blake - le ruban et l'Épée
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JENNIFER BLAKE
Le ruban et l'pe
Cet ouvrage a t publi en langue anglaise sous le titre : CHALLENGE TO HONOR
Traduction franaise de ELISABETH ENARBANE
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HARLEQUIN
est une marque dpose du Groupe Harlequin et Grands Romans Historiques* est une
marque dpose d'Harlequin S.A.
Illustrations de couverture Btisse coloniale : CHRISTIAN ARNAL /
PHOTONONSTOP Foulard : SIRI STAFFORD / GETTY IMAGES
Ce livre est publi avec l'accord de Jennifer Blake, c/o BAROR
INTERNATIONAL, INC., Armonk, New York, U.S.A.
Toute reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait une contrefaon
sanctionne par les articles 425 et suivants du Code pnal. 2005. Patricia Maxwell. 2006. Traduction
franaise : Harlequin S.A. 83-85. boulevard Vincent-Auriol. 75013 PARIS Tl. : 01 42 16 63 63 Service Lectrices - Tl. : 01 45 82 47 47 ISBN 2-280-10661-2 - ISSN 1637-0414
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REMERCIEMENTS
Avec ma gratitude envers toute l'quipe de The Historic New Orlans Collection, Charles Street, New Orlans, pour l'aide qu'elle m'a apporte dans la recherche et la localisation de prcieux et anciens volumes, et pour m'avoir transmis un savoir d'une fascinante richesse sur l'ge d'or de la ville - entre 1830 et 1850. Sans tous ces dtails historiques patiemment exhums des manuscrits anciens, photos et microfilms, ce roman ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui.
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Chapitre 1
La Nouvelle-Orlans, Louisiane Fvrier 1840
Une visiteuse dsire s'entretenir avec vous, monsieur. S'il y avait
une chose que Rodrigue de Silva excrait,
c'tait qu'on vnt perturber la solitude de son salon, l'heure o il
s'octroyait un repos qu'il estimait grandement mrit. Confortablement install
devant l'tre, les jambes tendues devant lui, un verre de bourbon la main, il
aimait laisser divaguer son esprit aprs une longue et laborieuse journe,
gotant l, dans la double chaleur des flammes et de l'alcool, une paix salutaire
qui flattait son penchant la mditation. Les paupires closes, environn du
silence profond de la nuit, il songeait aux vicissitudes de l'existence ou bien
s'efforait d'grener le chapelet invisible des vnements, d'en agencer le
cours, ne serait-ce que pour se donner l'impression qu'il matrisait un tant soit
peu sa destine. Aussi accueillit-il l'annonce de son majordome avec une
impatience non dissimule.
Dites-lui que je suis sorti, pronona-t-il schement, sans mme ouvrir
les yeux. Vous savez que je ne supporte pas d'tre drang quand je bois mon
bourbon.
C'est bien ce que j'ai fait, rpondit Oliver d'une voix pose. Mais il semblerait que je ne me sois pas montr assez convaincant. En tous les cas,
cela n'aura pas suffi dissuader la demoiselle.
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Rodrigue ouvrit lentement les paupires et fusilla son domestique du regard.
Le pauvre homme en eut un mouvement instinctif de recul, manquant
d'chapper le candlabre qu'il tenait la main. Tout ceci tait positivement
contrariant De Silva le sentait, et le visage atterr de son majordome achevait
de l'en convaincre : il allait avoir toutes les peines du monde se dfaire de
l'intruse. Oliver, d'ordinaire, savait dcourager les indsirables. Si cette femme
avait russi se faire annoncer, on devait en effet craindre qu'elle soit des plus
opinitres...
Vous pouvez m'en croire, monsieur, continua le majordome. Cette jeune personne est tout fait dtermine. Je me suis pourtant montr intraitable.
Le brave homme ne mentait pas, Rodrigue en tait convaincu. Que pouvait
bien lui vouloir une inconnue, cette heure avance de la nuit ? Que
pouvait-elle avoir de si urgent lui dire qu'elle refuse de remettre plus tard
l'entretien qu'elle rclamait de lui ? Si ce n'tait l'humeur dltre dans laquelle
le plongeait ce drangement, sa curiosit et t pique au vif par le caractre
insolite de la chose.
Il tait en effet plus que rare qu'une femme vienne lui, qui plus est une
heure aussi tardive. D'ordinaire, c'tait lui qui filait dans l'ombre des rues
jusqu'aux murs levs des villas, lui qui en escaladait les hauteurs et enjambait
les balcons de leurs riches propritaires, ou qui se glissait sous les portes
cochres, dont on avait pris soin de tirer les verrous pour lui en faciliter l'accs.
En quelques mois, il avait acquis auprs des veuves et autres ladies esseules
de La Nouvelle-Orlans un prestige indniable, fond bien sr sur son propre
mrite mais aussi et surtout sur son sens aigu de la discrtion. Ces femmes
apprciaient chez lui, hormis sa galanterie, le soin qu'il mettait protger leur
rputation de la rumeur publique. S'il passait ici pour un libertin, un homme
sans attache, on lui accordait aussi la qualit de gentleman du fait mme que,
dans ses nombreuses liaisons, il n'avait jamais terni l'honneur de ses
partenaires. Il se contentait de les visiter aux heures sombres de la nuit et ne
paraissait point leur ct en plein jour, conscient de ce que sa seule prsence
pouvait receler de compromettant pour elles.
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En outre, il allait de soi qu'aucune de ces dames n'aurait t assez folle pour
se prcipiter chez lui une heure pareille. D'abord, il y avait une inconvenance
particulire pour une lady se jeter la tte d'un homme, quel qu'il soit ; un des
fondements de l'ducation des filles de bonne famille, en matire de liaison
amoureuse, consistait se faire dsirer et attendre, impassible, dans le retrait
de son cabinet particulier, que l'heureux lu vienne rendre ses hommages aprs
avoir surmont les obstacles en usage. Ensuite, il tait vident que pour une
femme de qualit c'tait compromettre son rang que de risquer d'tre vue une
heure peu frquentable aux abords d'une demeure dont tout le monde, ici,
connaissait le sulfureux propritaire. Enfin, le quartier que de Silva habitait
tait suffisamment mal fam pour qu'aucune personne du sexe oppos n'ose s'y
aventurer, quelque heure du jour ou de la nuit. Le passage de la Bourse, o se
trouvait son logis, tait en effet une de ces ruelles obscures et crasseuses de la
ville, qui voyait se ctoyer courtiers vreux, avocats sans scrupule, tailleurs et
salles de jeu. La population qui s'y rencontrait tait, de ce fait, presque
exclusivement masculine, et s'il arrivait qu'on y croise un jupon au dtour
d'une arcade ombreuse, il y avait peu de chance pour qu'il s'agisse d'une lady...
Etait-ce croire que sa mystrieuse visiteuse tait une prostitue ? Rodrigue
en rejeta d'emble l'ide. Sans prouver pour ces femmes un rel mpris, il
s'tait toujours dtourn d'un commerce qu'il trouvait en tout point dgradant,
et indigne d'un honnte homme. Il avait acquis de sa frquentation des
philosophes comme de sa propre exprience la conscience aigu des injustices
qui gangrenaient les socits humaines et se faisait fort de ne pas ajouter la
misre gnrale par une inconsquence qui n'aurait vis qu' satisfaire son petit
plaisir. Aussi, n'ayant jamais eu le moindre contact avec celles qu'on appelait si
cyniquement les filles de joie, il ne voyait pas ce qu'une d'entre elles aurait bien
pu lui vouloir. S'il n'tait pas assez srieux pour s'en remettre au mariage et
pouser une jeune fille vertueuse et simple parti, du reste, auquel sa position lui permettait dsormais seulement de prtendre , s'il avait jusque-l prfr une vie range et tablie l'excitation de liaisons fugaces et sans lendemain, il
n'tait pas assez vil pour monnayer ses dsirs. Dcidment, il ne voyait pas qui
pouvait avoir fait intrusion dans sa demeure. Mais puisqu'en toute logique il ne
pouvait s'agir d'une de ses matresses, il n'avait pas se faire scrupule
d'conduire l'importune.
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Dbarrassez-nous d'elle, marmonna-t-il l'adresse de son domestique, les mchoires serres, en dtournant de nouveau les yeux.
Il avait peine prononc ces quelques mots qu'il perut derrire lui un
froissement d'toffe.
Votre majordome s'y est dj employ, rassurez-vous, intervint une voix fminine. Mais, comme vous pouvez le constater, j'ai tenu bon. Peut-tre
aurez-vous plus de succs, monsieur ; je suis toute dispose relever le dfi.
Nous verrons bien si vous parvenez me chasser d'ici.
Le timbre de la voix, ses inflexions ne trompaient pas : la jeune femme
appartenait l'une de ces vieilles familles franaises qui constituaient depuis
plus d'un sicle en Louisiane ce qu'on avait coutume d'appeler l'aristocratie
cajun. D'autre part, Rodrigue, sans mme avoir besoin de la dvisager, sut
d'emble qu'il ne l'avait jamais rencontre. Il tait suffisamment accoutum
aux voix fminines pour n'avoir aucun doute ce sujet. Et voil que cette
parfaite inconnue le mettait au dfi de la renvoyer d'o elle venait ! Le moins
qu'on pouvait dire, c'est qu'elle ne manquait pas d'aplomb. Assurment, il allait
lui demander de dguerpir, et prestement encore, ne serait-ce que pour la
protger contre sa propre imprudence ! Comment une demoiselle de bonne
famille avait-elle pu tre assez insense pour s'aventurer sans chaperon jusque
chez lui ? Il soupira, posa son verre sur une desserte et se leva lentement pour
faire face sa visiteuse.
Ce qu'il dcouvrit alors lui coupa le souffle. Dans la lueur orange des
bougies, dissipant en une orbe mordore la pnombre de la pice, la jeune
femme rayonnait, littralement. De lourdes boucles blondes encadraient son
visage juvnile et tombaient mollement jusque sur sa poitrine, qu'un souffle
tnu soulevait intervalles rguliers, rvlant sous la soie dlicate de sa robe
une gorge pleine et ronde, palpitante de vie. Une tole de mousseline rose ple
agrmentait son vtement, lui confrant une forme de modestie plus touchante
encore. Rodrigue rprima un frisson et fit un pas vers elle, sentant confusment
s'mousser ses vellits premires.
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Je regrette, mademoiselle, mais..., s'interposa le majordome qui avait
immdiatement peru ce que la situation recelait de dangers.
Laissez-nous, Oliver, coupa Rodrigue, le regard dard.
Le domestique ouvrit la bouche pour protester puis se rsigna. Sans doute
craignait-il pour l'intgrit de la belle inconnue, et gard la rputation de son
matre. Mais de Silva, aussi sensible ft-il aux charmes fminins, savait se
comporter en homme de bien. En outre, il supportait mal qu'on pt ce point
douter de lui. D'un hochement bref de la tte, il convainquit son majordome de
quitter les lieux sans insister davantage et ce dernier s'excuta. Toutefois, il ne
boucla pas la porte derrire lui, comme s'il avait eu cur, par ce biais, de rassurer la demoiselle. Ce brave Oliver ! C'tait plus fort que lui. Il accordait
un tel prestige aux femmes de qualit qu'il se faisait un devoir de veiller sur
leur honneur, en dpit d'elles-mmes. Car si la jeune visiteuse craignait pour sa
vertu, il et t plus simple qu'elle renont tout de bon sa visite. Rodrigue
n'y tait pour rien si elle tait venue se jeter dans la gueule du loup !
Eh bien, mademoiselle, dit-il aprs l'avoir fixe un instant, que me vaut l'honneur de votre prsence ?
L'angoisse, rpondit-elle d'un ton tonnamment assur. Une angoisse sans doute infonde si j'en juge par la manire dont le grand Rodrigue de Silva
se prpare la veille d'un duel, ajouta-t-elle en dsignant du regard le verre de
bourbon, sur la desserte. Mon frre, aprs tout, ne court peut-tre pas un si
grand danger...
C'tait donc a ! Rodrigue se composa un masque glacial et avana
lentement vers son interlocutrice, d'un air qu'il voulait aussi svre que
menaant.
Mademoiselle Vallier, je prsume ?
Clia Vallier, en effet. Je suis la sur de Denys. Cette jeune femme tait surprenante, songea-t-il en se
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plantant devant elle. A ses yeux carquills, on percevait aisment son
malaise, sa frayeur mme. Cependant, elle n'avait pas recul d'un pas et
affichait tous les signes d'une grande impassibilit. On dcelait en elle cet
orgueil commun aux gens de sa caste, fond pour bonne part sur la certitude o
ils se trouvaient d'occuper dans le monde une place immuable, dfinitivement
carte du vulgaire. La conviction, en somme, de n'tre pas, comme les autres,
soumis aux hasards de la Fortune. Il y avait l beaucoup de prsomption, bien
sr, et Rodrigue en savait quelque chose. Disons seulement que ce qui aurait
fait figure de forfanterie chez un homme prenait l, sous ces traits candides et
presque enfantins, un accent touchant, qui portait l'indulgence.
Votre frre vous envoie plaider sa cause, si j'en juge par votre impatience ? suggra-t-il pour tout prliminaire.
Jamais, monsieur !
Rodrigue frona les sourcils. En toute chose, il apprciait qu'on aille droit au
but. Rien ne l'indisposait davantage que de sentir qu'on le menait en bateau. Et
il avait du mal imaginer que cette jeune lady ait pris seule l'initiative d'une
telle rencontre.
Dois-je comprendre que vous avez pris sur vous de me rendre cette visite ?
Oui, monsieur.
Il considra un instant la mine dfiante de son interlocutrice, son menton
relev, ses yeux d'meraude qui, sous l'effet de l'indignation, avaient pris
soudain une teinte plus sombre, et en prouva une admiration muette qui
instantanment aiguillonna son instinct de prdateur. Clia Vallier n'avait rien
de ces beauts la mode qui faisaient l'agrment des salons de La
Nouvelle-Orlans, sans autre caractre qu'une affectation outrancire et
ridicule. Son visage d'un ovale parfait, sa peau diaphane lui confraient une
sorte de hauteur dont elle ne paraissait pas mme consciente. Et c'tait bien
dans cette innocence, allie une trempe incontestable, que se logeait son
charme particulier. Contrairement la plupart de ses congnres, cette jeune
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femme paraissait dnue de duplicit, au point qu'elle n'avait pas hsit
paratre, l, sans autre arme que son honntet, pour obtenir la grce de son
frre.
Avez-vous seulement rflchi aux consquences de votre geste ?
demanda Rodrigue, dsireux d'entraver en lui toute forme de compassion tant
qu'il n'aurait pas prcisment cern les intentions de sa visiteuse.
De surcrot, il se sentait le devoir de mettre en garde cette jeune lady qui,
dans sa candeur, ne semblait pas mesurer le risque qu'elle encourait s'en
remettre au bon vouloir d'un homme dont elle ne connaissait rien.
Pardonnez-moi, monsieur, rpondit-elle avec hsitation, mais je ne suis
pas sre de saisir ce quoi vous faites allusion. Mon dessein tait seulement de
m'entretenir avec vous de ce duel stupide, certaine que nous saurions trouver
un terrain d'entente. Est-il vraiment ncessaire, en effet, d'infliger un affront
un homme qui est loin d'avoir vos talents d'escrimeur et ne constitue en somme
pour vous qu'un bien pitre rival ? Pour parler franc, monsieur, je suis venue
vous demander de ne pas rpondre la provocation et d'oublier ce combat.
Dois-je en dduire que votre frre, par votre intermdiaire, souhaite me
prsenter ses excuses ?
Il n'est pas question de cela ! Vous savez tout comme moi que ce serait
un aveu de lchet impardonnable. Denys n'entacherait jamais son nom de
pareille infamie. De toute manire, il... enfin... je...
Il ignore tout de votre dmarche, c'est bien a ?
En effet, murmura-t-elle en avalant sa salive.
Et votre mre, votre chaperon ou Dieu sait qui est charg de veiller sur vous se trouve... ?
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Ma femme de chambre attend dehors, puisque vous le voulez savoir. Je ne suis pas assez inconsciente pour avoir travers seule la ville cette heure.
Cependant, je ne saisis pas ce que ma situation prsente a voir avec le sujet
qui nous occupe.
C'est que je ne voudrais pas que votre chambrire ait motif de se plaindre de mon accueil. Il ne sera pas dit que Rodrigue de Silva reoit ses htes sur le
pas de sa porte.
Si je n'ai pas demand ce qu'on fasse entrer Suzon, c'est que je n'ai nullement l'intention de m'attarder.
Vraiment ?
Cette affaire me parat en effet fort simple, et ne devoir occasionner aucun dbat particulier...
Si je vous suis bien, vous trouvez scandaleux que votre frre s'abaisse me demander pardon ; par contre, il vous semble normal qu'un homme de ma
condition reconnaisse publiquement ses torts, ou mme renonce un duel
auquel il s'est engag paratre. Ma clmence ou ma lchet ne devraient pas
faire dbat, c'est bien a ?
C'est--dire... je ne vois pas, il est vrai, o serait pour vous la difficult d'annuler cette rencontre. Votre rputation est si bien tablie...
Savez-vous bien, madame, quoi tient la position d'un matre d'armes ? Croyez-vous qu'il s'agisse d'une place conquise une fois pour toute ? Il est une
rgle dans mon mtier : ne jamais sous-valuer un adversaire. Une autre :
n'avoir qu'une parole. Aussi vous comprendrez que je ne puisse envisager de
faire entorse mes principes sans, pour le moins, attendre de votre part une
juste compensation. C'est pourquoi je prsume que notre entretien puisse se
prolonger au-del de vos prvisions.
La jeune femme se mordit la lvre infrieure et, pour la premire fois, baissa
les paupires. Puis, d'une voix moins assure, elle reprit :
-
Si vous songez une rtribution pcuniaire, je dois vous avouer que je n'ai gure de libralits dans ce domaine. Je possde en revanche quelques
bijoux qui...
Je n'ai que faire de votre argent, coupa Rodrigue, indign l'ide que cette jeune cervele pense pouvoir l'acheter.
L'antique pratique du duel tait fonde sur deux valeurs essentielles, le sens
de l'honneur et la dmonstration de son mrite. Sacrifier l'un ou l'autre,
c'tait perdre dfinitivement la face. Aussi, et mme s'il n'avait aucune envie
d'envoyer ad patres le frre de Clia, ne pouvait-il dcemment renoncer se
battre que s'il obtenait une rcompense qui consacre la fois sa supriorit sur
son ennemi et sa magnanimit. Il s'agissait en cela de se garantir une victoire
morale et ce mme si, en dernier recours, le combat n'avait pas lieu.
Ma jument est de bonne race, reprit la jeune femme. Je suis certaine que l'animal vous conviendrait.
Cherchez-vous m'offenser, madame ? Je vous ai dit dj que je n'avais cure de vos biens.
Dans ce cas, vous me voyez confuse car je n'ai rien d'autre vous offrir, dclara-t-elle avec un dpit teint de hauteur.
Vraiment ? articula de Silva en levant le sourcil. Cette demoiselle tait peut-tre nave mais on ne pouvait
pas la taxer de stupidit. Elle avait parfaitement compris l'insinuation,
c'tait vident. Mais contre toute attente, elle n'en manifesta aucun courroux.
Ou bien elle ne pouvait pas croire qu'une telle proposition s'adresst elle, ou
bien elle n'envisageait mme pas que quelqu'un et l'audace de la formuler.
Vous me plongez dans une grande perplexit, monsieur, pronona-t-elle enfin en dtournant les yeux. Je ne saurai en effet concevoir ce qui, dans ma
personne, peut bien avoir retenu votre attention. D'autant que nous nous
voyons pour la premire fois et que...
-
Rodrigue tendit la main et posa son index sur la lvre infrieure de la jeune
femme.
Sachez que je risquerais de bon gr la disgrce en change d'une nuit dans vos bras, murmura-t-il.
Il possdait au jeu de la sduction un art au moins gal celui du maniement
des armes blanches, et en usait avec un naturel aussi accompli. Cependant, il
avait l conscience de forcer la provocation, et de manire plutt dloyale. En
fait, il avait t piqu par l'aplomb avec lequel cette jeune personne tait venue
lui exposer sa requte si bien qu'il prenait plaisir maintenant la pousser dans
ses retranchements, certain qu'elle tait capable de le surprendre encore. Au
fond, le duel qu'elle se faisait fort d'viter son frre, c'tait elle qui le livrait
maintenant, dans la pnombre du salon et la lueur rougeoyante des braises. Et
dire vrai, la diablesse s'avrait pleine de ressources insouponnes. A son
contact, c'est peine s'il l'avait sentie frmir. Elle ne s'tait pas carte, n'avait
manifest aucun mouvement d'humeur, mais se contentait de poser sur lui un
regard neutre, presque indiffrent.
Vous n'y songez pas, dcrta-t-elle froidement. Rodrigue, quelque peu dconcert par ce calme, fit glisser
sa main le long de la joue dlicate, frlant aussi les boucles lgres qui
l'environnaient. Dans le silence contenu qui cerclait ce moment, il sentait que
la situation pouvait aussi bien lui chapper. S'il affectait toujours un parfait
contrle, il ne pouvait non plus nier que la jeune dame produist sur ses sens un
trouble certain.
Pourquoi cela ? murmura-t-il, le regard aiguis. Elle dtourna les yeux sans pour autant se mettre hors
de porte.
Tout simplement parce que c'est ignoble. Aucun gentleman digne de ce nom ne se livrerait un tel marchandage.
-
C'est exact. Mais comme vous devez le savoir, je ne suis pas un gentleman.
a n'est pourtant pas ce que l'on dit de vous. Rodrigue frona les sourcils. Ma foi, voil qui le surprenait
fort. La demoiselle chercherait-elle flatter sa vanit ? Mme s'il se savait
respect en ville pour ses talents d'piste, il avait maintes fois eu affronter le
mpris tacite des bonnes gens qui ses revers de fortune avaient toujours paru
suspects. Soit, il acceptait le compliment. Si l'alcool n'avait pas chauff ses
sens, nul doute d'ailleurs qu'il s'en serait tenu l. Mais la belle Clia avait le don
d'aviver en lui un dsir qu'il ne se sentait pas vraiment en mesure de contenir.
Et ce genre d'apptits n'avaient que faire des bonnes manires !
C'est croire qu'il ne faut accorder qu'un crdit tout relatif l'opinion publique et que la vrit se trouve bien souvent hors d'atteinte des commrages
mme les plus assidus. Enfin, agissez comme bon vous semble. Aprs tout, si
la vie de votre frre compte assez peu pour que vous refusiez de lui sacrifier
quelques heures de votre temps...
Pardonnez-moi, monsieur, mais je ne peux tolrer pareil sophisme. Rien n'importe davantage mes yeux que la vie de Denys. Croyez-vous, dans le cas
contraire, que je me serais abaisse mendier de la sorte votre clmence ?
Cependant, il en va de mon honneur. C'est un point sur lequel aucune personne
de bien ne saurait dignement transiger.
Je dois donc en dduire que vous ne me rangez point dans cette catgorie, puisqu'il vous parat loisible que j'entache le mien en abdiquant la
veille du combat.
Un long silence se fit. De Silva s'tait recul d'un pas et, les mchoires
crispes, fixait son interlocutrice, bouillant intrieurement de devoir
s'accommoder une fois de plus de cette position d'infriorit o l'avaient
relgu les nombreux dboires de son existence. Si rien n'tait venu ternir le
prestige de son nom, il n'aurait pas t contraint de jouer cet odieux personnage
de don juan pour se garantir un semblant d'mi-nence. Il lui aurait suffi de
-
paratre pour qu'on reconnaisse en lui sa noblesse et qu'on n'ose, de ce fait, lui
demander de s'incliner comme venait de le faire lady Vallier.
Je vois, dit-elle enfin, comme si elle avait lu dans son esprit. Vous me mettez l'preuve. Si je me jetais dans vos bras, vous n'accepteriez pas mon
sacrifice. Pire, il vous ferait dpit.
Je vous dconseille de tenter le diable, si vous voyez ce que je veux dire, rpliqua-t-il schement.
Je n'en ai pas l'intention. Parlons franc et laissons-l ces simagres ridicules. Si je suis venue vous voir, c'est prcisment parce qu'on fait de vous
un homme d'honneur. Il est vrai que les ragots sont parfois fallacieux, ou
infonds, mais j'ai tendance penser que, dans votre cas, ils ne mentent pas.
Maintenant monsieur, examinez ceci : que vous rapporterait une confrontation
avec mon frre ? Vous tes matre d'armes, vous excellez dans votre domaine
au point que vous n'avez jamais perdu un combat. Vous avez crois avec les
meilleures lames de La Nouvelle-Orlans et fait la dmonstration d'une adresse
sans faille. Vous n'avez pour ainsi dire aucun rival ce jour. Et vous craignez
encore pour votre renomme ? Si demain matin vous ne vous prsentez pas
contre un adversaire qui n'a aucune chance de vous battre, qui osera vous
accuser de lchet ? O est le dshonneur viter la mort d'un jeune homme
qui est loin d'avoir vos talents ?
Elle avait parl avec une passion telle que ses joues avaient soudain rosi.
Bien sr, son propos tait fond, mais l'vidence, elle ignorait tout du train
auquel allaient les choses dans la socit masculine d'un tout jeune Etat o se
ctoyait un mlange htroclite d'aristocrates europens, d'aventuriers et
d'ambitieux de toutes sortes. Les codes ancestraux tendaient se dfaire au
profit de rputations aussi vite gagnes que perdues. La noblesse du nom
n'avait plus qu'une valeur relative, ct de critres nouveaux comme
l'efficacit, l'initiative ou le mrite personnel dont on demandait chacun de
faire la constante dmonstration.
-
Vous rendez-vous compte de la honte qui rejaillirait sur votre frre si je ne l'affrontais pas ? Ce serait rvler bien cruellement sa faiblesse. Le ridicule
tue parfois plus srement qu'une pe dans le cur.
Dans ce cas, croisez le fer mais...
Sans le toucher, n'est-ce pas ? interrompit Rodrigue, un sourire ironique aux lvres. Je subirais ses assauts sans me dfendre ? Vous vous imaginez sans
doute que je me laisserais entailler le corps juste pour que votre Denys ne perde
pas la face ?
Je n'ai jamais dit a.
Sans doute mais vous l'avez pens, avouez-le !
La jeune femme pina les lvres mais ne rtorqua rien. Au moins eut-elle
l'honntet de ne pas nier. Malgr la fermet que lui opposait Rodrigue, elle ne
renonait pas ; elle semblait au contraire chercher en elle l'argument qui pt
emporter l'assentiment de son interlocuteur. Assurment, cette jeune personne
ne manquait pas de caractre ! Elle prit une profonde inspiration avant de
reprendre.
Vous ignorez sans doute l'histoire de ma famille, aussi laissez-moi vous en donner un bref aperu. Mon frre an, Thodore, a perdu la vie il y a de cela
trois ans pour avoir jet son gant la face d'un obscur lord qui, au cours d'une
soire avine, l'avait publiquement accus de spoliation. C'tait ridicule, bien
sr, mais il en allait de l'intgrit de notre famille. Ma mre, atteinte au cur par ce cruel coup du sort, a, peu de temps aprs, contract la fivre jaune. Elle a
pri l't suivant, ainsi que ma sur cadette, tandis que mon pre tait all prendre les eaux White Sulphur Springs, comme il le fait chaque anne pour
lutter contre ses bronchites chroniques. Si Denys et moi avons survcu la
contagion, ce n'est l'effet que d'un heureux hasard : pour la premire fois, nous
accompagnions notre pre. Ainsi, voyez-vous, votre adversaire de demain
est-il le dernier hritier des Vallier. S'il... venait prir, il est certain que mon
pre ne s'en remettrait pas.
-
Vous lui resteriez, objecta Rodrigue.
Une fille ? a n'est pas la mme chose.
Il hocha la tte en manire d'acquiescement, ne sachant que trop combien la
demoiselle avait raison. La communaut franaise, installe de longue date
La Nouvelle-Orlans, se constituait pour l'essentiel de familles puissantes,
lies de prs ou de loin l'aristocratie de la mtropole, et dont le pouvoir ici
tait solidement assis sur la grande proprit. Aussi ces gens vivaient-ils en
Louisiane selon les us de l'ancienne fodalit, o la transmission voire
l'extension du patrimoine terrien formait la premire des priorits. Et en cela,
les filles, mme si on les chrissait l'gal de leur frre, reprsentaient une
charge plus qu'un atout. Dans le meilleur des cas, on parvenait les marier un
parti avantageux, s'assurant de la sorte une prosprit accrue. Cependant, si tel
n'tait pas le cas, ou bien si des revers de fortune empchaient de la doter
convenablement, l'hritire se voyait alors contrainte de s'employer comme
nurse ou gouvernante chez un parent plus argent ou pire, de rejoindre le
couvent. Aussi la russite de son existence dpendait-elle de circonstances
multiples sur lesquelles elle n'avait gure de prise. Les fils, eux, avaient la
chance de perptrer le nom, et avec lui la grandeur et l'honorabilit de la
famille. Si ce devoir les obligeait en partie, s'ils se trouvaient par exemple dans
la ncessit de pourvoir aux besoins des leurs, ils hritaient aussi de la plus
grande part des biens et des terres de leurs aeuls. C'tait sur eux que les parents
faisaient reposer tous leurs espoirs, ce qui diminuait d'autant la valeur qu'ils
accordaient leurs filles.
Il en allait d'ailleurs de mme chez les grands d'Espagne. Cette injustice
entre frres et surs, Rodrigue, lev parmi la meilleure aristocratie catalane, l'avait toujours trouve naturelle, mme si, enfant, il s'tait maintes fois tonn
de la partialit avec laquelle son pre lui donnait systmatiquement l'avantage
sur ses surs. Cette loi ancestrale ne l'avait toutefois pas vraiment servi. En vertu d'elle en effet, il tait devenu une cible de choix aprs que sa famille eut
pri dans l'incendie de leur rsidence d't.
Dois-je entendre que votre pre est votre mandataire ? rpliqua-t-il enfin pour donner le change. S'il vous accorde aussi peu de valeur, il n'est pas
-
impossible qu'il ait song vous pour plaider en faveur de son prcieux
hritier.
C'est ne pas le connatre que de penser ainsi, monsieur. Il m'aime assez, je crois, pour ne pas souffrir que quiconque bafoue mon honneur ; jamais il ne
m'aurait oblige m'abaisser comme je le fais devant vous. Et puis il accorde
trop peu de confiance la gent fminine pour m'avoir investie d'une mission de
si grande importance.
Si je comprends bien, vous ne lui avez rien dit de vos intentions. Je me demande quelle serait sa raction s'il venait apprendre votre visite. Votre
rputation, et donc la sienne, est en jeu, y avez-vous song ?
Il n'en saura rien.
Et si votre domestique parlait ?
Elle m'est loyale.
Dieu vous entende ! Il n'empche que vous avez pris l de gros risques.
C'tait le moins que je puisse faire puisqu'il apparat que je suis l'origine de ce duel insens.
Ainsi, elle savait. Rodrigue se posait la question depuis qu'elle tait entre.
Si c'est votre frre qui vous l'a appris, il a eu tort.
Denys et moi n'avons aucun secret l'un pour l'autre. Et depuis trois ans, nous sommes plus proches encore. Il n'y a rien de ce qui le proccupe dont je
ne sois au courant, et rciproquement.
Un homme, en principe, s'attache tenir sa famille en dehors de ce genre d'affaires.
-
Oh, s'il vous plat, pargnez-moi vos sermons ! Votre Code du duel, tous ces prceptes virils devant lesquels se prosterne la gent masculine nous
paraissent, nous autres femmes, du dernier ridicule. Tirez-vous tant de gloire
jouer les matamores ? Qui croyez-vous donc impressionner ? Celles qui se
laissent sduire par de telles mascarades doivent cruellement manquer de
cervelle, mon sens. Ce que je m'explique mal voyez-vous, et de la part d'un
homme qui se fait fort de vivre selon de si beaux principes, c'est comment vous
en tes arriv voquer ma personne, dans un tablissement de jeux qui plus
est. Je ne crois pas me tromper en affirmant que nous ne nous tions jamais
adress la parole avant ce soir. Aussi ne savez-vous rien de moi.
Lady Vallier avait parfaitement raison, jamais ils ne s'taient rencontrs.
Comme tout bon matre d'escrime, il frquentait ses frres ou bien ses cousins,
tous ces jeunes coqs venant chercher auprs de lui quelque botte nouvelle ou
contre riposte pour s'enorgueillir ensuite devant leurs pairs d'un talent tout au
plus usurp ; il les croisait souvent dans les auberges la mode ou bien les
courses de lvriers, mais jamais il n'avait t invit dans leurs salons. Jamais il
ne lui avait t offert de danser au bras de leurs surs. Ces dernires, soigneusement couves, veilles comme on garde un magot, ne ctoyaient que
les gens de leur monde sous l'il attentif de leurs dugnes. On craignait tant les msalliances... Autrefois, il aurait eu lui aussi sa place dans ces cercles choisis,
lorsque, jeune homme, il pouvait se prvaloir d'une immense fortune et d'un
nom illustre, lorsque en somme, au seuil de l'existence, l'avenir lui souriait.
C'est exact, rpondit-il doucement. Nous ne nous sommes jamais rencontrs.
Aurais-je bless sans le vouloir une personne qui vous est chre ?
Absolument pas.
Dans ces conditions, je ne comprends pas ce qui a pu motiver les paroles dsobligeantes que vous avez profres mon gard. A moins que vous vous
en soyez remis au premier prtexte pour engager ce duel, ce qui, je l'avoue, ne
laisserait pas de me surprendre.
-
Vous n'y tes pas du tout, mademoiselle.
Vraiment ? rpliqua Clia avec impatience. Eh bien qu'attendez-vous pour me dire en face ce que vous me reprochez ? Parlez, que diable ! Il m'est
assez dsagrable d'tre mle cette sombre histoire sans qu'en plus vous
ajoutiez l'offense en vous jouant de moi !
Rodrigue soupira. Il n'tait gure dans ses habitudes de se justifier. Mais il
fallait bien admettre que cette jeune femme mritait quelques explications.
Je n'ai rien contre vous, dclara-t-il. Je n'ai pas mme mentionn votre nom, puisque je l'ignorais. Je n'ai fait qu'voquer le mariage prochain d'un
homme... de ma connaissance. Je n'ai rien ajouter. Si cela peut apaiser votre
colre, je vous prsente des excuses en rgle. Et maintenant, je vous prierais de
bien vouloir me laisser tranquille. Je crois que nous nous sommes tout dit.
Pardon, monsieur, mais, si j'accepte vos excuses, ne croyez pas que je vais m'en satisfaire. Il me semble en effet inconcevable que quelques mots
visiblement prononcs la lgre et sans intention de nuire soient la cause de la
mort de mon frre. Si vos paroles ont dpass votre pense, si vous n'aviez
aucunement en tte de me faire offense, alors vous devez vous rtracter. Votre
honneur a tout y gagner.
Je ne le puis.
J'avais donc raison. Tout ce boniment n'a d'autre fin que de vous dbarrasser de moi en courtant notre entretien. Vous en voulez
personnellement Denys et avez trouv un prtexte pour...
Je ne me suis mme pas adress lui ! Je devisais avec quelques amis d'un sujet qui me tient cur et j'ai gliss l une remarque disons... caustique ; votre frre l'a entendue et y a ragi plus promptement qu'il n'aurait fallu. Il s'en
est pris moi avec une telle vindicte que je ne pouvais dignement pas ne pas
rpliquer. La suite, vous la connaissez. Il y a tant de tmoins de notre
altercation qu'il est impossible maintenant de faire machine arrire.
-
Mais... tout ceci est absurde ! On ne peut pas mettre en pril la vie d'un homme pour si peu...
Il faut croire que si.
Ne pourriez-vous pas vous entretenir avec mon frre ? Il doit bien y avoir moyen de vider cette querelle sans en venir aux armes.
De Silva se contenta de secouer la tte en signe de dngation. Il en avait
dj bien assez dit son got. Il lui dplaisait fort de mler une lady cette
affaire. Evidemment, l'injure n'tait pas si terrible, mais on l'avait interpell
publiquement, il avait rpondu l'attaque, il n'y avait plus rien discuter.
Votre candeur vous honore, Clia. Peut-tre avez-vous raison de croire qu'on devrait pouvoir par le truchement du dialogue s'accommoder des
offenses et rgler pacifiquement ses contentieux. Malheureusement, la ralit
nous prsente un tout autre visage. Si l'homme, en sa nature profonde, est
violent, que voulez-vous, je n'en suis pas responsable. Je m'efforce seulement
de vivre en bonne intelligence avec mes semblables ; tant qu'ils ne s'en
prennent pas moi, je me montre doux comme un agneau. Mais si je me sens
attaqu, je riposte. Avec les armes qui me sont les plus familires. Je ne vois
pas comment il pourrait en tre autrement. Et puis, dans cette affaire, il y a en
jeu beaucoup plus que vous ne l'imaginez.
Parlez dans ce cas ! Il faut que vous ayez une raison vritablement imprieuse pour pourfendre un jeune homme sans dfense.
Elle avait raison. De Silva n'avait jamais eu l'intention de s'en prendre
Denys Vallier et encore moins d'tre responsable de sa mort. D visait quelqu'un
d'autre, qui il brlait mme de donner une leon. Mais il n'avait rien pu faire
contre le cours des vnements et il tait trop tard dsormais. Bien sr, les
alarmes de Clia taient un peu excessives. D'ordinaire, on s'en tenait la
premire blessure pour obtenir rparation, on ne cherchait pas tuer
l'adversaire. Mais un accident tait vite arriv. Un trop grand enthousiasme,
une parade mal matrise et le coup pouvait tre fatal.
-
Encore une fois, madame, je n'ai jamais voulu nuire votre frre,
insista-t-il d'une voix grave. Cependant, ma rputation est en jeu. Si je me
laissais battre par un freluquet sans exprience, non seulement je perdrais mes
lves, et donc mes rentes, mais je deviendrais sans doute la rise de la ville.
C'en serait fini de ma carrire de matre d'armes. Bien sr, pour vous, ces
considrations sont sans doute futiles, mais cette vie que je me suis construite
est tout ce qui me reste en ce bas monde.
La jeune femme se retourna et fit quelques pas dans la pice, s'arrtant un
instant devant le buste de Napolon Bonaparte qui trnait sur une colonne, prs
de la fentre. Elle resta quelques secondes silencieuse puis fit brusquement
volte-face, l'air plus dtermin que jamais.
Soit. J'accepte.
Pardon ?
Votre proposition. Mon honneur en change du vtre. Puisque pour
garantir la vie de mon frre, il me faut vous demander de mettre en pril votre
honorabilit, il est normal que je me sacrifie. C'tait bien votre march, n'est-ce
pas ?
Rodrigue la considra avec stupfaction. Il s'tait attendu des larmes, des
supplications, du mpris mme, mais certainement pas ce qu'elle capitule.
Eh bien ? Qu'attendez-vous ? reprit-elle avec arrogance.
Vous ne savez pas de quoi vous parlez.
Au contraire, vous avez t on ne peut plus clair, monsieur. Tout ce que je rclame de vous, c'est que mon frre sorte sain et sauf de ce duel. En
change, vous obtiendrez de moi ce que vous voudrez.
Rodrigue sentit son cur s'emballer dans sa poitrine. Sans doute un effet du bourbon , se dit-il pour couper court aux fantasmes qui l'assaillaient. S'il
-
avait d'abord cru matriser la situation, il tait vident que quelque chose, en
dernire instance, lui avait chapp. Son ducation, le respect qu'il vouait aux
femmes l'empchait de souscrire un tel chantage. Bien sr, c'est lui qui en
avait fix les termes, mais il ne pensait pas que son interlocutrice le prendrait
au srieux ; encore moins qu'elle y cderait. Il avait surtout voulu lui faire peur
et la convaincre de renoncer sa dmarche. Et il s'tait pris son propre pige.
Il fallait imprativement qu'il conduise cette demoiselle et la dissuade de rien
tenter. Mais, trangement, les mots ne lui venaient pas. Pire encore, voil qu'il
entrevoyait soudain les motifs d'une vengeance par trop idale. Une vengeance
bien plus cruelle que celle que l'pe aurait pu lui obtenir. Mettre dans son lit la
future pouse de son pire ennemi et la lui renvoyer, enceinte peut-tre d'un
hritier illgitime, pouvait-on rver meilleure rparation ? Et la jeune dame se
prsentait spontanment lui, consentante ! C'tait une vritable aubaine.
Encore fallait-il qu'il parvienne mettre sa conscience en sourdine. Et rien ne
disait qu'il en serait capable.
Le feu crpitait, jetant ses lueurs fauves alentour. De Silva fixait sa visiteuse
comme si elle l'et littralement hypnotis. Il n'avait pris encore aucune
dcision mais il semblait que ses sens seuls lui tinssent lieu de raison. Ainsi
avanait-il vers elle, guid par une pulsion sourde, comme sous l'empire d'une
drogue. Quand il fut moins d'un pas d'elle, il prit sa main, y dposa un baiser
puis enserra sa taille et l'attira lui. Au contact de ce corps ondulant, qui ne lui
opposait aucune rsistance, de cette peau dlicatement parfume de poudre et
de rose, il perdit toute mesure et, cdant son instinct, ne considra plus que
les lvres closes de la demoiselle qui paraissaient mues d'un lger
tremblement. Faisant fi du reproche muet empreint dans ses yeux, il se pencha
vers elle et lui arracha un baiser fugace qui fit immdiatement natre en lui des
songes voluptueux. Quelle vanit ! songea-t-il en s'cartant lentement. Mme
si Clia ne le repoussait pas, elle n'avait manifest aucun signe de plaisir. Sa
reddition tait muette, passive, et froide. D fallait qu'il soit bien vil pour se
glorifier d'une telle conqute et abuser une jeune innocente des fins ignobles.
A ce moment, chauff par les sensations qui l'avaient brutalement assailli,
il se prenait rver l'impossible. Qu' ce jeu de dupe, Clia finisse par le
dsirer autant que lui la dsirait. N'tait-ce pas l la vengeance suprme ? Son
ennemi jur n'aurait pas seulement le dpit de dcouvrir que sa jeune pouse
-
lui avait sacrifi sa virginit ; il devrait se satisfaire d'une femme qui en aimait
un autre.
Il baissa les paupires et s'loigna de quelques pas.
Plus tard, dit-il, la gorge serre. Quand c'en sera fini de ce duel, nous
nous reverrons. Soyez tranquille pour votre frre, je respecterai notre pacte.
Dieu le pardonne, la tentation tait trop belle. De flouer Lerida, de jouir des
charmes de la ravissante Clia Vallier, mme si, sur ce point, il n'tait pas
certain d'avoir le cynisme requis. Que se passerait-il en effet si la jeune femme
lui restait insensible ? Il l'ignorait.
En relevant les yeux vers elle, il lut sur son visage une telle perplexit, une
telle inquitude mme, qu'il en prouva un vif remords. Sa visiteuse avait port
une main ses lvres et paraissait totalement perdue, comme si elle doutait de
ce qui venait d'advenir. Mme si elle avait pris sur elle de faire bonne figure,
mme si elle avait cherch se montrer inbranlable, on concevait aisment le
drame intrieur dont elle tait la proie.
Ne craignez rien, rpta-t-il d'une voix adoucie. Personne ne saura rien, je m'y engage. Votre nom est sauf.
Merci..., murmura-t-elle.
Il la prit par le bras et la conduisit dans l'antichambre o sa domestique
attendait en compagnie d'Oliver. Il regarda les deux femmes s'loigner dans
l'escalier, notant avec satisfaction que la chambrire couvrait d'une voilette le
visage de sa matresse.
Il aurait volontiers offert de les escorter s'il n'avait pas craint qu'on
aperoive la jeune femme en sa compagnie. Mais c'tait plus fort que lui, il ne
pouvait imaginer la frle crature qu'il venait de tenir entre ses bras livre aux
malotrus qui cumaient les rues alentour.
Oliver, mon manteau, ma canne.
-
Il enfila prestement son carrick, vrifia la lame de sa canne-pe et sortit.
Clia et sa domestique n'taient pas trs avances aussi les avisa-t-il sans dlai
et put-il se mettre les suivre aussi discrtement que possible. La distance
entre eux n'tait pas si grande qu'en cas d'algarade, il ne pt intervenir.
Les deux silhouettes traversaient maintenant la rue Royale pour longer les
hauts murs d'un jardin dont manaient d'enttantes senteurs de jasmin. Ils
avaient quitt le quartier de la Bourse, les rues taient plus larges, et mieux
claires. Bientt, les deux femmes s'engouffrrent sous un porche, celui de la
villa Vallier, et disparurent.
Rodrigue resta un instant observer la faade. C'tait une grande btisse,
dans le style classique, qui prsentait de larges fentres surmontes de frontons
et ouvrant pour deux d'entre elles sur un petit balcon de fer forg. Comme il
tait d'usage, les appartements des matres se trouvaient au premier tage.
Bientt, il remarqua la lumire d'une bougie derrire les lourdes tentures d'une
des pices, la chambre de Clia sans doute.
La jeune femme tait rentr sans encombre, il pouvait tre rassur. Il aurait
d regagner sa demeure mais il s'attarda quelques instants sous la fentre
claire. Quelque chose le retenait ici, comme s'il et voulu prolonger l'instant
qu'il venait de vivre, comme s'il craignait, en se sparant de Clia, que tout cela
ne ft qu'un songe et ne se dissipe. Aussi, il lui fallait calmer en lui l'excitation
dans laquelle l'avait plong cette rencontre. Clia Vallier tait lui. Il avait
encore du mal valuer la porte exacte de cette sentence, sinon qu'elle lui
offrait un motif de satisfaction auquel il n'aurait jamais os souscrire. Il tenait
l l'pilogue parfait la longue qute qui l'avait men jusqu' La
Nouvelle-Orlans. Et ce, sans avoir rien eu faire que d'accueillir ce qui
s'offrait lui. Bien sr, le march qu'il venait de conclure n'avait rien de
glorieux. Mais il se confortait en se disant que la jeune femme, dans son
inexprience, avait tout gagner dcouvrir l'amour loin des bras de son futur
mari. Pour sa part, il viendrait chercher son d, qu'il soit ou non aim de la
dame. La rencontre serait brve de toutes les faons, et il ne la reverrait plus
jamais. Si, de leur union phmre, naissait un btard, il serait assez discret
pour n'en rien divulguer. Sa victoire serait muette, mais non moins savoureuse.
Il en allait ainsi du monde, qu'on crucifiait un homme dans l'indiffrence
-
gnrale, et sans publication. Mme si le coup tait retors, au moins
prservait-on la dignit de chacun, la honte demeurant profondment cele
dans la conscience du perdant. Aussi tait-il inutile de se ptrir de remords.
Clia ne serait que peu lse ; quant son futur poux, il enragerait srement,
mais serait dfinitivement contraint n'en rien laisser paratre, au risque de
perdre la fois l'honorabilit de sa femme et la sienne.
Rodrigue soupira. Un dtail, encore, le tracassait. Lady Vallier tait courageuse, honnte et sincre, indubitablement Il tait inconcevable de l'imaginer conspirer contre son futur mari, et encore moins se prsenter dans le lit conjugal avec un si terrible secret. Mme s'il en allait de la vie de son frre, on ne l'imaginait pas capable d'une telle duplicit. Pourtant, elle avait accept ce pacte diabolique. Alors, que fallait-il penser ? Si de Silva avait t moins sol, il n'aurait sans doute pas accord le moindre crdit cette immdiate concession. Il aurait renvoy la demoiselle chez elle sans autre forme de procs.
Il marmonna un juron et fouetta l'air de sa canne. Quel idiot il avait t ! Si elle avait accept, c'est qu'elle avait une bonne raison de le faire, c'tait vident. Sans doute instiguait-elle un plan dans lequel il n'tait qu'un pion. Il le sentait maintenant : il s'tait stupidement laiss berner, trop heureux de s'octroyer un plaisir facile tout en confondant son ennemi. Mais son empressement l'avait aveugl, coup sr. Pourquoi une femme du rang de Clia aurait-elle acquiesc un tel march de dupe si elle n'y avait pas conu quelque intrt pour elle ?
-
Chapitre 2
Qu'avait-elle fait, Seigneur ? Comment avait-elle pu de la sorte droger aux
rgles les plus lmentaires de la biensance ? Evidemment, il en allait de la
vie de son frre, l'enjeu tait de taille. Mais si dans l'instant elle s'tait montre
brave, elle tremblait maintenant de devoir rpondre l'ignoble march qu'elle
venait de conclure.
Debout au milieu de sa chambre, le regard perdu, Clia se repassait chaque
moment de cette trange soire sans comprendre comment elle en tait arrive
accepter la proposition de Rodrigue de Silva. Comme chaque soir, Suzon
s'affairait autour d'elle pour prparer son coucher, mais ces gestes rituels ne
parvenaient pas la tirer de sa rverie. Elle s'tait tourne vers sa chambrire
pour qu'elle lui agrafe sa chemise de nuit d'un mouvement machinal, comme
absent. Une unique pense l'occupait : elle avait sans doute sauv Denys, mais
quel prix ? Elle le sentait confusment, son destin, cette nuit, venait de
basculer. Jamais auparavant elle n'avait peru comme ce soir la signification de
ce qu'on nomme fatalit. Son caractre irrvocable surtout.
Eh bien ?
Suzon, les mains sur les hanches, la fixait avec un mlange d'tonnement et
de dsapprobation. Elle n'avait rien dit jusque-l, ni pos aucune question, ce
dont Clia lui savait gr. Mais sa patience, l'vidence, tait bout.
Me confierez-vous la fin ce qui s'est pass avec cet infme matre d'armes ou bien dois-je m'en tenir des suppositions ? lana-t-elle, les sourcils
froncs.
Clia soupira. Elle se sentait si lasse, si dsempare. Elle aurait tant aim
qu'on la laisst tranquille. Dormir, oublier cette affreuse nuit, c'tait tout ce
quoi elle aspirait.
-
J'imaginais que tu n'avais rien perdu de notre conversation, articula-t-elle enfin, tout en vitant soigneusement de croiser le regard de son
interlocutrice. Dois-je en dduire que tu tais trop occupe avec le majordome
pour prter attention ce qui se jouait derrire la porte ?
Nous avons chang quelques mots, en effet, rpliqua Suzon en haussant les paules.
Il est assez bel homme, n'est-ce pas ?
De qui parlez-vous ? D'Oliver ou de monsieur de Silva ?
Clia baissa les paupires. Le visage du matre d'armes tait trs nettement
inscrit dans son esprit. Une peau hle qui, si elle renvoyait ses origines
hispaniques, suggrait surtout une existence aventureuse, faite d'intrigue et de
voyages au long cours. Des traits svres, dont on ne pouvait dire s'ils taient le
signe d'une virilit brutale ou bien d'une sorte de ddain aristocratique. Sans
doute le pass de cet homme tait-il peu ordinaire. On sentait en effet, sa
seule vue, qu'il avait d traverser bien des preuves et se heurter bien des
adversits avant de se venir chouer dans un des quartiers les moins
frquentables de La Nouvelle-Orlans. Une fine cicatrice parcourait sa joue
gauche, depuis la paupire infrieure jusqu'au maxillaire, probable souvenir
d'escapade nocturne qui aurait tourn l'escarmouche. Quant son regard, ses
prunelles grises vous fixaient avec une telle intensit qu'il tait quasi
impossible de s'en affranchir. Cet homme n'avait qu' poser les yeux sur vous
pour faire de vous sa proie. Clia ne put rprimer un frisson en pensant la
manire dont de Silva s'tait avanc vers elle, d'emble, la rduisant pour ainsi
dire merci au premier mouvement. Tout en lui faisait impression, depuis sa
stature imposante jusqu'aux inflexions graves de sa voix. On pouvait supposer
que le maniement des armes avait faonn en lui, en plus d'une carrure, cette
trempe particulire, cette manire d'arrogance avec laquelle il se permettait de
tenir en respect son interlocuteur et ce, malgr la position plus que modeste
dans laquelle le plaait sa fonction.
Ne fais pas l'innocente, rtorqua-t-elle, un peu plus schement qu'elle n'aurait voulu, lu sais trs bien que je parlais du majordome.
-
Eh bien, oui, c'est un homme charmant, vraiment. Et, malgr sa couleur de peau, j'ai appris avec plaisir qu'il n'tait pas esclave.
Vraiment ?
D'aprs ce qu'il m'a racont, sa grand-mre avait t dbarque sur les ctes cubaines vers 1750 et place comme esclave dans une grande plantation
de canne sucre ; c'tait une trs belle femme, aussi son matre succomba-t-il
bientt ses charmes. La beaut, quand elle ne s'assortit pas chez la femme
d'une libert disposer d'elle-mme, est la pire des fatalits. En roccurrence,
l'aeule d'Oliver fut plutt chanceuse. Selon toute apparence, son matre tait
un homme sensible et clair ; aussi fit-il preuve d'une grande mansutude
son gard. Aprs qu'il l'eut mise enceinte, il l'affranchit et lui permit de vivre
dans la proprit familiale, levant son enfant sans relle distinction de caste.
La mre d'Oliver eut donc l'enfance d'une Blanche ; elle fut place chez les
surs pour y recevoir une certaine instruction et put se prvaloir d'tre aime par ses deux parents. Enfin, elle pousa un marchand de bateaux de Boston et
on crut que son avenir tait assur. Malheureusement, peine accost La
Havane, les noces consommes, il revint l'esprit dudit mari qu'il avait dj
fond famille. Aussi rentra-t-il sur-le-champ Boston pour ne plus jamais
reparatre. Oliver ne connut donc pas son pre et fut lev en partie par ses
grands-parents. On l'envoya tudier l'universit de Tolde, dans le but de
faire de lui, malgr sa peau mtisse, un gentleman digne de ce nom, futur
hritier de la proprit familiale.
On sent en effet que c'est un homme cultiv, acquiesa Clia avec intrt. Il s'exprime avec une grande aisance et fait preuve d'une prvenance
peu commune pour un simple domestique. Mais comment se fait-il, si ce que tu
me racontes est vrai, qu'il se soit retrouv jouer les subalternes ? Il tait, me semble-t-il, promis un meilleur avenir.
C'est que la suite de l'histoire est moins rose. A son retour d'Espagne, Oliver est devenu le rgisseur de la plantation familiale, et ce, jusqu' la mort
de son grand-pre. Tant que le brave homme fut l, aucune dissension ne divisa
jamais les enfants. Le patriarche les considrait tous comme siens, sans aucune
prfrence ni prrogative et n'aurait pas tolr qu'on en ft. Mais les hritiers
-
lgitimes ne voyaient pas la chose du mme il. Ils partageaient depuis leur prime enfance la rancur de leur grand-mre et attendaient patiemment leur heure ; avec la mort de leur aeul s'offrit eux l'occasion de regagner
dfinitivement un bien qui, de leur point de vue, n'aurait jamais d tre partag
avec des multres. Aussi, l'enterrement achev, engagrent-ils des mercenaires
pour occire Oliver. La mthode tait expditive, d'autant que le jeune homme
tait un pitre piste. Et il serait mort sans doute sans l'intervention de
Rodrigue de Silva. Comment ce dernier se retrouva-t-il ml l'affaire, que
faisait-il La Havane, je l'ignore. Ce que je sais, c'est que les deux hommes se
lirent immdiatement d'amiti si bien que, quelques mois plus tard, quand de
Silva dcida de venir s'tablir La Nouvelle-Orlans, Oliver le suivit ; et pour
lui tmoigner sa reconnaissance, il offrit de se mettre son service. C'tait
aussi pour lui le moyen d'chapper ses tueurs et de protger sa vie.
Quelle histoire incroyable ! Ne crois-tu pas que le majordome t'a livr l un beau conte pour te faire impression ?
Je n'ai bien sr d'autre latitude que de me fier ses dires, mais je pense nanmoins qu'il a dit vrai. Quand il voquait la mort de son grand-pre par
exemple, il paraissait rellement pein. Non, je ne le crois pas affabulateur.
Mais il m'a racont bien plus trange encore. Selon lui, monsieur de Silva
cultiverait une profonde aversion pour l'esclavage, pour la simple et bonne
raison qu'il aurait eu lui-mme en souffrir dans son jeune ge.
Comment ? Cet homme aurait t esclave ?
Clia avait peine imaginer un tel individu sous le joug. Au fond, elle ne
connaissait rien de lui. Elle pressentait seulement qu'il avait d vivre une
existence mouvemente. Mais il inspirait un tel respect, une telle distinction
manait de ses gestes, de sa parole qu'on ne voyait pas comment il avait pu
goter la condition la plus exsangue, souvent mme la plus ignoble.
Oliver m'a jur que c'tait pure vrit, insista Suzon en replaant la brosse cheveux sur la coiffeuse.
-
Il tait vain d'argumenter. Ni sa camriste ni elle n'avaient matire
contredire les mots du majordome.
Eh bien, ma chre, il semble qu'Oliver ait eu beaucoup de choses te dire en tous les cas, ironisa-t-elle pour clore le sujet.
Cet homme est affable, il est vrai. Et il a l'art de tourner ses discours. On l'couterait pendant des heures ! Cependant, pour ce qui est de la prestance,
ajouta la chambrire avec un regard espigle, il ne vaut pas son matre. A ce
que j'en crois, monsieur de Silva n'a pas usurp sa rputation de bourreau des
curs. H est difficile de rester insensible ses charmes.
lu m'tonnes beaucoup, rpliqua Clia en feignant l'innocence. Ferais-tu donc l une infidlit au sieur Croquet ? J'avais cru comprendre que, pour toi, il
n'y avait pas plus bel adonis.
Basile Croquet, le matre d'armes multre qui donnait ses leons quelques
portes de Rodrigue de Silva, passait pour un des plus jolis curs de La Nouvelle-Orlans. Son lgance, le raffinement de son got tenaient la drage
haute bien des gentlemen de la meilleure socit et on en venait mme,
devant l'excellence de ses pingles de cravates et de ses foulards, en oublier
la couleur cuivre de sa peau.
A propos, dit Suzon en souriant, avez-vous entendu ce qu'on raconte partout son sujet ?
Clia se contenta d'un hochement de tte ngatif. Comme tous les
personnages la mode, le fameux Croquet tait l'objet de bien des rumeurs,
plus fantasques les unes que les autres.
On dit qu'il arborait mardi soir l'Opra deux bracelets d'ivoire en manire de poignets de chemise. Inou ! Evidemment, un jeune coq s'est cru
assez drle pour moquer l'excentrique en qualifiant la chose de dcoration
digne d'un Sardanapale . Et un autre d'ajouter que le bijou aurait surtout fait
plir d'envie les courtisanes du sulfureux roi de
-
Babylone. La suite n'est gure difficile imaginer. Croquet, qui sans doute
n'attendait que l'occasion pour faire montre de ses talents, a provoqu le
deuxime freluquet en duel. Mais bien entendu, on lui en a refus le droit.
Les hommes sont donc tous les mmes, soupira Clia. Nous vivons dans un monde bien affligeant, Suzon. O qu'on se tourne, on rencontre toujours les
mmes injustices, les mmes provocations stupides, et puis la fatuit la plus
grossire. J'avoue que tout cela me lasse.
Les gens de qualit frquentaient la salle d'armes de Croquet et, dans ce
cadre, ne ddaignaient pas de croiser le fer avec lui. Ils acceptaient mme de
recevoir ses conseils ou ses invectives sans paratre s'offusquer le moins du
monde de la couleur de sa peau. Le personnage, en outre, tait suffisamment
truculent pour qu'on aime le rencontrer au spectacle ou bien dans les lieux
interlopes o l'on venait parfois s'encanailler, la nuit tombe. Mais l
s'arrtait la tolrance. Service ou divertissement, voil quoi taient rduits les
gens de couleur, quand encore ils avaient le privilge d'tre libres de leurs
mouvements. Quant dfendre leur honneur, il ne fallait pas qu'ils y songent.
Nombre de Blancs, dans les salons priss de la ville, doutaient sincrement que
ces gens aient une me. Alors leur honneur, leur dignit, leur nom ! Non
seulement ils n'y accordaient aucune importance mais il leur aurait paru
inconvenant, voire dangereux que la loi leur accorde une telle reconnaissance.
Le nom, c'tait la terre et la terre, le pouvoir. Et il importait que les gens de
couleur ne puissent jamais prtendre au pouvoir. Le bon ordre des choses
l'exigeait. Clia hocha la tte. Voil bien ce que pensaient ses congnres, la
plupart d'entre eux en tout cas. Rares taient ceux, et son propre pre ne faisait
pas exception, qui acceptaient d'envisager que la race ne constitut pas un
critre d'apprciation sociale voire morale des individus.
Heureusement, reprit Suzon, monsieur Pasquale s'est indign de l'affront et a publiquement enjoint le moqueur de venir s'expliquer avec lui. Je crois que
le jeune cervel gardera ses hbleries pour lui la prochaine fois.
Pasquale, le matre d'armes italien ?
Oui, celui qu'on surnomme La Roche.
-
Ces hommes aiment dcidment faire des mystres. Quel est son vritable nom, ton avis ?
La plupart des pistes du passage de la Bourse ils devaient bien tre une cinquantaine arboraient un pseudonyme, la manire des anciens mousquetaires franais. Soit qu'ils aient cherch taire leur vritable identit
pour des motifs peu avouables, soit qu'ils fassent preuve l d'une coquetterie
particulire ou encore qu'ils aient conquis leur nom de scne en guerroyant sur
un continent ou un autre, ils avaient fait de ces sobriquets leurs enseignes, ce
qui achevait de donner au quartier un caractre tout fait romanesque.
Qui peut le dire ? Toujours est-il que cette affaire a dj fait le tour de la ville et que tout le monde est press d'en connatre l'issue. Mais puisque nous
parlons d'pe et de duel, il me semble que nous nous sommes quelque peu
cartes de notre sujet, n'est-ce pas ? fit remarquer Suzon avec une moue
entendue. J'aurais pu me laisser berner si je ne vous connaissais pas comme je
vous connais. Mais ne croyez pas vous en tirer si bon compte : je sens bien
que vous cherchez esquiver la question et je ne sortirai pas de cette chambre
avant d'avoir appris de votre bouche ce qui a bien pu vous faire quitter le
passage de la Bourse comme si vous aviez le diable vos trousses.
Je n'ai pas fui.
Notre retour n'avait pourtant rien d'une promenade, avouez-le. Monsieur
de Silva vous aurait-il insulte d'une manire ou d'une autre ?
Mais... non, voyons..., balbutia Clia. Que vas-tu chercher l ?
Le souvenir des lvres du matre d'armes poses sur les siennes lui revint
brusquement, comme un vertige. La jeune femme s'appuya contre le montant
de son lit et s'affaissa sur la couche, les paupires baisses. Cet homme,
l'vidence, pouvait faire d'elle ce qu'il voulait. Elle n'avait aucun moyen de
rsister ses assauts. Elle demeura un instant assise, les mains noues,
silencieuse, s'efforant de recouvrer ses esprits.
-
Je le savais ! s'cria Suzon en levant les bras au ciel. Ne vous avais-je pas
conseille de ne pas y aller ? Ne vous avais-je pas avertie que ce de Silva n'tait
peut-tre pas le gentleman qu'on fait de lui ? Sait-on mme s'il ne se cache pas
derrire une identit d'emprunt, comme la plupart de ses collgues ? Ces
matres d'armes arrivent d'on ne sait o, ce sont des hommes sans foi ni loi, qui
ne connaissent que le langage de l'pe et savent s'en servir pour obtenir ce
qu'ils dsirent. Rjouissez-vous d'en tre sortie indemne !
Je ne risquais rien, tu tais juste ct.
Croyez-vous que cet homme s'en serait souci ? S'il avait voulu vous
rduire merci, il n'y a rien que j'aurais pu faire. Mais il ne s'en tirera pas
comme a !
Clia considra un instant sa femme de chambre qui, les poings serrs,
faisait les cent pas devant elle. Que pouvaient deux jeunes femmes contre un
homme de la trempe de Rodrigue de Silva ? Elles avaient pris le risque d'aller
sa rencontre et s'taient, par l mme, exposes. Elles taient dsormais en son
pouvoir et il n'y avait malheureusement rien qui pt rvoquer ce triste tat de
fait.
Calme-toi, Suzon. lu sais bien que nous n'avons, en cette affaire, aucun appui et ne devons compter que sur nous-mmes. Tu n'imagines pas, en effet,
alerter Denys de ma dmarche ? Tu connais sa raction : il irait dfier de Silva
une seconde fois, ce qui ne manquerait pas de lui tre fatal. Quant mon pre,
le pauvre homme est bien incapable d'affronter un piste de la trempe de
l'Espagnol.
Mon Dieu ! Mais qu'allons-nous devenir, mademoiselle ? Et d'abord, m'apprendrez-vous ce que cet homme vous a fait ?
Rien de bien terrible, rassure-toi. Rien, en tout cas, que je n'aie voulu.
Seigneur ! Vous dciderez-vous parler ? Je ne sais si vous le mesurez, mais le secret o vous tenez la chose, au lieu de m'pargner du tracas, me la
-
montre plus grave qu'elle ne l'est sans doute. Cela vous amuse-t-il de me mettre
au martyre ?
Suzon avait parfaitement raison. A quoi bon entretenir le mystre ? Depuis
toujours, Clia avait fait de sa camriste sa meilleure confidente. Il faut dire
que pour elle, Suzon tait bien plus qu'une domestique. Malgr sa peau caf au
lait et son extraction obscure, elle la considrait un peu comme une sur. Et il n'y avait rien l que de trs normal puisqu'elles avaient t leves ensemble.
En fait, le grand-pre Vallier avait achet la petite mtis, alors orpheline, de
deux ans plus ge que Clia, et l'avait offerte sa belle-fille peu de temps
aprs son accouchement. Ainsi les deux enfants avaient-elles tout
naturellement partag la mme chambre, les mmes jeux, et les mmes
maladies infantiles.
Pour le vieil homme, la question de l'esclavage n'avait jamais trouv se
rsoudre. En effet, en adepte fervent des principes de la Rvolution, il plaait
comme une valeur absolue le droit la proprit ; en cela, il lui paraissait
loisible que celui qui en avait les moyens s'attache une force de production peu
coteuse et parfaitement docile. Mais le brave homme tait aussi un
humaniste, qui savait faire preuve d'une relle charit pour ses semblables et ne
supportait pas la misre. Pour lui donc, l'achat de cette enfant esseule, sans
parent ni soutien, n'tait pas une simple affaire d'conomie. C'tait le moyen
qu'il avait trouv de sortir un petit tre fragile et sans dfense du dnuement le
plus absolu. Quant Suzon, on lui avait donn une ducation fort convenable.
Si ses matres n'avaient jamais remis en cause sa condition d'esclave, ils
avaient fait montre d'une relle mansutude son gard, si bien qu'elle n'avait
jamais demand ce qu'on l'affranchisse. A vrai dire, cette famille tait son
seul appui dans le monde et elle avait conu, c'tait manifeste, un rel
attachement pour celle qu'elle dsignait souvent comme sa demi-sur blanche. D'ailleurs, quand Clia tait entre aux Ursulines pour y apprendre le latin, la
musique et les arts domestiques, la sparation entre les deux jeunes filles avait
t un vritable dchirement.
Aujourd'hui bien sr, la camriste ne partageait plus la chambre de sa
matresse, mais elle veillait sur elle et tout ce qui la concernait. Aussi tait-il
tout bonnement impossible pour Clia d'entreprendre quoi que ce soit sans lui
-
en faire tat. D'autant qu'il s'agissait l de rendre une visite nocturne et
clandestine un homme d'ge mr et de s'offrir lui ! Vraiment, le pril tait
grand et l'avenir plus qu'incertain. Seule, elle ne pourrait jamais se lancer dans
pareille aventure. Elle n'avait pas d'autre choix que de mettre Suzon dans la
confidence et s'assurer de son aide.
Cet homme est le diable en personne ! s'exclama cette dernire, outre, les pommettes rougeoyantes, quand Clia eut termin son rcit.
Tu ne crois peut-tre pas si bien dire, rpondit la jeune femme, songeuse.
A mesure qu'elle retraait pour sa domestique les termes de sa conversation
avec de Silva, elle entrevoyait des motifs qui ne lui taient d'abord pas apparus.
Qu'insinuez-vous par l ? Y aurait-il pire encore ?
Eh bien, il me semble possible que ce Rodrigue poursuive un dessein plus dmoniaque qu'il n'y parat.
Que dites-vous l ?
Et s'il esprait, en me mettant dans son lit, s'en prendre indirectement au comte ?
Suzon s'arrta brusquement et dvisagea un instant sa matresse, incrdule.
Visiblement, elle s'tait attendue une rvlation bien plus critique.
Je ne vois pas ce que cela changerait la situation, dclara-t-elle en haussant les paules.
Si ce n'est que a n'est gure flatteur pour moi, corrigea Clia avec un sourire amer.
Vous n'allez tout de mme pas regretter que cet individu ne vous fasse pas une cour dans les rgles ! Je me trompe ou il n'a jamais t question
d'affection vritable entre vous ? Vous avez accept d'assouvir son plaisir pour
-
garantir la vie de votre frre. Que ce diable de matre d'armes profite de la
situation pour atteindre un autre homme, que vous importe ? La seule chose
que je vois, moi, c'est que vous devriez remercier le ciel qu'il n'ait pas
immdiatement mis son plan excution, pendant que vous tiez chez lui. Je
vous avais prvenue, pourtant ! Vous ne m'coutez jamais.
Ne sois pas injuste, Suzon. Tu sais trs bien combien ton avis m'importe, au contraire. Je t'assure que Rodrigue de Silva n'a en rien cherch profiter de la
situation ; et pourtant, j'tais objectivement sa merci. Il est manifeste que la
rputation de cet homme n'est pas usurpe : s'il n'hsite pas user de ses atouts
en maintes circonstances pour parvenir ses fins, il sait aussi se conduire en
parfait gentleman. Par ailleurs, il semble qu'il ait connu des revers de fortune ;
en tout cas, que la vie ne l'ait pas mnag. Aussi sait-il frapper ses ennemis
sans tat d'me, quand ils se trouvent sa porte. Je ne sais pas ce qui l'oppose
au comte de Lerida mais il m'a clairement dit que c'tait lui qu'il visait, non pas
moi, quand il a lanc la plaisanterie que Denys a entendue.
L'avenir nous dira si vous avez tort ou raison. Pour ma part, je pense qu'il n'attendra pas pour venir rclamer sa rcompense, ds aprs le duel.
Les choses ne se passeront pas comme a.
Vraiment ? Vous esprez peut-tre recevoir des fleurs ou des mots galants ? Vous imaginez qu'il va attendre pour goter de vos charmes que vous
l'y autorisiez ? Vous tes bien nave, ma chre.
Point du tout, et prcisment parce qu'aussi, je n'ai jamais reu de telles attentions de personne, il me semble. Ma seule exprience des changes entre
les sexes se rsume la cour que me fait le comte. S'il m'a dit trois paroles
depuis que nous nous connaissons, c'est bien tout.
Clia baissa les paupires pour masquer son dpit. Au fond, elle tait triste,
profondment triste. Pendant trois ans, elle n'avait frquent ni les bals, ni
l'Opra. Elle avait port le deuil de son frre an, puis de sa sur cadette et de sa mre, si bien qu'elle en tait venue ne plus rien esprer de la vie. A bientt
vingt-cinq ans, elle savait qu'elle devait restreindre ses ambitions. Tout portait
-
penser qu'elle finirait vieille fille et irait s'enterrer dans un obscur couvent.
Aussi quand, rcemment, elle avait reparu dans le monde, avait-elle reu avec
bienveillance ce comte espagnol qui venait lui faire son compliment.
Bien sr, leur rencontre n'avait rien eu de romantique. C'est peine s'ils
avaient chang quelques mots, et toujours en public. En fait, leur relation,
pratiquement inexistante, s'tait d'emble mue en une sombre tractation entre
le comte de Lerida et son propre pre pour fixer les termes du contrat de
mariage. Le vieillard, aprs deux veuvages sans descendance, esprait avoir
enfin un hritier et avait jug Clia tout fait apte remplir la fonction de
gnitrice. Les deux hommes avaient arrang les noces autour d'un verre de
bourbon, et la date en aurait dj t fixe sans un lger dsaccord relatif la
dot. Le pre de Clia souhaitait en effet que la majeure partie de ce qu'il lui
donnait restt au nom de sa fille, ce qui ne semblait pas du got du comte. La
question tait toujours en dbat.
En tous les cas, il n'y avait rien l qui rponde aux aspirations de la jeune
femme. Adolescente, elle avait rv d'un prince pote qui lui rvle le monde,
ou d'un aventurier qui l'emmne aux antipodes et lui fasse dcouvrir les secrets
de l'amour. Aussi redoutait-elle l'union qui s'annonait ; aussi avait-elle pris un
plaisir tout particulier, et ce malgr le risque vident qu'elle encourait, voir
briller d'envie les prunelles du matre d'armes, sentir sur elle son regard de
braise, et sur ses lvres la chaleur du baiser qu'il lui avait vol.
Ainsi vont les choses, dcrta Suzon en soupirant, les mains sur la taille. Que voulez-vous ? Les hommes respectent leurs femmes et gtent leurs
matresses. Le mariage, en somme, est une chose srieuse, et n'a souvent rien
voir avec les sentiments.
Faut-il donc acquiescer tout parce que l'on veut nous convaincre que c'est l'ordre des choses ? Je ne peux me satisfaire de tels adages, Suzon, je m'en
excuse. Oh bien sr ! pour moi, je me plierai aux volonts de mon pre. Aprs
tout, mon ge, je suis bien heureuse encore que quelqu'un veuille de moi.
Mais en ce qui concerne Denys, jamais je ne pourrai me rsoudre ce qu'on
l'arrache la vie dans la fleur de l'ge pour un motif aussi stupide. Et si, pour
empcher cette absurde fatalit, je dois me sacrifier, et bafouer du mme coup
-
l'honneur d'un comte tranger que je ne connais pas, je n'hsiterai pas une
seconde !
Pourquoi vous entter vouloir contredire le destin ? continua Suzon avec gravit. Votre frre n'aurait jamais d provoquer en duel un homme
comme ce de Silva. Il l'a fait, c'est bien malheureux, mais vous ne m'enlverez
pas de l'ide que le plus sage tait encore de s'en remettre la Providence. Ne
voit-on pas souvent qu' essayer de dtourner le cours des vnements, on ne
fait qu'en prcipiter l'issue fatale ?
Peut-tre mais quoi qu'il en soit, j'ai donn ma parole et ne puis donc plus faire machine arrire.
Je me demande..., commena la femme de chambre avant de s'interrompre.
On venait de frapper trois lgers coups contre la porte. L'instant d'aprs, une
femme d'ge mur passait la tte dans l'encadrement, l'il inquiet.
Ah, ma chre ! s'exclama l'intruse avec un soulagement vident. Il me semblait bien avoir reconnu ta voix. Grce au ciel, tu es rentre ! Je me
rongeais les sangs, le sais-tu ?
Pardonnez-moi, tante Marie-Rose, si je vous ai caus du souci. Je vous avais pourtant bien dit que je ne serais pas absente longtemps.
Sans doute, ma chrie, sans doute, mais tu sais comme mes nerfs sont fragiles. Et puis ton pre me trouverait bien ngligente s'il apprenait que je
vous ai laisses aller seules rendre cette visite tardive Mlle Parmentier. Au
fait, comment se porte-t-elle ? Sa grippe ne l'affaiblit-elle pas trop ?
Marie-Rose entra tout fait dans la chambre en se tordant les mains, signe
d'une anxit bien relle.
Flicit va beaucoup mieux, dclara Clia sans trembler. Quant cette visite, je me flicite, au contraire, que vous ne vous soyez pas jointe nous.
-
Vous savez combien votre sant est fragile, ma tante. Croyez-vous qu'il aurait
t judicieux de vous exposer la contagion ? Vous voyez bien que je suis
rentre sans encombre. Vous pouvez vous reposer en toute quitude prsent.
Il lui avait bien fallu trouver un alibi pour chapper son chaperon. Aussi
avait-elle prtext une visite de courtoisie cette amie malade pour quitter
l'Opra en la seule compagnie de Suzon et se dfaire du mme coup de la
prsence encombrante de sa tante. Ce n'tait d'ailleurs qu'un demi-mensonge.
Elle tait en effet passe voir Flicit, une connaissance de feu sa mre, mais
s'tait vite clipse pour courir chez Rodrigue de Silva. Elle ne se sentait pas
trs fire d'avoir de la sorte tromp la confiance de son aeule, mais la situation
l'imposait. Jamais, en effet, la brave femme n'aurait accept de l'accompagner
dans une telle aventure.
En entrant dans sa chambre, j'ai trouv le lit de Denys vide, reprit cette dernire. Il ne sera donc pas rentr avec toi ?
En fait, Clia et son frre avaient eu une brve discussion la sortie du
spectacle. Le jeune homme, que son duel du lendemain rendait pour le moins
nerveux, n'avait pas l'intention de dormir. Il s'en sentait incapable. Aussi
avait-il prpar lui aussi un boniment pour sa sur, au cas o l'on viendrait remarquer son absence. Alibi que Clia servit avec d'autant plus
d'empressement qu'il suggrait que son frre l'avait escorte jusqu' la maison.
Il a rencontr Hippolyte Ducolet devant l'Opra, tout l'heure. Celui-ci lui a propos d'assister un combat de coqs, il me semble. Aprs m'avoir
raccompagne, je suis sre que Denys l'y aura rejoint. Je suis mme prte
parier que son ami lui aura offert le gte.
Quel charmant garon, cet Hippolyte ! s'exclama Marie-Rose. Sa mre doit se fliciter d'avoir un fils aussi serviable.
Clia et Suzon changrent un bref regard de connivence, et se pincrent
pour ne pas pouffer de rire. En ralit, le fils modle tait un vritable patachon
qui passait le plus clair de son temps faire la fte et boire. Il tranait en
compagnie de trublions peu frquentables et se couchait rarement avant l'aube.
-
Sans doute tait-ce la raison pour laquelle Denys l'avait choisi comme tmoin :
au moins Hippolyte saurait-il le rveiller temps pour son rendez-vous du
matin, si d'aventure il s'endormait.
Je vous sais gr de vous soucier autant de nous, tante Marie-Rose, ajouta Clia en se levant, presse maintenant d'tre seule. Mais ne devriez-vous pas
songer dormir ? Il est fort tard. Les orphelins de Saint-Joseph comptent sur
vous demain, l'avez-vous oubli ? Ne devez-vous pas broder moult parures de
lit pour leur vente annuelle de charit ?
C'est bien vrai, ma chre, mais je ne sais si je vais m'y rendre. Mon foie me fait si mal depuis que j'ai mang de cette tarte aux poires, que j'ignore si je
vais mme pouvoir sortir de mon lit
Clia, cette fois, ne put rprimer un sourire. Sa tante tait d'une gourmandise
acheve. Elle ne manquait jamais une occasion de s'empiffrer de ptisseries et
se plaignait ensuite de ne pouvoir les supporter.
Une tisane vous serait sans doute salutaire.
Je descendais justement aux cuisines quand je vous ai entendues parler.
Tante Marie-Rose ! Pourquoi ne pas avoir sonn ?
Je sais, je sais, ton pre me le reproche sans arrt. Mais que veux-tu, on
ne se refait pas. J'ai horreur de dranger les gens, surtout pour un motif aussi
bnin. Et en pleine nuit, de surcrot ! Non, non, vraiment, je ne suis pas
impotente au point de ne pouvoir me prparer une dcoction.
Sa tante tait la discrtion mme, et ce, quelque heure du jour ou de la nuit
que ce soit. A la mort de son poux, elle tait venue dans la maison de son frre
pour y passer une semaine ou deux, le temps pour elle de surmonter l'vne-
ment et, en dfinitive, n'en tait jamais repartie. Cela devait faire vingt ans
maintenant. Tout portait croire qu'elle avait trouv dans cette demeure toute
l'affection dont elle avait besoin. Mais bien qu'elle fasse intgralement partie
de la famille et ait mme jou un rle actif dans l'ducation des enfants, elle
-
s'tait toujours sentie coupable de s'tre ainsi impose. Aussi s'arrangeait-elle
pour qu'on remarque le moins possible sa prsence en ne sollicitant
qu'exceptionnellement le personnel.
Voulez-vous que Suzon s'en occupe ? Vous savez comme elle connat
les proprits des plantes.
J'en serais ravie, intervint la femme de chambre en gratifiant sa matresse
d'un regard entendu.
Evidemment, Suzon n'tait pas dupe. Elle avait compris qu'on cherchait se
dbarrasser d'elle. Clia pina les lvres. Rien faire, sa camriste lisait en elle
livre ouvert. Pourtant, elle aurait tout donn pour courter leur conversation
et se retrouver seule.
Non, non, ne te drange pas, ma petite, rpondit la vieille dame en s'agitant de nouveau. Je vais y aller moi-mme. Et ne crains rien, je remettrai
tout en ordre. Je sais que notre bon cuisinier tolre difficilement qu'on
emprunte ses ustensiles. Ses colres mettent ton pre dans un tel tat...
A propos, pre est-il rentr ? s'enquit Clia.
Non, il doit tre encore avec le comte de Lerida, il me semble. Ces deux hommes ont tant de choses en commun ! C'est une vritable providence. Bien,
je te laisse ma chrie. Passe une bonne nuit, surtout.
Clia embrassa sa tante et poussa un soupir de soulagement en la voyant
quitter la pice.
Votre tante a raison, il faut dormir maintenant, dcrta Suzon en ouvrant les draps. Dieu sait ce qui nous attend demain.
A quoi penses-tu ? Tu crains que de Silva ne tienne pas sa promesse et qu'on nous ramne Denys sur un brancard, n'est-ce pas ?
Je vous l'ai dit, je prfre en cette affaire m'en remettre la Providence.
-
Alors, quoi ? Pourquoi demain serait-il un jour funeste ? lana la jeune femme, bout de nerf. Tu penses la manire dont mon pre est en train de
ngocier mon mariage. Sans doute mon poux l'a-t-il dj convaincu de lui
cder ma dot.
Allons, mademoiselle, calmez-vous, voyons. Tant qu'aucun contrat n'a t sign, cet homme n'est pas votre mari. Quant votre pre, il a la tte sur les
paules, vous pouvez tre tranquille.
Ce comte espagnol, pourtant, a l'air de beaucoup l'impressionner. Ds leur premire rencontre, j'ai bien vu comment il le flattait. Sans doute rve-t-il
d'attacher notre famille un peu de la noblesse d'Europe. Ce n'est pas rien,
dans notre petite communaut de planteurs, de pouvoir se prvaloir d'une
ascendance aristocratique.
Votre pre veut surtout votre bien, et vous voir heureuse.
En m'unissant avec un homme plus vieux que moi de trente ans ! Le comte de Lerida porte un corset plus rigide que le mien, cache ses rides sous un
fard ridicule et n'a d'autre occupation que de paratre l'Opra et de jouer sa
fortune au poker. Et tu me parles de bonheur ?
Les hommes sont libres de remplir leur temps comme ils l'entendent. C'est l un sujet qui ne vous regarde pas.
Oh Suzon ! je connais par cur la leon : une pouse se doit d'tre fidle et surtout aveugle. Mais mme si j'ignorais les vices du comte, l'pouser me
rpugne. Je sais pourtant que je ne suis pas en position de faire la fine bouche
mais que veux-tu, c'est plus fort que moi.
Vous apprendrez bien vite fermer les yeux sur certaines choses, assura la camriste.
Pourquoi faudrait-il, parce qu'on est femme, subir sans broncher le dictt des hommes ? s'insurgea Clia. Quelle supriorit ont-ils donc sur nous qui
leur confre ainsi tout pouvoir de dcider de nos destines ? Je pense, moi, que
-
les femmes devraient commencer par se montrer moins dociles. Si elles
avaient un peu plus de volont et de caractre, et qu'elles osent faire entendre
leur avis, les hommes seraient bien obligs d'en tenir compte.
Mon Dieu ! mademoiselle, voudrez-vous bien vous montrer sage, une fois dans votre vie ! s'impatienta la femme de chambre. A quoi bon s'opposer
au train du monde ? Certaines lois existent de toute antiquit et il est plus que
prsomptueux de prtendre les changer. Vous n'tes pas la premire monter
au crneau ; bien d'autres, avant vous, ont cri, suppli qu'on leur accorde le
droit de dcider d'elles-mmes. Et la fin, c'est toujours la mme chose : elles
obissent. Car comment vivraient-elles, sans l'appui d'un homme, sans l'aval
d'une famille ? Et croyez-moi, je n'en connais pas une qui, une fois devenue
mre, rve encore d'mancipation.
Bien sr, les femmes sont silencieuses, dcrta Clia, amre. On leur a appris l'tre, et fait connatre combien elles auraient perdre exprimer leurs
dolances. Tout le monde se satisfait d'un mutisme qu'on prend pour du
bonheur. Au lieu que sous cet apparent acquiescement se cache l'amertume la
plus noire, et bien des dsillusions. Il suffit de les observer un peu : elles
mettent toute leur nergie recevoir leurs htes, se montrer lgantes pour
flatter la vanit de leurs maris, jouer en somme les faire-valoir dans
l'indiffrence gnrale. Et puis, bout de forces et de patience, elles se jettent
dans la moindre occupation comme si leur existence entire en dpendait,
quand elles ne sont pas emportes prcocement par une fivre ou par trop de
naissances. Eh bien, pour ma part, si je peux m'viter un tel destin, je t'assure
que je m'y emploierai.
Et le moyen d'y parvenir ?
Clia haussa les paules et se rassit sur son lit, traverse par un frisson.
Evidemment, elle n'avait, pas plus que ses congnres, le pouvoir de dsobir
son pre. Sinon provoquer son courroux, et peut-tre pire encore. Mais elle le
sentait aussi, elle avait ce soir accompli un pas non ngligeable en prenant sur
elle de rencontrer Rodrigue de Silva. Et le pacte qu'ils avaient scell, s'il la
faisait trembler, tait le signe qu'elle prtendait disposer de son corps sans
rendre de compte. Au souvenir du baiser que le matre d'armes lui avait donn,
-
elle tressaillit. Jamais elle n'avait prouv semblable sensation. Nul doute que
si cet homme n'avait pas rfrn ses dsirs, elle lui aurait cd tout fait. Que
fallait-il en penser ? Etait-ce vraiment l un signe d'mancipation que d'offrir
sa vertu au premier homme venu ou bien n'tait-ce pas, au contraire, se placer
sous un joug plus puissant encore que celui de son pre et des traditions qu'il
reprsentait ? Seul l'avenir le dirait. En tous les cas, elle avait su, lui
semblait-il, faire entendre sa voix, et opposer un semblant de rsistance. C'tait
un dbut. Et puis de Silva, au contraire du comte, veillait en elle des motions
qui lui donnaient au moins l'impression d'tre en vie.
Vous tremblez, protesta Suzon en la prenant par l'paule. Et si je vous prparais une tisane de camomille ? Vos nerfs me semblent fort prouvs et je
sens que vous allez avoir toutes les peines du monde dormir.
Je vais trs bien, mentit Clia.
La carririste haussa les paules tout en obligeant la jeune femme
s'allonger. Ensuite elle rabattit le drap et les couvertures, et la couvrit avec
soin. Suzon n'avait pas tort : il fallait qu'elle se repose. Clia prit une profonde
inspiration, s'efforant de se dfaire des ides qui l'agitaient. Mais peine
avait-elle ferm les paupires qu'elle se redressa brusquement sur ses oreillers.
Et si Denys venait tre tu ? Qui sait ce qui peut arriver quand deux hommes croisent le fer ? Rodrigue de Silva a beau tre un matre en la matire,
un mauv