds qu'on sait la vrit, un dsir puissant de la faireconnatre ?

    2. Certaines inclinations altruistes prsentent le mme caractre ; il arrivesouvent que nous aimons autrui pour autrui et non pas pour nous. L'inclinations'arrte au premier mouvement : y a-t-il rien d'goste dans l'amour maternelpar exemple ? [There is an illegible marginal note to this passage.] Bien qu'il yait tout ceci des exceptions provenant du mlange invitable des diffrentesinclinations, et que des proccupations gostes viennent souvent ter auxinclinations mme suprieures leur caractre d'impersonnalit, on peutaffirmer que certaines inclinations n'ont jamais ni consciemment ni incon-sciemment pour but de s'approprier l'objet agrable uniquement pour le faireservir aux fins propres du moi : en un mot qu'il y a des inclinationsdsintresses.

    Est-il juste de runir dans une mme partie de la psychologie qu'on dsigne sousle nom gnral de sensibilit, des choses aussi diffrentes que les peines et plaisirsd'une part, les inclinations et passions de l'autre ?

    Les inclinations et passions rentrent videmment dans l'tude de l'activit del'esprit humain. On peut mme dire qu'elles sont la source unique de cette activit,que nul acte n'est accompli par l'individu qui n'ait sa raison premire dans un instinct,une inclination, une passion.

    L'intelligence n'est pas une source d'activit.