cinÉma de l'exclusion, cinÉma de l'intÉgration les

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L’immigration, thème souvent placé au second rang des préoccu- pations de l’opinion publique française dans les années quatre-vingt, juste derrière le chômage (1) , n’a pas manqué de nourrir l’imaginaire des cinéastes. La production cinématographique entre les années soixante-dix et les années quatre-vingt-dix offre à l’historien un bon outil pour appréhender l’évolution de la place des migrants dans la société française. Fidèle témoin des enjeux de son temps, le septième art véhicule valeurs et stéréotypes qui permettent de repérer les moments importants du processus d’intégration des migrants. Plus que la qualité d’un film, c’est son sujet, les conditions économiques ou politiques de sa réalisation, son succès en termes d’entrées dans les salles et sa carrière télévisée qu’il convient de prendre en consi- dération. Un film rarement projeté, militant ou méconnu, n’a pas la même influence qu’un film populaire, un court-métrage qu’un long- métrage : les œuvres suscitant un intérêt médiatique (débat de société, polémique ou promotion publicitaire) marquent davantage l’imaginaire national. Parmi les différentes nationalités recensées en France pendant cette période, certaines n’ont guère suscité l’in- térêt des cinéastes : Européens, Asiatiques, faiblement repérés par l’opinion, ont été peu mis en scène par rapport aux Maghrébins et Africains noirs, abondamment représentés. Placé au centre de quelques productions, mais cantonné le plus souvent à des rôles subalternes sous forme d’apparitions furtives, l’im- migré est apparu au cinéma comme dans la vie quotidienne : entre N° 1231 - Mai-juin 2001 - 54 MÉLANGES CULTURELS C INÉMA DE L EXCLUSION , CINÉMA DE L INTÉGRATION L ES REPRÉSENTATIONS DE L IMMIGRÉ DANS LES FILMS FRANÇAIS (1970-1990) par Yvan Gastaut, université de Nice, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine Une analyse de la production cinématographique française permet d’ap- préhender en partie la place des immigrés dans notre société. Dans les années soixante-dix, quelques films se sont intéressés à leur dure condi- tion sociale, voire ont dénoncé une France raciste. Les années quatre-vingt ont souvent vu en eux une menace pour la société d’accueil, même si cer- tains cinéastes en ont fait des figures positives, parfois salvatrices. De façon générale, ils ont longtemps été confinés dans des rôles de second plan, stéréotypés, mais qui au fond s’inscrivent dans un processus d’intégration. 1)- Cf. Yvan Gastaut, L’immigration et l’opinion en France sous la V e République, Paris, Seuil, 2000. Le présent article est en partie tiré de cet ouvrage.

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L’immigration, thème souvent placé au second rang des préoccu-pations de l’opinion publique française dans les années quatre-vingt,juste derrière le chômage(1), n’a pas manqué de nourrir l’imaginairedes cinéastes. La production cinématographique entre les annéessoixante-dix et les années quatre-vingt-dix offre à l’historien un bonoutil pour appréhender l’évolution de la place des migrants dans lasociété française. Fidèle témoin des enjeux de son temps, le septièmeart véhicule valeurs et stéréotypes qui permettent de repérer lesmoments importants du processus d’intégration des migrants. Plusque la qualité d’un film, c’est son sujet, les conditions économiquesou politiques de sa réalisation, son succès en termes d’entrées dansles salles et sa carrière télévisée qu’il convient de prendre en consi-dération. Un film rarement projeté, militant ou méconnu, n’a pas lamême influence qu’un film populaire, un court-métrage qu’un long-métrage : les œuvres suscitant un intérêt médiatique (débat desociété, polémique ou promotion publicitaire) marquent davantagel’imaginaire national. Parmi les différentes nationalités recenséesen France pendant cette période, certaines n’ont guère suscité l’in-térêt des cinéastes : Européens, Asiatiques, faiblement repérés parl’opinion, ont été peu mis en scène par rapport aux Maghrébins etAfricains noirs, abondamment représentés.

Placé au centre de quelques productions, mais cantonné le plussouvent à des rôles subalternes sous forme d’apparitions furtives, l’im-migré est apparu au cinéma comme dans la vie quotidienne : entre

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CINÉMA DE L’EXCLUSION,CINÉMA DE L’INTÉGRATIONLES REPRÉSENTATIONS DE L’IMMIGRÉDANSLESFILMSFRANÇAIS(1970-1990)

par Yvan Gastaut,université de Nice, Centre de la Méditerranéemoderne et contemporaine

Une analyse de la production cinématographique française permet d’ap-préhender en partie la place des immigrés dans notre société. Dans lesannées soixante-dix, quelques films se sont intéressés à leur dure condi-tion sociale, voire ont dénoncé une France raciste. Les années quatre-vingtont souvent vu en eux une menace pour la société d’accueil, même si cer-tains cinéastes en ont fait des figures positives, parfois salvatrices. De façongénérale, ils ont longtemps été confinés dans des rôles de second plan,stéréotypés, mais qui au fond s’inscrivent dans un processus d’intégration.

1)- Cf. Yvan Gastaut,L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000. Le présent article est en partie tiré de cet ouvrage.

exclusion et intégration(2). Aux images premières du travail, de la pau-vreté, du rejet, univers quotidien des migrants célibataires de la pre-mière génération subissant des expériences dramatiques, se sont ajou-tées des images d’une certaine pluralité, d’un investissement culturelde l’espace français avec les secondes générations, sur fond de crisesociale, au début des années quatre-vingt. Confrontée au difficile pro-cessus d’intégration, la production cinématographique a évolué versune superposition de représentations des immigrés de plus en pluscomplexes. Le caractère hésitant, parfois ambivalent de la produc-tion cinématographique française, abordant totalement, partiellementou pour une simple séquence la question de l’immigration, met enrelief la difficulté à penser l’intégration des migrants dans uneFrance tourmentée par l’avenir de son identité nationale.

IMAGES PRIMITIVES : TRAVAIL, MISÈRE ET DÉTRESSEParmi les rares films réalisés au début des années soixante-dix met-

tant en scène des immigrés, on ne trouve que l’image d’un individurejeté, soumis à de dures réalités entre lieu de travail et lieu d’habi-tation, figé dans des attitudes stéréotypées. Mektoub ?(3), d’Ali Gha-lem, réalisé en 1970, racontait les tribulations d’un Algérien enFrance : pauvre, analphabète, Ahmed Chergi débarque à Paris,découvre le bidonville de Nanterre, la queue à l’embauche, le contrôlesanitaire, la quête d’une chambre pour se loger, la méfiance, les tra-casseries administratives et policières. Deux films du cinéaste mau-ritanien Med Hondo, Soleil O(4) et Les bicots-nègres, vos voisins(5),dénonçaient la domination néocolonialiste de la France sur les immi-grés, notamment en matière de logement. En 1971, parmi les filmssélectionnés par la Semaine de la critique au festival de Cannes, figu-rait un long-métrage réalisé par Annie Tresgot sur l’immigration algé-rienne, El Ghorba ou Les passagers(6) : pas tout à fait une fiction, cefilm s’apparente à un reportage réalisé selon la méthode du cinémadirect, commenté par Mohammed Chouikh. Les différents aspects dela condition des Algériens en France y sont évoqués à travers Rachid,à Aubervilliers, chez son oncle, originaire de Bejaia. Le plan final, trèssignificatif de l’état d’esprit du réalisateur, donne à lire sur une palis-sade le slogan “La France aux Français”. Animé d’une même ambi-tion documentaire, le film Nationalité immigré, du Mauritanien Syd-ney Sokhona, récompensé par le prix Georges-Sadoul en 1975, mettaiten images le journal d’un immigré à partir de séquences documen-taires et de scènes de la réalité reconstituées afin de susciter une prisede conscience du quotidien de la communauté africaine en France.

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2)- Voir l’article de ChristianBosseno sur l’image des Africains noirs au cinéma,“Cinéma noir et blanc en version française”, in H&M, n° 1132, mai 1990.

3)- Mektoub ?, film françaisd’Ali Ghalem, 1970, avec El Kebir, Ali Ghalem,Ahmed el Kaïd, AnoukFerjac, Sembène Ousmane.

4)- Soleil O, film français de Med Hondo, 1969-1970,avec Robert Liensol, ThéoLégitimus, Gabriel Glissant,Greg Germann, Mabousso Lô, Bernard Fresson…

5)- Les bicots-nègres, vos voisins, film français de Med Hondo, 1973, avec Bachir Touré, JaquesThébaud, Jean Jerger, SallyN’Dongo, Franck Valmont…

6)- Les passagers, film français d’Annie Tresgot,1971, mêlant narration et entretiens effectuésentre 1968 et 1970 sur fondd’images de la vie des Nord-Africains en France.

Tous les films produits au début des années soixante-dix, insistantsur la détresse des étrangers en France, tenaient à sensibiliser un largepublic. Parfois, à travers quelques scènes, évoquer les états d’âme desimmigrés, notamment dans leurs rapports avec les femmes françaises,contribuait à nuancer certains stéréotypes. Dans Les bicots-nègres, vosvoisins, le caractère trop érotique de la civilisation urbaine, formalisépar des affiches ou des devantures évoquant les rapports intimes, effraiedes Africains peu habitués à de telles images. Dans Soleil O, un tra-vailleur migrant courtisé dans les beaux quartiers par une fille de bonnefamille refuse ses offres, se considérant comme une victime. De même,l’artiste africain du court-métrage La fleur dans le sang, tourmentépar son œuvre, rejette sa maîtresse européenne(7).

DES FILMS QUI MONTRENT UN IMMIGRÉHUMILIÉ ET EXPLOITÉEn 1974, Peur sur la ville, film à grand succès d’Henri Verneuil,

avec Jean-Paul Belmondo, proposait une mise en scène de la misèredes immigrés. Au début du film, le commissaire et héros du film, pro-cédant à une perquisition dans un bistrot sordide de la banlieue ouestde Paris, découvre médusé, dans la cave de cet établissement, unequarantaine de Nord-Africains logés dans des conditions épouvan-tables, victimes d’un marchand de sommeil. Les foyers vétustes dela Goutte-d’Or constituaient le décor de la plupart des films sur l’im-migration maghrébine. Dans Les ambassadeurs, de Naceur Ktari, lestravailleurs tunisiens vivent en groupe parce qu’on n’en veut pasailleurs. Les deux communautés, arabe et française, forcées de coha-biter, ne se comprennent pas et s’affrontent. Salah, venu du sud tuni-sien, assiste impuissant à des incidents racistes à répétition(8). Lemeurtre de deux travailleurs immigrés suscite une prise deconscience : une manifestation rassemble tous les immigrés du quar-tier, unis et déterminés, devant le palais de justice. Désarroi tout aussiévident dans le film de Jacques Champreux, Bako, l’autre rive, quirelate l’odyssée tragique d’un jeune Malien. Sans papiers, sanscontrat de travail, il doit subir les pires humiliations, la fatigue, ledécouragement. Il passe la frontière en franchissant un torrent glacéet arrive à Paris tellement épuisé qu’au petit matin, on le découvremort au bas de l’escalier qui mène chez un de ses compatriotes(9).

Autre manière de dénoncer l’exploitation des immigrés, le filmd’Alain Jessua, Traitement de choc, réalisé sous la forme d’une méta-phore, invitait à une réflexion sur l’exploitation des pauvres par lesriches, du tiers-monde par l’Occident(10). Cette histoire étrange a pourdécor un centre de thalassothérapie fréquenté par des PDG désireux

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7)- La fleur dans le sang, film français d’Urbain Dia-Moukouri, 1966, racontel’histoire d’un artiste noir à Paris qui, rongé par la maladie et la solitude,trouve la volonté de survivreen créant des œuvresnouvelles.

8)- Les ambassadeurs, de Naceur Ktari, film tuniso-franco-libyen,1976, avec Sid Ali Kouiret,Jacques Rispal, TaharKebaïli, Marcel Cuvelier,Mohammed Hamam.

9)- Bako, l’autre rive, film franco-sénégalais de Jacques Champreux, 1978,avec Sidiki Bakaba. “Bako”était le nom de code de la France pour les Africainscandidats à l’immigrationclandestine.

10)- Traitement de choc, filmfranco-italien d’Alain Jessua,1972, avec Alain Delon,Annie Girardot, MichelDuchossoy, Robert Hirsch…Voir aussi Droit et Liberté,février 1973, entretien avec Alain Jessua.

de rajeunir leurs cellules menacées par le vieillissement. Une jeuneindustrielle du prêt-à-porter (Annie Girardot) y rencontre l’éminentmédecin spécialiste de ce type de traitement (Alain Delon). Ces nan-tis en villégiature ne s’aperçoivent pas que le personnel est composéexclusivement de Portugais maladifs et faméliques. Ces domestiquessont victimes de fréquents malaises et disparaissent tour à tour.L’explication de ce mystère est livrée progressivement : les médecinsinoculent les cellules de ces immigrés à leurs patients.

Exploités, dépendants des conjonctures économiques, les migrantsn’ont plus qu’une alternative avec la crise économique : le retour aupays. C’est ce que sous-entendait le titre du film franco-algérien deMahmoud Zemmouri sur le retour au pays des immigrés maghrébins,Prends 10 000 balles et casse-toi (1981). La vision misérabiliste del’immigré travailleur, pauvre et victime du racisme sera dominantedans le cinéma français durant toute la décennie soixante-dix, àl’image du film documentaire La mal vie, réalisé en 1978 par DanielKarlin et Tony Lainé. Cette figure première de l’immigré va peu à peuévoluer avec la modification de la structure de l’immigration : regrou-pement familial, arrivée à l’âge adulte des enfants de migrants, enra-cinement culturel dans la société française.

DUPONT LAJOIE : LA RÉVÉLATIOND’UNE FRANCE RACISTES’il est un film qui a suscité un questionnement sur le racisme, Dupont

Lajoie(11), d’Yves Boisset, est bien celui-là : un net succès populaire avecplus d’un million d’entrées et une référence durable pour l’opinion fran-çaise. L’histoire s’articule autour du comportement de familles issuesde la petite bourgeoisie, en vacances dans un camping du Midi, contra-

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11)- Dupont Lajoie, film français d’Yves Boisset, 1974, avec Jean Carmet, Jean Bouise, Jean-PierreMarielle, Pierre Tornade,Robert Castel, GinetteGarcin, Isabelle Huppert, Victor Lanoux, MohamedZinet, Pino Caruso, MichelPeyrelon, AbderrahmaneBenkoula, BoumedieneOumer, Salah Boukhalfi…

riées par la présence de travailleurs immigrés temporairement logésdans des préfabriqués voisins. Georges Lajoie (Jean Carmet), petit com-merçant parisien, personnage typique et jovial, ne supporte pas lesArabes. Pour les vacances d’été, Lajoie part avec femme et enfant dansleur lieu habituel de villégiature, un camping de Sainte-Maxime, où il yretrouve des amis. Tout semble parfait si ce n’est, non loin du camping,la présence dérangeante d’un chantier employant des Nord-Africains.

Une première altercation a lieu dans le bal du camping, lorsqueLajoie s’en prend à ces travailleurs qui dansent “un peu trop près desfemmes”. Un incident tragique précipite les choses : Lajoie aperçoitla fille de l’un de ses amis qui, toute seule, profite du soleil non loindu camping. Pris de démence, sans préméditation, il la viole et la tue.Pour se disculper, il transporte à la hâte le corps près des baraque-ments des immigrés pour faire croire que le crime a été commis parles Arabes. Le drame se noue. Ses amis, désemparés mais aussiracistes que lui, le croient volontiers. La nervosité gagne le campingmais aussi les Algériens : une expédition punitive s’organise contreles immigrés sous la houlette de Lajoie. L’un d’entre est tué dans labagarre. Le commissaire chargé de l’enquête découvre qu’il s’agit d’uncrime raciste, mais, sur ordre du ministre de l’Intérieur, il est contraintd’étouffer l’affaire. Georges Lajoie, de retour à Paris, sera peu aprèsassassiné par vengeance par un frère de la victime.

Yves Boisset livrait un message qui se voulait efficace dans la luttecontre les préjugés : sans nuance, il invitait les Français à réfléchirsur leur racisme ordinaire. Le film, bâti sur la culpabilisation, pré-sentait une critique appuyée mais juste du Français moyen bêtementraciste(12). La réalité dépassant parfois la fiction, le tournage fut unesuccession d’incidents racistes : personne ne voulut accueillir l’équipesous prétexte qu’il y avait trop d’immigrés, des restaurants refusè-rent de les servir, certaines municipalités interdirent au réalisateurde tourner dans leur commune. Envisageant de filmer une ratonnade,Yves Boisset n’employa, outre les quatre acteurs principaux, que desfigurants. Selon le réalisateur, ces derniers avaient joué avec plus quede la conviction : “Quand on a tourné la scène, j’ai dû les arrêter,ils auraient tué l’acteur algérien…” Ce dernier, Mohamed Zinet, leseul acteur maghrébin professionnel du film, n’a d’ailleurs pas pu finirle tournage : agressé par quatre individus, il dut être hospitalisé.

RENDRE COMPTE DE LA RÉALITÉCertaines scènes furent critiquées, notamment la dernière, celle

du meurtre de Lajoie par l’immigré, dans la mesure où elle risquaitde provoquer un réflexe anti-arabe(13). Henri Lefèvre, dans la revue

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12)- Propos recueillis dans Cinémaction, n° 8,1979, p. 96.

13)- Voir Joël Magny dans Télé-Ciné, avril 1975,page 10. Voir égalementFrance-Pays arabes,avril 1975, et Le Monde,10 août 1975.

Cinéma 75, estimait que le film usait d’un style trop manichéen, didac-tique et donc artificiel. Froissés, certains spectateurs regrettèrentque Boisset n’ait pas osé mettre en scène des ouvriers français, dansla mesure où le racisme n’émanait pas seulement de la petite bour-geoisie. D’autres s’insurgeaient contre le fait que les travailleurs immi-

grés, victimes impuissantes, étaient pré-sentés comme des personnages sansépaisseur, ce à quoi le cinéaste répliqua :“Je ne montre des immigrés que ce queles Français en connaissent.”(14) Enrevanche, pour Tahar Ben Jelloun, cettehistoire se plaçait en deçà de la réalité,

tant l’univers misérable des immigrés était insoupçonné du grandpublic : le film était donc utile et nécessaire(15).

Malgré les critiques et même si certains directeurs de salle, crai-gnant des séances à forte fréquentation d’immigrés, tentèrent envain de déprogrammer le film, son succès fut immédiat : au coursdes deux premières semaines de sa sortie parisienne, il fut vu par200 000 spectateurs. Avec Dupont Lajoie, par effet de miroir, l’opi-nion française prit conscience de l’ampleur du racisme, repérableà tout moment de la vie quotidienne. “Sommes-nous tous desDupont-Lajoie ?”, se demandait L’Humanité-Dimanche en 1975(16).Le film fut ensuite régulièrement proposé à la télévision, chaque redif-fusion occasionnant un questionnement sincère mais angoissé surle racisme au sein de la société française(17). Le cinéma populairehexagonal a proposé une figure de l’immigré victime du racisme etplutôt absent de l’écran, dans Dupont Lajoie comme dans Train d’en-fer(18), film inspiré par le meurtre raciste du train Bordeaux-Vinti-mille en octobre 1983 (un touriste algérien avait été défenestré parquatre légionnaires). Fonction miroir, l’immigration est utilisée pourmieux mettre l’accent sur les travers d’une société française rongéepar le racisme.

UNIONS IMPOSSIBLES, UNIVERS DE DÉLINQUANTS ET DE BANLIEUESInimitiés, échec de la mixité à cause de conflits culturels, délin-

quants et meurtriers : les images négatives de l’immigré reposantsur des stéréotypes tenaces étaient nombreuses dans les annéessoixante-dix et quatre-vingt. Au cours des années soixante-dix, cer-taines productions cinématographiques ont timidement abordé leproblème des unions mixtes. La plus connue est l’adaptation d’unroman de Claire Etcherelli, Élise ou la vraie vie, par le cinéaste

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Au cours des années soixante-dix, certaines productions cinématographiques ont abordé le problème des unions mixtes,

de l’incompatibilité culturelle, des amoureux victimes du racisme.

14)- Cinémaction, été 1979, op. cit., p. 102.

15)- Le Monde, 27-28 avril 1975.

16)- L’Humanité-Dimanche,2 avril 1975, à l’occasion de la première diffusion du film à la télévision.

17)- Voir lors de la rediffusiond’avril 1978, L’Humanité,6 avril 1978, Le Point du jour, 10 avril 1978 oudans le cadre des Dossiers de l’écran en octobre 1981,L’Humanité-Dimanche, 10 et 18 octobre 1981.

18)- Train d’enfer, film français de Roger Hanin,avec Roger Hanin, Gérard Klein.

Michel Drach(19) : la jeune Élise Letellier, provinciale et pauvre, s’ins-talle à Paris en pleine guerre d’Algérie. Elle trouve un emploi dansune usine où elle rencontre Arezki, ouvrier algérien. Ils tombentamoureux l’un de l’autre. Mais Arezski, militant du FLN, est arrêtépar la police et disparaît sans laisser de traces. Le scénario reposesur l’évolution d’une union mixte qui, si elle peut exister potentiel-lement, est soit éphémère, soit impossible, en fonction du contextehistorique et social. Le film, sélectionné en compétition officiellelors du festival de Cannes en 1970, brossait un tableau des condi-tions de vie difficiles des migrants algériens en France durant laguerre de libération.

À nous deux France, moyen-métrage tourné en 1970 par DésiréÉcaré, aborde de manière sarcastique les déboires du couple que for-ment un Africain et une Française(20). Dans France mère patrie(21),de Guy Barbero, et dans Les ambassadeurs, de Naceur Ktari, les hérosamoureux d’une Française sont victimes du racisme. Deux courts-métrages de 1974 évoquaient également la solitude sentimentale d’im-migrés africains : Paris, c’est joli, d’Inoussa Ousseini, retrace les mésa-ventures d’un jeune Africain en France ; Les princes noirs deSaint-Germain-des-Prés, de Ben Diogaye Beye, est une étude sati-rique de jeunes Africains marginaux. Ces derniers hantaient le bou-levard Saint-Germain et le quartier Latin en cherchant à se faire pas-ser pour des personnages de légende auprès des jeunes filles, alorsque la réalité était toute autre.

Insistant sur les incompatibilités culturelles, Pierre et Djemila,réalisé par Gérard Blain en 1987 et présenté au festival de Cannesen compétition officielle, racontait l’amour impossible d’un Françaiset d’une jeune fille issue de l’immigration : passionnée pour un jeune

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19)- Élise ou la vraie vie,film français de Michel Drach,1969, avec Marie-Josée Nat,Mohamed Chouik, BernadetteLafont, Catherine Allégret,Jean-Pierre Bisson, Jean-Louis Comolli, d’aprèsle roman de Claire Etcherelli,prix Fémina en 1967.

20)- À nous deux France,film franco-ivoirien de Désiré Écaré, 1970.

21)- France, mère patrie,film français de Guy Barbero,1975, avec Mouhous Sim’hand,Lounas Ourrad et ArielleWecbecker.

apprenti géomètre, l’adolescente, fille d’émigrés algériens vivant dansune cité HLM du nord de la France, tente de se dégager du veto desa famille et du poids des traditions. En vain, les barrières culturellessont trop lourdes et l’union se révèle totalement impossible. Une vivepolémique accueillit la sortie du film et sa projection à Cannes, GérardBlain fut accusé de racisme.

L’image de l’immigré délinquant, bandit ou proxénète se retrouvedans la plupart des films policiers produits au début des annéesquatre-vingt : des “dealers” maghrébins sont poursuivis par la policedans La balance, de Bob Swaim (1982) ou dans Les ripoux (1984)puis Les ripoux II (1990), de Claude Zidi. Le gang tunisien de ladrogue des frères Slimane est démantelé dans Police, de MauricePialat (1985). Dans Tchao pantin, de Claude Berri (1983), dans Spé-cial police, de Michel Vianey (1985), la plupart des rôles des petitsdélinquants sont tenus par des Maghrébins. Sergio Gobbi présen-tait en 1984, dans L’arbalète, des délinquants noirs, arabes et viet-namiens se livrant à une “guerre des gangs” sans pitié et faisantrégner la terreur à Belleville. Le commissaire Falco ne ramènera lecalme que par l’intervention de “justiciers” d’extrême droite. L’imagede l’immigré délinquant est parallèle à celle de la grande ville, Parisou Marseille le plus souvent, et s’inscrit dans un univers de grisaille,de désarroi sentimental, de galères répétées.

L’IMMIGRÉ FAUTEUR DE TROUBLESDans les années quatre-vingt, le choix de l’immigré n’est pas inno-

cent lorsqu’il s’agit de mettre en scène des personnages négatifs :il est souvent, dans le cinéma français, celui qui trouble l’ordre, celuidont il faut se méfier, susceptible de détruire la cohésion sociale etde porter atteinte à la nation. Par exemple, dans Tranche de vie,film à sketches réalisé en 1984 par François Leterrier à partir de labande dessinée éponyme de Gérard Lauzier, le spectateur suit uncouple de Français moyens islamisés dans un quartier parisien à fortepopulation maghrébine. Le message est ambigu : l’immigré s’appa-rente à un envahisseur ; non content de menacer l’ordre social, ilparvient à le changer.

La banlieue a pris le relais des images du surpeuplement et desconditions difficiles d’habitation : à partir des années quatre-vingt,elle devient le terrain de prédilection pour évoquer l’immigration.Depuis les “rodéos” des Minguettes en 1981, elle est présente dansla plupart des films portant sur le phénomène des secondes généra-tions issues de l’immigration. Dans ce cadre de vie peu favorable, lasolitude est une réalité durement ressentie. Trois films ont révélé au

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grand public la présence des jeunes immigrés en banlieue. Le thé àla menthe, d’Abdelkrim Bahloul, sorti en février 1985, brossait le por-trait d’un jeune Algérien vivant de combines à Barbès et confrontéà sa mère. Le thé au harem d’Archimède(22), de Mehdi Charef, qui aréalisé plus de 500 000 entrées en 1985, proposait une chronique aujour le jour de la vie de jeunes de toutes origines en cité HLM. Bâtonrouge, de Rachid Bouchareb, sorti en janvier 1986, racontait com-ment, après une visite mouvementée aux États-Unis, trois jeunes dontdeux d’origine maghrébine décident de créer une entreprise à Argen-teuil. Ces films ne militaient plus simplement contre les agressionsracistes, ils tenaient à aller plus loin, insistant sur la capacité despersonnages à vivre en France.

Avec Un deux trois, soleil, sorte de poème optimiste réalisé parBertrand Blier en 1993, la banlieue, en l’occurrence les quartiersnord de Marseille, change d’image, devenant plus conviviale, plusjoviale malgré la misère, moins conflictuelle, métissée. L’image dela délinquance a évolué au début des années quatre-vingt-dix,comme le montre en 1995 le très populaire film de Mathieu Kasso-vitz, La haine : toujours liée à la banlieue, la délinquance n’est plusl’apanage de bandes ethniques ; elle est partagée entre Français etimmigrés en bandes, Blancs, Blacks, Beurs, sans aucune spécificiténationale ou raciale. Les bandes n’ont jamais été spécifiquementimmigrées ou françaises, mais plutôt cosmopolites. Dans le film deJean-Claude Brisseau, De bruit et de fureur (1987), comme dans celuide Robert Guédiguian, L’argent fait le bonheur (1993), les ethniessont totalement mêlées et les bandes ne prêtent aucune attentionaux origines.

AMITIÉS INTERCULTURELLESET SCÈNES D’INTÉGRATIONLa figure de l’immigré n’a pas toujours été dramatique dans le

cinéma français. Douceur, politesse, respect des valeurs nationales,amitiés, actes de solidarité ont également représenté celui que lasociété française a accueilli. Alimentant positivement l’imaginairenational, ces images ont été plus nombreuses à partir des annéesquatre-vingt, lorsque les réalités de l’intégration étaient plus évidentesmalgré les débats sur le racisme.

L’amitié entre un Français et un “Beur” a été symbolisée en 1983par un film à grand succès, Tchao pantin, de Claude Berri(23). Dansun univers de délinquance et de drogue, dur et violent, Lambert(Coluche), pompiste alcoolique et solitaire, s’attache à un jeune d’ori-gine maghrébine (Richard Anconina). Entre les deux hommes se

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22)- Ce film s’inspirait de son propre roman, Le théau harem d’Archi Ahmed,Paris, Mercure de France,1983.

23)- Film français de ClaudeBerri, 1983, tiré de l’œuvred’Alain Page, Tchao pantin,Paris, Grasset 1982.

noue une relation douloureuse et profonde. Majdid, dans Le thé auharem d’Archimède et Hamou, dans Le thé à la menthe, parlent par-faitement le français et refusent même de s’exprimer en arabe, augrand désespoir de leur famille. Les deux jeunes se débrouillentcomme ils peuvent pour obtenir leur place au soleil et réaliser leur“rêve français” d’intégration. À partir des années quatre-vingt, lesjeunes issus de l’immigration font partie du paysage social, on lesretrouve naturellement dans Le grand frère, de Francis Girod(1982), P’tit con, de Gérard Lauzier (1983), Laisse béton, de Serge

Le Péron (1983), qui met en scène l’ami-tié et la fraternité unissant un enfantfrançais et un enfant arabe, et dans Lesinnocents, d’André Téchiné (1987), surla rivalité amoureuse entre un jeuneAlgérien né en France et un jeune fas-ciste ayant participé à un attentatcontre des foyers d’immigrés. Autreexemple d’amitié plus particulière, Miss

Mona, de Mehdi Charef, sorti en janvier 1987, narrait les rapportsentre un immigré clandestin qui vient de perdre son emploi et unvieil homosexuel qui le recueille (Jean Carmet). En pleine affaireSalman Rushdie, un film d’Alexandre Arcady, L’union sacrée (1989),proposait une histoire policière symbolisant la lutte contre l’inté-grisme et connut un succès populaire. Il mettait en scène deux ins-pecteurs de police, l’un juif et pied-noir (Patrick Bruel) et l’autremusulman et fils de harki (Richard Berry). Tout les oppose à la base– leurs origines, leur vision du métier et leur caractère –, pourtantles deux personnages se rapprochent et s’associent pour luttercontre l’intolérance des intégristes musulmans.

Dans Marche à l’ombre, de Michel Blanc et Patrick Dewolf(1984), c’est auprès de squatters africains d’un immeuble insalubreque Denis et François, perdus dans leurs rêves, pourront s’arrêterun moment pour faire le point et surtout découvrir une fraternitéchaleureuse. La sympathie pour les Africains s’est révélée à l’occa-sion de la sortie du film Black Mic Mac, premier long-métrage fran-çais entièrement consacré à la vie quotidienne des communautésafricaines à Paris. Initié par la productrice Monique Annaud, pas-sionnée d’Afrique, réalisé par Thomas Gilou en 1986, encouragé parla critique, le film fut un gros succès commercial. Un fonctionnairede la protection sanitaire plutôt maladroit (Jacques Villeret) enquêtedans un quartier populaire de Paris en vue de la destruction d’unfoyer insalubre occupé par des Africains. Au terme de nombreuses

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Avec des acteurs comme Smaïn, sachant rire sans complexe d’eux-mêmes

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mélodramatiques et militantes au profit de la comédie.

péripéties, le Français, marabouté et séduit, renonce à exécuter samission(24). Même s’il n’était pas exempt d’ambiguïté(25), BlackMic Mac fut un bon moyen de familiariser le public français avecl’immigration venue d’Afrique noire. Fort de ce premier succès, unBlack Mic Mac II sortit dans les salles en 1988(26).

LA MIXITÉ DEVIENT POSITIVEParmi les films d’Édouard Molinaro, Cause toujours, tu m’inté-

resses (1979) mettait en scène un personnage africain affable et pré-venant(27), et L’amour en douce (1984) présentait un avocat (DanielAuteuil) séparé de sa femme, se réfugiant dans l’amitié d’une bandede copains, parmi lesquels son plus proche confident est un Africain.En 1986, Le complexe du kangourou, de Pierre Jolivet, narrait l’his-toire d’un peintre raté devenu vendeur de marrons à la sauvette avecson copain africain. Les mêmes élans d’amitié se retrouvent dansSans toit ni loi, d’Agnès Varda (1985) : l’immigré est un individu sal-vateur sur lequel l’héroïne pourra compter. La rencontre entreMona, jeune femme errant dans le Midi de la France, perturbée,agressive et égoïste, et un ouvrier agricole tunisien, est une aubaine :pendant quelques jours, cet homme simple et doux lui redonnera legoût de vivre. De courte durée, cette parenthèse dans la vie de Monaaura été le seul moment où, apprenant à vivre au contact d’une naturequ’elle transforme par ses gestes, elle aura retrouvé une utilitésociale. Ce type de situation où le citadin trop riche, trop stresséretrouve sa vérité auprès de l’immigré dont la sagesse et le savoirrestitue au Français des racines enfouies culmine en 1991 avecMohammed Bertrand-Duval, d’Alex Métayer, et On peut toujoursrêver, de Pierre Richard.

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24)- Black Mic Mac, film de Thomas Gilou, 1986,vu par 800 000 spectateurs.Hormis Jacques Villeret, tousles acteurs du film étaientnoirs : Isaac de Bankolé,Félicité Wouassi, KhoudaSeye, Cheik Doukouré, etc.

25)- Voir Christian Bosseno,“Cinéma noir et blanc en version française”, H&M,n° cité, pp. 43-51. Selonl’auteur, ce film véhiculenombre de stéréotypes surles Noirs proches de ceux quevéhiculait Tintin au Congo.

26)- Black Mic Mac II, filmfrançais de Marco Pauly avecÉric Blanc, Félicité Wouassi,Laurentine Milebo…

27)- Cause toujours, tu m’intéresses, film françaisd’Édouard Molinaro, 1979, avec Annie Girardot et Jean-Pierre Marielle.

Évacuant les facteurs de divisions, plusieurs films sortis à la findes années quatre-vingt présentent les unions mixtes sous le signedu succès et du bonheur. En 1989, Coline Serreau, dans Romuald etJuliette, met en scène un couple mixte : une femme de ménage noire,mère de cinq enfants (Firmine Richard) redonne goût à la vie à unjeune PDG (Daniel Auteuil) grugé par les siens. Les keufs, réalisé en1987 par Josiane Balasko, décrit les rapports tumultueux entre une“femme-flic” (Josiane Balasko) et un commissaire noir (Isaac de Ban-kolé), les deux héros décidant finalement de vivre ensemble. Métisse,réalisé par Mathieu Kassovitz en 1993, raconte l’histoire de la jeuneLola et de ses deux amants, l’un blanc, juif et pauvre, l’autre noir,musulman et riche. Enceinte, Lola ne sait pas qui est le père, mais,après diverses brouilles, les deux hommes se retrouvent au chevetdu nouveau-né. Quant à La smala, film de Jean-Loup Hubert réaliséen 1984, il symbolise par l’humour la réalité du métissage par l’unionmixte : Victor Lanoux y incarne un brave père de famille, chômeurdes Minguettes, que les infidélités de sa femme ont doté de cinqenfants de toutes origines.

L’ÉMERGENCE D’ACTEURS À PART ENTIÈREParmi les acteurs célèbres, la comédienne Isabelle Adjani fut mon-

trée comme un exemple parfait d’intégration : elle était une vedettedepuis longtemps lorsqu’en 1985, on évoqua ses origines, et nombrede Français s’en étonnèrent. Smaïn, l’un des artistes beurs les pluspopulaires, originaire de Constantine, était un autre symbole de réus-site(28). Son succès l’amena à jouer le rôle de Scapin au théâtre, en1994. Ses apparitions à la télévision ou au cinéma lui valaient dereprésenter des jeunes issus de l’immigration, comme dans le filmde Serge Meynard en 1987, L’œil au beur(re) noir, narrant les mésa-ventures d’un jeune Antillais et d’un jeune “Beur” en quête d’unappartement à Paris. Avec des acteurs comme Smaïn, sachant riresans complexe d’eux-mêmes et des autres, le “cinéma beur” a aban-donné les démarches misérabilistes mélodramatiques et militantesau profit de la comédie. Plus de légèreté, plus d’humour dans les per-sonnages issus de l’immigration : voilà la preuve d’une intégrationen voie de réalisation.

L’immigré est rarement au centre des films produits entre lesannées soixante-dix et quatre-vingt-dix. Le plus souvent, il a servide faire-valoir aux personnages principaux de l’histoire, ou decontrepoint, ou d’élément d’atmosphère. L’une des faiblesses ducinéma français a sans doute été la méconnaissance du monde del’immigration et de ses valeurs. Ainsi, l’immigré a été souvent réduit

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28)- Cf. “A star is beur”,Différences, novembre 1986 ;“Smaïn devient quelqu’un”,L’Express, 23 septembre 1988 ;voir aussi Smaïn, Écris-moi, Nil, Paris, 1995, et Rouge baskets, Michel Lafon, Paris, 1992.

à une silhouette, une ombre sans caractéristique propre, même s’ilétait parfois au cœur du scénario. À son égard, les films français sontsouvent dénonciateurs d’une réalité qui blesse les cinéastes, maisces œuvres se placent au cœur d’une tendance cinématographiquequi le représente comme dérangeant. Instrumentalisés, limités à desthématiques spécifiques, les immigrés devront attendre la décen-nie quatre-vingt pour faire partie intégrante du cinéma français, nejouant plus seulement leur propre rôle.

Peut-on assimiler ces formes cinématographiques à un cinémade transition, parce qu’il constituerait des étapes dans le processusd’intégration ? Processus qui serait en voie d’achèvement aujour-d’hui, lorsque l’on voit par exemple Roschdy Zem jouer des rôles deFrançais “gaulois”, ou lorsque Medhi Charef réalise des films n’ayantplus l’immigration pour thème central ? L’immigré au cinéma est unevictime du racisme, du rejet d’une partie des Français. Jamaismaître de son destin, bouc émissaire il subit l’égoïsme et les tour-ments de la société d’accueil. Cette figure initiale du début desannées soixante-dix a beaucoup évolué, l’imaginaire lié à l’immi-gration s’étant largement enrichi. Toujours tributaire des réalitéséconomiques et sociales, le migrant a représenté un élément dedésordre pour certains réalisateurs français, une menace planantsur l’univers très rationnel d’une bourgeoisie frileuse. Pour d’autres,l’immigré est porteur de valeurs de solidarités et d’amitié, celui versqui l’on se retourne afin de retrouver ou de découvrir force etconfiance en soi. Plus encore, à travers son parcours et son passé,il est aussi porteur de la mémoire d’une nation dont il est considérécomme exclu et dont il garantit paradoxalement la pérennité. ✪

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Hédi Dhoukar, “Quels ‘beurs’, quel cinéma” ?Dossier Arts du Maghreb, artistes de France, n° 1170, novembre 1993

Christian Bosséno, “Cinéma noir et blanc en version française”Dossier Les Africains noirs en France, n° 1132, mai 1990

... et la chronique “Cinéma” dans tous les numéros

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