bessette debutant

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Bessette Debutant

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Arsne Bessette Le dbutant ROMAN DE MOEURS DU J OURNALISME ET DE LA POLITIQUE DANS LA PROVINCE DE QUBEC. Ce livre na pas t crit pour les petites filles. La Bibliothque lectronique du Qubec Collection Littrature qubcoise Volume 166 : version 1.2 2 Comme Paul Mirot, le hros de son roman, Arsne Bessette(1873-1921)atjournaliste,dontLa Patrie,auCanadafranaisetLaPresse.Lorsquil publie son unique roman, Le dbutant, en 1914, le livre estcondamnparlgliseetpassequasiinaperu. Pourtant,onconsidreaujourdhuiquecestunedes meilleures oeuvres de la littrature qubcoise. dition de rfrence pour cette dition numrise : Bibliothque qubcoise, ditions Fids. 3 mesconfrresenjournalisme,auxhommes publicssincresetdroits,tousceuxquiontperdu leursillusions,avantouenmmetempsqueleurs cheveux, je ddie ce modeste travail, Arsne Bessette, St-J ean, 19 janvier 1914. 4 PortraitdelauteurdaprsunfusaindeSaint-Charles. Il poursuivait alors la Chimre tout en faisant le triste mtier de reporter. Cela le tenait maigre ; il a engraiss depuis. 5 Au lecteur Lauteur avait dabord song demander lun de nos hommes illustres de lui crire une prface pour son livre. Mais il y en a trop, a la dcourag ; il na pas su lequel choisir. Il a craint aussi la concurrence. Si on ne lisait que la prface, sans lire le livre ? Cestpourquoicemodestevolumeentredansle monde sans parrain. Cest bien fait pour lui. Lauteuracritcelivreaveclaplusgrande sincrit,croyantfaireoeuvreutileenmontrantaux nafsetlajeunesseinexprimentecequonleur cache avec tant de soin. Il raconte ce quil connat, sans se soucier de plaire celui-ci ou de mcontenter celui-l, par simple amour de la Vrit, cette vierge que lon violesisouvent,quilfautsanscesseluiacheterune robe nouvelle. Ce livre, il ne pouvait lcrire autrement, puisquil la crit comme il le pensait. Il a fait ce quil croyait bien. Le lecteur le jugera comme il voudra. A.B. 6 N.B.Cestdelhistoiredhierquelauteursest inspirpourcrireceroman ;maiscettehistoire ressemblesingulirementcelledaujourdhui.Des typesdumondedujournalismequilprsenteaux lecteurs,beaucoupontdisparus,maisdautresvivent encore.Quantauxpersonnagespolitiquesdontilest question,ilssontdetouslestemps,depuisla ConfdrationdesprovincesduCanada,jusqunos jours. Et lespce ne parat pas prte de steindre : elle fait constamment des petits. 7 I Aux champs Parce quil tait le plus intelligent de la classe, quil avaitunejolievoixetquectaitunlgantpetit homme,chaqueexamen,linstitutriceduquatrime arrondissement,delaparoisseMamelmont,luifaisait lire ladresse de bienvenue monsieur le cur et aux commissairesdcoles.Celaneluiplaisaitgure, causedesprofondesrvrencesquilfallaitfaireau commencementetlafin.Dj,danssonme denfant, il sentait lhumiliation des courbettes pour la dignit humaine. Mais linstitutrice tait si gentille avec lui, elle avait une faon de lui caresser la joue qui lui etfaitfairebiendautreschoses.Signesprcoces, chez lenfant, indiquant que plus tard lhomme joindrait lamour de lindpendance le culte de la beaut. douzeans,PaulMirotaimaitmademoiselle Georgette J obin, linstitutrice. Il laimait parce quelle avait de grands yeux noirs et la peau blanche, la taille souple et le geste gracieux, bref, parce que ctait une bellefille.Ilestvraiquelletaitbonnepourlui, 8 quelle le traitait en favori, parce que ladmiration de cetenfantpoursabeautlatouchaitcommeun hommagesincre,sanslombredunemauvaise pense.Souventellelegardaitaprslaclasse, lamenaitchezelle,leprenaitsursesgenouxetle faisait causer. Le petit homme appuyait sa tte blonde surcettepoitrineauxcontoursprovocants,respirait avecdlicesleparfumdecettechairdefemmeet tchait de dire des choses jolies pour quon lui permt de rester plus longtemps, comme cela, la mme place. Et ctait toujours avec peine quil voyait approcher le moment o sa grande amie le remettait debout en lui disant : Maintenant,monpetit,filevite,onpourrait tre inquiet chez vous. Elle lui donnait un bon baiser de ses lvres chaudes et il sen allait avec limpression de cette caresse, qui durait jusquau lendemain. Cetamourtaittoutesavie,dureste,carchez loncle Batche, qui lavait recueilli orphelin, quatre ans,lexistencentaitpasgaie.Lonclentaitpas mchant, mais il avait ses opinions, des opinions que lui seul comprenait et quil sefforait dimposer, chez lui, pour se venger des rebuffades essuyes au conseil municipaldelaparoisse,dontiltaitlundesplus beaux ornements. cet enfant de douze ans, il voulait inculquer des principes svres de vertu chrtienne en mme temps que le got de la culture de la betterave, dont il aurait fait la grande industrie du pays, si on avait 9 voululcouterauconseil.Paulprfraitles amusements de son ge ces discours sans suite ; mais il lui tait impossible de schapper avant lheure o le bonhomme partait pour son champ, ou bien sen allait autre part. La tante Zo ne valait gure mieux, comme intelligence,cependant,elleavaitplusdebontde coeur. sa faon, elle aimait bien le petit qui lui tait arrivtoutfait,ellequinavaitjamaispurien concevoir,pasplusphysiquementquemoralement. Quandiltaitsage,elleluidonnaitunmorceaude sucre,etlafessesilavaitsalisaculotteenjouant avec ses camarades dcole. Toutdemme,lemnageBatcheavaitune certaine considration pour le neveu, qui les parents avaientlaissunefermeenmourant,ettroismille dollars dargent prt destin, daprs le testament, aux soins de son enfance et son ducation. En recueillant lorphelin, loncle avait t charg de ladministration desesbiens.Illesadministraitleplushonntement possible,toutensappropriantlapresquetotalitdes revenusdelaferme,encompensationdesamiseen valeur.Ilyavaitaussiladmeaucur,lestaxes municipales, la rente du seigneur payer. Largent file si vite. UnjourPaulconfiasatanteungrossecret :il voulaitpouserlinstitutrice.Labravefemmesen 10 boucha les oreilles : Ctait-y-possible, son ge ! Elle se promit de lenvoyer confesse au plus tt et ne ditrien.Lenfant,prenantcesilencepourune approbation,crutsonprojetdemariageparfaitement ralisable,et,dj,presqueralis.Cefutunejoie innocente et profonde. Hlas ! au moment o il croyait que ce beau rve de toujoursrester,dsormais,danslesbrasdesabien-aime,allaitsaccomplir,ilfitladcouvertedune choseaffreuse :linstitutriceavaitunamoureux,un grand.Il le connaissait bien, ctait Pierre Bluteau, le beau Pierre, comme on lappelait. Il avait la spcialit desinstitutrices,ayantfaitlacourtoutescellesqui taient passes par lcole. Il avait mme t la cause dun scandale dont on sabstenait de parler devant les enfants. Quand il passait sur la route, la tombe de la nuit,plusdunehonntefemmedecultivateurse disait : Ben sr quy sen va voir la matresse. Et longotait,danscetteexpression,toutelasaveur perversedunemauvaisepense.Onsenconfessait pour faire ses Pques. Il savait tout cela, le petit Mirot, sans trop comprendre de quoi il sagissait. Maiscentaitassezpourluifairepressentirle danger que courait sa sduisante amie. Il aurait voulu la dfendre contre ce danger en dfendant en mme temps son amour. Mais comment faire ? Il ne savait pas. Ce 11 quilavaitsurlecoeur,ilnesavaitpas,nonplus, comment lexprimer. Dailleurs, depuis quelque temps ; linstitutrice le ngligeait beaucoup. Il nallait plus chez elle aprs la classe et il ne pouvait lui parler que devant sespetitscamarades.Unsoir,ilvoulutlasuivre, comme autrefois, elle le renvoya brusquement. Il en fut malade huit jours. Quand il revint lcole, linstitutrice parut peine avoir remarqu son absence et sinforma distraitement de sa sant. Il en fut profondment bless, et partir de ce jour, il se livra avec acharnement au jeu, pendant les rcrations.Sescamaradesneluiplaisaientgure, pourtant. Ils taient, pour la plupart, malpropres, dune brutalit rvoltante et dintelligence mdiocre. Tous le hassaient,dureste,parcequiltaitaimde linstitutrice. Il ne se passait pas de jour sans que lun dentre eux fit un mauvais coup. Tous taient menteurs, sournois,cherchaientmettreleursfautessurledos dautrui,maltraitaientlesfaibles :unevraiehumanit en raccourci. Un jour que le petit Dumas, le plus fort de lcole et le plus redout, voulut jeter dans la boue un de ses compagnons, enfant chtif et dguenill, parce quilrefusaitdeportersonsac,auretour,aprsla classe,PaulMirotpritladfensedelopprimetfut battu.Lelendemain,levaincudelaveillearriva lcoletenantunbtondontlebouttaitarmdune 12 pointe de fer menaante. Comme il sy attendait, tous ses camarades se moqurent de lui, et le petit Dumas, voulantprouverunesecondefoissavaillance, savana, arrogant, pour lui arracher son bton. Paul lui dit : Si tu approches, je pique ! Le groupe qui entourait les deux adversaires cria en choeur : Poigne-l !... Poigne-l !... Mais Paul vita llan de son ennemi, fit un bond de ctetluiplantalapointedeferdanslefessier.Ce dernierpoussauncridedouleuretsesauvatoutes jambes. Aussitt, revirement complet, et les spectateurs de crier : Pique !... Pique !... PaulMirot,ensouvenirdesonexploit,fut surnomm Pique par tous les gamins de lcole. Le petit Dumas, comme tous les tyrans, tait lche au fond. La crainte de nouvelles piqres le fit changer compltementdattitudeenverssonennemi,dontil seffora de calmer le ressentiment. Il commena par se montrer complaisant, empress, puis servile auprs de lui.Cestainsiquunjour,croyantlamuser,illui montra,au-dessousdunearmoirefixelacloison 13 sparantlasalledtudesdelappartementde linstitutrice, un noeud quil enlevait pour observer par le trou tout ce qui se passait dans la pice ct. Il ne putluiexpliquercequilavaitvuparl,quand linstitutriceabandonnaitsaclassepourallery rejoindre son amoureux, mais ctait ben drle. Paul ne put rsister lenvie de savoir et regarda par le trou. Ce quil vit, il ne le dit jamais. On entendit un cri touff dans la gorge, et il saffaissa inanim. On le releva, on le porta son pupitre et il ouvrit les yeux, tonn de se voirentourdesespetitscamarades.Linstitutrice, revenuedanslaclasse,unedemi-heureplustard, quelque peu dcoiffe et les joues en feu, ne vit rien, ne comprit rien quand on lui apprit que le petit Mirot avait eu une faiblesse, et sans interroger lenfant, se contenta de le faire conduire chez loncle Batche. Lelendemain,Paulnosaitleverlesyeuxsur linstitutrice.Chaquefoisquellelinterrogeait,il rpondait sans la regarder. Aux heures de rcration, il setintlcart.Ilfuttristetoutelajourne. MademoiselleJ obinfinitparremarquerlattitude morose de lenfant et, aprs la classe, voulut le retenir pour le faire parler ; mais, comme elle lui caressait la joue, de sa jolie main de belle fille, il rougit, se rejeta en arrire et avant quelle et eu le temps de se remettre de sa surprise, il se sauva par la porte ouverte. 14 Lesjourssuivants,elleessayadepntrerle mystre de cette me enfantine, mais Paul se drobait sesquestionscommesescaresses.Lexamen approchait,ilfallaitpourtantlamadouer.Ctaitson meilleur lve et le seul capable de lire convenablement ladresse au cur et aux commissaires dcoles. Maintenant quelle avait perdu tout son empire sur lui, comment ferait-elle pour lamener accomplir un acte quil excutait toujours avec rpugnance ? Comme elle sy attendait, le petit homme refusa de lire ladresse auprochainexamen.Aprsavoirpuistousles moyens de persuasion possibles, linstitutrice se rendit chez loncle Batche qui tait absent. Elle fut reue par la tante Zo et lui exposa la situation dsespre dans laquelle elle se trouvait. Labonnefemmeenfutconsterne.Elleappela Paul, qui stait sauv furtivement dans sa chambre, larrivedemademoiselleJ obin.Ilsavana,tout penaud,et,toutcoup,fondantenlarmes,ilvintse jeter dans les bras de sa tante. Tante Zo parvint le calmer en le gardant sur ses genoux. Elle lui demanda : Pourquoi que taimes pas ta matresse asteur ?Y parat que tu y as fait de la peine. Linstitutrice ajouta : Est-ce bien vrai que tu ne maimes plus ? 15 Lenfant resta muet. La tante reprit : Pauvre ptit ! les chats yont mang la langue. Paul se serra davantage sur la poitrine plate de sa mredadoptionetdemeurasilencieux.Linstitutrice voulutsapprocher ;maisPaulscria,frmissantde tout son tre : Ne me touchez pas ! Ne me touchez pas ! QuandmademoiselleJ obinfutpartie,tanteZo promit son neveu un gros morceau de sucre du pays, dontiltaitfriand,silvoulaitluidirecequilavait contresamatresse.Outredesonmutismeobstin, elle le menaa ensuite de la colre de loncle Batche, qui tait terrible avec les petits. Promesses et menaces furent inutiles, Paul garda son secret. Enfin, le grand jour de lexamen arriva. Lcole avait un air de fte ce matin-l : le perron avaittbalayavecsoinetlesvitresdesfentres, laves de la veille, brillaient au soleil. Ds huit heures, petits garons et petites filles en habits des dimanches, dbarbouills et peigns comme pour aller la messe, arrivrent par le chemin poussireux et, avant dentrer, essuyrentleursbottinesneuves,lesunsavecleurs mouchoirs, les autres, plus polics, sur lherbe bordant la route. Paul Mirot, le dernier venu, fit mine de passer 16 tout droit, hsita un instant en apercevant linstitutrice dans la porte de lcole, qui le regardait. Comme si elle avait devin la cause de son hsitation, mademoiselle J obinrentraetlenfant,soudainrsolu,allarejoindre sescamarades.ParcequeloncleBatcheluiavait donn le poulain de la jument breune,et la tante Zo promisdelemmenerenbateauSainte-Anne-de-Beaupr, il avait consenti lire ladresse au cur et aux commissaires dcoles, adresse quil savait comme sa prire ;carctaittoujourslammeformuleservant depuisdesannestouteslesinstitutricesquion avaitconfilcole.Lauteurdupetitchef-doeuvre taitunvieilinstituteur,quiavaitautrefoisportla soutane. On le disait trs pieux, on le vnrait pour sa rputationdesaintet,etchangerunmotdesa composition,pourcesmessimples,paraissait sacrilge.Parmesuredeprudence,cependant, linstitutricefitreliredeuxfoislafameuseadresse Paul, devant une range de chaises, en face de la table portant les prix destins aux lves. Ces chaises, la plus belle, celle du milieu, reprsentait monsieur le cur qui, tantt, viendrait sy asseoir, les autres, les commissaires etlesecrtairedelacommissionscolaire,lejeune notaire du village, devant lequel toutes les institutrices de la paroisse se pmaient parce quil tait galant, joli garon,etquilsoufflaitlesrponsesauxlves embarrasss, seule fin dobliger ses admiratrices. 17 Tout tait prt. Mademoiselle J obin fit ses dernires recommandations ses lves. Lhorloge, accroche au murblanchilachaux,sonnaneufheures.Un roulementdevoituressefitentendresurlaroute : ctait le cur et sa suite qui arrivaient. Linstitutrice avait mis sa plus belle robe et elle tait vraiment sduisante avec ses grands yeux noirs et son teint ple, la taille cambre dans son corset, quand elle alla recevoir, sur le seuil, les reprsentants de lautorit religieuseetcivile.Paul,aupremierrang,ladresse roule dans ses deux mains, la reluqua en dessous, et de la voir si gracieuse pour les autres, maintenant quelle letraitaitavecindiffrence,ilsesentitbien malheureux. Tous les lves de la classe taient debout, lui,restaitassis.Concentrenlui-mme,ilnevoyait pasmonsieurlecurpasser,majestueux,devantles rangsdelapetitearmecolireaucomplet.Quand tout le monde fut en place, mademoiselle J obin dut le secouerparlpaulepourluifairecomprendrequil taittempsdelireladresseornederubansroses, recopie sur une large feuille parchemin. Paulseleva,commepoussparunressort,fit quelquespasenavant,hsita,puis,sinclinant,dit : Trs digne Pasteur, messieurs les commissaires... Que se passa-t-il, ce moment, dans lme du petit homme ? 18 Ladresse aux rubans roses roula sur le plancher, et Paul Mirot se sauva avant quon et song larrter. Tout le jour, le pauvre orphelin, redoutant la colre deloncleBatche,peut-tredavantagelesreproches de tante Zo, erra dans les champs, se cachant derrire les buissons sil voyait approcher quelquun de suspect. On devait tout savoir la maison, on tait assurment sarecherche,etilfrissonnaitdeterreurlapense davoir expliquer son trange conduite. Il sentait quil avaiteuraisondefairecequilavaitfait ;mais comment le dmontrer aux autres ? Il se rappelait quau catchisme,lannedesapremirecommunion,le jeune vicaire prparant les enfants de la paroisse ce grand vnement lui avait prdit quil ne ferait jamais rien de bon. Et propos de quoi ? Parce quil navait pas bien rpondu une question sur lenfer. Il redoutait desentendrerpterlammechose,beaucoupplus que la perspective dune correction. Cetactedinsubordinationavaitcausunnorme scandalelcole.Monsieurlecurenprofitapour dmontrer,enunpetitdiscoursdunedemi-heure,le danger des caractres orgueilleux et lavantage quil y a pourunbonchrtiendepratiquerlhumilitet lobissance.Savoixprenanteetsongesteonctueux firent verser quelques larmes aux commissaires, et ses anathmespouvantrentlespetitsenfants.Quant 19 linstitutrice,commeelleledisaitelle-mme,elle naimait pas se faire de bile. Et aussitt revenue de son ahurissement, elle profita de lattention religieuse que lonportaitauxparolesdemonsieurlecur,pour sattirerlesbonnesgrcesdujeunenotaireenle fascinantdesesgrandsyeuxprometteurs.Toutalla bien, du reste, le scandale caus par la rvolte de Paul Mirot,suiviparlediscoursducur,ayantabrg lexamen.Quelquespagesdelecture,unpeude catchisme,quelquesrglessimplessurletableau,la distribution des prix et ce fut tout. Lesexaminateurspartis,mademoiselleJ obin renvoya ses lves, en vacances, sans juger propos de leur faire la moindre recommandation son beau Pierre ntait pas loin. coliersetcoliressenallrentjoyeux,riant,se culbutant,presssdallerracontercequeleur camarade,lepetitMirot,avaitfait.Desvoisins charitables,aussittmisaucourantdelaventure, sempressrentdeprvenirletuteurduvaurienetsa vertueuse pouse. LoncleBatchejuraenapprenantlanouvelle, tandis que la tante Zo, au comble de la dsolation, ne savait que rpter : Mon doux J sus, misricorde ! Lepremiermouvementdecolrepass,lebrave homme rflchit quil ne fallait pas, pour sa rputation 20 et dans lintrt de sa bourse, abandonner lorphelin, et il se mit la recherche du petit. Il chercha dans lcurie, lagrange,lehangar,danstouslescoinsoil souponnait quil aurait pu se cacher, puis parcourut les champs et les bois du voisinage, appelant Paul en vain. La nuit venait quand il rentra la maison et la tante Zo se lamenta comme une femme en couches en apprenant que le petit tait introuvable. Las derrer au hasard, arriv sur le bord dun ravin profond,unecoule,commeondisaitMamelmont, lenfant fugitif stait gliss sous un buisson form de cerisiers enchevtrs de vignes sauvages, et jugeant la retraite sre, il sy tait endormi profondment. Quand ilsveilla,ilfaisaitnuit.Torturparlafaimet frissonnantdefrayeur,ilneutplusquunepense : retournerbienvitelamaison.Malgrlombrequi stendaitsurleschampssilencieux,ilneutpasde difficultretrouverlaroutequiallaitdunbout lautredelaferme,etaprsunquartdheuredune courseperdrehaleine,ilarrivait,toutessouffl,au seuil de la demeure de son oncle. Il entendit parler dans la cuisine o lon remuait de la vaisselle et sarrta pour couter la conversation. Loncle Batche disait : Ya un boute pour le laisser varnailler. J veux pas quy fasse un bon rien. On va lrenfarmer. Evous ? 21 Cest ben simple, batche ! y faut quy sinstruise, comme dirait son dfunt pre ; on va lmette au collge de Saint-Innocent, l y sauront ben ldompter. Paulnesavaitpasaujustecequectaitquun collge ; mais il aimait ltude, il voulait sinstruire, la rsolutionpriseparsontuteurlelaissaparfaitement indiffrent, dans ltat de dtresse o il se trouvait. La perspective de jener jusquau lendemain et de coucher dehorsleproccupaituniquementcetteminute solennelleduretouraubercail.Sansenentendre davantage, il pntra dans la pice o loncle et la tante mangeaient sans apptit leur bol de pain tremp dans du lait, le miton, le mets favori des vieux poux. On ne lui dit rien. La tante le fit asseoir sa place habituelle o, lesyeuxenmmetempshumidesdechagrinetde satisfaction, il mangea comme un petit crev. Puis, il sendormit sur le bord de la table et la tante Zo le prit dans ses bras pour le bercer. Ce retour au foyer, par une belle nuit de fin de juin, pleine dtoiles, Paul Mirot ne devait jamais loublier. Plus tard, lorsque devenu homme, il apprendrait ses dpenscombienilestdifficiledefairetriompherdes opinions qui ne sont pas celles de tout le monde, tout en gagnantsonpainquotidien,toujoursluireviendrait lesprit cette escapade denfant obissant linstinct de libert,lesouvenirdesonisolementpitoyable,dela 22 faim qui lui avait tortur les entrailles, du grand calme de la nature en face de son dsespoir, de sa course dans lanuitverslapetitelumire,l-bassurcetteterre fconde et humide de rose laquelle loncle Batche nedemandaitquuneforteproductiondebetteraves, tout en cultivant autre chose. Il ne devait pas oublier, non plus, cet orphelin priv dslgeleplustendredessoinsmaternels,lapiti passagre de tante Zo pour sa dtresse, et son rveil danslesbrasdecettefemme,dontlamaigreur paraissaitsegonflerquelquepeu,sanimerenfin,au contact de la tte blonde de lenfant qui reposait sur son ingrate poitrine. Cesouvenirdevaitlempcher,plustard,de maudire son semblable, injuste et mchant son gard, enluifaisantcomprendrequecheztouttrehumain rside une bont native et secrte touffe souvent par lignorance,leprjug,lefanatismedecertaine ducation,lintrtmesquinetrapace,etquilne sagiraitquederformerltatsocial,dclairerles hommes pour les rendre meilleurs. Lesjoursquisuivirentsepassrentsansincident remarquablepourPaulMirot.Loncleetlatante Batche le laissrent jouer et courir sa guise dans les champs. Le poulain de la jument breunene lui fut pas enlev.J usqueverslemoisdeseptembre,ilnefut 23 question de rien. cette poque son tuteur fit un petit voyageSaint-Innocent,chef-lieuducomtde Bellemarie, o slevait, ct de lglise, limposant difice du collge. Quelquessemainesplustard,conduitparloncle Batche,lepetitorphelinfaisaitdebonnegrceson entre au collge. Au collge comme lcole, Paul Mirot fut un trs brillant lve, et cest son application ltude, sa facilitdapprendreetdersoudrelesproblmesles plusabstraits,quildutdenepastrerenvoy,vingt fois plutt quune, chez son tuteur, pour avoir manqu dobissance. Malgr la rgle svre de la maison, ses professeurs le surprenaient souvent, cach dans quelque coin,lisantdeslivresdfendusqueluiapportait secrtementJ acquesVaillant,uncamaraderoublard, fils du dput Vaillant, ou bien, dissimul derrire les bosquets,anfonddelacourducollge,regardant lherbe pousser et les oiseaux voltiger sur les branches. Selon la saison, il choisissait ses sujets dtudes, durant les heures consacres aux pieuses mditations. Ses professeurs, de mme que le vicaire qui lavait prparfairesapremirecommunion,luiprdirent quil ne ferait jamais rien de bon. vingt ans, il avait termin ses tudes et revenait prendreplaceaufoyerdesesparentsdadoption. 24 Quallait-ilfaire ?Ilnensavaitrien.Aucollgede Saint-Innocent on ne soccupait que de diriger ceux qui avaient la vocation religieuse. Loncle Batche voulut quil se fit cur pour goter le suprme bonheur daller finir ses jours dans un presbytre, dont la bonne tante Zo serait la mnagre. Ctait, disait-il son neveu, lemeilleurmquier,pasdemauvaisesrcoltes,ben log, ben nourri, tout soi en ce monde et le ciel dans lautre. Paul Mirot ne mordait pas lamorce. Alors, loncle lui proposa la culture de la betterave engrand, ilyavaitunefortunefaire.Ah !sileconseil municipaldeMamelmontavaitvouluadopterson plan ! Les avocats aussi gagnaient pas mal dargent, et les mdecins qui vendaient trente sous une petite bote de pilules ou un empltre ne se mouchaient pas avec des quarquiers de terrine. Le jeune homme vitait toute discussion et passait son temps lire ou se promener dans la campagne. Sa chambre tait encombre de livres quil avait rapports dunvoyageMontral,etloncleBatchene comprenait pas que lon puisse dpenser tant dargent pour du papier et samuser lire un tas de menteries. Cependant,ilnosaitpascriertropfort,sonpupille arrivaitsamajorit,etilluifaudraitrendreses comptes qui taient pas mal embrouills. Vint lautomne et Paul se prit dune grande passion 25 pour la chasse. Il partait le matin, le fusil sur lpaule, quelques tartines de pain dans son sac, et ne rentrait que le soir, harass de fatigue, quelquefois bredouille, mais rapportant souvent deux ou trois perdrix, un livre ou quelques cureuils. Par un beau soir du mois de novembre, alors que la pourprecrpusculaireteignaitderougeoyantecouleur les branches dnudes et le tapis de feuilles mortes, au bordduneclairirelejeunehommeaperutune perdrixquiroucoulaitsuruntroncdarbredemi renvers. pauler, viser et faire feu fut pour lui laffaire dune seconde. Quelques morceaux dcorce volrent, ettraverslafumedelapoudre,lechasseurvit loiseaublessprendresonvolpourallersabattre deux cents pas, dans un chaume dor, sur la lisire du bois.Heureuxdesonexploit,ilcourutviteverssa victimeagonisante.Ilsebaissapourlasaisir,mais battant des ailes la perdrix lui chappa en lui laissant desplumessanglantesauxdoigts,et,slevant pniblementdequelquespiedsau-dessusdusol,alla retomberunpeuplusloin.Lesoleiltaitdisparu derrire la montagne, l-bas ; il ne restait plus que de vagueslueursdejourpourclairerlestigesdavoine coupessurlesquellesloiseaugracieuxcriblde plomb, par soubresauts, les plumes hrisses, les pattes en lair, faisait ses dernires rsistances. Impressionn malgrlui,lechasseursapprocha,sepenchasurle 26 gibier agonisant et il lui sembla que les yeux vitreux de la bte innocente se fixaient sur lui, cependant que dans le calme de la nuit tombante lcho lui apportait le glas des trpasss, du clocher du village de Mamelmont. La perdrix ne remuait plus, elle tait morte, et il restait l, sans oser la toucher, fascin par la fixit de ces yeux toujoursouverts.Lestnbresenvahirentlaplaine. Alors il se dcida mettre le gibier dans son sac pour rentrer la maison. Toutenpoursuivantsoncheminpniblement traverslesprscoupsetlesgurets,unepense lobsda. Il se posa lui-mme cette question : On prtend que loeuvre de la cration est parfaite, alors pourquoi faut-il tuer pour vivre ? Sansdcouvrirlasolutionquilcherchait,ilse convainquitque,dumoins,onnedevaitpastuerpar plaisir, et de ce jour, il renona aux jouissances que lui procurait la chasse. Lhivercanadiennestpassanscharmes.Ces plaines blanches au clair de lune, ces arbres chargs de verglas que le soleil fait resplendir le matin enchantent levoyageurqui,pourlapremirefois,jouitdece spectacle. Mais la campagne, durant les longs mois de la saison rigoureuse, toute vie, toute activit semblent suspendues, et si lon nentendait de temps autre un chienaboyer,lebruitdesgrelotsdunattelagequi 27 passe,silonnevoyaitlafumeschapperdela chemine des maisonnettes semes et l le long des routes, on se croirait jamais enseveli dans un dsert de neige et de glace. Les distractions sont rares et part les ftes de famille, Nol et au premier de lAn, les repasdesJ oursGras,chacunvitchezsoi,pourainsi direimmobilisdanslattenteduprintemps.La jeunesse,pendantlecarnaval,donnebienquelques danseschezPierre,J acquesouBaptiste,ole violoneuxdelaparoisse,auxaccordsdunviolon reint, met en mouvement les belles filles marier qui transpirentauxbrasdeleurscavaliers ;maisces divertissementsnesontpaspartouttolrs.Deces transpirations il est rsult, parfois, quelque grossesse mal venue, et ces accidents ont eu pour effet de jeter du discrdit sur le violon et la danse. Dureste,PaulMirotnavaitaucungotpources runionsdejeunesgenssentassantdansdepetites pices mal ares, o lcre parfum de chair humaine schappantdesjupestournoyantesetdescorsages mouillsrendaitsuffocantelachaleurproduiteparla promiscuitmalsainedetouscestresgesticulantet dominant la chanterelle par leurs battements de pieds, surleparquet,etleurgaietbruyante.Unefois, seulement,lundesesancienscamaradesdcolely avait entran et une belle fille le contraignit danser avec elle. Aux bras de sa robuste partenaire, excit par 28 lodeur fminine, peine attnue dun vague parfum deau de Cologne, il avait failli perdre la tte et faire des btises. Heureusement que la belle fille, doue des meilleures intentions du monde, nentendait malice aux jeux de mains qui, sil faut en croire le proverbe, sont presquetoujoursjeuxdevilain.Davoirpresstant dappas en sueur, sans la possibilit de se rafrachir un instant, il revint de cette fte du carnaval campagnard, ayantfortmallatteetunpeumalaucoeur.Et depuis,ilavaitrenoncauxchaudstransportsque procurent ces plaisirs rustiques. Quant aux ripailles pantagruliques qui avaient lieu tantt chez lun, tantt chez lautre, dans le voisinage, lespouxBatcheetleurneveunytaientjamais convis.LoncleBatchenevoulaitpasfairemanger sesrtis,sesptschaudsetsessaucissesparles amateursdefestin ;illavaitdclarenpleinconseil municipaletonluiengardaitrancune.Dailleursla tante Zo prtendait que les repastaient dinvention diabolique,quectaituncrimedegaspillertantde mangeaillespour remplir la panse de tant de salopset de salopes.Ces propos, rpts de bouche en bouche, avaientcausunmoiconsidrabledanslaparoisse. Onenparlalongtempschezlemarchandduvillage, aprs la messe, le dimanche, et la porte de lglise. Aussi,laftedeNol,demmequaupremierde lAn, Paul Mirot navait dautre compagnie que loncle 29 Batche, discourant sur la culture de la betterave, et la tante Zo, dvotement silencieuse. Sans son got pour ltude, ce jeune homme, dont lesprittaitproccupdevaguesprojetsdavenir, auraittrouvinsupportablesasolitude.Maislhiver passa sans quil sen apert. Vint la saison des sucres, et comme loncle Batche parlait dembaucher un jeune homme pour laider faire coulersa sucrerie de huit centsrables,PaulMirotluioffritsesservices, prtendant que cela lui ferait du bien. La tante Zo lui fit observer quil trouverait peut-tre le mois long. Mais sondignepouxsercria.aluiapprendrait travailler ;alerenforcirait ;ilavaitlesmainstrop douces,desmainsdebonrien ;sictaitpas bougrant !Bref,loffrefutacceptesansplusde manires. Lentaillagedesrables,auxpremiersbeauxjours de soleil, nest pas un jeu denfant. Il faut marcher dans la neige jusqu mi-jambes, souvent jusqu la ceinture, pourallerdunrablelautrepercerletroncdela profondeur voulue, planter la goutterelle et y accrocher loblong rcipient de fer-blanc destin recueillir leau sucre. Cette opration, qui dura deux jours, faillit avoir raison de la bonne volont du jeune homme, tombant defatigueauretourlamaison,etdouloureusement courbaturlematin,sonrveil.Maisquandles 30 chemins furent tracs et les sentiers battus, la tourne que lon faisait matin et soir, par les jours de grande coule, et une fois par jour en temps ordinaire, devint pourluiunsalutaireetagrableexercice.Ilportait allgrement,auboutdubras,leseauremplideau drable quil allait vider dans le tonneau mont sur un sleighenboisrond,tranpardeuxchevaux. Quelquefois, loncle Batche venait lui donner un coup de main, mais la plupart du temps il restait la cabane chauffer ses fourneaux et surveiller la cuisson du sucre.Onmangeaitdanslebois,suruntonneau renvers, de bonnes omelettes au lard, dapptissantes trempettes,et quand il fallait veiller la nuit pour faire bouillir la surabondance deau accumule, Paul Mirot, tendu sur une peau de buffle, devant le feu, reposait dlicieusement. Au-dehors,au-dessusdelacabane,lafume montaitverslefirmamenttoiletattiraitleshiboux qui, perchs sur les grands arbres dalentour, faisaient entendreleurhou...hou...houhou...,intervalles rguliers. Ctaient les seuls bruits de la fort dans la nuitclaireetfroide.EtpendantqueloncleBatche dormait dans un coin, affaiss par lge et les travaux de la journe, le jeune homme donnait libre cours son imagination ardente, qui lui ouvrait diffrentes carrires olesuccs,lagloire,leshonneursetlamour lattendaientpourlecomblerdejoiesraresetde 31 flicits inexprimables. Il tait aim la folie de la plus belle des princesses des contes de fes ; il devenait, tour tour,ungnralintrpide,chridelaVictoire ;un tribunirrsistiblequientranaitlesfoules ;ungrand artiste modelant le sein ou arrondissant le ventre dune Vrit ; un millionnaire semant lor et les bienfaits sur ses pas. Lentement, de jour en jour, la neige tait disparue et ledgelcompletdusolavaitpermislherbedes champsdepointerpeupeu,enmmetempsque fleurissaient les pquerettes htives des bois. Les sucres allaientfinir,onsongeaitdgrayer,lorsqueloncle BatchereutunelettredudputVaillantlui annonant quen compagnie de son fils J acques et de quelquesamisdelaville,ilviendraitpasserle dimanche suivant la cabane.Le bonhomme fut ravi de la nouvelle. J usquau dimanche, il ne cessa de faire lloge de ce bon dput, pas fier, pareil comme mo pi to, qui noubliait jamais ses fidles partisans. Pour des raisons diffrentes, son neveu ntait pas moins content delavisiteannonce.Ilallaitrevoirsonmeilleur camaradedecollgedeSaint-Innocent,celuiquilui apportait des livres dfendus quon lisait en cachette. Il nesedoutaitpas,cependant,quecetterencontre dciderait de sa carrire. CefutlepreGustin,ledoyendescochersdu 32 village,connudedixlieueslaronde,commeille disait qui voulait lentendre, pour avoir les meilleurs chevaux du pays, qui amena les visiteurs. Le financier Boissec lui offrit une somme fabuleuse pour sa jument grise ;maislagrisentaitpasvendre.Horace Boissec, jouissant dune grande fortune, tait venu aux sucres parce que Marcel Lebon, directeur du Populiste, y accompagnait le dput Vaillant ; car cet homme, qui staitenrichidansdesspculationsplusoumoins avouables, avait maintenant la manie des grandeurs et le plus profond respect pour les journaux, dans lesquels ilpouvaitliresonnomimprim.Ledirecteurdu Populiste tait pour lui un personnage plus considrable quelarchevquedeMontral,quelepapemme, malgrquilftunferventcatholiquesesheures, surtout quand une colique importune lui faisait songer la mort et lenfer. Le dput de Bellemarie, que lon disaitministrable,ntaitpasnonpluspourlui dplaire ; et J acques Vaillant jouissait, en mme temps, ses yeux, de lavantage dtre le fils du futur ministre etdelimportancequeluidonnaitsontitrede journaliste. Il y a des esprits faits pour se comprendre, comme il y a des mentalits si diffrentes quelles ne peuvent que signorer toujours ou se combattre sans cesse, et cest de la communaut dides et de sentiments que naissent les amitis sincres et durables. Voil pourquoi J acques 33 Vaillant et Paul Mirot prouvrent une joie rciproque se retrouver aprs leur sortie du collge. Abandonnant les visiteurs de marque aux civilits rustiques de loncle Batche et aux minauderies naves de la tante Zo, qui tait venue la cabane pour prparer lomelette au lard, traditionnelle, les deux amis allrent causer lcart. Ils avaient trop de choses se dire, ils ne savaient plus par quelboutcommencer.Ilssentretinrentpendant quelquesinstantsdeproposindiffrents.Puis,ils attaqurentlagrossequestiondelavenir,quelon rsouttoujourssonavantagequandonavingtans. J acquesVaillantappritPaulMirotquilfondaitde grandesesprancessursessuccsfutursdansle journalisme. Son pre dsirait lui faire tudier le droit, maisdesavocats,ilyenavaitdjtrop,ilen connaissaitquicrevaientdefaim ;tandisquedes journalistessrieux,savants,aussisincresdans lexpressiondeleursopinionsqueredoutablesparla puissance de leur plume, on nen dcouvrait pas encore au Canada. Paul Mirot linterrompit pour lui poser une de ces questionsinutilesmaisquitmoignentdunintrt profond : Ainsi, le journalisme te plat beaucoup ? Oh ! normment. Tu cris des articles ? 34 Pas encore. J e me forme, japprends le mtier en rdigeant des faits divers. Mais a viendra... Et toi, que comptes-tu faire ? J e ne sais pas. Un jour je pense une chose, le lendemain une autre. J e suis un peu comme la fille du voisin qui a deux amoureux : elle ne se marie pas parce quellenesaitlequelprendre.Lunestblond,lautre brun, elle admire le blond pour sa gentillesse, et le brun parce quil a lair plus vigoureux. Tu avais toujours le premier prix de composition au collge, malgr tes mauvaises notes. J e parie que tu feraisunfameuxcrivain,enpassantparle journalisme. Et nous travaillerions ensemble... Ce serait charmant. Alors, si je te proposais la chose ? J accepterais les yeux ferms. Cestentendu.Laffaireestbcle.J evaisen parler tout de suite mon pre, qui est trs influent au Populiste,parcequonledsignedjcomme successeur du ministre Troussebelle, qui se fait vieux, et Marcel Lebon, mon directeur. Tousdeuxsempressrentderevenirauprsdes poux Batche et de leurs invits pour leur faire part du beau projet quils avaient conu. 35 LedputVaillantsemontrabeaucoupmoins enthousiastequesonfilspourlacarriredu journalisme. Il conseilla mme Paul Mirot de choisir de prfrence le droit ou la mdecine, dfaut du gnie civilpourlequellejeunehommedclaranavoir aucune aptitude. Les ingnieurs sont de plus en plus demands, il y a de la place et de lavenir dans cette profession ,affirmaledputdeBellemarie. Toutefois, si Paul Mirot persistait dans sa rsolution de se faire journaliste, il serait trop heureux de laider, son fils lui ayant souvent parl de lui dans les termes les pluslogieux,etilavait,enoutre,unedettede reconnaissanceacquitterenverssonvieilami,son fidle partisan, le pre Batche. Ce dernier, qui assistait dune oreille lentretien, tout en tisonnant son feu, se rengorgeaenentendantunmembredelaChambre lappeler son ami. QuantMarcelLebon,ilpromitdefairecequil pourrait, on verrait cela dans le temps. Dans un mois, peut-treplustt,peut-treplustard,ondevait augmenter le personnel de la rdaction du Populiste. Le financier Boissec flicita Paul Mirot de sa bonne rsolutionet,remplidunbelenthousiasme,dureste sans danger, il prit le ciel tmoin quil donnerait toute sa fortune pour avoir vingt ans et manger de la misre ensefaisantjournaliste.Ilsesentaitdetaille 36 bouleverserlemondeparlclatdesongnie.Mais voil, il tait trop tard, il ne fallait pas y songer. Enlcoutant,MarcelLebonsouriait ddaigneusement,etquandileutfinisatirade,le directeurduPopulistesecontentademurmurerentre ses dents : Farceur, va ! LesoirarrivaetlepreGustin,avecsajument grise,vintchercherlesvoyageursquidevaient retourner Montral par le train de sept heures. Selon lexpressiondeJ acquesVaillant, laffairetait bcle et ce dernier, en prenant cong de Paul Mirot, ne lui dit pas au revoir, mais bientt. Loncle Batche tait content de sa journe, la tante Zo,ravie :cettedernireparcequecesbeaux messieurs lavaient comble de politesse, comme si elle avaittlafemmedubaillidelaparoisse,quelle jalousait quand elle la voyait se prlasser dans le plus beau banc, lglise ; et son digne poux, parce que le financierBoissecluiavaitglissdanslamain,en partant, un billet de dix dollars, sans compter lhonneur davoir reu son dput, en ami. Mais le plus heureux des trois tait assurment Paul Mirot, qui avait enfin trouv sa voie et se demandait, avec tonnement, comment il se faisait quil ny avait 37 passongplustt.Quandonalapassiondelire comme il lavait, comment ne pas avoir en mme temps la passion dcrire ? Et cette passion ne se satisfait pas secrtement, comme une passion honteuse, inavouable. Non, il faut quelle se dveloppe en plein jour, quon en fasse part des milliers dindividus, et par le journal et par le livre. Ilassista,indiffrent,auxproposchangspar loncle Batche et la tante sur leurs visiteurs ; son esprit taitdjloin.Commeunjeunemariimpatient demporter dans ses bras la rougissante vierge vers la couchenuptiale,pourgoterlenchantementdes troublantesdcouvertes,ilauraitpuscrier,dansla satisfaction dun dsir longtemps contenu, en pntrant dans sa chambre, sous le toit : Enfin seuls ! Seuls, luietsapensequiselivraitcomplaisante,danssa nuditradieuseetjuvnile,touteslesentreprises hardiesquesonimaginationenflammeluisuggrait. Cette nuit-l, le sommeil fut long venir. 38 II Un dbut dans le journalisme Cematin-l,MarcelLebonntaitpascontent,et quand il tait de mauvaise humeur il ne faisait pas bon daller frapper la porte de son cabinet de travail. Non pas que ce ft un mchant homme que le directeur du Populiste,aucontraire,onlesavaitobligeantet aimablesesheurespoursessubordonns.Maisles tracasseries du mtier le mettaient souvent hors de lui-mme, et dans ces moments de crise il fallait le laisser tranquille.Laveilleausoir,auClubCanadien,le ministreTroussebelle,revenantdeQubec,lavait blm, devant ses amis, propos de son article sur les amendements la loi lectorale. Il connaissait pourtant, delonguedate,latyranniedeshommespolitiques influents, puisque par sa soumission aux chefs de son parti, par sa plume mise au service du gouvernement au pouvoir,quildfendait,dureste,avecbeaucoupde talent,ilentaitarriv,aprsdesannesdobscur labeur et de misre, occuper une situation en vidence danslejournalismemontralais,avecdes 39 appointements qui lui permettaient de jouir enfin de la vie lgante et mondaine. Mais, plus il se sentait utile et bien en vue, plus il devenait sensible la critique. Cest pourquoiilluiettagrabledetraiterlhonorable Troussebelledevieuxfumiste,aulieudavaler,en dissimulant une grimace, la pilule amre quil lui avait apporteduconseildesministresprovinciaux.Sil rsista la tentation, cest quil redoutait une disgrce qui let rejet dans lombre do il avait eu tant de mal sortir. Il savait, par exprience, quil existe en ce pays deux puissances redoutables contre lesquelles il est bien difficilederegimber,tantdonnlafausseducation dupeupleenmatiredejusticeetdelibert :le fanatisme politique et le prjug religieux. Cette pilule, illavaitsurlecoeur,avectantdautres,etpourse soulager,ilstaitenfermdanssoncabinetoil marchaitgrandspas,envoyantlapolitiqueetles politiciens tous les diables. On frappa sa porte dun poing vigoureux. Ctait leprotequivenaitluidemanderdelacopie.Marcel Lebon le reut rebrousse-poil, et aprs lui avoir remis uneliassedefeuilletsgriffonnsaucrayon,ille congdia dun Fichez-moi la paix ! qui ne laissait aucun doute sur son tat desprit. En sortant, le chef datelier setrouvafacefaceavecunjeunehommelair timide, qui lui demanda si ctait bien l le cabinet de travail de monsieur le directeur du Populiste. Il arrivait 40 aumomentopportun,cejeunehomme ;silavaitun articlefairepasser,onluiapprendrait,etdebonne faon, crire des sottises. Le prote, voulant se payer cet amusant spectacle, lui rpondit : Parfaitement. Entrez donc ; ne vous gnez pas. Le brave homme en resta pour ses frais de politesse, car le jeune homme ne fut pas dvor par monsieur le directeurqui,devantcettefiguresympathiqueet intelligente, se montra plus aimable. Il prit place dans son fauteuil, invita le visiteur matinal sasseoir et lui exposer le motif de sa visite. Pourtouterponse,lejeunehommeluiremitune lettre son adresse. mesurequillisaitcettelettre,MarcelLebon reprenaittoutsonempiresurlui-mmeetsa physionomie sclairait de bienveillance. Il se rappelait que nagure, il avait pass par o passait en ce moment son jeune solliciteur. Quand il eut fini cette lecture, ce fut dun ton tout fait amical quil lui dit : J evousreconnaismaintenant.VoustesPaul Mirot, lami de J acques Vaillant. J e vous ai rencontr aux sucres Mamelmont, il y a un mois peine ? Cest bien cela, monsieur. J e croyais retrouver ici mon ami Vaillant ; mais on ma dit quil tait absent. Ilestparti,cematin,parlepremiertrain,pour 41 Sainte-Marie Immacule, une nouvelle paroisse dans le nord, o lon inaugure une chapelle. Il va nous revenir sanctifi, abruti et plein de puces. Car il y a, parat-il, beaucoup de sable dans ce pays-l ; et, vous savez, sans doute, que l o il y a du sable, il y a des puces. Ces petits voyages de dsagrment, ce nest pas ce quil y a de pis pour un journaliste avide de se renseigner sur les moeurscanadiennes...mais,parlonsdevous.Vous voulez absolument faire du journalisme ? Cest mon plus grand dsir, monsieur. Eh bien ! vous avez tort. Cest si beau, renseigner le public ! Lepublic,onlexploiteauprofitdesautres,de ceux qui ont intrt le tromper. Cependant, monsieur le dput Vaillant... Oui, je sais. Monsieur le dput Vaillant peut tre de bonne foi, il na jamais fait de journalisme, lui, il ne connatpaslesdessousdenotremtier.Ilest mandatairedupeuple,parconsquentesclavede lopinion, mais son esclavage vaut encore mieux que le ntre. Dans sa lettre, il me parle de vous, de votre oncle Batche, un de ses fidles partisans de la paroisse de Mamelmont,laparoisselapluslibraleducomtde Bellemarie. Vous avez du talent, cest tout naturel quil vouspoussedanslesjournaux,votrereconnaissance 42 pourraluitreutileunjouroulautre.Moi,jevous parleenhommedexprienceetavecleplusparfait dsintressement.Vousarrivezdelacampagne,vous ne savez pas ce que cest que la vie fivreuse et ingrate quivousattendici.Quandjesuisentrcejournal, jtaisjeunecommevous,lecoeurdbordant denthousiasme, comme vous, je me voyais dj sacr grand homme, dominant lunivers, en livrant ma pense la vnration des foules. Il y a vingt ans que je suis dans le journalisme et il ne ma pas encore t permis dedirecequejepense.J crispourTroussebelle, jcris pour Vaillant, jcris pour Boissec, qui me paie de plantureux dners au Club Canadien, ou ailleurs, et simagine,limbcile,quecelafaitmonbonheur ; jcrismmepourdepetitesdamesquiontleurs influences et en profitent pour venir me montrer leur... tat dme. J avoue que cest quelquefois le ct le plus intressantdumtier.Pourmoi-mme,jenaijamais riencrit ;mesconvictions,jelescache prcieusement ;laVrit,jelentortillenimporte comment avec ce quon me donne ; je blanchis les noirs et je noircis les blancs, sur commande. Pas possible ! a vous tonne, jeune homme, et pourtant vous ne connaissez encore rien des petites misres du mtier. J e vousrserveleplaisirdenfairevous-mmela 43 dcouverte,sivouspersvrezdansvotrersolution. J ajouterai seulement, pour refroidir tant soit peu votre bel enthousiasme, que nos grands journaux ne sont pas faits pour instruire le peuple par la libre discussion des questionspolitiques,scientifiques,socialesouautres, enunmotdetoutcequipeutclairerlesmasses ignorantes et crdules. Quest-ce que a peut faire aux actionnaires du Populisteet ceux dont ils ont lappui intress,quelepublicsinstruise,quelasocit samlioreparlascienceetlaraison ?Cesontleurs intrtsquilsontsanscesseenvue.Lejournalne critiquequecequipeuttrenuisibleaupartiquil dfendouauxrecettesquilencaisse.Quantla louange, elle se vend tant la ligne pour les obscurs, pour les annonceurs ; tandis que les puissants du jour paientenfaveursetprotections,lespouvoirs tyranniques,enintimidationsetmenaces.Etdu directeurjusquaudernierdesreporters,lerouage fonctionnesouslammeimpulsion.Moi,jesuisla grande roue et rien de plus. Mon talent, jen fais un bel usage :jecouvredefleursderhtoriquelepremier idiot qui il est utile de faire la cour ; je dfends, avec unegalesouplesse,lesbonnesetlesmauvaises causes. J e suis dans la forme, le fond mest tranger. Alors, vous me conseillez de faire autre chose ? Autrechose !nimportequoi !Choisissezune 44 professionlibrale.Avocat,siledroitvousembte, vous pourrez vous lancer dans la politique. Mdecin, si laclientlesefaittropattendre,vousinventerezune nouvelledrogue,ouvrirezundispensairesousle patronage dune socit de charit et le succs viendra, avecletemps.Sivousavezlecompasdansloeil, faites-vous architecte ou ingnieur. Et dfaut de tout cela, il y a encore le commerce qui offre beaucoup de chances de succs. La carrire commerciale est la plus avantageuse dans un jeune pays comme le ntre. On y faitfortunetrsvite.Ceuxquelehasardfavorise quelquepeuontbienttchevaux,voituresdeluxeet maison princire rue Sherbrooke. Les journalistes nont rien de tout cela. Ils vont mme pied quand il y a des barbiers et des garons de buvette qui se prlassent en automobile. Et je me demande parfois si cela nest pas juste, sil ny a pas moins de mal abrutir les gens avec desalcools,silnestpasmoinsinhumaindeleur corcher la figure avec un rasoir, que de leur imposer la lecture de journaux destins les tromper et fausser leur jugement. Tout ce que vous dites l me parat si trange que je ne sais vraiment que faire. Prenezlepremiertrainetretournezla campagne. Vous pourrez rflchir tout votre aise en respirantlairvivifiantetpurpassantsurlesprairies 45 parfumes de trfle que le soleil printanier baigne de sa lumireblonde.Peut-trequelecharmedelanature renaissante et fconde vous donnera lide de vous faire agriculteur. Cest ce que je regrette, moi, de navoir pu vivre loin de la ville, dune existence faite de calme et dejoiesaine,lespiedsdanslaverdure,lefrontlev vers le ciel bleu. Les odeurs qui montent de la terre que lesoleilcaressevalentmieuxquelapoussiredes salles de rdaction. Ici, cest lesclavage ; l-bas, cest la libert. vous de choisir. Vousavezsansdouteraison ;peut-tre retournerai-je Mamelmont, ce soir. Mais, si je restais, quand, mme ? Dans ce cas, revenez demain matin, neuf heures, je tcherai de vous employer quelque chose. AprsavoirremerciledirecteurduPopulistede lintrt quil avait bien voulu lui tmoigner, Paul Mirot sen alla au hasard, par les rues de la ville, ne sachant quepenserdecequilvenaitdentendre,songeant lavenirquiluiapparaissaitmaintenantremplide mystresetdedangers.RueSaint-Laurent,des marchandsjuifs,laportedeleursboutiques, linvitrent entrer : Vant a suit gentleman ?... Big sale here,to-day !...Thecheapestday,thelastdayofthe bigsale !Desfemmespassaient,lefrlant,lesunes laides, les autres jolies ; des hommes affairs allaient et 46 venaient,dautresmarchaientpluslentement,en flneurs, le cigare aux lvres, la canne sous le bras. Le jeunehomme,dabordtourdiparceva-et-vient continuel, accompagn du bruit agaant des tramways, mlautoc-tocrgulierdutrotdeschevauxsur lasphalte, reprit bientt son sang-froid et samusa de ce spectacle nouveau pour lui. Midi venait de sonner aux glises de la mtropole. Une petite ouvrire aux lvres rouges,auregardprometteur,sortantdunatelierde modiste, se trouva face face avec lui et il se rangea polimentpourlalaisserpasser.Labelleenfantlui sourit. Plus loin, une grande brune, dhanche, le toisa de la tte aux pieds et lui murmura en passant : Come Deary, I love you ! Ces femmes de la ville, assurment, neressemblaientpascellesdeMamelmont :elles paraissaient aimables et hospitalires. Mais Paul Mirot vita de rpondre cette trop chaleureuse invitation et pressalepas.Ilserappelaavoirentenduparlerde vilaines cratures, perfides et malsaines, qui perdent les hommesetsurtoutlesjeunesgens.quelssignes pouvait-onlesreconnatre,celles-l ?Voilcequon avaitngligdeluiapprendreaucollgedeSaint-Innocent.Lapetiteouvrire,toutensourire,ne paraissaitpasmchante ;lautrenonplus,lagrande brune,malgrsonaireffrontetsadmarche provocante. Du reste, ce ntait pas le moment pour lui dechercherunemesympathiqueetfminine,dans 47 cette multitude de figures inconnues. Son ami J acques lui expliquerait, le conseillerait. Un besoin imprieux rclama toute son attention : il avait faim. Dans un petit restaurant quinze sous, il sattabla devant un potage dorigine douteuse, suivi dun plat de viande dont il naurait pu dire le nom, et semplit tant bienquemallestomac,enattendantmieux. Retournerait-illacampagnelejourmme ?Marcel Lebonleluiavaitconseill,maisilignoraitla monotonie de son existence, l-bas, entre la tante Zo, la pit ignorante, et loncle Batche, revenant toujours son ide de la culture de la betterave qui enrichirait toutelaparoisse,sileconseilmunicipalvoulaitsen mler. Et puis, ctait lche de se rendre avant davoir combattu, pour un soldat de la pense, peut-tre encore plus que pour celui que lon pousse en avant, sous les balles et la mitraille, quand il ne sait pas au juste pour qui ou pour quoi il va se battre et se faire tuer. Et que penserait de lui son ami J acques, et le dput Vaillant qui lavait si chaleureusement recommand ? Ctait l le problme difficile simposant son esprit depuis son entrevueavecledirecteurduPopuliste.Ilentait laffreuxpuddingauraisinetnavaitencorerien dcid. Le hasard vint son secours. 48 Ungrandjeunehomme,vtudunpantalonde flanelle et dun veston noir, un faux panama la main, vint sasseoir, sans crmonie, au bout de la table o Paul Mirot achevait son triste repas. On tait en mai et latemprature,pluttfrache,nautorisaitpasencore une semblable tenue. a devait tre un fameux original que cet individu ! peine assis, son panama pos sur le coin de la table, il sortit un mouchoir de sa poche et spongea le front en sexclamant : Sapristi, quil fait chaud ! Il rpta la petite phrase deux ou trois fois, avec le mme geste. Voyant que son voisin navait pas lair dispos engager la conversation, il lui demanda : Netrouvez-vouspas,monjeuneami,quilfait chaud ? Mais, non, monsieur, je suis trs bien. Oh ! cest que, moi, je cours comme un fou depuis le matin. J ai cette affaire Poirot sur les bras. La femme vientdtrearrte ;lemariestmourantlhpital Notre-Dame. J ai pour le moins trois colonnes de copie donnerlimprimerieavanttroisheures...Sapristi, quil fait chaud ! Vous tes dans les journaux, monsieur ? Comment,vousnemeconnaissezpas ?Cest singulier ! Tout le monde me connat. Solyme Lafarce, cestlenomdontmonpremafaitprsent.Unjoli 49 nom, nest-ce pas ? Il a, du reste, oubli de me donner autre chose. Mais je ne suis pas en peine pour me tirer daffaire.Vouslavezdevin,jesuisreporter Lteignoir,leplusgrandjournaldupays,lemieux renseign,grcemoisurtoutqui,moyennantun salaireconsidrable,depuisdixans,luifournisdes primeursdanstouslescrimesquisecommettent Montral et deux cents milles la ronde. a doit tre bien intressant, ce mtier ? J e vous crois ! On se trouve en relations avec un tas de gens patants. Et toujours de largent plein ses poches. Si Paul Mirot avait pris la peine de rflchir, il et, sansdoute,trouvtrangequunhommequiade largent plein ses poches puisse se contenter dun menu de restaurant quinze sous, et porter un costume aussi peu confortable pour la saison ; mais il pensait autre chose.Iltaitavidedeserenseignersurlaviedu journaliste. Il demanda au reporter de Lteignoir : Ainsi, vous tes satisfait de votre tat ? Enchant ! Cest le mot. Tous vos confrres ne pensent pas comme vous. Vousvoulezparlerdeceuxquiposentaux savants,quiseproccupentdesquestionssocialesou qui font de la littrature. Ce sont des imbciles. De la 50 littrature, il nen faut pas dans le journalisme, pas de science non plus, mais de la politique quand a paye, deshistoiressensation,surtout.Avecmoncompte rendu de laffaire Poirot, par exemple, dont je suis le seul possder tous les dtails, Lteignoirva encore augmenter son tirage, ce qui veut dire en mme temps augmentationdelavaleurdesapublicit.Plusun journaladecirculation,pluslevestleprixde lannonce qui est la vritable source de revenus. Et ce nest pas avec de beaux articles que la populace ne lit gurequonarrivecersultat.Cequelesmilliers dabrutisquisabonnentauxjournauxaiment,cest quonleurapprennelesscandales,lescrimes,les accidents du jour. Les faits divers les plus stupides ne sontpasddaigner.Cequiprendaussi,cesontles portraitsdecurs,depolicemen,depompiers,de vnrablesjubilaires,demarguilliers,deconseillers municipaux, enfin de lhommequiavulhommequia vulours.Le journaliste assez malin pour tirer parti de toutcelaserendindispensable,onsedisputeses servicesetilenprofitepoursefairepayerunfort salaire.J esuissrquelePopulistevadenouveau essayer de mattacher sa rdaction aprs le succs de mon compte rendu de ce soir sur le crime dont je vous aiparl,etquepourmegarderLteignoirva maugmenter de cinq ou six dollars par semaine. On va sarracher le journal. Lisez laffaire Poirot, cest tap, je 51 ne vous dis que a. Cest donc bien intressant, cette affaire Poirot ? Toutlemondeenparle.Etjaidcouvertdes choses qui feront sensation. Vraiment ! Cestunefemmedelameilleuresocitqui Poirot donnait rendez-vous, tous les mardis, dans une maison hospitalire de la rue Victoria. Ah ! J e la connais trs bien. Vous connaissez tant de monde. J e connais aussi madame Poirot. Cest une femme dunenergiedeferetpascommode,dunelaideur quaucuncharmeparticuliernattnue.Quandellea dcouvert le pot aux roses, a na pas tran longtemps : un coup de rasoir et a y tait. Solyme Lafarce illustra laventure abominable dun geste qui ne laissa aucun doute son interlocuteur sur la nature de lattentat criminel. Le fameux reporter, tout endvorantunplatdehachisquonvenaitdelui apporter, ajouta : Vous comprenez, on ne peut donner crment tous les dtails de cette affaire scabreuse dans un journal qui pntrepartout,quonreoitdanslesmeilleures 52 familles.Maiscommejexcelledanslartdedireles choses mots couverts, on les trouve quand mme dans mon compte rendu sous une forme dcente. Et je parle de limmoralit qui nous envahit de plus en plus, grce aux mauvaises lectures, aux mauvais thtres ; jinsiste sur le danger de la diminution de la foi remplace par les ides nouvelles qui, si on ny met un frein, feront disparatrebienttjusquauderniervestigedenos moeurspatriarcales.Quantlamalheureusequona arrte aprs son crime, que bien des gens trouveront excusable,jairecueillilestmoignageslesplus touchantsensafaveur.Ellecommunietousles premiersvendredisdumois,elleestdunevertu inattaquable, et lon prtend que cest surtout cause de la rigidit de ses principes quelle a pris ce moyen radical pour mettre fin aux infidlits de son mari. PaulMirotstaitlev,maisSolymeLafarcele retintencoreuninstantenluiposant,dungeste sympathique, la main sur le bras : Ce que je vous plains, petits commis mal pays, enfouis du matin au soir dans vos ballots de cotonnade, faisantlarticle,laboucheencoeur,auxclientesqui daignent peine vous regarder... Mais... Oh !neprotestezpas.J aiuncousindansle mtier,ilcrvededpitquandjelentretiensdemes 53 succsdanslemonde.Commentavez-vouspu,joli garon comme vous tes, songer faire du commerce ? Mais, vous vous trompez, je ne suis pas commis de magasin. J e nai mme rien commis du tout. Bravo !Vousavezpresqueautantdespritque moi. J aurais grand plaisir vous appeler confrre. Ehbien !nevousgnezpas,jentredemainau Populiste. Le sort en tait jet, il avait dit le mot qui le liait danssonesprit.Ilenprouvaungrandsoulagement. Danssajoiedesesentirallgdufardeaude lindcision, il offrit un petit verre de quelque chose au confrre ;cedernieracceptaaprsstrefaitunpeu tirerloreille,commesianavaitpastdansses habitudesdescamoterainsidesconsommationsen affichant son titre de reporter Lteignoir. On se spara les meilleurs amis du monde. Lelendemain,PaulMirot,quiavaitludomicile dansunemaisonmeubledelarueDorchester, commenaitsonapprentissagedejournalisteavecun salaire des plus modestes. QuandilarrivaauPopuliste,sonamiJ acques, revenulematinmmedeSainte-MarieImmacule, pench sur son pupitre, dans un coin, au fond de la salle de rdaction, se htait de terminer son compte rendu de 54 la bndiction dune chapelle, qui avait eu lieu la veille dans un village de colons du Nord. Conformment aux instructions quil avait reues, dans un style appropri lacirconstance,ildlayaitaucrayon,sur dinnombrablesfeuilletsdecopie,lespithtes ronflantes,lesmotsmillepattes,composantdes phrasesfilandreuses,pleinesdonctionetdencens. Parfois,ilsarrtaitdcrirepoursegratterlajambe. Marcel Lebon ne stait pas tromp, les puces de cette rgion demi sauvage avaient fait lenvoy spcial du Populiste lhonneur de laccompagner jusque dans lamtropole.PaulMirotlaperut,aussitt,et sempressa daller le surprendre son travail. Il reut de Vaillant laccueil le plus chaleureux : Comment, cest toi !... Te voil enfin !... a, cest unebonneide...Tuvasvoircommetoutirabien. Seulement,jenetesouhaitepaslevoyageSainte-MarieImmacule.Quelpays,moncher !Rien manger, rien boire, mais des puces et des indulgences tant quon en veut. Les hommes sont ignorants et sales, lesfemmestristesetfarouches,etdesenfantsla douzaine, tout barbouills, en guenilles, se culbutant au milieu des volailles et des cochons. Ainsi, tu mapprouves quand mme dtre venu ? J e tapplaudis deux mains. J e tavoue que jai t sur le point de retourner l- 55 bas,Mamelmont.Cequemadittondirecteur mavait tellement dcourag... Bah ! des btises, sans doute. Cest un homme qui nest jamais content. propos, connais-tu un reporter de Lteignoir, du nom de Solyme Lafarce ? Comment,est-cequiltauraitdjinduitlui payer la traite ? Et lorsque Paul Mirot lui eut racont sa conversation delaveilleaveclefameuxreporter,ilsamusa beaucoupdesanavet.Ilstaitfaitroulerparce parasite,vivantdexpdients,exploitanttouslesnafs quil rencontrait. Ce brigand du journalisme avait fait touslesjournaux,oonlemployaitdesbesognes ingrates. Quand il crevait de faim, dans les bureaux de rdaction on passait le chapeau pour lui venir en aide. Quelques maisons de commerce lui donnaient de temps autre de la traduction faire, des pamphlets-rclame rdiger ; ou bien il devenait, durant quelques semaines, agentpourunetroupedesaltimbanquesentourne, pour un cirque de troisime ordre, et il avait dautres moyens dexistence plus louches encore. son dbut dans le journalisme, Solyme Lafarce avait fait preuve dunreltalent.Malheureusement,iltaittomb bienttdanslivrognerieetlapluscrapuleuse dbauche,cequiluiavaitfaitperdredummecoup 56 lestime de ses camarades et la confiance de ses chefs. Etcommesonamiparaissaitattristdetoutcequil venait dentendre sur le compte dun individu qui lui en avait tout de mme impos un instant, J acques Vaillant ajouta, en lui frappant amicalement sur lpaule : Il ne faut pas te croire un imbcile parce que ce fumiste de Lafarce ta mont le coup. Des plus malins que toi se sont laisss prendre ses discours trompeurs, etdansdescirconstancesautrementcomiques.Dans une grande ville, vois-tu, il faut se mfier de tous les gens quon ne connat pas et surtout des personnes qui se montrent par trop accueillantes. De mme que lon doit fuir la premire Vnus du trottoir qui soffre aux convoitisesmasculines,ilestbondesegarerdes malandrins de la rue, des bars et des cafs louches. Leur conversation fut interrompue par larrive de MarcelLebonquiprsentalenouveauvenuau secrtairedelardaction,quiincombaitlatche dinitier le jeune homme au travail de bureau avant de lemettreladispositionduchefdesreporters, commandantunequinzainedechasseursde nouvelles,fortmalmenslorsquilsrevenaient bredouilles. Lomnipotent personnage, qui rpondait au nom gracieux de Blaise Pistache, ntait pas un aigle, mais sa nullit navait dgale que sa prtention. Lun desesfrrestaitmarchanddevinsetdalcools,il 57 payait au journal, bon an mal an, des milliers de dollars pour ses annonces de champagne extradry,de Scotch Whisky,de gin et de toutes sortes denivrants poisons ; lautre tait jsuite, dune telle rputation de saintet et dloquence que les foules accouraient pour lentendre fulminercontrelivrognerie,ladbauche,lesides nouvellesettouteslesturpitudesdusicle ;on reproduisaitsessermonsenentierdanslePopuliste. Ctait cette double influence du marchand de vins et du jsuite que Blaise Pistache devait son importante et lucrative situation. Il se montra fort aimable avec Paul Mirotetluiconfialacorrectiondescorrespondances venantdelacampagne.Dureste,cegroshomme, culottantdespipestoutlelongdujour,taitdune bienveillanceextrmepourceuxquisavaientadmirer sescoupsdeplume,etcherchaitsanscesse augmenter, dans le personnel de la rdaction, sa petite courdadmirateursintresss.Ilindiquaaujeune homme la faon la plus pratique dexpdier rapidement etconvenablementsabesogne :ilsagissaitdesaisir tout de suite le fait intressant, de le dpouiller de la phrasologieincohrente,toutenmnageantla susceptibilit du correspondant par trop prolixe dans la narrationdvnementsordinairesetsansimportance. Lessentiel,ctaitdenomettreaucunnom,afinde toujours exploiter la sotte vanit des gens qui aiment faireparlerdeuxdanslesgazettes,neserait-ceque 58 pourapprendreaupublicquemonsieurBaptistea rendu visite son voisin, ou que madame Baptiste a fait un gros bb. OnempiladevantPaulMirottoutela correspondance arrive du matin. Il prit rsolument la premireenveloppequiluitombasouslamainet louvrit.Ctaitunejeunefille,lafinecriture,se plaignantdesassiduitscompromettantesdun soupirant un peu mr. Et elle ny allait pas par quatre chemins,lapetite :ellemenaaitcetamoureux persvrant,insensibletouteslesrebuffades,delui mettrelepiedlabonneplace,silemoineaunese htait daller chercher fortune ailleurs. Le jeune homme resta perplexe. Publiait-on des choses semblables dans lejournal ?Ilfaudraitsoumettrelecassonchef, quandilauraitterminledpouillementdela correspondance.Danslasecondelettreonfaisait lloge de mademoiselle X, lorganiste du village qui, lors dune petite fte religieuse, avait fait entendre ses sonslesplusharmonieux.Lejournalisteenherbese demanda de quels sons le correspondant voulait parler. Untroisimestendaitsurlercitdelaclbration dun anniversaire de naissance, une fte mmorable en lhonneurdunejeunefille,o,aprsunsouperde premireclasse,lami de lajubilairelui avait lu une touchante adresse, accompagne de cadeaux, tandis que lesautresamisprsentsluimontraienttoutcequils 59 prouvaientenverselle.Suivait le compte rendu dune runionintime,nonmoinsmmorable,autourdun jeune couple rcemment uni par les liens du mariage, auquelonsouhaitait,entreautreschoses,une nombreuse postrit, et, pour assurer la ralisation de ce souhait, on demandait Dieu de venir en aide aux tendrespoux.Puis,ctaitunemartyrequiracontait son histoire au journal, en y joignant sa photographie : la martyre de Saint-Origne. Daprs le portrait, cette femmeparaissaittoutejeuneetdassezjoliefigure ; elletaitgrandeetmince,avecdesyeuxtroublants dhystrique.Sonmari,lasouponnantdinfidlit, lenfermaitdanslacavequandilsabsentaitdesa maison,unecavehumide,rempliederats.Etelle donnait des dtails faire dresser les cheveux. Dcourag, le jeune homme renona en apprendre davantage, et il se levait pour aller porter le paquet de correspondances au secrtaire de la rdaction, lorsque son ami J acques, qui avait un moment de libre, vint son secours : Eh bien ! a va les correspondances ? a ne va pas du tout. J e vais remettre ces papiers monsieurPistacheetluidemanderdememployer autre chose. Ah !non,nefaispascettebtise.Dbrouille-toi nimportecomment,maisdbrouille-toi...Voyons, 60 quest-ce quil y a qui tembarrasse ? Tout. Toutes ces correspondances que je viens de parcourir :lamartyredeSaint-Origne ;cejeune couplequinepeutpasfairesespetitesaffairestout seul ;cettejubilairelaquelleonmontrajenesais quoi ; lorganiste qui fait entendre ses sons ; et la jeune fille se plaignant dun certain moineau. Attends un peu, je vais tapprendre... EtJ acquesVaillant,aprsavoirluces correspondances, expliqua : Mais,moncher,riendeplussimple.J ette-moi dabord le moineau et la martyre de Saint-Origne au panier,ilssentendronttrsbienensemble ;couvre dun trait de plume lattitude quivoque des amis de la jubilaire ; laisse le jeune couple travailler sa postrit, puisque le ciel bnit les familles nombreuses ; quant lorganiste,enlve-luisasonoritpersonnelleet incongrue,pourfairecourirsesdoigtsagilessurle clavierdivoireproduisantlessonslesplus harmonieux. Il dpouilla ensuite le reste des correspondances et indiquasonamilesretouchesfaire,entreautres lannonce du mariage prochain dun vieux garon qui voulaitseproduireavecuneveuvepasfarouche ;la nouvelledifianteduneparoisseotoutlemonde 61 avaitprislatemprancelasuiteduneretraite ;la communicationimportantedumairedeLa Rdemption,annonantaupaysqueleshabitantsde par cheux eux avaient fini dsumer leux ptaques. Quand lheure du midi sonna, Paul Mirot avait tant bien que mal accompli sa tche de la matine et il alla luncherdebonapptit,tantpresquesatisfaitdelui-mme... son retour, Blaise Pistache lui dit : Maintenant, je vais vous mettre la traduction des dpches : un bon journaliste doit savoir tout faire. Pour traduire convenablement une langue trangre, ilfautsurtoutdelapratique.Lestraducteurs inexpriments sattachent aux mots plutt quau sens de la phrase, et il en rsulte quils embrouillent tout et nycomprennentrien.PaulMirotnedevaitpasfaire exception la rgle. Le premier feuillet de dpche de lAssociated Press qui lui tomba sous la main le soumit une dure preuve. Il sagissait de suffragettes arrtes Londreschargedwithconductlikelytocreatea breachofpeace.Iltraduisit :chargesavecune conduite...et sarrta, terrifi de ce quil allait crire, puis recommena la traduction. Cestalorsquilcompritquelesprofesseursdu collgedeSaint-Innocentauraientmieuxfaitdelui 62 enseignerunpeumoinsdegrecetdelatinetplus danglais.Maisl,commedansdautresmaisons dducation canadiennes-franaises, on se souciait peu denseignerlalanguedeShakespeare,indispensable pourtant tout homme qui veut faire son chemin dans une colonie britannique dont la grande majorit de la population est anglaise. Savoir langlais, pour certains espritstroitsetfanatiques,nest-cepaspactiserdj aveclennemi ?Savoirlanglais,nest-cepasdevenir un peu protestant, mme franc-maon ? Dune heure trois,ildonnaunedemi-colonnedecopie,ayant dpens autant de forces crbrales quil en fallait au secrtairedelardactionpourrdigersescoupsde plume, lespace dune anne entire. Le journal sous presse, tout le monde respira. Les pipes furent allumes et on se runit par petits groupes pour causer en attendant que le garon de limprimerie et apport le numro du jour dans lequel chacun tait anxieux de relire sa prose. J acquesVaillant,aprsavoirprsentlenouveau confrre tous ses camarades, prit deux exemplaires du journal, encore tout humide, quon venait de distribuer et entrana rapidement son ami en lui disant mi-voix : Filons tout de suite avant que ce chameau de city editor ne remonte de limprimerie. Quand ils furent dans la rue, Paul Mirot lui demanda 63 la raison de cette fuite prcipite et J acques, tout joyeux de pouvoir disposer de son temps et jouir de sa libert jusquau lendemain, lui rpondit : Cest vrai, tu ne sais pas ce que cet animal de city editorestembtant.Chaquejour,aprslejournal,il distribuelescorvesdusoirauxreporters.Ondirait quilnestsatisfaitquelorsquilyenapourtoutle monde, je crois quil en inventerait au besoin. Ce sont des assembles de conseils municipaux de banlieue, des runionsdeclubspolitiques,dessancesde commissionsdetoutessortessigeantlesoir,des associations de bouchers, dpiciers se runissant pour parler cochon ou fromage, des concerts de charit, o le journaldoittrereprsentsouspeinedencourirla disgrceduntasdabrutisrasantquelquefoisjusqu minuit le pauvre reporter oblig, le lendemain, de faire lloge de celui-ci et de celui-l, qui nont rien dit de nouveau ni dintressant. Le plus souvent possible, je me trotte avant la distribution, except le lundi, jour o onnousgratifiedebilletsdethtre.J esaisquele nommJ ean-BaptisteLatrimouillemengardeune sourde rancune, quil essaiera dpancher la premire occasion. Mais je men moque. Undrledenom,toutdemme,queceluide Latrimouille. Silenomestdrle,lepersonnagenelestpas. 64 Pourlemoment,tunasrienfaireaveclui.Etil fredonna : Ton sort est le plus beau, Le plus digne denvie. Au fait, tu nes pas une Enfant de Marie, mais cet airdecantiquemerevientchaqueprintemps,avec lobsession du parfum des lilas que nous respirions en rdant autour du couvent de Saint-Innocent, si prs du collge o nous avons fait nos humanits. Quel homme est-ce, au fond, que ce J ean-Baptiste Latrimouille ? Ce nest pas un homme, cest une machine. Car, cequejappelleunhomme,moi,cestuntrequi pense, qui raisonne, qui est susceptible de prendre une rsolution tout seul, qui ne marche pas seulement quand on lui dit de marcher. Or, notre charmant city editor est tout le contraire de cela. Il est, du reste, the right man in therightplace,pouremployerlexpressiondune plantureusecossaisetrsprisedelavigueur athltiquedesonamoureux,lundesvainqueursdu championnatdebaseballdeladerniresaison. Ladministrationdujournalluiindiquelalignede conduitesuivre,senfaitsonexcuteurdeshautes oeuvres quand il sagit de faire tomber des ttes parmi 65 le personnel de la rdaction, et dgage sa responsabilit de toutes les erreurs et sottises qui simpriment dans Le Populiste,enlesmettantsurlecomptedecet instrumentdocile,incapablederegimber.Onlui ordonnedefaireunechose,illafait,etsiatourne mal, on laccuse dabus de confiance, dimbcillit, et, au besoin, de tous les crimes dIsral. Il accepte tout, courbelatte ;ilsaccuseraitlui-mme,sicelatait ncessaire.Sesmatresauraienthontedetraiterde bravesgaronsinstruits,intelligents,commeilles traite ;maisLatrimouillenaaucunrespectpour lintelligenceetlinstruction,entantdpourvului-mme, et ne sen portant pas plus mal. La supriorit pourlui,cestledroitdecommander :ilsecroit suprieurtoi,moi,touslesautresqui,surson ordre, courent droite et gauche, vont la recherche de la sensationdu jour, dans la crainte dtre scoups. Cestunesclave-n,commandantdautresesclaves que la ncessit fait plier sous le joug. Bref, je le crois irresponsabledesesactesetjenprouvepourlui aucunsentimentderancune,pasplusquejen prouveraispourunemachineautomatiquequi maurait pinc les doigts. Cest donc pour me rduire ce pnible esclavage que tu mas conseill de faire du journalisme ? Mais non ! mais non ! Tu ny entends rien encore. 66 Avecdelasouplesseetunpeudephilosophieon sarrangeassezbiendanscettegalre.J admetsque lapprentissagedumtiercomporteuneinfinitde petitesmisres.Maisnoussommesjeunes,nous avancerons.Quandlemomentseravenu,nous quitterons Le Populiste, et avec laide de mon pre, qui deviendra ministre un de ces jours, nous fonderons un journaloilnousseraloisibledcrirecequilnous plaira, un journal srieux, indpendant, qui ne sera pas unefeuilledechoucommeceluiauquelnousavons lhonneur de collaborer. J e ne voulais pas te faire part de ce projet maintenant, mais puisque tu maccuses de tavoir entran dans un guet-apens, il faut bien que je te le dise : je ne tai fait venir Montral que pour cela, afindetassocier,quandtuaurasacquislexprience ncessaire, mon entreprise, dont le succs est assur davance. Et si tu te trompais, si tu te faisais illusion ? Impossible ! Le public instruit, clair, commence en avoir assez de ces journaux qui ne sont en ralit que des feuilles de rclame et dannonces, des recueils dhistoires dormir debout et dopinions qui, de rares exceptionsprs,nesontpascellesdujournal.Ilne sagit que de saisir loccasion opportune pour tirer parti de la situation dplorable dans laquelle se trouve place la presse canadienne, au point de vue de lavancement 67 de nos compatriotes. Tout en causant, les deux amis taient arrivs la maisonmeubledelarueDorchester,oPaulMirot avaitludomicile.J acquesVaillantvoulutvoir linstallationdesonnouveauconfrreetmontachez lui.Centaitpasriche,pasjoli,maisenattendant mieux il fallait se contenter de cette chambre assez mal claireparsonuniquefentredonnantsurlacour, avecuntapisusetdesfauteuilsreints,portant lempreintedepostrieursgrosetpetits,masculinset fminins, qui sy taient frotts aux heures de lassitude et dabandon, depuis dix ans, vingt ans peut-tre quils taientsortisflambantneufsdechezlemarchandde meubles. Linspectiondelachambretermine,J acques Vaillant fit Paul Mirot le portrait de leurs camarades, de leurs gaux du personnel de la rdaction. Ctaient tousdebonsgarons,dontquelques-unsunpeu maniaques,abrutispardenombreusesannesdun travailenquelquesortemcaniqueetpeu rmunrateur.Unseulneluiplaisaitgure,avecson allure de moine dfroqu, ses manires de bigote sur le retour, sa faon de se voiler la face ou de se retirer lcart quand on racontait, aprs le journal, des histoires un peu lestes, ou que quelquun mettait une opinion pas tout fait orthodoxe. Il tait, en outre, peu soigneux 68 de sa personne, ne se lavait jamais les dents et portait une chevelure que le peigne navait pu dflorer. Il ne fumaitpas,nebuvaitquedeleauclaireetbaissait pudiquement les yeux si une femme se trouvait sur son passage.Demmoiredejournaliste,onnelavait jamais entendu rire ni plaisanter, il nouvrait la bouche que pour fltrir limpit et les moeurs dplorables de son poque. Ctait lui quon avait confi la rdaction des nouvelles difiantes, et il sacquittait de cette tche en homme convaincu que sa vritable patrie nest pas decemonde.IlsappelaitPierreLedoux,maisles reporters du Populistelavaient surnomm LaPucelle, et entre camarades, on ne le dsignait jamais autrement. Iltait,dureste,souverainementdtest ;caronle souponnaitdednoncer,ensecret,aussittquilen avait loccasion, ceux de ses confrres dont la conduite portaitombragesavertuouqui,parleurspropos, affichaientdesprincipesdangereux,parceque progressistesetcontrairesaumaintiendesvieilles traditions. LucDaunais,lereporterchargduservicedela police, lui, tait un maniaque des plus amusants. Pour avoir,troplongtemps,vuledfildesprisonniers, enchanslesunsauxautres,quelonamne comparatre chaque jour devant les magistrats ayant punirlesdlitsdontserendentcoupableslesrdeurs nocturnes, les ivrognes et les prostitues, il enchanait 69 toutsurlui.Ilportaitneufchanesaccrochesson gilet et son pantalon. part sa chane de montre et la chane de son lorgnon, il avait une chane son cure-dents,unechanesonporte-cigare,unechanesa bote dallumettes, une chane son canif, une chane ses clefs, une chane son porte-monnaie et une chane son tui chapelet. Cette ide lui tait venue tout coup,commeuneinspiration,etilsenglorifiait hautement.Dabord,parcemoyen,impossiblede perdrequelquechose ;ensuite,ceschanes,quandil ouvrait son veston en public, donnaient ceux qui ne le connaissaient pas une haute ide de sa personne : on le prenait pour un caissier de banque ou un parfait notaire ayant la garde de nombreux trsors. Celui-l ne savait faireautrechosequelachroniquedestribunauxde police. Tous les policemen le connaissaient, les tourne-clefsdelageletaientdevenussesamis,iltaitle confidentdesplusfameuxdtectives.Aubesoin,il savaitleurtreutileenleurfournissantdes renseignements. Il accompagnait mme, ses heures de loisirs, les braves agents la poursuite dun dangereux malfaiteur, ou allant tout simplement oprer une rafle chezMaud,RosaouMary,tenanciresdemaisons damour. Ctait le mieux pay de tous les reporters, causedesaprcieuseexpriencedesbas-fondsdela socit. Letraducteurattitrdesdpches,LouisBurelle, 70 avaituneautremanie :celledempruntervingt-cinq sous tout le monde quil rencontrait. Il tait toujours cass,cest--dire que du lundi au samedi, jour de la paie,ilnavaitjamaisdargent.Lesamedietle dimanche, il faisait la noce, payait volontiers des dners etdestraitessescamarades,maisneremboursait jamais les vingt-cinq sous quon lui avait prts. Et il y avait encore le reporter de lhtel de ville, un rsign, unmodestequi,soitpartimiditoumalchance,tait toujours rest dans la mdiocre situation quil occupait au journal, depuis quinze ans. Il se nommait Modeste Leblanc,etcenomdeModesteconvenaitbiensa modestie. Cependant, il navait pas t aussi modeste avec son pouse, car il supportait pniblement le poids dune famille de treize enfants. Ce brave garon tait unrudit,unpenseur,ilavaitdesides,uneplume alerte pour les exprimer. Au dbut, il crivit quelques articles sous sa signature, des articles fort intressants. La direction du journal salarma, il devenait un homme dangereux en sortant de son rle de machine. On lui fit desobservationsinjustes,desreprochesimmrits.Il auraitpuprendresonchapeauetsenaller ;maisil songea sa femme, ses petits qui pourraient souffrir desarvolteorgueilleuse,etdanslincertitudeoil tait de pouvoir trouver un emploi immdiat ailleurs, il soublia, seffaa dans limpersonnalit de la rdaction duPopuliste.Quantaureporterdusport,Andr 71 Pichette,ctaitunbondiable,trsserviable,dune force peu commune. Pour se mettre bien avec lui, on navait qu admirer le dveloppement prodigieux de sa poitrine,doubleossature,commeilleprtendait, semblable une coque de navire blind ; ou bien avoir lairderedouterlapuissancedesonpoingmortel, capabledassommerunboeufdunseulcoup.Il jouissaitdelaplusgrandelibertaujournal,oil napparaissaitquelematinquandiltaitenville, passantlerestedesontempsauxcoursesdeBlue BonnetsouduparcDelorimier,auterraindes Shamrocks ou des Montral, aux rgates organises par les associations de canotage, lhiver, suivant les matchs de hockey,les clubs de raquettes.DAntoine Dbout, lereporterduPalais,ilyavaitpeudechosedire : ctaitunespritjuridiquedansuncorpssujetla dysenterie, quand on voulait lui imposer un surcrot de travail.Lesquelquesautresjeunesreportersqui compltaientlepersonneldelardactionnefaisaient souventquypasser ;ctaientpresquetoujoursdes tudiantsquelonrtribuaitpeine.Lesuns disparaissaient deux-mmes, ayant dcouvert quelque moyen plus avantageux de se procurer de la monnaie depoche,lesautrestaientcongdisauboutdune semaine ou deux, pour tre arrivs trop tard le matin, pour un oui, pour un non, et remplacs au petit bonheur par le premier qui se prsentait. 72 J acques Vaillant, aprs avoir pass en revue tous ses camaradesduPopuliste,eutunepensedindulgente philosophie, quil exprima en ces termes : Que veux-tu, mon pauvre vieux, il parat quil faut toutes sortes dindividus pour faire un monde, et dans touslesmilieuxonrencontredestypesdgotantset des braves coeurs. Son ami parti, seul dans sa chambre, envahie peu peu par lombre qui descendait sur la ville, sa chambre sansluxe,autapisus,auxfauteuilsreints,Paul Mirot sentit une immense tristesse lui treindre le coeur etlecerveau.Ilnyavaitriendanscettepice, horriblement banale, pour mettre un peu de gaiet dans sonesprit,rienpourleconsolerdanssasolitude, personne non plus qui parler. Il prouvait la lassitude amredunjourdelabeurstrile,etilsedemandait avecangoissesilenseraitainsilelendemainetles jours suivants. cette heure, il regrettait sincrement sa chambrette chez loncle Batche, et il se disait quil auraitpeut-tremieuxfaitderetournervivre Mamelmont,commeleluiavaitconseillMarcel Lebon. Les bruits de la rue, auxquels il ntait pas habitu, prolongrentlesheuresdeveillesolitaire,etcenest quetarddanslanuitquilsendormit,accablde fatigue. 73 III Les amusements de la mtropole IlyavaitquatremoisquePaulMirothabitaitla ville. On tait en septembre et il faisait bon, dans lair tide encore, de se promener vers les cinq heures, aprs le journal, par les rues toutes resplendissantes des feux dusoleilcouchant.AuCanada,septembreestundes plus beaux mois de lanne. Ce nest plus lt avec sa chaleur accablante, ses orages redoutables, et ce nest pasencorelautomneaucielgris,aufeuillage jaunissant.lacampagnesurtout,onprouveune sensationindfinissablederconfortetdevague attendrissementlavuedesarbreschargsdefruits arrivsmaturit,desgrainsmoissonnsdonton remplit les granges, sous le ciel serein, dans le calme de lanaturequelesoleilcaressedesesrayonsmoins ardents, comme sil jetait avec douceur de lor sur les choses.Cestcespectaclequilavaittantdefois contempl, dans le rayonnement des matins et dans la splendeurdessoirs,quelejeunehommesongeaiten descendant vers lest de la rue Sainte-Catherine, la fin 74 de ce beau jour septembral, en compagnie de son fidle compagnon et ami, J acques Vaillant. AuPopuliste,PaulMirotcommenaitsesentir plus laise. Il se familiarisait peu peu avec le mtier et sen tirait maintenant assez bien. Il avait conquis tous sescamaradesparsesmaniresengageantes,son obligeanceetsafranchise,lexceptiondePierre Ledoux,ditLaPucelle,dontilavaitplusdunefois offenslapudeurparseshonntesetimmodestes propos.Ilnavaitpasencorefaitdereportage,onle laissait la traduction des dpches ; il faisait aussi, de temps autre, la correction des correspondances venant de la campagne, et presque tous les jours, la dernire heure,onlenvoyaitdonneruncoupdemainaux correcteurs dpreuves. Cest ainsi quil chappait, pour quelquetemps,auxcorvesqueJ ean-Baptiste Latrimouille, le city editor, imposait ses subordonns. Le secrtaire de la rdaction, qui tait son chef direct, le traitaitassezbien ;cependant,illeregardaitparfois dunmauvaisoeil.Onluiavaitconseilldaller,au moins deux ou trois fois la semaine, fliciter Pistache sursescoupsdeplume,mais,commeiltrouvaitla prosedecettegloiredujournalismecanadienplutt insipide, il stait toujours abstenu dune dmarche qui lui et sembl dgradante. Ses camarades avaient beau lui rpter que ce manque de diplomatie pourrait tre non seulement prjudiciable son avancement, mais lui 75 valoir un cong si jamais on le prenait en faute, il ne voulait rien entendre. Il se disait quil avancerait peut-tremoinsviteensalinantlessympathiesdun hommeextrmementsensibleauxadmirations hypocrites,maisquilarriveraittoutdemmeparle travail et la double protection de Marcel Lebon, qui lui tmoignait une relle sympathie, et du dput Vaillant, dontlefilstaitsonmeilleurami.Ledputde Bellemarie,quandilvenaitaujournal,luidisaiten passant un mot dencouragement. Tout allait donc assez bien et le jeune homme, lesprit plus libre, le coeur plus lger, commenait prendre got aux amusements de la mtropole. Ce jour-l, cependant, il avait la nostalgie de l-bas. Ilsabsorbadansunevisionintimedupaysage pittoresquedeMamelmont,destroupeauxdevaches laitiresbroutantaupieddescollinesduhaut desquelles, tant gamin, il avait tant de fois dgringol, du robuste et paisible cultivateur revenant du champ sur sacharretedavoine,desacompagneunbtonla main, courant droite et gauche, rassemblant poules, oies et dindons lapproche du soir. J acques Vaillant, qui respectait son silence depuis un quart dheure, ce quiljugeasuffisammentrespectueux,crutdevoir ramenercetespritvagabondlaralitdelheure prsente.Loccasion,dureste,taitpropice :deux petites filles en robes courtes, aux jambes normes, qui 76 venaient en sens inverse, souriaient aux deux amis, de faon trs significative. Il poussa Paul Mirot du coude : Regarde donc un peu ces petites effrontes qui ont mis au moins dix livres de coton dans leurs bas. Oh ! avec de pareilles jambes, elles vont matcherquelques bons types. Matcher ? Pardon ! J oubliais que tu ne connais pas encore le langage de ces demoiselles. Matcher, a veut dire faire uneconqutederue,quontermine...ailleurs.Etje parie que tu ne sais pas sous quel nom on dsigne ces petites filles, de quatorze seize ans, qui font voir de si prodigieux mollets ? J e lignore, en effet. Ehbien !jevaistelapprendre,moncher.Ces petitesbtesdejoie...oudeproie,celasappelledes piano-legs,parcequeleursjambesressemblent beaucoupauxpiedsdecesmeublesharmonieuxque lon tapote dans toutes les maisons qui se respectent au grandennui,sinonaudsespoirdesvisiteurs. Seulement, je te ferai remarquer que la comparaison ne sappliquepasaupianodroit,lamodedepuis quelques annes, mais au piano queue. Lpithte est vraiment originale, et assez juste... Et do viennent-elles, ces petites filles ? 77 Dun peu partout, mais un grand nombre dentre elles descendent de la tribu des Pieds-Noirs. Il y a donc des Pieds-Noirs Montral ? Sil y en a ? On naurait qu dchausser tous les gensquipassentpourendcouvrirunequantit innombrable. Les pieds blancs, de mme que les gens quipourraientmontrerpatteblanche,sontbeaucoup plus rares. Sansplaisanterie,sont-cedessauvagesqueces Pieds-Noirs ? peuprs.Ilsviventdanslesfaubourgs,mais, contrairementauxautressauvagesquivendentles petitsenfantsauxfamilleshonorablesetbien pensantes, et battent les femmes pour leur faire garder le lit, ceux-l obtiennent de leurs femmes petits garons etpetitesfillesladouzainesanstreobligsdeles acheter.Ilssontignorants,exploits,etvivent misrablement.Ilsnontpaslesmoyensdefaire instruire toute cette marmaille, et il arrive, ce qui doit fatalement arriver des enfants levs dans la rue : les garonsfontdesrustres,commeleurspres,oudes mauvais sujets, les filles, de pauvres ouvrires que les patrons sans me exploitent ou... des piano-legs. La nuit tombait. La rue sclairait peu peu de ples reflets lectriques, et aux devantures des magasins les 78 vitrinesbrillaientdemillefeuxdonnantunattrait fascinateur aux objets tals pour exciter la convoitise des passants. Dune ruelle sombre un homme moiti ivre, ayant une femme chaque bras, apparut en pleine lumire,enfacedesdeuxamis.Letriolescroisaet PaulMirotcrutreconnatrelunedesfemmes,une grande brune dhanche. Ctait, assurment, la mme quil avait rencontre rue Saint-Laurent, le jour de son arrive. J acques Vaillant remarqua la persistance avec laquelleilsuivaitcettefemmeduregard,etlui demanda : Est-ceque,parhasard,tuconnatraiscette seineuse ? Cette seineuse ? Lesseineusessontlesconcurrentesdespiano-legs.On les nomme seineusesparce que, si elles nont paslavantagedesmolletsdcouvertsetlattrait quinspireauxespritsdrglslemystredespetites filles, elles sont, en revanche, plus expertes en lart de tendre leur croupe et de jeter leurs filets pour attraper le poisson. Cette grande brune est, si je ne me trompe pas, la bonne amie de Solyme Lafarce, qui, en plus de son mtierdereporter,exerceceluidepourvoyeurde clientsdanslamaisonocettedrlesseexploiteses jolistalents.Maistunaspasencorerponduma question, connais-tu cette femme ? 79 Oui et non. Cest--dire quil me semble que cest la voix, la dmarche et le sourire provocant de celle que je rencontrai un jour et qui me dit : Come, dear, I love you. Mais, ne lui ayant pas mme rpondu, jignore son nometlereste ;donc,jenelaconnaispas,touten croyant la reconnatre. Turaisonnescommenotreprofesseurde philosophieaucollgedeSaint-Innocent,cest admirable ton ge. Mais trve de plaisanterie, coute biencequejevaistedire.Tuesduntemprament passionn,parconsquentcapabledetousles emballements,ilfautquejetemetteengardecontre toninexprience.Cesfemmes,quellesportentrobe courteourobelongue,quellesaffichentunvice prcoce ou des charmes plus mrs, appartiennent la basse prostitution, elles constituent un danger public. Et onnefaitrienpourprotgerlajeunessecontrece danger,sousprtextequilnefautpasdonnerde sanctionauvice.Parlerderglementationnos hypocrites, autant vaudrait sadresser des eunuques. Tant pis pour les nafs qui sy laissent prendre. Quant toi, tu es averti : ni piano-legs, ni seineuses. Oh ! sois tranquille, jai une plus haute conception de lamour. Du reste, ce nest pas pour moi le temps daimer. J ai autre chose faire, pour le moment. Cetemps-lviendrapeut-treplusttquetune 80 crois. propos de ce dont nous parlions, il me semble que lautorit civile ne devrait pas hsiter adopter une loipourassurer,autantquepossible,lascuritau citoyen que ces femmes peuvent entraner. Lautoritcivile,ellesinclinetoujourssousles menaces des faux dfenseurs de notre vertu nationale, cettevertuquichangesouventdenomquandonose porter la main sur elle pour lui arracher son masque. Il y a en ce pays, comme ailleurs, des femmes trompant leurs maris. Chez nos jeunes filles, la candeur nest pas toujoursrelle,etilyenabeaucoupquisont parfaitement renseignes, et pour cause, sur ladmirable symbolismedelhistoiredelapommeauParadis Terrestre,pommequijouaunsigrandrledansle mondedepuislaventuredAdametve.Etcombien dhommesaffectantdesmoeursaustresnesontque des trousseurs d