brunschvicg heritage mots

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LÉON BRUNSCHVICG Membre de l’Institut (1869-1944) HÉRITAGE DE MOTS HÉRITAGE D’IDÉES Paris : Les Presses universitaires de France, 1945, Collection : Bibliothèque de philosophie contemporaine. Un document produit en version numérique conjointement par Réjeanne Brunet-Toussaint, et Jean-Marc Simonet, bénévoles. Courriels: [email protected] et [email protected] . Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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  • LON BRUNSCHVICG Membre de lInstitut

    (1869-1944)

    HRITAGE DE MOTS HRITAGE DIDES

    Paris : Les Presses universitaires de France, 1945,

    Collection : Bibliothque de philosophie contemporaine.

    Un document produit en version numrique conjointement par Rjeanne Brunet-Toussaint, et Jean-Marc Simonet, bnvoles.

    Courriels: [email protected] et [email protected].

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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    Cette dition lectronique a t ralise conjointement par Rjeanne Brunet-Toussaint, bnvole, Chomedey, Ville Laval, Qubec, et Jean-Marc Simonet, b-nvole, professeur des universits la retraite, Paris. Correction : Rjeanne Brunet-Toussaint Relecture et mise en page : Jean-Marc Simonet Courriels: [email protected] et [email protected].

    Apartir du livre :

    Lon Brunschvicg Membre de lInstitut

    (1869-1944)

    Hritage de mots Hritage dides

    Dic quod dicis.

    Paris : Les Presses universitaires de France, 1950, 2e dition, 87 pp.

    Collection : Bibliothque de philosophie contemporaine.

    (Premire dition : 1945)

    Polices de caractres utilises : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les notes : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 13 avril 2008 Chicoutimi, Ville de Saguenay, pro-vince de Qubec, Canada.

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    L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisa-teurs. C'est notre mission.

    Jean-Marie Tremblay, sociologue

    Fondateur et Prsident-directeur gnral,

    LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    Table des matires

    Avant-propos

    Chapitre I. Raison Chapitre II. Exprience Chapitre III. Libert Chapitre IV. Amour Chapitre V. Dieu Chapitre VI. me

    Appendice I Appendice II

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    AVANT-PROPOS

    Retour la table des matires

    On rapporte que le grand philosophe, Jules Lachelier, nomm au Lyce de Toulouse, commena son cours en demandant : Quest-ce que la philosophie ? et il ajouta immdiatement : Je ne sais pas. Sur quoi toute la ville sgaya ; le professeur de philosophie quon lui avait envoy de Paris ne savait pas ce que ctait que la philosophie !

    Peut-tre, la vrit, ne le savait-il que trop ; et sommes-nous sim-plement en prsence dun cas particulier de la querelle des gnra-tions. Llve dsire tre nanti dun savoir qui le garantisse de toute surprise le jour o il sera invit en justifier ; cest de ce point de vue quil apprcie les dates de lhistoire ou les formules de la physique. Le matre, lui, songe moins la philosophie, qui serait un mtier, quau philosophe, qui est un homme. Aussi ne se soucie-t-il gure de fournir des rponses convenues des questions pralablement dtermines ; il ne semparera des solutions que pour en faire surgir des problmes nouveaux. Ltude de la gomtrie plane peut servir de prparation la gomtrie dans lespace ; mais la rflexion philosophique ne connat pas de domaine lmentaire par o faire passer lapprenti ; le primordial et lultime sy rejoignent, au risque de dconcerter le pro-fane.

    Ernest Lavisse aimait raconter quexaminant les aspirants-bacheliers il avait un jour jet les yeux sur la feuille o son collgue philosophe avait inscrit le sujet de linterrogation et la note obtenue ; celui-l tait Dieu, celle-ci tait 6 sur 20 ; do la conclusion se dga-geait en toute objectivit : quil avait manqu au candidat quatre points exactement pour atteindre touchant la nature du divin la

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    moyenne prcise de connaissances quexigeaient alors les rglements de lUniversit.

    Critique du baccalaurat, qui aurait voulu tre du mme coup une critique de la philosophie, mais laquelle le philosophe chappe en la gnralisant. Ce nest pas seulement Dieu dont nous dirons quil est lgu chacun de nous comme un simple signe sonore, laissant dabord lide dans lincertitude et lobscurit ; ce sont les termes les plus familiers auxquels dailleurs il est intimement li : bien ou vrai, monde ou me, personne ou socit. Nous ne pouvons pas ne pas en faire usage ; mais quel titre et dans quelle intention ? la plupart dentre nous nont pas song se le demander. Le langage parle pour eux, les mots quils ont appris prononcer leur apparaissent assurs contre tout pril de mprise et dquivoque. Leibniz, si attentif m-nager linstinct conservateur, nen a pas moins remarqu : Les en-fants reoivent des propositions qui leur sont inculques par leurs pre et mre, nourrices, prcepteurs et autres qui sont autour deux ; et ces propositions, ayant pris racine, passent pour sacres, comme si Dieu lui-mme les avait mises dans lme. On a de la peine souffrir ce qui choque ces oracles internes, pendant quon digre les plus grandes absurdits qui sy accordent.

    Ainsi sexpliquent le geste de rflexe collectif, le mouvement de recul et presque deffroi, dont lhistoire tmoigne, chaque fois quun philosophe pour de bon, inspir par le gnie de lanti-dogmatisme, Socrate ou Descartes, Hume ou Kant, a entrepris de dballer la cargai-son qui tait enveloppe dans les plis du langage, et de la passer au crible dune rflexion appele consolider ceci et rejeter cela.

    Tel est cependant le devoir de lintelligence, et il nest gure duvre aussi bienfaisante cet gard que celle dont M. Andr Lalan-de a pris linitiative lorsquil a convi les philosophes mettre en commun, pour la constitution dun Vocabulaire dautorit imperson-nelle, leurs efforts mthodiques dclaircissement et de distinction. Or, dans ce travail en vue de rendre la pense transparente elle-mme par la grce des liaisons fixes entre le mot et sa signification, lembarras le plus grave sest rencontr l mme o la difficult devait tre le moins attendue, lorsquil sest agi de dfinir la dfinition. M. Marcel Berns caractrisait excellemment les tendances qui sy sont

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    affrontes : tendance psychologique qui intgre la dfinition dans la vie de lesprit, et insiste sur les oprations qui constituent la gense de la dfinition tendance logique pure ou formelle, qui ne garde de lopration que sa forme, lquation de deux membres, membrum de-finiens, membrum definitum, abstraction faite de leur origine .

    Le diffrend est irrductible ; il a, en effet, sa source dans un pro-blme qui domine la condition humaine aux confins exactement de lintelligence et de son expression, rendu plus ardu encore et plus em-brouill par cette circonstance que les Grecs se servaient du mme terme, Logos, pour dsigner ce qui se conoit au dedans et ce qui se profre au dehors, la pense et la parole ; et de cette duplicit de sens lhritage sest, aussi fidlement que fcheusement, transmis au Verbe latin : Verbum ratio et Verbum oratio.

    Les Stociens avaient exalt lunit et la toute puissance du Lo-gos, mais ils le situaient aux deux extrmits de leur doctrine, de telle sorte que, suivant une remarque due M. mile Brhier, cette unit et cette toute puissance constituaient la fois le plus intime de nous-mme et le plus extrieur nous . La souverainet des ides claires et distinctes, que proclama Descartes, commande la dissociation des plans ; lauteur de la Recherche de la Vrit professera que le Verbe ou la sagesse de Dieu mme , nest rien dautre que la Raison uni-verselle qui claire lesprit de lhomme , tandis que cest sur les prjugs et sur les impressions des sens que le langage se forme . La nettet de lavertissement na pas empch que Bonald ait os invo-quer lautorit de Malebranche lappui de la doctrine inverse, qui voudrait que la pense drivt du langage. Les romantiques se placent sous le couvert du Verbe ternel, pour cder, en toute tranquillit de conscience, la sduction de lidoltrie verbale :

    Car le mot cest le verbe, et le Verbe cest Dieu.

    Le dogmatisme sociologique, dont Auguste Comte avait fini par renouer la tradition, a du moins eu cet heureux effet quil nous interdit de fermer les yeux sur lantagonisme des attitudes fondamentales : nous devrons choisir de nous incliner devant la puissance magique des mots ou de travailler pour une franche intelligence des ides. De cette obligation dopter le prsent livre prendra comme exemples les no-tions les plus usites : raison, exprience, libert, amour, Dieu, me.

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    Elles sont dapparence univoque. En fait les faons de penser quy recouvre la faon de parler ont t au cours des temps si diversement tournes et retournes, contournes et dtournes, un tel cortge les accompagne dharmoniques et de parasites, que nous avons limpression de pouvoir confrer ces termes vnrables lacception quil nous plaira. Cependant, une fois dissipes les fumes de livresse dialectique, larbitraire se rvle cause de trouble et dillusion. Sous peine de perdre lquilibre il faudra bien nous appuyer la raison dtre primordiale du langage, la communication avec autrui, laquelle son tour conditionne et prpare la communication avec soi.

    Sexercer entrer dans la pense de ceux qui ne pensent pas com-me nous, cest susciter leffort mthodique qui nous rapprochera de notre but essentiel, la conqute de ltre intrieur. Nest-ce pas la ca-ractristique de lordre spirituel que les richesses reues du dehors ny prennent de valeur vritable quune fois retrouves et comme cres nouveau ? Les thmes dimitation doivent se transformer en versions originales. Le salut est au prix dune seconde naissance, qui seule ou-vre le royaume de Dieu.

    Encore la parole de lvangile souffre-t-elle dun embarras dinterprtation quil nous semble salutaire de mditer pour mesurer quel point notre problme est difficile et profond. A la prendre littra-lement, lopration de la seconde naissance saccomplirait aussi bien du dehors quau dedans, ex aqua et Spiritu sancto, comme si le rdac-teur johannique hsitait au moment de prendre catgoriquement parti entre la figuration symbolique qui relve de la matire, et la spirituali-t toute pure qui est le sige unique de la vrit. Mais sitt aprs, se souvenant que Jsus est venu apporter sur la terre non la paix mais le glaive, il rpare sa dfaillance, et nous fait entendre la voix dont laccent dcisif coupe court tout malentendu, rendant dsormais im-possible, presque sacrilge, la mollesse dun compromis : qui est n de la chair est chair ; qui est n de lesprit est esprit . Nous renon-ons donc, et quoiquil en puisse coter par ailleurs, escompter la vertu magique dun trait dunion pour apaiser les contradictions qui se rencontrent dans le monde et dans la vie : la chauve-souris de la fable ne saurait tre rige en modle de ltre ou en prototype de lide. Limpratif de la conscience demeure inluctable : dire oui si cest oui, et non si cest non. En dautres termes la conjonction doit cder la

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    place la disjonction ; la synthse ambitieuse et ambigu la probit incorruptible de lanalyse.

    Pourtant cela ne signifie nullement que les ressources analytiques seraient puises par la position simple et raide dune alternative abso-lue. Au premier abord sans doute la raison et lexprience semblent sopposer jusqu sexclure ; il y a un contraire de la libert, qui est la ncessit, comme il y a un contraire de lamour qui est la haine ; lathisme nie Dieu, le matrialisme nie lme. Or, si les pages qui suivent ont quelque intrt, il consiste montrer que cette rpartition lmentaire des thses et antithses nous laisse la surface des choses. Cest en nous transportant dans lintrieur de lide comme les micro-physiciens ont pntr lintrieur de latome, que nous aurons chan-ce de parvenir au contact des questions vritables qui plongent par leurs racines dans lhistoire de lesprit humain.

    La raison dlimite par les principes et les cadres de la logique formelle, qui offre, comme disait Montaigne, certaine image de prudhomie scolastique , rencontre le dynamisme constructeur de lintelligence cartsienne, la fcondit infinie de lanalyse mathmati-que. Semblablement, en face de lexprience telle que lempirisme pur la conoit, exprience passive dont lidal serait de rejoindre les don-nes immdiates et de sy borner, sest constitue lexprience active de la mthode exprimentale. Quand nous prononons le mot de liber-t, il importe de savoir ce que nous entendons par l, le mouvement de rvolte contre la loi ou le labeur mthodique en vue de crer les condi-tions dun ordre plus juste. Si lamour implique dvoment et sacrifi-ce, il aura pour contraire moins la haine que lamour encore en tant quinstinct de convoitise et de jouissance. Dieu lui-mme livre combat Dieu, lorsquun Blaise Pascal, au moment crucial de sa vie religieu-se, nous somme de nous dcider entre le Dieu de la tradition judo-chrtienne et le Dieu dune pense universelle : Dieu dAbraham, Dieu dIsaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Et comment ne pas nous rendre compte que notre destine est engage dans la manire dont nous nous comportons envers notre me, selon que nous en rejetons limage statique dans un au-del inaccessible nous-mme ou que nous travaillons effectivement pour intgrer la conscience claire le foyer de notre activit spirituelle ?

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    Si profonds que la rflexion fait apparatre ces antagonismes, on imagine sans peine quelles nuances de transition, quels glisse-ments de sens, ils ont pu se prter tout le long des sicles ; comme les jeux de la rhtorique sen sont trouvs favoriss. Mais le philosophe ne tournera autour dun mot, ne parcourra la priphrie de ses signifi-cations usuelles, quavec le souci datteindre le point central o doit sarrter sa mditation. Il se donnera donc pour premire tche de d-noncer les piges, de repousser les complaisances du langage, se r-servant de le traiter au besoin en ennemi dclar pour mieux sen ren-dre matre et pour ne plus lemployer qu bon escient et bonne fin.

    Retour la table des matires

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    CHAPITRE PREMIER

    RAISON

    Retour la table des matires

    Lorsque 1homme cherche se connatre, et par le fait mme dun tel effort, il se distingue, en tant qutre raisonnable, des espces ani-males parmi lesquelles il est physiologiquement contraint de se clas-ser. Prcoce ou tardif suivant les codes ou les glises, lge de raison semble consacrer en chacun de nous lavnement dune valeur positi-ve dhumanit. Pourtant de larges courants de pense, particulire-ment violents depuis lchec de la Rvolution franaise et sous linfluence de la raction romantique, contestent la raison le droit de se donner raison. Le procs du rationalisme est devenu presque un lieu commun, au risque de jeter le trouble sur linterprtation dun mot qui entre tous avait promis de porter la lumire avec soi.

    On entend encore rpter que Blaise Pascal inventa la brouette, et priodiquement des rudits prennent le soin de dmontrer que cela nest pas vrai, quelle tait utilise au moyen-ge. Mais, quand on re-monte la source, on saperoit que labb Bossut, auteur innocent de la lgende, a simplement parl de la birouette ou vinaigrette, voiture deux roues que Pascal, aprs le succs des carrosses 5 sols, se pro-posa de mettre galement au service du public. Lnigme disparat ds linstant o lanalyse historique a rtabli les termes du problme. As-surment il ne sera pas aussi ais dappliquer une mthode analogue une facult de lme qui souffrira sans rsistance dtre baptise, d-baptise, rebaptise, au gr de prfrences personnelles et de conven-tions arbitraires que prcisment elle semblait destine rprimer. Notre dessein est pourtant de nous y essayer.

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    Reportons-nous au moment, presque solennel, dans notre vie, o tout dun coup la diffrence radicale nous est apparue entre les fautes dans nos devoirs dorthographe et les fautes dans nos devoirs darithmtique. Pour les premires nous devions ne nous en prendre qu un manque de mmoire ; car nous ne savions pas, et nous ne pouvons jamais dire, pourquoi un souci de correction exige que le son fame soit transcrit comme flemme et non comme flamme. En revanche pour les secondes on nous fait honte ou, plus exactement, on nous ap-prend nous faire honte, de la dfaillance de notre rflexion ; on nous invite nous redresser nous-mme. Notre juge, ce nest plus limpratif dune contrainte sociale, la fantaisie inexplicable do d-rivent les rgles du comme il faut et du comme il ne faut pas, cest une puissance qui, en nous comme en autrui, se dveloppe pour le discer-nement de lerreur et de la vrit.

    Cette impression salutaire dun voile qui se dchire, dun jour qui se lve, lhumanit dOccident la ressentie, il y a quelque vingt-cinq sicles, lorsque les Pythagoriciens sont parvenus la conscience dune mthode capable et de gagner lassentiment intime de lintelligence et den mettre hors de conteste luniversalit. Ainsi ont-ils dcouvert que la srie des nombres carrs, 4, 9, 16, 25, etc., est forme par laddition successive des nombres impairs partir de lunit : 1 + 3 ; 4 + 5 ; 9 + 7 ; 16 + 9, etc. Et la figuration des nombres par des points, do rsulte la dnomination de nombres carrs, achevait de donner sa por-te ltablissement de la loi en assurant une parfaite harmonie, une adquation radicale, entre ce qui se conoit par lesprit et ce qui se reprsente aux yeux.

    Les sicles najouteront rien la plnitude du sens que larithmtique pythagoricienne confre au mot de Vrit. Pouvoir le prononcer sans risquer de fournir prtexte quivoque ou tricherie, sans susciter aucun soupon de restriction mentale ou damplification abusive, cest le signe auquel se reconnatra lhomo sapiens, dfiniti-vement dgag de lhomo faber, porteur dsormais de la valeur qui est appele juger de toutes les valeurs, de la valeur de vrit.

    Aprs cela, et malgr cela, on doit constater que le pythagorisme nen a pas moins failli son propre idal. La victoire de la raison au-rait pu tre dcisive ; elle a t immdiatement compromise par une

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    double faiblesse vis--vis de soi, par un double pch contre lesprit, dont on ne peut certifier quaujourdhui encore les traces aient com-pltement disparu. Pour le but que nous poursuivons laventure pytha-goricienne offre un enseignement privilgi, sans doute irremplaable.

    Les Pythagoriciens, qui aimaient se proclamer amis de la sagesse, nont pas su rsister la tentation de gnraliser et de transcender les rsultats de leur savoir mathmatique, sacrifiant dlibrment la m-thode qui leur avait permis de les obtenir. Fiers davoir pntr la structure interne des nombres, ils ont voulu que lessence de toute chose ft rvle lhomme par la vertu des nombres ; ce qui suppo-sait que les nombres cessent dtre des units homognes, entrant titre gal dans des combinaisons dordre purement arithmtique, que ce sont des entits qualitatives, vhicules de proprits qui chappent lobservation ordinaire. On dira de 5 quil est le nombre du mariage, somme du premier nombre pair 2 et de 3, premier nombre impair, lunit demeurant hors srie et, comme limaginaient dj les Chal-dens, le fminin tant pair, le masculin tant impair. Parce que 7 est dans la sacrosainte dcade, le seul nombre qui nest ni produit ni pro-ducteur daucun autre, il passe pour le symbole tout la fois et de la parthnogense et de la virginit de Pallas-Athna. Aucun frein narrtera le jeu danalogies puriles et surnaturelles que les initis se confieront jalousement. Recueillies de la bouche mme dun Matre qui tait moiti homme et moiti dieu, entoures dune aurole reli-gieuse, elles rejoindront pour le peuple, nouveau, lunivers fantasti-que de la mentalit primitive o Lvy-Bruhl nous donne remarquer que les nombres envelopps dune atmosphre mystique ne vont gure au del de la dcade . La raison pythagoricienne semble ainsi stre retourne contre elle-mme ; lavnement de lhomo sapiens, du mathmaticien, naurait servi qu remettre en selle lhomo credulus, lacousmatique, sensible avant tout lautorit de la tradition orale, au pouvoir magique du mot en tant que mot. Et il faut voir l beaucoup plus quun accident de lhistoire.

    M. Delatte, lun des rudits qui ont le plus profondment clair lvolution de lcole pythagoricienne, propose ingnieusement dappeler arithmologie cet ensemble de spculations aberrantes qui empruntent le langage et le prestige de larithmtique sans cependant sastreindre aux lois dune dmonstration exacte. Et sans doute cette

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    arithmologie serait apparente lastrologie et lalchimie ; une diff-rence subsiste cependant quil importe de relever. Tandis que les ob-servations prcises des astrologues, les pratiques obstines des alchi-mistes, prludaient et dj contribuaient aux recherches svres et so-lides des astronomes et des chimistes, le dpassement imaginaire de larithmtique par larithmologie a eu, lui, pour consquence dentraver un dpassement effectif dans le domaine des mathmati-ques, de striliser la dcouverte la plus tonnante laquelle lexigence de pense rigoureuse avait conduit les Pythagoriciens. De lapothose de la raison va surgir le spectre de lirrationnel, paradoxe qui ne sera pas sans effet sur larrt de la civilisation antique comme sur la crise de spiritualit spculative que traversera le moyen-ge. Le thorme de Pythagore tait connu avant Pythagore pour les cas simples o se dgage delle-mme la correspondance des relations gomtriques aux rapports numriques : lhypotnuse est 5 dans le triangle rectangle dont les cts de langle droits sont 3 et 4. Il semble nanmoins que la dmonstration du thorme en son nonc gnral ait t rserve la mthodologie de lcole pythagoricienne. Par l elle devait se trouver en prsence du cas qui parat le plus simple de tous, celui du triangle rectangle isocle. Or ici le calcul de lhypotnuse (qui est aussi la dia-gonale dun carr) djoue tout effort pour en dterminer le rapport numrique aux cts de langle droit. Les Pythagoriciens, par un em-ploi subtil de la rduction labsurde, avaient de bonne heure russi faire la preuve que dans lhypothse de la commensurabilit la gran-deur en question serait contradictoirement paire et impaire la fois.

    Cest un fait cependant quune telle grandeur existe avec ses limi-tes exactes dans lespace idal du gomtre ; si donc elle brise les ca-dres de larithmtique pure nest-ce pas lannonce que la prise de contact avec une premire quantit incommensurable ouvrira un nou-veau chapitre dans le livre des explorations et des conqutes ration-nelles ? Il en est advenu tout autrement dans la ralit : on a vu la foi aveugle de lacousmatique, le prjug qui nat de lou-dire, se mettre en travers de lintrt scientifique et interdire aux mathmaticiens laccs dune terre cependant promise leur apptit de vrit vraie.

    Transforms en docteurs dune glise, les philosophes de lcole se sont fait honte de ce qui est pour nous leur titre le plus glorieux. La dcouverte des grandeurs incommensurables, parce quelle rompt un

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    charme magique, quelle branle lharmonie dun monde soumis dans les cieux comme ici-bas lempire du nombre, leur inspire une sorte de terreur panique. Ils pousseront le zle jusqu implorer les Dieux infernaux, et obtenir la mort misrable dun Hippase de Mtaponte, qui, en divulguant, le secret des incommensurables, a os, selon les termes de la lgende, exprimer linexprimable, reprsenter linfigurable, dvoiler ce qui aurait d rester cach .

    Le pis est que ce crime suppos contre la religion sera aussi rput crime contre la raison. Jamais ne sest applique de faon plus juste et plus sinistre la fois la parole que Vigny prte son Chatterton, et quil serait utile de rappeler chaque page, presque chaque ligne, de notre tude : le mot entrane lide malgr elle. Le Logos ne souffrait pas seulement de lambigut que nous avons eu loccasion dindiquer, signifiant indistinctement parole et pense ; les Grecs y recouraient encore pour dsigner le calcul dun rapport dtermin ; do rsulte que la grandeur incommensurable, une fois rejete hors du domaine numrique, va encourir linfortune dtre implicitement, inconsciemment, dautant plus implacablement, rprouve en tant quineffable et en tant quirrationnelle. La confusion du langage me-nace de rendre irrmdiable le dsordre des ides.

    Ce nest pas tout encore : le malfice du hasard philologique a t renforc par le crdit des arguments de Znon dle ou, pour mieux dire, par le contresens sculaire qui sest empar deux. Dans lintention de leur auteur ils avaient une porte toute polmique, diri-gs prcisment contre les Pythagoriciens qui veulent que le continu se rsolve en units discrtes telles que les points mathmatiques. Une semblable hypothse apparat dpourvue de toute consistance, lespoir de saisir des lments absolus svanouit, ds le moment o entre en jeu, avec le processus de la dichotomie, la srie des valeurs indfini-ment dcroissantes 1/2 , 1/4 , 1/8 , 1/16 , etc. Que cette srie, laquel-le les historiens des mathmatiques ont propos de donner le nom de Znon dle, ait pour somme lunit, ce sera lexemple favori de Leibniz pour expliquer de la manire la plus simple et la plus frappan-te comment le calcul dont il a t le fondateur introduit linfini dans la structure dune quantit finie. Dune part, en effet, on possde la connaissance de la srie en sa totalit, sans quil y ait besoin den par-courir les termes un un, puisque la loi de formation est dfinie par la

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    raison . Dautre part, le dynamisme constitutif de lesprit nous as-sure que la somme de la srie est bien gale lunit. Lgalit peut tre considre comme une ingalit infiniment petite, et on peut faire approcher lingalit de lgalit autant quon voudra.

    Or, et ici se prcise le contraste entre la pense moderne et la pen-se antique, ce quun Leibniz apercevra de faon positive et en quel-que sorte lendroit, na pour un Znon de sens et dusage que regar-d lenvers comme instrument dune dialectique ngative, mais de-venue si populaire que le procs du dogmatisme pythagoricien sest enfl, ou plutt peut tre a dgnr, en procs de lintelligence hu-maine qui serait dsormais convaincue dincapacit dans le manie-ment du continu et de linfini. De l lobsession de mauvaise cons-cience qui ne sapaise quen recourant au dtour de la mthode dexhaustion, et nous aurons prs de vingt sicles compter avant le jour o, pour parler avec Gaston Milhaud, le moment infinitsimal de tout devenir dans lespace comme dans le temps sera dot dune expression directe, o lintgration sera comprise et admise comme opration normale. Dans lintervalle le rationalisme mathmatique, quont inaugur des Pythagoriciens, que Platon approfondit, sera sup-plant par un rationalisme orient en un tout autre sens, rationalisme logique qui invoque la valeur absolue et la porte universelle du rai-sonnement syllogistique.

    Le principe didentit, formul par Aristote, interdit de nier de la partie ce que nous avons commenc par affirmer du tout. Or, le genre des mortels embrasse lespce des hommes, et Socrate est un individu de cette espce. Donc, si nous posons les deux prmisses : tous les hommes sont mortels et Socrate est un homme, la conclusion : Socrate est mortel, ressort avec une vidence de ncessit qui caractrise le rgne de la raison.

    Sur la base simple et presque rudimentaire de la dduction syllo-gistique une philosophie de la nature sdifie qui dominera le monde intellectuel jusqu lavnement de la physique en tant que science positive. Le secret de lentreprise est dans le rle capital qui est dvo-lu au moyen-terme. La forme spcifique, cest--dire ici lhumanit, met en relation la mortalit, proprit gnrique, et Socrate, ralit individuelle ; en mme temps elle est une force interne, ce principe de

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    croissance et de dtermination qui fait que la puissance passe lacte, que la graine devient telle ou telle plante, que lenfant devient homme. Entre lenchanement logique des propositions et la connaissance concrte des causes, il semble quun quilibre tende se manifester, quilibre instable cependant, sinon trompeur, et cela pour deux motifs, qui ne peuvent pardonner.

    En premier lieu le passage du plan de la logique au plan de lontologie implique une apprhension intuitive de ltre en tant qutre, et cette intuition revt chez Aristote un double aspect, n dun ddoublement du sujet grammatical, , substantif du verbe tre que les livres de la Mtaphysique interprteront tantt comme une r-alit dessence formelle, lhumanit, tantt comme une ralit dexistence matrielle, Socrate. Laquelle des deux sera donc la plus vraie et commandera lautre ? en termes scolastiques lindividuation se fera-t-elle par la forme ? se fera-t-elle par la matire ? Sur ce point, qui est pourtant central, larme des commentateurs se divise ; cest quen effet Aristote a soutenu explicitement les deux thses contradic-toires, hors dtat de renoncer soit lune soit lautre des exprien-ces qui ont prsid llaboration de la doctrine ; exprience du sculp-teur qui dun mme bloc de matire saura tirer une diversit de formes originales ; exprience du biologiste qui voit une mme forme sincarner dans une srie dtres existant chacun pour soi.

    Lambigut nest pas moins certaine et ruineuse en ce qui touche le rapport du systme sa substructure logique. Le syllogisme ne contraint lintelligence que sil va du plus au moins, prenant les choses du point de vue de la classification : lespce est partie du genre, lindividu partie de lespce. Mais ce nest l quune considration extrieure. Aristote lui-mme nous invite nous transporter dans lintimit de ltre pour en suivre la gense. Alors lordre se renverse : les caractres constitutifs du genre ne rendent pas compte des caract-res de lespce, il y a dautres mortels que les hommes, et pas davan-tage lindividualit de Socrate ne se laissera rduire, ne ft-il consid-r quen son essence, au type commun de lhumanit. Bref, dans le langage de lextension o le syllogisme est correct, le grand terme cest mortel, tandis que dans le langage de la comprhension qui seul intresse le rel, ce serait Socrate ; et sil devait en tre ainsi le mou-vement du syllogisme irait du moins au plus, dpourvu ds lors de

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    toute ncessit dductive. Ainsi sexplique dans lhistoire le martyre du dogmatisme logique, cartel entre lextension et la comprhen-sion, ne ressuscitant que pour provoquer une fois de plus le triomphe du nominalisme. Le spectacle se renouvelle avec les Stociens contre Aristote, avec les Terministes du XIVe sicle contre les Thomistes du XIIIe, comme de nos jours avec la seconde philosophie conceptuelle de M. Bertrand Russell contre la premire.

    Que la raison logique, envisage dans les stades successifs de son dveloppement, se trouve dchue de sa prtention labsolu, cela ne signifie cependant pas la droute du rationalisme qui sans doute na t engag dans la querelle des universaux que par une fausse position des termes de son problme : cest bien plutt labandon dun ralis-me verbal et strile, un mouvement de conversion salutaire qui saccomplit lintrieur de la pense.

    Chose curieuse, lvnement sest produit sur le terrain mme de la mathmatique. Leffort mthodologique de lantiquit avait abouti avec Euclide la mise en forme dductive de la gomtrie considre comme science entirement a priori ; et lentreprise aurait pass pour tout fait russie sans la rsistance du fameux postulat des parallles.

    Les modernes nont pas t plus heureux jusquau moment o lchec des tentatives pour surmonter lobstacle a suggr lide de le prendre pour auxiliaire et de proposer ainsi la plus paradoxale en un sens et en un autre sens la plus simple solution du problme. Puisque le postulat dEuclide nest rien quun postulat, nest-il pas naturel de lui juxtaposer des postulats diffrents auxquels nous suspendrons linvention de formes diffrentes de mtrique ? Lespace spcifique-ment euclidien sencadre titre de cas particulier dans une science plus gnrale des types spatiaux. Fantaisie mathmatique dont les physiciens ont pu se dfier dabord, mais que le gnie dEinstein saura utiliser pour dchiffrer enfin lnigme de la gravitation universelle.

    Nous sommes avertis, et nous voil libres. Sous le nom de raison pure nous pouvons entendre une facult raide et abstraite qui dpense toute son ingniosit tourner autour de A est A, en variant les expres-sions sous lesquelles se dissimule laxiome ternel dont Taine r-vait quil se prononce au suprme sommet des choses, au plus haut de lther lumineux inaccessible . Ou bien nous y opposons lide de

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    cette raison que M. Gaston Bachelard appelle raison fine, puissance capable de sassouplir indfiniment pour crer des instruments de mieux en mieux adapts une investigation toujours plus subtile de donnes plus complexes.

    Que cette antithse touche aux conditions fondamentales de la ren-contre entre lhomme et la nature, nous en avons la preuve dans les dbats auxquels a donn lieu ltablissement des principes de la ther-modynamique, conservation dune part et dautre part dgradation de lnergie. Tant que lon rduit le rle de la raison la norme de lidentit, seul le principe de conservation sera considr comme ra-tionnel ; mais il convient dajouter immdiatement quune telle raison serait radicalement absurde puisque, suivant la dmonstration mmo-rable quen a fournie mile Meyerson, elle en arriverait, sous prtexte de maintenir la formule de lidentit, nier le cours du temps et le fait du changement, elle aboutirait lanantissement de son objet propre, qui est le monde. Aussi bien cest contre quoi la ralit a d se rvol-ter par le principe de Carnot-Clausius, par laccroissement de lentropie, qui prendrait ainsi figure dun irrationnel en soi comme jadis la grandeur incommensurable au regard des Pythagoriciens.

    Mais nouveau se vrifie la rflexion incisive de Vauvenargues : Quand je vois lhomme engou de raison, je parie aussitt quil nest pas raisonnable. Et en effet la raison risque dtre une machine draisonnable fabriquer de lirrationnel tant que nous nous obstinons la mutiler de parti pris, que nous refusons de lui restituer ses propres crations. Cependant cest bien la raison proprement et simplement raisonnable qui sest annex le principe de Carnot en sarmant du cal-cul des probabilits que le positivisme troit et cassant dAuguste Comte prtendait exorciser, dans lequel ds son invention Pascal avait aperu lalliance fconde, lintrieur de la mathmatique, entre lesprit de gomtrie et lesprit de finesse. Boltzmann a montr que laccroissement de lentropie exprime lvolution statistique dun sys-tme isol vers un tat plus probable que ltat prcdent. Ds lors, l o un dogmatisme intransigeant faisait surgir un conflit dapparence dramatique, on sest trouv en possession paisible de procds qui se rejoignent, de principes qui se compltent, pour la mise en quation de lunivers.

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    Il y a plus, et la remarque en a t souvent faite, ces conclusions qui ressortent avec vidence des progrs de la physique au XIXe sicle, taient acquises lesprit humain depuis lapparition de la Critique de la Raison pure. Conservation et dgradation de lnergie satisfont trs exactement aux requtes nonces par Kant : le principe de substance exige que quelque chose persiste travers le temps ; lirrversibilit du cours temporel est une exigence du principe de causalit. Avec la dduction transcendantale des deux premires analogies de lexprience , la rflexion philosophique anticipait dune faon frap-pante les rsultats de la science, achevant de prciser la notion moder-ne dune raison qui fait sans doute fond sur lessor de ses initiatives pour coordonner les phnomnes mais sans rompre jamais le contact de lexprience qui lui apporte sa matire.

    Cette raison, entendement comprhensif dont la fonction essentielle est le jugement, Kant la dfinitivement dgage de lautre type de raison que le panlogisme de la scolastique leibnizowolffienne lui su-perposait et qui prtendait saffranchir de toute relation aux conditions de la connaissance humaine pour atteindre len soi de lme, du mon-de et de Dieu. Entre celle-ci, Raison dialectique, dans le langage de Kant, et celle-l, Raison analytique, il ny a pas plus de rapport quentre la brouette que Pascal na jamais eu la peine dinventer et la voiture deux roues quil avait le dessein de mettre la disposition du public.

    De lAnalytique procde la logique de la vrit, tandis que la Dia-lectique, au sens critique du mot, est un faisceau dillusions. Les ca-dres quelle trace nacquerraient le contenu dont ils auraient besoin pour exister, ft-ce comme cadres, que sil tait permis de prendre au srieux les visions fantastiques dun Swedenborg. En dautres termes toute lesprance dogmatique repose sur le mirage dune intuition in-tellectuelle que lon imagine symtrique de lintuition sensible. Et bien entendu il ne sagit pas de lintuition cartsienne, immanente au dveloppement de la pense rationnelle et qui ne fait quen concentrer les articulations successives en un moment unique daperception. Ce qui est en cause, cest une intuition transcendante, recueillie dans lhritage dAristote, et qui porterait sur labsolu de ltre en tant qutre. Or, dans cet tre qui nest qutre, on ne saurait aucun titre voir un objet donn. Seule une vicieuse faon de parler lrige en

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    substantif ; ltre est un verbe, correspondant une certaine attitude du sujet pensant vis--vis de sa propre affirmation ; il exprime lestimation du degr de vrit quil est lgitime de lui reconnatre ; bref, cest une modalit du jugement. Et du coup les disciplines que la tradition classique stait plu parer du nom de rationnelles, psycho-logie, cosmologie, thologie, sont ramenes une accumulation de paralogismes, dantinomies, de sophismes, que Kant dissque avec une verve et une vigueur impitoyables. Les Ides qui constituaient le corps de lontologie noumnale seffondrent lune aprs lautre, et laissent nu le jeu dialectique des mots, dautant plus sduisant et fal-lacieux que, suivant la remarque de Kant, il se dploie dans une rgion dont il nous est impossible de rien savoir.

    Ainsi, et en nous tenant volontairement lexamen des racines spculatives du rationalisme, nous mesurons quel intrt sattache sparer entirement dans leur origine et dans leur destine lusage analytique et labus dialectique de la raison ; faute, de quoi, et en quelque sens quelle soit dirige, toute argumentation serait galement vaine. On ne ruine pas lanalyse parce quon dnonce linconsistance de la dialectique ; on ne sauve pas la dialectique parce quon dmontre le bienfait de lanalyse.

    Lutilit de la distinction est souligne par cette circonstance sin-gulire que lexemple de ce mme Kant qui nous en sommes rede-vables, risque de donner le change. Peut-tre le philosophe pur de tou-te inconsquence est-il encore natre, et les plus profonds sont-ils les plus exposs se laisser trahir par la richesse divergente de leurs sources dinspiration. Toujours est-il que la Dialectique de la Raison pratique nous met en prsence dun revirement complet dans le voca-bulaire sinon dans lesprit de Kant. On dirait que comme le Dieu de la Gense sest repenti davoir cr le genre humain, Kant en est venu regretter davoir plong dans le nant lunivers enchant de Leib-niz et de Wolff ; ses derniers efforts seront pour le relever de sa ruine. Notons toutefois que, si lauteur de la rvolution critique se tourne vers la raison pour lengager maintenant au service dune restauration mtaphysique, cest, ainsi que latteste la phrase fameuse de la Se-conde Prface la Critique de la Raison pure, aprs lavoir explicite-ment dtache du monde du savoir , afin de la faire passer brus-quement du parti de la loi, dans le camp de la FOI. Tel sera finalement,

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    observe Jules Lachelier, le paradoxe de la langue de Kant que lintelligible, cest--dire le propre objet de notre intelligence, chappe toutes les prises de notre intelligence .

    Paradoxe qui confine au scandale lorsque Jacobi, lun des protago-nistes de la raction romantique, plus fidle que jamais au primat de lintuition sentimentale, prendra texte des postulats kantiens de la Dia-lectique de la Raison pratique pour dsigner sous le nom de raison une facult dabsolu, mtacritique et anticritique, et lui demander dalimenter le courant dirrationalisme qui devait emporter le XIXe, sicle et qui demeure certains gards un des caractres saillants de la pense contemporaine.

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    CHAPITRE II

    EXPRIENCE

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    Cest une chose de considrer le rationalisme et lempirisme com-me systmes ferms chacun pour soi et sexcluant mutuellement ; cest une autre chose, ainsi que le laisse prvoir le chapitre prcdent, de suivre luvre la raison et lexprience en vue de saisir et de pr-ciser les circonstances de leur collaboration effective.

    Dans la vie courante ltre raisonnable par excellence est lhomme dexprience, que lon sait de conduite prudente et de bon conseil, ce paysan familier avec le rythme des saisons, lalternance des vents, la brusquerie des orages, ce mdecin quune curiosit avise a rendu sensible au temprament des malades, la gravit des symptmes, lopportunit des remdes, art tout individuel et qui bien souvent se-rait difficile justifier de faon explicite.

    Si on tente de gnraliser afin de dgager ce qui exprimerait pour elle-mme la moralit de lexprience, lembarras saute aux yeux. Nous nobtiendrons rien de la Sagesse des Nations sinon quil convient de nous attendre tout, et particulirement linattendu. Les auteurs de maximes, pour se gagner une rputation de finesse sur le dos des proverbes qui dj sont loin dtre daccord entre eux, se sont ingnis prendre le contre-pied de lopinion commune ; cependant le contre-pied de ce contre-pied ne sera pas dpourvu de quelque grce ironique et dun certain air doriginalit.

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    Ainsi, en essayant de se maintenir sur le plan de ce qui pourrait passer pour exprience pure et den recueillir le tout-venant , on aboutirait, simplement reconnatre les diversits et les contrarits inhrentes au flux et au reflux dun imprvisible mouvant. En fait, pourtant, lhumanit ne sest jamais rsigne tre mise perptuelle-ment hors de jeu par lincohrence des vnements dans lunivers et dans la socit. La recherche passionne de lordre est un trait notable de sa vocation, cet ordre ne fut-il encore que le signe dun vouloir den haut, qui se traduit par une fatalit inexorable ou par un caprice providentiel ; sur quoi on conserve nanmoins lesprance davoir pri-se, comme latteste la foi inlassablement entretenue travers les si-cles dans lefficacit des rites magiques, sublims par la prire et le sacrifice, exalts jusquau rapt violent de faveurs surnaturelles.

    Concurremment un effort se dploie pour entendre lordre dans son sens plus intrieur et plus profond. De cela seul que nous apprenons dsigner les choses par des noms, nous sommes en prsence dun uni-vers distribu. La tradition du langage va au devant du travail mtho-dique qui soutiendra ldifice de la philosophie prise au sens que de-vait imposer la tradition issue dAristote. En effet si le syllogisme doit se suffire lui-mme en tant quil est lexpression de lordre en soi, il reste que cet ordre ontologique est greff sur un ordre pour nous, dont il se dtache sans doute afin de se poser dans labsolu, mais quil a prpar psychologiquement grce lapprofondissement des condi-tions de lexprience. Et la face empirique du systme na pas eu moins dinfluence que la face rationaliste.

    Tout dabord, dit expressment Aristote, quand nous apercevons Callias ou Socrate, nous ne reconnaissons pas seulement des indivi-dus, nous prouvons le sentiment immdiat, nous avons comme la sensation, que nous voyons des hommes. Cette intuition du spcifique est au dpart dune nouvelle dmarche de lesprit : remarquant que lhomme, le cheval et le mulet ont un caractre commun, nous les r-unissons pour former la classe des animaux sans fiel. Une gradation rgulire va donc permettre dtablir une hirarchie de concepts de plus en plus gnraux ; do rsulte que la dduction syllogistique naura qu parcourir en sens inverse la route fraye par le processus inductif.

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    Tels sont les cadres lintrieur desquels lintelligence va se mou-voir durant la longue priode qui prcde le triomphe de la mthode positive. Tandis que lhomme sy explique par sa dfinition danimal raisonnable, ce qui le concerne en tant quindividu chappe au savoir organis pour ne relever que de laccidentel et du fortuit. Ladage a fait fortune qui veut quil ny ait de science que du gnral. Pourtant la ptition de principe en est visible, comme aussi le dmenti que lexprience lui oppose chaque pas. On aura beau baptiser de forme essentielle lensemble des caractres qui chez un tre lui sont com-muns avec les tres de la mme espce ; on naura pas le droit den conclure que ce quil y a de plus important savoir ne consiste pas avant tout dans ce qui lui appartient en propre, ft-ce seulement la place unique quil occupe un instant donn par suite des mouve-ments qui lui ont t imprims.

    Lempirisme conceptuel dAristote se figurait avoir rendu compte des phnomnes de la pesanteur lorsquil avait class les corps en graves et en lgers, et quil attribuait la pierre ou la fume un dsir de trouver le repos dans le lieu quon dira naturel, en haut pour celle-ci, en bas pour celle-l. Linvestigation exprimentale dun Galile apparat au contraire tourne vers la connaissance de lindividuel, en tant quelle substitue la gnralit des formes, qui aurait marqu le terme de la recherche physique, la gnralit des lois. Loin de ngliger les traits particuliers, elle sefforcera den prciser la causalit mesu-re quelle dtermine avec plus dexactitude les effets qui relvent de chacune des lois en action, quelle les additionne de faon rejoindre toutes les circonstances du problme. Ainsi, pour rester dans le mme exemple, elle combine la formule de la chute des corps dans le vide avec les conditions dans lesquelles sexerce la rsistance de lair ; et cest l lorigine dune rvolution complte dans la notion et dans lusage de lexprience.

    Tandis que lantiquit avait lgu au moyen-ge lidal dune contemplation toute passive devant la hirarchie de formes qui traduit la finalit dun ordre divin, dsormais lhomme se dclare en droit daspirer se rendre, suivant les expressions de Descartes, matre et possesseur de la nature . A quoi lcole baconienne soutient que lexprience suffit ds lors que nous avons laudace de mettre la natu-re la question pour surprendre et mentalement isoler lantcdent

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    dont dpend lapparition de leffet considr. La nature cesse de se faire admirer dans son ensemble pour lharmonie interne, pour lquilibre heureux, de ses parties ; elle se laissera dcomposer fil fil . La causalit, dchue du plan transcendant, livre son secret au savant capable de la manier pour le service de nos besoins et de nos penchants.

    Matriellement du moins, et comment exagrer la gravit sinistre de la rserve ? les esprances grandioses de Francis Bacon dans le progrs continu du savoir positif et de la technique utilitaire nont pas t dues. Du point de vue spculatif o nous nous plaons il reste nous demander si le succs de la mthode exprimentale, qui dborde du mcanique et du physique sur le biologique et le psychologique, na pas conduit une conception des choses singulirement sche, monotone et pauvre, en comparaison de ce que lunivers nous prsen-te effectivement. Pour faire pice la scolastique dductive un logi-cien comme John Stuart Mill na-t-il pas vers en un empirisme dcole o la nature apparat coule dans le schme factice des soi-disant rgles de linduction ?

    Lexprience vritable, celle dont se sont rclams un Montaigne et un Maine de Biran, ne souffre pas dtre canalise a priori ; elle prend son sige dans lintrieur de la conscience, et de l elle rayonne en directions diffrentes, galement soucieuse de se ressaisir dans sa puret originelle et de ne demeurer trangre aucune de ses manifes-tations aussi raffines et paradoxales quelles puissent paratre. Labsurde au jugement de la raison nest pas absurde en soi ; bien au contraire, dira Nietzsche, si, par del ce que le commun des hommes appelle le bien ou le mal, il contribue lexaltation dune volont de puissance. William James reprend le thme sur un autre ton. A la sympathie dune curiosit qui refuse de senfermer dans les bornes de la conscience et du bon sens, il joint le rve d expriences extraor-dinaires quil sest promis dentreprendre et de communiquer par del le temps de la mort et les limites de la plante. Lintuition berg-sonienne tend transcender la condition humaine jusqu se mettre en tat de toucher, sinon dtreindre, labsolu de la matire, de lme, de Dieu.

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    Ni le pragmatisme ni lintuitionisme cependant npuisent les ba-ses de rfrence auxquelles pourra correspondre une philosophie de lexprience. Lun et lautre postulent quil ny a quun moyen dchapper aux consquences strilisantes dun empirisme abstrait comme celui de John Stuart Mill, cest den appeler une forme dempirisme, radicale ou intgrale , qui pousse lexprience au del des apparences immdiates. Mais si les thories logiques de Mill sont rcuses comme fallacieuses et vaines, lalternative dont on sest prvalu contre son interprtation de la science et de lunivers devient caduque son tour.

    Il faut donc reprendre le problme, et nous demander si lon avait bien le droit dadmettre que les lois de la nature se dgagent telles quelles au terme dune induction lmentaire qui serait modele sur le processus de lanalyse chimique. Est-ce par une marche uniforme, en prolongeant sans coup ni rupture le mouvement qui porte dj les animaux rgler leur comportement sur lordre de ce que Leibniz ap-pelait conscutions empiriques , que lhumanit serait entre en possession de formules comme la loi de gravitation ? Sans doute lcole baconienne ne conteste pas que lesprit du savant intervient dans le travail exprimental, mais ce serait titre provisoire et dont on semble sexcuser ; nous devons soumettre au contrle des faits lhypothse que nous avons conue, et une fois quelle a t vrifie, elle sinsrera comme partie intgrante dans la structure des choses. La perfection de la mthode inductive exigerait que la nature se cons-titut en quelque sorte delle-mme, excluant du savoir positif ce qui appartient proprement au sujet. Or il est craindre que cet empirisme simpliste auquel se sont rfrs dans un intrt polmique les dfen-seurs de lempirisme mtaphysique ne demeure impuissant rendre compte des richesses accumules par lexprience scientifique et de sa signification profonde.

    Ainsi pos, le problme nous met nouveau en prsence dun ren-versement dans lemploi de termes tellement familiers quils auraient d, semble-t-il, ne laisser place aucune ambigut. Tout le monde comprend, ou du moins tout le monde croit comprendre, ce quon veut dire lorsquon parle de concret et dabstrait. Le bleu du ciel, que je contemple en cet instant de la matine, est une donne concrte dont lesprit scarte quand il forme les ides du bleu en gnral ou de la

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    couleur. Le concret sera le sensible, qui pour les peuples enfants comme pour les enfants eux-mmes se confond avec le rel. Mais, si la civilisation moderne sest constitue dfinitivement sur les ruines de la cosmologie mdivale, cest partir du moment o avec Coper-nic et avec Galile il est devenu certain que lunivers de lobservation immdiate, de lvidence sensible, lunivers dAristote et de Ptolme o le globe rayonnant du soleil tourne autour de la terre, est fausse-ment concret ; il se rsout en apparences trompeuses, en fantmes in-consistants, quil a fallu dissiper pour parvenir au contact dun monde auquel conviendra authentiquement le qualificatif de concret, car il est lunivers de la vrit.

    Le soleil dont les astronomes ont russi prciser les dimensions et la masse, valuer les tempratures depuis les couches superficiel-les jusquaux rgions centrales, nest rien dautre quun systme dquations, qui a sans doute une attache dans les donnes sensibles, mais qui sen est affranchi progressivement et finit par dfier tout ef-fort de reprsentation figure. En lui demeure la marque du gnie hu-main qui a su percer la nue dillusions auxquelles linstinct raliste semblait nous avoir condamns pour toujours 1. Il ne faut pas ou-blier, aimait dire Max Planck, que la masse de Neptune a t mesu-re avant quaucun astronome ait aperu la plante dans sa lunette. Cest quen effet comme le remarque Sir Eddington dans son tude sur lUnivers en expansion il ny a pas, en ce qui concerne les corps clestes, de faits dobservation pure. Les mesures astronomiques sont toutes, sans exception, des mesures de phnomnes qui se passent dans un observatoire ou une station terrestres ; ce nest que grce la thorie que ces mesures ont t traduites en connaissance dun univers extrieur .

    Les dcouvertes qui, depuis trois sicles, dferlent au rythme acc-lr du laboratoire sur le monde font ressortir dans toute sa profondeur et dans toute sa fcondit laphorisme des Nouveaux Essais sur lEntendement humain o Leibniz a dgag linspiration qui animait les initiateurs de la pense moderne : le concret nest tel que par labstrait. Le paradoxe de lexpression souligne utilement le contraste

    1 Voir lappendice I.

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    des bases de rfrence entre le ralisme vulgaire et le spiritualisme scientifique. Si lon dit que le ciel est bleu, cette faon de parler qui parat tout innocente, implique limagination dune substance la-quelle une certaine proprit serait inhrente, et Dieu seul peut savoir de quel hritage de superstitions naves, de croyances fallacieuses, ont t, sont encore, gnratrices les propositions o le ciel est introduit titre de sujet grammatical. Or nous avons en ralit affaire un effet doptique fond sur lingale diffusion des rayons du spectre solaire, et la thorie qui lexplique prend place son tour dans une conception plus ample o le fait dtre visible nest plus un caractre essentiel, mais simplement un accident par rapport lensemble des phnom-nes de radiation ; le concret, cest le total.

    Sans doute est-il loisible de dire quon sest ainsi lev dans les degrs de la gnralit ; ce sera aussi loccasion de rpter que la g-nralit dont il sagit, na plus rien de commun avec la gnralit conceptuelle, qui se perd dans le vide mesure quelle sloigne du sensible ; cest une gnralit comprhensive qui ne se dtache des donnes immdiates que pour les dlivrer de leur isolement et de leur incompltude, en faisant surgir de linitiative de lintelligence humai-ne un monde qui dborde de toutes parts les cadres mesquins o senfermait la tradition dun empirisme strict.

    De ce point de vue il ny a gure dexagration considrer que le Novum Organum tait prim ds le lendemain de son apparition, et M. mile Brhier dit excellemment pourquoi. Bacon na jamais connu dautre intellect que cet intellect abstrait et classificateur qui vient dAristote par les Arabes et saint Thomas. Il ignore lintellect que Descartes trouvait au travail dans linvention mathmatique. Une doctrine court un pril mortel, elle est tout prs de se trahir, lors-quil lui arrive de ne pas se rendre compte exact de son adversaire v-ritable, et quelle met lerreur profit pour une victoire trop facile.

    Rflchissons maintenant que Shakespeare tait contemporain de Bacon, et nous apercevons ce que visait prcisment et quelle heure de lhistoire pouvait tre prononce la parole si souvent invoque : Il y a plus de choses, Horatio, dans le ciel et sur la terre que dans toute votre philosophie. La mme faiblesse qui a entran lchec dun empirisme quasi positif, explique galement linstabilit dquilibre

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    laquelle sest condamn lempirisme quasi mystique dans ses tentati-ves persistantes pour dcouvrir une lumire qui ne devra plus rien la clart vigilante de la conscience, pour prendre pied dans la contre mystrieuse o sinflchit la rigueur du contrle proprement expri-mental. Sans avoir suivre la srie de ses aventures sculaires il nous suffira de relever, chez le penseur qui a le mieux approfondi les res-sources dune intuition impermable la raison et qui paraissait en avoir obtenu la promesse de joie et dternit cette dclaration mou-vante de lvolution cratrice : Lintuition est pnible et ne saurait durer. Et, en effet, ds lpoque o Bergson introduisait la notion de linconscient dans la doctrine, il devait rendre malais de joindre en une mme exprience la certitude infaillible de limmdiat et la pos-session privilgie de labsolu. Force a t de se rabattre sur la m-moire, dont le tmoignage demeure suspect aussi bien par ce quelle ajoute malgr soi que par ce quelle laisse chapper, et dautant plus suspect ici quil ny a point de domaine o se manifeste davantage la puissance intersubjective de la suggestion et de limitation. Luniformit dans la description des tats mystiques est loin den prouver la spontanit ; ce serait plutt linverse comme lincline penser le titre du grand ouvrage o Henri Brmond entreprit dtudier le mouvement qui va de saint Franois de Sales Fnelon : Histoire littraire du sentiment religieux.

    Il est donc sage dabandonner leur sort les idoles de systmes qui nont russi qu diviser leurs partisans. Lempirisme quon est tent de dire mtempirique semble log la mme enseigne que le rationa-lisme supraintellectuel. En forant les ressorts de lexprience comme celui-ci forait les ressorts de la raison, il a risqu une disgrce analo-gue ; il sest expos perdre de vue ce qui caractrise le plus essen-tiellement la contribution de lexprience la recherche et la conqute de la vrit .

    Empirisme et rationalisme peuvent se tourner le dos ; exprience et raison cooprent. Nous retrouvons ainsi le problme dont nous avons rappel que Kant apportait une solution prophtique lorsquun demi-sicle avant lnonciation des principes de Carnot il montrait lexigence rationnelle de causalit prenant corps dans lirrversibilit du flux temporel, cest--dire dans lexprience originale dun avant et dun aprs. Cette exprience son tour sapparente en ce qui

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    concerne le temps au fait dont la mditation en ce qui concernait lespace a marqu, un moment dcisif pour lhistoire de la pense kan-tienne et par suite de la pense humaine en gnral. Le dveloppement dune discipline que la raison se flattait davoir constitue en science ncessaire et universelle, la met brusquement en prsence dune don-ne qui lui semble trangre et qui demeure irrductible : deux tri-dres, forms dlments identiques, mais orients lun droite lautre gauche, ne sauraient tre superposs. chec apparent, et qui aurait t dfinitif si le propre du gnie ntait prcisment den faire une occasion de victoire, de tourner lobstacle en appui. Le paradoxe des objets symtriques conduit Kant dfinir lespace et le temps comme formes a priori de lintuition sensible qui en reoivent et permettent den ordonner le contenu, jeter ainsi un jour nouveau sur le mouve-ment que la raison accomplit pour aller au-devant de lexprience et de sen annexer lenseignement.

    Et ce nest l encore quun point de dpart. La connexion des sour-ces de connaissance que lempirisme brut et le rationalisme absolu sobstinent sparer et opposer, il parat possible de la faire remon-ter plus haut que la gomtrie jusqu la mathmatique pure o la lumire est le plus vive et le plus pntrante.

    Dun point de vue raliste la notion de nombre ngatif est ncessai-rement nulle et non avenue. Nest-ce pas lvidence mme que le tout est plus grand que la partie ? Or laddition de 2 et de 7 donnerait une somme 9 qui serait plus petite que chacune de ses composantes ; cest pourquoi nous lisons dans le manuscrit de Pascal : Trop de v-rit nous tonne : jen sais qui ne peuvent comprendre que qui de zro te 4 reste zro. Mais le spiritualisme cartsien passe outre aux pr-tendus impratifs de lintuition ; il fait de lalgbre une discipline au-tonome o les nombres ngatifs ont naturellement droit de cit.

    Reste justifier les rgles dopration dans ce nouvel ordre de science, en particulier pour la multiplication entre nombres ngatifs qui, prise la lettre, noffre aucun sens immdiat. Il est vrai pourtant, et il est reconnu, que le produit de 2 par 7 est positif + 14. Com-ment cela se fait-il ? Les grammairiens disent bien que deux ngations valent une affirmation ; mais il faudrait avoir dmontr que la math-matique est une espce du genre grammaire. Du moment que la som-

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    me de nombre ngatifs est ngative on ne sexplique pas a priori le renversement des signes pour la multiplication qui dans le domaine des nombres positifs apparat comme une forme condense daddition. Sans doute, et il a t largement us de la permission, est-il loisible de rpondre quon ne doit voir l rien de plus quune convention, faon de parler paresseuse laquelle les mathmaticiens de race ne se sont rsigns quen boudant contre leur propre gnie. Chercher un refuge dans larbitraire, cest branler jusquen ses bases ldifice de la science.

    Et voici le moment o lexprience entre en scne, elle va prendre sur elle les difficults de la raison et laider franchir le gu qui la sparait de son nouveau champ dexploration. Considrons le produit + 3 x 4 ; et remplaons + 3 par + 5 2 et + 4 par + 11 7 ; nous au-rons effectuer une suite doprations qui ncessairement conduira au mme rsultat : + 12. Pas dhsitation pour + 5 x + 11 (+ 55), ni mme pour 2 x + 11 ( 22) ou 7 x + 5 ( 35). Quant la valeur du produit 2 x 7 nous ne sommes lavance lis par rien ; nous ne pouvons faire fond que sur lexprience pour parer lembarras dune libert illusoire. Il suffira, en effet, de la consulter pour nous convaincre que la rgle paradoxale qui veut que le produit de nombres ngatifs soit lui-mme positif, est seule susceptible de satisfaire la raison puisque seule elle nous met en mesure de coordonner en les faisant entrer dans un systme unique la thorie des nombre positifs et la thorie des nombres ngatifs. Si je pose 2 x 7 = + 14, la suite des oprations + 55 + 14 (22 + 35) ou + 69 57 nous ramne bien + 12.

    Cet exemple devait tre dvelopp parce que le rle propre lexprience sy manifeste avec une nettet privilgie. Entre les di-verses combinaisons que la raison tait capable de former, lexprience apporte ce que cette raison ne russissait pas tirer delle-mme, un critre de dcision qui lui donne la garantie quelle use lgitimement de son pouvoir constituant. Et ce que nous venons de dire de la mathmatique pure sera encore plus vrai, sil est possible, des mathmatiques appliques o, note profondment Leibniz, lexprience peut servir dexamen, mais non de guide . Entendons par l ce paradoxe : mesure que la physique tend ses conqutes par la collaboration intime de lanalyse mathmatique et de linvestigation exprimentale lexprience va se dchargeant du contenu intuitif qui

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    semblait autrefois insparable de son ide, qui mme tait rput la constituer. Do la menace perptuelle de rupture, le travail incessant de rvision, dans les termes du trait dalliance sur lequel on pouvait croire que la nature et lesprit avaient appos des signatures authenti-ques. Mais, nous le savons aujourdhui, lapparence de dfinitif tenait la simplicit relative des moyens. Une raison qui se donne pour une facult de schmes a priori, de principes immuables, dont lhorizon se borne lespace euclidien et au temps universel, est invitablement tente dimposer aux choses les formes dont elle est elle-mme pri-sonnire. Mais lexprience pousse plus avant, lexprience fine, pour parler encore avec M. Bachelard, a exerc son droit dexamen et de veto. Elle a dnonc les clauses dun accord prmatur ; par l elle rend aux mathmaticiens le service minent qua mis en relief luvre mmorable dun Joseph Fourier : elle les oblige linitiative qui cre-ra de nouvelles ressources pour une organisation plus prcise et plus exacte de lunivers physique.

    Ainsi lexprience et la raison, la nature et lesprit, ne cessent de se provoquer et de se dpasser dans une insatisfaction mutuelle qui se tourne en instrument dun progrs sans relche et sans limite. Specta-cle magnifique qui ne la jamais t davantage quen cette priode contemporaine o nous aurions le droit de saluer une poque bnie par excellence dans leffort de lhumanit vers lintelligence du vrai sil tait permis de distraire notre regard de la catastrophe que les masses barbares ont dchane sur la plante 2.

    Au dbut de ce sicle les physiciens taient tout prs de sendormir dans la quitude dogmatique. La manire dont lexistence de Neptune a t dduite par le calcul avant dtre aperue dans une lunette sem-blait consacrer jamais le systme classique de la gravitation. Avec Maxwell et Lorenz la thorie lectro-magntique paraissait tablie sur des fondements inbranlables. Mme le demi-scepticisme quaffecte un Henri Poincar ne servait qu faire ressortir limportance dont on entourait les critres de simplicit ou, son d-faut, de continuit. Or, en 1900, une date qui suit de si prs lanne o nous avons relev en Afrique les rsidus de lhritage mdival,

    2 Voir lappendice II.

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    voici quun reprsentant minent de la culture europenne, lord Kel-vin, signale aux physiciens deux nuages sombres qui menacent lquilibre de leur science. Sur deux points vitaux, en effet, lexprience sest montre dcidment rfractaire aux consquences quon se croyait autoris tirer des principes gnralement accepts. Dune part la technique irrprochable que Michelson et Morley ont mise en uvre se refuse rvler aucun mouvement de translation par rapport ce milieu suppos que lon appelait ther. Dautre part, en prenant comme bases les notions classiques, on rencontre des diffi-cults insurmontables pour linterprtation des rsultats exprimen-taux qui concernent lmission lumineuse de corps noirs .

    Les nuages ont crev ; les btiments anciens nont pas rsist la tourmente ; bientt cependant laurore sest leve sur de splendides difices : thories de la relativit, mcanique quantique. Non seule-ment le contenu du savoir scientifique est largi et purifi ; mais quel-que chose de plus inattendu encore clate aux yeux des savants, la n-cessit de modifier radicalement lide que leur ralisme ingnu et tenace stait faite de leur commerce avec la nature ; ils ont, leur tonnement, d retrouver le chemin de la philosophie, et prendre enfin conscience de leur propre spiritualit en introduisant la rflexion criti-que sur les conditions de notre connaissance de lunivers titre de partie intgrante de la structure de cet univers.

    Einstein dtruit lidole dun temps indiffrenci que Newton rap-portait labsolu dun sensorium divin ; il y substitue la considration dun temps propre qui varie avec ltat de repos ou de mouvement de lobservateur. Et cest de l quil en arrive, par lexploitation des inventions les plus hardies de lanalyse, remanier de fond en comble les bases dune cosmologie que lon avait toute raison de croire assu-re de lternit. La mthode qui lui a permis de rendre compte des anomalies de Mercure ne doit rien celle qui avait triomph des ano-malies dUranus. La simplicit des principes ne fait plus illusion ; lautorit souveraine du fait Einstein sacrifie la rigidit de la loi qui, prise en la gnralit de son nonc, ne conserve plus quun caractre dapproximation, selon les vues prophtiques qumile Boutroux d-veloppait dans une thse de 1874 au titre significatif : De la Contin-gence des lois de la nature.

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    La rvolution que les thories de la relativit ont opre dans les sciences et dans la philosophie des sciences porte si loin que nous pouvions crire ds 1922 : Entre le procd formel de la mesure et lobjectivit de la chose mesure stablit dsormais une solidarit dordre tellement intime et intellectuel que nous ne saurions achever la reprsentation de lun des termes isols. Autrement dit, lhomo sapiens ne se laisse pas liminer des disciplines quil a constitues. Il est prsent au point, de dpart : cest du progrs des recherches tho-riques que lhomo faber a reu les moyens de perfectionner ses ins-truments. Il se retrouve au point darrive par laction rciproque qui dans toute observation sexerce ncessairement entre lobjet et lobservateur. Et limportance dcisive de cette action qui prend maintenant place dans le calcul devait se manifester avec plus dclat encore lautre extrmit du domaine scientifique, par le dveloppe-ment de ce que lun de ses plus illustres promoteurs, M. Louis de Broglie, appelle dans ses Souvenirs personnels sur les dbuts de la mcanique ondulatoire, la physique des incertitudes .

    A lorigine se prsente de nouveau une donne dexprience, un fait brutal, do la pense rebondira pour un avancement extraordinai-re du savoir humain : la constante de Planck, lh nigmatique et invi-table qui devait permettre M. Heisenberg de dlimiter la zone dindtermination cre par la rencontre entre deux dterminismes, lun qui rgit le phnomne observer, lautre le phnomne de lobservation. Ici les commentaires deviennent superflus, il suffit aux philosophes dcouter les savants qui parlent aujourdhui en philoso-phes pour recueillir de leur bouche certaines dclarations sans quivo-ques o la gnration prcdente naurait gure aperu que des rve-ries mtaphysiques.

    Au fond, note M. Louis de Broglie, ce que la physique classique admettait, ctait, non seulement la possibilit de dcrire la ralit physique laide dtres mathmatiques scalaires, vectoriels ou tenso-riels dans le cadre de lespace trois dimensions, mais ctait aussi la possibilit de dterminer par lobservation et par la mesure tous les lments de cette description sans troubler apprciablement la ralit tudier. Or les profondes analyses de certains fondateurs des thories quantiques contemporaines ont montr comment lexistence du quan-tum daction ne permet plus dadmettre une telle indpendance com-

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    plte entre le contenu du monde physique et les constatations qui nous permettent de le connatre.

    La science sera ainsi entrane dans un processus de dmatrialisa-tion de lobjet, dont il est curieux de remarquer quil soffre galement nous dans les voies ouvertes par loptique ondulatoire de Huygens et par lmission newtonienne. La mcanique ondulatoire, pour citer encore M. Louis de Broglie, associe au mouvement du systme entier la propagation dune onde dans un espace abstrait, dit espace de configuration, dont le nombre de dimensions est gal celui des de-grs de libert du systme, cest--dire par exemple 3 N pour un sys-tme de N corpuscules susceptibles de se mouvoir librement. Cet es-pace de configuration, dont le nombre de dimensions, gnralement suprieur 3, varie avec le nombre de constituants du systme, est visiblement une conception abstraite, et il est assez surprenant quil forme le cadre ncessaire de notre reprsentation physique du monde. Il nest cependant pas douteux que les mthodes de la mcanique on-dulatoire des systmes runissent et conduisent pratiquement des prvisions exactes. Et M. Heisenberg fait cho : Il nest nullement surprenant que le langage se montre impropre la description des processus atomiques, car il est issu des expriences de la vie quoti-dienne o nous navons jamais affaire qu de grandes quantits datomes et nobservons pas datomes isols. Nous navons donc au-cune intuition de processus atomiques. Heureusement le traitement mathmatique des phnomnes nexige pas une telle intuition ; nous possdons dans la thorie des quanta un schma mathmatique qui semble convenir toute les expriences de la physique atomique.

    Limagination qui a si efficacement servi les savants en cours de route, finit par les abandonner au seuil de linimaginable ; lappui de-viendrait un obstacle. Et cela ne voudra pas dire seulement quelle spuise vainement la poursuite de limmensment grand et de lindfiniment petit, accable par lnormit impitoyable des chiffres qui correspondent laccroissement vertigineux des degrs de temp-rature, des coefficients de densit, des annes-lumire, comme la descente sans frein vers les ractions dune incroyable minutie o r-side le secret des phnomnes notre chelle. Cest pour un motif bien plus profond, que relve justement M. Boutaric : On peut pen-ser avec Louis de Broglie que si les reprsentations concrtes ont aid

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    et aideront encore souvent les thoriciens dans leurs recherches elles constituent en ralit la partie fragile et prissable des thories.

    Point essentiel pour prciser la signification exacte de lassociation onde-corpuscule par laquelle un gnie de pure spculation a merveil-leusement devanc le verdict de lexprience. Une fois de plus, en ef-fet, le langage nous induirait en erreur sil nous donnait croire quil sagit dune synthse la manire hegelienne o les lments que lon se propose dintgrer seront la fois dtruits et conservs comme la prdication de lvangile dclare la fois abolie et accomplie la loi antique de la Bible. M. Louis de Broglie est le premier dnoncer le pril : Deux images, en principe inconcilia-bles, nous sont ncessaires pour dcrire les faits, mais jamais nous naurons employer simultanment ces deux images dans des condi-tions qui nous conduiraient une vritable contradiction. Les images donde et de corpuscule ont des validits qui se limitent naturellement, toute tentative faite pour prciser lune des images introduisant des incertitudes sur lautre. Cest ce quexpriment en termes mathmati-ques les fameuses relations dincertitude dHeisenberg.

    Quand la tentation de synthse imaginative est carte, nous navons plus devant nous que des processus complmentaires se-lon lexpression heureusement introduite par M. Niels Bohr, et dont cependant il faut bien comprendre quelle porte moins sur les aspects du phnomne pris en soi que sur les moyens mis en uvre par lanalyse. La conversion de limagination lintelligence, triomphe de la mthode sur lesprit de systme, cest aussi la conversion du r-alisme primitif lidalisme si lon veut bien entendre ce dernier mot, non dans le sens caricatural qui date sans doute dAristote, comme une ngation du rel au profit dun idal chimrique, mais dans lacception authentique quil a reue de Platon : conqute du rel par la puissance de lide, et qu vingt-cinq sicles de distance Einstein ratifiera : La science nest pas une collection de lois, un catalogue de faits non relis entre eux. Elle est une cration de lesprit humain au moyen dides et de concepts librement invents. L o se drobe lesprance dune mtaphysique de la nature apparat la libert carac-tristique dune philosophie de lesprit. Grande leon dont nous som-mes redevables au dveloppement prodigieux de la science contempo-

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    raine et qui ne peut manquer de retentir sur lorientation de la vie pra-tique.

    Retour la table des matires

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    CHAPITRE III

    LIBERT

    Retour la table des matires

    Il y a quelques annes un physicien minent nous expliquait les consquences que des jeunes thoriciens tiraient des rcents dvelop-pements de la mcanique quantique et qui nallaient rien de moins qu doter latome de libert. Josais linterrompre : de libre-arbitre peut-tre, mais srement pas de libert ; ce qui mattira la rplique : quelle est cette chinoiserie ? Je demandai alors de quel droit les mmes hommes, justement fiers davoir dcel dans latome, nagure inscable par dfinition, un dtail de complexit quils sont les pre-miers qualifier d invraisemblable contesteraient au philosophe une simple distinction qui lui permettra de voir clair dans sa propre pense.

    Sil a t utile de donner des sens divergents des mots dapparence presque identique, cest que lidal de lhomme libre, en-racin dans les profondeurs de la conscience occidentale, apparat, du moment quon se soucie de le dterminer nettement, orient dans deux directions contraires : lune porte saffranchir de la loi, lautre se librer par la loi.

    Ici encore lhistoire nous offre la prcision de son tmoignage. Ds lveil de la rflexion critique dans le groupe des auditeurs de Socrate, lantagonisme des tendances va se faire jour. Aristippe invite lhomme se dtacher de tout ce qui est venu en lui du dehors et du pass, il dissipe lombre et il repousse la contrainte du moi social pour se d-tendre dans la jouissance de ltre, tel quil sort des mains de la natu-

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    re, nu et dli. Antisthne, lui, professe que notre personnalit vrita-ble ne nous est pas immdiatement donne, que nous avons la conqurir par la vertu de leffort, par lnergie de tension, qui nous rattache lensemble de lhumanit Aristippe se disait tranger partout ; Antisthne se proclame citoyen du monde deux mo-dles de sagesse qui continueront de sopposer dans les coles dpicure et de Znon de Cittium, consolids lun et lautre par une harmonie parfaite avec les principes respectifs de physiques contradic-toires.

    Chez les Stociens la thse du plein et du continu, qui rend chaque tre solidaire dun tout organis, sappuie sur lunit de la raison appe-le faire rgner lordre en nous comme dans lunivers. Les picu-riens considrent, aprs Dmocrite, la simplicit absolue des lments qui se meuvent dans le vide. Ils leur prtent en outre la facult de d-vier arbitrairement, si peu que ce soit, de la chute rectiligne qui ne leur permettrait pas de sagrger entre eux. De cette dclinaison qui anticipe sa manire linterprtation raliste du principe dincertitude , Lucrce donne comme preuve la conscience immdia-te dun vouloir soustrait la force soi-disant inflexible du destin.

    Que la dualit se prolonge et se complique travers les temps, cest ce que montreraient par exemple les carrires, certains gards comparables, dun Jean-Jacques Rousseau et dun Maurice Barrs. Tous deux ont fait dabord clat dans le monde des lettres en se dcla-rant ennemis des lois ; mais le moi quils prtendaient arracher ses chanes, cest le moi de spontanit naturelle pour lun, pour lautre un moi de culture raffine. Bien plus, lorsquils se repentiront dune propagande individualiste qui confinait lanarchie, on les ver-ra sincliner, celui-l vers un socialisme rvolutionnaire, celui-ci vers un nationalisme conservateur.

    La manire la plus directe daborder le problme qui est impliqu dans ces oppositions historiques consiste consulter lexprience. Quand nous avons prendre une dcision, est-ce que la conscience ne nous atteste pas que de nous, et que de nous seul, il dpend de nous prononcer entre le oui et le non, que nous sommes matre de choisir la voie o nous nous engageons ? Le monologue des tragdies classiques

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    illustre le moment o sexplicite pour lui-mme ce sentiment imm-diat dexercer la dignit dun tre libre.

    A y regarder de plus prs cependant on saperoit que lhsitation pourrait bien ny tre quune apparence. Lorsque Rodrigue a lair de balancer entre son pre et sa matresse , lhonneur espagnol la dj emport ; et de mme chez Titus le prjug romain. Les consid-rations adverses sont dpourvues de racine intrieure ; elles nauraient effectivement de poids et dintrt que pour une personnalit diffren-te du vrai Rodrigue et du Titus rel. Les arguments ordonns et confronts avec tant de soin leur servent seulement mieux se per-suader qutant ce quils sont il leur est impossible de ne pas agir comme ils agissent. Il ny a donc pas faire fond sur une rupture des moments de la dure, correspondant une capacit perptuelle de bi-furquer. De brusques explosions peuvent se produire la surface, mais qui rsulteraient dun processus lent et profond de maturation grce auquel se rtablit la continuit du devenir psychologique.

    Il est vrai que cette continuit nest nullement incompatible avec la variation perptuelle. En nous penchant attentivement sur nous-mme, nous admirerons quel point notre dure est faite dtats qui ne durent pas ; nous savourerons le renouvellement incessant de nos impres-sions intimes. Mais il y aurait imprudence et quelque navet nous laisser griser par cette mobilit pour imaginer que nous la gouvernons indiffremment notre gr. Jaime les nuages, dit ltranger de Baudelaire, les nuages qui passent.. l-bas... l-bas... les merveilleux nuages. Si la dlicatesse et la complexit des antcdents favorisent les jeux de limagination potique, si chaque instant le spectacle se prsente original et inattendu, cela ne saurait attnuer en rien la ri-gueur implacable de la ncessit qui rgit la formation de ces mou-vantes architectures . Et quelle raison peut-il y avoir pour supposer quil en soit autrement dans la vie de lme, comme si mobilit ind-finie et passivit complte devaient sexclure ? Jamais na t rfute la remarque de Spinoza qui veut que le sentiment dtre libre sprouve au plus haut degr l o prcisment, comme dans livresse, il est le plus manifeste que le sujet ignore les causes qui le font agir, quil a perdu la matrise de sa pense et de sa parole.

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    La ralit de linconscient a mis en droute le dogmatisme psycho-logique ; ce qui ne signifie pourtant pas que la libert rationnelle doive tre entrane dans la ruine du libre-arbitre. Il y aura telle ou telle cir-constance dans laquelle lcart entre le point de dpart de notre dlib-ration et la dcision qui affleure au point darrive ne se laisse plus combler par une analyse, pousse aussi avant quon voudra, des forces inconscientes qui commandent le droulement des passions.

    LAndromaque de Racine nous offre une ide admirablement nette de pareille possibilit. Lalternative semble formelle : ou la veuve dHector consent pouser Pyrrhus, ou la mre dAstyanax verra p-rir son fils. Ainsi pose la question se rduirait un calcul de mcani-que portant sur les coefficients respectifs de lamour conjugal et de lamour maternel cruellement dissocis. Mais lhrone de Racine bri-se le cercle par linvention de linnocent stratagme qui lui per-mettra tout la fois de sauver la vie dAstyanax et de conserver sa foi envers une mmoire sacre : elle se donnera la mort sitt aprs la c-lbration de son mariage. Lingniosit de lintelligence, la gnrosit du cur, ont cr de toutes pices une solution qui paraissait interdite par lnonciation des termes mmes du problme.

    Nous atteindrions ainsi un plan qui dpasse le flux spontan des phnomnes intrieurs. A limprvisibilit passive du caprice sest substitue la certitude irrcusable dune conqute, sans dailleurs que la dtermination intgrale de lvnement particulier en reoive la moindre atteinte : pas plus quelle ntait gne par la contingence des lois de la nature, elle nempchera la libert rationnellement fonde. Lthique spinoziste affirme tour tour suivant le progrs dune m-me mthode, fait entrer dans lunit dun mme systme, lesclavage de lhomme sous lempire des passions, sa libration grce au pouvoir de lintelligence.

    Une telle conception est un paradoxe pour le ralisme qui ne laisse en effet dautre choix que de subir une loi qui nous serait impose du dehors ou de nous vouer au scepticisme par le sursaut de volont qui nous en affranchit. Mais le propre du spiritualisme moderne, sur la base que lui assigna le gnie de Descartes, est prcisment dchapper ltreinte illusoire dune fausse alternative.

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    Sans doute sera-t-il besoin, pour nous assurer la conscience de no-tre libert, que nous procdions dabord un sincre examen, une critique inexorable, de nos prjugs ; et lon voit Descartes, dans sa correspondance avec le P. Mesland, porter si loin lascse de purifica-tion intellectuelle quil dclare lgitime de repousser une vrit mani-feste si nous pensions par ce refus donner tmoignage de la libert de notre arbitre . De mme dans lordre moral un effort, que Descar-tes, aprs les Stociens, rapproche curieusement de lordre esthtique, permet de rejeter la superficie de ltre la douleur qui paraissait de-voir nous accabler : nous pouvons empcher que tous les maux qui nous viennent dailleurs, tant grands quils puissent tre, nentrent plus avant en notre me que la tristesse quy excitent les comdiens quand ils reprsentent devant nous quelques actions fort funestes . Mais ce dtachement systmatique se retournerait contre soi sil ac-ceptait de se fixer dfinitivement et de se perdre dans une attitude dironie transcendantale o rien nexiste pour le moi qui excde les limites et qui nexprime le reflet de sa propre personnalit.

    Dj lartiste, quil se donne tche de fuir le rel ou den invo-quer limage, a trouv dans lintention de son uvre une rgle qui va simposer son activit. Du point de vue spculatif, o la libert prend pour norme la recherche du vrai, il est encore plus manifeste que le moment du doute hyperbolique ne sera que prparatoire. Lorsque Pyrrhon et Carnade, lorsque Montaigne leur suite, met-taient en relief lincertitude et linconsistance des donnes sensibles, ils pouvaient se persuader quils avaient branl jusquen ses fonde-ments ldifice du savoir humain. Lentre en scne de la mthode positive a chang tout cela. Copernic et Galile nous ont appris quil nous fallait rcuser limage du soleil tel que les yeux le contemplent et dont ils se croient assurs dobserver directement la marche, mais cest afin de lui substituer lide vridique dun astre qui est pour la raison situ au centre dun systme et autour duquel tournent la terre et les autres plantes.

    Il nest plus contest que lexercice de la libert comporte deux dmarches complmentaires : par la vigueur de la rflexion critique secouer le joug de la loi qui en apparence mane de lobjet et qui ce-

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    pendant se borne reflter les dispositions subjectives de lorganisme 3 ; par la puissance cratrice de lintelligence atteindre dans son universalit intrinsque la loi nouvelle qui rgit effective-ment les phnomnes de la nature. A quoi correspondent deux conceptions de la loi : dune part, la loi davant la libert, loi de lhomme lgifr contre laquelle lesprit a d sinsurger pour conqu-rir la conscience de soi ; dautre part, la loi que la libert se donne afin dviter que cette conqute se dissolve dans un geste strile de rvolte et de ngation, loi de lhomme lgislateur. L lhtronomie, condi-tion dune me morte, destine demeurer courbe sous la double charge des impulsions naturelles et des contraintes sociales ; ici lautonomie, marque dune me vivante qui dploie lnergie de sa volont en vue de fonder en soi et autour de soi le rgne de la raison, de se rendre digne, comme dira Ka