blake - le ruban et l'Épée

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littérature

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  • JENNIFER BLAKE

    Le ruban et l'pe

    Cet ouvrage a t publi en langue anglaise sous le titre : CHALLENGE TO HONOR

    Traduction franaise de ELISABETH ENARBANE

  • HARLEQUIN

    est une marque dpose du Groupe Harlequin et Grands Romans Historiques* est une

    marque dpose d'Harlequin S.A.

    Illustrations de couverture Btisse coloniale : CHRISTIAN ARNAL /

    PHOTONONSTOP Foulard : SIRI STAFFORD / GETTY IMAGES

    Ce livre est publi avec l'accord de Jennifer Blake, c/o BAROR

    INTERNATIONAL, INC., Armonk, New York, U.S.A.

    Toute reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait une contrefaon

    sanctionne par les articles 425 et suivants du Code pnal. 2005. Patricia Maxwell. 2006. Traduction

    franaise : Harlequin S.A. 83-85. boulevard Vincent-Auriol. 75013 PARIS Tl. : 01 42 16 63 63 Service Lectrices - Tl. : 01 45 82 47 47 ISBN 2-280-10661-2 - ISSN 1637-0414

  • REMERCIEMENTS

    Avec ma gratitude envers toute l'quipe de The Historic New Orlans Collection, Charles Street, New Orlans, pour l'aide qu'elle m'a apporte dans la recherche et la localisation de prcieux et anciens volumes, et pour m'avoir transmis un savoir d'une fascinante richesse sur l'ge d'or de la ville - entre 1830 et 1850. Sans tous ces dtails historiques patiemment exhums des manuscrits anciens, photos et microfilms, ce roman ne serait pas ce qu'il est aujourd'hui.

  • Chapitre 1

    La Nouvelle-Orlans, Louisiane Fvrier 1840

    Une visiteuse dsire s'entretenir avec vous, monsieur. S'il y avait

    une chose que Rodrigue de Silva excrait,

    c'tait qu'on vnt perturber la solitude de son salon, l'heure o il

    s'octroyait un repos qu'il estimait grandement mrit. Confortablement install

    devant l'tre, les jambes tendues devant lui, un verre de bourbon la main, il

    aimait laisser divaguer son esprit aprs une longue et laborieuse journe,

    gotant l, dans la double chaleur des flammes et de l'alcool, une paix salutaire

    qui flattait son penchant la mditation. Les paupires closes, environn du

    silence profond de la nuit, il songeait aux vicissitudes de l'existence ou bien

    s'efforait d'grener le chapelet invisible des vnements, d'en agencer le

    cours, ne serait-ce que pour se donner l'impression qu'il matrisait un tant soit

    peu sa destine. Aussi accueillit-il l'annonce de son majordome avec une

    impatience non dissimule.

    Dites-lui que je suis sorti, pronona-t-il schement, sans mme ouvrir

    les yeux. Vous savez que je ne supporte pas d'tre drang quand je bois mon

    bourbon.

    C'est bien ce que j'ai fait, rpondit Oliver d'une voix pose. Mais il semblerait que je ne me sois pas montr assez convaincant. En tous les cas,

    cela n'aura pas suffi dissuader la demoiselle.

  • Rodrigue ouvrit lentement les paupires et fusilla son domestique du regard.

    Le pauvre homme en eut un mouvement instinctif de recul, manquant

    d'chapper le candlabre qu'il tenait la main. Tout ceci tait positivement

    contrariant De Silva le sentait, et le visage atterr de son majordome achevait

    de l'en convaincre : il allait avoir toutes les peines du monde se dfaire de

    l'intruse. Oliver, d'ordinaire, savait dcourager les indsirables. Si cette femme

    avait russi se faire annoncer, on devait en effet craindre qu'elle soit des plus

    opinitres...

    Vous pouvez m'en croire, monsieur, continua le majordome. Cette jeune personne est tout fait dtermine. Je me suis pourtant montr intraitable.

    Le brave homme ne mentait pas, Rodrigue en tait convaincu. Que pouvait

    bien lui vouloir une inconnue, cette heure avance de la nuit ? Que

    pouvait-elle avoir de si urgent lui dire qu'elle refuse de remettre plus tard

    l'entretien qu'elle rclamait de lui ? Si ce n'tait l'humeur dltre dans laquelle

    le plongeait ce drangement, sa curiosit et t pique au vif par le caractre

    insolite de la chose.

    Il tait en effet plus que rare qu'une femme vienne lui, qui plus est une

    heure aussi tardive. D'ordinaire, c'tait lui qui filait dans l'ombre des rues

    jusqu'aux murs levs des villas, lui qui en escaladait les hauteurs et enjambait

    les balcons de leurs riches propritaires, ou qui se glissait sous les portes

    cochres, dont on avait pris soin de tirer les verrous pour lui en faciliter l'accs.

    En quelques mois, il avait acquis auprs des veuves et autres ladies esseules

    de La Nouvelle-Orlans un prestige indniable, fond bien sr sur son propre

    mrite mais aussi et surtout sur son sens aigu de la discrtion. Ces femmes

    apprciaient chez lui, hormis sa galanterie, le soin qu'il mettait protger leur

    rputation de la rumeur publique. S'il passait ici pour un libertin, un homme

    sans attache, on lui accordait aussi la qualit de gentleman du fait mme que,

    dans ses nombreuses liaisons, il n'avait jamais terni l'honneur de ses

    partenaires. Il se contentait de les visiter aux heures sombres de la nuit et ne

    paraissait point leur ct en plein jour, conscient de ce que sa seule prsence

    pouvait receler de compromettant pour elles.

  • En outre, il allait de soi qu'aucune de ces dames n'aurait t assez folle pour

    se prcipiter chez lui une heure pareille. D'abord, il y avait une inconvenance

    particulire pour une lady se jeter la tte d'un homme, quel qu'il soit ; un des

    fondements de l'ducation des filles de bonne famille, en matire de liaison

    amoureuse, consistait se faire dsirer et attendre, impassible, dans le retrait

    de son cabinet particulier, que l'heureux lu vienne rendre ses hommages aprs

    avoir surmont les obstacles en usage. Ensuite, il tait vident que pour une

    femme de qualit c'tait compromettre son rang que de risquer d'tre vue une

    heure peu frquentable aux abords d'une demeure dont tout le monde, ici,

    connaissait le sulfureux propritaire. Enfin, le quartier que de Silva habitait

    tait suffisamment mal fam pour qu'aucune personne du sexe oppos n'ose s'y

    aventurer, quelque heure du jour ou de la nuit. Le passage de la Bourse, o se

    trouvait son logis, tait en effet une de ces ruelles obscures et crasseuses de la

    ville, qui voyait se ctoyer courtiers vreux, avocats sans scrupule, tailleurs et

    salles de jeu. La population qui s'y rencontrait tait, de ce fait, presque

    exclusivement masculine, et s'il arrivait qu'on y croise un jupon au dtour

    d'une arcade ombreuse, il y avait peu de chance pour qu'il s'agisse d'une lady...

    Etait-ce croire que sa mystrieuse visiteuse tait une prostitue ? Rodrigue

    en rejeta d'emble l'ide. Sans prouver pour ces femmes un rel mpris, il

    s'tait toujours dtourn d'un commerce qu'il trouvait en tout point dgradant,

    et indigne d'un honnte homme. Il avait acquis de sa frquentation des

    philosophes comme de sa propre exprience la conscience aigu des injustices

    qui gangrenaient les socits humaines et se faisait fort de ne pas ajouter la

    misre gnrale par une inconsquence qui n'aurait vis qu' satisfaire son petit

    plaisir. Aussi, n'ayant jamais eu le moindre contact avec celles qu'on appelait si

    cyniquement les filles de joie, il ne voyait pas ce qu'une d'entre elles aurait bien

    pu lui vouloir. S'il n'tait pas assez srieux pour s'en remettre au mariage et

    pouser une jeune fille vertueuse et simple parti, du reste, auquel sa position lui permettait dsormais seulement de prtendre , s'il avait jusque-l prfr une vie range et tablie l'excitation de liaisons fugaces et sans lendemain, il

    n'tait pas assez vil pour monnayer ses dsirs. Dcidment, il ne voyait pas qui

    pouvait avoir fait intrusion dans sa demeure. Mais puisqu'en toute logique il ne

    pouvait s'agir d'une de ses matresses, il n'avait pas se faire scrupule

    d'conduire l'importune.

  • Dbarrassez-nous d'elle, marmonna-t-il l'adresse de son domestique, les mchoires serres, en dtournant de nouveau les yeux.

    Il avait peine prononc ces quelques mots qu'il perut derrire lui un

    froissement d'toffe.

    Votre majordome s'y est dj employ, rassurez-vous, intervint une voix fminine. Mais, comme vous pouvez le constater, j'ai tenu bon. Peut-tre

    aurez-vous plus de succs, monsieur ; je suis toute dispose relever le dfi.

    Nous verrons bien si vous parvenez me chasser d'ici.

    Le timbre de la voix, ses inflexions ne trompaient pas : la jeune femme

    appartenait l'une de ces vieilles familles franaises qui constituaient depuis

    plus d'un sicle en Louisiane ce qu'on avait coutume d'appeler l'aristocratie

    cajun. D'autre part, Rodrigue, sans mme avoir besoin de la dvisager, sut

    d'emble qu'il ne l'avait jamais rencontre. Il tait suffisamment accoutum

    aux voix fminines pour n'avoir aucun doute ce sujet. Et voil que cette

    parfaite inconnue le mettait au dfi de la renvoyer d'o elle venait ! Le moins

    qu'on pouvait dire, c'est qu'elle ne manquait pas d'aplomb. Assurment, il allait

    lui demander de dguerpir, et prestement encore, ne serait-ce que pour la

    protger contre sa propre imprudence ! Comment une demoiselle de bonne

    famille avait-elle pu tre assez insense pour s'aventurer sans chaperon jusque

    chez lui ? Il soupira, posa son verre sur une desserte et se leva lentement pour

    faire face sa visiteuse.

    Ce qu'il dcouvrit alors lui coupa le souffle. Dans la lueur orange des

    bougies, dissipant en une orbe mordore la pnombre de la pice, la jeune

    femme rayonnait, littralement. De lourdes boucles blondes encadraient son

    visage juvnile et tombaient mollement jusque sur sa poitrine, qu'un souffle

    tnu soulevait intervalles rguliers, rvlant sous la soie dlicate de sa robe

    une gorge pleine et ronde, palpitante de vie. Une tole de mousseline rose ple

    agrmentait son vtement, lui confrant une forme de modestie plus touchante

    encore. Rodrigue rprima un frisson et fit un pas vers elle, sentant confusment

    s'mousser ses vellits premires.

  • Je regrette, mademoiselle, mais..., s'interposa le majordome qui avait

    immdiatement peru ce que la situation recelait de dangers.

    Laissez-nous, Oliver, coupa Rodrigue, le regard dard.

    Le domestique ouvrit la bouche pour protester puis se rsigna. Sans doute

    craignait-il pour l'intgrit de la belle inconnue, et gard la rputation de son

    matre. Mais de Silva, aussi sensible ft-il aux charmes fminins, savait se

    comporter en homme de bien. En outre, il supportait mal qu'on pt ce point

    douter de lui. D'un hochement bref de la tte, il convainquit son majordome de

    quitter les lieux sans insister davantage et ce dernier s'excuta. Toutefois, il ne

    boucla pas la porte derrire lui, comme s'il avait eu cur, par ce biais, de rassurer la demoiselle. Ce brave Oliver ! C'tait plus fort que lui. Il accordait

    un tel prestige aux femmes de qualit qu'il se faisait un devoir de veiller sur

    leur honneur, en dpit d'elles-mmes. Car si la jeune visiteuse craignait pour sa

    vertu, il et t plus simple qu'elle renont tout de bon sa visite. Rodrigue

    n'y tait pour rien si elle tait venue se jeter dans la gueule du loup !

    Eh bien, mademoiselle, dit-il aprs l'avoir fixe un instant, que me vaut l'honneur de votre prsence ?

    L'angoisse, rpondit-elle d'un ton tonnamment assur. Une angoisse sans doute infonde si j'en juge par la manire dont le grand Rodrigue de Silva

    se prpare la veille d'un duel, ajouta-t-elle en dsignant du regard le verre de

    bourbon, sur la desserte. Mon frre, aprs tout, ne court peut-tre pas un si

    grand danger...

    C'tait donc a ! Rodrigue se composa un masque glacial et avana

    lentement vers son interlocutrice, d'un air qu'il voulait aussi svre que

    menaant.

    Mademoiselle Vallier, je prsume ?

    Clia Vallier, en effet. Je suis la sur de Denys. Cette jeune femme tait surprenante, songea-t-il en se

  • plantant devant elle. A ses yeux carquills, on percevait aisment son

    malaise, sa frayeur mme. Cependant, elle n'avait pas recul d'un pas et

    affichait tous les signes d'une grande impassibilit. On dcelait en elle cet

    orgueil commun aux gens de sa caste, fond pour bonne part sur la certitude o

    ils se trouvaient d'occuper dans le monde une place immuable, dfinitivement

    carte du vulgaire. La conviction, en somme, de n'tre pas, comme les autres,

    soumis aux hasards de la Fortune. Il y avait l beaucoup de prsomption, bien

    sr, et Rodrigue en savait quelque chose. Disons seulement que ce qui aurait

    fait figure de forfanterie chez un homme prenait l, sous ces traits candides et

    presque enfantins, un accent touchant, qui portait l'indulgence.

    Votre frre vous envoie plaider sa cause, si j'en juge par votre impatience ? suggra-t-il pour tout prliminaire.

    Jamais, monsieur !

    Rodrigue frona les sourcils. En toute chose, il apprciait qu'on aille droit au

    but. Rien ne l'indisposait davantage que de sentir qu'on le menait en bateau. Et

    il avait du mal imaginer que cette jeune lady ait pris seule l'initiative d'une

    telle rencontre.

    Dois-je comprendre que vous avez pris sur vous de me rendre cette visite ?

    Oui, monsieur.

    Il considra un instant la mine dfiante de son interlocutrice, son menton

    relev, ses yeux d'meraude qui, sous l'effet de l'indignation, avaient pris

    soudain une teinte plus sombre, et en prouva une admiration muette qui

    instantanment aiguillonna son instinct de prdateur. Clia Vallier n'avait rien

    de ces beauts la mode qui faisaient l'agrment des salons de La

    Nouvelle-Orlans, sans autre caractre qu'une affectation outrancire et

    ridicule. Son visage d'un ovale parfait, sa peau diaphane lui confraient une

    sorte de hauteur dont elle ne paraissait pas mme consciente. Et c'tait bien

    dans cette innocence, allie une trempe incontestable, que se logeait son

    charme particulier. Contrairement la plupart de ses congnres, cette jeune

  • femme paraissait dnue de duplicit, au point qu'elle n'avait pas hsit

    paratre, l, sans autre arme que son honntet, pour obtenir la grce de son

    frre.

    Avez-vous seulement rflchi aux consquences de votre geste ?

    demanda Rodrigue, dsireux d'entraver en lui toute forme de compassion tant

    qu'il n'aurait pas prcisment cern les intentions de sa visiteuse.

    De surcrot, il se sentait le devoir de mettre en garde cette jeune lady qui,

    dans sa candeur, ne semblait pas mesurer le risque qu'elle encourait s'en

    remettre au bon vouloir d'un homme dont elle ne connaissait rien.

    Pardonnez-moi, monsieur, rpondit-elle avec hsitation, mais je ne suis

    pas sre de saisir ce quoi vous faites allusion. Mon dessein tait seulement de

    m'entretenir avec vous de ce duel stupide, certaine que nous saurions trouver

    un terrain d'entente. Est-il vraiment ncessaire, en effet, d'infliger un affront

    un homme qui est loin d'avoir vos talents d'escrimeur et ne constitue en somme

    pour vous qu'un bien pitre rival ? Pour parler franc, monsieur, je suis venue

    vous demander de ne pas rpondre la provocation et d'oublier ce combat.

    Dois-je en dduire que votre frre, par votre intermdiaire, souhaite me

    prsenter ses excuses ?

    Il n'est pas question de cela ! Vous savez tout comme moi que ce serait

    un aveu de lchet impardonnable. Denys n'entacherait jamais son nom de

    pareille infamie. De toute manire, il... enfin... je...

    Il ignore tout de votre dmarche, c'est bien a ?

    En effet, murmura-t-elle en avalant sa salive.

    Et votre mre, votre chaperon ou Dieu sait qui est charg de veiller sur vous se trouve... ?

  • Ma femme de chambre attend dehors, puisque vous le voulez savoir. Je ne suis pas assez inconsciente pour avoir travers seule la ville cette heure.

    Cependant, je ne saisis pas ce que ma situation prsente a voir avec le sujet

    qui nous occupe.

    C'est que je ne voudrais pas que votre chambrire ait motif de se plaindre de mon accueil. Il ne sera pas dit que Rodrigue de Silva reoit ses htes sur le

    pas de sa porte.

    Si je n'ai pas demand ce qu'on fasse entrer Suzon, c'est que je n'ai nullement l'intention de m'attarder.

    Vraiment ?

    Cette affaire me parat en effet fort simple, et ne devoir occasionner aucun dbat particulier...

    Si je vous suis bien, vous trouvez scandaleux que votre frre s'abaisse me demander pardon ; par contre, il vous semble normal qu'un homme de ma

    condition reconnaisse publiquement ses torts, ou mme renonce un duel

    auquel il s'est engag paratre. Ma clmence ou ma lchet ne devraient pas

    faire dbat, c'est bien a ?

    C'est--dire... je ne vois pas, il est vrai, o serait pour vous la difficult d'annuler cette rencontre. Votre rputation est si bien tablie...

    Savez-vous bien, madame, quoi tient la position d'un matre d'armes ? Croyez-vous qu'il s'agisse d'une place conquise une fois pour toute ? Il est une

    rgle dans mon mtier : ne jamais sous-valuer un adversaire. Une autre :

    n'avoir qu'une parole. Aussi vous comprendrez que je ne puisse envisager de

    faire entorse mes principes sans, pour le moins, attendre de votre part une

    juste compensation. C'est pourquoi je prsume que notre entretien puisse se

    prolonger au-del de vos prvisions.

    La jeune femme se mordit la lvre infrieure et, pour la premire fois, baissa

    les paupires. Puis, d'une voix moins assure, elle reprit :

  • Si vous songez une rtribution pcuniaire, je dois vous avouer que je n'ai gure de libralits dans ce domaine. Je possde en revanche quelques

    bijoux qui...

    Je n'ai que faire de votre argent, coupa Rodrigue, indign l'ide que cette jeune cervele pense pouvoir l'acheter.

    L'antique pratique du duel tait fonde sur deux valeurs essentielles, le sens

    de l'honneur et la dmonstration de son mrite. Sacrifier l'un ou l'autre,

    c'tait perdre dfinitivement la face. Aussi, et mme s'il n'avait aucune envie

    d'envoyer ad patres le frre de Clia, ne pouvait-il dcemment renoncer se

    battre que s'il obtenait une rcompense qui consacre la fois sa supriorit sur

    son ennemi et sa magnanimit. Il s'agissait en cela de se garantir une victoire

    morale et ce mme si, en dernier recours, le combat n'avait pas lieu.

    Ma jument est de bonne race, reprit la jeune femme. Je suis certaine que l'animal vous conviendrait.

    Cherchez-vous m'offenser, madame ? Je vous ai dit dj que je n'avais cure de vos biens.

    Dans ce cas, vous me voyez confuse car je n'ai rien d'autre vous offrir, dclara-t-elle avec un dpit teint de hauteur.

    Vraiment ? articula de Silva en levant le sourcil. Cette demoiselle tait peut-tre nave mais on ne pouvait

    pas la taxer de stupidit. Elle avait parfaitement compris l'insinuation,

    c'tait vident. Mais contre toute attente, elle n'en manifesta aucun courroux.

    Ou bien elle ne pouvait pas croire qu'une telle proposition s'adresst elle, ou

    bien elle n'envisageait mme pas que quelqu'un et l'audace de la formuler.

    Vous me plongez dans une grande perplexit, monsieur, pronona-t-elle enfin en dtournant les yeux. Je ne saurai en effet concevoir ce qui, dans ma

    personne, peut bien avoir retenu votre attention. D'autant que nous nous

    voyons pour la premire fois et que...

  • Rodrigue tendit la main et posa son index sur la lvre infrieure de la jeune

    femme.

    Sachez que je risquerais de bon gr la disgrce en change d'une nuit dans vos bras, murmura-t-il.

    Il possdait au jeu de la sduction un art au moins gal celui du maniement

    des armes blanches, et en usait avec un naturel aussi accompli. Cependant, il

    avait l conscience de forcer la provocation, et de manire plutt dloyale. En

    fait, il avait t piqu par l'aplomb avec lequel cette jeune personne tait venue

    lui exposer sa requte si bien qu'il prenait plaisir maintenant la pousser dans

    ses retranchements, certain qu'elle tait capable de le surprendre encore. Au

    fond, le duel qu'elle se faisait fort d'viter son frre, c'tait elle qui le livrait

    maintenant, dans la pnombre du salon et la lueur rougeoyante des braises. Et

    dire vrai, la diablesse s'avrait pleine de ressources insouponnes. A son

    contact, c'est peine s'il l'avait sentie frmir. Elle ne s'tait pas carte, n'avait

    manifest aucun mouvement d'humeur, mais se contentait de poser sur lui un

    regard neutre, presque indiffrent.

    Vous n'y songez pas, dcrta-t-elle froidement. Rodrigue, quelque peu dconcert par ce calme, fit glisser

    sa main le long de la joue dlicate, frlant aussi les boucles lgres qui

    l'environnaient. Dans le silence contenu qui cerclait ce moment, il sentait que

    la situation pouvait aussi bien lui chapper. S'il affectait toujours un parfait

    contrle, il ne pouvait non plus nier que la jeune dame produist sur ses sens un

    trouble certain.

    Pourquoi cela ? murmura-t-il, le regard aiguis. Elle dtourna les yeux sans pour autant se mettre hors

    de porte.

    Tout simplement parce que c'est ignoble. Aucun gentleman digne de ce nom ne se livrerait un tel marchandage.

  • C'est exact. Mais comme vous devez le savoir, je ne suis pas un gentleman.

    a n'est pourtant pas ce que l'on dit de vous. Rodrigue frona les sourcils. Ma foi, voil qui le surprenait

    fort. La demoiselle chercherait-elle flatter sa vanit ? Mme s'il se savait

    respect en ville pour ses talents d'piste, il avait maintes fois eu affronter le

    mpris tacite des bonnes gens qui ses revers de fortune avaient toujours paru

    suspects. Soit, il acceptait le compliment. Si l'alcool n'avait pas chauff ses

    sens, nul doute d'ailleurs qu'il s'en serait tenu l. Mais la belle Clia avait le don

    d'aviver en lui un dsir qu'il ne se sentait pas vraiment en mesure de contenir.

    Et ce genre d'apptits n'avaient que faire des bonnes manires !

    C'est croire qu'il ne faut accorder qu'un crdit tout relatif l'opinion publique et que la vrit se trouve bien souvent hors d'atteinte des commrages

    mme les plus assidus. Enfin, agissez comme bon vous semble. Aprs tout, si

    la vie de votre frre compte assez peu pour que vous refusiez de lui sacrifier

    quelques heures de votre temps...

    Pardonnez-moi, monsieur, mais je ne peux tolrer pareil sophisme. Rien n'importe davantage mes yeux que la vie de Denys. Croyez-vous, dans le cas

    contraire, que je me serais abaisse mendier de la sorte votre clmence ?

    Cependant, il en va de mon honneur. C'est un point sur lequel aucune personne

    de bien ne saurait dignement transiger.

    Je dois donc en dduire que vous ne me rangez point dans cette catgorie, puisqu'il vous parat loisible que j'entache le mien en abdiquant la

    veille du combat.

    Un long silence se fit. De Silva s'tait recul d'un pas et, les mchoires

    crispes, fixait son interlocutrice, bouillant intrieurement de devoir

    s'accommoder une fois de plus de cette position d'infriorit o l'avaient

    relgu les nombreux dboires de son existence. Si rien n'tait venu ternir le

    prestige de son nom, il n'aurait pas t contraint de jouer cet odieux personnage

    de don juan pour se garantir un semblant d'mi-nence. Il lui aurait suffi de

  • paratre pour qu'on reconnaisse en lui sa noblesse et qu'on n'ose, de ce fait, lui

    demander de s'incliner comme venait de le faire lady Vallier.

    Je vois, dit-elle enfin, comme si elle avait lu dans son esprit. Vous me mettez l'preuve. Si je me jetais dans vos bras, vous n'accepteriez pas mon

    sacrifice. Pire, il vous ferait dpit.

    Je vous dconseille de tenter le diable, si vous voyez ce que je veux dire, rpliqua-t-il schement.

    Je n'en ai pas l'intention. Parlons franc et laissons-l ces simagres ridicules. Si je suis venue vous voir, c'est prcisment parce qu'on fait de vous

    un homme d'honneur. Il est vrai que les ragots sont parfois fallacieux, ou

    infonds, mais j'ai tendance penser que, dans votre cas, ils ne mentent pas.

    Maintenant monsieur, examinez ceci : que vous rapporterait une confrontation

    avec mon frre ? Vous tes matre d'armes, vous excellez dans votre domaine

    au point que vous n'avez jamais perdu un combat. Vous avez crois avec les

    meilleures lames de La Nouvelle-Orlans et fait la dmonstration d'une adresse

    sans faille. Vous n'avez pour ainsi dire aucun rival ce jour. Et vous craignez

    encore pour votre renomme ? Si demain matin vous ne vous prsentez pas

    contre un adversaire qui n'a aucune chance de vous battre, qui osera vous

    accuser de lchet ? O est le dshonneur viter la mort d'un jeune homme

    qui est loin d'avoir vos talents ?

    Elle avait parl avec une passion telle que ses joues avaient soudain rosi.

    Bien sr, son propos tait fond, mais l'vidence, elle ignorait tout du train

    auquel allaient les choses dans la socit masculine d'un tout jeune Etat o se

    ctoyait un mlange htroclite d'aristocrates europens, d'aventuriers et

    d'ambitieux de toutes sortes. Les codes ancestraux tendaient se dfaire au

    profit de rputations aussi vite gagnes que perdues. La noblesse du nom

    n'avait plus qu'une valeur relative, ct de critres nouveaux comme

    l'efficacit, l'initiative ou le mrite personnel dont on demandait chacun de

    faire la constante dmonstration.

  • Vous rendez-vous compte de la honte qui rejaillirait sur votre frre si je ne l'affrontais pas ? Ce serait rvler bien cruellement sa faiblesse. Le ridicule

    tue parfois plus srement qu'une pe dans le cur.

    Dans ce cas, croisez le fer mais...

    Sans le toucher, n'est-ce pas ? interrompit Rodrigue, un sourire ironique aux lvres. Je subirais ses assauts sans me dfendre ? Vous vous imaginez sans

    doute que je me laisserais entailler le corps juste pour que votre Denys ne perde

    pas la face ?

    Je n'ai jamais dit a.

    Sans doute mais vous l'avez pens, avouez-le !

    La jeune femme pina les lvres mais ne rtorqua rien. Au moins eut-elle

    l'honntet de ne pas nier. Malgr la fermet que lui opposait Rodrigue, elle ne

    renonait pas ; elle semblait au contraire chercher en elle l'argument qui pt

    emporter l'assentiment de son interlocuteur. Assurment, cette jeune personne

    ne manquait pas de caractre ! Elle prit une profonde inspiration avant de

    reprendre.

    Vous ignorez sans doute l'histoire de ma famille, aussi laissez-moi vous en donner un bref aperu. Mon frre an, Thodore, a perdu la vie il y a de cela

    trois ans pour avoir jet son gant la face d'un obscur lord qui, au cours d'une

    soire avine, l'avait publiquement accus de spoliation. C'tait ridicule, bien

    sr, mais il en allait de l'intgrit de notre famille. Ma mre, atteinte au cur par ce cruel coup du sort, a, peu de temps aprs, contract la fivre jaune. Elle a

    pri l't suivant, ainsi que ma sur cadette, tandis que mon pre tait all prendre les eaux White Sulphur Springs, comme il le fait chaque anne pour

    lutter contre ses bronchites chroniques. Si Denys et moi avons survcu la

    contagion, ce n'est l'effet que d'un heureux hasard : pour la premire fois, nous

    accompagnions notre pre. Ainsi, voyez-vous, votre adversaire de demain

    est-il le dernier hritier des Vallier. S'il... venait prir, il est certain que mon

    pre ne s'en remettrait pas.

  • Vous lui resteriez, objecta Rodrigue.

    Une fille ? a n'est pas la mme chose.

    Il hocha la tte en manire d'acquiescement, ne sachant que trop combien la

    demoiselle avait raison. La communaut franaise, installe de longue date

    La Nouvelle-Orlans, se constituait pour l'essentiel de familles puissantes,

    lies de prs ou de loin l'aristocratie de la mtropole, et dont le pouvoir ici

    tait solidement assis sur la grande proprit. Aussi ces gens vivaient-ils en

    Louisiane selon les us de l'ancienne fodalit, o la transmission voire

    l'extension du patrimoine terrien formait la premire des priorits. Et en cela,

    les filles, mme si on les chrissait l'gal de leur frre, reprsentaient une

    charge plus qu'un atout. Dans le meilleur des cas, on parvenait les marier un

    parti avantageux, s'assurant de la sorte une prosprit accrue. Cependant, si tel

    n'tait pas le cas, ou bien si des revers de fortune empchaient de la doter

    convenablement, l'hritire se voyait alors contrainte de s'employer comme

    nurse ou gouvernante chez un parent plus argent ou pire, de rejoindre le

    couvent. Aussi la russite de son existence dpendait-elle de circonstances

    multiples sur lesquelles elle n'avait gure de prise. Les fils, eux, avaient la

    chance de perptrer le nom, et avec lui la grandeur et l'honorabilit de la

    famille. Si ce devoir les obligeait en partie, s'ils se trouvaient par exemple dans

    la ncessit de pourvoir aux besoins des leurs, ils hritaient aussi de la plus

    grande part des biens et des terres de leurs aeuls. C'tait sur eux que les parents

    faisaient reposer tous leurs espoirs, ce qui diminuait d'autant la valeur qu'ils

    accordaient leurs filles.

    Il en allait d'ailleurs de mme chez les grands d'Espagne. Cette injustice

    entre frres et surs, Rodrigue, lev parmi la meilleure aristocratie catalane, l'avait toujours trouve naturelle, mme si, enfant, il s'tait maintes fois tonn

    de la partialit avec laquelle son pre lui donnait systmatiquement l'avantage

    sur ses surs. Cette loi ancestrale ne l'avait toutefois pas vraiment servi. En vertu d'elle en effet, il tait devenu une cible de choix aprs que sa famille eut

    pri dans l'incendie de leur rsidence d't.

    Dois-je entendre que votre pre est votre mandataire ? rpliqua-t-il enfin pour donner le change. S'il vous accorde aussi peu de valeur, il n'est pas

  • impossible qu'il ait song vous pour plaider en faveur de son prcieux

    hritier.

    C'est ne pas le connatre que de penser ainsi, monsieur. Il m'aime assez, je crois, pour ne pas souffrir que quiconque bafoue mon honneur ; jamais il ne

    m'aurait oblige m'abaisser comme je le fais devant vous. Et puis il accorde

    trop peu de confiance la gent fminine pour m'avoir investie d'une mission de

    si grande importance.

    Si je comprends bien, vous ne lui avez rien dit de vos intentions. Je me demande quelle serait sa raction s'il venait apprendre votre visite. Votre

    rputation, et donc la sienne, est en jeu, y avez-vous song ?

    Il n'en saura rien.

    Et si votre domestique parlait ?

    Elle m'est loyale.

    Dieu vous entende ! Il n'empche que vous avez pris l de gros risques.

    C'tait le moins que je puisse faire puisqu'il apparat que je suis l'origine de ce duel insens.

    Ainsi, elle savait. Rodrigue se posait la question depuis qu'elle tait entre.

    Si c'est votre frre qui vous l'a appris, il a eu tort.

    Denys et moi n'avons aucun secret l'un pour l'autre. Et depuis trois ans, nous sommes plus proches encore. Il n'y a rien de ce qui le proccupe dont je

    ne sois au courant, et rciproquement.

    Un homme, en principe, s'attache tenir sa famille en dehors de ce genre d'affaires.

  • Oh, s'il vous plat, pargnez-moi vos sermons ! Votre Code du duel, tous ces prceptes virils devant lesquels se prosterne la gent masculine nous

    paraissent, nous autres femmes, du dernier ridicule. Tirez-vous tant de gloire

    jouer les matamores ? Qui croyez-vous donc impressionner ? Celles qui se

    laissent sduire par de telles mascarades doivent cruellement manquer de

    cervelle, mon sens. Ce que je m'explique mal voyez-vous, et de la part d'un

    homme qui se fait fort de vivre selon de si beaux principes, c'est comment vous

    en tes arriv voquer ma personne, dans un tablissement de jeux qui plus

    est. Je ne crois pas me tromper en affirmant que nous ne nous tions jamais

    adress la parole avant ce soir. Aussi ne savez-vous rien de moi.

    Lady Vallier avait parfaitement raison, jamais ils ne s'taient rencontrs.

    Comme tout bon matre d'escrime, il frquentait ses frres ou bien ses cousins,

    tous ces jeunes coqs venant chercher auprs de lui quelque botte nouvelle ou

    contre riposte pour s'enorgueillir ensuite devant leurs pairs d'un talent tout au

    plus usurp ; il les croisait souvent dans les auberges la mode ou bien les

    courses de lvriers, mais jamais il n'avait t invit dans leurs salons. Jamais il

    ne lui avait t offert de danser au bras de leurs surs. Ces dernires, soigneusement couves, veilles comme on garde un magot, ne ctoyaient que

    les gens de leur monde sous l'il attentif de leurs dugnes. On craignait tant les msalliances... Autrefois, il aurait eu lui aussi sa place dans ces cercles choisis,

    lorsque, jeune homme, il pouvait se prvaloir d'une immense fortune et d'un

    nom illustre, lorsque en somme, au seuil de l'existence, l'avenir lui souriait.

    C'est exact, rpondit-il doucement. Nous ne nous sommes jamais rencontrs.

    Aurais-je bless sans le vouloir une personne qui vous est chre ?

    Absolument pas.

    Dans ces conditions, je ne comprends pas ce qui a pu motiver les paroles dsobligeantes que vous avez profres mon gard. A moins que vous vous

    en soyez remis au premier prtexte pour engager ce duel, ce qui, je l'avoue, ne

    laisserait pas de me surprendre.

  • Vous n'y tes pas du tout, mademoiselle.

    Vraiment ? rpliqua Clia avec impatience. Eh bien qu'attendez-vous pour me dire en face ce que vous me reprochez ? Parlez, que diable ! Il m'est

    assez dsagrable d'tre mle cette sombre histoire sans qu'en plus vous

    ajoutiez l'offense en vous jouant de moi !

    Rodrigue soupira. Il n'tait gure dans ses habitudes de se justifier. Mais il

    fallait bien admettre que cette jeune femme mritait quelques explications.

    Je n'ai rien contre vous, dclara-t-il. Je n'ai pas mme mentionn votre nom, puisque je l'ignorais. Je n'ai fait qu'voquer le mariage prochain d'un

    homme... de ma connaissance. Je n'ai rien ajouter. Si cela peut apaiser votre

    colre, je vous prsente des excuses en rgle. Et maintenant, je vous prierais de

    bien vouloir me laisser tranquille. Je crois que nous nous sommes tout dit.

    Pardon, monsieur, mais, si j'accepte vos excuses, ne croyez pas que je vais m'en satisfaire. Il me semble en effet inconcevable que quelques mots

    visiblement prononcs la lgre et sans intention de nuire soient la cause de la

    mort de mon frre. Si vos paroles ont dpass votre pense, si vous n'aviez

    aucunement en tte de me faire offense, alors vous devez vous rtracter. Votre

    honneur a tout y gagner.

    Je ne le puis.

    J'avais donc raison. Tout ce boniment n'a d'autre fin que de vous dbarrasser de moi en courtant notre entretien. Vous en voulez

    personnellement Denys et avez trouv un prtexte pour...

    Je ne me suis mme pas adress lui ! Je devisais avec quelques amis d'un sujet qui me tient cur et j'ai gliss l une remarque disons... caustique ; votre frre l'a entendue et y a ragi plus promptement qu'il n'aurait fallu. Il s'en

    est pris moi avec une telle vindicte que je ne pouvais dignement pas ne pas

    rpliquer. La suite, vous la connaissez. Il y a tant de tmoins de notre

    altercation qu'il est impossible maintenant de faire machine arrire.

  • Mais... tout ceci est absurde ! On ne peut pas mettre en pril la vie d'un homme pour si peu...

    Il faut croire que si.

    Ne pourriez-vous pas vous entretenir avec mon frre ? Il doit bien y avoir moyen de vider cette querelle sans en venir aux armes.

    De Silva se contenta de secouer la tte en signe de dngation. Il en avait

    dj bien assez dit son got. Il lui dplaisait fort de mler une lady cette

    affaire. Evidemment, l'injure n'tait pas si terrible, mais on l'avait interpell

    publiquement, il avait rpondu l'attaque, il n'y avait plus rien discuter.

    Votre candeur vous honore, Clia. Peut-tre avez-vous raison de croire qu'on devrait pouvoir par le truchement du dialogue s'accommoder des

    offenses et rgler pacifiquement ses contentieux. Malheureusement, la ralit

    nous prsente un tout autre visage. Si l'homme, en sa nature profonde, est

    violent, que voulez-vous, je n'en suis pas responsable. Je m'efforce seulement

    de vivre en bonne intelligence avec mes semblables ; tant qu'ils ne s'en

    prennent pas moi, je me montre doux comme un agneau. Mais si je me sens

    attaqu, je riposte. Avec les armes qui me sont les plus familires. Je ne vois

    pas comment il pourrait en tre autrement. Et puis, dans cette affaire, il y a en

    jeu beaucoup plus que vous ne l'imaginez.

    Parlez dans ce cas ! Il faut que vous ayez une raison vritablement imprieuse pour pourfendre un jeune homme sans dfense.

    Elle avait raison. De Silva n'avait jamais eu l'intention de s'en prendre

    Denys Vallier et encore moins d'tre responsable de sa mort. D visait quelqu'un

    d'autre, qui il brlait mme de donner une leon. Mais il n'avait rien pu faire

    contre le cours des vnements et il tait trop tard dsormais. Bien sr, les

    alarmes de Clia taient un peu excessives. D'ordinaire, on s'en tenait la

    premire blessure pour obtenir rparation, on ne cherchait pas tuer

    l'adversaire. Mais un accident tait vite arriv. Un trop grand enthousiasme,

    une parade mal matrise et le coup pouvait tre fatal.

  • Encore une fois, madame, je n'ai jamais voulu nuire votre frre,

    insista-t-il d'une voix grave. Cependant, ma rputation est en jeu. Si je me

    laissais battre par un freluquet sans exprience, non seulement je perdrais mes

    lves, et donc mes rentes, mais je deviendrais sans doute la rise de la ville.

    C'en serait fini de ma carrire de matre d'armes. Bien sr, pour vous, ces

    considrations sont sans doute futiles, mais cette vie que je me suis construite

    est tout ce qui me reste en ce bas monde.

    La jeune femme se retourna et fit quelques pas dans la pice, s'arrtant un

    instant devant le buste de Napolon Bonaparte qui trnait sur une colonne, prs

    de la fentre. Elle resta quelques secondes silencieuse puis fit brusquement

    volte-face, l'air plus dtermin que jamais.

    Soit. J'accepte.

    Pardon ?

    Votre proposition. Mon honneur en change du vtre. Puisque pour

    garantir la vie de mon frre, il me faut vous demander de mettre en pril votre

    honorabilit, il est normal que je me sacrifie. C'tait bien votre march, n'est-ce

    pas ?

    Rodrigue la considra avec stupfaction. Il s'tait attendu des larmes, des

    supplications, du mpris mme, mais certainement pas ce qu'elle capitule.

    Eh bien ? Qu'attendez-vous ? reprit-elle avec arrogance.

    Vous ne savez pas de quoi vous parlez.

    Au contraire, vous avez t on ne peut plus clair, monsieur. Tout ce que je rclame de vous, c'est que mon frre sorte sain et sauf de ce duel. En

    change, vous obtiendrez de moi ce que vous voudrez.

    Rodrigue sentit son cur s'emballer dans sa poitrine. Sans doute un effet du bourbon , se dit-il pour couper court aux fantasmes qui l'assaillaient. S'il

  • avait d'abord cru matriser la situation, il tait vident que quelque chose, en

    dernire instance, lui avait chapp. Son ducation, le respect qu'il vouait aux

    femmes l'empchait de souscrire un tel chantage. Bien sr, c'est lui qui en

    avait fix les termes, mais il ne pensait pas que son interlocutrice le prendrait

    au srieux ; encore moins qu'elle y cderait. Il avait surtout voulu lui faire peur

    et la convaincre de renoncer sa dmarche. Et il s'tait pris son propre pige.

    Il fallait imprativement qu'il conduise cette demoiselle et la dissuade de rien

    tenter. Mais, trangement, les mots ne lui venaient pas. Pire encore, voil qu'il

    entrevoyait soudain les motifs d'une vengeance par trop idale. Une vengeance

    bien plus cruelle que celle que l'pe aurait pu lui obtenir. Mettre dans son lit la

    future pouse de son pire ennemi et la lui renvoyer, enceinte peut-tre d'un

    hritier illgitime, pouvait-on rver meilleure rparation ? Et la jeune dame se

    prsentait spontanment lui, consentante ! C'tait une vritable aubaine.

    Encore fallait-il qu'il parvienne mettre sa conscience en sourdine. Et rien ne

    disait qu'il en serait capable.

    Le feu crpitait, jetant ses lueurs fauves alentour. De Silva fixait sa visiteuse

    comme si elle l'et littralement hypnotis. Il n'avait pris encore aucune

    dcision mais il semblait que ses sens seuls lui tinssent lieu de raison. Ainsi

    avanait-il vers elle, guid par une pulsion sourde, comme sous l'empire d'une

    drogue. Quand il fut moins d'un pas d'elle, il prit sa main, y dposa un baiser

    puis enserra sa taille et l'attira lui. Au contact de ce corps ondulant, qui ne lui

    opposait aucune rsistance, de cette peau dlicatement parfume de poudre et

    de rose, il perdit toute mesure et, cdant son instinct, ne considra plus que

    les lvres closes de la demoiselle qui paraissaient mues d'un lger

    tremblement. Faisant fi du reproche muet empreint dans ses yeux, il se pencha

    vers elle et lui arracha un baiser fugace qui fit immdiatement natre en lui des

    songes voluptueux. Quelle vanit ! songea-t-il en s'cartant lentement. Mme

    si Clia ne le repoussait pas, elle n'avait manifest aucun signe de plaisir. Sa

    reddition tait muette, passive, et froide. D fallait qu'il soit bien vil pour se

    glorifier d'une telle conqute et abuser une jeune innocente des fins ignobles.

    A ce moment, chauff par les sensations qui l'avaient brutalement assailli,

    il se prenait rver l'impossible. Qu' ce jeu de dupe, Clia finisse par le

    dsirer autant que lui la dsirait. N'tait-ce pas l la vengeance suprme ? Son

    ennemi jur n'aurait pas seulement le dpit de dcouvrir que sa jeune pouse

  • lui avait sacrifi sa virginit ; il devrait se satisfaire d'une femme qui en aimait

    un autre.

    Il baissa les paupires et s'loigna de quelques pas.

    Plus tard, dit-il, la gorge serre. Quand c'en sera fini de ce duel, nous

    nous reverrons. Soyez tranquille pour votre frre, je respecterai notre pacte.

    Dieu le pardonne, la tentation tait trop belle. De flouer Lerida, de jouir des

    charmes de la ravissante Clia Vallier, mme si, sur ce point, il n'tait pas

    certain d'avoir le cynisme requis. Que se passerait-il en effet si la jeune femme

    lui restait insensible ? Il l'ignorait.

    En relevant les yeux vers elle, il lut sur son visage une telle perplexit, une

    telle inquitude mme, qu'il en prouva un vif remords. Sa visiteuse avait port

    une main ses lvres et paraissait totalement perdue, comme si elle doutait de

    ce qui venait d'advenir. Mme si elle avait pris sur elle de faire bonne figure,

    mme si elle avait cherch se montrer inbranlable, on concevait aisment le

    drame intrieur dont elle tait la proie.

    Ne craignez rien, rpta-t-il d'une voix adoucie. Personne ne saura rien, je m'y engage. Votre nom est sauf.

    Merci..., murmura-t-elle.

    Il la prit par le bras et la conduisit dans l'antichambre o sa domestique

    attendait en compagnie d'Oliver. Il regarda les deux femmes s'loigner dans

    l'escalier, notant avec satisfaction que la chambrire couvrait d'une voilette le

    visage de sa matresse.

    Il aurait volontiers offert de les escorter s'il n'avait pas craint qu'on

    aperoive la jeune femme en sa compagnie. Mais c'tait plus fort que lui, il ne

    pouvait imaginer la frle crature qu'il venait de tenir entre ses bras livre aux

    malotrus qui cumaient les rues alentour.

    Oliver, mon manteau, ma canne.

  • Il enfila prestement son carrick, vrifia la lame de sa canne-pe et sortit.

    Clia et sa domestique n'taient pas trs avances aussi les avisa-t-il sans dlai

    et put-il se mettre les suivre aussi discrtement que possible. La distance

    entre eux n'tait pas si grande qu'en cas d'algarade, il ne pt intervenir.

    Les deux silhouettes traversaient maintenant la rue Royale pour longer les

    hauts murs d'un jardin dont manaient d'enttantes senteurs de jasmin. Ils

    avaient quitt le quartier de la Bourse, les rues taient plus larges, et mieux

    claires. Bientt, les deux femmes s'engouffrrent sous un porche, celui de la

    villa Vallier, et disparurent.

    Rodrigue resta un instant observer la faade. C'tait une grande btisse,

    dans le style classique, qui prsentait de larges fentres surmontes de frontons

    et ouvrant pour deux d'entre elles sur un petit balcon de fer forg. Comme il

    tait d'usage, les appartements des matres se trouvaient au premier tage.

    Bientt, il remarqua la lumire d'une bougie derrire les lourdes tentures d'une

    des pices, la chambre de Clia sans doute.

    La jeune femme tait rentr sans encombre, il pouvait tre rassur. Il aurait

    d regagner sa demeure mais il s'attarda quelques instants sous la fentre

    claire. Quelque chose le retenait ici, comme s'il et voulu prolonger l'instant

    qu'il venait de vivre, comme s'il craignait, en se sparant de Clia, que tout cela

    ne ft qu'un songe et ne se dissipe. Aussi, il lui fallait calmer en lui l'excitation

    dans laquelle l'avait plong cette rencontre. Clia Vallier tait lui. Il avait

    encore du mal valuer la porte exacte de cette sentence, sinon qu'elle lui

    offrait un motif de satisfaction auquel il n'aurait jamais os souscrire. Il tenait

    l l'pilogue parfait la longue qute qui l'avait men jusqu' La

    Nouvelle-Orlans. Et ce, sans avoir rien eu faire que d'accueillir ce qui

    s'offrait lui. Bien sr, le march qu'il venait de conclure n'avait rien de

    glorieux. Mais il se confortait en se disant que la jeune femme, dans son

    inexprience, avait tout gagner dcouvrir l'amour loin des bras de son futur

    mari. Pour sa part, il viendrait chercher son d, qu'il soit ou non aim de la

    dame. La rencontre serait brve de toutes les faons, et il ne la reverrait plus

    jamais. Si, de leur union phmre, naissait un btard, il serait assez discret

    pour n'en rien divulguer. Sa victoire serait muette, mais non moins savoureuse.

    Il en allait ainsi du monde, qu'on crucifiait un homme dans l'indiffrence

  • gnrale, et sans publication. Mme si le coup tait retors, au moins

    prservait-on la dignit de chacun, la honte demeurant profondment cele

    dans la conscience du perdant. Aussi tait-il inutile de se ptrir de remords.

    Clia ne serait que peu lse ; quant son futur poux, il enragerait srement,

    mais serait dfinitivement contraint n'en rien laisser paratre, au risque de

    perdre la fois l'honorabilit de sa femme et la sienne.

    Rodrigue soupira. Un dtail, encore, le tracassait. Lady Vallier tait courageuse, honnte et sincre, indubitablement Il tait inconcevable de l'imaginer conspirer contre son futur mari, et encore moins se prsenter dans le lit conjugal avec un si terrible secret. Mme s'il en allait de la vie de son frre, on ne l'imaginait pas capable d'une telle duplicit. Pourtant, elle avait accept ce pacte diabolique. Alors, que fallait-il penser ? Si de Silva avait t moins sol, il n'aurait sans doute pas accord le moindre crdit cette immdiate concession. Il aurait renvoy la demoiselle chez elle sans autre forme de procs.

    Il marmonna un juron et fouetta l'air de sa canne. Quel idiot il avait t ! Si elle avait accept, c'est qu'elle avait une bonne raison de le faire, c'tait vident. Sans doute instiguait-elle un plan dans lequel il n'tait qu'un pion. Il le sentait maintenant : il s'tait stupidement laiss berner, trop heureux de s'octroyer un plaisir facile tout en confondant son ennemi. Mais son empressement l'avait aveugl, coup sr. Pourquoi une femme du rang de Clia aurait-elle acquiesc un tel march de dupe si elle n'y avait pas conu quelque intrt pour elle ?

  • Chapitre 2

    Qu'avait-elle fait, Seigneur ? Comment avait-elle pu de la sorte droger aux

    rgles les plus lmentaires de la biensance ? Evidemment, il en allait de la

    vie de son frre, l'enjeu tait de taille. Mais si dans l'instant elle s'tait montre

    brave, elle tremblait maintenant de devoir rpondre l'ignoble march qu'elle

    venait de conclure.

    Debout au milieu de sa chambre, le regard perdu, Clia se repassait chaque

    moment de cette trange soire sans comprendre comment elle en tait arrive

    accepter la proposition de Rodrigue de Silva. Comme chaque soir, Suzon

    s'affairait autour d'elle pour prparer son coucher, mais ces gestes rituels ne

    parvenaient pas la tirer de sa rverie. Elle s'tait tourne vers sa chambrire

    pour qu'elle lui agrafe sa chemise de nuit d'un mouvement machinal, comme

    absent. Une unique pense l'occupait : elle avait sans doute sauv Denys, mais

    quel prix ? Elle le sentait confusment, son destin, cette nuit, venait de

    basculer. Jamais auparavant elle n'avait peru comme ce soir la signification de

    ce qu'on nomme fatalit. Son caractre irrvocable surtout.

    Eh bien ?

    Suzon, les mains sur les hanches, la fixait avec un mlange d'tonnement et

    de dsapprobation. Elle n'avait rien dit jusque-l, ni pos aucune question, ce

    dont Clia lui savait gr. Mais sa patience, l'vidence, tait bout.

    Me confierez-vous la fin ce qui s'est pass avec cet infme matre d'armes ou bien dois-je m'en tenir des suppositions ? lana-t-elle, les sourcils

    froncs.

    Clia soupira. Elle se sentait si lasse, si dsempare. Elle aurait tant aim

    qu'on la laisst tranquille. Dormir, oublier cette affreuse nuit, c'tait tout ce

    quoi elle aspirait.

  • J'imaginais que tu n'avais rien perdu de notre conversation, articula-t-elle enfin, tout en vitant soigneusement de croiser le regard de son

    interlocutrice. Dois-je en dduire que tu tais trop occupe avec le majordome

    pour prter attention ce qui se jouait derrire la porte ?

    Nous avons chang quelques mots, en effet, rpliqua Suzon en haussant les paules.

    Il est assez bel homme, n'est-ce pas ?

    De qui parlez-vous ? D'Oliver ou de monsieur de Silva ?

    Clia baissa les paupires. Le visage du matre d'armes tait trs nettement

    inscrit dans son esprit. Une peau hle qui, si elle renvoyait ses origines

    hispaniques, suggrait surtout une existence aventureuse, faite d'intrigue et de

    voyages au long cours. Des traits svres, dont on ne pouvait dire s'ils taient le

    signe d'une virilit brutale ou bien d'une sorte de ddain aristocratique. Sans

    doute le pass de cet homme tait-il peu ordinaire. On sentait en effet, sa

    seule vue, qu'il avait d traverser bien des preuves et se heurter bien des

    adversits avant de se venir chouer dans un des quartiers les moins

    frquentables de La Nouvelle-Orlans. Une fine cicatrice parcourait sa joue

    gauche, depuis la paupire infrieure jusqu'au maxillaire, probable souvenir

    d'escapade nocturne qui aurait tourn l'escarmouche. Quant son regard, ses

    prunelles grises vous fixaient avec une telle intensit qu'il tait quasi

    impossible de s'en affranchir. Cet homme n'avait qu' poser les yeux sur vous

    pour faire de vous sa proie. Clia ne put rprimer un frisson en pensant la

    manire dont de Silva s'tait avanc vers elle, d'emble, la rduisant pour ainsi

    dire merci au premier mouvement. Tout en lui faisait impression, depuis sa

    stature imposante jusqu'aux inflexions graves de sa voix. On pouvait supposer

    que le maniement des armes avait faonn en lui, en plus d'une carrure, cette

    trempe particulire, cette manire d'arrogance avec laquelle il se permettait de

    tenir en respect son interlocuteur et ce, malgr la position plus que modeste

    dans laquelle le plaait sa fonction.

    Ne fais pas l'innocente, rtorqua-t-elle, un peu plus schement qu'elle n'aurait voulu, lu sais trs bien que je parlais du majordome.

  • Eh bien, oui, c'est un homme charmant, vraiment. Et, malgr sa couleur de peau, j'ai appris avec plaisir qu'il n'tait pas esclave.

    Vraiment ?

    D'aprs ce qu'il m'a racont, sa grand-mre avait t dbarque sur les ctes cubaines vers 1750 et place comme esclave dans une grande plantation

    de canne sucre ; c'tait une trs belle femme, aussi son matre succomba-t-il

    bientt ses charmes. La beaut, quand elle ne s'assortit pas chez la femme

    d'une libert disposer d'elle-mme, est la pire des fatalits. En roccurrence,

    l'aeule d'Oliver fut plutt chanceuse. Selon toute apparence, son matre tait

    un homme sensible et clair ; aussi fit-il preuve d'une grande mansutude

    son gard. Aprs qu'il l'eut mise enceinte, il l'affranchit et lui permit de vivre

    dans la proprit familiale, levant son enfant sans relle distinction de caste.

    La mre d'Oliver eut donc l'enfance d'une Blanche ; elle fut place chez les

    surs pour y recevoir une certaine instruction et put se prvaloir d'tre aime par ses deux parents. Enfin, elle pousa un marchand de bateaux de Boston et

    on crut que son avenir tait assur. Malheureusement, peine accost La

    Havane, les noces consommes, il revint l'esprit dudit mari qu'il avait dj

    fond famille. Aussi rentra-t-il sur-le-champ Boston pour ne plus jamais

    reparatre. Oliver ne connut donc pas son pre et fut lev en partie par ses

    grands-parents. On l'envoya tudier l'universit de Tolde, dans le but de

    faire de lui, malgr sa peau mtisse, un gentleman digne de ce nom, futur

    hritier de la proprit familiale.

    On sent en effet que c'est un homme cultiv, acquiesa Clia avec intrt. Il s'exprime avec une grande aisance et fait preuve d'une prvenance

    peu commune pour un simple domestique. Mais comment se fait-il, si ce que tu

    me racontes est vrai, qu'il se soit retrouv jouer les subalternes ? Il tait, me semble-t-il, promis un meilleur avenir.

    C'est que la suite de l'histoire est moins rose. A son retour d'Espagne, Oliver est devenu le rgisseur de la plantation familiale, et ce, jusqu' la mort

    de son grand-pre. Tant que le brave homme fut l, aucune dissension ne divisa

    jamais les enfants. Le patriarche les considrait tous comme siens, sans aucune

    prfrence ni prrogative et n'aurait pas tolr qu'on en ft. Mais les hritiers

  • lgitimes ne voyaient pas la chose du mme il. Ils partageaient depuis leur prime enfance la rancur de leur grand-mre et attendaient patiemment leur heure ; avec la mort de leur aeul s'offrit eux l'occasion de regagner

    dfinitivement un bien qui, de leur point de vue, n'aurait jamais d tre partag

    avec des multres. Aussi, l'enterrement achev, engagrent-ils des mercenaires

    pour occire Oliver. La mthode tait expditive, d'autant que le jeune homme

    tait un pitre piste. Et il serait mort sans doute sans l'intervention de

    Rodrigue de Silva. Comment ce dernier se retrouva-t-il ml l'affaire, que

    faisait-il La Havane, je l'ignore. Ce que je sais, c'est que les deux hommes se

    lirent immdiatement d'amiti si bien que, quelques mois plus tard, quand de

    Silva dcida de venir s'tablir La Nouvelle-Orlans, Oliver le suivit ; et pour

    lui tmoigner sa reconnaissance, il offrit de se mettre son service. C'tait

    aussi pour lui le moyen d'chapper ses tueurs et de protger sa vie.

    Quelle histoire incroyable ! Ne crois-tu pas que le majordome t'a livr l un beau conte pour te faire impression ?

    Je n'ai bien sr d'autre latitude que de me fier ses dires, mais je pense nanmoins qu'il a dit vrai. Quand il voquait la mort de son grand-pre par

    exemple, il paraissait rellement pein. Non, je ne le crois pas affabulateur.

    Mais il m'a racont bien plus trange encore. Selon lui, monsieur de Silva

    cultiverait une profonde aversion pour l'esclavage, pour la simple et bonne

    raison qu'il aurait eu lui-mme en souffrir dans son jeune ge.

    Comment ? Cet homme aurait t esclave ?

    Clia avait peine imaginer un tel individu sous le joug. Au fond, elle ne

    connaissait rien de lui. Elle pressentait seulement qu'il avait d vivre une

    existence mouvemente. Mais il inspirait un tel respect, une telle distinction

    manait de ses gestes, de sa parole qu'on ne voyait pas comment il avait pu

    goter la condition la plus exsangue, souvent mme la plus ignoble.

    Oliver m'a jur que c'tait pure vrit, insista Suzon en replaant la brosse cheveux sur la coiffeuse.

  • Il tait vain d'argumenter. Ni sa camriste ni elle n'avaient matire

    contredire les mots du majordome.

    Eh bien, ma chre, il semble qu'Oliver ait eu beaucoup de choses te dire en tous les cas, ironisa-t-elle pour clore le sujet.

    Cet homme est affable, il est vrai. Et il a l'art de tourner ses discours. On l'couterait pendant des heures ! Cependant, pour ce qui est de la prestance,

    ajouta la chambrire avec un regard espigle, il ne vaut pas son matre. A ce

    que j'en crois, monsieur de Silva n'a pas usurp sa rputation de bourreau des

    curs. H est difficile de rester insensible ses charmes.

    lu m'tonnes beaucoup, rpliqua Clia en feignant l'innocence. Ferais-tu donc l une infidlit au sieur Croquet ? J'avais cru comprendre que, pour toi, il

    n'y avait pas plus bel adonis.

    Basile Croquet, le matre d'armes multre qui donnait ses leons quelques

    portes de Rodrigue de Silva, passait pour un des plus jolis curs de La Nouvelle-Orlans. Son lgance, le raffinement de son got tenaient la drage

    haute bien des gentlemen de la meilleure socit et on en venait mme,

    devant l'excellence de ses pingles de cravates et de ses foulards, en oublier

    la couleur cuivre de sa peau.

    A propos, dit Suzon en souriant, avez-vous entendu ce qu'on raconte partout son sujet ?

    Clia se contenta d'un hochement de tte ngatif. Comme tous les

    personnages la mode, le fameux Croquet tait l'objet de bien des rumeurs,

    plus fantasques les unes que les autres.

    On dit qu'il arborait mardi soir l'Opra deux bracelets d'ivoire en manire de poignets de chemise. Inou ! Evidemment, un jeune coq s'est cru

    assez drle pour moquer l'excentrique en qualifiant la chose de dcoration

    digne d'un Sardanapale . Et un autre d'ajouter que le bijou aurait surtout fait

    plir d'envie les courtisanes du sulfureux roi de

  • Babylone. La suite n'est gure difficile imaginer. Croquet, qui sans doute

    n'attendait que l'occasion pour faire montre de ses talents, a provoqu le

    deuxime freluquet en duel. Mais bien entendu, on lui en a refus le droit.

    Les hommes sont donc tous les mmes, soupira Clia. Nous vivons dans un monde bien affligeant, Suzon. O qu'on se tourne, on rencontre toujours les

    mmes injustices, les mmes provocations stupides, et puis la fatuit la plus

    grossire. J'avoue que tout cela me lasse.

    Les gens de qualit frquentaient la salle d'armes de Croquet et, dans ce

    cadre, ne ddaignaient pas de croiser le fer avec lui. Ils acceptaient mme de

    recevoir ses conseils ou ses invectives sans paratre s'offusquer le moins du

    monde de la couleur de sa peau. Le personnage, en outre, tait suffisamment

    truculent pour qu'on aime le rencontrer au spectacle ou bien dans les lieux

    interlopes o l'on venait parfois s'encanailler, la nuit tombe. Mais l

    s'arrtait la tolrance. Service ou divertissement, voil quoi taient rduits les

    gens de couleur, quand encore ils avaient le privilge d'tre libres de leurs

    mouvements. Quant dfendre leur honneur, il ne fallait pas qu'ils y songent.

    Nombre de Blancs, dans les salons priss de la ville, doutaient sincrement que

    ces gens aient une me. Alors leur honneur, leur dignit, leur nom ! Non

    seulement ils n'y accordaient aucune importance mais il leur aurait paru

    inconvenant, voire dangereux que la loi leur accorde une telle reconnaissance.

    Le nom, c'tait la terre et la terre, le pouvoir. Et il importait que les gens de

    couleur ne puissent jamais prtendre au pouvoir. Le bon ordre des choses

    l'exigeait. Clia hocha la tte. Voil bien ce que pensaient ses congnres, la

    plupart d'entre eux en tout cas. Rares taient ceux, et son propre pre ne faisait

    pas exception, qui acceptaient d'envisager que la race ne constitut pas un

    critre d'apprciation sociale voire morale des individus.

    Heureusement, reprit Suzon, monsieur Pasquale s'est indign de l'affront et a publiquement enjoint le moqueur de venir s'expliquer avec lui. Je crois que

    le jeune cervel gardera ses hbleries pour lui la prochaine fois.

    Pasquale, le matre d'armes italien ?

    Oui, celui qu'on surnomme La Roche.

  • Ces hommes aiment dcidment faire des mystres. Quel est son vritable nom, ton avis ?

    La plupart des pistes du passage de la Bourse ils devaient bien tre une cinquantaine arboraient un pseudonyme, la manire des anciens mousquetaires franais. Soit qu'ils aient cherch taire leur vritable identit

    pour des motifs peu avouables, soit qu'ils fassent preuve l d'une coquetterie

    particulire ou encore qu'ils aient conquis leur nom de scne en guerroyant sur

    un continent ou un autre, ils avaient fait de ces sobriquets leurs enseignes, ce

    qui achevait de donner au quartier un caractre tout fait romanesque.

    Qui peut le dire ? Toujours est-il que cette affaire a dj fait le tour de la ville et que tout le monde est press d'en connatre l'issue. Mais puisque nous

    parlons d'pe et de duel, il me semble que nous nous sommes quelque peu

    cartes de notre sujet, n'est-ce pas ? fit remarquer Suzon avec une moue

    entendue. J'aurais pu me laisser berner si je ne vous connaissais pas comme je

    vous connais. Mais ne croyez pas vous en tirer si bon compte : je sens bien

    que vous cherchez esquiver la question et je ne sortirai pas de cette chambre

    avant d'avoir appris de votre bouche ce qui a bien pu vous faire quitter le

    passage de la Bourse comme si vous aviez le diable vos trousses.

    Je n'ai pas fui.

    Notre retour n'avait pourtant rien d'une promenade, avouez-le. Monsieur

    de Silva vous aurait-il insulte d'une manire ou d'une autre ?

    Mais... non, voyons..., balbutia Clia. Que vas-tu chercher l ?

    Le souvenir des lvres du matre d'armes poses sur les siennes lui revint

    brusquement, comme un vertige. La jeune femme s'appuya contre le montant

    de son lit et s'affaissa sur la couche, les paupires baisses. Cet homme,

    l'vidence, pouvait faire d'elle ce qu'il voulait. Elle n'avait aucun moyen de

    rsister ses assauts. Elle demeura un instant assise, les mains noues,

    silencieuse, s'efforant de recouvrer ses esprits.

  • Je le savais ! s'cria Suzon en levant les bras au ciel. Ne vous avais-je pas

    conseille de ne pas y aller ? Ne vous avais-je pas avertie que ce de Silva n'tait

    peut-tre pas le gentleman qu'on fait de lui ? Sait-on mme s'il ne se cache pas

    derrire une identit d'emprunt, comme la plupart de ses collgues ? Ces

    matres d'armes arrivent d'on ne sait o, ce sont des hommes sans foi ni loi, qui

    ne connaissent que le langage de l'pe et savent s'en servir pour obtenir ce

    qu'ils dsirent. Rjouissez-vous d'en tre sortie indemne !

    Je ne risquais rien, tu tais juste ct.

    Croyez-vous que cet homme s'en serait souci ? S'il avait voulu vous

    rduire merci, il n'y a rien que j'aurais pu faire. Mais il ne s'en tirera pas

    comme a !

    Clia considra un instant sa femme de chambre qui, les poings serrs,

    faisait les cent pas devant elle. Que pouvaient deux jeunes femmes contre un

    homme de la trempe de Rodrigue de Silva ? Elles avaient pris le risque d'aller

    sa rencontre et s'taient, par l mme, exposes. Elles taient dsormais en son

    pouvoir et il n'y avait malheureusement rien qui pt rvoquer ce triste tat de

    fait.

    Calme-toi, Suzon. lu sais bien que nous n'avons, en cette affaire, aucun appui et ne devons compter que sur nous-mmes. Tu n'imagines pas, en effet,

    alerter Denys de ma dmarche ? Tu connais sa raction : il irait dfier de Silva

    une seconde fois, ce qui ne manquerait pas de lui tre fatal. Quant mon pre,

    le pauvre homme est bien incapable d'affronter un piste de la trempe de

    l'Espagnol.

    Mon Dieu ! Mais qu'allons-nous devenir, mademoiselle ? Et d'abord, m'apprendrez-vous ce que cet homme vous a fait ?

    Rien de bien terrible, rassure-toi. Rien, en tout cas, que je n'aie voulu.

    Seigneur ! Vous dciderez-vous parler ? Je ne sais si vous le mesurez, mais le secret o vous tenez la chose, au lieu de m'pargner du tracas, me la

  • montre plus grave qu'elle ne l'est sans doute. Cela vous amuse-t-il de me mettre

    au martyre ?

    Suzon avait parfaitement raison. A quoi bon entretenir le mystre ? Depuis

    toujours, Clia avait fait de sa camriste sa meilleure confidente. Il faut dire

    que pour elle, Suzon tait bien plus qu'une domestique. Malgr sa peau caf au

    lait et son extraction obscure, elle la considrait un peu comme une sur. Et il n'y avait rien l que de trs normal puisqu'elles avaient t leves ensemble.

    En fait, le grand-pre Vallier avait achet la petite mtis, alors orpheline, de

    deux ans plus ge que Clia, et l'avait offerte sa belle-fille peu de temps

    aprs son accouchement. Ainsi les deux enfants avaient-elles tout

    naturellement partag la mme chambre, les mmes jeux, et les mmes

    maladies infantiles.

    Pour le vieil homme, la question de l'esclavage n'avait jamais trouv se

    rsoudre. En effet, en adepte fervent des principes de la Rvolution, il plaait

    comme une valeur absolue le droit la proprit ; en cela, il lui paraissait

    loisible que celui qui en avait les moyens s'attache une force de production peu

    coteuse et parfaitement docile. Mais le brave homme tait aussi un

    humaniste, qui savait faire preuve d'une relle charit pour ses semblables et ne

    supportait pas la misre. Pour lui donc, l'achat de cette enfant esseule, sans

    parent ni soutien, n'tait pas une simple affaire d'conomie. C'tait le moyen

    qu'il avait trouv de sortir un petit tre fragile et sans dfense du dnuement le

    plus absolu. Quant Suzon, on lui avait donn une ducation fort convenable.

    Si ses matres n'avaient jamais remis en cause sa condition d'esclave, ils

    avaient fait montre d'une relle mansutude son gard, si bien qu'elle n'avait

    jamais demand ce qu'on l'affranchisse. A vrai dire, cette famille tait son

    seul appui dans le monde et elle avait conu, c'tait manifeste, un rel

    attachement pour celle qu'elle dsignait souvent comme sa demi-sur blanche. D'ailleurs, quand Clia tait entre aux Ursulines pour y apprendre le latin, la

    musique et les arts domestiques, la sparation entre les deux jeunes filles avait

    t un vritable dchirement.

    Aujourd'hui bien sr, la camriste ne partageait plus la chambre de sa

    matresse, mais elle veillait sur elle et tout ce qui la concernait. Aussi tait-il

    tout bonnement impossible pour Clia d'entreprendre quoi que ce soit sans lui

  • en faire tat. D'autant qu'il s'agissait l de rendre une visite nocturne et

    clandestine un homme d'ge mr et de s'offrir lui ! Vraiment, le pril tait

    grand et l'avenir plus qu'incertain. Seule, elle ne pourrait jamais se lancer dans

    pareille aventure. Elle n'avait pas d'autre choix que de mettre Suzon dans la

    confidence et s'assurer de son aide.

    Cet homme est le diable en personne ! s'exclama cette dernire, outre, les pommettes rougeoyantes, quand Clia eut termin son rcit.

    Tu ne crois peut-tre pas si bien dire, rpondit la jeune femme, songeuse.

    A mesure qu'elle retraait pour sa domestique les termes de sa conversation

    avec de Silva, elle entrevoyait des motifs qui ne lui taient d'abord pas apparus.

    Qu'insinuez-vous par l ? Y aurait-il pire encore ?

    Eh bien, il me semble possible que ce Rodrigue poursuive un dessein plus dmoniaque qu'il n'y parat.

    Que dites-vous l ?

    Et s'il esprait, en me mettant dans son lit, s'en prendre indirectement au comte ?

    Suzon s'arrta brusquement et dvisagea un instant sa matresse, incrdule.

    Visiblement, elle s'tait attendue une rvlation bien plus critique.

    Je ne vois pas ce que cela changerait la situation, dclara-t-elle en haussant les paules.

    Si ce n'est que a n'est gure flatteur pour moi, corrigea Clia avec un sourire amer.

    Vous n'allez tout de mme pas regretter que cet individu ne vous fasse pas une cour dans les rgles ! Je me trompe ou il n'a jamais t question

    d'affection vritable entre vous ? Vous avez accept d'assouvir son plaisir pour

  • garantir la vie de votre frre. Que ce diable de matre d'armes profite de la

    situation pour atteindre un autre homme, que vous importe ? La seule chose

    que je vois, moi, c'est que vous devriez remercier le ciel qu'il n'ait pas

    immdiatement mis son plan excution, pendant que vous tiez chez lui. Je

    vous avais prvenue, pourtant ! Vous ne m'coutez jamais.

    Ne sois pas injuste, Suzon. Tu sais trs bien combien ton avis m'importe, au contraire. Je t'assure que Rodrigue de Silva n'a en rien cherch profiter de la

    situation ; et pourtant, j'tais objectivement sa merci. Il est manifeste que la

    rputation de cet homme n'est pas usurpe : s'il n'hsite pas user de ses atouts

    en maintes circonstances pour parvenir ses fins, il sait aussi se conduire en

    parfait gentleman. Par ailleurs, il semble qu'il ait connu des revers de fortune ;

    en tout cas, que la vie ne l'ait pas mnag. Aussi sait-il frapper ses ennemis

    sans tat d'me, quand ils se trouvent sa porte. Je ne sais pas ce qui l'oppose

    au comte de Lerida mais il m'a clairement dit que c'tait lui qu'il visait, non pas

    moi, quand il a lanc la plaisanterie que Denys a entendue.

    L'avenir nous dira si vous avez tort ou raison. Pour ma part, je pense qu'il n'attendra pas pour venir rclamer sa rcompense, ds aprs le duel.

    Les choses ne se passeront pas comme a.

    Vraiment ? Vous esprez peut-tre recevoir des fleurs ou des mots galants ? Vous imaginez qu'il va attendre pour goter de vos charmes que vous

    l'y autorisiez ? Vous tes bien nave, ma chre.

    Point du tout, et prcisment parce qu'aussi, je n'ai jamais reu de telles attentions de personne, il me semble. Ma seule exprience des changes entre

    les sexes se rsume la cour que me fait le comte. S'il m'a dit trois paroles

    depuis que nous nous connaissons, c'est bien tout.

    Clia baissa les paupires pour masquer son dpit. Au fond, elle tait triste,

    profondment triste. Pendant trois ans, elle n'avait frquent ni les bals, ni

    l'Opra. Elle avait port le deuil de son frre an, puis de sa sur cadette et de sa mre, si bien qu'elle en tait venue ne plus rien esprer de la vie. A bientt

    vingt-cinq ans, elle savait qu'elle devait restreindre ses ambitions. Tout portait

  • penser qu'elle finirait vieille fille et irait s'enterrer dans un obscur couvent.

    Aussi quand, rcemment, elle avait reparu dans le monde, avait-elle reu avec

    bienveillance ce comte espagnol qui venait lui faire son compliment.

    Bien sr, leur rencontre n'avait rien eu de romantique. C'est peine s'ils

    avaient chang quelques mots, et toujours en public. En fait, leur relation,

    pratiquement inexistante, s'tait d'emble mue en une sombre tractation entre

    le comte de Lerida et son propre pre pour fixer les termes du contrat de

    mariage. Le vieillard, aprs deux veuvages sans descendance, esprait avoir

    enfin un hritier et avait jug Clia tout fait apte remplir la fonction de

    gnitrice. Les deux hommes avaient arrang les noces autour d'un verre de

    bourbon, et la date en aurait dj t fixe sans un lger dsaccord relatif la

    dot. Le pre de Clia souhaitait en effet que la majeure partie de ce qu'il lui

    donnait restt au nom de sa fille, ce qui ne semblait pas du got du comte. La

    question tait toujours en dbat.

    En tous les cas, il n'y avait rien l qui rponde aux aspirations de la jeune

    femme. Adolescente, elle avait rv d'un prince pote qui lui rvle le monde,

    ou d'un aventurier qui l'emmne aux antipodes et lui fasse dcouvrir les secrets

    de l'amour. Aussi redoutait-elle l'union qui s'annonait ; aussi avait-elle pris un

    plaisir tout particulier, et ce malgr le risque vident qu'elle encourait, voir

    briller d'envie les prunelles du matre d'armes, sentir sur elle son regard de

    braise, et sur ses lvres la chaleur du baiser qu'il lui avait vol.

    Ainsi vont les choses, dcrta Suzon en soupirant, les mains sur la taille. Que voulez-vous ? Les hommes respectent leurs femmes et gtent leurs

    matresses. Le mariage, en somme, est une chose srieuse, et n'a souvent rien

    voir avec les sentiments.

    Faut-il donc acquiescer tout parce que l'on veut nous convaincre que c'est l'ordre des choses ? Je ne peux me satisfaire de tels adages, Suzon, je m'en

    excuse. Oh bien sr ! pour moi, je me plierai aux volonts de mon pre. Aprs

    tout, mon ge, je suis bien heureuse encore que quelqu'un veuille de moi.

    Mais en ce qui concerne Denys, jamais je ne pourrai me rsoudre ce qu'on

    l'arrache la vie dans la fleur de l'ge pour un motif aussi stupide. Et si, pour

    empcher cette absurde fatalit, je dois me sacrifier, et bafouer du mme coup

  • l'honneur d'un comte tranger que je ne connais pas, je n'hsiterai pas une

    seconde !

    Pourquoi vous entter vouloir contredire le destin ? continua Suzon avec gravit. Votre frre n'aurait jamais d provoquer en duel un homme

    comme ce de Silva. Il l'a fait, c'est bien malheureux, mais vous ne m'enlverez

    pas de l'ide que le plus sage tait encore de s'en remettre la Providence. Ne

    voit-on pas souvent qu' essayer de dtourner le cours des vnements, on ne

    fait qu'en prcipiter l'issue fatale ?

    Peut-tre mais quoi qu'il en soit, j'ai donn ma parole et ne puis donc plus faire machine arrire.

    Je me demande..., commena la femme de chambre avant de s'interrompre.

    On venait de frapper trois lgers coups contre la porte. L'instant d'aprs, une

    femme d'ge mur passait la tte dans l'encadrement, l'il inquiet.

    Ah, ma chre ! s'exclama l'intruse avec un soulagement vident. Il me semblait bien avoir reconnu ta voix. Grce au ciel, tu es rentre ! Je me

    rongeais les sangs, le sais-tu ?

    Pardonnez-moi, tante Marie-Rose, si je vous ai caus du souci. Je vous avais pourtant bien dit que je ne serais pas absente longtemps.

    Sans doute, ma chrie, sans doute, mais tu sais comme mes nerfs sont fragiles. Et puis ton pre me trouverait bien ngligente s'il apprenait que je

    vous ai laisses aller seules rendre cette visite tardive Mlle Parmentier. Au

    fait, comment se porte-t-elle ? Sa grippe ne l'affaiblit-elle pas trop ?

    Marie-Rose entra tout fait dans la chambre en se tordant les mains, signe

    d'une anxit bien relle.

    Flicit va beaucoup mieux, dclara Clia sans trembler. Quant cette visite, je me flicite, au contraire, que vous ne vous soyez pas jointe nous.

  • Vous savez combien votre sant est fragile, ma tante. Croyez-vous qu'il aurait

    t judicieux de vous exposer la contagion ? Vous voyez bien que je suis

    rentre sans encombre. Vous pouvez vous reposer en toute quitude prsent.

    Il lui avait bien fallu trouver un alibi pour chapper son chaperon. Aussi

    avait-elle prtext une visite de courtoisie cette amie malade pour quitter

    l'Opra en la seule compagnie de Suzon et se dfaire du mme coup de la

    prsence encombrante de sa tante. Ce n'tait d'ailleurs qu'un demi-mensonge.

    Elle tait en effet passe voir Flicit, une connaissance de feu sa mre, mais

    s'tait vite clipse pour courir chez Rodrigue de Silva. Elle ne se sentait pas

    trs fire d'avoir de la sorte tromp la confiance de son aeule, mais la situation

    l'imposait. Jamais, en effet, la brave femme n'aurait accept de l'accompagner

    dans une telle aventure.

    En entrant dans sa chambre, j'ai trouv le lit de Denys vide, reprit cette dernire. Il ne sera donc pas rentr avec toi ?

    En fait, Clia et son frre avaient eu une brve discussion la sortie du

    spectacle. Le jeune homme, que son duel du lendemain rendait pour le moins

    nerveux, n'avait pas l'intention de dormir. Il s'en sentait incapable. Aussi

    avait-il prpar lui aussi un boniment pour sa sur, au cas o l'on viendrait remarquer son absence. Alibi que Clia servit avec d'autant plus

    d'empressement qu'il suggrait que son frre l'avait escorte jusqu' la maison.

    Il a rencontr Hippolyte Ducolet devant l'Opra, tout l'heure. Celui-ci lui a propos d'assister un combat de coqs, il me semble. Aprs m'avoir

    raccompagne, je suis sre que Denys l'y aura rejoint. Je suis mme prte

    parier que son ami lui aura offert le gte.

    Quel charmant garon, cet Hippolyte ! s'exclama Marie-Rose. Sa mre doit se fliciter d'avoir un fils aussi serviable.

    Clia et Suzon changrent un bref regard de connivence, et se pincrent

    pour ne pas pouffer de rire. En ralit, le fils modle tait un vritable patachon

    qui passait le plus clair de son temps faire la fte et boire. Il tranait en

    compagnie de trublions peu frquentables et se couchait rarement avant l'aube.

  • Sans doute tait-ce la raison pour laquelle Denys l'avait choisi comme tmoin :

    au moins Hippolyte saurait-il le rveiller temps pour son rendez-vous du

    matin, si d'aventure il s'endormait.

    Je vous sais gr de vous soucier autant de nous, tante Marie-Rose, ajouta Clia en se levant, presse maintenant d'tre seule. Mais ne devriez-vous pas

    songer dormir ? Il est fort tard. Les orphelins de Saint-Joseph comptent sur

    vous demain, l'avez-vous oubli ? Ne devez-vous pas broder moult parures de

    lit pour leur vente annuelle de charit ?

    C'est bien vrai, ma chre, mais je ne sais si je vais m'y rendre. Mon foie me fait si mal depuis que j'ai mang de cette tarte aux poires, que j'ignore si je

    vais mme pouvoir sortir de mon lit

    Clia, cette fois, ne put rprimer un sourire. Sa tante tait d'une gourmandise

    acheve. Elle ne manquait jamais une occasion de s'empiffrer de ptisseries et

    se plaignait ensuite de ne pouvoir les supporter.

    Une tisane vous serait sans doute salutaire.

    Je descendais justement aux cuisines quand je vous ai entendues parler.

    Tante Marie-Rose ! Pourquoi ne pas avoir sonn ?

    Je sais, je sais, ton pre me le reproche sans arrt. Mais que veux-tu, on

    ne se refait pas. J'ai horreur de dranger les gens, surtout pour un motif aussi

    bnin. Et en pleine nuit, de surcrot ! Non, non, vraiment, je ne suis pas

    impotente au point de ne pouvoir me prparer une dcoction.

    Sa tante tait la discrtion mme, et ce, quelque heure du jour ou de la nuit

    que ce soit. A la mort de son poux, elle tait venue dans la maison de son frre

    pour y passer une semaine ou deux, le temps pour elle de surmonter l'vne-

    ment et, en dfinitive, n'en tait jamais repartie. Cela devait faire vingt ans

    maintenant. Tout portait croire qu'elle avait trouv dans cette demeure toute

    l'affection dont elle avait besoin. Mais bien qu'elle fasse intgralement partie

    de la famille et ait mme jou un rle actif dans l'ducation des enfants, elle

  • s'tait toujours sentie coupable de s'tre ainsi impose. Aussi s'arrangeait-elle

    pour qu'on remarque le moins possible sa prsence en ne sollicitant

    qu'exceptionnellement le personnel.

    Voulez-vous que Suzon s'en occupe ? Vous savez comme elle connat

    les proprits des plantes.

    J'en serais ravie, intervint la femme de chambre en gratifiant sa matresse

    d'un regard entendu.

    Evidemment, Suzon n'tait pas dupe. Elle avait compris qu'on cherchait se

    dbarrasser d'elle. Clia pina les lvres. Rien faire, sa camriste lisait en elle

    livre ouvert. Pourtant, elle aurait tout donn pour courter leur conversation

    et se retrouver seule.

    Non, non, ne te drange pas, ma petite, rpondit la vieille dame en s'agitant de nouveau. Je vais y aller moi-mme. Et ne crains rien, je remettrai

    tout en ordre. Je sais que notre bon cuisinier tolre difficilement qu'on

    emprunte ses ustensiles. Ses colres mettent ton pre dans un tel tat...

    A propos, pre est-il rentr ? s'enquit Clia.

    Non, il doit tre encore avec le comte de Lerida, il me semble. Ces deux hommes ont tant de choses en commun ! C'est une vritable providence. Bien,

    je te laisse ma chrie. Passe une bonne nuit, surtout.

    Clia embrassa sa tante et poussa un soupir de soulagement en la voyant

    quitter la pice.

    Votre tante a raison, il faut dormir maintenant, dcrta Suzon en ouvrant les draps. Dieu sait ce qui nous attend demain.

    A quoi penses-tu ? Tu crains que de Silva ne tienne pas sa promesse et qu'on nous ramne Denys sur un brancard, n'est-ce pas ?

    Je vous l'ai dit, je prfre en cette affaire m'en remettre la Providence.

  • Alors, quoi ? Pourquoi demain serait-il un jour funeste ? lana la jeune femme, bout de nerf. Tu penses la manire dont mon pre est en train de

    ngocier mon mariage. Sans doute mon poux l'a-t-il dj convaincu de lui

    cder ma dot.

    Allons, mademoiselle, calmez-vous, voyons. Tant qu'aucun contrat n'a t sign, cet homme n'est pas votre mari. Quant votre pre, il a la tte sur les

    paules, vous pouvez tre tranquille.

    Ce comte espagnol, pourtant, a l'air de beaucoup l'impressionner. Ds leur premire rencontre, j'ai bien vu comment il le flattait. Sans doute rve-t-il

    d'attacher notre famille un peu de la noblesse d'Europe. Ce n'est pas rien,

    dans notre petite communaut de planteurs, de pouvoir se prvaloir d'une

    ascendance aristocratique.

    Votre pre veut surtout votre bien, et vous voir heureuse.

    En m'unissant avec un homme plus vieux que moi de trente ans ! Le comte de Lerida porte un corset plus rigide que le mien, cache ses rides sous un

    fard ridicule et n'a d'autre occupation que de paratre l'Opra et de jouer sa

    fortune au poker. Et tu me parles de bonheur ?

    Les hommes sont libres de remplir leur temps comme ils l'entendent. C'est l un sujet qui ne vous regarde pas.

    Oh Suzon ! je connais par cur la leon : une pouse se doit d'tre fidle et surtout aveugle. Mais mme si j'ignorais les vices du comte, l'pouser me

    rpugne. Je sais pourtant que je ne suis pas en position de faire la fine bouche

    mais que veux-tu, c'est plus fort que moi.

    Vous apprendrez bien vite fermer les yeux sur certaines choses, assura la camriste.

    Pourquoi faudrait-il, parce qu'on est femme, subir sans broncher le dictt des hommes ? s'insurgea Clia. Quelle supriorit ont-ils donc sur nous qui

    leur confre ainsi tout pouvoir de dcider de nos destines ? Je pense, moi, que

  • les femmes devraient commencer par se montrer moins dociles. Si elles

    avaient un peu plus de volont et de caractre, et qu'elles osent faire entendre

    leur avis, les hommes seraient bien obligs d'en tenir compte.

    Mon Dieu ! mademoiselle, voudrez-vous bien vous montrer sage, une fois dans votre vie ! s'impatienta la femme de chambre. A quoi bon s'opposer

    au train du monde ? Certaines lois existent de toute antiquit et il est plus que

    prsomptueux de prtendre les changer. Vous n'tes pas la premire monter

    au crneau ; bien d'autres, avant vous, ont cri, suppli qu'on leur accorde le

    droit de dcider d'elles-mmes. Et la fin, c'est toujours la mme chose : elles

    obissent. Car comment vivraient-elles, sans l'appui d'un homme, sans l'aval

    d'une famille ? Et croyez-moi, je n'en connais pas une qui, une fois devenue

    mre, rve encore d'mancipation.

    Bien sr, les femmes sont silencieuses, dcrta Clia, amre. On leur a appris l'tre, et fait connatre combien elles auraient perdre exprimer leurs

    dolances. Tout le monde se satisfait d'un mutisme qu'on prend pour du

    bonheur. Au lieu que sous cet apparent acquiescement se cache l'amertume la

    plus noire, et bien des dsillusions. Il suffit de les observer un peu : elles

    mettent toute leur nergie recevoir leurs htes, se montrer lgantes pour

    flatter la vanit de leurs maris, jouer en somme les faire-valoir dans

    l'indiffrence gnrale. Et puis, bout de forces et de patience, elles se jettent

    dans la moindre occupation comme si leur existence entire en dpendait,

    quand elles ne sont pas emportes prcocement par une fivre ou par trop de

    naissances. Eh bien, pour ma part, si je peux m'viter un tel destin, je t'assure

    que je m'y emploierai.

    Et le moyen d'y parvenir ?

    Clia haussa les paules et se rassit sur son lit, traverse par un frisson.

    Evidemment, elle n'avait, pas plus que ses congnres, le pouvoir de dsobir

    son pre. Sinon provoquer son courroux, et peut-tre pire encore. Mais elle le

    sentait aussi, elle avait ce soir accompli un pas non ngligeable en prenant sur

    elle de rencontrer Rodrigue de Silva. Et le pacte qu'ils avaient scell, s'il la

    faisait trembler, tait le signe qu'elle prtendait disposer de son corps sans

    rendre de compte. Au souvenir du baiser que le matre d'armes lui avait donn,

  • elle tressaillit. Jamais elle n'avait prouv semblable sensation. Nul doute que

    si cet homme n'avait pas rfrn ses dsirs, elle lui aurait cd tout fait. Que

    fallait-il en penser ? Etait-ce vraiment l un signe d'mancipation que d'offrir

    sa vertu au premier homme venu ou bien n'tait-ce pas, au contraire, se placer

    sous un joug plus puissant encore que celui de son pre et des traditions qu'il

    reprsentait ? Seul l'avenir le dirait. En tous les cas, elle avait su, lui

    semblait-il, faire entendre sa voix, et opposer un semblant de rsistance. C'tait

    un dbut. Et puis de Silva, au contraire du comte, veillait en elle des motions

    qui lui donnaient au moins l'impression d'tre en vie.

    Vous tremblez, protesta Suzon en la prenant par l'paule. Et si je vous prparais une tisane de camomille ? Vos nerfs me semblent fort prouvs et je

    sens que vous allez avoir toutes les peines du monde dormir.

    Je vais trs bien, mentit Clia.

    La carririste haussa les paules tout en obligeant la jeune femme

    s'allonger. Ensuite elle rabattit le drap et les couvertures, et la couvrit avec

    soin. Suzon n'avait pas tort : il fallait qu'elle se repose. Clia prit une profonde

    inspiration, s'efforant de se dfaire des ides qui l'agitaient. Mais peine

    avait-elle ferm les paupires qu'elle se redressa brusquement sur ses oreillers.

    Et si Denys venait tre tu ? Qui sait ce qui peut arriver quand deux hommes croisent le fer ? Rodrigue de Silva a beau tre un matre en la matire,

    un mauv