charles simple personnage

209
DIDIER DABRETEAU CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Upload: litterarium-le

Post on 22-Mar-2016

236 views

Category:

Documents


6 download

DESCRIPTION

Premier roman

TRANSCRIPT

Page 1: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

DIDIER DABRETEAU

CHARLES

SIMPLE PERSONNAGE

ROMAN

Page 2: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

2

Page 3: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Didier DABRETEAU – Juin 2001

L’auteur eut pu, à l’instar de certains, saisir un dictionnaire de citations, ouvrir son dictionnaire aux pages roses qui en marque le centre, faire appel à sa mémoire ou à son cœur afin d’orner cette page d’une métaphore, d’une idée, d’un raccourci, ou d’une dédicace mais…

sans oublier tous ceux qui, inconsciemment, subrepticement, inopinément, patiemment, courageusement, solidairement, ont constitué, les pièces de ce puzzle maintenant assemblé,

…un livre appartient à celui qui l’ouvre.C’est à celui-ci qu’il appartient d’y lire ce qu’il souhaite, d’en retenir ce que lui dicte son esprit, de faire le choix de la destination pour laquel il s’embarque.

3

Page 4: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

SAMEDID’où vient que je me sois éveillé de si bonne

heure ? Moi que les banlieusards hurlements mécaniques ne parviennent pas à tirer du sommeil, me voilà le témoin indiscret de ce spectacle matutinal du jour qui, d’une aubade ornithologique, sort la nature de sous son drap de nuit.L’esprit a parfois de ces dispositions particulières...!A moins qu’il ne s’agisse d’une indisposition de ces songes, récalcitrants à éclore entre d’autres draps que les leurs, laissant ainsi au matin le corps engourdi, endormi, courbatu. C’est pourtant guilleret que je flânai dans cette campagne où je ne vins pas de bon coeur.

Elle regardait un paysage flou et changeant défiler derrière sa vitre en ressassant sans doute les bonnes raisons qu’elle avait eues de ne pas céder, toutes les

4

Page 5: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

bonnes excuses qu’elle me resservirait le moment venu. Toutes ces excuses parmi lesquelles figurera celle, inévitable, que nous lançons tous un jour ou l’autre dans ces moments de crise de paranoïa, cet air du «C’est toujours moi qui...» ou «Tu n’aimes pas mes amis, ma famille etc...»Je regardais quant à moi le ruban d’asphalte se tortiller derrière le pare-brise en égrenant sans fin mon chapelet d’arguments contraires. Nous nous livrions, dans la promiscuité de cet habitacle, une guerre silencieuse et non moins farouche alors même que tout était déjà fait. J’avais (serais-je objectif en ajoutant «une fois de plus» ?) laissé cette femme, dont l’extranéité progressait chaque jour lors même qu’elle était la mienne, m’emmener à cette réunion dont, décidément, la puérilité m’apparaissait de plus en plus évidente. Je n’ajoutais rien, pourtant, que je n’avais déjà dit mais, à me les répéter inlassablement, mes arguments prenaient une consistance chimérique qui les rendait incontournables.

Tu peux te les ruminer tes objections maintenant que tu les as abandonnées ! La bonne conscience ne sert à rien si c’est pour accoucher de la tristesse. La bonne conscience c’est fait pour rendre libre et heureux.C’est vrai. Qu’avais-je cédé ?!

C’est une promesse qui nous conduisait vers ce matin allègre. Une de ces vieilles promesses faites pour l’éternité et bien érodées à vingt ans si toutefois elles survivent encore. Certes, l’adolescence est faite pour cela, se fabriquer de l’éternel en amitié, en amour, en jeunesse. De l’éternel serti à coups de serments, de l’éternel provisoire, putrescible.Combien ont vécu de ces «On se retrouvera...» ?Il fallait que ça tombe sur moi !

Geneviève qui revoit régulièrement Catherine qui

5

Page 6: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

retrouve Marie parvenant à joindre Cécile et nous voilà partis pour une semaine de vieux souvenirs, de vieilles anecdotes sans intérêt. Le moment ne vaut que par l’instant qu’il fut, pas pour les souvenirs qu’il fabrique et qui ne lui ressembleront jamais.

C’était beau. Je n’avais jamais prêté attention à l’aube. Cet instant si particulier où les nuances, semblant prendre leur temps pour s’installer, se dissolvent les unes les autres en des secondes d’une lenteur si furtive que le jour est déjà là, imposant, sans que vous l’ayez vu arriver.Cette nappe de brume survolant les épis en gestation et sous laquelle les glaneurs descendant d’on ne sait où dans leur robe noire se répartissent l’espace me fascina. Je m’approchai des volatiles pour mieux les observer et découvris, à la faveur d’un rayon de soleil, que les corbeaux sont si noirs qu’ils en sont bleus. Je ne regrettai pas cette escapade matinale, continuant mon chemin plus attentif que je ne l’avais jamais été. On n’écoute jamais assez le matin. Ils pouvaient bien m’attendre ces inconnus considérant sans doute que l’aube est faite pour étirer son sommeil.Il est vrai que c’est tardivement que nous avions rejoint nos chambres. Nous étions, Geneviève et moi, arrivés les derniers, à l’heure du journal télévisé alors que les autres s’apprêtaient à servir l’apéritif.- Ah, ben les voilà, s’était écriée l’assemblée que je commençais déjà à mépriser comme j’exécrais ces convenances mille fois rabachées, qui en ont perdues toute signification, dont le seul but est de parler quand on na rien à dire.Oui, nous avions fait bonne route, oui nous avons trouvé facilement, oui elle a changé. Charles. Oui, c’est moi, ce grand barbu que vous jugez déjà d’un regard inquisiteur en feuilletant votre catalogue à la recherche de la rubrique dans laquelle vous allez le classer.C’est toujours à ce moment que tu te demandes «Mais

6

Page 7: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

qu’est-ce que je fous là ?» Quand il est déjà trop tard.

Pierre, petit, râblé, au visage buriné où deux yeux brillent de fierté. C’est notre hôte qu’une alliance lie à Marie. Bonjour, ça va ? Ca va !Michel, grand, maigre et imberbe. Aussi gauche que moi. Les présentations ne sont visiblement pas non plus son exercice préféré. Bonjour, ça va ? Ca va !Catherine, l’épouse de Michel. L’embarras face à la femme inconnue. Je lui sers la main ou je lui fais la bise ? J’optai pour la poignée de main qui n’engage à rien et laisse toute latitude.Cécile. Cette petite brune ne généra plus d’embarras, le premier pas a été fait. Poignée de main, pas de jalouse. Oui, ça continue d’aller depuis il y a trente secondes.Raymond, petit brun aux yeux enfermés derrière des hublots. C’est Cécile qui est mariée à ce timide qui est néanmoins le seul à avoir conscience du temps qui passe. Bonsoir. Bonsoir.Marie pour finir. Une grande rousse aux lèvres incarnadines dont le poignet tinte lorsqu’on lui secoue la main. Et oui, c’est donc moi ! «Depuis le temps que j’entends parler de vous !»L’art de prendre l’ascendant d’une flatterie. Le concentré d’hypocrisie que je craignais.

Tu crois que c’est avec ce sourire convenu que tu vas la lui renvoyer !? Pourquoi ne lui réponds-tu pas «Je n’ai, pour ma part, jamais entendu parler de vous.» ?Hein !? Alors, quand on laisse le blé germer il ne faut pas s’étonner de manger du pain !

La terrasse carrelée, semblable à ces centaines de terrasses qui s’allongent sur le derrière des résidences où le bonheur se compte en mètres carrés.Nous voilà donc attablés. Moi, encadré de Geneviève et Michel, assis devant un kir royal avec, derrière le kir,

7

Page 8: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Raymond et ,derrière Raymond l’étendue verte d’une pelouse drue et fraîchement tondue nantie de son conséquent abri de jardin et derrière la pelouse une haie de thuyas qui ne parvient pas à masquer la forêt mitoyenne de l’horizon qui s’est fait exproprier par une colline. C’est Marie qui poussa les copines sur la piste en lançant l’air du «Alors qu’est-ce que tu deviens ?» Cela nous fit entrer de plein pied dans notre rôle de faire-valoir, de bibelots vivants, rôle dont j’espérais qu’il soit au moins muet mais qui ne conserva pas longtemps cette seule qualité qu’il eût pu avoir car il faut toujours que les hôtes fassent du zèle.Que vouliez-vous qu’elle devienne ? Une enfant devient une fille puis une femme puis une mère puis... La terre tourne toujours.Nous n’avons jamais vu une femme se transformer en fleur ou en grenouille. L’existence n’est pas un conte ! Les petites gens restent toujours des petites gens. Malgré tout. L’argent, la célébrité, que sais-je, tout ce dont ils s’habillent ou rêve de s’habiller. Les grands esprits restent grands esprits même si, parfois, ils vieillissent mal. Quand l’esprit traverse les petites gens ce n’est qu’une anomalie que la nature remet bien vite en ordre.

Et toi, que crois-tu être là ?On est tous un peu des deux. Certains plus l’un que l’autre, c’est tout.

Extrait de vide :- Tu travailles dans quoi déjà ?- J’suis secrétaire médicale dans une clinique.- Ah oui. C’est bien ça.- Ouais, c’est intéressant.- Et toi Catherine ?- J’suis caissière dans un supermarché.- Ah. C’est fatiguant non ?!

8

Page 9: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Oh, fatiguant...- Et toi Cécile ?- Moi ? J’travaille au service du personnel d’une société d’transport.- T’as bien un fils Geneviève ?!- Oui, on l’a laissé aux grands parents.- Il a quel âge maintenant ?- 7 ans.- C’est Germain, c’est ça ?- Non, Ludovic.- Oh, c’est joli Ludovic.- Tu dois en avoir des choses à nous raconter toi Cécile depuis l’temps qu’on n’a pas d’nouvelles !- Oh, tu sais, c’est l’train-train habituel... J’ai une fille, Céline, qui a dix ans et puis... voilà quoi.- T’as pas d’enfant toi Catherine ?- Non.- Vous n’en voulez pas ?- ...

Voilà, tout est dit, on peut rentrer.Mais non, ça dure. Mère au foyer, Pierre, argent, bonheur, amour...Ce Pierre aussi qui s’y met :- On a d’la chance, il fait beau.- Oui, lâche un Raymond poli.- Allez, buvez, mangez, servez-vous !

Bien sûr ils ont fait simple. Crottin de Chavignol chaud pendant que Marie rencontra Pierre grâce à un accrochage automobile à la suite duquel il la rappelle pour l’inviter à dîner et voilà le lapin aux pruneaux. Oui, tout le monde aime ça. Cécile fit la connaissance de Raymond au rayon livres d’un supermarché entre deux pruneaux. C’est avec une cuillerée de sauce que l’on apprit comment ce tête en l’air de Michel ému Catherine la caissière. Mais en fait, il n’est pas tête en l’air, c’est parce que... Le vin est très bon aussi, merci.

9

Page 10: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Ah, forcément, s’il vient directement du producteur ! Une réunion d’amis communs mis Geneviève et moi dans les bras l’un de l’autre au roquefort. Non sans beurre, merci.La nuit, imitant mes paupières, tombait doucement. Elle allait abréger mon ennui. C’est beau la nuit. Mais non. Il faut poursuivre à l’intérieur sur un canapé de cuir, devant un café, un armagnac. Bailler ostensiblement parce que, quand même...- C’est vrai, vous d’vez être fatigués. Marie va vous montrer vos chambres.- C’est très bien merci, ça va aller. Bonne nuit, à d’main.

Qu’y a t-il de plus exaspérant qu’un couvre-feu qui prend fin à l’orée des rêves ?- Tu pourrais quand même faire un effort ! Quand c’est tes amis, moi...

Je n’ai pas d’amis.Qu’ont-ils besoin de savoir quand, comment, pourquoi ?Qu’en ont-ils à faire ?

Se taire. Oui, c’est ça, le silence. Dormir. Rêver.Que répondre d’autre que le silence ?

Il faudra décidément que je pense à emmener Ludovic voir le spectacle de l’aube dans la campagne. Pourquoi est-ce toujours aux choses les plus simples que nous ne pensons jamais ?C’est quand même bien plus beau que Walt Disney au cinéma !C’est quand même mieux qu’une après-midi de piscine chlorée et emplie de sauvages hurlants !Vraiment, il faut que je lui montre cette solitude. Cette vraie solitude. Cette plénitude fourmillante. Rien à voir avec cette solitude surpeuplée de notre banlieue, cette

10

Page 11: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

solitude de bousculades et de mépris qui fait haïr la solitude.Je viens de la découvrir, là, ce matin. Et dire que la campagne m’a toujours effrayé, presque dégoûté. Rien à y faire sinon s’ennuyer.Comme quoi, c’est quand on parle de ce que l’on ne connaît pas que l’on dit n’importe quoi.

- Ah ben te voilà ! On se d’mandait où t’étais passé.C’est tout ce qu’elle trouva à dire. Qui «on» d’abord ?!Assise à côté de Pierre, devant la table de jardin sur laquelle s’étalaient les confitures, miel, chocolat, sucre et autres fruits qui avaient figurés sur une liste d’après inventaire la veille ou l’avant veille, je l’avais connue moins enjouée au petit-déjeuner. Ils avaient certes tous les deux l’air fripés qu’ont tous les couche-tard au matin, avant d’être passés par la salle de bains.- Vous êtes bien matinal, lança l’hôte.- Oui, répondis-je conscient que ce mensonge me permettait de ne pas avoir à expliquer pourquoi c’était juste aujourd’hui, alors que je n’en avais moi-même aucune idée.- C’est plutôt rare. Quand t’as pas à t’lever, t’aimes bien flâner au lit.C’est ce qu’on appelle la complicité du couple !- Bonjour !C’est Michel qui m’évita d’avoir à répondre.Qu’aurais-je répondu ?Rien qui ne fut chargé d’acrimonie, qui leur eut mit sous les yeux la fissure qui s’était subrepticement ouverte dans notre couple. C’eut été briser leur idéal de bonheur. Leur faire un trop grand plaisir peut-être.Et puis, cela les regardait-ils ?Les explications, les justifications à fournir en catimini.Comment pourraient-ils comprendre ?

J’avais épousé Geneviève au sortir de l’adolescence, quand on se veut déjà adulte et que l’on ne l’est pas

11

Page 12: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

vraiment. Se rassurer sur soi-même, sur l’avenir, se donner un statut social, une reconnaissance. Nous fûmes fougueux amants et puis... Rien à partager ni goût ni passion ni opinion. On reste toujours seul. Nous avons fini par nous subir parce que... Ludovic. Si nous faisons encore l’amour, seuls moments de connivence, c’est bien parce que l’Homme est aussi animal, parce que le corps est ainsi fait qu’il faut bien le nourrir, lui obéir.

Alors, pourquoi lui en veux-tu ?Pourquoi en veux-tu à la terre entière ?Quand on se trompe de chemin, le chemin n’y est pour rien.Est-il possible de s’en vouloir à soi-même ?N’est-ce pas cela qui te rends atrabilaire ?

Et puis, il ne faut rien exagérer quand même !Je ne suis pas le cerbère de service ! Le côté acariâtre de mon être ne prend tout de même pas tant de place ! Mais vraiment, cette semaine de retrouvailles d’inconnus...!

Catherine avait suivi Michel de peu. Raymond et Cécile avaient également fait leur apparition. Nous voilà donc tous à nouveau réunis autour d’une motte de beurre meurtrie.Un petit morceau d’intimité publique. Moi, à qui les jours ouvriers avaient donné l’habitude de déjeuner seul et que la seule présence, fut-elle silencieuse, de mon épouse suffisait à rendre de mauvaise humeur, j’étais gâté !Il est curieux de voir comme certains ne se ressemblent pas du soir au matin.Oui, nous avions tous bien dormi.- C’est calme !Je ne sais plus qui lança cette assertion mais Pierre ne manqua pas de la saisir au bond.

12

Page 13: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Ils sont bien ici, le calme, la nature, l’espace, la liberté etc. L’Eden retrouvé quoi.

Ne serait-ce pas tout simplement ta jalousie qui te mène ?Qu’est-ce qui motive tes moqueries sur les défauts d’autrui sinon un défaut que tu portes toi-même ?

S’enfuir vers la salle de bains et prendre le temps. Surtout, faire durer les minutes.C’est vrai, c’est pratique d’avoir deux salles de bains.

Hypocrite va !

Les quatre copines parties au marché, nous voilà, nous les maris, occupés à nous épier sans oser faire quoi que ce soit. J’optai finalement pour l’errance solitaire dans le jardin.

Comment cela peut-il se faire ?Quelle alchimie secrète permet cette magie ?Arrêté devant un rosier en fleur, je regarde les roses rouges, les bourgeons près d’éclore, les boutons naissants, les branches.Quelle extraordinaire mutation de la dernière à la première !Voilà longtemps que je n’ai pas regardé de fleurs.L’ai-je seulement déjà fait ?Le lilas m’étonne de la même façon. Sur les branches taillées, branches que l’on jugerait mortes, pointent les branches futures, sortant par je ne sais quel prodige du bois pourtant lisse.Je m’extasie et en oublie où je me trouve, pourquoi j’y suis.L’ennui peut donc être productif ?

Qu’est-ce que tu crois ?

13

Page 14: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Que c’est quand tu t’acharnes à courir après quelque futile occupation que tu fais ? Que tu es ?La flânerie, l’errance, la nostalgie seules t’ouvrent cette porte de l’esprit inaccessible autrement tant tu en amoncelles devant.

J’allais ainsi de massifs en bosquets, de parterres en bordures lorsque je vis Michel qui avait eu la même idée que moi, à moins que ce ne soit l’inverse.Alors que j’étais, pour ma part (qui l’eut cru ?) penché sur les plantations, il ne semblait, lui, intéressé que par l’horizon. Nous occupions chacun notre ennui à quelques mètres l’un de l’autre en solitaire mais il ne faisait guère de doutes que nous allions finir par nous retrouver. Il ne pouvait pas ne pas m’avoir vu et ne pouvait ignorer que je l’avais également remarqué.Je ne savais trop que penser de lui.Il s’était tenu silencieux toute la soirée, était monté lorsque Catherine était montée. Il semblait vraiment n’être là que parce qu’elle y était. N’était-ce pas, d’ailleurs, notre cas à tous les quatre ? Et puis, pouvais-je juger ?Je n’allai tout de même pas me montrer aussi prétentieux que ceux que je dénonçais la veille !Il était de toutes façons clair que je n’aurais pu passer la semaine ainsi, seul et silencieux. Tout le problème était de savoir quoi dire. Parler est une arme parfois. Ne pas faire vaciller le fragile équilibre des conventions.

Regardes toi là.Ah t’es beau avec tes grandes pensées misanthropiques !Où es-tu ?

Qui allait engager la conversation ?Sans doute se posait-il les mêmes questions.L’instant arriva où nous nous retrouvâmes l’un à côté

14

Page 15: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

de l’autre.- Belle propriété !C’est lui qui avait parlé le premier en m’évitant ainsi je ne sais quelle banalité maladroite.- Oui, répondis-je sans conviction.Un silence se fit, comme s’il se demandait comment poursuivre, s’il ne s’était pas trompé de sujet.- Vous n’avez pas l’air convaincu, se lança t-il.- Si mais...Nouveau silence.Décidément deux solitaires qui s’ennuient et ne se connaissent pas ont une conversation laborieuse.Devais-je, pouvais-je me livrer ? Se demandaient-on.Ce fut, une nouvelle fois, lui qui prit le risque.- Vous êtes comme moi, cette semaine ne vous enchante pas !Il avait été assez adroit pour se dévoiler en m’entraînant de son côté, avec lui, m’obligeant à choisir.Peut-être m’avait-il tout simplement deviné et savait-il ne prendre là aucun risque.A moins qu’il ne prêche le faux pour savoir le vrai.Vraiment ces retrouvailles m’étaient pénibles.- C’est l’moins qu’on puisse dire ! Lançais-je enfin.- Faut bien leur faire plaisir de temps en temps.- Des gamineries tout ça. Si je devais passer une semaine avec tout les ex copains que j’ai eu, on n’en sortirait plus.Ca y était. Je m’étais lancé pour de bon cette fois.- Vous avez raison, les copains, les amis, ça va ça vient. Ca occupe une bribe d’existence et puis... chacun la sienne finalement.Il parlait à voix basse, murmurait presque. Il n’était pas désagréable, loin de ces beaux parleurs qui vous assènent leurs vérités, qui ne sont le plus souvent que l’expression de leur vanité, d’un ton péremptoire avec de grands gestes inutiles.

15

Page 16: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Vous savez depuis quand Catherine et Geneviève se connaissent ? Demandais-je subitement.- Ca doit faire dix-huit ans je crois.- Et depuis elles n’ont dû se revoir que deux ou trois fois.- Catherine m’a dit qu’elles ne s’étaient pas revues depuis cinq ans.- Ouais... Enfin, ça nous permet d’découvrir un coin qui n’a pas l’air mal, dis-je en atténuant ma mauvaise humeur.- Voyez, à quelque chose malheur est bon.- Si on veut. Vous connaissez l’coin vous ?- Du tout. J’sors peu d’chez moi mais c’est agréable de n’entendre que l’chant des oiseaux.- Alors on fait l’tour du propriétaire, hurla une voix qui mit fin aux gazouillements.En nous retournant, nous vîmes Pierre venir vers nous d’un pas décidé en gesticulant, manifestement heureux d’être l’éléphant dans le magasin de porcelaine.Le regard que nous échangeâmes Michel et moi était déjà le signe d’une complicité mature.- Qu’est-ce que vous en pensez hein ? On est peinards ici, l’premier voisin est à un kilomètre cinq, continua t- il sans attendre de réponse, préférant la faire lui- même.- On n’a qu’les oiseaux pour nous emmerder. Notre terrain commence au bouleau là-bas, poursuivit-il en tendant le bras vers un arbre que je n’eus su nommer, suit le ruisseau, là, et va jusqu’à l’entrée par où vous êtes arrivés. Ca fait près de vingt hectares.Il marqua une pause, attendant sans doute quelque remarque admirative qui ne vint pas.- Vous habitez où ? Questionna l’éléphant décidé à bien mesurer sa supériorité.- En banlieue, fîmes nous de concert.- Ah la banlieue... Cette pieuvre étendant ses tentacules pour accroître sa population carcérale.Il était dit que ça allait mal se terminer.

16

Page 17: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Michel resta silencieux. Je n’osai pas, pour ma part, lancer ce qui m’était tombé sous l’esprit.

Pourquoi ?Oh, pas la peine de m’énumérer tes excuses. Tu t’en trouveras autant que tu en veux, pas plus valable les unes que les autres. Quand on se veut supérieur, il ne suffit pas de s’en convaincre soi-même, encore faut-il l’être dans ses actes !Nous ne sommes jamais que la somme de nos actes pas de nos pensées secrètes !

- Vous faîtes quoi dans la vie ? Poursuivit notre hôte-enquêteur.- Je suis pianiste de bar, répondit Michel.- Ah tiens, on gagne sa vie avec ça ? Fit le fat.- La vie ça n’se gagne pas, on vous la donne, répliqua l’autre vertement.Voilà pour toi, pensais-je.- C’est vrai, admit-il, mais je croyais que c’était des étudiants qui faisaient ça pour payer leurs études.- Vous ne sortez pas assez ! Le cloua Michel dont les victoires me réchauffaient autant que si elles eussent été miennes.Je m’attendais, me préparais à subir le même interrogatoire quand l’idée me vint de renverser les rôles.- Et vous ? Lançais-je.- J’ai deux magasins de pompes funèbres, fit-il glorieux.- Drôle d’idée, répliquais-je.- Oh vous savez, j’ai toujours côtoyé la mort depuis qu’une opportunité de gagner... (Il retint le «ma vie» qui s’apprêtait à sortir)... ma croûte comme ça s’est présentée.J’habitais chez mes parents dans un village dont le fossoyeur décéda. Mon père me proposa de gagner un peu d’argent de poche en creusant les tombes. Vous pensez bien, quand on est adolescent, on f’rait

17

Page 18: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

n’importe quoi pour avoir son argent à soi. Et puis la commune m’engagea comme gardien du cimetière avant d’me licencier dix ans plus tard parce que, c’est l’progrès, on ne garde plus les morts. j’ai alors ouvert un magasin dans c’que j’connaissais le mieux.Voilà.- Ca à l’air lucratif la mort des autres, lançais-je impudent.- Au moins on est sûr qu’la clientèle ne passe pas d’vant l’rayon sans s’arrêter, répondit-il plus cynique encore.- C’est vrai... commençais-je.- Tiens rev’là les femmes, me coupa t-il en voyant sa BMW remonter l’allée.J’avais là un nouveau grief contre cette femme qui débarquait au moment où j’allais me rattraper.Bien sûr elle n’était pas seule et n’y était pour rien mais il fallait bien que j’en veuille à quelqu’un.Leur arrivée eut quand même l’avantage de nous débarrasser de ce pourvoyeur des vers de terre qui nous précéda sans plus s’occuper de nous.Nous revînmes également vers la maison sans un mot mais dotés d’une complicité nouvelle.Entrées porcines, crudités, pommes de terre, carottes, tomates, melons, viandes rouges ou blanches, fromages crus ou cuits furent déchargés en un instant après quoi Michel nous annonça qu’était venue l’heure de l’apéro. Nous débarquâmes donc sur la terrasse où Raymond, penchant de studieuses lunettes sur un cahier, écrivait.- Tiens, vous écrivez ? fit Pierre en débarquant des bouteilles pleins les mains.- Oh, en amateur, répondit Raymond plein d’humilité en rangeant ses affaires.

- Ils ont un petit marché sympa, lança Cécile en nous rejoignant.

18

Page 19: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Ca n’a rien à voir avec les marchands d’fripes à trois sous ou ces camelots qui ont envahi les nôtres, renchérit Catherine.- C’est l’charme de la campagne, conclut Marie qui arrivait à son tour.- Qu’est-ce que vous buvez ? Questionna le maître de maison en énumérant les boissons avec une jovialité excessive qui n’était, pour moi, que l’indubitable preuve de la vacuité de ce rassemblement. On essayait de gonfler le ballon que l’on avait fabriqué.Je remarquai que tous se sentirent tenus de justifier leur choix : un jus d’orange parce qu’elle avait eu chaud avait commencé ma femme, un porto parce qu’elle n’avait pas l’occasion d’en boire souvent, un whisky mais avec de l’orange sans laquelle il est trop fort, un Ricard mais léger car il n’a pas l’habitude de boire etc.La vie en société a vraiment de ces règles !Ce qui devait immanquablement arriver survint alors :- T’as des nouvelles de Brigitte ?Ca y était, Cécile avait lancé la balle qu’elles se repasseraient durant des heures et des jours.- Aucune, répondit Marie.- Elle était avec... comment il s’appelait déjà... le petit blond... ?- Yves, souffla Geneviève.- C’est ça. Tu crois qu’ils sont mariés ?- C’est probable !

Quand je vous ai dit qu’on allait rigoler !J’avais, cette fois-ci, complètement perdu l’entrain que ma promenade matinale m’avait insufflé. Une espèce de brouillard enveloppait peu à peu le groupe d’où ne me parvenait plus qu’un vaporeux écheveau de conversations creuses.

- Alors qu’est-ce que vous écrivez d’beau ? Demanda Pierre à Raymond.

19

Page 20: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- C’était une allumeuse. - Oh, des nouvelles, des petits romans, lui répondit-il gêné, voyant un intrus pénétrer dans son jardin secret.- Lui n’était pas mieux. Il voyait un jupon, il courait.- Quel genre ?- Ca n’t’a pas toujours déplut.- En c’moment c’est un policier.- Pourquoi tu dis ça ?- Vous n’avez jamais essayé d’vous faire publier ?- Oh, fais pas l’innocente !- Oh, vous savez...- C’est vieux....- C’qui compte c’est d’être vrai.- J’l’ai aperçu lui un jour en f’sant mes courses.- Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?- Il t’a reconnue ?- Que l’on ne parle bien que de c’qu’on a vécu. Si vous voulez raconter le voyage d’un personnage en bus, il faut avoir soi-même pris le bus.- Non, il était loin et je n’voulais pas l’croiser.- Je me méfie de l’autobiographie sournoise.- Vous saviez qu’Isabelle s’était mariée avec Roland ?- D’accord mais pour décrire un sentiment, il faut bien l’avoir vécu.- Oui.- C’est pas votre avis ?-... Oui, finis-je par répondre au hasard après le temps qu’il faut au Sélénite pour s’apercevoir qu’il est sur terre.- Et vous, vous ne nous avez pas dit ce que vous faisiez !Qu’est-ce que ça peux te faire !De quoi je me mêle !Il faut pourtant bien répondre.Qui t’y oblige ?

- Je travaille pour manger, comme tout le monde !

20

Page 21: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Bravo !Regarde leur air ahuri.T’as bousculé un truc là.

- Il est électro-mécanicien.Le traître est toujours assis à ta table.Ma chère et tendre épouse, que je croyais occupée à d’autres discussions mais qui n’était occupée qu’à me surveiller, vint soulager l’assemblée d’un malaise qui, j’en suis déjà convaincu, ne se dissipera plus.

- Et si on passait à table ?Excellente idée. C’est tout de même la bouche pleine que l’on se tait le plus.Les femmes disparurent vers la cuisine où Geneviève fournira toutes les excuses, les explications voulues. Pierre les avait suivies.Le sourire que Michel m’adressa me conforta un peu. Je n’étais pas seul.

Alors, que veux-tu ?Tu parles de solitude, tu te joues le misanthrope et tu vas chercher des complices.Malhonnête !Oui, c’est vrai.Mais on n’a jamais raison tout seul !Excuse de lâche !

Geneviève reparut chargée d’une pile d’assiettes. Pierre la suivait de près. Catherine amenait les verres, Cécile le pain.Déjeuner ordinaire de ceux qui se proclament «amis» où chacun joue sa carte, son jeu à lui, où chacun tente de reprendre la main sitôt qu’il l’a perdue. De ces bavardages pendant lesquels les faits ordinaires prennent parfois des allures d’exploit, exploit aussitôt égalés par l’intermédiaire d’un frère, un beau-frère, un

21

Page 22: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

voisin à défaut de soi-même. Citius, Altius, Fortius. Pierre était incontestablement le meilleur. Avantage de jouter à domicile. Le rôle principal de cette mauvaise pièce, rôle bien tenu d’ailleurs. Souriant, charmeur, flatteur, bon vivant.

N’as-tu pas, toi aussi, joué cette comédie, ce jeu perfide ? Ne continueras-tu pas à le jouer ?Tu n’as pas le choix, Le rôle t’est imposé !Par qui ? Par quoi ?Par la société.Prétexte ! Personne ne te prend par la main.Facile à dire. Tu n’as pas le choix, on te sociabilise à la naissance.Tu as tous les autres choix. Encore faut-il les prendre. La liberté ça ne se réclame pas, ça se prend !Et comment tu subsistes ?Alors ne te plains pas, ne critique pas car c’est toi que tu vois, là assis en face.

- Un café Charles ?Tiens, je croyais qu’on m’avait oublié depuis mon «coup d’éclat».- Oui, j’veux bien.- On va faire un tour dans les collines après ?Pierre se réjouit de l’approbation générale qu’il obtint.Eh oui, générale, moi compris.Il est curieux de constater comme une sélection spontanée se fait dès que les Hommes se trouvent ensemble. Marie et Catherine marchaient en tête, suivies à quelques pas de mon épouse, Pierre et Cécile tandis que Michel, Raymond et moi-même fermions cette champêtre procession impromptue. Le chemin longeait le ruisseau et les chants d’oiseaux qu’accompagnaient les discrets clapotis de l’eau berçaient mon esprit s’apaisant au fil des pas. Du ruisseau jaillissaient ça et là mille petits soleils furtifs. J’aurais voulu n’avoir pas à entendre ces voix humaines

22

Page 23: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

qui dissonaient d’avec cet harmonieux ensemble naturel dans lequel j’avais omis de citer le vent, harpiste discret.Et dire que c’est cela qui m’avait éveillé !J’en éprouvais un étonnement plein de contentement.Je fus soudain pris par l’envie de jeter une brindille dans l’eau et de la regarder s’éloigner en se balançant au fil du courant, comme font les enfants. Allais-je le faire ?

Pourquoi ne le ferais-tu pas ?Je ne suis plus un enfant.Et alors ? Tu critiques les compassés, les vaniteux et tu vas faire comme eux !Tu as raison, je vais le faire !

Michel m’attendit en silence. Raymond l’imita puis ce fut toute la troupe qui s’arrêta, occupée à me regarder observer ma brindille ballottée par les eaux.- Voilà ton mari qui r’tombe en enfance, lança ce Pierre qui, décidément, avait décidé de m’agacer.Il est en train de s’ingénier à charmer ma femme sans vergogne, devant moi. Et elle qui n’y voit rien, qui se laisse mener !

Si tu avais partagé avec elle ces sentiments oniriques, ce moment qui t’a ému, si tu lui avais montré cet orchestre dont tu nous parlait vous n’en seriez sans doute pas là.Mais elle ne m’aurait pas suiviAs-tu essayé au moins ?

Le chemin, en s’élevant, quittait les berges du ruisseau près duquel je reviendrais assurément mais seul cette fois-ci.- Ce n’est pas trop ingrat d’être pianiste de bar ? Demandais-je soudain à Michel.- Ca dépend d’l’état d’esprit avec lequel on joue.

23

Page 24: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Jouer au milieu des bruits d’couverts, de conversations, dans un va et vient incessant ça n’doit pas être très motivant.- Il ne faut pas oublier que tous t’entendent, que certains t’écoutent et il est des r’gards qui valent plus que des applaudissements. Quand tu vois ne serait-ce qu’un client qui d’un coup semble découvrir ta présence alors qu’ça fait deux heures qu’il est là, tu t’dis qu’là tu vient d’réussir un truc.»- T’es pianiste de formation ?- Non, j’étais... clownJe vis bien la gêne qui s’était emparée de lui mais ne pus réprimer ma surprise.

Tu ne vois pas que tu devrais te taire, que tu lui es pénible.Si mais...Alors tu fais comme les autres, tu es comme ceux que tu dénigres, tu ne vaux pas mieux !»

- Clown ?- Ouais...Je lui laissais ce silence.Je le voyais farfouiller en lui, remuer sa boîte à biscuit intérieure où dormaient ces vieilles photos jaunies, ces lettres sans réponse qui nous habitent tous.

- Mes parents m’avaient emmené au cirque et j’n’ai plus lâché mon envie d’en faire partie. Ils ont fini par abdiquer et ont accepté. J’ai appris l’jonglage, quelques acrobaties, l’piano et j’ai fini par être le clown.- C’était quoi ton nom d’scène ?- Peu importe, Razmot est mort.L’émotion étrangla sa voix.Se taire.Ne pas toucher à ce silence.

24

Page 25: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Tu vois que je sais aussi me taire !

- Vous êtes bien pensifs Raymond, lançais-je soudain pour desserrer l’étreinte.- Oui, pardon.- Vous êtes dans votre roman ?- Si on peut dire. Pensez-vous, vous aussi, qu’il faut avoir vécu c’que l’on veut décrire ?- Sans être indispensable, il me semble que ça n’peut effectivement que vous aider à être plus juste, plus vrai.Il s’éloigna à nouveau dans ses pensées.- Vous faites quoi à part écrire ?

Tu es pire que ce Pierre que tu critiques sans cesse.Ne peux tu pas lui foutre la paix !Je croyais que tu rêvais de te taire !Oh, ça va !

- Comptable.- Ah, fis-je dérouté- C’est pas si triste vous savez.- Ca n’est pas non plus très... romanesque.- Que voulez-vous, il faut bien manger.- Oui.

- L’important est d’savoir en sortir, de n’pas confondre la fin et les moyens.- Que voulez-vous dire ? Demandais-je - Que l’activité professionnelle n’est qu’un moyen qu’il faut savoir laisser à sa place pour s’occuper d’la fin.A vrai dire, je ne suivais plus tout à fait ce que Raymond me racontait. Il dut s’apercevoir de mon trouble car il poursuivit :- Oui, l’activité professionnelle n’est que d’l’existence qui doit nous servir à vivre, à faire ce dont nous avons envie, ce dont nous rêvons.

25

Page 26: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- C’est quoi pour vous la différence entre l’existence et la vie ?

T’es paumé mon gars là.

- L’existence c’est tout c’qui nous est extérieur, la vie elle est en nous, à l’intérieur, ce sont nos émotions, vous comprenez ?- Oui ça y est, j’y suis.- Votre brindille tout à l’heure c’était un moment d’ vie pour vous, loin d’l’existence. Vous étiez seul, le monde n’existait plus.- C’est ça ouais.- C’est ça la fin, s’offrir ces moments là, qu’on peut partager si l’autre sait vous suivre.

C’est ce que tu n’as pas fait égoïste.Tu veux mépriser les autres pour excuser ton égoïsme.C’est vrai, tu as peut-être raison. Raymond aussi.

Nous étions quelque part sur une colline, entre herbage et bois.Le vent faisait danser les arbres qui nous renvoyaient leurs nuances de vert, de jaune.Il n’y avait pas un bruit, si ce n’est ces bribes de conversations qui nous venaient de devant. Pas âme qui vive à part nous.Michel émergeait de ses propres limbes.- C’est sympa par ici.- Ouais, approuvais-je.Soudain une voix, telle un coup de tonnerre, secoua la quiétude de l’endroit.- Oh, regardez !C’était Cécile. Nous nous attroupâmes autour d’elle.- C’est un fossile, continua t-elle sans doute à l’intention des aveugles.- Oui, il y avait la mer ici il y a des milliers d’années,

26

Page 27: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

commença Pierre très professoral.- On n’croirait pas en voyant ces collines hein, continua t-il.

Pourquoi ne parviens-tu pas à lui rendre ce qui lui estdû ?Son air supérieur m’exaspère.C’est tout de même un beau fossile, presqu’entier. Tu aurais été content de le trouver alors pourquoi te détournes-tu ?

C’est vrai que c’est formidable la Nature mais là, avec ces bavards...

- Quelqu’un a pensé à prendre de l’eau ? Demanda subitement Catherine.- Non, j’ai complètement oublié, répondit Marie.Nous avions repris notre marche depuis une petite heure lorsque, arrivés au sommet de l’une des collines qui composaient ce paysage campagnard, ma tendre épouse, mettant brusquement fin à sa discussion avec Pierre, nous interpella : - Regardez, il y a une maison.- Qui peut bien habiter là ? Demanda bêtement Cécile.- Il n’y a personne, ce doit être une vieille maison d’berger abandonnée, dit Catherine.- Non, elle n’est pas abandonnée. Il y a un vieux qui habite là d’dans, nous renseigna Pierre.- Comment il fait pour vivre ici ? Questionna t-elle.- Oh, il est habitué. J’crois qu’il était vraiment berger. Il a perdu sa femme il y a deux ans. Depuis il vit seul ici sans jamais voir personne. C’est une espèce d’ours.- Il n’a pas d’enfants ?- A ma connaissance non.- Mais il va faire ses courses à pieds ?- Non, l’curé lui monte avec sa deux chevaux une fois par semaine.- Mais de quoi vit-il ? Continua Cécile

27

Page 28: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- J’n’en sais rien, admit enfin Pierre.- On voit loin d’ici, lança Catherine attirant la troupe autour d’elle.- On doit apercevoir la maison, dit mon épouse.- Non, elle est masquée par les bois, répondit un Pierre contrit.J’en profitai pour m’éloigner un peu, écoutant les oiseaux et le vent.Ah, si je pouvais vivre ici, seul au milieu des arbres...!

Facile à dire quand on n’y vit pas.Non, il suffit de descendre toutes les semaines faire son ravitaillement.Et l’hiver, sans électricité ni chauffage, planté là au milieu de la neige et de la glace, tu aurais bonne mine tiens ! Sans compter que le ravitaillement il faut le payer !

La campagne paisible étendait ses hectares de calme verdure où chaque nuance de vert avait sa place. Je ne compris tout d’abord pas d’où émanaient ces variations de teinte. Pour moi les arbres étaient verts et point. J’avais bien sûr déjà remarqué à la télé ces bandes de teintes différentes sur les terrains de foot mais n’avais jamais prêté attention à ces nuances dansantes dans les arbres que le vent s’ingéniait à multiplier en scintillements mouvants.Je me mis soudain à nous voir, nous, cette assemblée circonstancielle, qu’une éducation où ne fut omise aucune des conventions de la vie en société drape des apparences de l’amitié, comme des intrus dans ce tableau au même titre que l’eut été une rose au milieu des tournesols de Van Gogh.

Et toi tu viendrais bien t’y promener seul et tu ne te sentirais pas intrus !?Non, le problème n’est pas là.Ah bon, et où est-il le problème alors ?

28

Page 29: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

L’harmonie fallacieuse de notre groupe est, en quelque sorte, une offense à l’harmonie véritable de la nature !

En voilà des grands mots pour quelqu’un qui n’a jamais prêté attention à la nature !Et alors ? Est-il toujours trop tard pour la découvrir et l’apprécier ?Parce que tu crois qu’avec le peu de temps que tu y a passé tu es en mesure de l’apprécier ou non ?Tu ne crois pas qu’il faut y avoir vu au moins une fois chaque saison ?

Les adultes ne montrent pas assez la nature aux enfants. Il faudra décidément que j’emmène Ludovic.

Et Geneviève ? Pourquoi ne lui fait tu pas partager ton émotion présente ?

Je jetai un regard vers elle. Debout à l’extrémité du groupe, regardant la plaine, elle écoutait Pierre dans le rôle de la table d’orientation.Pourquoi ?Parce qu’elle n’y verrait pas d’intérêt, qu’elle a sans doute depuis longtemps remarqué ce phénomène.Tu crains de passer pour un naïf parce que tu viens de remarquer quelque chose de tout à fait naturel que tu trouves beau. Est-ce que ça ne l’est pas ? Es-tu si sûr qu’elle n’y verrait pas d’intérêt ?Elle ne comprendrait pas que je vienne lui parler de ça maintenant.Mauvaise excuse pour cacher ta fierté mal placée. Tu peux toujours donner des leçons aux autres !Pourquoi ne vient-elle pas, elle, partager ce qu’elle ressent ?Ne retourne pas le problème !

- Vous v’nez Charles, on r’descend, lança Pierre.Je rejoignis la troupe au sein de laquelle les femmes

29

Page 30: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

s’étaient regroupées.- Je n’pourrais plus vivre en ville, disait Marie.- C’est sûr que...Je perdis le reste en allant rejoindre les hommes.

Tu parles ! Et si tu y étais obligée, tu irais bien vivre en ville. C’est bien beau de mépriser les autres quand on peut.Arrêtes, qui t’a dit qu’elle méprisait les autres ? Elle émet une opinion, un sentiment c’est tout.Ce genre d’assertions, de grandes vérités absolue m’agace comme tout, cette semaine, était de toutes façons, destiné à m’agacer.Ah, tu parviens quand même à être lucide !

Pierre racontait je ne sais quel morceau d’histoire à Michel et Raymond qui restaient silencieux.Il est curieux de constater comme les colons ruralisés prennent à leur compte ces morceaux d’histoire locale qu’ils n’ont, ni eux ni aucun des leurs, pas vécu.Le retour s’effectua ainsi, entre comparaison ville-campagne d’un côté et batailles, complots, héritages de l’autre pendant qu’un couple de rapaces tournoyait au dessus de nos têtes et que le vent changeait le ciel de parure, l’ornant de mousseline vaporeuse et menaçante aux formes étranges.Nous arrivâmes à la maison à cette heure du rituel préprandial qui souleva une interrogation semblant, à en croire l’ampleur qu’elle prit, tout à fait primordiale.Terrasse ou salon ?Telle était leur cruciale question comme «to be or not to be» fut, pour d’autres, une alternative difficile.Ce fut là l’occasion de voir poindre l’ombre d’un désaccord entre Pierre et Marie. Comme beaucoup dans ces cas là, appel est alors fait aux invités pour trancher, lesquels invités cherchent désespérément à percer au travers des regards ou sur le bout des lèvres l’opinion majoritaire ne voulant pas se trouver

30

Page 31: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

publiquement dans une minorité et donner ainsi caution à une opinion considérée, à tort ou à raison, comme la mauvaise.Il s’écoula ainsi un temps si long que la réponse devint évidente.A l’intérieur.Nous rentrâmes donc par la porte fenêtre ouvrant sur la terrasse et accédâmes ainsi directement au salon. Grand canapé d’angle en cuir jouxtant la cheminée devant laquelle siégeait un fauteuil, en cuir également, et l’inévitable table basse en chêne massif. A gauche, un imposant meuble en chêne recelait le bar, la télé, le magnétoscope, le lecteur DVD ainsi que la chaîne hi-fi dont les quatre baffles étaient appendues aux angles des murs. A côté du meuble partait l’escalier de bois vernis menant à l’étage et sous lequel se trouvait une porte ouvrant sur le séjour. Face à la porte fenêtre par laquelle nous étions entrés se trouvait une autre porte accédant à la cuisine. Quelques peintures, des paysages pour la plupart, habillaient les murs. Le tout dégageait une chaleur cossue qu’il était difficile de dénier.

Ah, quand même un compliment ! Tu t’améliores.D’abord il ne s’agit pas d’un compliment mais d’un constat, ensuite il ne faut pas oublier que tout ça est acquis sur le dos des morts alors si le résultat est probant, la méthode est répugnante !1 - Tu n’en sais rien et 2 - il faut bien quelqu’un pour s’en occuper des morts !

Nous nous retrouvâmes donc engoncés, pour cinq d’entre-nous, dans le canapé, deux autres dans les fauteuils tandis que Marie, en bonne maîtresse de maison, prit une chaise. Jus d’orange, Porto, Whisky et Ricard firent leur réapparition accompagnés des traditionnels olives, cacahuètes et corrayas. Les alibis avaient, pour leur part, disparus, les verres étant cette

31

Page 32: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

fois-ci remplis sans préambule. Ainsi, celui qui avait, la première fois, choisit un Ricard était condamné au Ricard ad vitam aeternam.

Marie prit la direction de la cuisine d’un «Bon moi j’vous laisse, j’vais préparer à dîner» de coryphée suivie de Geneviève, Catherine et Cécile se levant en choeur dans un «Tu veux un coup de main ?» discret. Malgré une vibrante dénégation, le quatuor masculin fut donc planté là sans partition.

Tu râles d’avoir à entendre leurs souvenirs et tu rouspètes lorsqu’elles te les évitent !Non mais, à quoi ça rime ces simagrées ? Elles ne peuvent pas dire «On va discuter dans la cuisine entre femmes» puisque personne n’est dupe ?Justement, personne n’est dupe et elles le savent. Et ta cuisine n’est-elle pas non plus «l’endroit où l’on cause» ? N’as-tu jamais toi-même usé de cet artifice ?N’empêche que c’est nul.Pierre et Raymond s’étaient lancés dans une discussion politique hasardeuse, comme elles le sont toutes, en même temps que d’une conviction aussi nuancée que le fil d’un sabre en ce qui concernait Pierre :- C’est vrai qu’avec le poids des impôts... Commençait Raymond lorsque Pierre le coupa.- Mais c’est pas une surprise, avec toutes ces allocations qu’on distribue aux profiteurs !- Faut quand même bien aider les défavorisés.- Les défavorisés... Regarde le niveau d’équipement qu’ils ont ! Ils ne s’rendent pas compte du niveau d’vie que l’on a en France ! Et ça fait payer son loyer par la CAF ! Moi on m’a jamais payé mon loyer !- D’abord j’crois que c’est pas le loyer en totalité et puis qu’est-ce que tu veux, c’est la société de consommation qui produit ça et c’est nous qui la faisons.- Attends, l’école est gratuite et obligatoire, ils doivent

32

Page 33: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

savoir que quand t’as dix francs et qu’t’en dépense quinze il te manque cinq francs non ! C’est facile, c’est les autres qui payent ! Supprime les allocations, RMI et tout ça, tu vas voir comme ça va baisser l’chômage et l’immigration !- C’est pas forcément eux qui ont voulu l’argent fictif, le compte en banque obligatoire et la carte bancaire tout de même. S’ils avaient l’droit de garder leur liquide ils ne pourraient pas dépenser plus que c’qu’ils ont dans leur porte-monnaie. C’est les banques et les sociétés de crédit qui ont entraîné ce surendettement.- Non mais j’te répète que tout l’monde est sensé savoir compter, faut pas aller pisser à leur place non plus ?! Raymond, comprenant qu’il ne parviendrait pas à discuter, resta finalement silencieux. L’autre en profita pour prendre Michel à témoin.- C’est pas vrai !?- Oh moi la politique... Laissa tomber mon voisin de canapé.Pierre relançait son argumentaire lorsque passa la pile d’assiettes :- Ils sont marrants les gauchistes à vouloir penser que tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, j’suis désolé mais tout l’monde il est pas gentil !J’en profitai pour essayer de lancer une conversation avec Michel au lieu de rester tous deux en spectateurs amorphes.- Quel genre tu joues au piano ?- Ca dépend du public qu’il y a, plutôt jazz...Couverts, serviettes, verres, pain et bouteilles ayant achevé leur procession tintinnabulante, nous fûmes conviés à terminer nos verres en même temps que notre conversation tandis que Pierre se leva pour aller déboucher les bouteilles en poussant Geneviève, qui se trouvait sur son passage, par les hanches.Nous voici donc attablés, Pierre et Marie trônant, tandis que je me trouvai coincé entre Michel et ma femme qui côtoyait l’hôte, Cécile, Raymond et Catherine

33

Page 34: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

constituant la rangée d’en face. Là commença, en même temps que le dîner, l’extraordinaire brouhaha de la discussion des femmes situées chacune à une extrémité de la table.Marie : Ah non, moi, je n’les ai jamais tapé et j’ai pas de problèmes.Cécile : Oh si, moi elle a pris des fessées mais quand elle était plus petite, maintenant elle sait et il y a longtemps qu’ça ne lui est pas arrivé.Geneviève : Moi j’suis comme Catherine, j’préfère discuter, lui expliquer.Cécile : Quand ils sont petits, il y a des choses que l’on n’peut pas expliquer, c’est plus tard, quand il commence à parler, à comprendre, alors là oui faut expliquer.Marie : Tout petit ils comprennent.Cécile : Non, pas du tout ! J’en ai vu qui n’voulaient pas reprendre leurs enfants, ils s’en mordent les doigts aujourd’hui.Marie : Il ne s’agit pas d’tout leur permettre...

Et ainsi de suite au milieu de la discussion hachée de Pierre et Raymond, revenus à des sujets moins polémiques pendant que Catherine écoutait douloureusement ses copines et que Michel et moi tentions de combler les blancs d’entre-plats de banalités du même acabit que le «Quel genre tu joues au piano ?».

Mais dis-donc, tu aurais conscience de n’être pas l’archétype !Et oui tu vois, je sais aussi être lucide !

Salade et fromages avaient faits leur apparition lorsque je dus commencer à réprimer des bâillements. Il n’était pas encore bien tard mais l’ennui, cette lassitude que l’on prend pour de la fatigue, avait prit tant d’ampleur qu’il me devenait difficile de faire semblant. Malgré la

34

Page 35: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

serviabilité sans faille qu’il montrait à sa voisine de droite qui n’était autre que mon épouse, Pierre ne manqua pas de s’apercevoir de mon combat interne.- Ca fatigue le grand air, hein Charles !

Allez, dis lui que c’est simplement parce que tut’ennuies !

- Non, c’est pas ça mais j’digère.- C’est vrai qu’ tu t’es levé d’ bonne heure, lança ma femme toujours prête à prendre ma défense.

Parce que tu crois peut-être qu’ils ont cru tonmensonge !?Je ne suis quand même pas simplet, bien sûr que non !

Dessert, café et après... ?Que croyez-vous qu’ils proposent ?Un Scrabble !C’est ainsi que nous nous retrouvâmes chacun avec nos sept lettres.VIOLON affiche une Cécile glapissant simultanément un bruyant «26 !».- Comment ça 26 ? Interroge alors Catherine.- C’est un mot compte double ! A toi Michel.CORDE aligne ce dernier laissant Cécile compter ses points. Puis c’est au tour de Geneviève. DRAP. Voilà mon tour. X, E, T, V, U, A, et S. DRAPEAUX ! Ca c’est ce qui s’appelle une complémentarité inattendue !- T’aurais dû mettre CORDEAUX, ça t’faisait 40 avec ton X en lettre compte triple au lieu de 22. Ou VEAUX, ça faisait 34 en mot compte double, m’envoie un Pierre qui décidément avait décidé de tout faire pour m’énerver et à qui je préférai ne pas répondre.

Soit beau joueur, il a raison non !?Oh ça va hein, qu’il drague ma femme c’est une chose mais qu’en plus il passe son temps à me rabaisser, c’en

35

Page 36: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

est une autre !Mauvais joueur va ! Rappelles toi que c’est d’une défaite bien analysée que naît la victoire.Je sens surtout que je ne vais pas tarder à aller me coucher !Vraiment, je n’aurais jamais dû céder ! Qu’est-ce que je fait ici ?!

Catherine place un LUXE de 14 points et notre Pierre aligna du haut de sa fierté rayonnante un VIOLONCELLES de 54 points dont il fut si content lui-même qu’il fut dispensé par ailleurs de félicitations. RAVIVE et 24 pour Marie, 57 d’un YOGOURTS en mot triple pour Raymond qui eut droit à un «Bien joué» flatteur de la part de Pierre s’arrogeant par la même occasion le privilège de jugement des Dieux. Ainsi chacun savait la partie déjà jouée mais, j’attendis néanmoins mon second tour pour me décider enfin :- Vous m’excuserez mais j’suis crevé, j’vais m’coucher.- Il n’y a plus qu’un tour ! Dit Catherine- Je sais oui mais...- Bon ben, à demain, bonne nuit.- Bonne nuit.Je les entendit disserter sur l’opportunité de poursuivre ou non, la première solution étant vite décidée.Enfin je me retrouvai seul dans notre chambre et, ouvrant grand la fenêtre, restai un instant à regarder le paysage dont la nuit faisait un immense théâtre d’ombres. Pas un bruit ne parasitait le chant du vent dans les arbres. Je cherchai à retrouver les collines et les bois mais tout se mêlait en de sombres et mystérieux contours où chacun pouvait y voir, sous la dictée de son imagination, ce que bon lui semblait. D’où l’avantage de n’être pas nyctalope. Quelques lueurs lointaines et parsemées indiquaient l’emplacement de maisons dont les propriétaires veillaient. Je découvrais la nuit dotée de ces mille visages. Jamais encore je n’avais vu la nuit. La vraie

36

Page 37: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

nuit, cette nuit que j’avais là devant les yeux, bien plus profonde, envoûtante que ces nuits banlieusardes assassinées par d’agressifs néons multicolores. C’est encore une chose qu’il me faudra un jour montrer à Ludovic.Je fermai les yeux quelques instants pour ne plus sentir que la douce fraîcheur nocturne sur mon visage et ce fut d’aise que je frissonnai. J’avais fermé une fenêtre, éteint la lumière et m’étais couché depuis quelques minutes à peine lorsque j’entendis la chasse d’eau et les pas indiquant la fin de la partie et l’arrivée prochaine de mon épouse. Je m’endormis.Je m’éveillai soudain dans une obscurité et un silence total.Je ne savais combien de temps j’avais passé derrière mes paupières closes mais, m’eut-on dit que j’avais fait ma nuit que je l’eus cru. J’étais parfaitement réveillé. Parfaitement réveillé et seul.L’absence de réveil me fit tâtonner sur la table de chevet en quête de ma montre qui m’indiqua qu’en fait de nuit je n’avais fermé les yeux que depuis moins de deux heures. Si je ne fis tout d’abord que m’interroger sur ce qu’elle pouvait bien faire à cette heure-ci, ce devint rapidement une obsession et je ne tardai pas à voir monter en moi une sourde inquiétude. A la maison je me serais levé sous prétexte d’aller boire un verre d’eau ce que je ne fis pas ici, dans cette maison qui n’était pas la notre, trouvant comme simple palliatif la fenêtre que j’ouvris à nouveau.La pluie s’était mise à tomber, timidement, comme au ralenti. Malgré la nuit et ma méconnaissance du paysage, tous deux nourrissant une brève incertitude, je vis bien deux ombres avancer dans le jardin en direction de la maison. Ce fut plus par curiosité, pour occuper mon esprit agité, que par crainte que je me mis à épier celles-ci.Elles s’arrêtèrent à l’exacte distance qui, sans me permettre de les reconnaître, me permis néanmoins de

37

Page 38: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

distinguer ce qui me sembla être une vigoureuse embrassade. L’une repris sa marche tandis que l’autre resta un peu en retrait si bien qu’ayant reconnu la première, je dus refermer la fenêtre dans le court intervalle séparant l’entrée dans la maison de la première et l’éloignement encore suffisant de l’autre pour n’être pas repéré tout en pouvant deviner de qui il s’agissait. Je me recouchai ensuite promptement dans un état de tension qui ne me permis plus de trouver le sommeil de la nuit.

Alors, je croyais que ça t’indifférait complètement !Et bien non, tu vois !Comme quoi on peut toujours jouer les forts quand on n’est pas confronté à la situation mais que c’est face à la réalité que l’on découvre sa propre vérité.Mais ce n’est pas par rapport à elle, c’est...C’est quoi alors ? Ta fierté de mâle ? Ton malsain sentiment de propriété ?On est encore mari et femme que je sache, non ?!Ne te retranche pas derrière ces mauvaises excuses, tu sais bien qu’on l’est d’abord dans le coeur et l’esprit et que quand ceux-là n’y sont plus, il n’y à plus rien.Je n’aurais pas cru ça d’elle !Ce n’est pas toi qui disait que lorsque ça arrivait il y avait des raisons, un problème de fond non résolu ?...Tu as fait quoi toi pour régler le problème de fond ? Tu as fait quoi pour éviter que ça arrive ?Pas maintenant, pas avec lui !Mais si tu vois !Elle qui aime les fleurs elle va être servie !Ne soit pas, en plus, bêtement méchant. Toi qui aime la solitude, tu vas être servi aussi !On aurait pu en parler non ?!C’est toi qui dit ça ?! Trop tard mon gars !Elle renie son fils !Mais tu es pire que ce que je croyais ! Elle ne renie

38

Page 39: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

rien, elle veut vivre, rire, avoir des amis, avoir une vie sociale sans toi, exister elle quoi ! C’est sûr qu’avec ta misanthropie factice, tes critiques perpétuelles, elle peut avoir envie d’autre chose.Elle n’était pas malheureuse.Ca c’est ton avis ! Et puis tu dis «était», qui te dit qu’elle veut tourner la page ?Ah parce qu’en plus maintenant il faudrait faire comme s’il ne s’était rien passé ! Je vais la foutre dehors oui !

Ca ne t’es jamais arrivé à toi de te dire que tu le ferais bien avec une telle ou une telle ?Je n’ai jamais franchi le pas moi !Ben c’est bien mais ça n’empêche que tu y as pensé et que si l’occasion s’en était présentée tu n’aurais sûrement pas dis non !Il ne peut plus y avoir confiance, donc on tourne la page.Et admettons qu’elle te l’avoue.Ca change quoi ?La confiance pardi !Non, ça c’est impossible.Et puis tu sais qu’il n’y a pas que ça dans la vie, la preuve tous les deux...D’accord mais ça n’empêche que les contingences matérielles avec l’un et le plaisir avec un autre, c’est pas très équilibré, pas très juste, un peu lâche même. On partage tout ou rien !Ce n’est pas faux mais tu sais que, si ça se trouve c’était pas mieux.Mais j’m’en fous !Allez arrêtes, tu es vexé, soit mais n’en fait pas un drame.Ah non, c’est terminé !Je passai ainsi la nuit à me démener moi-même sans parvenir à calmer ces sentiments d’outrage qui bousculaient une lucidité qui n’était déjà pas au mieux cette semaine.

39

Page 40: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

DIMANCHEJe ne sais qui, de l’aube ou de moi, surpris l’autre. Assis dans l’herbe trempée de pluie au bord de ce ruisseau que nous avions suivi la veille, j’avais tant remué colère, rancoeur et humiliation que je m’en trouvai désoeuvré, ne sachant plus très bien, n’étant plus sûr qu’il ne s’était pas agit d’un mauvais rêve. De quoi étais-je sûr ? Qu’avais-je entrevu entre nuit et fatigue ?C’est dans cet état d’hébétude épuisée que je subis l’assaut olfactif de la campagne s’éveillant. Les effluves de cet humus, qui si elles devaient m’avoir déjà empli les narines ne le firent pas avec assez de vigueur pour que j’y prête attention, m’oppressèrent tout d’abord avant que je n’y décèle toute une palette d’odeurs accouplées mais reconnaissables. Je restai un instant à me ressourcer à pleins poumons jusqu’au point d’en avoir des vertiges. Laissant ceux-ci s’estomper, je décidai, poussé par je ne sais quelle motivation, sans doute de la curiosité, plus probablement dans le but inavoué de retarder mon retour, d’aller jusqu’à la cabane de l’anachorète, ne serait-ce que pour voir à quoi il ressemblait. Je gravis donc, sous le premier rayon de soleil, la colline tapissée d’une herbe grise de pluie en regardant la vallée d’où s’élevaient avec lenteur d’imposants nuages qui donnaient l’illusion d’un incendie ravageant la plaine. Là où ces derniers laissaient encore voir le

40

Page 41: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

paysage, je remarquai les flaques de pluie qui scintillaient tels les morceaux épars d’un gigantesque miroir brisé. Je vis aussi que les arbres, lavés, avaient mués pour une nuance de vert encore plus brillante, plus resplendissante. Je pouvais admirer tout cela dans un silence complet.J’aperçus enfin la masure du vieux, posée là comme égarée au milieu de cette nature humide et silencieuse. Je m’approchai doucement, me demandant si j’allais attendre, frapper à la porte ou bien encore faire demi-tour.

Crois-tu vraiment qu’il se soit installé là pour qu’on vienne frapper à sa porte ?!Non mais ça lui fera peut-être plaisir de voir quelqu’un.Quelqu’un qui vient le voir comme un visiteur qui se rend au zoo !Non. Il vit quand même une expérience unique et ne vit-on pas pour transmettre ses expériences, ses émotions ?Chacun les vit avec ses propres motivations. Si ce que tu dis n’est pas faux, ce n’est pas non plus une loi universelle.Oh ça va hein ! J’ai envie de le voir, de savoir et c’est tout ! Ca peut alimenter ma soi-disant misanthropie comme tu dis.

Il m’en vint une détermination à laquelle mes atermoiements ne résistèrent pas. Je m’avançai donc et frappai à la porte. Ni mouvement ni bruit ne firent écho à mes coups. Je réitérai ma tentative sans plus de réussite.

Tu vois qu’il ne veut voir personne !

Je saisis la poignée rouillée et poussai la porte qui se laissa faire en grinçant légèrement. Une oppressante odeur d’humidité poussiéreuse me prit à la gorge.

41

Page 42: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

C’était décidément la journée !L’unique fenêtre aux carreaux sales était bien insuffisante pour que la pièce ne soit pas sombre. Je distinguai pourtant assez nettement une table, sur laquelle figurait ce que je pensai être une lampe à huile, et une chaise renversée. J’avançai en quête de quelque instrument qui m’eut permis d’allumer la lampe lorsque je vis le corps du locataire des lieux allongé sur le sol de bois fait de lattes disjointes bien fatiguées. Une large tâche sombre qui s’étendait à côté du bonhomme ne laissait aucun doute quant à son état.

Ah, ben te voilà bien maintenant ! Tu vois où ça mène la curiosité !

Je restai un instant sans bouger, lancé à la recherche de la conduite à tenir. Une seule finalement s’imposa à moi.

Non, j’ai rien vu... Je ne suis même pas venu ici !Tu n’as pas honte ! Qu’est-ce que tu crains ? Tu n’as pas la conscience tranquille ?J’ai suffisamment de soucis comme ça et là, c’est des emmerdements supplémentaires alors ça va bien, j’ai ma dose !Et tu vas vivre avec cette lâcheté toute ta vie ?!Qu’est-ce que je pourrais y faire de toutes façons ?! Non, j’ai rien vu moi !

Je sortis, refermai la porte et repris le chemin du retour en vérifiant que nul regard indiscret ne m’avait aperçu tout en maudissant une fois de plus cette semaine de retrouvailles à la noix.Le soleil matutinal perçait à présent complètement les traînées nocturnes qui s’éclipsaient subrepticement laissant les nues au jour maintenant installé sous la symphonie des premiers ramages de la journée. Je ne

42

Page 43: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

saurais dire ce qui m’occupait durant mon retour vers la maison tant il me sembla, et je ne m’en aperçu qu’après, que j’étais absent de moi-même. Ni l’événement de la nuit, ni ma macabre découverte ne m’occupaient l’esprit. J’étais, comme on dit, ailleurs. Je ne pourrais dire où mais, bien que marchant sans me tromper de direction, je n’étais pas là. Il est curieux de constater comme l’on peut faire des choses avec un automatisme étonnant quand l’esprit, pourtant censé commander le corps, s’absente. Le corps peut donc parfois fonctionner sans l’esprit. Ce fut le tintement du bourdon de l’église qui me fit sortir de cet état ubiquiesque alors que j’étais presqu’arrivé.Je n’avais plus entendu les cloches depuis des années et cela me ramena à ces années d’enfance et d’insouciance, me donnant l’impression de retrouver le monde tel qu’il était, tant celui où j’évoluais, qui ne faisait pas retentir de cloches, me paraissait étranger. C’est parfois à ces petites choses là que tient notre existence. Ludovic a t-il déjà entendu les cloches sonner ?

Lorsque j’arrivai, tous étaient levés, attablés autour des croissants, confitures et autres tasses.- Tiens, v’là Charles, entendis-je s’écrier Cécile faisant se tourner tous les regards vers moi.- Et ben, tu prends goût aux balades matinales ! Lança ce fourbe de Pierre.

De quel droit il me tutoie lui !?Arrêtes, ce n’est pas la première fois et jusqu’ici ça ne t’as pas dérangé !Maintenant c’est terminé, je ne veux plus rien avoir à faire avec ce type ! Alors vas-y, dis tout, envoies leur ce que tu as sur le coeur !

- T’as bien dormi ? Me demanda l’innocente Marie.

43

Page 44: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Oui, dis-je en passant en revue chacun de leur visage qui me renvoyaient leur regard. Seul Raymond semblait plongé dans un attentif examen de sa tasse de thé. Il était d’ailleurs le seul à ne faire qu’entamer son petit-déjeuner, tous les autres ayant devant eux un récipient vidé.- Le café doit être prêt maintenant, dit Marie en se levant alors que mon regard atteignait Geneviève qui semblait scruter l’horizon. Il me vint subitement une jovialité de ton à laquelle je ne m’attendais pas moi-même.- Alors c’était bon, t’as bien dormi mon ange ?Elle rougit légèrement et jeta un imperceptible coup d’oeil à Pierre que je fus le seul, hormis eux deux, à remarquer tant j’étais aux aguets, je l’attendais. Il y avait des siècles que je ne l’avait pas appelée ainsi, je n’avais pas même le souvenir de l’avoir déjà fait et il me faut avouer que j’étais assez fier de moi.- Oui, se contenta t-elle de répondre.

Et si elle t’avait répondu : « Tiens tu m’appelles mon ange maintenant ?» !?Oh, ça m’est venu comme ça et puis quoi, il faut bien commencer un jour ! De toutes façons, elle ne le pouvait pas.

Pierre sentit qu’il lui fallait reprendre la main, aider la petite mouche prise dans la toile d’araignée.- Tu veux un café ?- Oui volontiers, dis-je en m’asseyant et saisissant un croissant.- Alors, c’est pas beau la campagne !?- Le matin, avec la brume, c’est superbe, c’est... romantique.Je les observais tous les deux et croyais apercevoir au fond de leurs pupilles la tempête qui leur secouait l’occiput comme elle secoue tous les coupables. Même

44

Page 45: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

quand l’ignorance dans laquelle se trouve les autres est une assurance, le doute pernicieux rôde toujours.Sait-il ? Ne sait-il pas ? S’il sait comment a t-il pu l’apprendre ? Qu’y a t-il derrière ce «c’était bon», ce «romantique» accentué à souhait ? Coïncidence ? Doute ? Certitude ?

- Alors, qui a gagné hier ? Demandais-je entre deux bouchées.- C’est Raymond, répondit Catherine faisant sursauter ce dernier qui lança à Pierre un regard qui n’était pas sans inquiétude.- T’affoles pas Raymond, excuse nous de te réveiller, on disait juste que c’est toi qui a gagné au Scrabble hier, le rassura ironiquement notre hôte.- Excusez-moi, mais j’étais ailleurs.- T’étais dans ton roman ? Lançais-je.- Heu... Oui... Enfin... Non, bredouilla en guise de réponse un Raymond qui n’était décidément pas dans son assiette.- T’es pas réveillé toi !- Pas bien, non.- T’as mal dormi toi aussi, ajoutais-je perfide.- Oui.Un ange passa.Pierre ne parvenait pas à reprendre la main ce qui tendait à démontrer le malaise qui l’étreignait. Ce fut Geneviève qui mit fin à l’ange.- Bon, j’vais aller m’laver moi.- T’as bien raison. Lançais-je avant d’enchaîner, Il y a bien longtemps que je n’avais pas entendu les cloches.- On est dimanche, c’est la messe, commença Pierre que je soulageai moi-même avant de poursuivre, c’est l’charme suranné de la province, le souvenir ému de nos enfances.

Ah non il ne va pas s’y mettre lui aussi !S’y mettre à quoi ?

45

Page 46: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

A nous raconter son enfance.Oh tu peux parler toi, tu es odieux et sadique ! Tu es pire que lui !Eh, chacun son tour hein. Et encore qu’ils ne se plaignent pas, je pourrais faire un esclandre.

- Et puis ici, c’est étonnant, mais tout l’monde va à la messe, c’est plein à chaque fois. Dis Marie- Ah bon ? S’étonna Catherine.- Dès qu’il y a un office, la vie s’arrête, il n’y a plus personne dans les rues, tout l’monde est à l’église. On est encore au costume du dimanche, crucifix et calvaires ici !- Ah, calotin et grenouilles de bénitier ça pullule dans l’coin, lança un Pierre regaillardit. Mais les grenouilles tu leur boufferait pas les cuisses, ajouta t-il croyant faire un bon mot.- Et l’croque-mort, il ne va pas à la messe lui ? Questionnais-je éhonté.- Mais j’suis pas croque-mort ! Répliqua t-il acide.- Non mais c’est pareil, persistais-je.Je m’étais trouvé un ton et un courage que je ne soupçonnais pas le moins du monde et m’étonnai moi-même.

Toi, tu vas finir par y arriver à mettre le feu auxpoudres !Et alors ?!Pour quelqu’un qui ne voulait pas parler...Ben, il n’y a pas de raison finalement.

- Eh ben non tu vois, moi le p’tit Jésus... J’attends pas après lui.

- Ca n’empêche que l’curé est drôlement sympa, lança une Marie qui, sentant la tension monter s’ingéniait systématiquement à changer de conversation.- Tu l’connais ? S’étonna Cécile.

46

Page 47: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Oui, il est v’nu nous voir quand on s’est installé et ça lui arrive régulièrement de v’nir boire un verre. Il n’est plus tout jeune mais il ne crache pas dessus, faut pas croire.- J’suppose que tu as des... relations professionnelles avec lui Pierre, non ? Demandais-je.- On peut appeler ça comme ça oui.- Tu n’vas pas nous dire qu’vous vous arrangez tous les deux pour les enterrements !? S’offusqua Cécile.- Ben si, ça arrive.- C’est pas avec la famille ?- Si mais quand la famille n’a pas les moyens ou quand il s’agit d’un mauvais chrétien, entre guillemets, faut bien trouver une solution.- Ici l’curé c’est tout, l’ami, l’confident, l’médecin, il sait tout sur tout l’monde, appuya sa femme.- Elle est bien bonne celle-là ! S’étonna Catherine.- Ben qu’est-ce que tu crois !- C’est dans l’intérêt d’tout l’monde ! Décidément le couple savait sa partition.- Tu n’dois pas manquer d’clientèle avec tous les vieux qu’il y a dans l’coin, dis-je.- Oh, ça veux rien dire, ça dépend... Tu vois, j’me plains pas.L’orgueilleux était retourné à son exercice préféré.Raymond qui avait achevé son frugal petit déjeuner se leva et disparut dans la maison sans un mot.- Qu’est-ce qu’il a, il a pas l’air bien ? s’inquiéta la chef de cet orchestre improvisé dont elle craignait la fausse note.- J’sais pas, il a mal dormi... J’vais l’voir, répondit Cécile en se levant à son tour.- Qu’est-ce que t’en penses toi Michel ? Lançais-je au seul instrumentiste avec qui il me semblait que je pouvais être en harmonie.- Oh, pour moi, il y a longtemps que Dieu est mort !- En même temps de Razmot ? Insistais-je maladroitement.

47

Page 48: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Il se tut. S’enferma en lui-même.- Qu’est-ce qu’on fait ce matin ? Demanda subitement Marie pour sauver l’orchestre en se tournant vers son mari.- J’pensais qu’on pouvait aller au château Baue mais l’temps qu’tout l’monde se prépare, il vaut p’t’être mieux manger de bonne heure et y aller cet après midi, lui répondit-il alors que Michel s’était levé et avait quitté la terrasse.J’en profitai pour essayer d’éclaircir l’énigme Michel.- Catherine, qu’est-ce que c’est que ce Razmot ? Pourquoi il réagit comme ça dès qu’on en parle Michel ?- Faut pas lui parler de ça !- Mais pourquoi ?

Tu sais que tu es pire que les autres toi !Ah écoute, maintenant je suis lancé alors on parle ! Et puis je veux savoir.

- Il était clown dans un cirque depuis longtemps et son meilleur copain, Dimitri, un roumain, était trapéziste. Un soir, Dimitri s’est tué sur la piste en plein spectacle. Au lieu d’tout arrêter, l’directeur a demandé à Michel de rentrer et d’faire son numéro, de distraire le public. Il l’a fait parce qu’il n’a pas eu le temps d’avoir le choix mais il ne s’est jamais remis d’avoir eu à faire le clown alors que son copain venait de se tuer.Il se fit un silence compact auquel nul n’osa mettre fin. C’est mon épouse revenant de la salle de bains qui y mit fin.- C’est libre !Tout le monde se leva en tâchant de ne pas repartir les mains vides et l’on se retrouva tous dans la cuisine en pleine perdition au milieu des «Où tu ranges le sucre ?» et autres «Je pose ça là ?».- Bon, j’vais m’laver, décréta Catherine.

48

Page 49: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Nous étions tous là, agglutinés en feignant désinvolture et bonne humeur alors qu’il était évident que chacun réprimait la hâte qu’il avait que ce fut son tour ou un bâillement, un étirement, la gène de se trouver, principalement pour les femmes, les hommes ayant tous enfilés leurs vêtements sur la poisseur de leur nuit, ainsi en peignoir, ébouriffés et errant. Tout cela était fait avec une espèce de naturel factice que j’abhorrais.

- Où y a t-il une cabine téléphonique dans l’coin ? Demandais-je abruptement.- Bah... L’mieux est d’aller au village, commença Marie avant de se reprendre, mais tu peux appeler d’ici.Cécile fut de retour à ce moment faisant jaillir des «Alors ?» qui firent se tourner toutes les têtes sans plus de respect pour la réponse que j’attendais.

De quoi je me mêle ? Décidément, si je les gêne faut le dire, c’est réciproque !Arrêtes, il est quand même plus important de savoir ce qu’à Raymond que de savoir où se trouve la cabine téléphonique !Mais ça n’a rien à voir, il a mal dormi c’est tout, faut lui foutre la paix. Ca les dérange simplement parce que ça nuit à l’image d’ensemble.

- Oh rien, il a mal dormi, il est d’mauvais poil mais c’est tout. Il était juste parti écrire.- Non, j’préfère appeler d’une cabine, dis-je en montant le volume.- Ah oui, et ben il faut aller au village en voiture. Quand tu sors, tu prends à droite et c’est toujours tout droit à un peu moins de deux kilomètres. La cabine se trouve sur l’parvis d’l’église.- Ok merci.Mon épouse ne posa aucune question. Je me retrouvai donc au volant de ma voiture, loin de la file d’attente

49

Page 50: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

des douches.Il n’y avait effectivement pas un autochtone dehors. Je trouvai la cabine sans difficulté, sortis mon porte-monnaie et y pénétrai avant de m’apercevoir qu’il s’agissait, comme elles le sont toutes dorénavant, d’une cabine à carte, dont j’étais bien entendu dépourvu. Ignorant et inattentif au fait que ces appareils acceptent la carte bleue j’en ressortis et me dirigeai vers le Café-Tabac-PMU-Presse à l’enseigne très originale «Au Parvis». A la vue du calme et du vide régnant dans le village, je fus surpris de constater que l’endroit était plein d’une clientèle burinée et portant casquette pour la majorité, endimanchée pour la totalité. Les dizaines de paires d’yeux me dévisageant ajoutés à ma surprise me firent marquer un temps d’hésitation qu’interrompît le ventripotent quinquagénaire rougeaud trônant derrière le comptoir d’un «oui» aussi sec que distrait. J’empochai ma carte téléphonique en même temps qu’il encaissa mon billet et sortis avec la furieuse envie, que je réprimai néanmoins, de tirer la langue à cette assistance curieuse.C’est la première fois que j’eus Ludovic au téléphone. Il avait d’ailleurs lui-même, comme mon beau-père qui avait décroché, marqué un moment de surprise.Assis derrière mon volant, j’étais à la fois content et déçu. Content de ce moment de complicité pendant lequel je lui racontai l’aube, la campagne, les oiseaux, sans être sûr qu’il ait tout compris et déçu qu’il ne me répondit presqu’exclusivement en monosyllabes, me parlant de sa mère quand il se fit plus disert. «Elle est où maman ?» «Elle a vu maman ?» «Tu lui dit que je lui fais plein des gros d’amour à maman».

Il aime sa mère c’est à la fois normal et heureux, c’est le contraire que serait grave !D’accord mais quand même !C’est elle qui s’occupe de lui.

50

Page 51: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Et moi, je ne joue pas avec lui peut être ?!Si mais ce n’est pas pareil. C’est elle qui fait à manger, c’est elle qui le soigne, c’est elle qui lui prépare ses affaires.Moi je ne compte pas alors !Si mais il est encore petit et puis à cet âge la maman c’est... La maman quoi.Bien sûr, mais quand je veux m’occuper de lui, elle ne me laisse pas faire ! Ca va changer !Pense à lui !Je suis quand même content de l’avoir appelé.Pourquoi ne l’as tu appelé qu’aujourd’hui, pourquoi ne l’as tu pas fait plus tôt ?Parce que... Et puis il n’est jamais trop tard !

Je parvins enfin à la maison sans m’être rendu compte du parcours alors que, pourtant, le départ fut difficile. J’avais raccroché au moment même où les fidèles sortaient de l’église et fus pris dans une marée noire et blanche, car tous étaient vêtus à l’identique, qu’il me fallut traverser à pied pour rejoindre ma voiture puis avec cette même voiture sans écraser personne alors que manifestement ces gens sont chez eux et ne se dérangent qu’à regrets devant les voitures importunes. Je n’imaginais pas l’ampleur que pouvait avoir le phénomène lorsque Marie nous disait que tout le monde allait à la messe mais c’était réellement impressionnant. J’eus le temps de dévisager quelques-unes de ces bigotes qui, engoncées dans leur sévère, triste et soupçonneux jugement, mesuré à l’aune de leur soumission, se ressemblaient toutes.

Seul Michel était encore sous la douche lorsque j’arrivai si bien que je pus utiliser de suite l’autre salle de bains tandis que le quatuor féminin siégeait dans la cuisine à s’échanger avis et conseils sur l’art qui s’y fait, que Pierre était penché sur ses plantations alors que Raymond devait probablement se trouver dans sa

51

Page 52: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

chambre à noircir du papier.Nu sous l’eau tiède, alors qu’un rayon de soleil pénétrait en même temps qu’un chant d’oiseau par la fenêtre que j’avais laissée entrouverte, je m’interrogeai. Le moment allait bien finir par arriver où je me retrouverais seul face à Geneviève. Comment allais-je réagir ? Qu’allais-je lui dire ? Sur quel ton ?

Tu te poses bien des questions inutiles. Ne sais-tu pas que tu réagiras sur l’instant, loin de tout ce que tu auras pu prévoir ?Je suis assez fier de l’attitude sarcastiquement joviale dont j’ai fait preuve au petit-déjeuner.Et alors, elle t’ai venue spontanément.Elle va regretter ce qu’elle a fait !Ah, tu ne vas pas recommencer ! Que fais-tu de la liberté des gens à disposer d’eux-mêmes ?!Et lui qui continue à faire le beau !Et alors ? Laisse chacun à sa conscience. D’ailleurs, la tienne est-elle sans tâche ?

Je finis par tenter de me concentrer sur les chants d’oiseaux se répondant les uns aux autres. Lorsque je redescendis, je trouvai Michel et Pierre assis à la terrasse devant les apéritifs et leurs accompagnements, Cécile et Raymond main dans la main arpentant le jardin, Catherine, Marie et Geneviève toujours stationnées dans la cuisine. Il me vint subitement la question de savoir si Marie savait , ce que je ne croyais pas, et l’idée de rendre à Pierre la monnaie de sa pièce.

Mais ça ne va pas !Et alors ? Qu’y a t-il de si abject ? C’est toi qui parlais de ma liberté de disposer de moi-même, non ?!Elle ne te plaît même pas !Peu importe, je me dévouerais pour la justice : Oeil pour oeil, dent pour dent. Et puis, elle n’est pas si mal,

52

Page 53: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

un peu trop maigre, trop maquillée mais bon...Tu tomberais aussi bas que ceux que tu vilipendes !

J’entrai donc dans la cuisine accompagnant mes pas d’un jovial «Alors qu’est-ce qu’on nous concocte ?». Toutes trois furent surprises, gênées par ce ton contrastant trop avec celui qui fut le mien jusque là mais, si Geneviève persistait dans sa fuite, Catherine se contentant de tourner la tête, Marie quant à elle me fit face en souriant.- Oh concocter, en voilà de bien grands mots. On va faire un Rumsteack, nous bavassions entre femmes vois-tu. Mais puisque tu es là, on peut passer sur la terrasse.- Allons-y, me contentais-je de répondre en entamant un demi-tour que j’interrompis pour me tourner vers ma femme.- Au fait, Ludo te fait plein d’gros bisous. Il va bien.Prise au dépourvu, elle ne sut que répondre et, quand bien même en aurait-elle eut envie, elle ne l’aurait pu car j’avais fini mon demi-tour et m’étais éclipsé de suite. J’avais d’abord pensé ne pas lui dire mais n’en n’eut finalement pas le coeur. Je me régalais de répondre à leurs simulacres par d’autres simulacres.Je pris place à côté de Michel qui discutait jardin avec Pierre. Cécile et Raymond nous rejoignirent tandis que les trois autres femmes se faisaient attendre, occupées sans doute qu’elles étaient à commenter et interpréter mon changement d’attitude.- Qu’est-ce qu’elles font les femmes ? S’enquît Pierre en remplissant les verres.- Elles arrivent, répondis-je.- Il fait beau mais frais aujourd’hui, lança Cécile en prenant place.- C’est l’humidité qui fait ça, se contenta de répondre Pierre.- Il ne d’vait pas faire chaud cette nuit dehors, lançais-je.

53

Page 54: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- La nuit, sous la pluie, il ne fait jamais bien chaud.Ce fut Cécile qui me répondit, émoussant ainsi la flèche que j’avais lancé. Je les dévisageais les uns après les autres. Cécile avait la mine faussement enjouée de celle qui tente de remonter le moral des troupes. Raymond, constituant les troupes en question, avait, derrière ses lunettes, les yeux gonflés et rougis de celui qui n’a pas dormi. Il semblait vraiment absent. Catherine avait la même mine fraîche et détendue où quelques rides ne parvenaient pas à imposer leur sécheresse. Michel restait, pour sa part, toujours aussi impénétrable. Marie, sur laquelle la fatigue avait tiré quelques traits, conservait l’alacrité de la maîtresse de maison fière et heureuse de recevoir tandis que la prestance bonhomme de Pierre s’était teintée d’un agacement sous-jacent mais perceptible. Sans doute était-il déçu de ces invités qui n’étaient pas à la hauteur. A moins qu’il ne s’agisse pas d’agacement.

Et c’est toi qui te plaignait d’être disséqué, catalogué, épié, jugé ?!Je ne catalogue personne, je constate.Excuse un peu facile. Tu t’autorises à toi-même ce que tu veux défendre aux autres.Geneviève, mon épouse, était tendue, ce qui donnait à son visage une dureté inhabituelle.- Merci ça va, s’écria t-elle soudain en tendant la main vers son verre que remplissait Pierre. Catherine saisit l’occasion pour ouvrir une nouvelle fois la malle aux souvenirs sans intérêt.- Tu t’rappelles quand il a fallu qu’on t’ramène chez toi tell’ment t’étais bourrée ?!- Ouais. Qu’est-ce que j’ai pas entendu c’jour là !- J’reverrais toujours la tête de ton père, s’y mettais Cécile.- On fêtait quoi c’jour là ?- C’était tes vingt ans Marie.

54

Page 55: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Et voilà, c’était reparti.

- Allez, à la nôtre !- Ouais, c’est ça, à la nôtre.

Tu parles !Et bien vas-y toi, lance une conversation intelligente au lieu de critiquer les autres.Qu’est-ce que tu appelles une conversation intelligente ?C’est à toi de voir, une discussion sur un sujet de fond ou culturelle ou ce que tu veux, chacun ses critères mais toi qui semble en avoir d’élevés, vas-y !Mais tu ne vois pas que les gens ne font jamais que parler d’eux-mêmes, c’est tout ce qui les intéresse. Et si je n’ai pas envie de parler de moi hein ? Mais regarde comme je suis en forme :

- T’en as un super abri d’jardin !- Ouais c’est pratique, et puis en bois ça ne gâche pas la vue.- Ca va là, t’as la place de mettre tout tes outils.- Ouais, tout les trucs du jardin, bêche, râteau, scarificateur, tondeuse...- C’est une tondeuse à essence ?- Non, une autoportée !- Ah... J’pourrais y j’ter un coup d’oeil ?- Bah, si tu veux oui.

Le bougre n’avait pas cillé. Geneviève, que je savais maintenant occupée à nous écouter discrètement n’avait fait qu’esquisser un regard vers Pierre.Raymond somnolait, Michel s’était réfugié derrière le journal local qui traînait sur la table. Tous deux avaient désertés me laissant seul avec Pierre à qui je n’avais rien à dire ou plutôt tellement de choses qu’on ne dit pas ! Je ne tenais pas le moins du monde à voir perdurer cet état de chose qui, si je n’y faisais rien,

55

Page 56: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

pouvais bien durer toute la journée.- Les nouvelles sont bonnes Michel ?- Oh, les nouvelles, c’est beaucoup dire ! C’qui est marrant dans ces journaux c’est qu’t’est au courant d’tout . Y’a un gars qui perd ses clés, il a droit à une colonne entière !- C’est ça les journaux locaux, leur raison d’exister c’est la proximité. Alors c’est vrai qu’c’est surprenant au début mais on s’y fait et puis, d’toutes façons, tout le monde se connaît alors...- Ouais mais quand même. Tiens r’garde. Tu connais Simone Grandvier toi ?- Non- Et ben figure toi qu’Simone Grandvier demeurant 23 rue des acacias est tombée d’vélo et qu’elle souffre d’hématomes aux deux genoux.- Vous êtes abonnés ? Demandais-je décidé à faire durer cette conversation creuse et inutile mais qui avait le mérite d’occuper l’espace.- Ouais, c’est aussi un outil d’travail.- Tu t’tapes la rubrique nécrologique au p’tit-déjeuner ? - Y faut bien ouais.

C’est Marie qui mit subitement fin à cette conversation d’une futilité rare.

Ah, tu peux te moquer des femmes !Oh çà va, on fait ce que l’on peut.

Elle s’était levée avec un joyeux «On va p’t’être manger.»- Tu veux un coup d’main ? M’empressais-je sous un feu de regards surpris en m’attendant à une réponse poliment négative.- Si tu veux.Me voilà donc debout, saisissant les verres vides pour la suivre dans la cuisine. Bien entendu, ses copines avaient également fait le déplacement.

56

Page 57: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Ce fut toutefois elle qui me passa une pile d’assiettes que j’attrapai en m’efforçant de lui effleurer la main ce qu’elle ne remarqua même pas. Le temps de les disposer sur la table et de revenir j’arrivais dans la cuisine alors qu’elle y était seule. N’ayant guère pratiqué ce genre d’exercice ni préparé quelque phrase sibylline, je ne sus tout d’abord que dire. Je m’avançai finalement vers elle qui, devant la cuisinière me tournait le dos, et lui posai la main sur l’épaule. Je sentis sous ma main la fragilité de ces femmes qu’une mode passagère amaigrissait exagérément donnant à la bretelle du soutien gorge une importance démesurée.- Bouge pas.- Cécile les a déjà pris les verres.Mince ! J’ôtai ma main mais restai néanmoins derrière elle, les narines emplies d’une fragrance vanillée à laquelle se mêlaient les effluves de l’oignon qui rissolait dans la poële.- Ca sent bien bon c’que tu nous fait.Catherine et Geneviève firent leur apparition à ce moment.- Je crois qu’tout y est.- Tiens, tu prends la salade de tomates dans l’frigo.Catherine s’exécuta.- On peut y aller.Me voilà donc attablé mais entre un Raymond nauséeux et une Geneviève méfiante.- Il est loin l’château ?- Tiens tu peux m’passe un bout d’pain ?- A peu près trois millions chacun.- Une petite heure de voiture.- Tu l’as faite à l’huile d’olive, c’est bon.- Ca fait grosso modo la moitié après impôts.- Il est d’qu’elle époque ?- C’est quoi l’fromage que tu mets d’dans ?Où pouvais-je mettre mon grain de sel ? Marie et sa salade tomates-mozzarella ne me tentait

57

Page 58: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

malheureusement guère. Aussi, j’optai pour une quatrième discussion simultanée en m’adressant à mon voisin dont l’appétit semblait défaillant.- Alors Raymond, ça va pas mieux ?- J’ai pas très faim.- Mais l’appétit vient en mangeant, r’gardes Geneviève, ça n’l’empêche pas d’manger.Je la sentis se contracter alors que Raymond n’avais sans doute pas compris le rapport qu’il pouvait y avoir. Ce fut Pierre qui interrompit sa conversation pour me répondre avec une outrecuidance qui me laissa muet.- Pourquoi ? Elle a mal dormi aussi Geneviève ?En m’abstenant de répondre, je faisais de la riposte de Pierre une maladresse car, elle se sentît d’autant plus contrainte de le faire que son intervention avait provisoirement mis fin aux discussions et que tous les regards convergeaient à présent vers son visage rosissant. Elle fit un effort sur elle même avant de se lancer dans une réponse incertaine.- J’ai déjà mieux dormi mais si, ça a été.Si tous se contentèrent de cela, pour ma part je jubilai intérieurement. Pierre avait été battu sur son terrain de l’effronterie et avait du même coup mis mon épouse en difficulté alors que pour sa part, elle avait totalement perdu l’aplomb qui étayait les affirmations qu’elle lançait en public à mon endroit.Les discussions oiseuses reprirent leur cours.

Et toi tu n’en tiens jamais des discussions oiseuses ?!Et alors !Alors, gardes tes critiques pour toi.Mais je ne m’exclus pas du groupe.

Il se produisit un curieux effet de vases communiquant à savoir que mon épouse mangea de moins bon appétit tandis que Raymond se mit, parcimonieusement, à manger. Le café vint enfin suppléer les plats à demi pleins lorsque fusa la question qui, déjà posée, n’avait

58

Page 59: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

obtenue pour toute réponse qu’un silence qui pourtant en disait si long qu’y revenir semblait inutile.- Et pourquoi vous voulez pas d’enfant ? C’est super les enfants.C’est Cécile qui, s’adressant à Catherine avait fait la gaffe. Catherine pâlit puis, silencieusement, se mit à pleurer. Michel se tourna vers elle, la prit dans ses bras, la caressa avant d’avouer :- Catherine ne peut pas avoir d’enfant.Il se fit un silence palpable.Cécile, dépitée, ne savait plus que faire pour rattraper ce qui ne pouvait l’être. Ce fut Marie qui repris, maladroitement, pied la première.- Oh mais il y a plein de solutions maintenant que ce soit l’opération ou l’insémination.Michel, plein d’attentions, emmena Catherine faire un tour de jardin pendant lequel le café fut débarrassé. On pouvait se mettre en route vers le château Baue.Raymond et Cécile montérent dans le BMW de nos hôtes tandis que Michel et Catherine étaient avec nous mais pas en mixte, les deux hommes devant, les deux copines derrière.Nous roulâmes en silence à travers la campagne calme et verdoyante pendant une demi-heure lorsque Pierre s’arrêta devant un vieux mur de pierre moussu.- On est déjà arrivés ?! S’étonna Michel, j’croyais qu’y’en avait pour une heure !- Non, mais j’ai fait l’détour pour vous montrer celui-là, le château Gris. C’est plus un manoir d’ailleurs mais il est joli.Nous entrâmes dans une cour gravillonnée au milieu de laquelle trônait une fontaine centrée sur un parterre de fleurs. La bâtisse, ornée d’une tourelle à chaque extrémité de la façade, était effectivement une grande demeure bourgeoise à laquelle l’architecte avait voulu donner des allures de château. Rangées de petites fenêtres surmontées d’une frise de triglyphes, de

59

Page 60: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

métopes aux figures féminines. Une corniche à colonnade terminait cette façade surchargée de caryatides nichées dans de petites alcôves. L’ensemble prenait l’éclat qu’un entretien sans reproche lui donnait tout en lui ôtant son authenticité. Ainsi est on de vouloir à la fois que le patrimoine soit entretenu et en même temps que les outrages du temps y déposent leur sceau.- Oh, c’est joli, s’exclama Cécile.- Qui c’est qu’habite là d’dans ?- C’est un type de l’académie j’crois.- Et ben tu vois Raymond, t’as d’l’avenir !Celui-ci ne répondit pas. Il était le seul à ne pas se joindre aux efforts que l’assemblée faisait pour dissiper les malaises maintenant bien installés. Catherine toute à sa peine, Cécile que le remord taraudait, Geneviève penaude qui ne savait plus quelle attitude adopter. Ajoutant à ceux-là un Raymond nauséeux, un Michel toujours aussi discret et un Pierre prêt à bondir, l’orchestre avait plutôt mauvaise mine.

Et toi tout va bien, tu n’as rien sur la conscience !?Ca va, n’en rajoute pas, l’entrain connaît suffisamment de défections comme ça !Un peu facile non !?Et qu’est-ce que j’y peux moi, qu’est-ce que j’ai fait ? Rien ! Alors fiche moi la paix !

- On va voir l’autre ?! Lança Pierre prenant la direction des voitures.- Vous allez voir, il est plus imposant, c’est un vrai château, ajouta une Marie persistant dans ses rafistolages incertains.

«La perturbation arrivée hier par l’ouest du pays s’est décalée sur les îles britanniques laissant l’anticyclone nous assurer encore quelques belles journées sur la majeure partie du pays accompagné d’un léger vent

60

Page 61: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

sur les côtes de la Manche et le bassin méditerranéen jusque dans la vallée du Rhône. Les températures varieront de dix-huit à vingt-deux degrés au nord et de dix-neuf à vingt-six degrés au sud du pays...»

J’essayais de rompre la monotonie suave de l’autoradio.- C’est beau mais j’me vois pas habiter un truc comme ça.- Moi non plus et puis d’toutes façons, avec le fric qu’il faut rien qu’pour l’entretien...

«Les ministres des pays les plus industrialisés sont arrivés ce matin à Londres où s’ouvre la réunion du G7, augmenté de la Russie, au cours de laquelle doit être discuté le rééchelonnement de la dette des pays les plus pauvres...»

- Et puis, tu parles d’un ménage à faire... Dit discrètement ma femme.- Oh, quand t’habites là d’dans t’as une femme de ménage, lui répliqua Catherine.Tout cela était d’une navrante platitude mais avait au moins le mérite de ne pas laisser s’installer à demeure un gouffre de silence d’où il serait bien difficile de remonter.Bon an mal an, nous parvînmes, trois quarts d’heure bredouillants plus tard, au fameux château Baue.Celui-ci n’avait effectivement rien à voir avec le précédent. Il devait être trois fois plus grand. Un pont de pierre enjambait les douves pour mener vers un large portail de bois travaillé, en arc surhaussé au dessus duquel la clef était orné d’un cheval cabré sculpté. Deux rangées de petites fenêtres découpaient la façade. De chaque côté du portail, à hauteur de la première rangée de fenêtres, une alcôve recelait une statuette, odalisque à gauche, éphèbe à droite. La seconde rangée de fenêtres se trouvait en retrait de la

61

Page 62: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

façade, derrière une rangée de colonnes accouplées. On pénétrait ensuite dans une cour, ouverte en face sur les jardins, les ailes de gauche et de droite s’achevant chacune par une tour identique aux tours d’angle de la façade. Le second étage était constitué de galeries à arcades. A mi chemin de l’aile gauche, s’élevait un donjon carré auquel faisait symétriquement face, sur l’aile droite, un clocher. Le tout était à la fois d’autant plus beau et imposant qu’il avait conservé les blessures que le temps y avait fait. Splendides étaient aussi les salons, cuisines, salle des gardes, salle à manger, chapelle, bibliothèque et boudoirs mais les cinquante francs que nous dûmes débourser chacun me parurent exagérés.Cette visite eut néanmoins l’intérêt de rendre un semblant d’âme à l’octuor improvisé que nous formions. Qui de s’émouvoir sur les peintures, qui sur les boiseries, qui sur les tapisseries ou le mobilier. Je n’ai, pour ma part, pas quitté Marie, partageant obrepticement ses goûts, la prévenant des passages plus étroits, des plafonds plus bas afin qu’elle ne se cogne pas, la harcelant de questions ou d’exclamations auxquelles elle répondait avec une patience joviale et souriante.Etait-elle dupe pour autant ?Le retour s’avéra moins tendu que ne le fut l’aller, Catherine ayant lancé un débat sur l’architecture.- Ils faisaient quand même des choses grandioses avec bien peu d’moyens. Quand on voit les laideurs d’aujourd’hui avec les moyens techniques qu’on a...- Le coût n’est pas l’même, rétorqua Geneviève.- Ca n’empêche, tu prends la grande bibliothèque par exemple... Et j’suis sûre qu’ça n’a pas coûté moins cher !- C’était quand même moins fonctionnel.- Non, c’est la fonctionnalité qui a changé, il suffit de s’adapter.Et ainsi de suite, chacun y allant de son exemple de

62

Page 63: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

cathédrale à l’opéra Bastille en passant par les maisons de pays pour finir sur la terrasse carrelée devant l’apéritif.- Le coin est plein d’châteaux et d’manoirs d’ce style. On pourra aller en voir d’autres si vous voulez. Hein Charles ! C’a t’as passionné à c’que m’a dit Marie.J’étais trahi.J’encaissai sans savoir que répondre, notant néanmoins avec satisfaction, ce fut mon baume, que Geneviève, qui connaissait mon goût plus que modéré pour ce genre de visite, ne releva pas l’affirmation de Pierre, ce qui confirmait le malaise qui l’étreignait.Il me fallait tout de même conserver cet enjouement du ton qui était le mien jusqu’alors.- Ca m’a crevé moi cette balade.- Moi aussi, surenchérit Cécile, avant de se tourner vers Raymond qui commençait à décoincer un peu, t’as pas mal aux jambes toi ?- Oh, ça va... Répondit-il avec ce ton de sincérité douteuse que l’on emploie tous parfois.- Et toi qu’est-ce t’en penses Michel ? Demandais-je

- C’est bien mais tu vois s’extasier devant des vieux bâtiments ça m’agace. Ca m’donne l’impression d’un monde de vieux qui s’accroche à des vieux modèles au lieu d’se créer des références, de s’fabriquer son univers à lui. Moi, voir l’château ou Louis XIV a pas dormi… j’men fous un peu.C’est à ce moment que paru un agriculteur au pantalon bleu semblant trop grand, au pull élimé et portant une casquette qu’il ôta en s’approchant.- Tiens, v’là José ! S’écria Marie à l’adresse de son époux.- B’jour m’sieurs dames ! Bougonna l’autochtone dont le visage buriné et les épis blancs de la chevelure faisaient paraître une bonne soixantaine alors que, je l’appris plus tard, il n’avait pas atteint la cinquantaine.

63

Page 64: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Salut José, ça va ? Assieds-toi, tu va bien prendre un verre.- Bah, c’est de r’fus.

N’avais-je pas incidemment entendu, au cours d’une de ces passionnantes conversations qu’eux, ils n’étaient pas envahis ?! Alors José, fils d’émigrés espagnols, il ne compte pas lui !José fait partie de ces exceptions que l’on s’octroie mais dont on ne tient évidemment pas compte dans ces grandes généralités que l’on assène avec assurance.

Voilà donc l’hôte parti dans une longue discussion dont les petits riens de l’existence de chacun constituaient la trame. Cela ne tarda pas à pousser la gente féminine en retraite vers la cuisine tandis que nous fûmes Raymond, Michel et moi élevés au noble statut d’auditeurs ou précipités dans l’abîme des convives oubliés, selon l’esprit avec lequel on interprète la chose. Il ne faisait aucun doute pour moi que chacun d’entre-nous trois avait à narrer des riens similaires si ce n’est identiques. Chacun aurait pu rebondir mais Raymond restait en retrait et ces bavardages n’étaient ni du goût de Michel ni du mien. Nous restâmes donc silencieux feignant d’écouter les propos qu’échangeaient José et Pierre qui, de temps à autre, consentaient à nous prendre à témoin nous obligeant à répondre d’un «oui» convenu.Il était près de vingt heures lorsque José se décida enfin à lever le camp, nous permettant de débarrasser les verres. J’en profitai pour coincer Marie dans la cuisine.«Il faut profiter d’l’élan d’ce bon après-midi pour passer une bonne soirée !» lançais-je guilleret.«Tu n’vas pas t’coucher c’soir ?»«Non, pas tous les soirs, hier j’étais crevé. Vous avez prévu que’que chose ?»

64

Page 65: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

«Non...»Je m’approchai d’elle et, saisi l’opportunité qui s’offrait à moi de lui prendre les mains.«T’as les mains bien rouge !»«J’viens d’laver la salade à l’eau froide c’est pour ça.»«Faut les réchauffer» dis-je en lui pressant les mains entre les miennes. Elle ne fit rien pour retirer ses mains et, ne sachant subitement plus que lui dire, me laissa dans l’embarras les quelques secondes qui s’écoulèrent avant que des pas n’annoncent l’arrivée de l’un des nôtres.Elle retira doucement ses mains et Catherine fit son apparition.«On peut mettre la table, où sont les assiettes ?» demandais-je pour meubler.

Alors, tu recule au moment crucial ?!Non, je ne recule pas, mais il ne faut pas aller trop vite.Te rends-tu compte de ce que tu fais ?N’as-tu aucun amour propre pour te jeter dans ce que tu considères être, pour les autres, la fange ?Je t’ai dit que je me dévouerais !

Les champignons à la grecque furent agrémentés des commentaires enthousiastes sur la visite de l’après-midi, le rôti de cheval accompagné, outre d’haricots verts, d’un clairvoyant «c’est vrai que c’est beau mais une fois qu’t’as fait l’tour des châteaux, t’as plus grand chose à faire» lancé par une Catherine rabat-joie.- Mais non, t’es restée avec les vieilles idées d’la cambrousse paumée mais tu sais qu’on a les mêmes grandes surfaces que vous, qu’au cinéma les nouveautés sortent en même temps qu’à Paris, il y a un théâtre, on peut faire tout c’qu’on veut, faut pas croire !- Peut-être mais à combien d’kilomètres ?- A dix kilomètres d’ici il y a tout.- En ville t’as ça à ta porte

65

Page 66: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- C’est à ta porte mais tu prends quand même ta voiture et entre les feux rouge, les embouteillages et l’temps d’trouver où s’garer t’en as pour une demi-heure. Nous dix kilomètres, c’est dix minutes tout compris.

Quand je vous disais qu’ici, personne n’avait rien en commun !Parce que d’après toi les amis doivent toujours d’accord sur tout, le débat n’existe pas !? Ca doit être vite lassant les amis avec toi !D’abord ce n’est pas ce que j’ai dit mais c’est vrai que les amis c’est très lassant.

L’arrivée du fromage se fit au bon moment alors que Cécile lança un débat des plus intéressants :- Vous en mangez encore du boeuf vous ?- Ben oui, si on doit attraper la...- L’E.S.B, encéphalite spongiforme bovine, déclama fièrement un Pierre qui avait, pour ce faire, provisoirement abandonné l’exposé fameux qu’il était en train de nous faire vantant les mérites de la camaraderie provinciale au cours duquel il s’ingéniait à faire ressortir sa supériorité vis à vis des provinciaux de la région.- oui, c’est ça, repris Catherine, il y a longtemps qu’on l’a.- Nous ici, on sait d’où vient la viande, elle sort du champ d’à côté.

Il fallait vraiment que la raison soit bonne pour que je me mette à draguer cette femme là !Tu es ignoble, tu n’as aucune raison, c’est une excuse ! Tu n’es même pas en harmonie avec toi même !Parce que tu crois qu’il y en a beaucoup qui le sont ?!

- Rien n’te dit qu’elle n’est pas contaminée !- C’est pas la viande des supermarchés !

66

Page 67: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Et d’où elle vient la viande vendue en supermarché ?

- Arrêtez toutes les deux ! Moi j’pense qu’aujourd’hui faut quand même regarder c’qu’on mange sans pour autant s’priver, dit Geneviève qui eut là une intervention judicieuse.Les cafés et thé prirent la place des fromages, les tasses celle des assiettes lorsque Pierre repris la parole.- On fait un Scrabble après ?- Pourquoi pas ?! Dit Marie- Si vous voulez, enchaîna Cécile- Moi j’suis crevé, j’vais aller m’coucher, dit un Raymond qui n’avait effectivement guère émergé de la journée.- Ouais, pourquoi pas, dis-je, décidé à garder l’oeil sur mon épouse tout en restant à proximité de Marie.- Moi j’vais m’coucher. Geneviève avait parlé d’un ton décidé qui me fit penser qu’elle attendait ma réponse pour donner la sienne.- J’suis des vôtres mais pas trop tard, dit Catherine avant de se retourner vers un Michel bien discret.- Et toi, tu fais quoi ?- J’vais jouer un peu avec vous, si vous voulez.

Pierre l’emporta, Geneviève devait s’être endormie et je décidai, avant de monter, de faire un tour de jardin.Le paysage baignait dans un profond silence. Aucune luminescence mécanique ne souillait les ténèbres, seules quelques étoiles bravaient la nuit. Jamais en ville, même lors de coupures d’électricité, on n’atteint une telle pureté d’obscurité.Je me vis soudain héros des rêveries du promeneur solitaire, que je n’avais pas lu, dont seul le titre m’était déjà parvenu aux oreilles, le dernier livre que j’avais fini devant être, si ma mémoire est exacte, car cela remontait à quelques années, un San-Antonio… Le

67

Page 68: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

silence des homards peut-être.Toujours est-il que je ne m’étais jamais senti aussi seul et aussi libre en même temps. Il faisait doux et je pris un plaisir rare à m’emplir la bouche et les poumons de cet air qui, me semblait-il, me purifiait. Marchant à pas lents, je me croyais absent du monde lorsque mes pensées dérivèrent sur Geneviève, cette épouse infidèle qui était la mienne. Elle était montée sans aucune attention à mon égard, ce qui n’était guère surprenant et je regrettai de m’être engagé au Scrabble me privant ainsi d’un face-à-face au cours duquel j’eus pu lui dire ma façon de penser. Certes cela me permit, m’étant assuré d’une place mitoyenne à la sienne, de multiplier les attentions vis-à-vis de Marie à laquelle je ne manqua pas une occasion de prendre la main, la bisant même avec application en la tenant par les avants-bras, au lieu de ces bises que l’on fait à la va-vite dans le vide, au moment du coucher.Passager clandestin de la nuit, je ne vis plus l’intérêt de ces deux attitudes.Oublier n’était-il pas le mieux ? N’as t-on pas suffisamment de sujets de contrariété par ailleurs ? Ne fabriquons-nous pas nous-même la pénibilité de notre propre existence de ces querelles sans intérêt ? Que changent-elles ? Tout n’est-il pas déjà fait ? Pour avoir le dernier mot ?! Et puis ! Marie ne serait-elle pas, physiquement, intellectuellement, humainement, un remord à porter ensuite jusqu’à la fin ?

Et ben, le grand air te fait un bien fou dis donc !

Bien que restant serein, ces pensées me gâchèrent cette promenade nocturne et me poussèrent à revenir vers la maison.Geneviève dormait en chien de fusil et je me glissai auprès d’elle en prenant garde à ne pas la toucher tout en brûlant soudainement d’envie de la réveiller et d’avoir enfin ce fameux face-à-face auquel elle se

68

Page 69: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

dérobait. A la voir ainsi, paisiblement endormie, encore que je ne soit pas sûr que la position y soit pour quelque chose, une espèce de dégoût haineux m’avait de nouveau et presque instantanément envahi.

Tu devrais dormir dehors toi !Tu ne crois pas que c’est tout à l’heure que tu avais raison ?!Ne rien dire, accepter, s’abaisser sous prétexte d’être tranquille !? Ce ne serait pas un peu facile non ?! Ce ne serait pas, aussi, un remord ad vitam aeternam ?Parce que là, en ce moment, tu ne penses et ne réagis qu’en fonction des autres, de leur regard. Ne pense et ne réagis que pour toi, que vis-à-vis de toi !Ne serais-tu pas fier, la conscience tranquille, de ne rien faire, d’oublier, quitte à t’en aller ?! N’en sortirais-tu pas grandi ?!Et Ludo ?!

Je m’endormis sans plus savoir à quoi me résoudre, sans l’avoir réveillée.

69

Page 70: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

LUNDILe soleil frappait aux volets, les oiseaux

s’interpellaient lorsque j’ouvris les yeux, seul dans ce lit qu’un mur imaginaire coupait en deux. Bien que j’appris de ma montre, indiquant neuf heures trente huit, l’heure tardive, je m’étirai et restai encore une bonne dizaine de minutes à rêvasser en regardant la victoire du soleil s’immisçant par les moindres interstices en maigres rais lumineux. Je finis par me lever au bruit d’un tracteur.Tous avaient fini de déjeuner, Marie, Cécile et Geneviève se trouvaient dans la cuisine, Catherine et Michel occupant chacune des salles de bains, Pierre et Raymond discutant, journal en main, devant le seul bol encore présent sur la table qui était le mien.- Alors , pas de promenade matinale aujourd’hui ?! Lança Pierre d’un ton narquois tout en repliant le journal et en jetant négligemment ce dernier sur l’une

70

Page 71: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

des chaises inoccupée. Je sus de suite que j’étais de bonne humeur.- Les vacances sont bien faites pour se reposer aussi ! Répondis-je du ton le plus amène que mon agacement me permis d’obtenir, en repartant vers la cuisine où les femmes étaient occupées à vider le lave-vaisselle.J’eus le sentiment diffus d’entrer dans un repère de conspiratrices. Lancées dans une conversation discrète, les trois femmes changèrent manifestement de sujet à ma vue, Marie s’avançant même pour me faire la bise.- Tiens te voilà Charles ! Bien dormi ?J’eus sans doute dus y voir l’augure annonçant la prochaine conclusion de mon projet mais, allez savoir pourquoi, mon esprit n’y trouva que motifs à suspicion. Que cachait cet accueil ? Etait-ce un signal pour changer de conversation ? Etait-ce le baiser d’Iscariote ?Je m’étonnai, après coup, de la dextérité extraordinaire avec lequel notre esprit analyse et réagit car, concomitamment à ces pensées méfiantes, je m’avisai de garder l’entrain qui était le mien la veille tout en ignorant Cécile et Geneviève lors de la séance bises. Je n’avais aucune intention de biser mon épouse et y convier Cécile eut rendu mon geste trop ostentatoire aussi, je remerciai intérieurement Marie d’avoir fait le pas en ce qui la concernait.- Salut les filles ! Ouais, j’ai dormi comme un loir ! J’viens faire chauffer d’l’eau pour mon thé.- Vas-y, fais comme chez toi, me répondit l’hôtesse.- Alors, c’est quoi l’programme aujourd’hui ?- Ben c’matin, vu l’heure, c’est quartier libre. Pour c’t’après-midi, j’sais pas, on verra avec Pierre, à moins qu’t’ai une idée…- J’ai mis tout l’monde à la bourre !- Non, y’a pas longtemps qu’on est l’vés. Et puis ça fait pas d’mal de rester un peu au lit l’matin. 

71

Page 72: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

L’eau eut la bonne idée de se mettre à bouillir à cet instant parce que je ne savais plus quelle banalité dire. Je saisis donc la casserole et quitta la cuisine d’un « bon bah, j’vous laisse entre femmes »- Mais tu nous gène pas, tu peux rester, répliqua Marie à l’instar de tous ceux qui, se faisant une joie de voir s’éclipser l’intrus, veulent surtout ne rien en laisser paraître.Je revins sur la terrasse que Pierre et Raymond avaient désertés et, m’asseyant à table, je saisis le journal pour m’occuper durant ce petit-déjeuner.

72

Page 73: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

L’ERMITE DE L’IVOLIER ASSASSINE !Le corps sans vie de l’ermite de la bergerie du mont de l’Ivolier a été retrouvé chez lui dimanche en fin de matinée par le père Darol UNE MACABRE DECOUVERTE

Comme il le fait chaque semaine depuis plusieurs années, le père Darol, curé de la paroisse, rend visite dimanche, après l’office qu’il venait de prononcer, à M. Firmin Pouteau mais, cette fois-ci, ce dernier ne lui ouvre pas la porte. Seul habitué des lieux, le prêtre pousse la porte et découvre le corps sans vie du berger que tous appelaient « l’ermite » puisque vivant seul reclus dans sa bergerie du mont de l’Ivolier. La mort, survenue entre samedi soir et dimanche matin, a été provoquée par un coup de couteau donné en plein thorax.« Je ne comprends pas, c’était un homme gentil, qui ne souhaitait de mal à personne malgré les épreuves qu’il a traversé. Vraiment je ne comprend pas. » furent les seules paroles que le père Darol put prononcer.

UN HOMME TRANQUILLEQuel motivation pouvait bien avoir l’assassin pour commettre un tel crime ?C’est la question que tout le monde se pose.Vivant seul et démuni dans sa bergerie sans eau ni électricité depuis bientôt vingt ans, Firmin Pouteau ne voyait jamais personne hormis le curé.Né le 14 octobre 1941, il épousa en 1960 Mlle Sidonie

Davert. Ensemble, il élevèrent un troupeau de moutons sur les pentes de l’Ivolier et eurent en 1962 une fille prénommée Danièle. Ils vivaient dans la plus grande simplicité mais avec le bonheur simple d’une vie paisible lorsque le 28 Mai 1999 le drame se produisit. Ce jour là, c’était un Mercredi,.Sidonie Pouteau et sa fille descendent en ville faire quelques courses avec lesquelles elles ne reviendront jamais. Un chauffard, qui prit la fuite et ne fut jamais identifié, était passé par là, tuant sur le coup la mère et la fille.Poussé au désespoir, Firmin vendit son troupeau et s’enferma dans sa bergerie sans jamais plus descendre en ville ni voir qui que ce soit. Seul le père Darol venait chaque semaine lui apporter un peu de chaleur humaine en même temps que quelques provisions.

UNE ENQUETE DIFFICILELa gendarmerie aussitôt dépêchée sur les lieux a ouvert une enquête qui, compte-tenu de la personnalité de la victime s’avèrera difficile. Pourquoi s’en est-on pris à un homme seul, qui ne voyait personne et ne possédait pas de biens matériels ?L’arme du crime n’ayant pas été retrouvée, c’est munie de bien peu d’ indices que la gendarmerie s’est mise au travail.

Si l’hypothèse d’un crime de rôdeur est la plus probable, aucune piste n’est écartée comme le confirme le Lieutenant Lombouc : « L’absence de mobile devant laquelle nous nous trouvons nous conduit naturellement à envisager toutes les hypothèses du crime de rôdeur, à la vengeance en passant par des motivations mobilières ou immobilières. »

D.D.BOUCHERIE DRABNER

LA QUALITE DEMONTREE !

LE SERVICE ASSURE !

LE CLIENT SATISFAIT !

Traçabilité – Sécurité

Page 74: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Je n’avais rien à me reprocher.Je n’avais rien fait.Tout juste avais-je vu.Pourquoi donc cette angoisse qui m’étreignit soudainement ?D’où venaient ce malaise, ces sueurs, ces frissons ?Et si l’on m’avait vu ?

Ah, te voilà bien !Ne t’avais-je pas dit de le signaler ?!Oh ça va, c’est pas le moment !

- Les nouvelles sont bonnes ?Je fis un bond sur ma chaise, entraînant mon bol dans un numéro d’équilibriste qui s’acheva sans mal, et repliai le journal aussi rapidement et maladroitement qu’un enfant pris en faute.- Ben t’énerves pas comme ça !- Tu m’as surpris.- Excuse.C’était Michel, lavé et rasé de frais.- Tu voudras un café ?- Ouais, volontiers.Il disparut dans la cuisine et j’en profitai pour replier et reposer le journal sur une chaise éloignée. Je l’eus bien fait disparaître mais, jugeant que ç’eut été prendre plus de risque d’un remue-ménage quant à sa disparition qui ne ferait que de lui donner de l’importance, je m’en abstins.Tranquille mon gars, t’y es pour rien ! Ne cessais-je de me répéter.Michel fit sa réapparition, verseuse dans une main, tasses dans l’autre.- Y fait beau c’matin, dis-je pour occuper l’espace comme tous ceux qui n’ont rien à dire mais se sentent néanmoins obligés de parler et qui n’en remercieront jamais assez la météo d’exister.- Ouais, c’est joli le soleil illuminant la colline.

Page 75: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Pourquoi voulais-je à tout prix éviter le sujet de la colline ?Catherine fit, à cet instant, une arrivée discrète et posa les mains sur les épaules de son mari.- On va faire un tour au village ? Lui demanda t-elle d’une voix douce et simple.- Si tu veux, j’finis mon café, on y va.- Ca va Charles ? Fit-elle en tournant son regard vers moi.- Oui, j’émerge.Je me demandai quel sens cette femme, assurément gentille, donnait à sa question.Connaissait-elle ma situation de mari bafoué et s’inquiétait-elle de mon moral ou l’ignorait-elle et ne se préoccupait-elle que de ma forme ?Elle était douce, gentille, discrète, sans beauté particulière mais dotée d’un grand charme.Je me surpris à les regarder d’un œil envieux.- Pierre et Raymond ne sont pas avec vous ?A peine avait-elle fini sa question que nos deux compères débouchaient de l’angle de la maison.- Ah, ça fait du bien le p’tit café sur la terrasse au soleil… Lança Pierre.- Ouais, on profite, lui répondit Michel- On va aller faire un tour au village après, il est ouvert l’brocanteur le lundi ? Demanda Catherine.- Oui, il est ouvert tout l’temps. C’est une bonne idée ça. Vous n’y allez qu’tous les deux ?- A moins que quelqu’un veuille venir…- Dites lui qu’vous v’nez d’ma part.Vaniteux ! Pensais-je avec méchanceté.

C’est plutôt gentil, si sa notoriété peut permettre à Michel et Catherine d’avoir un prix…C’est toi qui voit le mal partout !Arrête un peu !Ce genre de chose peux se faire discrètement, sans se vanter à tue-tête, mais c’est pas le genre de type à faire des cadeaux sans en tirer un intérêt quelconque.Tu n’es qu’un vieil ours jaloux et aigri !

Page 76: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Peut-être mais moi je laisse les autres en paix !Que tu crois !Catherine voulait faire un tour tranquille avec son mari, lui il va lui coller toute la clique sur le dos !Mais non, il se renseignait c’est tout !Je le hais !Oui, tu haïs tout le monde, mais c’est surtout toi que tu déteste.

Michel finit son café et se leva.- Laisse, j’vais ramener tout ça, lui dis-je alors qu’il s’apprêtait à débarrasser.- Vous savez monter ? Demanda subitement le prétentieux.- Monter ? Repris Catherine qui n’avait pas compris.- Oui, monter à cheval.- Pas vraiment, j’ai fait du ch’val une fois, il y a… - C’est pas grave, on pourrait aller au centre équestre c’t’après-midi. C’est un copain. Qu’est-ce que vous en pensez ?Je me levai et lança, en saisissant verseuse et tasses vidées « Moi j’ai jamais monté et ça m’dit rien. » Puis je disparus dans la cuisine.Marie et Geneviève n’y étaient plus, Cécile était je ne sais où et, posant la vaisselle, je décidai de monter me laver.

Nu sous l’eau tiède, je repensai à l’ermite et me convainquis que je n’y étais pour rien et qu’en conséquence, je n’avais absolument rien à craindre. Pourquoi un innocent craindrait-il quoi que ce soit ? J’évacuai donc cette question de mon esprit qui se prit à repenser à ce Pierre qui, vraiment, m’exaspérait au delà du raisonnable ! Devais-je, pouvais-je tenir les cinq jours qui restaient sans déclencher un esclandre ? De lui, je passai à mon épouse et me dis qu’il me fallait profiter de cette matinée pour coincer cette adultérine de femme et lui dire ce que j’avais sur le cœur.

Page 77: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Comme tu le disais toi-même hier soir à quoi cela va t-il servir ?On ne peut pas faire comme si de rien n’était ! C’est des grandes idées mais ça n’existe pas, c’est impossible !

J’avais transformé la salle de bains en sauna et, si je m’essuyai sans problème, je ne pouvais distinguer mon visage dans le miroir et décidai donc de surseoir au rasage devenu trop risqué quand il ne s’agissait, en fait, que de ne pas perdre de temps pour cette indispensable discussion avec Geneviève.M’étant habillé dans notre chambre dont elle avait refait le lit, je redescendis sans voir personne et fut arrêté net au seuil de la terrasse.J’avais si chaud soudain.Un uniforme caractéristique de la gendarmerie barrait l’horizon.Je restai dans le couloir le temps de calmer mon cœur qui s’était mis à me battre dans les tempes.« Tu n’as rien fait, que risques tu ? Tu n’as rien fait, tu n’as rien fait. » me répétais-je encore.Parvenu à un stade de calme suffisant, je fis mon apparition.- Monsieur.- Messieurs.Ils étaient trois, côte à côte. Pierre se trouvait à côté d’eux, tous les autres leur faisant face.

- C’est pour le meurtre de l’ermite, tu sais sur la colline, ces messieurs viennent faire les contrôles d’identité réglementaires, m’informa Pierre d’un ton assuré.Il régnait un silence pesant. Les femmes semblaient émues, Michel absent alors que Raymond transpirait à grosses gouttes en essuyant ses lunettes qui s’embuaient.- Je vais chercher les miens, dis-je en faisant demi-tour.C’est en tremblant que je sortis ma carte d’identité de

Page 78: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

mon portefeuille et revint en soufflant sur la terrasse. « Qu’est-ce qui t’arrive, tu n’y es pour rien, tu n’as rien à craindre. » - Voilà, fis-je en tendant ma carte au plus proche des gendarmes.- Le café de ces messieurs doit être prêt maintenant, lança Pierre à Marie qui alla le chercher. Celui qui se trouvait au milieu notait, nom et prénoms.- L’adresse est la bonne ? Questionna le premier.- Oui.- Vous êtes le mari de madame ? S’assura t-il en désignant Geneviève.- Oui- Et vous êtes là depuis samedi comme les autres ?- Non, vendredi soir.- Oui c’est ça vendredi.J’avais la gorge si sèche que ma diction s’en trouvait laborieuse.Marie revint avec le café et remplit les trois tasses.

En plus ils vont leur faire prendre racine ! Pestais-jeCa ne coûte rien d’être aimable avec ces gens là. Détends-toi. Que risques-tu ? Je t’avais bien dit…Ca va, ça va.

- Samedi soir et dimanche matin vous êtes donc tous restés là.- Absolument, répondit Pierre qui assurait parfaitement son rôle, détendu, calme. Je me dois de dire que là, à cet instant, je l’enviais.- Et vous n’avez rien remarqué ?- Non, rien de particulier.Il me rendis ma carte tandis que les deux autres vidaient leur tasse.- Vous passerez à la gendarmerie faire votre déposition demain.- D’accord.

Page 79: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Il vida sa tasse à son tour, debout, d’un coup.- Bien, ben on vous laisse, bonne journée.- Merci, bonne journée.Pierre, promu chef d’une troupe de muets, raccompagna les forces de l’ordre nous laissant un peu désœuvrés. Ne sachant, à l’instar des autres, quoi dire, j’allai ranger ma carte d’identité, et fus aussitôt imité.- C’est l’homme qu’habite la maison qu’on a vu en haut d’la colline ? Demanda Cécile- Oui, lui répondit laconiquement Marie- Mais pourquoi tuer cet homme qui vit tout seul ?- Ben tu sais, y’a des détraqués partout.- Même à la campagne, renchérit Catherine saisissant l’occasion d’une revanche.- Et oui, même à la campagne… Soupira Marie- On vit quand même une drôle d’époque ! Conclu Cécile.- C’est Pierre qui va avoir du boulot ! Lançais-je maladroitement en voulant faire de l’humour.Je fus fusillé sur le champ, sans même une dernière cigarette, par les quatre paires d’yeux féminins, Raymond étant parti dans le jardin, Pierre n’étant pas revenu et Michel devant néanmoins goûter cet humour un peu déplacé je l’admets.J’avais sûrement anéanti d’un coup mes manœuvres auprès de Marie.- Mais ils en parlaient p’t-être dans l’journal ! Glapit soudainement cette dernière.- Oh ben oui, il est où ? S’anima Cécile.Ce fut Catherine qui le trouva et l’ouvrit rassemblant Marie et Cécile autour d’elle alors que Geneviève se tenait un peu à l’écart. Pierre fit se relever les têtes en arrivant.- Alors ?- Alors quoi ? C’est pas vous !? C’est pas moi non plus, alors… Y’a un mort, ils font leur boulot, c’est tout. Il était néanmoins visiblement agacé et rentra dans la maison d’un pas décidé. Il prit le téléphone, composa

Page 80: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

un numéro et eut, après quelques secondes d’attente son correspondant :- Allo, Passez moi le capitaine.- …- Pierre Ladès.- …- Allo, Jacques ? Ouais, salut c’est Pierre, dis-moi, c’est toi qu’a envoyé tes hommes chez moi ?- …- Ouais.- …- Ben attends, c’est bien ton secteur.- …- Ouais j’comprends mais alors, y t’ont mis là pour t’occuper d’la circulation et des chiens écrasés.- …- Comme tu dis !- …- Non, trois hommes plutôt jeunes, apparemment au garde-à-vous.- …

- Bien sûr que non, mais bon, y débarquent comme ça au milieu d’mes invités…- …- Ok. - …- Ben on s’voit d’main, faut qu’on passe faire nos dépositions.- …- Salut.

Parce qu’en plus monsieur connaît le capitaine des gendarmes ! Ca doit lui être bien utile pour ses magouilles.

Tu n’en sais rien, alors n’accuse pas comme ça.Il est bien en cheville avec le curé, alors…

Page 81: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Ayant conservé à l’esprit la discussion qu’il me fallait avoir, je m’approchai de ma femme.- Tu viens on va faire un tour.- Non, j’ai pas trop envie.- C’est comme pour tout, l’envie ça s’provoque !Ce fut Cécile qui vint, journal en main, apostropher Geneviève.- Non mais, tu t’rends compte…je haïs Cécile.- C’est dingue, on est en sécurité nulle part.- Le pire c’est qu’il avait aucune raison d’ se faire assassiner, il n’avait rien, il vivait tout seul…Geneviève en profita pour échapper, une nouvelle fois, à notre tête-à-tête. Elles s’éloignèrent de quelques pas me laissant planté avec ma rancœur et ma déception. Je ne savais trop quoi faire, hère errant dans le marécage du désarroi.Pourquoi n’avais-je pas insité ? N’avais-je pas fait comprendre à Cécile qu’elle nous importunait ?

A cause de ces conventions que tu vilipendes, que tu dit haïr mais contre lesquelles tu ne fait rien.Il faut vraiment que je sème dispute et mauvaise humeur !?Les mots sont bien beaux mais tu ne vas jamais au bout de tes idées.Etait-il vraiment inconcevable d’envisager mettre fin à cette mascarade sans entraîner un pugilat ?

Je m’approchai de Michel faisant office de bouée pour mon être dérivant.- Ca n’a pas l’ air d’aller toi ! dit-il en me voyant approcher en même temps que Catherine qui arrivait de l’autre côté.- On va au village quand même ?! Lui demanda t-elle.- On a l’temps ? Interrogea t-il - On a l’temps d’aller au village Marie ? - Oui, le repas n’est pas prêt, le temps que j’prépare…

Page 82: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- On y va, conclu Catherine en s’adressant à Michel.Me voilà donc tiraillé entre l’envie de les accompagner et celle, contraire, de ne pas contrarier la balade en couple qu’ils pouvaient, eux, s’offrir.- Et ben à t’à l’heure. Michel m’avait soulagé de l’alternative, me laissant désœuvré.- Vous pourrez ach’ter l’pain ? Leur demanda Marie qui reçu une réponse affirmative.Pourquoi fallait-il que tout me glisse entre les doigt ce matin ?Marie rejoignit Cécile et Geneviève en m’adressant un sourire.C’était vrai qu’il faisait doux.Un sentiment d’inutilité m’envahit.Pourquoi rester ?Pourquoi ne ferais-je pas mon sac et ne rentrerais-je pas chez moi ?Quoi, qui me retenait ?Rien ni personne.Les femmes rentrèrent et je me retrouvai seul sur cette terrasse, dans ce jardin.Des corbeaux traversaient le ciel avec de longs soliloques funèbres. Bien plus haut, un rapace planait en cercle en quête de sa proie.Qui était prédateur ?Qui était proie ?Après quelques minutes d’inexistence, je décidai, afin de ne pas rester seul avec mes pensées, d’en profiter pour jeter un œil à la voiture.Enlever les papiers, remettre de l’eau dans le lave-glace, passer un coup sur le pare-brise, autant de tâches qui m’occupaient les mains en laissant mon esprit au vide qui l’emplissait.- On est dans la mécanique c’matin !J’avais soulevé le capot et étais courbé sur le moteur, jauge d’huile en main lorsque Pierre m’interpella. Je l’avais oublié celui là.- Oh, j’vérifies les niveaux…

Page 83: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- T’en es content ?- Ca va ouais, j’m’en plains pas.- T’as l’A.B.S. là d’ssus ?- Ni A.B.S, ni airbag, ni climatisation, j’ai même pas la télé tu vois, mais elle m’emmène quand même là où j’veux !Le ton agressif qui avait été le mien l’incita à faire demi-tour.- On va passer à l’apéro, lança t-il en s’éloignant.Je fermai le capot lorsque Michel et Catherine refirent leur apparition.- Un problème ? Me demanda Michel.- Non, les vérifications d’usage.Nous prîmes tous trois la direction du salon de jardin en teck sur lequel Pierre avait installé boissons et accompagnements.- Où est Raymond ? S’inquiéta soudain Cécile après que tout le monde se fut installé.- Il est parti écrire j’crois, répondit Pierre tout en continuant à servir.Elle alla chercher son mari alors que Marie interpellait Catherine.- Alors vous avez trouvé que’que chose ?- Non, rien d’intéressant.- Vous n’avez pas croisé l’assassin ? Continua Marie en plaisantant.- Non mais l’village est plein d’flics.- J’espère qu’ils vont l’arrêter rapidement.- Ca s’trouve il est d’jà loin, dit Catherine alors que Cécile et Raymond s’installaient.- Ca avance ton roman ? Demanda Marie à Raymond qui semblait ne pas en être encore sorti.- Doucement… Chuchota t-il- Faudra qu’tu nous en lise un peu, lui lança la maîtresse de maison- Là t’es gâté pour l’roman policier, lança Geneviève en coupant la parole à l’animatrice de service.- Alors on va au centre équestre c’t’après-midi !? Questionna brutalement Pierre.

Page 84: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- j’sais pas, fit Marie surprise, qu’est-ce que vous en pensez ?- C’est une bonne idée, commença Catherine.- Ouais, pourquoi pas, poursuivit Cécile.- Si vous voulez, fit Michel conciliant dont j’avais espéré une autre réponse.Raymond et Geneviève acquiescèrent ne me laissant finalement pas le choix.- Tu verras ça va t’plaire, me dit Marie d’un ton cajoleur.

- Pourquoi ? Tu veux pas v’nir Charles ? Fit mine de s’étonner l’infidèle époux.- Ben, c’matin ça n’avait pas l’air d’l’emballer…- T’es pas obligé d’monter, tu verras l’coin est sympa, conclu t-il.C’est bien ça, je n’avais pas le choix.J’eus envie de leur dire que je ne viendrais pas ou de leur lancer le mot de Cambronne mais savoir encaisser, ne rien montrer, c’est déjà presque gagner et je voulais retrouver l’aménité qui avait été la mienne la veille.J’en étais loin.J’avalai un premier whisky, puis un deuxième, puis…Geneviève me regardait inquiète sans oser rien dire. J’avais décidé, puisque je ne pourrais pas compter sur moi aujourd’hui, d’aider ma bonne humeur.Marie m’envoya un froncement de sourcils auquel je répondit par un sourire et un battement de paupière censé signifier « t’inquiète pas ». Je ne voulais pas trouver l’ivresse mais juste rencontrer la gaieté.- Moi c’était en Camargue y’a… oh, bien quinze ans. J’étais pas rassurée mais j’ai trouvé ça super !- Moi c’était en Normandie, y’a… quatre ans c’est ça ? dans un haras…Elles s’étaient lancées dans la narration enthousiaste de leur première fois. Je ne sais si vous êtes encore avec moi, vous qui avez le choix mais c’est vraiment… Ou alors il faut le vivre

Page 85: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

de l’extérieur.Marie en profita pour ramasser les bouteilles, emmenant celle de whisky dès le premier voyage. J’en étais là où je voulais en être aussi lui décochai-je un clin d’œil souriant.Au fur et à mesure que les récits prenaient fin, les copines disparaissaient les unes après les autres dans la cuisine d’où elles ressortaient chargées de céramiques, inox et cristal.- Comment on fait d’main matin ?La question, lancée par Cécile, s’adressait à Marie qui ne la compris pas de suite.- Demain matin ?!- Oui pour les dépositions. On y va tous ensemble ou…- Ah… J’sais pas. Qu’est-ce t’en penses Pierre ?Celui-ci, lancé dans ses propres récits d’homériques exploits équestres ne savait ce qu’on lui demandait et fit répéter à son tour.- Pour les dépositions d’main matin on y va tous ensemble ou pas ?- … on n’a qu’à y aller ensemble ouais, on attendra un peu mais si on attends qu’ chacun r’vienne ça s’ra encore plus long.- Et nous on pourrait donner notre avis ? M’écriai-je soudain sans préméditation.- Tu préfère y aller tout seul toi ? M’interrogea Marie.- Heu… j’sais pas, on verra d’main.- N’empêche, j’espère qu’ils vont l’arrêter. Dit l’hôtesse qui avait pris le premier rôle, à moins que ce ne soit l’attention nouvelle que je lui portais qui me donnai cette impression.- Dans deux ans il s’ra r’ssortit. Lançai-je- Faudrait rétablir la peine de mort pour ces gens là. Décréta alors Cécile en se débattant avec son osso-bucco.- Ben non pas la peine de mort, on a eu assez d’mal à l’abolir ! Répliqua vivement Catherine.- Ben quoi, il a tué, faut l’tuer, c’est normal.- Arrêtes, on n’est pas des sauvages.

Page 86: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Charles à raison, y va r’ssortir et y r’commenc’ra.- Mais non, d’abord qui t’dit qu’y va r’ssortir ?! L’incompressibilité des peines t’as jamais entendu parler ?! Avec toi on aurait deux morts au lieu d’un c’est tout !Catherine s’emportait. Elle en était donc capable.- Oui oh, on sait comment ça s’passe.- « Ces gens là », c’est qui d’abord ? Quand ils vont en avoir arrêté un, tu s’ra sûr toi qu’ce s’ra bien lui ?! - N’empêche que combien on en arrête qui sont récidivistes ?!- Et le pull-over rouge ça t’rappelle rien ?! Tu veux qu’on fasse comme aux Etats-Unis, un concours d’assassinés ?!- Mais bien sûr parler des Etats-Unis c’est facile. On n’est pas obligés d’en prendre l’exemple ! C’est le parfait contre exemple ! C’est dans l’application qu’il faut revoir les choses.- Un mort ça reste un mort et tu n’enlèveras jamais le risque de condamner un innocent. Regarde l’affaire Szenec.- Y’a qu’à l’appliquer quand il y a des aveux ou pour des flagrants délits.- Les aveux, ont sait comment on les obtient, même des innocents !- Ben faut la garder pour les flagrants délits. On n’est pas obligés d’sen servir tous les matins. Vous voulez vivre dans un monde tranquille mais pas punir ceux qui ne respectent pas la vie des autres.- Arrêtez, ça suffit ! S’énerva Pierre. Chacun son avis là d’ssus, d’façon on n’est malheureusement pas près d’la rétablir, alors on peut toujours causer ça chang’ra pas grand chose.Un ange survola les esprits contrariées.Comment sortir de là ?Avec quel sujet pouvaient t-on bien se relancer ?L’Osso-bucco englouti, c’était maintenant dans les têtes que ça mijotait.

Page 87: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

C’était déjà pénible quand ils se parlaient mais là, ça m’était intenable. Je me lançai donc :- C’était super bon Marie.- Oh tu sais c’est simple.- C’est vrai qu’c’était très bon, surenchérit Catherine.- Vous m’passez vos assiettes, j’vais aller chercher l’fromage, reprit Marie en se levant.- Attends j’vais t’donner un coup d’main, fis-je, me levant à mon tour.Nous nous retrouvâmes donc tous deux dans la cuisine.Elle vida les restes des assiettes qu’elle portait dans la poubelle. - Ben dis donc, ça a été chaud, dis-je en attendant qu’elle ait fini et que je puisse, à mon tour, vider mes assiettes.- Les discussions politiques c’est toujours comme ça. Soit on est du même avis et on n’en parle pas parce qu’on a déjà radoté dix fois, soit vaut mieux les éviter.Mon tour vint et, lorsque je me redressai en faisant demi-tour vers le lave-vaisselle, inconscient qu’elle pouvait être aussi près, je la bousculai. Sa corpulence ne lui permettant pas d’encaisser, elle manqua de trébucher lorsque, ayant en une fraction de seconde posé les assiettes qui m’occupaient les mains, je la rattrapai en même temps qu’elle s’accrocha à mon bras. Nous nous retrouvâmes donc l’un contre l’autre, mon bras droit autour de sa taille, son bras droit tenant le mien.Une délicate fragrance l’enveloppait, chaleureuse et je sentis la chaleur de son corps à travers le mince tissu de la robe imprimée qu’elle avait revêtue. Son cœur battait fort. Etait-ce la peur de la chute ? Etait-ce autre chose ? C’était vrai qu’elle était mince, maigre. Ses lèvres, à portée des miennes, affichaient, maintenant que la peur était évacuée, un sourire plein de charme.J’avançai les lèvres vers les siennes.

Arrête, tu va encore faire une ânerie que tu regretteras !

Page 88: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Y’a pas d’mal, tais toi donc.

Elle tourna la tête, me lâcha le bras droit et quitta, en une rotation vers le frigidaire, l’étreinte de mon bras gauche.- T’as un peu bu toi, entendis-je de derrière la porte du frigidaire.- Pas tant qu’ça, t’as vu qu’j’ai encore des réflexes.- C’est vrai, conclu t-elle en me remettant le plateau de fromage avec un sourire.Pierre et Michel était lancé dans un débat comparatif entre l’organiste et le pianiste, Michel essayant désespérément d’expliquer à l’autre que ce sont deux choses complètement différentes. Raymond écoutait leur conversation sans y prendre part. Catherine, Cécile et mon épouse dissertant sur les qualités esthétiques de la mode en cours.Marie, qui m’avait suivit de près, distribua les petites assiettes.- Qui veut du fromage ?- J’veux bien du bleu, commença Raymond.- Y reste du chèvre ? S’inquiéta CécileEt chacun continua de parler, la bouche pleine.La fin du repas ressembla à ces instants de vide existentiel qui n’existent que de l’immatérialité du temps qui continu de s’écouler et nous fait passer d’une heure à une autre, d’un jour à un autre. Ces moments où l’esprit vagabondant à travers mille pensées inabouties ne s’accroche à rien et au travers duquel l’extérieure réalité ne pénètre qu’en bribes diffuses. Je cherchai à revenir à ce vagabondage prolifique de samedi matin mais, rien n’y fit. L’esprit préoccupé, comme l’était le mien, ne vagabonde pas, il inventorie, il répertorie mais ne vagabonde pas. Il me sembla ainsi être passé de l’équitation à Marie, de Marie à Geneviève, de Geneviève à l’ermite puis de l’ermite à l’abri de jardin par des raccourcis alambiqués qui m’avaient échappés.Nous en étions au café lorsque l’abri de jardin se

Page 89: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

présenta à mes pensées.- J’peux aller voir ton abri d’jardin ?- Ouais, mais j’le ferme à clé. On ira après l’café s’tu veuxM’ennuyant et digérant, je me sentis fatigué alors que j’étais surtout las.C’est alors que surgit, du même angle d’où José était apparu la veille, un petit homme âgé et presque chauve vêtu d’un sobre costume gris au col duquel luisait la croix qui trahissait son identité. Pierre s’était levé brusquement et fit avec détermination les quelques pas vers l’ecclésiastique. Marie, qui n’avait pas eu la même promptitude, se leva à son tour.- Ah, mon père… En v’là une histoire !- Oh ma pauvre…- Laisse le. Il a déjà suffisamment des journalistes et des gendarmes comme ça j’suppose ! Décréta vertement Pierre.- Ah, si vous saviez… J’en sors pas !- Allez, venez dans mon bureau. Vous voudrez bien un p’tit café.- C’est pas d’refus.- Tu peux nous r’faire un café mon cœur ?!Et voilà comment notre vaniteux subtilisa à l’assemblée le seul témoin. Il le voulait pour lui tout seul.Je fus surpris que nul, notamment Marie, ne trouve rien à redire à ces façons. Décidément j’exécrais ce bonhomme.

N’est-ce pas ta curiosité morbide qui te guide ?Je ne peux pas dire non mais il a tout de même des manières…

- C’est l’curé qu’a trouvé le corps ? Interrogea Cécile- Oui, fit simplement Marie- Pourquoi il boit pas son café ici ? S’étonna Catherine- J’pense qu’ils se mettent d’accord pour l’enterrement.- Et alors, il nous fait pas confiance ? S’indigna

Page 90: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Catherine.- C’est pas ça mais… c’est quand même assez confidentiel.- Ca doit faire drôle de trouver un cadavre, émis une Cécile que la bêtise n’ignorait pas.Personne ne lui répondit. Drôle n’était pourtant pas le mot que j’aurais emprunté mais ainsi vont les expressions toutes faites qu’elles détournent les mots de leur signification sans que quiconque n’y trouve rien à redire, que tous les comprennent malgré cela.Il s’écoula une bonne heure de discussion décousue, curieuse, de ces discussion où tout le monde parle en même temps sans tenir compte de l’autre:- Qui c’est T’as paie un piano dans chez ces cas toi là ? j’suppose En Ouais général, y’a une quête T’es à l’église et puis une veinarde la mairie t’as droit complète à ton air Et tout de piano pour l’monde toi toute seule donne ? Oh oui… Ca arrive… A l’enterrement de temps y’aura en temps. personne ça doit T’as d’jà faire drôle composé un T’inquiète morceau ? y’a toujours Ca m’arrive foule ! d’improviser mais j’note pas

Et ainsi de suite jusqu’à ce que le maître de maison et son visiteur ne fassent leur réapparition.- Merci bien Pierre, dit le vieux curé qui, même s’il avait dû en voir d’autres, semblait secoué.- Mais de rien mon père, c’est normal.- C’est quand l’enterrement ? Demanda Marie au prêtre.- Il doit y avoir une autopsie alors ça va prendre quelques jours, répondit-il d’une voix usée par tant de sermons.Pierre et Marie le raccompagnèrent en couple.- Bon, on y va ?! Lança l’hôte à son retour faisant se lever tout le monde.Nous partîmes donc pour le centre équestre où nous arrivâmes un bon quart d’heure plus tard après avoir traversé les couleurs chatoyantes d’un paysage

Page 91: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

campagnard. Ce patchwork infini de parallélépipèdes colorés au jaune des colzas, aux verts des pousses céréalières, aux marrons sombres ou clairs des billons prometteurs m’aspira si entièrement l’esprit que je fus hermétique aux bavardages qui emplirent le véhicule à l’exception des remarques acerbes que Catherine émis à un moment à l’égard de la vitesse à laquelle Pierre roulait.L’esprit serait-il donc, à notre insu, sélectif au point de capter ce qui apporte de l’eau au moulin de nos pensées et d’éluder le reste ?L’expression contrariée d’embarras gêné qui s’empara du visage de l’écuyer buriné qui nous reçut dit assez les termes qu’il dut employer à l’écart, lorsqu’il dut aller donner les ordres pour que soient préparées les huit montures, vis à vis de ces cavaliers impromptus qui, de plus, ne le payeraient pas. Je sentis qu’il eut bien prétexté n’avoir pas assez d’équidés disponibles mais l’environnement lui apportant un démentit préalable, il s’abstint.Il est curieux de constater comme certain peuvent jouir d’un pouvoir aussi réel qu’il n’est que fictif, que consenti.

Jaloux !Non, c’est simplement le constat de ce que l’on peut s’obliger soi-même à supporter sur le seul a-priori des conventions ou d’une crainte fabriquée de toutes pièces par notre esprit. Qu’est-ce que Pierre pourrait bien faire contre ce propriétaire de centre équestre ?!

Et oui, huit chevaux puisque, n’ayant pas eu le choix de venir ou non, je n’eus pas non plus le choix de rester les pieds sur terre. Cette fois ci, néanmoins, cela se fit plus incidemment lorsque l’un, nous comptant du regard et annonçant avec dépit le nombre s’entendit répondre positivement et tourna les talons sans nous laisser le loisir de préciser quoi que ce fut. Il nous laissa donc au milieu des boxes et je m’aperçus alors que les

Page 92: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

chevaux partageaient avec le feu ce pouvoir de ramener l’adulte vers l’enfance, le laissant fasciné.L’évasion à travers champs que je m’offris durant le trajet m’avait mit dans un état d’esprit moins réticent. Me voilà donc monté à califourchon sur un cheval bai que l’on qualifia de « tranquille », ce que je n’eus pas dit à mon égard. Ce fut bien entendu Pierre qui aida Geneviève à monter sur son cheval, les mains au plus bas des reins.

Et alors, n’était-ce pas à toi de l’aider ?!Où étais-tu ?!

La file indienne des cavaliers amateurs pénétra au pas dans la forêt, Pierre en tête, suivi de Cécile, Raymond, Catherine, Michel, Geneviève, moi et Marie qui fermait la marche en une alternance qui ne savait si les hommes devaient protéger les femmes ou l’inverse ou si les moins avertis étaient encadrés des plus aguerris.Je ne saurais décrire ce sentiment qui s’empara de moi sur le dos de l’animal. Certes la crainte de la chute ne m’avait pas quittée mais, cette bête dont je sentais la puissance entre mes cuisses me transmit ce sentiment de force qui m’amena à penser à ces chefs guerriers chevauchant à la tête de leur troupe. Pierre mit son cheval au trot et les autres, d’un coup de talon, l’imitèrent. Ma monture suivit le mouvement sans que j’ai à le lui demander ce qui m’arrangeai bien car je ne me sentais pas le courage de donner quelque ordre que ce soit à ce condensé de muscles malgré les quelques instructions reçues avant le départ. Je me retrouvai donc à chercher le mouvement qui m’éviterait d’avoir le postérieur cognant contre la selle et finit par trouver un compromis consistant à me tenir aussi souvent que possible debout sur les étriers.La forêt vue du dos d’un cheval est encore plus majestueuse et je me laissai aller à ces impressions d’immensité qui m’envahissaient. - Ca va ? Me demanda Marie qui me suivait.

Page 93: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Très bien.- Tu vois qu’t’avais tort de n’pas vouloir monter !Je m’abstins de lui répondre, les seuls arguments que j’avais étant le peu d’assurance que j’éprouvais ce que je ne voulais pas lui avouer.La balade, qui dura plus d’une heure, fut très agréable si ce n’était que j’avais les cuisses et les fesses dans un sale état.- On va passer par le moulin bleu en rentrant, dit Pierre qui semblait le seul à pouvoir décider.- Bonne idée, le flatta Marie. Nous nous arrêtâmes donc sur le chemin du retour près d’un ruisseau que nous suivîmes jusqu’au dit moulin. C’était une grande bâtisse de pierre enjambant un cours d’eau munie, dans l’arche, une roue à aubes.- C’est joli ! - J’aimerais bien habiter une maison pareille.- Pourquoi ça s’appelle le moulin bleu, il est pas bleu ?!- Parce que quand l’soleil se couche ça donne une teinte bleutée aux pierres.C’était vrai que c’était joli mais je n’arrivais pas à profiter de l’environnement avec ces gens et encore moins à mêler ma voix à leurs poncifs. Je continuais à guetter Pierre expliquant je ne savais quoi à mon épouse qui ne prenait plus aussi clairement ses distances.

Il ne lui parle pas à elle toute seule. Il y a Cécile, Catherine, Raymond…Oui oh…Tu ne vois que ce que tu veux bien voir, et tu interprètes comme ça t’arrange !

Heureusement le retour n’excéda pas le quart d’heure car il s’en fallut de peu que je ne m’endorme.Geneviève monta dans la chambre et ce n’est qu’après

Page 94: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

quelques minutes d’errance qu’il me vint à l’esprit de profiter de ce moment pour avoir enfin ce tête-à-tête. Je montai donc à mon tour.J’ouvris de l’extérieur la porte au même moment où elle l’ouvrait, elle, de l’intérieur.- Attends, faudrait qu’j’te parle.- Non. Me répondit-elle sèchement en tentant de forcer le passage.Je m’apprêtais à la repousser à l’intérieur lorsque la porte d’en face s’ouvrit sur Raymond sortant de sa chambre.Elle profita des quelques secondes de flottement pour repousser mon bras et passer.

Ben alors.Ben alors quoi !Tu tiens soi-disant à lui dire ce que tu as à lui dire, tu te moques de ce que pensent les autres mais on ne voit pas grand chose pour l’instant.Je ne vais pas me mettre à lui faire une scène devant tout le monde et passer pour… Pour l’instant je n’ai pas de chance.La chance, la malchance ça se provoque, c’est une excuse pour les faibles, pour les lâches. Tu n’aurais pas plutôt peur de ce que tu as à lui dire ? D’aller au bout ?Non, elle ne paye rien pour attendre ! Apéritif équestre puis repas pendant lequel j’attendis la rituel question relative à l’occupation de la soirée et plus particulièrement la réponse de Geneviève.- Ca vous dirais un tarot ? Proposa Catherine.- Mais on est huit !- Ben on fait deux tables.- Ou un Trivial Pursuit.

Ce fut Marie qui emporta la décision avec cette dernière proposition. Personne ne se désistant, restait à faire les équipes. Après une courte discussion il fut convenu de jouer en couple ce qui ne ravit ni

Page 95: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Geneviève ni moi.Nous passâmes donc la soirée à répondre à des questions aussi essentielles que « De quel Continent le Vinsar Massif est, à 5140 mètres, le sommet le plus élevé ? », « Quel nom Anikin Skywalker a t-il pris après avoir choisi le côté noir de la Force ? », « Dans quelle ville se trouve l’hôtel Raffles ? » ou aussi intéressantes que « Quels sont les deux principaux ingrédients du coq au vin ? » ou « qu’est-ce que disait la poupée de Michel Polnareff ? ».Pierre eut la mauvaise idée de proposer un armagnac ce qu’aucun des hommes ne refusa. Etait-ce l’ennui dans lequel me plongeait le jeu ? Toujours est-il qu’après un premier puis un deuxième je pris un troisième verre qui m’assomma. Comme au Scrabble, ce fut Pierre et Raymond qui luttèrent pour la victoire mais le premier bien mieux assisté que le second finit par l’emporter tandis que nous finîmes, mon épouse et moi, bon derniers.Je regretterai, le lendemain, d’avoir abusé de l’armagnac car, alors que nous étions enfin en tête-à-tête, je fus incapable de parler à Geneviève et m’endormis en ronflant.

MARDIJe me réveillai seul dans le lit sans mal

de tête et à une heure tout à fait raisonnable. Les

Page 96: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

oiseaux chantaient mais je ne m’attardai pas à les écouter et, après avoir vérifié qu’elle était libre, filai dans la salle de bains. Ce fut là une heureuse initiative car j’avais l’humeur maussade. Je regrettais mes excès, l’explication raté, m’en voulait de ne plus me réveiller à l’aube comme les premiers jours et me rappelai par dessus le marché de la déposition qu’il me fallait affronter.

Qu’est-ce que tu va leur dire ?Bah… la vérité.Au point où tu en es, puisque tu as commencé à te taire, es-tu sûr qu’il faut leur dire que tu savais, que tu avais vu ? Je n’en sais rien.Non, vaut mieux leur dire que tu n’es pas allé là haut.Mais de toutes les façons je n’ai rien fait.N’empêche, on ne sait jamais.Oh et puis on verra !

Tu n’es même pas obligé de leur dire que tu es sorti ce matin là.Et les autres, qu’est-ce qu’ils vont dire eux ?!Je me faisais mon cinéma tout seul et la douche me fit du bien, rasséréna mon humeur.Lorsque j’arrivai lavé et rasé de frais, seul manquait Raymond mais Cécile, Michel et Catherine n’étaient pas encore lavé.- Salut Charles, bien dormi ?- Comme un enfant.- T’avais un peu abusé d’l’armagnac hier.- Ouais mais j’étais pas saoûl, bien gai mais pas saoûl.- Il dort encore Raymond ?- Il a fait l’cirque toute la nuit et j’crois qu’il y a pas si longtemps qu’il s’est endormi.Le ciel étant d’un gris sombre et les arbres bercés par le vent, c’est dans le séjour que tout le monde avait pris place.Catherine monta se laver tandis que j’entamai mon

Page 97: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

petit-déjeuner. - J’vais aller l’voir parce faudrait pas qu’on parte trop tard, dit Cécile qui disparut dans l’escalier.- Moi, j’vais préparer un peu la cuisine qu’ce soit prêt quand on rentre, émit Marie en se levant.- J’vais t’donner un coup de main, l’accompagna Geneviève.Michel admirait un tableau appendu au mur. Un paysage de forêts derrière laquelle, au fond, pointait le clocher d’une église. Un cours d’eau barrait le premier plan.Comme pour tous ceux qui n’ont rien à dire mais se sentent tenus de parler, la météo me fournit un sujet de conversation.- Il fait bien gris c’matin.- Ouais.Ce n’est effectivement pas avec ce genre de sujet que l’on peut faire durer une discussion.Cécile et Raymond débouchèrent de l’escalier au bon moment pour habiller notre silence. Il avait effectivement les yeux rougis et gonflés par l’insomnie.- Ben dis donc, t’en as une tête ! M’exclamais-je.- Oh… J’ai pas dormi.- J’vais t’faire un café et j’monte me laver, lança CécileCe fut ensuite au tour de Michel puis Raymond que nous attendîmes patiemment en traînant et qui réapparu un peu plus frais.- C’est bon, on peut y aller, constata Marie.- Et Pierre, il est où ? Demanda Catherine.C’était vrai, il était passé où lui ?Marie alla le débusquer dans son bureau dont il sortit avec un « Allez, en route… ».Chacun était occupé à revêtir son manteau lorsqu’il s’exclama :- D’toutes façons on étaient tous ensemble de samedi soir à dimanche hein… !- Bah oui pourquoi ? dit Cécile.- Juste pour dire que ça devrait aller vite.Deux groupes étant définitivement constitués, la

Page 98: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

répartition par voiture se fit naturellement, Raymond et Cécile avec Pierre et Marie tandis que Geneviève et moi montèrent avec Michel et Catherine.Le planton sembla embarrassé de nous voir arriver à huit mais Pierre ne lui laissa que peu de temps.- Le capitaine Jacques Perrol est là ?- Oui.- J’peux l’voir ?- De la part ?- Pierre Ladès- J’vais voir.Nous attendîmes dans un couloir dont les murs vantaient les mérites de la gendarmerie, de l’armée et invitaient à y faire carrière. Il ne s’écoula que quelques minutes avant que le capitaine grisonnant et moustachu ne vienne à nous.- Salut Pierre. Ben dis donc, vous êtes venus en force !- Salut Jacques. C’était plus simple qu’on vienne tous ensemble. J’espère qu’il n’y en a pas pour longtemps.- J’vais voir ça. Il allait s’éloigner lorsque Pierre le retint :- J’peux t’voir une minute ?- Ouais, viens.Ils disparurent donc tous les deux.- Et ben, il en connaît du monde Pierre, s’exclama une Cécile admirative.Un brigadier vint nous demander nos papiers avec lesquels il s’éloigna, nous laissant une nouvelle fois dans l’attente.Pierre et le capitaine revenaient vers nous lorsque la voix du brigadier, passant la tête dans le couloir, se fit entendre :- Catherine Bouvanne.- Attendez, on va les faire passer deux par deux. Pourrin il est où ? Le repris le capitaine.- A l’accueil.- Bon allez le chercher, qu’il s’installe dans mon bureau.L’autre s’exécuta.

Page 99: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Ce ne fut finalement qu’une bonne demi-heure après notre arrivée que Catherine et Michel entamèrent la série.Pierre et Raymond s’étaient isolés dans un coin, Marie, Geneviève et Cécile discutaient toutes les trois alors que, pour ma part, je m’occupais en lisant et relisant les affiches et les notes sans intérêt.Catherine réapparut la première une dizaine de minutes plus tard provoquant un attroupement autour d’elle qui fit passer inaperçu le retour de Michel.- Alors ?- Marie Ladès- Oh, il te d’mande ton nom, ton adresse, ta profession, d’puis quand t’es là et c’que t’as fait entre samedi et dimanche, il prend tes empreintes des mains et des pieds.- Pierre- Des pieds ?!- Ouais, y’a un bac de… j’sais pas, de glaise, et faut marcher d’dans.- Ah bon ?- A ton avis c’est exprès qu’ils appellent par couple ?- J’sais pas… Sans doute.Je ne manquai pas de remarquer que Pierre avait été appelé par son ami Jacques. Michel vint à côté de moi mais je ne lui posai aucune question. Je verrais bien. De toutes façons je n’ai rien fait alors…Cela dura encore une bonne dizaine de minutes avant que ce ne soit le tour de Cécile et Raymond.Si Cécile fut absente à peu près aussi longtemps que les autres, Raymond ne réapparaissait pas.Je succédai à Cécile laissant Geneviève attendre le retour de Raymond.Je m’assis sur la chaise qui m’attendait devant le bureau derrière lequel se trouvait ce qui devait être un capitaine, les chevrons ornant son pull étant identiques à ceux que portaient Jacques. Dans son dos, un de ses collègues était assit face à un ordinateur.- Bonjour monsieur.

Page 100: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Bonjour… J’hésitai sur le titre à lui donner, s’il fallait lui en donner un, pour finalement me contenter de cela.- Vous vous appelez Charles Tardebeau.- Oui- Appuyez votre index ici, puis dans le cadre de la fiche.Il me désignait un encreur. Je m’exécutai.- Vous faites pareil avec le pouce.J’étais en proie à une émotion qui me faisait frissonner et me donnait une voix tremblotante. Je ne savais que faire de mes mains.- Vous demeurez 5 Allée du Tamanoir, continua t-il en me tendant un mouchoir en papier avec lequel j’essayai de m’essuyer les doigts.- Oui- Vous logez actuellement Chemin des ifs.- C’est ça- Chez ?- Chez Pierre Ladès.- Vous êtes en vacances ?- Oui- Depuis quand logez-vous à cette adresse ?- Depuis vendredi soir.- Monsieur Ladès est un ami ?- Sa femme est une copine d’école de la mienne. C’est les femmes qui ont organisé ces retrouvailles.- Quelle est votre profession ?- Electro-mécanicien.Ayant fait une boulette du mouchoir, j’y trouvai un exutoire et la tripotait nerveusement ce qui devait l’agacer car il me tendit la corbeille à papier. Je finis par croiser les bras.- Vous connaissiez la région ?- Non, c’est la première fois qu’j’y viens.- Qu’avez-vous fait depuis vendredi ?- Vendredi soir, pas grand chose, on a mangé et on est allé s’coucher. Samedi… J’étais subitement pris d’un trou de mémoire et

Page 101: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

commençai à paniquer lorsque le début me revint enfin.- … J’me suis réveillé tôt, avant tout l’monde. J’ai fait un tour dans la campagne après on a pris le p’tit – déjeuner, j’ai fait un tour de jardin avec Michel…- Michel Bouvanne ?- Oui, enfin, j’crois qu’c’est son nom.- Continuez.- … Après on a mangé et on est allé faire un tour dans les collines.Maintenant que je parlais, tout me revenait au fur et à mesure et je me sentis plus à l’aise.- Où ça dans les collines ?- J’sais pas, derrière la maison. Il y a un cours d’eau.- L’Ivolier ?- Peut-être, j’en sais rien.- Vous êtes montés jusqu’en haut ?- Oui.- Vous n’avez rien vu là-haut ?- Si… Ca y était, c’était trop tard, je devais lui parler de la cabane de l’ermite. Et alors ?! Vous y étiez tous, tu n’as rien à cacher

- … Il y avait une masure là-haut. Pierre nous a dit qu’elle était habité par un ancien berger, veuf qui vivait seul auquel le curé montait ses provisions. Je crois que c’était l’homme qui a été tué.- Comment savez-vous qu’il a été tué ?- Ca faisait la une du journal.- Quand vous dites « on », c’est qui ?- On ?…- Oui, « on est allé faire un tour dans les collines », c’est qui ?- C’est nous huit.- C’est à dire ?- Pierre, Marie, Michel, Catherine, Raymond, Cécile, Geneviève et moi.- Geneviève c’est votre femme ?

Page 102: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Oui.- Vous étiez tous ensemble ?- Oui.- Qu’avez-vous fait là-haut ?- Rien, on a r’gardé l’paysage et on est r’descendus.- Et après ?- Ben on est rentrés, on a pris l’apéro, on a mangé, on a fait un Scrabble et on est allé se coucher.- Vous êtes restés tous les huit.- Oui, enfin, j’suis monté me couché avant eux parce que j’étais fatigué.- Ensuite vous avez dormi.- Oui j’me suis endormi.- Dimanche vous avez fait quoi ?- Comme samedi je m’suis réveillé avant tout le monde. J’ai été faire un tour puis j’ai déjeuné. Après… Si, j’suis allé au village pour appeler mon fils. Ensuite on a mangé et on est allé voir deux châteaux.

- Pourquoi n’avez-vous pas appelé votre fils de la maison ?- Pour être tranquille.- Vous l’appelez souvent ?- Non parce qu’on part rarement sans lui.- Quels châteaux vous êtes allé voir ?- Heu… J’crois qu’il y avait le château Gris et l’autre… le château beau je crois, ou quelque chose comme ça.- Et après ?- Après on est rentrés, on a pris l’apéro, on a mangé et on a refait un Scrabble.- Vous êtes toujours restés tous les huit ?- Oui.- Quel âge il a votre fils ?- 7 ans.- Bien. Merci. J’vais vous d’mander de mettre le pied droit dans le bac à côté de la porte en sortant.L’autre se leva et vint m’accompagner.- Vous restez jusqu’à quand chemin des ifs ?

Page 103: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Samedi matin.J’imprimai l’empreinte de mes chaussures dans le bac de glaise et sortis.Je ne pensais à rien. Je décompressais.

Pourquoi ne lui as-tu pas dit que tu étais monté à la bergerie ?Parce que ça m’est venu comme ça…… Et puis c’est aussi bien, il m’aurait questionné pendant deux heures.Et les empreintes ?Merde c’est vrai !…

Il n’y avait plus que Michel et Catherine dans le couloir.- Ils sont où ?- Ils sont rentrés préparer le repas. Répondit Michel.Ma femme revint à ce moment là.- Ca n’a pas l’air d’aller toi. Me lança Michel.- Si si. Nous rentrâmes dans un silence pesant. L’auto-radio diffusait les programmes sans auditeurs.Lorsque nous arrivâmes, Pierre et Raymond étaient au fond du jardin, les femmes dans la cuisine et l’apéritif préparé dans le salon.- Ca y est, c’est fini ?! Dit Marie en nous voyant.- Ouais, fis Catherine.- Une bonne chose de faite. - On a perdu la matinée avec tout ça. Déclara Cécile.- Allez, v’nez, on a bien mérité l’apéro, conclu Marie en allant héler son mari.- A la nôtre ! Entonna un Pierre étonnamment guilleret en levant son verre auquel vinrent se cogner les sept autres.- C’est émouvant quand même. Commença Cécile.- Emouvant, c’est pas l’mot mais… Repris Marie- Si c’est stressant quand même, admit Catherine- Bon, c’est fait, on n’en parle plus. On fait quoi c’t’après midi ? Questionna Pierre.

Page 104: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Ben il fait pas très beau pour aller s’balader, répondit Marie.- Oh, il fait pas froid.- J’sais pas, qu’est-ce que vous en pensez ? Tergiversa Marie.- Ben on sait pas s’il va pleuvoir quoi c’est ça, constata CécileBref, pluie ou pas, personne ne voulait se mouiller et cela dura un bon moment.

Mais pourquoi n’avais-je pas pensé aux empreintes moi ?!Quel abruti !Enfin, le curé a bien dut mettre les siennes sur la poignée.Oui, c’est celles du curé qu’ils vont trouver.J’aurais dû leur raconter, ça aurait été plus simple.Arrête, maintenant que c’est fait, c’est fait.Quel abruti !Qu’est-ce que j’suis v’nu faire ici moi !?

Il fut finalement convenu pendant le repas que nous irions aux grottes de Caprida.Nous achevions le café lorsque Raymond annonça qu’il allait faire la sieste.- Ah bon, tu veux pas v’nir ? Fit Cécile dépitée.- C’est pas ça mais j’suis crevé.- C’est pas grave on pourra y aller un autre jour, dit une Marie arrangeante.- Non, vous privez pas pour moi, c’est pas grave.- Ben non quand même…- Mais puisque j’vous l’dit !- T’es sûr tu veux pas v’nir ?!- Mais laissez le tranquille. Il a pas dormi d’la nuit, il a l’droit d’être fatigué. Si ça l’gêne pas qu’on y aille… Pour une fois j’étais d’accord avec Pierre.- Tu veux pas qu’j’reste avec toi ?

C’est ça la vie entre amis. Promis juré, chacun sera

Page 105: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

libre de faire ce qu’il veut et à l’arrivée ce sont des discussions à n’en plus finir dès que l’un n’a pas envie de faire comme les autres.T’as raison mais c’est aussi cela se soucier des autres.

La saison n’étant pas ouverte, la caissière fut ravie de nous voir arriver à sept même si cela l’obligea à interrompre sa lecture. Nous pénétrâmes sous sa conduite dans lesdites grottes aux parois verdâtres et gluantes. Comme dans toutes les grottes, des spots habilement dissimulés dispensaient un éclairage ocre mettant en valeur tel ou tel stalactites, telle ou telle colonne sédimentaire. Passant d’étroites galeries dans lesquelles il nous fallait avancer courbés à de gigantesque salles, Marie profita d’un passage délicat pour me prendre la main. Je ne sus s’il s’agissait juste d’une aide ou s’il fallait y voir plus. Le sourire dont elle me gratifia après m’incitai à opter pour la seconde solution mais je n’avais plus l’esprit à cela. Je n’omis néanmoins pas de remarquer, incidemment, que profitant de l’obscurité d’une galerie, Pierre tenta d’étreindre Geneviève qui s’y refusa. J’admirais les vasques façonnées par l’eau et au fond desquelles le tourbillon est presque encore visible lorsque notre guide nous expliqua que le cours d’eau ayant creusé la galerie où nous nous trouvions après avoir creusé celle qui se trouvait au-dessus et que nous avions déjà parcouru, creusait à présent une troisième galerie sous nos pieds. Je trouvais cela fabuleux. Je n’avais jamais réellement imaginé qu’il put y avoir de véritables rivières sous la terre perforant ainsi au fil du temps les roches les plus dures. C’était la première grotte dans laquelle je pénétrais. Je n’étais malheureusement pas dans une disposition d’esprit me permettant de profiter pleinement de l’instant. - A quelle profondeur on est là ? Demanda Catherine.S’ils viennent me chercher je pourrais toujours m’expliquer.

Page 106: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Nous sommes ici à 92 mètres sous la terre.Je n’ai rien à craindre, je n’ai rien fait.- Waou !Ils vont se demander pourquoi je ne l’avais pas dit tout de suite, supposer je ne sais quoi…- La première galerie se trouve à 43 mètres et celle que creuse actuellement la rivière est à environ 125 mètres.Je n’avais même pas remarqué que nous étions descendus. La visite s’acheva et je fus plus surpris par la chaleur qu’il faisait dehors que je ne l’avais été par la fraîcheur du lieu.Le retour s’effectua au milieu des commentaires extasiés de la visite. Nous trouvâmes Raymond attablé sur la terrasse journal en main.- T’as fini ta sieste.- Ouais, oh… J’ai presque pas dormi.- T’as pas froid ?- J’ai mis un pull. Et vous c’était bien ? Continua t-il en reposant le journal.Et c’était reparti pour les mêmes commentaires que ceux que nous venions d’entendre durant tout le trajet.- Qui veut un thé ? Proposa Marie- Ah oui, c’est une bonne idée, s’enthousiasma Catherine.- J’veux bien.- Moi aussi.Seuls Pierre et Michel refusèrent.Le temps que les femmes aillent revêtir un lainage, nous nous retrouvâmes tous autour de la table dans des conversations aussi décousues qu’inintéressantes. J’avais pour ma part saisit le journal que je parcouru sans le lire.- Vous voulez faire un jeu ? Demanda subitement l’hôtesse.Raymond, Michel et moi repoussant la proposition, ils se retrouvèrent à cinq et optèrent pour un tarot après moult tergiversations destinées à s’assurer que cela ne

Page 107: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

nous gênait pas.Il s’en trouve toujours un, dans ces cas là, qui bien que ne jouant pas, ne peut s’empêcher de conseiller l’un des joueurs et de commenter le jeu. Ce fut Raymond qui prit ce rôle auprès de Cécile qui ne disait rien. Bien que détestant ce genre d’attitude, je ne dis rien et c’est Michel qui l’interpella :- T’as qu’à jouer Raymond.- Non, non non, j’l’aide un peu c’est tout.Ayant fini d’attendre que le temps passe avec le journal, je me levai et allai faire un tour de jardin. Je fus bientôt rejoint par Michel.- Je n’sais pas si on va rester la s’maine nous. Me dit-il d’emblée.- Ah bon !? Et pourquoi ?- Parce que… ça y est Catherine a vu ses copines mais maintenant on s’emmerde.- Ca…- Ca va finir par dégénérer.- Oh, p’t’être pas quand même. C’est vrai qu’c’est pas Byzance mais bon…- Ce genre de promiscuité, faut jamais qu’ça dure trop longtemps.- Mais maintenant on est obligé d’attendre l’accord des gendarmes.- Oh, ils ont notre adresse.- Tu crois qu’ça peut être l’un d’entre nous ?- A qui tu penses ?- Non à personne en particulier.- Pourquoi on aurait fait ça ?- J’en sais rien.- Bon ben alors.- Nous non plus on va pas rester. On n’aurait déjà pas dû v’nir…- Tiens, il pleut.- Il pleut ?!Michel avait raison, une légère bruine commençait à tomber. Nous revînmes vers la maison en regardant les taroteurs qui, eux aussi, remballaient leurs cartes.

Page 108: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Nous nous retrouvâmes donc tous au salon devant le rituel apéritif.On semblaient tous avoir perdu l’entrain. Pierre ne pérorait plus comme les premiers jours, les femmes ne discutaient plus qu’entre-elles, discrètement, sans que l’on sache vraiment de quoi mais peut-on savoir ce que se racontent les femmes à longueur de journée ?- c’soir on pourrait aller voir la cathédrale. Elle est illuminée la nuit, c’est superbe. Dit Pierre.- Bonne idée, convint Marie.- Ouais, pourquoi pas ?! Répondit Cécile.- J’irais bien m’coucher moi. Dit Raymond.- Oh, y’en n’a pas pour longtemps va, fit Pierre.J’étais, pour ma part, trop las pour prendre position aussi me laisserais-je guider. Je n’avais pas oublié l’indispensable tête-à-tête qu’il me fallait avoir avec ma femme mais je n’avais plus l’élan. Il était trop tard maintenant. Nous discuterons de cela une fois rentrés.Le repas avalé, nous prîmes donc la direction de la cathédrale qui, c’était vrai, était très belle et fort bien éclairée. Il s’en dégageait une sorte de magie. Les gargouilles eurent-elles parlé que cela ne m’aurait pas surpris, enfin, je crois.

Au retour, Raymond, Michel et moi montèrent nous coucher sans attendre, laissant Pierre et les femmes mais elles n’allaient pas tarder.

Page 109: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

MERCREDIA ma propre surprise, je m’endormis sans problème, semblant avoir évacué mes craintes.Celles-ci ne tardèrent pas, néanmoins, à refaire surface.J’étais encore au lit, Geneviève aussi. Ce furent trois coups frappés à la porte qui m’en tirèrent. L’heure était raisonnable pour être réveillé puisque ma montre indiquait neuf heures. J’entrouvris la porte derrière laquelle se trouvait Marie, habillée et maquillée.- C’est les gendarmes Charles, me dit-elle d’une voix basse où l’émotion ne se cachait pas.Je restai quelques longues secondes hébété sous son regard inquiet et incrédule. - J’enfile un pantalon et j’arrive.Je refermai la porte, saisi mon pantalon que j’enfilai aussi maladroitement que quelqu’un dont les mains sont prises de tremblements.- Qu’est-ce qu’y a ? Il y avait longtemps que mon épouse ne m’avait adressé la parole mais je ne relevai même pas le fait.- C’est les gendarmes.- Les gendarmes !? S’écria t-elle en se redressant.- Bah oui, lui répondis-je méchamment.- Charles…Je sortis et descendis en me recoiffant aussi bien que possible.

Tu vois, tu aurais dû tout leur raconter tout de suite.J’vais leur raconter maintenant… J’ai rien fait.Tout le monde va te regarder comme un assassin.Qu’ils commencent par balayer devant leur porte !

Marie m’attendait en bas de l’escalier. Son regard en disait long.- T’inquiète pas, j’ai rien fait.

Page 110: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Pourquoi ils veulent te voir alors ?- J’en sais rien, une précision…Il me fallait faire un effort pour paraître sûr de moi.« T’as rien à te reprocher » me répétais-je.nous étions arrivés à la porte d’entrée devant laquelle Pierre discutait avec les deux gendarmes.- Vous êtes sûrs, vous voulez pas un café ?! Insistait-il.- Messieurs…- Monsieur Tardebeau ?- Oui.- Si vous voulez bien nous suivre.Je prenais déjà suffisamment sur moi pour n’être pas en mesure de regimber. Pierre se sentit le droit de le faire.- Mais qu’est-ce que vous lui voulez !?J’allai chercher ma veste.- Ca ne vous regarde pas.- J’vais en parler au Capitaine Perrol moi !Marie me serra le bras tandis que je sortis.- Vous inquiétez pas… Leur lançais-je en suivant les représentants de l’ordre.Je profitai de la durée du trajet pour me calmer intérieurement en finissant de me réveiller. Aucun des deux ne m’adressa la parole.Ils me conduisirent dans le bureau du Capitaine Jacques Perrol où se il trouvait lui-même en compagnie d’un homme assez grand et ventripotent et d’un secrétaire.- Messieurs. Fis-je courtois.- Le capitaine Pourel, répondis Jacques en me désignant l’autre.- Asseyez-vous.Je m’exécutai.

- Excusez-nous de vous tirer du lit mais certains éléments en notre possession nous amènent à penser

Page 111: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

que vous ne nous avez pas tout dit lors de votre déposition.Je ne sus que dire et le téléphone sonna au bon moment. Jacques décrocha.- Oui.- …- Dites lui que je le rappellerais plus tard. Et qu’on ne nous dérange plus.J’en avais profité pour préparer une réponse qui n’en n’était pas une.- Quels éléments ?- Vous savez qu’un faux témoignage est un délit passible d’une peine d’emprisonnement.- Oui.- Je vous repose donc la question : nous avez-vous tout dit lors de votre déposition ?- Non.- Vous admettez donc avoir mentit.- Non, j’n’ai pas menti.- Vous venez de nous dire que vous ne nous aviez pas tout dit.Je sentis que l’agacement prenait en moi la place de la crainte.- Tout ce que je vous ai dit est vrai.- Le mensonge, fut-il par omission, n’en est pas moins un mensonge et donc un faux témoignage.- Qu’est-ce que vous voulez savoir de plus ?

Dis leur tout, n’essaye pas de jouer au plus malin !Je vais leur dire mais il m’énerve déjà et j’ai pas envie de lui faciliter les choses.C’est stupide !Peut-être mais c’est comme ça.Ca va durer des heures si tu le prends comme ça.

- Vous voulez donc que l’on reprenne tout depuis le début.- Non, on peut reprendre à partir d’samedi soir.- On vous écoute.

Page 112: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Je reprends où ?- Alors… vous avez déclaré, je vous cite : « on a regardé le paysage et on est redescendus. On est rentrés, on a pris l’apéro, on a fait un Scrabble et on est allé se coucher. » A la question « Etes vous restés tous les huit ? » vous avez répondu, je vous cite à nouveau : « Oui, enfin j’suis monté avant eux parce que j’étais fatigué. »- Tout ça est vrai. Par contre ensuite, quand je suis monté, je ne me suis pas endormi tout de suite, ou plutôt, je m’suis endormi puis réveillé. J’étais encore tout seul, ma femme n’était pas encore montée…- Quelle heure était-il ?- J’sais plus… Aux environ d’une heure du matin.- Continuez.- J’me suis l’vé, j’ai ouvert la f’nêtre et j’ai distingué deux ombres dans le jardin, qui revenaient vers la maison. Pourquoi tu leur racontes ça ?!Faut savoir, si je dis tout, je dis tout.Tout ce qui te concerne. C’est pas la peine de balancer les copains.Ah, parce que ça, ça ne me concerne pas ! Et pourquoi j’ai pas dormi et je suis allé faire un tour dimanche matin ? Hein !?

- Vous les avez identifié ?- J’ai attendu pour savoir qui c’était et j’ai rapidement reconnu Pierre et ma femme.- Pierre ?- Pierre Ladès.- Il faisait nuit, vous êtes sûr de vous ? Coupa Jacques.- Certain.- Continuez, fit l’autre.- Ben après, j’ai r’fermé la f’nêtre avant qu’ils puissent me voir et j’me suis couché mais j’arrivais pas à dormir.- Tu veux un café ? Demanda Jacques à son collègue.

Page 113: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Ouais.- Vous aussi Pourrin ?- J’veux bien oui.Jacques sortit chercher les cafés auxquels je n’avais pas le droit.- Ensuite ? Poursuivit Pourel.- Je ne cessais de tourner et retourner dans mon lit alors j’ai fini par me lever. J’me suis habillé et j’suis sorti.- Vous êtes allé où ?- J’ai tourné un peu dans l’jardin et puis j’suis allé dans la colline.Jacques revint avec les cafés à ce moment là.- Quelle colline ? Celle où vous aviez été l’après-midi ?- Oui- Continuez- J’ai marché le long du cours d’eau et puis j’ai fini par m’asseoir dans l’herbe.- Il faisait nuit, vous n’aviez pas peur ?- Non. J’étais trop préoccupé par c’qui s’était passé.- Qu’est-ce qui s’était passé ?- Ben, Pierre et ma femme…- Vous en êtes sûr ? Me coupa Jacques.- Ben oui… Enfin j’les ai pas vu mais…- Qu’est-ce que vous avez fait après ?- J’me suis endormi. Quand j’me suis réveillé, le jour se l’vait.- Et ensuite ?- Ensuite, j’suis monté jusqu’au sommet d’la colline.- Où il y a la bergerie.- Oui.- Et vous y êtes entré.- Oui. J’voulais voir l’ermite. Je… j’l’enviais. Vous comprenez, ces manières, cette comédie avec les gens ça m’fatigue. J’voulais savoir comment on peut vivre comme ça tout seul.- Vous vous êtes disputé et vous l’avez tué.- Non ! J’l’ai pas tué ! Quand j’suis entré, il était déjà mort.

Page 114: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Comment êtes vous entré ?- J’ai frappé, ça n’a pas répondu. J’ai pris la poignée et j’suis entré.- Vous n’avez vu personne d’autre ?- Non- Vous vous êtes disputés ?- Avec qui ?- Avec l’ermite.- Non, j’vous ai dit qu’il était mort !- Entre Pierre et votre femme vous n’avez rien vu !?- Non, j’vous ai dit que j’les ai vu revenir tous les deux dans le jardin.- Mais vous nous dites qu’ils ont eu des rapports !?- Oui, enfin, c’est évident.- Vous inventez en fait.- Non…- Vous imaginez disons.Je commençais à perdre pieds.- J’sais pas, c’est évident que…- Vous n’avez jamais eu de problèmes psychiques ?- Non. Non mais, j’suis pas fou !- Donc vous êtes entré, et puis ?- Et puis… J’pourrais avoir un café ? Demandais-je subitement pour souffler et retrouver un peu mes esprits.- Plus tard. Continuez.- J’vais appeler un avocat moi si ça continue.- Faudra qu’on vous mette en garde à vue alors.- Mais j’ai rien fait.- Vous croyez n’avoir rien fait.- Ecoutez, je sais encore j’que j’fait.- Vous ne supportez pas les autres.- Non, les gens m’emmerdent, cette hypocrisie…- Donc vous êtes entré.- Oui. Il faisait sombre. J’ai cherché quelque chose pour allumer la lampe…- Quelle lampe ?- La lampe qu’était sur la table.- Vous saviez donc qu’il y avait une lampe sur la table.

Page 115: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Non mais j’l’avais vu.- Vous venez de nous dire qu’il faisait sombre.- Il faisait sombre mais pas noir. J’ai vu la lampe, une chaise renversée…- Il est arrivé, il vous a surpris et vous l’avez frappé.- Mais non ! Il était mort, allongé par terre.- Comment savez-vous qu’il était mort ?- Ben, il bougeait plus et il y avait une flaque de sang.- Vous êtes sûr que c’était du sang ?- Bah oui.- Vous nous avez dit qu’il faisait sombre…- Ca f’sait une grande flaque sombre, ça pouvait être que du sang.- Ca pouvait être de l’eau ou du vin ou…- Je crois qu’c’était du sang.- Comme vous croyez que votre femme et Pierre…Pris d’une idée subite, je lui coupai la parole :- S’ça s’trouve c’est eux ! Ils rev’naient d’où eux ?C’est Jacques qui balaya la question.- Le problème c’est que ce sont vos empreintes que l’on a trouvé, empreintes digitales et empreintes de pas.- Et les empreintes du curé ?- Allons allons. La différence c’est que lui nous a prévenus tout de suite. Vous croyez aussi que ce peut être le père Darol ?- Non.- Il faut avoir quelque chose à cacher pour mentir.- J’n’ai pas menti.- Avec quoi l’avez-vous frappé ?- Mais j’l’ai pas frappé !- Alors, vous qui croyez plein de choses, qui croyez-vous que ça peut être ?- J’sais pas.- Qu’est-ce que vous avez fait après ?- Je suis r’sorti et j’suis revenu à la maison.- Et le couteau, vous l’avez j’té dans la rivière ?- Quel couteau ?- Le couteau qui vous a servi.

Page 116: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Mais j’me suis pas servi d’couteau !- Ah bon. De quoi vous êtes vous servi alors ?- Mais de rien, j’me suis servi de rien, j’ai rien fait !- Vous avez des enfants ?- Un fils- Vous avez quel âge ?- Trente trois ans.- Pourquoi vous n’aimez pas les gens ?- Parce qu’il sont curieux, hypocrites, vaniteux et inintéressants.- Ca vous gène qu’ils soient curieux ?- Oui- Pourquoi, vous avez des choses à cacher ?- Non, mais ma vie n’les r’garde pas.- Vous n’êtes pas curieux vous ?- Non, enfin… la vie des autres, j’m’en fous.- C’est pour ça qu’vous êtes entré dans la bergerie.- C’est pas pareil.- Vous seriez capable de tuer quelqu’un ?- Non.- Comment l’savez-vous ? Vous savez c’que ça fait ?- Non mais j’crois qu’j’aurais pas l’courage.- Vous leur avez dit que vous étiez monté à la bergerie ?- A qui ?- A vos amis.- C’est pas des amis mais, non, je n’leur ai pas dit.- Pourquoi ?- Parce que ça n’les regarde pas.- Vous trouvez un mort et vous ne le dites à personne.- J’voulais pas avoir d’ennuis.- Ben c’est pas très réussi- …- Vous n’avez même pas pensé à essuyer vos empreintes.- J’étais… ailleurs. J’étais choqué, j’voulais partir j’avais rien fait de mal.- Vous pouvez vider vos poches ?- Pourquoi ça ?

Page 117: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Pour voir ce qu’elles contiennent.- Bon ça y est, j’vous est raconté, j’m’en vais maintenant.- Non, je crains que vous ne soyez pas parti. Videz vos poches.- Non mais ça va pas ! J’ai rien à m’reprocher moi !- Calmez-vous et videz vos poches !- Vous avez une commission rogatoire ?!- Effectivement, je crains que vous ne soyez pas sorti. Vous refusez d’obtempérer ?- J’ai rien fait. Vous n’avez pas l’droit. Vous avez des preuves ?!- Nous avons suffisamment d’éléments pour vous mettre en examen et vous déférer devant un juge. En vous conduisant comme ça vous ne faites qu’aggraver votre cas.Je vidai mes poches sur le bureau. Elles ne contenaient pas grand chose, mes clés, un vieux ticket de supermarché, un vieux mouchoir, un papier de chewing-gum, mon portefeuille et les papiers de la voiture.- Vous savez, vous feriez mieux de tout nous raconter. Fit Jacques- Mais j’vous ai déjà tout raconté !- Votre histoire ne tient pas debout, repris l’autre qui vidait mon portefeuille.- Si la vérité ne tient pas d’bout c’est pas d’ma faute. Vaut mieux mentir alors.- C’est votre fils ? Me demanda t-il en exhibant une photo de Ludovic.- Oui, dis-je en essayant de la lui arracher.- Bon, souffla t-il, on reprend depuis le début ?- J’vous ai déjà tout raconté.- Oui, vous avez supposé que votre femme vous avait trompé avec monsieur Pierre Ladès, vous n’avez pas pu dormir donc vous êtes allé faire un tour dans les collines en pleine nuit et vous vous y êtes endormi. En vous réveillant vous êtes monté à la bergerie, vous avez découvert le corps de monsieur Pouteau

Page 118: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

baignant dans une mare de sang, vous avez refermé la porte et êtes rentré comme si de rien n’était sans rien dire à personne.- C’est la vérité.- Bon, nom ?- Vous avez mes papiers dans la main.- Nom ?- Tardebeau.- Prénom ?- Charles.- Date de naissance ?- Ecoutez…- Date de naissance ?- Dix-sept mai mille neuf soixante sept.- Où ça ?- A Avallon- Marié ?- Oui- Des enfants ?- Un fils, Ludovic.- Profession ?- Electro-mécanicien - Adresse ?- 5, Allée du Tamanoir 93000 Bobigny- Adresse actuelle ?- J’viens d’vous la donner.- Non, l’adresse où vous demeurez ici.- Chemin des ifs chez monsieur Pierre Ladès.- Depuis quand ?- Depuis vendredi soir.- Motif de votre présence ici ?- Comment ça motif de ma présence ?- Vous êtes en vacances, en déplacement professionnel…- J’vous l’ai dit, vacances.- Jusqu’à ?- … Jusqu’à d’main.- Etiez-vous déjà venu dans la région ?- Non

Page 119: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Qu’avez-vous fait entre samedi soir et dimanche ?- J’vous l’ai d’jà dit… On a fait un Scrabble, j’suis monté m’couché, comme j’arrivais pas à dormir j’ai ouvert la f’nêtre, j’ai vu Pierre et ma femme dans l’jardin, je m’suis endormi puis réveillé, j’suis allé m’balader dans les collines, j’m’y suis endormi et quand j’me suis réveillé j’suis monté à la bergerie, j’suis entré, j’ai vu l’corps de l’ermite et j’suis redescendu.- Souffrez-vous d’insomnies ?- Non pas spécialement.- De somnanbulisme ?- Non.- Il est plus petit que vous l’ermite !?- J’sais pas.- Pourquoi êtes vous monté à la bergerie ?- Pour le voir, pour discuter.- Pourquoi vous vouliez le voir, vous aviez une affaire en cours ?- Non. J’voulais l’voir par curiosité.- Je croyais que vous n’étiez pas curieux !?- Ben là, si.- Etes-vous passé dans le coin en 1999 ?- Comment ça ?- Est-ce que vous êtes venu dans le coin ou est-ce que vous avez traversé la région pour vous rendre ailleurs ?- En 1999 ?!- Oui.- J’crois pas.- Vous n’croyez pas ou vous êtes sûr ?- J’sais plus moi !- Fin mai 99 par exemple ?- J’en sais plus rien moi, pourquoi ?- Vous aviez une voiture en 99 ?- Ouais.- Vous n’avez jamais eu d’accident ?- Jusqu’à aujourd’hui non.- Votre assureur, votre garagiste peuvent le confirmer !?- J’ai dû avoir un ou deux accrochages comme tout

Page 120: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

l’monde mais c’est tout.- Et en mai 99, ça ne vous dit rien ?- Au mois d’Mai en général j’travaille.- Vous n’auriez pas fait un déplacement ?- Non. Qu’est-ce que c’est qu’cette histoire encore !?- Vous auriez accidentellement accroché une femme et sa fille par exemple…- Mais ça va pas ! C’est d’la calomnie !Je m’étais levé. Je hurlait.- Pourquoi vous vouliez voir l’ermite ?- J’vous l’ai dit, par curiosité.- Asseyez-vous.Je m’assis.- Mais pourquoi lui ?- Parce qu’il vivait seul, retiré du monde et qu’ça m’fascinait.- Vous nous avez dit tout à l’heure que vous l’enviiez.- Oui…- C’est pour ça qu’vous l’avez tué ?- Mais j’l’ai pas tué.- Vous aimez votre métier ?- Ca m’permet d’vivre- Vous n’êtes pas passionné, vous en changeriez sans remord.- Ouais.- Qu’est-ce qui vous passionne, qu’est-ce qui vous intéresse dans la vie ?- …- Pas grand chose manifestement.- Non.- Vous n’aimez pas les gens, vous n’aimez pas votre métier, rien ne vous passionne, votre femme vous trompe alors vous vous dites, je vais tuer l’ermite et je vais prendre sa place.- Mais ça va pas !- Vous pensiez que ça passerait inaperçu ?- Mais je ne l’ai pas tué !- Avez-vous déjà été soigné pour les nerfs ?- Non.

Page 121: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Vous êtes assez nerveux pourtant.- Ca suffit, je ne répondrais plus à vos questions.- Vous voulez une cigarette ?- …- Tant pis.Il alluma sa cigarette et nous enfuma avant de reprendre.- Il y a longtemps que vous êtes marié ?- …- Allez, ne compliquez pas les choses, fit Jacques.- …- Vous n’avez pas faim vous ? Reprit Pourel.- …

Réponds lui, sinon tu ne vas pas manger.Je m’en fous, qu’il aille au diable !Arrêtes, il fait son boulot.Parce que tu appelles ça un boulot !Mets toi à sa place, il a tout pour penser que…… qu’il y a des chances que ce soit toi.Ca y est, j’ai déjà dit tout ce que j’avais a dire, maintenant ça suffit c’est tout.Tu crois que c’est comme ça que tu vas sortir d’ici ?

- Ecoutez, on va vous laisser réfléchir à tout ça. Me lança t-il finalement avant de se tourner vers le secrétaire.- Accompagnez monsieur.Je me levai.- Je récupère mes affaires.- Non, on va vous les garder pour l’instant.Je n’avais plus rien à dire et suivis, résigné, le brigadier jusqu’à une pièce sans fenêtre où je fus enfermé.Après l’excitation de l’interrogatoire je me sentis, assis sur le banc de bois, las, vidé. On m’amena un sandwich que j’eus du mal à avaler.Comment pouvais-je les convaincre que j’étais innocent ?Devais-je demander un avocat maintenant ?

Page 122: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Me voilà traité comme un assassin…Je n’aurais jamais dû accepter de venir !Tout ça c’est de sa faute !

Il se passa ainsi deux heures de vitupérations et d’interrogations mentales avant que l’on revint me chercher pour me ramener dans le bureau. Jacques et son collègue étaient debout.- Avez-vous autre chose à nous dire que tout ce que nous nous sommes déjà dit ? Interrogea le Capitaine Pourel.- Non. J’suis innocent c’est tout.

- Bon, ne vous asseyez pas, nous vous conduisons devant le juge.- D’vant l’juge !?- Oui. Il doit vous signifier votre mise en examen.- Mais j’suis innocent ! Comment faut vous l’dire ?!- Ecoutez, nombre d’éléments plaident contre vous. Vous êtes néanmoins, à l’heure où l’on se parle, présumé innocent. Votre mise en examen vous permettra d’assurer votre défendre puisque qu’une enquête va commencer.- Je veux un avocat.- Pierre Ladès est passé tout à l’heure et m’a dit qu’il s’en occupait, me répond alors Jacques me m’étant hors de moi.- Mais de quoi il s’mèle ç’ui là ! Il en est pas question !- Ecoutez, il accompagnait votre femme et je crois qu’il est bien qu’il vous trouve un avocat.- Ah ben oui, ils sont tranquiles maint’nant, ils peuvent s’en donner à cœur joie !- Allez, suivez nous, coupa l’autre.Le dactylo qui nous accompagnait sortit des menottes.- Vous allez pas m’menotter en plus !- Si vous promettez de restez tranquile on peut s’en passer, ça dépend de vous, répondit le capitaine.- On va s’en passer. Fis-je.Je montai dans une voiture, à côté du dactylo qui ne

Page 123: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

devait être que sergent. Pourel occupait la place du passager.Je regardai défiler la mosaïque des vieilles maisons, des champs, des fermes en silence.

Si tu veux passer pour le jeune homme sérieux et sans histoire que tu es, vaut mieux rester calme.C’est facile à dire.Tu n’as pas le choix.Et l’autre qui promène ma femme !Ecoute, il te cherche un avocat et, vu sa notoriété il ne doit pas avoir le plus mauvais. C’est plutôt sympa.Et pendant ce temps là il se fait ma femme !Arrêtes ! De toutes façons tu n’as pas le choix.

Nous arrivâmes au palais de justice une petite demi-heure plus tard. Mon voisin de banquette ressortit ses menottes, une obsession, mais le capitaine l’arrêta.- Rangez ça, monsieur nous a dit qu’il se tiendrait tranquille.Encadré de mes deux gardiens, nous attendîmes un bon quart d’heure, durant lequel Pourel ne cessa de faire les cent pas, avant qu’une jolie brune ne vienne nous chercher.Le juge, que je m’attendais à voir en robe mais qui portait un costume, lut le dossier que lui remit le capitaine, me reposa les mêmes questions avant de prononcer la phrase que je ne suis pas près d’oublier :- Je vous mets donc en examen pour homicide volontaire sans préméditation sur la personne de monsieur Firmin Pouteau. Avez-vous quelque chose à ajouter ?- J’ai rien fait, j’suis innocent. C’est une erreur judiciaire.- Dans ce cas, merci, à bientôt parce que nous sommes appelés à nous revoir. Au revoir.Toujours accompagné de mes gardes-chiourmes, j’attendis le capitaine quelques minutes avant que nous ne reprîmes la voiture pour la maison d’arrêt.

Page 124: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Ce ne fut que lorsque nous y pénétrâmes que je réalisai que j’allais aller en prison.- Mais non, j’ai rien fait. M’esclamais-je subitement sans provoquer le moindre écho.Deux heures plus tard, fouillé, débarassé de mes lacets, de ma ceinture puis ausculté, je fus introduis dans une cellule qu’occupait déjà un homme d’une petite quarantaine d’années.La pièce, meublée de lits superposés, de deux armoires et de deux petites tables de bois, devait faire environ dix mètres carrés. Les murs avaient été couverts d’une peinture crème qui s’écaillait tant que seules quelques larges plaques de celle-ci restaient visibles. Un lavabo et des toilettes constituaient tout le confort. La lumière entrait par une fenêtre à barreaux située à un mètre soixante-dix du sol.- Salut, me dit l’occupant allongé sur son lit avec un livre.Je fus incapable de lui répondre, ne savait quoi faire de moi.- T’as qu’à t’installer là-haut, reprit mon colocataire.Je montai sur le lit du haut et m’y allongeai, absent de moi-même. J’eus envie de pleurer. Je restai prostré, vide au milieu du vide et finis par m’endormir.Je fus réveillé par le bruit métallique de l’énorme verrou. Je refermai les yeux sitôt ouverts, le temps de me remettre en mémoire le lieu ou j’étais. Lorsque je me redressai enfin, ce fut pour voir mon compagnon assit à sa table et un plateau repas posé sur l’autre table.- Quelle heure il est ? Demandais-je- Sept heures. Ils amène toujours le repas à sept heures.Je descendis et vins manger. - Moi c’est Jean, me dit l’autre en me tendant la main.- Charles, répondis-je en lui serrant la main.Je soulevai le couvercle de mon plateau un peu sceptique malgré la faim qui me tenaillait.- Tu vas voir, c’est pas si mauvais, on s’y fait. Dit Jean

Page 125: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

rassurant.Il y avait une imitation de taboulé, une tranche de rôti de porc, de la purée, un morceau de camembert et une petite bouteille d’eau. Sans être excellent, c’était effectivement moins mauvais que je ne l’avais crains.- Pour quoi t’es là toi ? Me demanda Jean- Pour rien, répondis-je en soupirant.- Comment ça pour rien ?- Ils m’accuse d’un meurtre mais j’ai rien fait.- Et toi ? Repris-je après un silence.- Moi j’suis tombé pour braquage.- Y’a longtemps qu’t’es là ?- Ici, il y a deux mois, mais j’ai déménagé dix fois.- Ah bon ?- J’en ai pris pour cinq ans mais il me reste que trois s’maines à tirer. - Ca fait cinq ans qu’t’es en tôle ?!- Non, quatre ans et des poussières, mais avec les r’mises de peine j’suis presqu’au bout.Nous discutâmes ainsi une bonne partie de la soirée. Il me raconta son braquage, dans lequel il avait été entraîné par un copain, me montra les photos de sa famille, et m’expliqua le fonctionnement de l’établissement où nous étions, m’incitant par exemple à m’inscrire à un atelier afin d’avoir un peu d’argent et de faire passer le temps. Je ne l’écoutai que distraitement, me persuadant que je n’y resterais pas longtemps.La nuit emplit la fenêtre et je m’allongeai enfin tout habillé en me demandant s’ils faisaient un Scrabble.

Page 126: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

JEUDILe claquement métallique des verrous, des

portes que l’on referme, des clés, les grincements, les voix résonnant à travers les coursives, me réveillèrent en sursaut. Le jour emplissait la pièce. - Tu veux quoi ? Me demanda Jean qui était déjà debout, en pyjama.Je le regardai sans comprendre.- Café, lait, thé ?- Du thé, fis-je en baillant.La porte s’entrouvrit puis jean posa sur sa table un plateau comportant un bol de café, un bol de thé, quelques tranches de pain et deux petits ramequins de confiture. Les bols étaient en inox, les ramequins en plastique. Il commença de manger.- Viens, faut pas traîner.- Pourquoi ? On est pas pressés.- Dans une demi-heure ils viennent nous chercher pour la promenade.- Ah bon.- Ouais.- Et après ?- Ben après on va à l’atelier pour ceux qui veulent, sinon tu restes dans ta piaule.- Ils nous pressent comme ça alors qu’on n’a rien à faire ?!- Ouais, c’est comme ça.Je descendis. J’avais envie d’uriner mais hésitait à le faire, là, devant Jean qui mangeait. Je m’y résolus finalement. Mieux valait maintenant pendant qu’il était de dos. Je vins ensuite m’asseoir alors que lui, ayant fini, se levait. Je n’osais tourner la tête. Il avait uriné, s’était déshabillé et, l’eau coulant, j’en déduisit qu’il se lavait.- Magne-toi si tu veux prendre l’air. Me lança t-il.

Page 127: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

J’avalai le thé sans manger. Il était prêt, habillé et c’était à moi de me laver. Je ne savais comment faire. Je n’allais tout de même pas me déshabiller et me laver là, devant lui.- Vas-y n’ais pas peur va, j’en ai vu d’autres. T’sais, on est tous fait pareil.Je me lançai donc faisant aussi vite qu’il était possible. Je me rhabillais lorsque des cris retentirent, les verrous claquèrent. La porte s’ouvrit.- Allez on s’dépêche ! Cria quelqu’un.Nous nous alignâmes devant la porte. Jean remis le plateau au gars qui passait les ramasser tandis qu’un autre poussait le chariot sur lequel ils s’amassaient. Je comptai mentalement le nombre de gardiens. Ils étaient vingt sur la cinquantaine de mètres de la coursive. Jean salua quelques copains.- Ca va, l’nouveau ? Lui lança l’un d’eux.- Silence ! Résonna le couloir.Nous descendîmes l’escalier de fer et nous retrouvâmes dans une cour bitumée, ceinte de hauts murs de pierres.Les habitués se dispersèrent par groupes tandis que, ne sachant que faire, je suivis Jean.Je fus l’attraction du jour, devant répêter mon prénom et la raison de ma présence ici jusqu’à ce que l’on nous ramène dans nos cellules.- T’inquiète, ça va s’tasser, tenta de me rassurer Jean avant que la porte ne s’ouvre une nouvelle fois.- Bori, tu viens à la menuiserie c’matin ?- Ouais, répondit Jean en sortant.La porte se referma. J’étais seul et désoeuvré dans cette cellule. Je m’assis sur ma chaise, les coudes posés sur la table, la tête dans les mains.

Je vous avais dit que ça allait être d’un ennui insupportable mais là, ça tourne au cauchemar.Fuyez, fermez ce livre.Vous n’allez pas restez là à m’épier par le judas !Allez ! Qu’avez-vous à faire encore ?!

Page 128: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Tiens bon, tu ne vas pas rester longtemps.Tu parles !Tu n’as rien fait, ça ne peux que s’arranger, la vérité triomphe toujours.Dans combien de temps ?Juste le temps que l’avocat te fasse sortir.Ouais… T’as entendu parler des lenteurs de la justice ?Quel avocat d’abord ?! Son avocat à l’autre !Là tu as besoin de lui alors, que ce soit celui là ou un autre…

La porte s’ouvrit une nouvelle fois.- Tardebeau, on va chez le directeur.Je suivis le gardien qui me conduisit dans le bureau moquetté, orné de livres et de dossiers du directeur, petit homme glabre aux yeux pétillants. Il avait mon dossier ouvert devant lui mais me reposa mille questions avant de m’expliquer le fonctionnement de l’établissement, me parlant de mes droits, de mes devoirs, de mes envies et, ce qui me surprit, de ce qu’il attendait de moi. En fait calme et discipline. Je regagnai ma cellule dans le même état d’esprit.Il ne s’écoula guère plus d’une demi-heure lorsque la porte s’ouvrit à nouveau et je me surpris à penser « C’est un moulin ici ».- Tardebeau, au parloir.L’habitude de suivre les détenus plutôt que de les précéder lui fit attendre que j’avance mais, ne sachant où se trouvait ledit parloir, j’attendais de mon côté qu’il me précède. Il me conduisit finalement dans une salle qui avait tout de l’aquarium. Dépourvue de fenêtre, elle était entièrement vitrée sur l’intérieur, et s’offrait au bureau des gardiens. L’homme de grande taille qui s’y trouvait nous regarda arriver. Il était vêtu d’un costume gris et avait posé son porte document sur la table constituant, avec deux chaises, l’unique mobilier.Il vint vers moi dès que j’entrai.- Bonjour Charles, je suis maître Esson, asseyez-vous.

Page 129: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Je serrai la main qu’il me tendit et m’assit assez mécontent de cette entrée en matière.

De quel droit il m’appelle par mon prénom lui ?Ne commence pas, c’est lui qui va te sortir de là.Ca ne lui autorise pas la familiarité.Tu veux sortir de là ou pas ?C’est bien le copain de l’autre.

Il ouvrit sa sacoche et en sortit un dossier qu’il posa devant lui.- Comment allez-vous tout d’abord ?- Ca va.- Votre femme est là, elle viendra quand je serais sorti.- Qu’est-ce qu’elle fait là ? Pourquoi elle est venue ?- Elle s’inquiète pour vous.- C’est vous qui l’avez amené ?- Non, elle est venue avec Pierre.- Ah bah, bien sûr. Ils ne s’quittent plus.- Ecoutez, vous vous trompez, elle veux savoir comment vous allez, elle vous a amené des affaires… Bon, et puis nous ne sommes pas là pour ça.- Parce que ça l’intéresse maint’nant d’savoir comment j’vais ?- S’il vous plaît, on a autre chose à faire pour l’instant.- …- J’ai lu votre dossier… j’en ai vu de pire.- C’est censé me rassurer ?- Vous savez, il va falloir que l’on travaille ensemble alors, soit vous me faites confiance et j’essaie de vous sortir de là, soit je m’en vais. C’est comme vous voulez.- Vous allez essayer ?!- Pour l’instant je ne peux rien vous promettre d’autre, je n’ai fait que lire le dossier. Ceci dit, si on travaille en confiance, avec sincérité je pense que ça doit pouvoir s’arranger.- Vous croyez qu’j’suis innocent ?- Je croirais ce que vous allez me dire.

Page 130: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Ben j’vous dit qu’j’ai rien fait. J’suis innocent.- Je vous crois. Ce qu’il nous faut maintenant c’est arriver à le prouver.- J’ai rien d’autre à dire que c’que j’ai déjà dit.- On va tout reprendre depuis le début point par point.« Ca y est, c’est fini » cria un haut parleur que je n’avais pas remarqué.- Bon, pensez à tout ce qui pourrait démontrer que vous êtes colérique, imprévisible ou violent et à l’inverse à tout ce qui peut plaider pour vous, le calme, la tranquilité… Même les plus petites choses ou les plus anciennes. Tout a son importance.- D’accord.- Courage et à bientôt. Ne vous en faites pas, je travaille pour vous.Il quitta la pièce et je le suivis mais le gardien m’arrêta à la porte.- Restez ici. Allez vous asseoir.Il me revint en mémoire que Geneviève était là. Je l’avais déjà oublié.Je me préparais à son arrivée, ruminant ce que j’allais lui dire, m’échauffant tout seul.Elle avait mis sa robe bleue, l’une de celles que je préférais. Elle s’était apprêtée avec soin.Elle entra en hésitant, à petits pas.- Bonjour… commença t-elle timidement.Je ne sais pourquoi cette attitude hésitante ne fit qu’accroître ma mauvaise humeur.- Qu’est-ce que tu fais là ? Lançais-je- Comment tu vas ? Me demanda t-elle éludant ma question.- Et Pierre, il va bien ?!- Arrête. S’il te plait. Elle s’était assise sans oser venir m’embrasser. L’heure de notre face-à-face avait enfin sonné.- C’est d’ta faute si j’suis là !- De ma faute !? S’étonna t-elle.- Tu l’as fait hein !? Continuais-je accusateur.

Page 131: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Elle garda le silence, m’obligeant à considérer – n’était-ce d’ailleurs pas déjà fait ? – que la réponse tue était positive. Une incoercible rage s’emparait de moi. Ca y était, j’étais lancé et rien, ni les conventions, ni les scrupules, ni la honte, ni la pitié, la raison ou la compassion ne pouvaient plus m’arrêter.- J’espère qu’c’était bon au moins !- Arrêtes ! Cria t-elle la voix chevrotante.- C’est sans doute pas l’premier l’croque-mort hein !? Continuais-je plein de rage.Elle se leva. Je l’imitai et l’attrapai par le bras.- Tu fais payer au moins… Hein, combien tu prends ?Je hurlait les dents serrées, intérieurement, et voyais ces yeux s’humecter sans que cela ne me fasse le moindre effet. Elle essaya de libérer son biceps que je broyais, je ne m’en rendis compte qu’à cet instant. Je desserrai alors légèrement mon emprise.- Qu’tu m’humilie est une chose mais tu renies ton fils, t’en as fait un fils de pute et ça, vois-tu j’te l’pardonnerais jamais. T’es pas prête de l’ revoir !Elle m’arracha son bras et commençait à s’éloigner. Elle pleurait.- Allez va t’envoyer en l’air salope ! Lançais-je alors dans une dernière bouffée de haine.

Je restai sur place, tremblant, tachycardiaque, en proie à un vertige dû au retour mental sur terre que j’effectuais.Le gardien vint me chercher pour me reconduire dans ma cellule.

Ca y est, t’es soulagé……Tu n’es pas très fier là hein !…Eh oui, tu n’as plus que les regrets maintenant. Mais c’est trop tard !Arrête, ça va…Mais non je n’arrête pas… Tu te rends compte de ce

Page 132: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

que tu viens de faire ?!Je sais.Non tu n’en sais rien. Regardes-toi ! Tu es odieux !Je me suis énervé…C’est un peu facile ça. Je ne t ‘avais pas dit d’oublier ?! C’est répugnant ce que tu viens de faire.Je ne pouvais pas ne rien dire !Là ça va, tu t’es défoulé !C’est bon, c’est pas elle la victime quand même.Ben si, là c’est elle la victime tant tu as été… infâme.Ah le « fils de pute » c’était…J’y suis peut-être allé un peu fort mais…Mais quoi ? Tu crois sans doute que tu n’es pour rien dans ce qui s’est passé ! Pourquoi vous en êtes arrivés là ? Tu ne pouvais pas te conduire en adulte responsable ?!Ce n’est pas la fin du monde, on va en reparler et puis voilà !Si toutefois vous pouvez en reparler maintenant que tu es passé avec ton lance-flammes.

J’avais regagné ma cellule épuisé, tremblant.On y avait amené ma valise. Je n’y touchai pas, m’allongai et m’endormis. Ce fut une nouvelle fois le tintamarre du verrou qui me réveilla.Jean revenait de l’atelier.- Ben ça y est, te v’là installé, me lança t-il en regardant la valise.- Non, j’ai pas l’intention d’m’installer.- On pense tous qu’on va pas rester en arrivant et puis… on s’y fait.- C’est pour m’ remonter l’moral qu’tu dit ça.- Non, c’est parce que c’est vrai.Assis sur mon lit, je le vis baisser son pantalon et s’asseoir sur les toilettes. Je me remis allongé. « Oh non c’est pas vrai » pensais-je.- T’inquiète va, tant qu’t’es pas à la centrale c’est qu’t’en as qu’pour quelques mois. Dit-il en tirant la chasse et se rhabillant.

Page 133: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

La porte s’ouvrit. Jean attrapa un plateau.- Allez, viens chercher l’tien.Je descendis de mon lit et pris le plateau que le détenu de service me tendait.- Merci, lui dis-je.- Pourquoi tu lui merci, rigola Jean, t’es pas au restaurant ici.- C’est vrai. Mais on peut quand même être polis.- Tu va te faire foutre de ta gueule.Salade de pommes de terre, gigot froid, haricots verts et camembert. - Alors t’as d’mandé pour les ateliers ?- Non.- Attends pas, si tu l’fait pas tout d’suite, ils t’diront non.- Mais j’vais pas rester.- T’es sûr de rien. Pour l’instant t’es là alors…- On peut faire quoi ?- Il y a la menuiserie, l’entretien, la bibliothèque, les abords, la cuisine…- J’en sais rien, tu fais quoi toi ?- La menuiserie.- C’est quoi l’mieux ?

- Ben ça dépend d’toi. L’entretien c’est pas mal mais comme il y a déjà plein d’monde, c’est pas souvent ton tour.- C’est quoi l’entretien ?- C’est changer les ampoules, passer un coup d’peinture, enfin tu vois, tous les p’tits travaux quoi.- J’prendrais bien la menuiserie mais j’y connais rien.- T’inquiètes, j’te montrerait.- T’as jamais d’visites toi ?- Non. Enfin, j’ai ma mère qui vient une fois d’temps en temps.Mes parents. Je n’y avais pas pensé. Pourvu qu’ils n’apprennent pas !On vint rechercher les plateaux puis nous eûmes droit

Page 134: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

à une nouvelle promenade. Jean avait eu raison, je n’aurais pas dû dire merci. Cela avait déjà fait le tour et j’en entendis de toutes les couleurs. Il y en a même un qui, s’approchant de moi, me lança :- Et si j’t’encule tu m’remercie ?Jean me retint d’intervenir et usa de son influence, qui était réelle, pour que l’on me laisse en paix.Lorsque l’on nous fit rentrer je fus soulagé.Jean retourna à son atelier et j’en profita pour ouvrir ma valise. Elle avait manifestement fait l’objet d’un contrôle sans délicatesse. Geneviève n’aurait jamais fait une valise comme ça. Elle y avait disposé toutes les affaires propres qu’il me restait, ma brosse à dents, un dentifrice, une savonnette mais mon rasoir et mon après-rasage manquaient à l’appel. Ils avaient dû les enlever. Il y avait aussi du chocolat, un bloc, un stylo, des enveloppes, des timbres, un hebdomadaire et le journal du jour.Je posai tout ça sur la table et pris le journal qui avait fait son gros titre d’un incendie qui avait ravagé un bar cette nuit. Je le feuilletai jusqu’à ce qu’un titre ne m’arrête.« AFFAIRE DE L’IVOLIER : UN SUSPECT ARRETE »Je me jetai dans la lecture de l’article d’une colonne.

Faisant preuve d’une grande efficacité, c’est dès mercredi matin que les gendarmes ont procédé à l’arrestation du principal suspect dans l’affaire du meurtre de l’Ivolier.Il s’agit d’un électro-mécanicien de trente-trois ans habitant à Bobigny en région parisienne et qui se

trouvait en vacances avec des amis dans la région.Bien que Charles Tardebeau, c’est son nom, n’ait pas encore avoué, ses empreintes retrouvées sur le lieu du crime ne laissent guère de place au doute quant à sa culpabilité.Arrêté, il a été aussitôt transféré à la maison

Page 135: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

d’arrêt ce qui rassure une population craignant qu’il ne s’agisse du crime d’un rôdeur qui serait toujours en liberté.

R.D.

Je suffoquai.Comment pouvaient-ils !Comment savaient-ils ?Qui leur avait dit ?De quel droit ?« Guère de place au doute quant à sa culpabilité », non mais, qui ils sont pour se permettre de dire ça ?!« Preuve de grande efficacité », tu parles !

Et l’on vient nous parler de présomption d’innocence !Je me levai, tournai en rond, m’assis de nouveau, relus l’article une fois, deux fois avant de me mettre à hurler : « Ouvrez moi ! Ouvrez moi nom d’un chien ! » . Ce fut le judas qui s’ouvrit cette fois.- Du calme Tardebeau !- Laissez moi sortir !- Qu’est-ce qui t’arrives ?- J’veux voir mon avocat.- Ca y est, tu l’as vu tout à l’heure, c’est fini pour aujourd’hui.

- Laissez moi sortir j’vous dit, j’suis innocent !- Recule au fond et calme toi !Les mots furent accompagnés de la matraque qui, passant par le judas pour me repousser, m’atteint au plexus.- J’vous interdis d’me toucher- C’est ça. Tu t’calmes ou j’t’emmène au mitard !Un brouhaha commença d’emplir la coursive. - Silence ! cria une voix tandis que le bruit métallique des matraques frappant les portes résonnait à travers les coursives.

Calme toi, C’est pas comme ça que tu vas y arriver !Arriver à quoi ? Hein ?!Ca ne plaide pas en ta faveur.Mais ils plaident eux déjà !Tu n’as rien fait, le temps te donnera raison, laisse courir.

Page 136: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Et si mes parents lisent ça…Tu crois que tes parents à Lamorlaye ils ont le journal local du coin ?Mais je ne peux pas laisser passer ça !Ca ne changera rien de vociférer comme ça.

- J’veux voir le directeur. Dis-je au gardien.- Tu t’calme d’abord, j’vois ça après.- Ok, j’me calme.Le judas se referma, le tumulte s’apaisa. Je revins m’asseoir à la table en ruminant ce que j’allais faire mais j’étais trop énervé pour tenir mes idées en place.Le judas s’ouvrit à nouveau puis la porte. Un petit homme, brun, en civil entra.- Bonjour Charles.- Bonjour. Vous êtes qui vous ? J’ai d’mandé l’directeur.- Paul Marthes, je suis l’éducateur.- J’ai pas besoin d’éducateur moi !- Je suis là pour vous aider, essayer d’obtenir ce dont vous avez besoin, ne serait-ce que de parler.Il parlait lentement, d’une voix douce, comme s’il parlait à un simple d’esprit mais si c’était fait exprès pour maintenir un certain calme, cela m’agaça.- Vous pouvez parler normalement ?- Pourquoi voulez-vous voir le directeur ?Il faisait un effort pour accélérer son débit mais c’était devenu une déformation professionnelle.Je lui montrai le journal. Il le lut, fit la moue et me le rendit.- Mais ce n’est rien, ne vous arrêtez pas à cela. Vous savez, les journalistes ont besoin de dramatiser un peu les choses pour être lus, il ne faut pas leur donner plus d’importance qu’ils n’en n’ont.- Pour tout le monde je suis un assassin aujourd’hui.- Mais non. Vous venez de la région parisienne ?- Oui- Alors combien de personnes, parmi celles que vous connaissez liront cet article ? Aucune. - Ca n’empêche, j’vais avoir une réputation d’assassin.

Page 137: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Mais si vous êtes innocent la vérité sera rétablie et ce sera encore plus médiatique que cet article.- J’veux voir mon avocat, faut que ces gens là rectifient, faut qu’ils s’excusent.- Ecoutez, plus vous ferez de bruit autour de ça, plus les gens s’y interesseront alors que si vous restez tranquile… Vous savez, personne ne lit le journal entièrement, les gens lisent ce qui concerne leur village c’est tout et puis ici personne ne vous connaît.- Va falloir qu’ils s’excusent.- Oui. Vous verrez avec votre avocat mais attendez que votre innocence soit reconnue, ne faites rien pour l’instant, cela ne ferait qu’aggraver les choses.- Je veux quand même voir mon avocat.- Il a sans doute vu le journal.- Mais j’veux lui parler.- C’est qui votre avocat ?- Esson.- Je vais l’appeler et lui demander de venir demain matin, ça vous va ?- J’ai pas l’choix d’toutes façons.- Allez, restez calme, c’est le mieux. Je ne répondis pas. Il se leva, cogna à la porte qu’on lui ouvrit.Je me retrouvai à nouveau seul dans ces dix mètres carrés. Je saisis l’hebdomadaire et, m’étant allongé sur mon lit, le parcouru.Jean revint de l’atelier, se lava puis se fut l’heure du repas. Nous discutâmes de tout et de rien, commentions chacun sa journée, parlions de l’actualité dont j’avais pris connaissance puis nous endormîmes.

Page 138: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

VENDREDILa journée commença, comme la précédente,

par le réveil en sursaut. Avaient-ils vraiment besoin de faire tant de bruit ? Je n’avais que très rarement, était-ce déjà arrivé seulement, aussi mal dormi que cette nuit là. J’avais tourné et retourné les évènements sans rien en tirer. Je regardai la couleur du carré de ciel que nous offrait la fenêtre. Il était bleu. A quoi bon qu’il soit bleu ? Les oiseaux chantaient et je me mis à les écouter. Cela m’éloignait de la colère qui n’avait pas cessé de m’habiter. L’envie me tenaillait mais j’attendis que Jean parte. Je n’allais tout de même pas faire ce que j’avais à faire là, devant lui. Je pensai à Ludovic et me dis que je devrais lui écrire. Lui écrire certes, mais quoi ?Je sortis néanmoins le bloc, tentant d’aligner les idées mais, s’il se noirci, ce ne fut que de vagues dessins. Une extrème langueur s’emparait de moi. J’étais incapable d’écrire, de lire, de penser même. Qu’allais-je faire ? Qu’allais-je devenir ? Je songeai qu’il est incroyable comme parfois la vie peut s’emballer, dérailler. Pourquoi m’était-il arrivé tout cela ? Qu’avais-je fait ? Que n’avais-je pas fait ? Je me rendormis sur la table jusqu’à ce que la porte ne s’ouvre.

Page 139: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Tardebeau, parloir.Sachant maintenant où ce dernier se trouvait, je précéda le gardien qui vint me chercher. Je n’étais pas réveillé, j’étais las. J’avais perdu la colère qui m’avait poussé à vouloir voir cet avocat, je n’étais plus très sûr de ce que j’avais à lui dire. Il était déjà assis dans l’aquarium et se leva lorsque j’entrai.- Bonjour Charles, ça va ?Il avait un drôle de ton, celui que prennent ceux qui éprouvent, ou veulent faire semblant d’éprouver, de la compassion, de la pitié pour leur interlocuteur. Je n’aimai pas ce ton mais étais bien en peine de le reprendre.- Ouais… Fis-je en m’asseyant.- Je suis en retard parce que… j’ai une mauvaise nouvelle. Commença t-il.Je ne voyais pas le rapport mais cela eu pour effet de me faire réagir, de réveiller mon attention.- Laquelle ?- Votre femme, Geneviève…- Et ben ?!- Elle est morte.J’encaissa sans réagir vraiment, sans réaliser, sans comprendre peut-être.- Elle est morte ? Répétais-je pour parvenir à assimiler la chose.- Elle s’est suicidée hier soir, enfin… dans la nuit.- Suicidée ? J’étais abasourdi, hébété. Je crois n’avoir ressenti à cet instant ni peine ni colère.- Mais pourquoi ? - Je ne sais pas Charles, elle n’a rien dit, elle n’a pas laissé de mot…Je réalisai à ce moment qu’elle n’était pas seule.- Et les autres ils étaient où ? Ils ont fait quoi ?- Ce n’est pas de leur faute Charles, ils étaient couchés, ils n’ont rien pu faire.- Mais comment elle a fait ?

Page 140: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Elle a avalé des médicaments, des produits ménagers…Je commençai à prendre conscience de la chose. Il dut s’en apercevoir car il se leva et vint près de moi, posant une main sur mon épaule.- Je suis désolé Charles.Désolé, désolé…- Mais pourquoi ? Répétais-je- Personne n’y pouvait rien Charles.Que pouvait-il dire ? Que pouvais-je dire ?Nous restâmes silencieux quelques minutes puis ce fut à la fois comme une révélation subite et une lente découverte. L’évidence jaillit et prit peu à peu consistance.- C’est d’ma faute !- Mais non ce n’est pas de votre faute.- C’est d’ma faute j’vous dit !- Pourquoi ce serait de votre faute ?- J’lai insultée, rejetée, traitée d’pute.- Mais on ne se suicide pas pour une dispute Charles.- C’était plus qu’une dispute. C’est d’ma faute.- Mais non. Ce n’est pas la première fois que vous vous disputez et puis…- C’est d’ma faute ! Lui hurlais-je à la face.Il se tut.- J’voulais pas ça…- Vous n’y êtes pour rien Charles, vous vous êtes ici, vous n’y pouviez rien.- J’aurais pas dû.- Allez, ça ne sert à rien Charles. Il faut vous faire sortir d’ici maintenant.- Et Ludo ?! Dis-je subitement.- Pour l’instant il ne sait rien. Il est chez ses grands- parents, c’est mieux comme ça.- Comment j’vais lui dire ?- Vous vouliez me voir Charles. Pourquoi ?Nous n’étions plus dans la même histoire. La raison pour laquelle je voulais le voir me semblait tellement dérisoire.

Page 141: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Je lui tendis néanmoins le journal, mécaniquement.- Ne vous inquiétez pas pour ça. Nous allons déposer une plainte et je vais écrire au journal. J’étais à mille lieues de ce qu’il me disait.

- Quand vous serez innocenté, reprit-il, nous demanderons des dommages et intérêts. Ne vous tracassez pas pour cela.- Mais j’suis coupable, c’est moi qui l’ai tué !- L’ermite ?! Fit-il surpris.- Non, ma femme.- Ecoutez Charles, je comprends ce que vous ressentez mais pour l’instant il faut que l’on vous fasse sortir d’ici. - Vous comprenez, vous comprenez…. Vous comprenez quoi vous ?!- C’est pour l’article que vous vouliez me voir ?Je ne répondis pas, trop d’émotions se bousculaient en moi.- Vous avez pensé à ce que je vous ai demandé ?Il était seul.- Allez, soyez fort, on est avec vous Charles. Gardez courage, pour votre fils.Il me tapa sur l’épaule et s’éloigna tandis que je restai assis, perdu entre remords, tristesse et colère.On vint me chercher pour me raccompagner dans ma cellule. Je vis maître Esson discuter avec le directeur.La porte se referma et je restai seul avec moi-même.Comment avais-je pu ?Pourquoi j’ai fait ça ?Elle ne méritait pas ça !Je commençais à me haïr.

Tu ne pouvais pas savoir. Ce n’est pas de ta faute.C’est toi qui m’a dit que j’étais passé avec mon lance-flammes.Mais tu ne pouvais pas prévoir qu’elle réagirait comme ça.

Page 142: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

J’aurais dû savoir.Tu étais en colère mais bon, si tous les gens qui se disputent se suicidaient…

C’est de ma faute.Arrêtes, penses à Ludovic.J’ai tué sa mère.Non. Tu l’as insulté c’est tout.

Le judas s’ouvrit et se referma. J’étais assis à la table, la tête dans les mains.

Pourquoi j’ai fait ça ?Tu as réagis instinctivement c’est toutJ’aurais jamais dû.Ca ne sert à rien…

Pourquoi m’as-tu quitté ?

Jean entra sans que j’esquisse le moindre mouvement.Il ne dit rien, se lava les mains et urina. Il y eu un silence avant qu’il n’ose me parler.- Ca n’a pas l’air d’aller toi.Je ne lui répondit pas.- Ben dis moi quelque chose, reste pas comme ça.Je restai muet, seul avec mes pensées. On nous apporta les plateaux repas.- Dis quelque chose, j’sais pas moi…J’entendais ce qu’il me disait mais c’était comme s’il parlait à quelqu’un d’autre.Il commença de manger sans plus rien dire.J’étais, pour ma part, mentalement occupé à répéter ce que j’aurais dû dire, ce que j’aurais dû faire. Je me le répétais à l’infini.- Dis moi. Parle quoi, ça fait toujours du bien d’parler.Je gardais le silence. Le judas s’ouvrit et se referma à nouveau.- Mange au moins. Ca sert à rien d’pas manger.Je me sentais vide, seul, inutile et odieux. Incapable

Page 143: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

d’avaler quoi que ce soit.- C’est pas comme ça qu’ça va s’arranger. Persista Jean.J’étais pétrifié, absent du monde et de moi-même. - Allez, mange quoi ! Fit mine de s’énerver Jean.Je repensai à ce qu’avait dit le capitaine. J’avais imaginé. Peut-être avait-il raison. Il avait sûrement raison. J’ai sans doute imaginé, inventé. Et maintenant elle est morte. Elle est morte parce que j’ai imaginé, parce que ça m’arrangeait à ce moment là de croire. « Putain merde c’est trop con ! » pensai-je en me mettant à pleurer.Jean vint près de moi, m’entourant de son bras. Il ne savait trop quoi dire avant de lâcher un « T’y es pour rien » avouant que les gardiens l’avait mit au courant.- J’lai tué, émis-je dans un sanglot.- Mais non tu l’as pas tué.Il ne pouvait, ni lui ni personne, me faire entendre raison.Le vide qui m’entourait à présent me rendait l’amour que j’avais eu pour elle. Défilaient soudain devant mes yeux les images pas si lointaines d’un bonheur simple.Je nous revoyais faire des pâtés de sable avec Ludo en riant. Je nous revis parcourir les remparts de Saint Malo. Je la revoyais apporter le gâteau d’anniversaire sous les yeux émerveillés du petit. L’émotion des repas d’anniversaire de mariage, quand, en tête-à-tête, nous nous emplissions les yeux de l’image de l’autre me revint.

Pourquoi m’as tu abandonné ?

J’entendis résonner ces fous rires que nous eûmes sur les pistes enneigées. Les vins chauds qui nous réchauffaient ensuite fumaient soudain devant mes yeux.

Qu’avions-nous fait de nous ?Que nous était-il arrivé ?

Page 144: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Pourquoi est-ce toujours quand il y a eu perte que l’on s’aperçoit de ce que l’on a perdu, du manque, du vide qui se fait ?

Jean, ne trouvant pas les mots – Parce qu’il n’y en avait peut-être pas – renonça. Il retourna à son atelier.Un gardien vint faire le tour de la cellule et s’en alla sans un mot. Sachant le cocktail vénimeux que forment le remord, l’impuissance et le désespoir, méfiante et aux aguets, la machine carcérale veillait.Leur crainte était inutile. J’étais trop… inexistant, trop vide, trop abasourdi. Psychiquement mort. Je restai ainsi toute l’après-midi, toute la nuit quelque part entre ciel et terre, quelque part hors de moi.

Pourquoi ?Qu’avais-je donc fait ?!Je rêvais !Ce n’était pas vrai et j’allais me réveiller !On allait rembobiner le film.Allez !Je vais lui demander pourquoi, comment, gentiment, poliment, tel l’adulte responsable, raisonnable que je suis.Elle va s’excuser, m’expliquer, nous allons repartir du bon pied.

Rien ni personne, ni les cris, ni Jean, ni les claquements de verrous, ni les gardiens, ni les sirènes ne pouvaient me faire sortir de cette irréalité.

SAMEDI

Page 145: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Jean n’était pas parvenu à me ranimer. Il attendait que ça passe. Il avait bien fait une nouvelle tentative lors du petit-déjeûner mais en vain.Je n’avais pas bougé depuis la veille, j’étais comme en hibernation, restant sans boire ni manger. Respirais-je ?J’étais encore prostré lorsque la porte s’ouvrit une nouvelle fois.- Tardebeau, venez au parloir.Ne prêtant aucune attention au monde qui m’entourait, le gardien dût insister, entrer dans la cellule.- Allez, debout !Je me levai finalement et, tel un automate, sans m’interroger sur ce que l’on allait me demander, regrettant seulement de n’avoir pas la paix, je me rendis dans l’aquarium où se trouvait maître Esson.Il était debout et vint vers moi dès que j’entrai.- Bonne nouvelle Charles, vous êtes libre !Je restai hébété.De quoi parlait-il ?Que disait-il ?- Vous sortez Charles. Répéta t-il. Vous êtes innocenté, le coupable s’est rendu.Je ne parvenais pas à réaliser.- Allez chercher vos affaires, on vous attends dehors.Il m’entraîna vers le hall où un gardien me reconduisit à ma cellule.J’entassai le peu d’affaires que j’avais sortis dans ma valise et redescendis. Il me fallut encore remplir et signer des formulaires, récupérer les effets qui m’avaient été confisqués puis mon avocat me conduisit dehors.Marie, Michel et Catherine étaient là et m’enlacèrent. Il y avait dans leurs mots autant de joie que de compassion.Ils avaient les visages fripés de ceux qui viennent de traverser une terrible épreuve. Si Michel et Catherine restaient silencieux, presque absents, Marie faisait face

Page 146: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

avec une assurance, une volonté qui m’étonnai.- Quelle histoire mon pauvre Charles !Je ne repris conscience de ce qui m’entourait que peu à peu, dans la voiture me ramenant dans cette maison maudite.Ils m’invitèrent à aller prendre une douche ce que je fis ôtant la langueur qui m’envahissait et sous laquelle d’autres questions émergèrent.Lorsque je revins, je les trouvai installés dans le salon occupés à boire un café.- Que s’est-il passé avec Geneviève ? Pourquoi n’avez- vous rien fait ?- De te voir en prison, ça l’a bouleversée.Elle a beaucoup pleuré. On a essayé de la réconforter, et puis, elle était tellement fatigué… Elle est monté s’reposer et…- Mon pauvre Charles.- Ils sont où les autres ? Fis-je.Les choses s’enchaînaient trop vite à présent pour que je sois en mesure de les suivre, les vivre.- Ah, tu ne sais pas ?!- J’sais pas quoi ?- Qui a tué l’ermite ?!A vrai dire je m’en moquais de l’ermite. Je savais que ce n’était pas moi alors le reste… chacun sa croix. - Non, c’est qui ? Demandais-je néanmoins, presque par politesse.- C’est Raymond.Cela me fit l’effet d’une douche froide.- Raymond ?!- Ouais…J’eus du mal à le croire. Comment Raymond, cet homme paisible, aimable, effacé, calme, posé pouvait-il avoir fait ça ?

- Raymond ? Mais comment peut-il, lui, avoir fait une chose pareille ?! C’est quelqu’un d’intelligent Raymond !

Page 147: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

- Nous sommes comme toi.- Mais c’est…Je ne trouvais pas les mots .- Comme tu dis c’est…- Non mais c’est ahurissant ! J’sais pas mais, ça n’peut pas être lui !- Ben si.- Comment le savez-vous ?- Il a tout avoué. - Mais pourquoi il a fait ça ?- C’est un peu compliqué, commença Marie. Tu sais qu’il écrivait un roman policier.- Oui.- L’un de ses personnages en tue un autre et pour… enfin, comme on lui a dit que pour écrire ce que son personnage pouvait ressentir il lui fallait le vivre…- Mais… attends, c’est complètement fou !- Il a pensé que l’ermite, seul, loin du monde n’offrait aucun risque et n’attristerait personne.Je ne parvins pas à imaginer que l’on put se montrer aussi… naïf.- Mais attendez, il est pas demeuré à c’point là Raymond !- Nous non plus on n’comprends pas.- Et Pierre il est où ?- Pierre il accompagne Cécile. Ils sont à la gendarmerie.- Et il est possible qu’il ne r’vienne pas non plus lui. Ajouta Catherine.- Comment ça ?

- Raymond a avoué qu’c’était Pierre qui lui avait mit ça dans la tête et puis, dans la nuit d’samedi, quand Raymond revenait d’là-haut, il est tombé sur Pierre et Geneviève en train de… Enfin bref, ils se sont mis d’accord, Raymond se taisait pour Pierre et Geneviève et en contrepartie, Pierre fournissait un alibi à

Page 148: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Raymond.- Ca l’arrangeait bien d’ailleurs parce qu’il avait pas trop envie qu’on sache que l’assassin était un de ses amis, intervint Michel.- Pierre est complice alors ! Lançai-je soudain.- Complice heu….- Tu parles d’une semaine toi ! Dis Catherine.- Tu veux faire quoi maintenant ? Me demanda Marie.- J’m’en vais, j’vais récupérer Ludo.- Nous aussi, on part tout à l’heure, dit Michel.- Ca va aller toi ? Demanda Catherine à Marie.- Vous inquiétez pas pour moi.- Et Pierre, il d’vient quoi ?- J’sais pas, mais d’toutes façons moi j’reste pas avec lui. C’est trop grave c’qu’il a fait.- Attends, donne toi du temps pour réfléchir. Essaya de la convaincre Catherine.- Oh, t’sais, c’est tout réfléchi.

Cécile qu’il faudrait soutenir, Marie avec sur le bras un avenir incertain, Ludovic et moi à la dérive, nourrirent les conversations de ce dernier matin.Lors du débarrassage nous nous retrouvâmes, Marie et moi seuls dans la cuisine.Nous restâmes silencieux, chacun évitant le regard de l’autre et, lorsque nos pupilles se croisèrent, nous tombâmes l’un dans les bras de l’autre. Là, sur cette frêle épaule osseuse, dans ce cou aux senteurs enivrantes, je me mis à pleurer.C’est ainsi que Catherine nous trouva. Elle vint mettre ses mains sur nos épaules.- Pense à ton fils Charles, c’est pour lui que tu dois être fort. Me dit-elle avant de glisser à Marie :- Et toi, réfléchis, n’fais pas n’importe quoi sur un coup d’tête.

Ludovic, ludovic. Tous n’avaient que ce prénom à la bouche et j’y pensais aussi sans cesse mais…

Page 149: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

… d’où vient que les absents définitifs soient parfois plus présents que les présents ?

Pierre revint avec Cécile, en larmes. Il n’y avait plus assez d’entrain pour combattre les peines, aussi, ne pouvaient-elles que s’unir pour se soutenir.Ils étaient aussi éloignés l’un de l’autre que nous l’étions nous-mêmes les uns dans les bras des autres, chacun dans sa douleur.

C’est tel un songe que le paysage se tortilla derrière le pare-brise, que l’auto radio égrena ses voix trop lointaines. C’est tel un somnanbule, sans plus d’attention qu’un rêveur que je roulai vers ce qui me restais de la vie. Je n’osais tourner la tête sur ma droite, voir ce siège vide côtoyant le mien qui, finalement, ne l’était pas moins.Je n’avais pas traîné, ayant juste pris le temps d’appeler les parents de Geneviève, de leur annoncer la nouvelle, de leur demander de veiller sur le petit malgré tout.Michel et Catherine me suivraient de près. Je ne sais ce que Cécile avait convenu de faire.Tout cela n’était plus mon affaire.Je m’en allais.Je fuyais.Comme courant d’un cauchemar au réveil mais tout cela n’était pas un rêve et, je ne croyais pas, je ne croyais plus, à ce moment là, aux vertus du temps qui efface tout.

Voilà Charles, hébété, anéanti, retourné vers son fils.Que deviennent-ils tous deux ?Charles parvient-il à faire partager à ce fils la

Page 150: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

découverte du calme enchanteur de la nature que cette semaine lui a procuré ?Pierre va t-il vraiment se retrouver seul ? Va t-il, alors, rester cet infatué ?Sa conscience ne va t-elle pas, à l’instar de celle de Charles, l’interpeller ?Que peut-il bien devenir sans public ?Sans doute doit-il s’en trouver un autre.Marie peut-elle vraiment partir ?Va t-elle l’oser ?Cécile peut-elle rester ?Comment va t-elle se comporter ?Va t-elle attendre Raymond ?Et lui !?Va t-il supporter ?Michel et Catherine seraient-ils les seuls à sortir indemnes de ces quelques jours ?Vont-ils enfin avoir un enfant ?Les uns et les autres se reverront-ils ?Pourquoi Marie ne rejoindrait-elle pas Charles ?Pourquoi Michel ne reverrait-il pas ce narrateur, le seul avec qui il s’entendit ?

Cette semaine ne peut-elle rester pour chacun d’eux que l’un des souvenirs qu’ils raconteront à leurs vieux jours au coin du feu ?

FIN.

Page 151: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE

Ca y est.Vous refermez ce livre, avez fini cette histoire.Mais les histoires s’arrêtent-elles vraiment ?Ne serait-ce pas elles qui, incidemment, nourrissent nos rêves, nos pensées, nos réflexions ?Allez-vous vraiment laisser Charles, Pierre, Marie, Michel, Catherine, Raymond et Cécile dormir sous cette couverture ?

Faites les faire vivre encore selon vos souhaits, vos goûts, vos envies.A vous de choisir un destin pour eux.L’auteur n’y verrait là que l’aboutissement de son travail puisqu’il n’y a que le lecteur pour clore une histoire.

Page 152: CHARLES SIMPLE PERSONNAGE