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Les Cahiers de la Maison Jean VilarN 110 - JUILLET 2010 3

LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR N 110

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SommaireMon semblable, mon frre, par Jacques Tphany Souvenirs de la maison Russie par Rodolphe Fouano Linstant et lternit, par Dominique Fernandez Lempreinte Tchkhov, par Jacques Lassalle Rcit dune vie, par Jacques Tphany Chronologie Pages choisies Stanislavski, Meyerhold, Tchkhov par Batrice Picon-Vallin Paroles de metteurs en scne Intuition et sentiment, par Constantin Stanislavski La vie telle quelle est, par Georges Pitoff Pourquoi La Cerisaie ? par Jean-Louis Barrault Le rire de la jeunesse, par Jean Vilar Dpasser Stanislavski, par Giorgio Strehler La modernit mme, par Antoine Vitez Une vrit simple, par Georges Lavaudant Une intimit troublante, par Claire Lasne La difcult de vivre, par Maurice Bnichou Le personnage et le comdien, par ric Lacascade Un thtre profondment existentiel, par Alain Franon Traduire, adapter Tchkhov Une forme franaise, par Pierre-Jean Jouve Le jardin des cerises, par Georges Pitoff Fidlit, par Jean-Claude Grumberg Un travail dcrivain, par Daniel Mesguich Le mouvement de pense, par Peter Brook Une Cerisaie sur mesure, par Jean-Claude Carrire Un temps passer ensemble, par Chantal Morel Traduire Tchkhov, par Andr Markowicz et Franoise Morvan Statut du traducteur, par Irne Sadowska-Guillon Lire Tchkhov Que vous vivez mal, messieurs ! par Maxime Gorki Lhomme et luvre, par Elsa Triolet Tchkhov et les femmes, par Roger Grenier Un problme en soi, par Luchino Visconti Le monde de Tchkhov, par Vassili Grossman Le moins mtaphysicien des crivains russes, par Vladimir Volkoff Tchkhov en France, par Marie-Claude Billard Quiz, par Rodolphe Fouano Remerciements 4 6 8 12 16 28 31 36

42 49 50 53 58 62 65 66 67 68 70

72 73 74 74 75 76 77 78 81

83 84 85 86 87 88 89 92 96

Couverture : conception graphique www.genevievegleize.fr daprs une photo dOlivier Martel / akg-images (voir page 9). Ci-contre : dtail dun manuscrit de Tchkhov : Les Trois Surs.

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Mon semblable, mon frreJacques Tphany

Lennui, avec Vilar, cest quil ne se prte pas la glose. Bernard Dort

avons ressenti la mme lassitude le mot est un peu fort quen face des sommets mozartiens, comme si nous avions dj fait plusieurs fois cette ascension et que nous en connaissions tous les paysages. Alors nous avons pris les chemins de traverse, ceux qui constituent prcisment cette uvre puzzle faite de plusieurs centaines de nouvelles. Rien ne va droit dans la trajectoire dAnton Pavlovitch Tchkhov : il est bon mais indiffrent, amoureux par pleines bouffes mais ennemi du moindre risque de passion, profondment russe et dautant plus critique avec ses compatriotes, engag dans la vraie vie mais tranger la politique sauf pour sen garder, responsable mais dcourag par avance, distant mais incapable de solitude, ftard et mlancolique, dilettante et grave, alcoolique avec modration, amateur dlicieux et travailleur forcen, rotomane et pudique, rveur et btisseur Son uvre en ordre consciencieusement dispers est, dans son temps, lexpression dun monde inquiet de sa propre nitude, mais elle convient aussi aux commissaires sovitiques capables daller verser une larme sur les lamentations risibles dOlga KnipperTchkhov aprs avoir log une balle dans la tte de Monsieur et Madame Meyerhold, un aprs-midi ordinaire dans les caves de la Loubianka On nen nirait pas de ces contractions, convulsions, contradictions, de ces oxymores touchant tout Tchkhov,

donc rien qui le xe autrement que dans une srie dinstantans. Ses exgtes avouent renoncer dnir de quoi cest fait . Tous ont ce geste consistant frotter dlicatement deux doigts contre le pouce, les yeux plisss dinterrogation ou de plaisir intellectuel, quelques commentaires vaguement subtils accompagnant leur impuissance. Cest quil existe un mystre Tchkhov impossible thoriser ; on se rsout lassocier son laconisme, comme si des phrases perdues au plus fort des passions (Regardez la neige qui tombe, Un seul ennui, les jours raccourcissent) ouvraient des perspectives gniales sur la condition humaine. Il faut convenir quil nest pas ais de gloser autour de lme dun amateur de pche la ligne qui pouvait aller poser ses cannes au bord des lacs sans poisson, comme a, pour le plaisir de lide On pense au chat de Mallarm qui, selon Malraux, jouait tre chat chez Mallarm. chacun son Tchkhov. Celui qui nous aura le plus attach, tonn, cest le Tchkhov incrdule devant lui-mme et devant son gnie. Sans effort, lun des plus grands crivains et dramaturges du sicle reste un simple. Non pas un modeste car sa frquentation de la douleur dans son mtier de mdecin, son travail acharn au service de la littrature, sa faon de sexcuser dtre malade jusqu linrmit, relvent dune indiscutable ert dhomme. Mais un simple comme on le dit de certaines plantes aux effets bnques, de ces humbles organismes qui ne se

Huit mois durant, nous aurons lu Tchkhov, presque tout Tchkhov, cout ses biographes, visionn les mises en scne de ses pices, les lms qui sen sont inspirs. Huit mois tellement consacrs au docteur Tchkhov quil nous en est devenu presque familier. Et pourtant, le but atteint, il nous chappe. Ce nest videmment pas sans malice que nous proposons, en exergue, ce dpit dun grand analyste du thtre contemporain exprim publiquement lors dun colloque vnitien en 1981, moins pour tout rapporter Vilar selon une obsession maison, que pour lassocier une mme qualit dhomme. Au dpart, rpondant lamicale intuition de Culturesfrance, nous avons ragi, oserons-nous lcrire ?, comme tout le monde : nous nous sommes prcipits sur lair connu de luvre dramatique, ttralogie de lgende : Oncle Vania, La Mouette, Les Trois Surs, La Cerisaie. Certes, il y aussi Ivanov, ou encore ce Platonov crit vingt ans et qui contient en germe tout le gnie nal. Mais aussi cet Esprit des bois, alias Le Sauvage, prguration de Vania. Et encore une petite dizaine dactes courts comme des nouvelles. Et drles. Et tragiques. Et puis, daccord avec Dominique Fernandez quon lira plus loin, nous

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tournant merveilleusement parmi les eurs quon aurait pu en tomber amoureux, et puis il se remet au travail et ny pense plus du tout. Jy pense et puis joublie. Est-ce ainsi que Tchkhov a crit ce que nous tenons pour un des plus grands chefs-duvre du thtre mondial, en ny tenant pas ? Est-ce ce dtachement qui aura inspir la petite quipe de la Maison Jean Vilar un tel sentiment de plnitude au moment de prparer une exposition devenue, petit petit, une installation ? Nous navons pas nous dfendre de quelque snobisme que ce soit : en parlant dinstallation, nous ne rejoignons pas la meute des derniers chics. Simplement, puisque cest la simplicit qui nous inspire, nous nous sommes appropri ce qui nous tait donn. Cest cela qui distingue Tchkhov de tous les autres : le gnie du don, sans attente daucune monnaie de retour. Et la libert quil nous donne dtre tchkhoviens notre guise en faisant dialoguer, tout au long du parcours propos, le concret et labstrait, linni et le born. Arms de cette sorte de confusion heureuse, nous avons tent dapprocher lme russe dont il est lune des manifestations les plus claires et obscuresMoscou, 1891. Collection Muse Littraire, Moscou.

risquent pas la comparaison avec les cocktails de molcules qui font la mdecine savante. Non, dit Tchkhov, tout cela nest pas srieux : je vous donne un petit coup de main avec mes historiettes, nourrissez-vous plutt de Tolsto, moi je ne fais que passer. Six ans aprs ma mort, vous maurez oubli. Allons, disons six ans et demi ! La moindre lgance, quand on nest quun comparse, commande de sourire. Plus que par la compassion, la piti pour lespce humaine, lexigence de justice, cest donc par son indiffrence, son doute, son scepticisme son propre endroit que nous dnirions notre Tchkhov. Do son autodrision. Comment croire en soi quand les autres

sont meilleurs en tout, en talent, en sant, en vanit, en gnrosit, en cruaut, en amour, en ? La dernire nouvelle rcemment traduite par Lily Denis1, Chez des amis, met en scne la vente annonce dun domaine les Kosminki , ressemblant furieusement Babkino, Mlikhovo, ou encore au jardin des cerisiers. O les verts paradis approchent de leur n dans linsouciance des amours enfantines et pourtant si lourdement adultes. La journe acheve, le tmoin de cette faillite, de ces larmes dans les rires, de ces rires dans les larmes, revient chez lui en ville, pense encore dix minutes ces gens charmants qui courent leur perte, cette jeune femme si jolie dans sa robe blanche

Si nous devions choisir au sortir de ce bout de chemin avec Anton Pavlovitch, nous retiendrions son sentiment comique de la vie. Ils ne sont pas nombreux ces tristes qui samusent de riens, ces simplement compliqus : ils trbuchent, et cest drle ; ils meurent, et cest idiot. Ils ne sont pas nombreux ceux dont on peut dire sans risque de se tromper : Mon semblable, mon frre. J. T.(1) Dans Le Malheur des autres, Gallimard, collection Du monde entier, 2004

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Souvenirs de la maison RussieRodolphe FouanoLa prcdente livraison de nos Cahiers invitait sinterroger sur la pertinence des clbrations et des hommages. Entre culte, ftichisme et opportunit mdiatico-commerciale, la frontire est parfois difcile cerner. Reconnaissonsle pourtant : 150 ans, a se fte ; et Tchkhov le valait bien ! Aussi nestil pas surprenant de voir clore en ce printemps 2010 de nombreuses mises en scne de ses pices, y compris dans les Thtres nationaux : Julie Brochen monte La Cerisaie au TNS (le spectacle sera repris lOdon pendant le Festival dautomne) et Alain Franon, qui a dj beaucoup pratiqu lauteur, prsente Les Trois Surs au Franais, salle Richelieu. De nombreux hommages Tchkhov sinscrivent dans le cadre de lAnne de la Russie en France. Pour prparer celui que la Maison Jean Vilar propose, nous nous sommes rendus Moscou, en plein mois de janvier, comme pour nous initier lhiver russe, sur les traces de notre cher Anton Pavlovitch. Le 29 janvier, lors du Festival international de thtre qui porte son nom Moscou, une crmonie avec discours et dpt de gerbes fut organise au cimetire du monastre Novodievitchi o il repose, quelques mtres de Stanislavski et de Boulgakov. Scne surprenante, sous la neige, qui participe sans doute de lme russe dont parle si lgamment Dominique Fernandez dans son dernier ouvrage. Signe de lattachement la terre plus que ftichisme, qui interdit toute ironie. Des tlvisions locales et des photographes xrent lvnement, montrant les reprsentants ofciels du gouvernement et de la Ville de Moscou, tte nue malgr le froid glacial (-25c), pntrs du souvenir du disparu. Bernard Faivre dArcier joua le jeu, sexprimant devant les camras pour tmoigner de lattachement du public franais Tchkhov, lun des auteurs dramatiques les plus jous dans le monde. Et le mme jour, la mme heure, un avion conduisait une importante dlgation dartistes - parmi lesquels Muriel Mayette, Jacques Lassalle LES CAHIERS DE LA MAISON JEAN VILAR N 110

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dont on lira plus loin le tmoignage, Mathias Langhoff, Frank Castorf, Peter Stein... Taganrog, au bord de la mer dAzov, pour visiter la maison o naquit lauteur de La Mouette, avant dtre reue par le prsident Dmitri Medvedev lui-mme, pendant plus dune heure, loin des camras cette fois. Le Festival Tchkhov est dirig par Valri Chadrine dont lnergie et la sympathie sont lgendaires. Prsident de la Confdration internationale des Unions thtrales, il est le directeur artistique pour son pays des annes croises France-Russie. Une occasion unique dchanges. Lopration dpasse toutefois largement les deux nations puisquune tourne de spectacles est organise dans 36 pays jusquen dcembre 2010. Audel dune clbration opportune, les organisateurs entendent faire valoir le patrimoine tchkhovien dans sa diversit. Un colloque tait ainsi organis pendant ces Journes Tchkhov la Maison Pachkov, magnique palais noclassique de la n du 18me sicle, baign dans une lumire blanche, actuellement btiment de la Bibliothque Lnine dont les fentres donnent sur les remparts du Kremlin. Un cadre surrel o les intervenants se devaient dvoquer luvre du dramaturge et nouvelliste. Malgr les exgses et les interventions de Declan Donovan ou de Peter Stein, malgr la brillante communication de Jacques Lassalle aux rsonnances sarrautiennes conant que Tchkhov, quil a somme toute peu mont, la toujours accompagn dans sa dmarche artistique, et voquant les rcuprations dont luvre a fait lobjet sous les diffrents rgimes politiques, malgr lintervention de Batrice Picon-Vallin, spcialiste du thtre russe au CNRS, Anton Pavlovitch a gard l encore tout son mystre. Une intervenante alla jusqu parler dalgorythme tchkhovien... Notre mauvais esprit, tromp sans doute par les raccourcis de la traduction simultane, nous conduisit alors avancer lhypothse que Tchkhov

est dans tout, et que tout est dans Tchkhov ! Nous navons cess de vrier cette intuition, conrme au fur et mesure de nos dcouvertes dans les muses qui nous ont ouvert leurs collections, aussi bien qu loccasion des spectacles quil nous a t donn de voir. Des performances souvent conues comme des variations autour dun mythe, avec quelques clichs : la neige, des jardins aux cerisiers en eurs, une coupe de champagne bue sur un lit de mort, le transport du dfunt dans un wagon dhutres Il fallut parfois rsister pour que notre Tchkhov ne disparaisse pas, emport par un torrent daudaces spectaculaires certes mais souvent gratuites ; et aussi lutter contre nousmmes cette fois pour que Tchkhov ne soit pas rinvent, dform, tant nos dcouvertes nous invitaient parfois le confondre avec Hugo ou le rapprocher de Cline. Il partage avec le premier un humanisme gnreux, le lyrisme en moins. Il y a en Tchkhov une espce dHugo conome, proccup des misres et des misrables mais auxquels, lui, ne consacre pas de dveloppement romanesque, faute de hros. Avec Cline, autre mdecin de la littrature, il partage une vision clinique du monde et des tres, sans sacrier lillusion dun monde meilleur et donc la chimre politique.

Ces correspondances nous ont quelque peu clairs, sans faire disparatre le mystre. Tchkhov est rest pour nous un autre, un gnie exotique. On est toujours lautre pour lautre, on le sait. Sans doute Tchkhov trouvaitil exotique notre cte dAzur quil affectionnait, buvant du champagne, jouant au casino et suivant les dmls de lAffaire Dreyfus dans LAurore ! Nous avons suivi litinraire inverse, heureusement guids par les vapeurs de vodka et des kilos dufs de saumon, dfaut de ce caviar quAnton Tchkhov, lui, consommait ordinairement Dcidment, Tchkhov est dans tout et tout est dans Tchkhov !

R. F.

Moscou, l'entre du cimetire et l'hommage rendu sur la tombe de Tchkhov, le 29 janvier, pour le 150e anniversaire de sa mort. Le Muse du Thtre d'Art, Moscou. Photos Rodolphe Fouano.

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L'instant, l'ternitDominique Fernandezde l'Acadmie Franaise

Pourquoi ma passion pour la Russie ? quinze ans, jai lu Guerre et Paix en trois jours et trois nuits. Jai tout de suite su que je venais de lire le plus grand roman de tous les temps. Depuis, je lai relu deux ou trois fois avec le mme blouissement. Un peu plus tard, aprs la guerre, jai dcouvert Eisenstein : jai d voir Potemkine une dizaine de fois. Ensuite, jai dcouvert la musique, Tchakovski, les ballets Cest ainsi que la culture russe sous tous ses aspects sauf peut-tre celui de la peinture o lItalie lemporterait dune courte tte est devenue pour moi la plus belle du monde. Longtemps je me suis refus dcouvrir ce pays en voyage organis, entour de ics Je ne my suis rendu quen 1986 loccasion dune cration de Pellas et Mlisande : je garde le souvenir dune ville de Moscou pouvantablement sale, ce qui a bien chang depuis En 1993, Gallimard ma demand dcrire un de ces petits livres de la srie Dcouvertes sur Saint-Ptersbourg en raison mme de mon ignorance du sujet. Je me suis donc rendu dans la ville de Pierre le Grand pour y passer une quinzaine de jours, et au bout dune heure jtais comme chez moi. Je connaissais bien la ville par Crime et Chtiment, par Onguine, par Gogol et, depuis, je me rends au moins une fois par an en Russie, mme et peut-tre surtout si je nai rien y faire. Jaime trop ce pays. Les maisons dcrivains sont souvent trs mouvantes. Celle de Pouchkine Saint-Ptersbourg, de Tolsto Iasnaa Poliana, de Gorki Moscou, de Madame Hanska et Balzac en Ukraine, de Tchkhov Yalta, dont les murs sont couverts des photos de ses amis, Chaliapine, Rachmaninov Lhospitalit russe, et celle de Tchkhov en particulier, est telle que les visiteurs sont lgion et quil tait littralement envahi damis ! Comme Mlikhovo je crois, pour pouvoir travailler en paix, Tchkhov avait, non loin de Yalta, Gourzouf, une autre petite maison o il crivit ses dernires pices : lme de cette maison est intacte. Elle na rien dun muse, on dirait que le propritaire vient de sortir pour une promenade. Je ne suis pas un spcialiste de Tchkhov, mais si lon veut samuser le placer dans le ciel de la littrature russe, je suivrais volontiers le classement humoristique de

Nabokov : dabord Pouchkine, le fondateur de la langue russe comme lest Cervants de la langue espagnole ou Goethe de lallemande. Il faut bien avoir en tte quil ny a rien, en Russie sur le plan littraire, avant 1800-1820 sauf quelques scribes. Et tout coup survient Pouchkine ! Cest pourquoi les Russes le connaissent par cur, alors quen France personne ne vous rcitera du Racine. ct de la simplicit de Pouchkine, on trouve la complexit de Gogol, une uvre beaucoup plus tourmente, aux limites du fantastique et de la folie. Ensuite, Tolsto se place en tte du groupe constitu de Dostoevski, qui nest pas mon favori, Tourgueniev et Tchkhov, et pour ce dernier moins pour ses pices que pour ses nouvelles. Je crois dailleurs prouver lencontre de ce thtre, comme envers Mozart, une certaine saturation quand la lecture des nouvelles au hasard Le Violon de Rotschild, La Steppe, Salle n 6 est une surprise constante. Tchkhov pousse lextrme, selon moi, un trait russe caractristique, la compassion pour lhumanit (encore une qualit trangre notre littrature et quon trouvera presque uniquement chez Simenon, cet crivain dont on na pas encore saisi toute la grandeur et qui serait assez proche dun Tchkhov), compassion pour le dsarroi de lhumanit exprime travers un art qui nappartient qu lui, celui de linstant. Cette alchimie de linstant dans limmensit russe, cest Tchkhov. O que vous vous trouviez en Russie, vous avez le sentiment de lespace inni alors mme que vous tes naturellement rduit votre champ de vision. En Europe occidentale, les limites sont visibles, sensibles. Cette communion avec la nature sans bornes, le monde inni, le vague incessant, constitue lessence mme de lme russe. Observez quon ne peut pas dire lme franaise , lme espagnole ou lme italienne Non que ces pays manquent dme, mais de dimension, assurment. Lme russe nest pas un clich. Lorsquon est l-bas, il faut savoir quitter les grandes villes et saventurer dans ces espaces, dcouvrir les petites villes perdues au milieu de rien, ou de tout, et voir de ses yeux la puissance et limmensit de cette terre qui fait de tous les crivains russes la fois des hommes de lOrient et de lOccident, de lAsie et de lEurope.

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Les crivains mdecins sont des personnages attachants : ce sont des humanistes au sens premier, vident, du terme. Je crois que cest cet humanisme qui a conduit Tchkhov traverser son immense patrie peuple de misreux partout prsents dans son uvre, et faire le voyage de lOrient le plus extrme, jusqu Sakhaline. tre la fois Russe et mdecin explique ce questionnement spcique cette littrature. En France, il y a des prisons, elles font partie du paysage urbain ct des hpitaux, des coles, des stades ou des thtres Elles sont proximit. En Russie, il y a des bagnes, et ils sont situs comme de lautre ct du monde, on sy rend aprs des mois de voyage prilleux et extnuant. La Sibrie, cest une mort civile dans lexil et loubli, et cette menace concerne tout un chacun Souvenirs de la Maison des morts reste lun des plus grands livres de Dostoevski. Avec Rsurrection, Tolsto pose la mme question de lenfermement, des travaux forcs, et Soljenitsyne et tant dautres ne cesseront de la poser nouveau. Cest lide mme de libert qui est en question. La libert nest pas un concept russe. Quiconque a une petite ide de la Russie comprend la ncessit dun pouvoir central nergique pour ne pas dire poigne. Un aimable social dmocrate de notre Rpublique ne tiendrait pas un weekend dans un espace de neuf heures davion entre Moscou et Vladivostok, sans compter un climat pouvantable. Mes amis crivains russes appellent videmment de leurs vux la libert dopinion et dexpression, mais pour eux les vraies

valeurs sont lentraide, la convivialit, lhospitalit pas la libert. Cest cette contradiction qui est passionnante : la libert cest lillimit, le vertige. Or la steppe interminable appelle le rve dune clairire lhorizon limit. Il faut donner des bornes limmensit, pour ainsi dire des garde-fous. Ce qui ouvre la porte dautres enfers : Godounov, Ivan le Terrible, Pierre le Grand, qui coupaient eux-mmes la tte de leurs ennemis, ne sont pas moins terriants que Staline. Et en mme temps, - tant pis si je choque - ces tyrans (mme Staline !) taient artistes, contradiction monstrueuse que nous avons beaucoup de mal comprendre. Tchkhov tait beaucoup trop n pour avoir un regard politique sur les choses. La politique conduit naturellement au parti pris, au sectarisme, et lon peut comprendre que Gorki sengage en raison de ses origines : dix ans, il travaillait comme un esclave et il appelait la rvolution du fond de son exprience douloureuse. Il paiera cher sa foi, ses illusions, dans cette maison de riche au style art nouveau, Moscou, que Staline mit sa disposition et quil dtestait, o il fut coup sr empoisonn par ses mdecins.

Les marais de la Baraba, une photo extraite de l'ouvrage de Dominique Fernandez, L'me russe. Cette image a inspir l'afche de l'exposition Le Mystre Tchkhov, en couverture de ce numro des Cahiers de la MJV. Photo Olivier Martel / akg images

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Sans quelles soient toutes roses, Tchkhov ne connat pas une enfance et une adolescence aussi prouvantes : il reoit une ducation, une culture, il fait des tudes de mdecine. Tchkhov est tout le contraire dun Gorki : il est sans illusion, il ne donne aucun conseil. Tout le contraire dun Tolsto qui est un prophte insurg contre ltat, le progrs, la science Tchkhov est un trs grand crivain dont il est difcile de parler cause de son humilit mme. Cest trs mystrieux Il est fragmentaire, dpouill, sans ornement, car lart pour lart comme lide de libert nest pas un concept russe. Les grands auteurs russes avaient toujours le souci dtre accessibles : ils avaient conscience de ltat culturel, intellectuel de leur pays, ils sadressaient une population peu alphabtise : ils ont pratiqu une littrature proprement populaire et non pas professionnelle comme chez nous. Proust est inimaginable en Russie. Lorsquil crit, lauteur russe a le sentiment de son lecteur. En France, les romans crits pour les lecteurs sont les romans de gare (comme les romans policiers de Simenon prcisment, et pour cette raison si mpris !), alors que les grands crivains crivent pour la littrature. Tout cela dpend videmment de ltat historique du pays, de son rafnement. Ce qui nempche pas Dostoevski davoir un style lui qui nest pas celui de Tolsto, lequel nest pas celui de Tchkhov. Cette littrature populaire nexclut absolument pas le style, l est le secret des Russes, parce quils ne sont pas coups de leur lecteurs comme nous le sommes. Mme Victor Hugo, qui est sans doute le seul avoir russi lexploit dune littrature la fois exigeante et populaire, reste littraire . Il est certain que Tchkhov crit en conscience pour tre lu par les gens les plus simples. On mopposera quon est en droit de sinterroger sur la question du style dans la mesure o lon na accs qu la traduction et je ne pratique pas assez le russe moi-mme pour prtendre le parler. Le remde cette difcult, cest de lire plusieurs traductions. Seule la posie me parat quasiment intraduisible, mais la comparaison entre plusieurs traductions est une voie daccs aux grands romanciers tout fait acceptable, mme si les Russes ne pensent pas comme nous : ainsi, ils nont quun temps pour le pass, leur vocabulaire est beaucoup plus concret que le ntre, et plus riche, plus prcis Il reste que ces grands auteurs se sont parfaitement acclimats, ils passent trs bien et tant pis si ce nest pas exact, si le jardin des cerisiers est plus littral que la cerisaie , si les possds est une approche plus juste que les dmons , ou linverse Nous savons bien que les deux langues nont pas le mme tat et quune traduction trop exacte touche au galimatias des versions grecques ou latines de nos chres tudes ! Pour moi, une vraie traduction ne doit pas tre seulement dle au texte mais la pense. Lavantage avec luvre souvent brve, fragmentaire, de Tchkhov, est de pouvoir aller dune traduction lautre, ce qui procure certain plaisir De toutes faons, la question reste trs mystrieuse : comment se faitil que les auteurs allemands passent moins bien que les auteurs russes ? Que Thomas Mann que je place trs

haut soit si peu connu chez nous ? Au-del des mauvais souvenirs quont pu laisser trois guerres successives avec lAllemagne, do viennent cette rserve lgard de la littrature allemande et cette sympathie pour la russe ? Encore un mystre Enn, je crois quil ne faut pas rduire Tchkhov je ne sais quel impressionnisme, qui nappartient pas lme russe et encore moins son gnie. Limpressionnisme abolit lespace, et Tchkhov cest lespace. Mme sil ncrit que quelques pages dune histoire de rien, dune histoire sans histoire, lespace est l, au-dedans comme au dehors, Tchkhov ne se limite jamais au seul sujet de la nouvelle Les grands peintres franais ne sont pas impressionnistes, ni Czanne, ni Manet, ni Van Gogh ne le sont. Limpressionnisme de Monet, Sisley, Pissaro, est petit en comparaison, et ne correspond pas au sentiment de limmensit. On a reproch Lvitan, le grand ami de Tchkhov, une peinture de calendrier des postes, mais pour moi la peinture de calendrier cest Monet ! Dailleurs, on le retrouve souvent sur les calendriers Les tableaux dIsaac Lvitan sont mtaphysiques, en comparaison. Il nest pas tonnant que Tchkhov ait aim Au-dessus du repos ternel, ce tableau o lon voit un euve spandre inniment au pied dune minuscule chapelle et de son cimetire : Tchkhov est l tout entier, si petit et pourtant immense, car pour lui tout est vivant, lhomme, lanimal, mais aussi les objets, un cendrier, le moindre brin dherbe Encore un trait caractristique de lme russe : cette intemporalit, cette absence danalyse psychologique, dintrospection (sauf chez Dostoevski), ce dtachement proposent une autre nigme notre fascination D.F. daprs un entretien avec Jacques Tphany

Ecrivain et critique littraire, distingu par le Prix Mdicis et le Prix Goncourt, Dominique Fernandez a t lu lAcadmie franaise en mars 2007, au fauteuil de Jean Bernard. Dernier ouvrage paru : LAme russe, photographies dOlivier Martel, Ed. Philippe Rey, 2009.

Isaak Ilyich Levitan : Au-dessus du repos ternel, huile sur toile (150x206), 1894. Collection Galerie nationale Tretyakov, Moscou.

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L'empreinte TchkhovJacques Lassalle

Dans le mme temps que Jacques Tphany et Rodolphe Fouano taient invits par lattach culturel de lAmbassade de France Moscou prparer sur le terrain Un mois Tchkhov que la Maison Jean Vilar a programm en juillet 2010, Valri Chadrine me conviait une nouvelle fois, la cinquime, son Festival Tchkhov. Dans mon livre Ici plus quailleurs ( paratre en avril 2011 chez POL, ndlr) je reviens sur ltonnante gure de Chadrine. Je raconte aussi comment je fus amen rallier, n janvier, avec quelques autres, dans lavion prsidentiel, au bord de la mer dAzov, la ville de Taganrog o naquit Tchkhov et comment jeus loccasion, autour dune table ronde, de mentretenir avec Medvedev, mon troisime Prsident russe, aprs Gorbatchev et Poutine. Mais il ny a place ici que pour lhommage que jai prononc au cours du symposium international que le Festival consacra Tchkhov le 28 janvier dernier.

Toute une vie, toute une uvre se recomposent ainsi partir de lenttant et insurpassable laconisme qui les conclut. Cest encore dans la chambre mortuaire de lhtel de Badenweiller que Raymond Carver, en qui beaucoup voient le Tchkhov amricain , situe son rcit Les Trois roses jaunes. Tchkhov vient de mourir. Le petit groom qui dj, sur la demande du mdecin et dOlga Knipper, avait apport du champagne lintention du mourant, revient peu aprs avec un bouquet de trois roses jaunes. A qui les destinet-il ? lillustre mort quil na fait quapercevoir quand il vivait encore ? sa belle pouse ? Cest par ses yeux en tout cas que nous accompagnons les tribulations du dfunt et de sa veuve jusquau dpart pour Moscou dans un wagon frigorique rserv au transport dhutres. Et Les Trois roses jaunes est le dernier rcit que Raymond Carver composa avant sa propre mort en aot 1988. Compte tenu de plusieurs projets renoncs in extremis, Une Cerisaie la Comdie-Franaise, une Mouette dans la Cour dhonneur dAvignon, un Vania dans un thtre priv parisien et sans oublier un spectacle-parcours autour de Tchkhov, thtre-roman, dans le cadre de lEcole des Matres Udine en Italie , je naurais effectivement mis en scne Tchkhov que deux fois. Une fois dans ma langue Platonov la Comdie-Franaise , une fois en no-norvgien La Cerisaie au Norske Teatret dOslo. Cest bien peu nalement en tant dannes. ceux de mes amis auxquels il arrivait de sen tonner, jai longtemps rpondu : Pourquoi mettre en scne les pices de Tchkhov puisque je ne cesse de le mettre en scne dans les pices des autres ? . Ctait plus quune boutade, plus quune faon de diffrer, comme il marrive trop souvent, les chances auxquelles, tort ou raison, jaccorde le plus dimportance. Ctait reconnatre que la pense de Tchkhov mhabite ; que je ne sais pas voir le monde et traverser lHistoire sans my rfrer ; que me souvenant de la faon dont il sut dpasser la tentation seulement scientiste du mdecin quil fut et lautocompassion pour le malade quil fut aussi, jai tent, je tente encore de rester dle sa potique du plus grand dtachement, dans la plus grande proximit.

Je suis heureux daimer Tchkhov. Tolsto Parler, en quelques mots, de notre relation Tchkhov ? Ou, a contrario, parler de lui en gnral sans oublier le nouvelliste, le grand reporter, lpistolier qui ne sont pas moins grands que lauteur de thtre ? Jimagine alors son sourire de politesse ennuye, si daventure il avait nous couter. Comme jaimerais, en ce moment, trouver langle dapproche imprvu, lanecdote qui claire et condense. Parmi beaucoup dautres on a tant crit, on crira tant encore propos de Tchkhov deux crivains qui mimportent, eux aussi, ont su le faire. Ce sont la Franaise Nathalie Sarraute et lAmricain Raymond Carver. La premire, il nest pas indiffrent quelle soit dorigine russe, a donn pour titre lun des textes de son Usage de la parole (1984), Ich sterbe. Ces deux mots sont les derniers que Tchkhov a prononcs dans la chambre dhtel de Badenweiller o il tait en train de mourir, veill par sa femme Olga Knipper. Ich sterbe signie, je meurs en allemand. Pourquoi lallemand ? Pourquoi une telle redondance ? Pourquoi un si bref et si tautologique adieu ? Nathalie Sarraute en dbusque les possibles raisons, en explore les souterraines et vertigineuses arborescences.

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Le directeur dun grand thtre Paris me dclarait rcemment : Au fond, lurgence aujourdhui cest den nir avec votre Tchkhov . Et aussi prompt que lui dgainer, je lui rpondis de faon tout aussi provocante : En nir peut-tre, mais pas avec mon Tchkhov, avec votre Claudel . Au-del des boutades, nest-ce pas pourtant une sorte de satit tchkhovienne quvoquait bon droit mon honorable interlocuteur, un excs de consensus, une xation abusive, qui empcherait terme toute tentative de sortie ou de renouvellement ? Car enn tout le monde aujourdhui revendique, traduit, adapte, met en scne, joue, Tchkhov. Quimporte si les pratiques, les rfrences, les modalits, les objectifs des uns et des autres se rvlent contradictoires voire incompatibles ? Tchkhov est lafche. Cela suft. Mais de quel Tchkhov peut-il sagir ? Luvre transcenderait-elle par dnition chacun des traitements quelle endure? Procderait-elle dune unit originelle que rien ne pourrait entamer ? On serait tent de le croire, si lon songe la multitude de propositions disparates qui nous ont t faites, voire assnes, sans que jamais, la parole de Tchkhov se perde tout fait. Tout commence, semble-t-il, lore du XXe sicle avec Stanislavski et le Thtre dArt. Ils font de Tchkhov le cobaye autant que le parangon du naturalisme psychologique, le chantre dun humanisme discret, celui de la vie grise, de la rsignation, au jour le jour, dans la vague esprance dun avenir meilleur. Le consentement la terne usure du quotidien devient, ici, la condition dune sorte de salut spirituel, de rdemption intrieure. Cest oublier pourtant que Tchkhov na cess de dsigner la soumission au quotidien comme la plus sre faon quont les hommes de sabdiquer. En manire de protestation, se souvenant de la mise en garde de Tchkhov Stanislavski : Ne voyez pas dans La Cerisaie un drame, voyez-y une comdie , se souvenant aussi de ses conversations avec lauteur, quand il tait luimme un de ses interprtes au Thtre dArt, Meyerhold a choisi de privilgier en lui lhritier de Gogol, de majorer dans luvre sa dimension farcesque, proche dj dun tragique du grotesque et de labsurde. Meyerhold ne sy risqua luimme, ma connaissance, que dans deux pices en un acte : La Demande en mariage et Le Jubil, mais il a ouvert la voie une approche fconde, chaque fois quelle a su ne pas se limiter la seule dimension satirique ou burlesque du projet tchkhovien. Vint lre communiste. Elle rapatrie un demi-sicle durant Tchkhov dans le camp du ralisme socialiste, transformant ltre tchkhovien en homo sovieticus, vertueux et tenace, dur au mal, arpenteur de bonheurs simples, procureur infatigable des injustices et des privilges de la socit tsariste, hros somme toute tranquille, en attente de lendemains qui chanteraient sous la dictature dun proltariat enn libr de la lutte des classes et de lexploitation capitaliste.

Dans le mme temps, en Europe occidentale, dans le sillage des nostalgiques russes blancs migrs et de la lumire tamise des Pitoff, puis dAndr Barsacq, safrmait sur les scnes europennes une certaine conception de lhomme ternel, transcendant lHistoire, ses ruptures et ses tragdies en une musique douce, un humour tendre, une tristesse dme insondable et discrte. Cest ce Tchkhovl que je rencontrais en premier. Il bouleversait ma mre : Cest lui que tu devrais mettre en scne, et pas tes auteurs allemands qui me font peur me disait-elle. Je nai pas eu le temps de lui donner cette joie. Je me souviens pourtant. Catherine Sellers, Tania Balachova, Jacques Amyriam, Paul Bernard jouaient La Mouette lAtelier chez Barsacq. Comme la Macha des Trois Surs , nous rvions de Moscou et nous nous sentions lme slave.

La Mouette, mise en scne Andr Barsacq, 1955. Photo Lipnitzki / Roger-Viollet.

Il fallut attendre Vilar et sa cration mondiale de Platonov, dans ladaptation encore trs partielle de Pol Quentin, pour que nous dcouvrions enn chez le jeune Tchkhov de 20 ans une formidable rserve de rvolte et de colre. Ici les hommes ne sabandonnaient plus, rsigns et charmants, aux cruelles facties de la fatalit. Comme Tchkhov, ils taient entrs dans la vie pour combattre les paresses, les mensonges, les injustices, lalcool. Ils avaient cr des dispensaires, des coles, des bibliothques, des centres de loisirs. Mais la plupart avaient renonc. Le thtre de Tchkhov, en effet, ne consiste pas seulement en une variation inniment recommence, autour de la vente dune maison de famille qui dirait le passage du temps et la bascule des

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socits. Inlassablement il revient sur lhistoire dun chec, celui de jeunes hommes, Platonov, Ivanov, Vania, Treplev, Verchinine qui, ayant prsum de leurs forces, nissent par cder la veulerie et au cynisme. Mais cet chec nest pas d aux seules fatalits de lHistoire, il reste le leur. Ils en sont les premiers sinon les seuls responsables et le savent. Dans la veine de celui de Vilar, dautres Tchkhov ont commenc nous parvenir. En Amrique, il y eut, sous le signe du naturalisme psychologique de Stanislavski, revisit par lActors Studio de Strasberg et Kazan, lattention porte lAmrique den bas, celle que la grande dpression de 1929 avait pour longtemps dglingue et, quaprs Steinbeck et Caldwell continuaient de visiter un Arthur Miller, un Tennessee Williams, un Raymond Carver justement. Plus tard, en Tchcoslovaquie, dans lavant 68 et lesprance du Printemps de Prague, Krejca et son thtre Zabranou faisaient dune admirable trilogie tchkhovienne un foyer de rsistance contre loccupant, hier lallemand, aujourdhui le russe. Avant et aprs la chute du mur, lautomne 88, les metteurs en scne des deux Allemagnes avaient fait progressivement de Tchkhov un contemporain qui aurait survcu comme eux la Shoah, au Goulag, Hiroshima. En son nom, ils dnonaient rageusement la mdiocrit aveugle et corruptrice de leur socit respective. Ils en intgraient, de faon dlibrment provocante, les situations, les espaces, les costumes, lenvironnement sonore et visuel. Devenu parisien, Mathias Langhoff allait mme jusqu situer Les Trois Surs dans une petite ville de la frontire orientale, au plus fort du conit russo-afghan. Les images de guerre projetes sur la scne dynamitaient lappartement des Trois Surs. Verchinine sapprtait rejoindre Kaboul, lair rsonnait de songs brechtiens, Tchkhov, bon gr mal gr, faisait chambre commune avec Heiner Mller. Trs tt, le cinma de son ct stait intress Tchkhov, quelquefois partir de certaines de ses nouvelles (La Dame au petit chien, Le Duel, Les Yeux noirs), plus souvent encore, par pure liation spirituelle et esthtique (Ozu, par exemple, et sa liation au Japon, en Chine, en Core). Mais aprs Mikhalkov (Variations sur un piano mcanique, daprs Platonov), Soutter (Les Trois Surs), Malle (Oncle Vania), certains sappliquent mme, dsormais, faire cinma de son thtre. Aprs plus dun sicle de si diverses, si continues, si contradictoires interprtations, comment aujourdhui jouer Tchkhov? Comment lentendre ? Comment le traduire ? Comment lactualiser sans le dissoudre ? Un peu partout dans le monde ces prennes questions continuent plus que jamais denvrer les coles de traduction, lUniversit, les revues spcialises, les scnes petites et grandes. Et chacun court, belliqueux et hagard, de colloques en symposiums. Le temps ne serait-il pas venu pourtant de calmer le jeu ? De

faire enn retour sur luvre elle-mme en relisant aussi, loccasion, ce que Tchkhov lui-mme, assez chichement il est vrai, a pu en crire ? Un ami acteur ma invit, il y a peu, un exercice dlves quil venait de diriger au Conservatoire de Paris. But dclar de lexercice : questionner travers quelques fragments de La Cerisaie, la pense thtrale de quelques grands thoriciens, la plupart du temps galement praticiens : Diderot, Nietzsche, Antoine, Stanislavski, Meyerhold, Brecht, Artaud, Grotowski, Kantor Par-del ses videntes vertus pdagogiques et les qualits dimplication et dinterprtation des jeunes acteurs, cet exercice conrmait ce que nous pressentions : le thtre de Tchkhov nest rductible nul type dappropriation quelle soit radicale ou masque. Il rcuse sereinement toute idologie pralable, toute arrogance de mthode, toute esthtique trangre la lettre mme de ses textes. Autre constante : Tchkhov nafrme rien, il ne proclame rien. Il ne prend pas la pose du savant, du philosophe, du militant ou du matre penser. Il ne croit qu la vrit des faits et des sensations. Cette vrit, il la traque dans ses manifestations les plus menues, les plus banales, apparemment les plus insigniantes. Mais il ne cde jamais lentassement cumulatif. Les choses, les mots, il ne cesse de les choisir, de les ltrer. Lcriture de Tchkhov est moins celle du presque rien que celle du rien de trop. Dans son parti obstin dincertitude vis--vis de tout, de tous et de lui-mme, Tchkhov garde pourtant une conviction originelle laquelle il na jamais drog : en chaque homme loge un esclave qui le soumet, laline, lui consque sa vie. Le grand-pre maternel de Tchkhov avait vcu le servage, avant son abolition en 1861 par le tsar Alexandre II, abolition que le vieux Firs de La Cerisaie, lui-mme ancien serf, regrettait si fort. Son petit-ls ne lavait jamais oubli, mais il savait aussi qutre n serf nest pas la seule faon dtre esclave. On peut ltre de sa misre, de son ignorance, de sa paresse, de ses peurs, de ses prjugs de caste. Aucune abolition proclame ne vaudra jamais contre ces esclavages-l. Tchkhov, sa courte vie durant, sest extnu les dnoncer et les combattre chez les autres, et dabord sans doute en lui-mme. Il me semble quon ne peut aborder Tchkhov sans nous souvenir au moins de ces quelques vrits que nous tenons de lui : - Rien nimporte plus que le texte que lon joue, que lon met en scne. Mme pas soi. Un texte ne saurait tre un prtexte ou un alibi. On naccde une uvre que de lintrieur de cette uvre. On ne fait que la trahir si lon reste sa priphrie, ou si, sous prtexte de lamliorer, on la dtourne, on la thorise, on la violente. On ne la rejoint, on ne se rejoint, quen soubliant. - Porter la scne, cest toujours mettre en tension deux poques et deux espaces ; ceux de lauteur et ceux de la

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reprsentation. On ne doit pas les confondre, ni sacrier lun au prot de lautre. On na pas choisir entre lailleurs et lautrefois de lun et le ici et le maintenant de lautre. Il faut les traiter ensemble, mais distinctement. - Autour de la table, on ne sait jamais assez dune uvre ; sur la scne, on en sait toujours trop. Ce que je mets en scne, cest ce que je ne sais pas, ou en tout cas ce que je crois ne pas savoir, ce que je ne sais pas mme si, obscurment, je le sais dj. Tout dsir, toute ncessit que lon a de porter un texte la scne partent de son secret non de sa feinte transparence. Secret quelquefois approch, jamais tout fait atteint. On pourrait tout aussi bien crire cela du rapport quentretenait Tchkhov avec ses personnages, et de celui que nous entretenons avec son texte et nos acteurs. Dans son dition de la Pliade, le grand tchkhovien Claude Frioux nous rvle le sujet de la pice laquelle travaillait Tchkhov dans les semaines qui prcdrent sa mort : Un savant aime une femme qui ne laime pas ou le trompe et il sen va dans le grand nord. Il se reprsentait le troisime acte comme cela : un bateau press par les glaces et, sur le pont, le savant se tient solitaire ; autour, cest le silence, le calme, la grandeur de la nuit, sur un fond daurore borale il voit passer lombre de la femme aime . Comment Frioux a-t-il eu connaissance de ce manuscrit ? Comment celui-ci se prsente-t-il et comment se serait-il organis ? La rponse ces questions importe, certes. Mais lessentiel nos yeux est ailleurs. Dans ce canevas dont nous ne saurons jamais davantage et dont nous ne souhaitons pas vrai dire que quelquun songe le reprendre, Tchkhov, cet ternel

prsent-absent son thtre et ses nouvelles, consent pour la premire fois se mettre en scne sans presque plus dintermdiaire. Perdu au milieu des glaces, dans le silence inni dune aurore borale, il savance seul (lui qui eut si peu droit la solitude), vacant (lui qui ne saccorda jamais de rpit), amoureux dlaiss (lui qui samusa souvent de lamour quon lui portait). De tous les portraits et documents photographiques qui nous restent, cest cette image, pourtant imaginaire, que dsormais je garderai de lui. J. L.Jacques Lassalle est auteur et metteur en scne. Il a notamment dirig le Thtre national de Strasbourg de 1983 1990 et la Comdie-Franaise de 1990 1993. Il est prsident de lAssociation Jean Vilar depuis avril 2009.

Denis Podalyds dans le rle-titre Platonov, mise en scne Jacques Lassalle, Comdie-Franaise, 2003. Photo Ramon Senera / CDDS Enguerand Bernand.

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Rcit dune vie1860-1904Parmi une abondante bibliographie, le Tchkhov de Virgil Tanase (Folio-biographies, Gallimard) est sans doute la biographie la plus abondante et dtaille. Tanase rvle en particulier une vie amoureuse, ou rotique, intense chez un auteur dont le thtre a souvent subi des lectures trs, trop chastes ! Ce rcit dune vie sinspire largement de cette biographie, non sans lavoir croise avec celle dIrne Nmirovski (La Vie de Tchkhov, Albin Michel, 1946), dHenri Troyat (Tchkhov, Flammarion, 1984), de Sophie Lafte (Tchkhov, Seuil Collection crivains de toujours, 1955) et Alexandre Zinoviev, (Mon Tchkhov, ditions Complexe, 1989), ou encore de Nina Gournkel (Tchkhov, Seghers Collection Thtre de tous les temps, 1966).

Le pre dAnton Pavlovitch Tchkhov, Pavel Egorovitch Tchkhov, est ls dun serf qui a rachet sa libert en 1841, le servage ntant aboli par Alexandre II quen 1861. Il est persuad quun enfant battu en vaut deux. Ses ls dans lordre : Alexandre, Nikola, Anton (n le 17 janvier 1860), Ivan, Mikhal et Marie (Macha) passent donc leur enfance entre les churs de lglise de Taganrog et les coups rpts de leur pre pour lequel Tchkhov gardera pourtant, jusquau bout, une affection et une dlit indfectibles. Dans mon enfance, je nai pas eu denfance , crira Anton Pavlovitch, tout en gardant de Taganrog le souvenir dune ville du bord de la mer dAzov si chaude, si belle, tellement verte ! Jaimais ces matins calmes, ensoleills, au son des cloches, le feuillage des acacias et des pommiers, les branches des lilas se dversant par-dessus les palissades dentes. Jaimais aussi le parfum du lilas et les ombres jouant dans le feuillage dun vert cru au crpuscule de mai, le bruissement des hannetons, le silence, la tideur de lair . En Russie, la famille est au centre de la socit. Tchkhov nchappe pas au respect de cette rgle absolue : Mon pre et ma mre sont les seuls tres au monde pour lesquels je npargnerai jamais rien. Si un jour jaccomplis quelque chose dimportant, tout le mrite leur reviendra. Ce sont des gens merveilleux que lamour pour leurs enfants rend prcieux et absout de tous les carts dus une existence difcile . Le jeune Tchkhov choisit dtudier la mdecine un moment o la jeunesse russe est porte par un lan de solidarit envers ceux qui vivent dans le dnuement. Modestement, car toute ambition lui est trangre, il pansera les blessures et soignera les malades sans distinction de classe, dintelligence ou de bont, il se penchera avec compassion sur les souffrances dune humanit gale devant la douleur, il fera un mtier concret, vident, ncessaire. Et rmunrateur : car largent jouera un rle essentiel tout au long de sa vie. La famille d'Anton Tchkhov, Taganrog. Collection Muse littraire, Moscou.

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En 1879, le jeune bachelier quitte Taganrog et rejoint Moscou sa famille qui sest enfuie nuitamment quelques annes auparavant pour viter la prison pour dettes. Moscou sera LA ville de Tchkhov, son origine et son but, alors quil ne fera que de brefs sjours Saint-Ptersbourg, ville de Dostoevski ou de Pouchkine. Et quimportent les conditions dexistence lamentables de cette tribu et de ses htes contraints de vivre dans un sous-sol insalubre et surpeupl (nous sommes en Russie, on ne laisse personne dehors). Cependant que son frre Nikola frquente les cercles artistiques et parvient vendre quelques tableaux, ltudiant en mdecine Anton Pavlovitch trouve un moyen commode et pas trop fatigant de gagner quelques kopeks : il crit de courtes histoires destination des revues humoristiques linstar de son frre an, Alexandre, le plus dou de la fratrie, qui commence se faire un petit nom Ces revues satiriques sont friandes de textes courts sans prtention et amusants : surtout pas de littrature, elle est rserve aux vrais crivains. Des miniatures, des sketches, des croquis, signs Antocha Tchkont , Ulysse , Le Frre de mon frre , LHomme sans rate La revue La Libellule (mais il sagit peut-tre de La Cigale, les traductions alternent sur ce point) apprcie ces textes quelle lui paie cinq kopeks la ligne. Trop de textes lui tant refuss, vingt ans Tchkhov se tourne une premire fois vers le thtre. Il crit une longue pice galement refuse. Il en dtruit le manuscrit dont un premier jet sera retrouv aprs sa mort : il sagit de Platonov, LHomme sans pre. Grce son frre Alexandre, Anton commence publier dans une revue de plus grand renom, Le Rveille-Matin. Sa nouvelle La Propritaire, en 1882, banale histoire de moujiks et dalcool, afrme dnitivement un talent jusque-l brid par lobligation damuser et de divertir. Nicola Leikine, rdacteur en chef de la revue Les clats, lengage huit kopeks la ligne, ainsi que son frre Nicola, excellent dessinateur. En un an, Tchkhov crit plus de cent nouvelles courtes, autant de choses vues sur le mode satirique qui concourent forger son style particulier. Vritable soutien de famille, il crit de plus en plus pour combler les dcits de ses

Avec son frre, Nikola, illustrateur de ses premiers rcits, 1883 (Tchkhov a 23 ans). Collection Muse littraire, Moscou.

frres bambochards impnitents et Anton nest pas en reste : tout au long dune trop courte existence qui sera bride puis brise par la maladie, et derrire lapparence dune uvre mlancolique pleine dun lucide scepticisme, son humour, son got pour le bonheur, les joies simples, la pche, les amis, la fte ne se dmentiront jamais. Entre lcriture de tous les instants , les tudes de mdecine o il ne brille pas particulirement , une famille dlirante, Tchkhov mne une existence puisante. Il dcroche toutefois son diplme de mdecin en juin 1884 et, ds lt suivant,

dcouvre la grandeur et les servitudes de ce quil ne cessera de prendre pour sa vraie vocation. Il se lie damiti pour un jeune peintre, Isaac Levitan, oblig de sjourner en banlieue car Moscou est interdit aux juifs depuis lassassinat dAlexandre II (auquel a succd Alexandre III qui a rtabli un rgime ultra autoritaire). la n de lanne, les premiers symptmes de lhmoptysie qui aura raison de lui se dclarent. Il trouve chez des amis, Bobkino, en grande banlieue de Moscou, un havre de paix et de bonheur o il continue de consulter et dcrire. Fin 1885, Leikine linvite SaintPtersbourg, capitale des belles lettres :

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de parler avec lui. Mais quand vous avez compris son mode de fonctionnement, et que vous vous tes rendu compte quil est dune sincrit difcile trouver chez la majorit des gens, la discussion avec lui devient un vrai bonheur. Sous la pression conjugue de Souvorine et de Grigorovitch, irrit de voir quelquun se msestimer au point de signer dun pseudonyme , Antocha Tchkont devient tout simplement, et contrecur, Anton Tchkhov. Une lettre de Grigorovitch est assurment llment dclencheur : aprs le 25 mars 1886, Tchkhov ne sera plus un journaliste dou, mais un crivain : Vous tes vou crer des uvres exceptionnelles et vritablement artistiques. Ce serait un immense pch de ne pas le faire. Vous devez respecter ce talent si rarement concd. Cessez dcrire trop vite. Je ne connais pas votre situation nancire, mais si elle nest pas bonne, tant pis : mieux vaut avoir faim comme nous autrefois que de ne pas laisser vos motions le temps de mrir pour donner naissance ces uvres accomplies qui nont rien de spontan et surgissent uniquement dans les rares moments dinspiration heureuse. Elles valent cent fois plus quune centaine de nouvelles parpilles dans divers journaux. Japprends que vous allez publier un recueil de vos contes : si vous avez lintention de le publier sous le pseudonyme Tchkhont, je vous implore de tlgraphier votre diteur et de le publier sous votre nom vritable. Couverture de la revue Eclats, 1889 : Tchkhov au carrefour de la littrature narrative et du thtre. Collection Muse littraire, Moscou. Quand je ne savais pas que tous ces gens lisaient mes contes et quils les jugeaient, jcrivais en toute srnit comme je mange des crpes. Maintenant, quand jcris, jai peur. Dimitri Grigorovitch, inuent auteur de lpoque, convainc sans peine le directeur de la revue Temps nouveaux, de publier les nouvelles de Tchkhov douze kopeks la ligne : Alexe Souvorine, le directeur de cette publication en phase avec le pouvoir tsariste, sera dsormais le meilleur ami, le plus dle et sr soutien de Tchkhov jusqu sa mort. Autodidacte, Souvorine est la tte dun rseau de presse qui lui rapporte une fortune considrable. Cet homme puissant, ha et redout, est aussi roublard, cynique, calculateur que Tchkhov est honnte et dsintress. Mais, selon Tchkhov, Souvorine est la sensibilit incarne, un homme exceptionnel. En art, il est tel un setter qui chasse la bcasse : il sexcite et sagite avec une nergie dmoniaque, obnubil par sa passion. Cest un mauvais thoricien. Il na jamais fait dtudes scientiques et ignore beaucoup de choses. Sa puret et son intgrit sont purement animales, son indpendance de jugement aussi. Incapable de construire des thories, il a dvelopp ce dont la nature la dot avec une grande gnrosit : son instinct, qui est devenu, chez lui, une forme suprieure de lintelligence. Il est toujours agrable Tchkhov accueille cette recommandation comme on reoit un ordre de quitter la ville sous vingt-quatre heures . Ds la nouvelle En chemin, sa rexion, tout en slevant, prend des accents plus graves : La nature nous a fait don, nous les Russes, dune extraordinaire capacit de foi, dune intelligence perspicace, dune aptitude rchir, mais toutes ces qualits sont ananties par lindolence, la paresse, notre plaisir rvasser. Mais comme toujours, il reste sceptique son propre endroit : Jai honte pour le public qui se pme devant les petits chiens de salon parce quil ne sait pas reconnatre les lphants. Je suis convaincu que personne ne fera attention moi quand je commencerai travailler srieusement. Aprs de courts essais thtraux (Sur la

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grand route, Le Chant du cygne), et malgr sa mance envers lart dramatique, Tchkhov relve le d de Korch, directeur dun thtre renomm Moscou : Je suis all me coucher, jai pens un sujet, jai crit une pice . En dix jours, Ivanov est crit : Lintrigue est complique, mais pas stupide. Je termine chaque acte comme je le fais pour mes nouvelles : je laisse les choses aller tranquillement, et la n, pan ! dans la gueule du spectateur ! Jai mis toute mon nergie dans quelques pages qui me paraissent dune grande intensit ; en revanche, les scnes qui les relient sont insigniantes et dune extrme banalit. Mais je suis content car, mme si la pice est mauvaise, jai cr un nouveau genre. Ivanov est cr le 10 novembre 1887 au thtre Korch dans les conditions de lpoque : quatre rptitions avec une bande inorganise de comdiens turbulents qui nen font qu leur tte dafche, aucune ide de lensemble ni de la mise en scne qui ne se cristallisera quelques annes plus tard quavec larrive du Thtre dArt de Stanislavski et Nmirovitch-Dantchenko. Sans atteindre aux excs dune bataille dHernani, cette premire est fort agite et Tchkhov samuse du scandale quil a provoqu. Il signe une lettre Schiller Shakespearovitch Goethe . Alors que son frre an Alexandre quil ne cessera de considrer comme suprieur lui en dons et en talent sombre dans lalcool et la misre, ladmiration, les encouragements, lamiti de lintelligentsia littraire de Saint-Ptersbourg contribuent soutenir de nouvelles audaces : rpondant une commande de la revue Le Messager du Nord, Tchkhov se risque un long rcit publi en mars 1888, La Steppe, dont chaque page est compacte comme un petit conte spar, les tableaux se chevauchent, se bousculent, lun cachant lautre Cela nit par tre nuisible lintrt gnral et le lecteur sennuiera et crachera dessus. Mais cest mon chef-duvre et je suis incapable de faire mieux . La Steppe est le rcit du voyage dun petit garon de neuf ans qui traverse limmensit russe avec son oncle, dans un convoi de chariots pour se rendre en ville o il sera mis lcole. Aucune action. Un lent voyage. Tout sauf un roman alors quon attend de lui quil sattaque aux problmes de

lheure. Le pays est en pleine effervescence politique : depuis lassassinat dAlexandre II, le rgime dAlexandre III exerce de froces reprsailles contre les milieux rvolutionnaires, ce qui nempche pas dautres attentats contre le tsar, et dautres froces rpressions Mais ces questions dpassent Anton Tchkhov : aprs tout, il nest pas un crivain, seulement un aimable amateur, un moujik moins dou que ses frres, dont le vrai mtier est la mdecine. Il na aucun rle jouer dans la littrature de son pays et il naccorde aucun crdit sa petite notorit passagre : il sera vite oubli. Tchkhov ne se dpartira jamais de cette autodrision, de ce mpris pour

son destin littraire. Quant la politique, lcrivain ne doit, selon lui, sy intresser que pour mieux sen garder. Malgr le prix Pouchkine, malgr de nombreuses rencontres amoureuses, malgr la frquentation nouvelle de lhomme de thtre Vladimir NmirovitchDantchenko, malgr celle de Piotr Tchakovski avec qui il envisage lcriture dun opra, malgr le succs de son lever de rideau LOurs, et celui de la reprise dIvanov au thtre Alexandrinski de Saint-Ptersbourg, Tchkhov ne cesse de se msestimer : Nous autres, crivains daujourdhui, nous peignons la vie telle quelle est, mais au-del, il ny a rien.

Portrait d'Anton Pavlovitch Tchkhov, 1888. Collection Muse littraire, Moscou.

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Son itinraire laisse rveur : 5000 kilomtres travers toundra, steppe, dserts, montagnes, euves en furie, inondations, routes dfonces, sans oublier les crises dhmorrodes, les quintes de toux, les brigands, ni les bordels mention particulire aux petites japonaises de lextrme est Nijni-Novgorod, Iaroslav, le euve Volga, Perm, la rivire Kama, lOural, Ekaterinbourg, Tyumen, Tomsk, Krasnoarsk, Irkoutsk, le lac Bakal, Sretensk, le euve Amour, Pokrovskaa, Blagovechtchensk, Nikolaevsk, et enn Alexandrovsk, capitale de lle de Sakhaline o Tchkhov sinstalle pour trois mois le 11 juillet 1890, aprs 81 jours dun voyage extnuant et superbe. Tchkhov sattelle alors une enqute sociale qui runira prs de 10.000 questionnaires en treize points recueillis auprs des bagnards et de leurs familles, des gardes-chiourmes, des colons, des enfants galement. Il assiste des punitions corporelles qui sont de vritables supplices : Lorsque le fouet a sif et quil sest abattu sur le condamn, quelque chose en moi sest dchir en morceaux et a gmi de mille voix . Chaque fois quil le peut, le docteur Tchkhov soigne, soulage, gurit Il trouve mme le temps dcrire des nouvelles et une pice dont il dtruit les manuscrits. Il fait le constat effrayant de la dchance physique, intellectuelle, dune socit ruine par les maladies, la prostitution, lalcoolisme. Lorsquil embarque sur le Ptersbourg pour Odessa via Hong-Kong, Ceylan, Suez et Constantinople, il quitte lenfer pour le paradis. Quand jaurai des enfants, je leur dirai avec orgueil : Fils de chien, dans cette putain de vie, je me suis tap une Hindoue aux yeux noirs, et tu sais o ? Dans un bois de cocotiers par une nuit de pleine lune ! Il achte aussi trois mangoustes qui laccompagneront jusqu Moscou o il arrive enn en dcembre 1890. Faute de cobras leur mettre sous la dent, il devra coner les mangoustes au zoo de Moscou o il leur rendra frquemment visite. Les meilleurs partis, les plus jolies femmes ne demandent qu laimer, et mme lpouser. Parmi elles, une belle comdienne, Vra Kommissarevskaa, qui se trouvera souvent sur son chemin. Et toujours Lika qui lui rclame rien quune demi-heure damour , cependant que les

Pose de chanes une condamne, bagne de l'Ile de Sakhaline. Collection Muse Littraire National. Mme fouetts, nous sommes incapables de faire mieux. Nous navons aucun but, ni immdiat, ni lointain. Notre me est vide. Nous navons pas de convictions politiques, la rvolution ne nous fait pas rver, nous navons pas la foi, les fantmes ne nous font pas peur, et en ce qui me concerne je ne redoute mme pas la mort ou de devenir aveugle. Celui qui ne veut rien, nespre rien, ne craint rien, ne peut pas tre un artiste. De son propre aveu, il ne lui manque quun amour malheureux qui survient sous les traits de Lydia Mizinova, la belle Lika que daucuns reconnatront en Nina dans La Mouette, personnage enthousiaste, provocant, moderne mais vaincu par avance. Instabilit et insatisfaction culminent en mai 1889 avec la mort, trente et un an, de son frre Nicola. Le rcit Une Banale Histoire nest pas bien reu par la critique, la pice LEsprit des bois (premire version de Oncle Vania) mrite dtre retravaille selon Nmirovitch-Dantchenko, le personnage de Srbriakov y serait inspir de Souvorine lui-mme, amoureux dune femme beaucoup trop jeune pour lui Cre au thtre Abramov de Moscou, la pice est un chec. Dcidment, il faut fuir un malaise persistant malgr un t ensoleill sur les bords de la Mer Noire, fuir une vie sociale et amoureuse agite, fuir les bassesses, les mdisances, les jalousies, et aussi le deuil persistant de Nicola. Fuir, l-bas fuir Ce sera lle des bagnards, Sakhaline : Je paierai ainsi ma dette envers la mdecine que jai traite comme un cochon . Tchkhov sest abondamment document sur la question carcrale : la socit soccupe du criminel jusquau moment de la sentence, et aprs elle loublie. Mais comment vit-il en prison ? telle est la question quAnton Pavlovitch se pose avec laide de son entourage : Nous avons fait pourrir des millions dhommes en prison. Nous lavons fait sans tat dme et dune manire barbare. Nous les avons relgus des milliers de verstes et enchans dans le froid. Nous les avons rendus syphilitiques et dpravs, nous avons fait deux des criminels en rejetant la responsabilit sur des gardiens abrutis par la boisson, mais les coupables, cest nous. Il a sans doute en mmoire Souvenirs de la maison des morts de Dostoevski, paru en 1861 Le 21 avril 1890, il quitte Lika, cette lle merveilleuse qui me fait fuir Sakhaline. () Elle ne me rendra pas heureux, elle est tellement belle !

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jaloux le perscutent : on lui reproche de ne pas prendre parti contre les rpressions toujours plus violentes du rgime, son voyage Sakhaline est considr comme une dsertion, lamiti de Souvorine est la preuve de sa compromission avec la raction. Dans lincapacit de se mler aux luttes collectives, il essaie de voir lhomme tel quil est , se refuse prtendre changer le monde, amliorer lhumanit, faire spectacle de soi en donnant des leons. Tchkhov est mdecin, il agit au plus prs de ses possibilits, de sa modestie. Il nest pas de taille Et ils ont peut-tre raison, ceux qui sacharnent contre lui : la difcult quil prouve crire la nouvelle Le Duel le conduit douter de son mtier dcrivain. Et dailleurs, cela en vaut-il seulement la peine ? Pas dautre issue quune nouvelle fuite propose par Souvorine : ce sera un voyage magnique en Europe. Vienne, Venise, Bologne, Rome, Naples Souvorine note que ce qui intresse le plus Tchkhov, ce sont les cimetires, les cirques, dont les clowns qui sont de vrais comdiens. Puis cest Nice, le casino de Monte-Carlo o il prend plaisir perdre de largent aprs en avoir tellement manqu, et enn Paris, ses cabarets, ses manifestations ouvrires, ses peintres, ses Russes De retour Moscou, il retrouve les amoureuses dont il ne veut pas, et son dsir dtre un petit chauve assis une table dans un grand bureau . Il lui reste lamiti dune mangouste et lenvie de se retirer la campagne, loin du microcosme assommant. Il sinstalle Mlikhovo en fvrier 1892. Tchkhov y est heureux. Ses yeux perdent leur tristesse habituelle, son regard devient clair et serein , il est bloui par la renaissance du printemps, lexplosion de la nature. Sur son bureau, la photo de Tchakovski, au mur, des tableaux de son frre Nikola et de son ami Levitan avec qui il samuse chasser. Le maladroit blesse une bcasse quAnton doit achever : Une charmante et tendre crature de moins dans lunivers, et deux imbciles qui rentrent pour dner . Cest dj le dbut de La Mouette stupidement tue par le jeune Treplev. Mlikhovo est envahi damis, de malades quil soigne gratuitement, lhospitalit de Tchkhov est lgendaire, dautant quil dteste la solitude : Seul, je ne sais pourquoi, jai peur, je suis une coquille de noix au milieu de locan .

Pendant les longues veilles fort peuples, il lui arrive de sloigner discrtement une demi-heure et de revenir content : Je viens dcrire pour soixante kopeks . Cholra, typhus, diphtrie, scarlatine obligent le docteur Tchkhov courir la poste et sont une bonne excuse pour ne pas crire, sauf cette Cigale (ou Libellule) qui sinspire directement des aventures sentimentales de son copain Levitan, fch pour longtemps. Et toujours ces amours sans amour : Mon amour nest pas le soleil et il ne fait pas le printemps, ni pour moi ni pour loiseau que jaime. Lika, ce nest pas toi que jaime si ardemment, mais en toi mes souffrances passes et ma jeunesse perdue . Son frre Alexandre dnonce latmosphre touffante de Mlikhovo et la prsence encombrante du pre, Pavel Egorovitch. Car, miracle dindulgence liale, ce pre brutal et alcoolique qui, certes, sest calm, fait partie du dcor quotidien ! Anton sait bien que son me a besoin despace, mais je mne une vie mesquine courir aprs les roubles et les kopeks.

Il nest rien de plus minable que la vie bourgeoise avec ses pices de monnaie, ses conversations absurdes, ses vertus inutiles et conventionnelles. Mon me sest trie parce que je travaille pour de largent et que largent est au centre de mes activits Je nai aucune estime pour ce que jcris, ce que jcris me rvulse et mennuie. Lamiti de Souvorine rsiste une polmique opposant la revue Temps Nouveaux La Pense russe o Tchkhov, dsormais, publie ses rcits. Fin 1893, Lle de Sakhaline reoit un accueil logieux. Les autorits seront amenes adoucir le sort des condamns et Tchkhov est content davoir accroch dans (sa) garde robe ce vtement de forat . La nouvelle Le Moine noir dcrit son retour la normale : Javais perdu la raison, atteint par la folie des grandeurs, mais jtais gai, vivant, et mme heureux. Maintenant que jai retrouv mes esprits, je suis comme tout le monde, un homme quelconque, et je mne une vie

A Melikhovo, la maison o Tchkhov crivit La Mouette. Collection Muse Melikhovo.

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ennuyeuse. Il participe au zemstvo , petite assemble locale, accepte des responsabilits sociales, mdicales, judiciaires, se laisse dborder, spuise. Lhmoptysie saggrave, il prouve des malaises : Une sorte de pressentiment me pousse me hter, et puis peut-tre quil nen est rien, simplement le regret de voir ma vie scouler, si monotone, si banale De nouveau, il faut senfuir Petits voyages vers Yalta, Taganrog, sur la Volga, puis Odessa avant Vienne, Milan, Gnes, Paris, Berlin Par dpit, Lika a vcu une liaison avec un de ses meilleurs amis, Potapenko, dont elle attend un enfant. Potapenko est mari, il est au bord du suicide, cest le drame. Tchkhov en fera une comdie. Tchkhov se tiendra toujours distance des systmes, existants ou utopistes. Son admiration connant pourtant lidoltrie pour Tolsto (Guerre et Paix date de 1864-1869) ne lempche pas de se mer de ses thories et autres rgles de vie. Je crois dans lindividu, je vois le salut dans les personnalits individuelles dissmines dans toute la Russie, intellectuels ou paysans ; ils ne sont peut-tre pas nombreux, mais ils sont une

force. De Tolsto, dont il avait dj vivement contest La Sonate Kreutzer (1889) en tant quhomme et mdecin, il refuse surtout linvitation un retour la nature, sorte de principe cologique avant la lettre, teint de sectarisme rtrograde prn par un aristocrate, quand lui, Anton Pavlovitch, nest quun moujik : Ds mon enfance, jai cru au progrs et il ne pouvait en tre autrement puisque mon sang de moujik me permet de mesurer la distance entre lpoque o nous tions fouetts et celle o nous ne ltions plus. Jaime les gens intelligents, sensibles, courtois, et ceux dont les chaussettes puent me laissent indiffrent autant que les femmes en bigoudis. La philosophie de Tolsto a eu un effet puissant sur moi, elle ma guid pendant six ou sept ans. [] Jai chang davis. Le bons sens et le discernement me disent quil y a plus damour dans llectricit et la vapeur que dans la chastet et le vgtarisme. Rconcili avec Levitan, il dcouvre ses dernires toiles : Il ne peint plus avec jeunesse, mais avec brio. Les femmes lont puis, je crois. Ces charmantes

cratures nous donnent leur amour et, en change, nous prennent deux fois rien : notre jeunesse. Pour peindre un paysage, il faut de lenthousiasme, de lextase, ce qui manque quand le dsir est satisfait. Si jtais paysagiste, je mnerais une vie monacale, je mangerais une fois par jour et je ferais lamour une fois par an. la suite dune nouvelle aventure amoureuse partage entre une mre et sa lle, Levitan, incapable dune dcision, se tirera une balle dans la tte sans russir se tuer, tel Treplev dans La Mouette. Quant Souvorine, il passe par une dpression que Tchkhov soulage en faisant avec lui le tour des cimetires de Moscou, leur balade prfre. Cependant, Anton ne cesse de tousser et de maigrir. Un ami le conduit Iasnaa Poliana o il fait la connaissance de Tolsto. Ils prennent un bain ensemble, Tchkhov est fascin par la sant de fer du vieil crivain (67 ans). Automne 1895 : Mlikhovo, Tchkhov achve une comdie avec trois rles fminins, six masculins, quatre actes, un paysage, (vue sur le lac), beaucoup de discussions sur la littrature, peu

Entour des comdiens du Thtre d'Art de Moscou, Tchkhov lit La Mouette. sa droite, Constantin Stanislavski et Olga Knipper, l'extrme droite de l'image, Vsevolod Meyerhold. Collection Muse du Thtre d'Art, Moscou.

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daction et des tonnes damour. Cest La Mouette dont il est plus mcontent que satisfait. Layant lue dun bout lautre, je dois me rendre lvidence : je ne suis pas un auteur dramatique. Dailleurs, elle nenthousiasme pas son entourage. Et puis, on reconnat trop facilement des faits et des personnages rels, laventure de Potapenko et Lika en particulier. Mais aussi linstituteur, directement inspir de lengagement personnel de Tchkhov pour lcole de Mlikhovo dont il dessine luimme les plans Au printemps 96, Tchkhov est boulevers par la catastrophe de Khodynka, dans la banlieue de Moscou : au cours de la distribution des saucisses du couronnement en lhonneur du nouveau rgne de Nicolas II (Alexandre III est mort en 1894), une bousculade monstre fait plus de mille morts. Puis sa maladie empire au cours dun voyage au Caucase. Mais il est heureux parce que La Mouette a reu le visa de censure et va tre joue en octobre Saint-Ptersbourg, si heureux quil reprend en cachette LEsprit des bois et termine en un mois une nouvelle version intitule Oncle Vania. Bonheur de courte dure : la cration de La Mouette est une catastrophe, la comdie nest pas drle et la farce vire au drame. Tchkhov, dsabus, crit : Mme si je vis encore cent ans, je ncrirai plus jamais pour le thtre. Je suis un auteur dramatique nul. Il quitte Saint-Ptersbourg comme quelquun dont la demande en mariage vient dtre repousse et qui na rien de mieux faire que de vider les lieux. Mais ds le lendemain de la premire, le public rserve un tout autre accueil La Mouette : daprs les tlgrammes de ses amis, cest un succs colossal ! Le vrai public semble avoir compris luniversalit de ce thtre, sa proximit avec les simples habitants du monde quotidien, il approuve sa faon de raconter lindcision et lenthousiasme, les vellits et la rsignation qui font le caractre de la classe moyenne Les tmoignages de spectateurs lui rendent courage : Je me suis lav leau froide et me voici prt crire une nouvelle pice . Cependant, le mdecin de Mlikhovo est surcharg de tches administratives, il participe au recensement, construit une cole, alimente la bibliothque de sa pauvre ville natale,

Taganrog Il nit par senfuir nouveau Moscou o lattendent de nouveaux pisodes amoureux. Depuis Ptersbourg, son frre Alexandre en tmoigne : On dit que tu es souvent Moscou o tu passes ton temps forniquer, la rumeur est arrive jusquici. Par ailleurs, sa premire rencontre avec Stanislavski nest pas favorable : lironie, lautodrision de Tchkhov ne plaisent pas au jeune acteur qui commence se faire une rputation. Mars 1897 : Tchkhov subit une trs grave crise dhmoptysie. Il crache beaucoup de sang. Hospitalis, il reoit la visite de Tolsto qui lui parle dimmortalit : Pour lui, note Tchkhov, elle est une essence mystrieuse o tout se confond en une sorte de masse glatineuse informe. Mon individualit, mon esprit se dissoudre dans cette masse ? Je ne veux pas de cette immortalit ! Sa nouvelle Les Moujiks est caviarde par la rdaction de La Pense russe an de lui viter une arrestation. Pourtant, Tchkhov se garde bien de proposer des solutions politiques aux problmes sociaux qui assaillent sa patrie : La masse est bte et le restera. Lhomme intelligent doit abandonner tout espoir de lduquer et de llever son niveau. Il vaut mieux agir de manire concrte, construire des chemins de fer, des tlgraphes, des tlphones, et rendre ainsi la vie meilleure tous Autant daccents que lon retrouve dans la bouche de ses personnages. Aprs une autre terrible hmorragie, il sinstalle quelques mois Mlikhovo o il ne tarde pas tre littralement envahi, victime de son incapacit refuser lhospitalit qui que ce soit. Il faut senfuir une nouvelle fois : ce sera Biarritz, grce Souvorine et aux droits dauteur de La Mouette qui continue une belle carrire dans de nombreux thtres. Tchkhov prouve une prfrence pour Nice o les Russes sont comme chez eux. Il a beau ne pas apprcier la compagnie de ses compatriotes, il se console avec celle de nombreuses jeunes femmes, russes ou franaises. Le climat de la Cte dAzur lui russit, il va mieux. En janvier 98, il dcouvre le JAccuse dmile Zola et croit linnocence de Dreyfus. Il senthousiasme : Un vent frais soufe ici, et tout Franais a la preuve que, Dieu merci, il y a encore une justice et quun innocent accus

tort trouve toujours quelquun pour le dfendre . Souvorine ne partage pas cette opinion, sa revue Temps nouveaux campe du ct de la raction antismite, ce qui va fcher les deux amis jusqu leurs retrouvailles parisiennes au printemps de lanne suivante, sur le chemin du retour Mlikhovo qui manque terriblement Anton Pavlovitch, toujours sujet au mal du pays. Cest l que Tchkhov dcouvre la demande de Vladimir Nemirovitch-Dantchenko de monter La Mouette au nouveau Thtre dArt quil vient douvrir Moscou avec Constantin Stanislavski, riche industriel forges et cotons , qui met sa fortune au service de sa passion pour le thtre. Pour lhistoire du thtre, cest bien Nemirovitch-Dantchenko que revient lhonneur davoir impos Tchkhov contre lavis gnral. La Mouette na pas laiss le meilleur souvenir auprs des beaux esprits malgr son succs populaire. Lauteur luimme ne dit-il pas son ami Souvorine : Je naime pas les acteurs, crire des pices me dprime ? La premire rponse de Tchkhov la demande de NemirovitchDantchenko est donc ngative car tout lattriste, et surtout le milieu littraire et thtral. Lennui de Mlikhovo a cependant raison de ses dernires rticences, et Constantin Stanislavski sattaque enn cette Mouette si peu dsire Il passe lt chercher les solutions aux problmes de cette dramaturgie nouvelle et dcouvre quil ne peut la servir sans la mettre en scne. Cest--dire sans renoncer aux habitudes histrionesques, au programme personnel des acteurs de lpoque et de toutes celles qui lont prcde, pour adopter le seul point de vue du personnage. Une rvolution thtrale est en marche : elle passe par une qute de la re-prsentation du rel, les acteurs sefforant de sapprocher de la vraie vie, soutenus par le metteur en scne qui fait appel, lui, des techniques dcoratives, lumineuses, sonores concourant lambiance gnrale du tableau. Cette forme de naturalisme ml dimpressionnisme, o les bouleaux, les terrasses, les samovars, les grillons, les grenouilles sont vrais et les larmes, les mois, les pulsions absolument sincres, dominera longtemps la tradition thtrale tchkhovienne contre lavis mme de lauteur : Dans une toile de Kramsko, proteste-t-il, vous avez beaucoup de

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N.A. Bazhenov (d'aprs un dessin de V.A. Simov), dcor pour La Mouette, 1898. Collection Muse du Thtre d'art, Moscou. portraits remarquables. Remplacez le nez peint dun de ces personnages par un nez authentique : ce nez sera vrai, daccord, mais le tableau sera gch . Ce dsaccord entre les deux artistes, malgr les succs et un indiscutable respect rciproque, ne sera jamais dissip. Le temps de tomber amoureux dune comdienne qui joue Arkadina, Olga Knipper, Tchkhov regagne Yalta pour mnager sa sant et se faire de nouveaux amis, le jeune compositeur Sergue Rachmaninov, le chanteur Fiodor Chaliapine, de nouvelles jeunes amitis fminines aussi Il apprend la mort de son pre, achte un terrain Aoutka avec vue magnique sur la mer. Tchkhov est aussi isol Yalta que Dreyfus sur son le du Diable . Yalta sera sa Sibrie mridionale . En dcembre, on lui dconseille de se rendre Moscou pour la cration de La Mouette qui reprsente un quitte ou double pour les grants du Thtre dArt. Le silence qui suit le rideau du premier acte plonge la troupe dans langoisse de lchec et de la ruine, mais lovation qui monte soudain comme pour soulager une trop forte motion la fait entrer dans la lgende : sans se comprendre, Tchkhov et Stanislavski sont unis par la volont du public. La vente de Mlikhovo tarde se raliser. Le succs des dernires nouvelles, surtout de Petite chrie que Tolsto relit quatre fois, les droits dauteur, ne sufsent pas faire face la construction de la maison de Yalta ni lincorrigible gnrosit de Tchkhov qui nit par accepter loffre de lditeur Adolf Marx de publier ses uvres compltes pour une belle somme, certes, mais pourtant infrieure celles obtenues par des auteurs moins importants : Anton nest pas un homme daffaires avis ! Il faut quitter Souvorine, qui ne lui en voudra pas : Jai la sensation dsagrable dpouser une femme riche. Devenu marxiste , Tchkhov nen demeure pas moins tranger tout engagement politique en un moment de forte effervescence politique. Souvorine continue de se ranger aux cts du pouvoir, la revue Temps nouveaux est violemment conteste par lintelligentsia. Yalta, Tchkhov prfre se consacrer son jardin et lamiti des jeunes Maxime Gorki et Ivan Bounine, futur prix Nobel. Tchkhov est bon, doux, prvenant, parler avec lui est particulirement agrable , crit Gorki, il est le premier homme libre, le premier qui ne rvre rien quil ait connu. Au printemps 1899, le Thtre dArt se prcipite sur la nouvelle version de LEsprit

des bois devenu Oncle Vania, que le thtre Malyi de Saint-Ptersbourg vient de refuser. Olga Knipper quitte les bras de NmirovitchDantchenko, qui en est soulag, pour ceux de Tchkhov quelle nira par pouser, capital quelle saura faire prosprer une cinquantaine dannes. Le 1er mai, alors que la saison est termine et les dcors rangs, pour le convaincre de lui coner Vania, Nmirovitch-Dantchenko donne une reprsentation particulire de La Mouette, devant une dizaine de spectateurs amis. Tchkhov souligne quelques dfauts (sa remarque : Trigorine devrait avoir des pantalons carreaux et des chaussures cules , montre bien quil lit sa pice comme une comdie o Trigorine est plus risible quadmirable, et Stanislavski qui interprtait dabord le personnage sur le registre du srieux nira par lui donner raison), mais il cde la pression. Anton se dcouvre de plus en plus auprs de lhabile et coquette Olga Knipper, ce qui ne lempche pas de frquenter une jeune femme envoye par Gorki, une femme bien mme si cest une pute . La proprit de Mlikhovo est enn vendue, la maison de Yalta commence tre habitable, Tchkhov en achte mme une autre au fond dune crique, 20 kilomtres plus loin, Gourzouf. Moscou, lhistoire se rpte : le public choisi de la premire de Vania (26 octobre 1899) fait la ne bouche, Tolsto dteste :

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Shakespeare crivait comme un pied, mais vous cest pire , dit-il loreille dAnton. Mais le public payant et populaire accueille la pice triomphalement ds le lendemain. Yalta, lennui est dsesprant malgr llection de Tchkhov lAcadmie des belles-lettres, ce qui lui procure quelques privilges : moins de censure, moins de contrles policiers Tchkhov est dbord par sa propre charit envers ses amis malades. Heureusement, au printemps 1900, le Thtre dArt fera une tourne en Crime avec La Mouette et Oncle Vania, nourrissant le secret espoir den rapporter une nouvelle pice qui pourrait raconter lhistoire, inspire de rencontres relles, de trois surs Sbastopol, Tchkhov assiste au triomphe dOncle Vania : lovation loblige monter sur scne saluer dans un tat de fatigue extrme. la n de lanne, Levitan meurt, Souvorine dont lamiti est indestructible observe que Tchkhov crache de plus en plus de sang, et les intrigues, lhabilet manuvrire dOlga Knipper triomphent des derniers obstacles : Affaire conclue, annonce Nemirovitch-Dantchenko Stanislavski : Knipper pouse Tchkhov . Il faudra tout de mme attendre le 25 mai 1901. Octobre 1900 : premire lecture Moscou des Trois Surs qui laissent perplexes les comdiens du Thtre dArt, surtout ce personnage de baron Touzenbach qui rpond toujours ct et, dle lart du laconisme tchkhovien, invite ses interlocuteurs regarder la neige tomber Et puis, que cest triste ! Tchkhov est furieusement du par lui-mme, mais Olga Knipper le reprend et laccompagne dans les corrections ncessaires. Il fuit Vienne puis Nice une nouvelle srie de deuils, il est trs malade, il achve les corrections de la pice dont la premire au succs mitig aura lieu sans lui le 31 janvier 1901 : sur le chemin du retour, il sest arrt Pise, Florence, Rome. LItalie lenchante. Il rentre Yalta o il dissimule, derrire un extrme souci dlgance, un tat de sant de plus en plus catastrophique cependant que les convulsions politiques contre le rgime tsariste nissent de ranger Les Trois Surs dans le camp de la contestation : le Thtre dArt joue guichets ferms.

Quel trange couple que celui dAnton et dOlga ! Il apprcie les femmes qui ressemblent la lune, celles quon ne voit quune fois par mois. Avec Olga, il est servi : elle place sa carrire au premier rang de ses proccupations, jalouse toutes celles qui ont pu approcher son amant, entretient une grande familiarit avec Evgunia et Macha, la mre et la sur si dvoues Anton, revient vers lui, schappe nouveau Il nit par cder bien que lide dun mariage avec flicitations et verres de champagne quon lve en souriant btement me fasse trs peur. Le soir mme de leur mariage, Olga et Anton partent pour Oufa, dans lOural, an de faire une cure de koumis , un lait de jument ferment qui redonne quelques forces au tuberculeux. De retour Yalta, lambiance est celle dun nud de vipres : Les relations avec ma belle-sur sont gentiment mauvaises , crit Macha ; elle estime, daccord avec sa mre, Evgunia, qui ne supporte pas sa belle-lle, quAnton sest fait piger par une aventurire. Je serai toujours une blessure entre ta sur et toi Elle est capable de tout pour nous sparer , crit lpouse honnie son mari vaguement indiffrent aux intrigues de son gynce. lautomne 1901, Tchkhov soigne son hmoptysie Gaspra, en Crime, non loin de Yalta, chez une riche amie du comte Lon Tolsto qui, selon Tchkhov, accomplit tout ce que lon peut esprer et attendre de la littrature. [] Lorsquil disparatra, les crivains ne seront plus quun troupeau sans berger, une pouvantable ratatouille. Gorki les rejoint, observe leur amiti complice. Jaime beaucoup Tchkhov, crit Tolsto, il est modeste et silencieux comme une jeune lle, il marche comme une jeune lle, il est tout simplement merveilleux ! Moscou, Tchkhov se mle de la reprise des Trois Surs, corrige la mise en scne de Stanislavski, supprime les imitations de roucoulements de colombes par les acteurs en coulisse et tout un ensemble de dtails vristes, dartices inutiles. Le public fait un triomphe cette nouvelle lecture dpouille, et Tchkhov lui-mme Ivanov, afche, Thtre de la ville de Saratov, 1889. Collection Muse Bakhrushin.

senthousiasme : Ctait superbe, un spectacle merveilleux, bien au-del de ce que javais crit. Je me suis un peu occup de la mise en scne, jai donn aux acteurs quelques indications, les gens trouvent que la pice est beaucoup mieux que la saison dernire. Olga vit sa vie de comdienne adule, travaille le jour, samuse la nuit, semploie ruiner la carrire dactrice de Lika, collectionne les vacheries contre ses supposes rivales, et Tchkhov lattend patiemment. Quand il sapprte regagner Yalta parce que le froid moscovite le rend malade, elle lui fait des scnes sur lair du ne mabandonne pas . Il rve de faire avec elle un petit Allemand quils appelleraient Pamphile. Ils scrivent ensuite des lettres pleines de tendresse et damour, et si elle est jalouse, dsormais, cest de Gorki et de Bounine qui partagent lamiti dAnton et en savent plus quelle sur la pice quil a entrepris dcrire. Il la rassure : Je ne sais pas moi-mme de quoi elle aura lair, quel est son avenir, cela change continuellement. Il prouve beaucoup de difcults achever la nouvelle Lvque, qui sera lune de ses plus pntrantes, alors qu Saint-Ptersbourg, le tsar assiste une reprsentation triomphale des Trois Surs. La pice de Gorki, Les Petits bourgeois, reoit elle aussi un accueil trs favorable, mme si elle est joue devant un parterre farci de policiers. Olga en est linterprte,

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elle seffondre en scne victime dune hmorragie : cette grossesse extra-utrine est sans doute le fruit de sa vie dissipe, le calendrier ne correspond pas vraiment avec les allers-retours Yalta, mais peu importe ! Tchkhov la soigne avec une tendresse innie, relay par Stanislavski avec lequel va natre, cette occasion ou grce elle, une vritable amit. Un sjour reposant dans la somptueuse proprit des Morozov, riche industriel qui subventionne les activits du Thtre dArt, ne rend pas sa sant au tuberculeux de plus en plus souvent sujet de violentes quintes de toux. Selon un tmoin, il lui arrive de dverser des ots de sang comme dune bouteille renverse. Il est empch dcrire, recommande au Thtre dArt dinaugurer son nouveau thtre avec Les Bas-fonds de Gorki, quil trouve sensationnels, ne parvient gure apaiser les guerres intestines entre Macha et Evgunia dune part, Olga dautre part qui va mieux et

a pu reprendre son activit dactrice et dintrigante. Il espre toujours quelle lui donnera un petit Pamphile. Ils se prennent, se dprennent, sloignent, saccusent, se pardonnent En aot 1902, Tchkhov dmissionne de lAcadmie des Belles-Lettres au motif que llection de Gorki est annule par le tsar. Une visite de Souvorine Yalta semble jeter une ombre sur leur amiti, puis une nouvelle mise en scne de La Mouette (par le nouveau mari de Lika) sinspirant de la mthode de Stanislavski le comdien doit accepter leffacement de sa propre personnalit au service du personnage remporte un norme succs au thtre Alexandrinski de Saint-Ptersbourg, assurant des revenus dont Tchkhov commenait avoir un urgent besoin. Le couple Anton-Olga va mieux : lactrice a dautant plus recouvr son dynamisme quelle peroit un meilleur salaire grce aux succs en srie du Thtre dArt, surtout

Les Bas-fonds, objet dune fte dlirante qui se termine en pugilat gnral. Tchkhov reste seul : souffrant des plus graves ennuis intestinaux, il a mal aux membres, il ne sait pas que la maladie sattaque maintenant aux os. Les vingt pages de La Fiance, son dernier rcit, lui prendront trois mois deffort. Olga se souvient parfois quelle a un mari malade et isol des centaines de kilomtres de ses divertissements effrns, de ses intrigues pour carter Vera Kommissarevskaa et autres rivales de scne. Pour Anton, tout est pour le mieux, les choses vont comme elles doivent aller Ils se rejoignent tout de mme Moscou, dans un cinquime tage, un calvaire pour lui, une demi heure dascension : Tu peux rester dans le hall den bas, Schnaps (son teckel) te tiendra compagnie ! Les mdecins sont en complet dsaccord et Tchkhov ne sait plus quelle villgiature se vouer : Moscou ? Yalta ? Pour lt 1903, se sera Fominskoe, non loin de Babkino, le paradis de ses dbuts Il apprend que le nouveau propritaire de Mlikhovo a fait abattre les arbres du verger, de mme que Lopakhine rasera la cerisaie. Ou comment la vraie vie constitue la matire mme de luvre de Tchkhov Apprenant la nouvelle dun de ces pogroms que les antismites, appuys par la police tsariste, perptrent de plus en plus souvent, il offre le rcit de son choix un diteur de Varsovie en signe de solidarit : Cest pour moi un plaisir de savoir quun de mes textes traduit en yiddish se trouve dans ce recueil qui doit venir en aide aux victimes de Kichinev. De retour Yalta, Olga veille jalousement sur la sant de son mari, et peut-tre plus srieusement encore sur son assiduit crire la nouvelle pice que le Thtre dArt attend impatiemment. Quand le manuscrit de La Cerisaie leur parvient enn, en octobre, ils sont enthousiastes, certes, mais pleins dinterrogations : sagit-il du drame dune noblesse qui disparat sous les

Aux cts d'A.