balzac le faiseur

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Le Faiseur de Honoré de Balzac PERSONNAGES : AUGUSTE MERCADET, spéculateur. ADOLPHE MINARD, teneur de livres. MICHONNIN DE LA BRIVE, jeune homme élégant. DE MERICOURT, autre jeune homme. BREDIF, propriétaire. BERCHUT, courtier marron. VERDELIN, ami de MERCADET. GOULARD, homme d'affaires, créancier de MERCADET. PIERQUlN, usurier, créancier de MERCADET. VIOLETTE, courtier d'affaires, créancier de MERCADET. JUSTIN, valet de chambre. MADAME MERCADET. JULIE MERCADET. THERESE, femme de chambre. VIRGINIE, cuisinière. L'action se passe en 1839. — La scène représente, pendant toute la pièce, le salon principal de l'appartement de MERCADET. ACTE PREMIER Scène première BREDIF d'abord seul, puis MERCADET BREDIF. — Un appartement de onze pièces, superbes, au cœur de Paris, rue de Grammont !... et pour deux mille cinq cents francs! J'y perds trois mille francs tous les ans... et cela, depuis la révolution de Juillet. Ah! le plus grand inconvénient des révolutions, c'est cette subite diminution des loyers qui... Non, je n'aurais pas dû faire de bail en 1830!... Heureusement, monsieur Mercadet est en arrière de six termes, les meubles sont saisis, et en les faisant vendre... MERCADET, qui a entendu les derniers mots. — Faire vendre mes meubles ! Et vous vous êtes réveillé dès le jour pour causer un si violent chagrin à l'un de vos semblables?... BREDIF. — Vous n'êtes, Dieu merci ! pas mon semblable, monsieur Mercadet !... Vous êtes criblé de dettes, et moi je ne dois rien; je suis dans ma maison, et vous êtes mon locataire. MERCADET. — Ah ! oui, l'égalité ne sera jamais qu'un mot ! nous serons toujours divisés en deux castes : les débiteurs et les créanciers, si ingénieusement nommés les Anglais; allons, soyez Français, cher monsieur Brédif, touchez là? BREDIF. — J'aimerais mieux toucher mes loyers, mon cher monsieur Mercadet. MERCADET. — Vous êtes le seul de mes créanciers qui possède un gage... réel ! Depuis dix-huit mois vous avez saisi, décrit pièce à pièce, avec le plus grand soin, ce mobilier qui certes vaudra bien quinze mille francs, et je ne vous devrai deux années de loyer que... dans quatre mois.

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Le FaiseurdeHonor de BalzacPERSONNAGES :AUGUSTEMERCADET, spculateur.ADOLPHEMINARD, teneur de livres.MICHONNINDELA BRIVE, jeune homme lgant.DEMERICOURT, autre jeune homme.BREDIF, propritaire.BERCHUT, courtier marron.VERDELIN, ami de MERCADET.GOULARD, homme d'affaires, crancier de MERCADET.PIERQUlN, usurier, crancier de MERCADET.VIOLETTE, courtier d'affaires, crancier de MERCADET.J USTIN, valet de chambre.MADAMEMERCADET.J ULIEMERCADET.THERESE, femme de chambre.VIRGINIE, cuisinire.L'action se passe en 1839. La scne reprsente, pendant toute la pice, le salon principal de l'appartement de MERCADET.ACTE PREMIER Scne premireBREDIF d'abord seul, puis MERCADETBREDIF. Un appartement de onze pices, superbes, au cur de Paris, rue de Grammont !... et pour deux mille cinq cents francs! J 'y perds trois mille francs tous les ans... et cela, depuis la rvolution de Juillet. Ah! le plus grand inconvnient des rvolutions, c'est cette subite diminution des loyers qui... Non, je n'aurais pas d faire de bail en 1830!... Heureusement, monsieur Mercadet est en arrire de six termes, les meubles sont saisis, et en les faisant vendre...MERCADET, qui a entendu les derniers mots. Faire vendre mes meubles! Et vous vous tes rveill ds le jour pour causer un si violent chagrin l'un de vos semblables?...BREDIF. Vous n'tes, Dieu merci ! pas mon semblable, monsieur Mercadet !... Vous tes cribl de dettes, et moi je ne dois rien; je suis dans ma maison, et vous tes mon locataire.MERCADET. Ah ! oui, l'galit ne sera jamais qu'un mot ! nous serons toujours diviss en deux castes : les dbiteurs et les cranciers, si ingnieusement nomms les Anglais; allons, soyez Franais, cher monsieur Brdif, touchez l?BREDIF. J 'aimerais mieux toucher mes loyers, mon cher monsieur Mercadet.MERCADET. Vous tes le seul de mes cranciers qui possde un gage... rel ! Depuis dix-huit mois vous avez saisi, dcrit pice pice, avec le plus grand soin, ce mobilier qui certes vaudra bien quinze mille francs, et je ne vous devrai deux annes de loyer que... dans quatre mois.{C0A8C59F-6E8F-43c4-8453-65D208276F40}{9E08FCA3-CCDC-4DC0-8190-07D98DC4A6AC}{C0A8C59F -6E8F-43c4-8453-65D208276F40}BREDIF. Et les intrts de mes fonds?... je les perds.MERCADET. Demandez les intrts judiciairement ! J e me laisserai condamner.BREDIF. Mon cher monsieur Mercadet, je ne fais pas de spculation, moi ! je vis de mes revenus ; et si tous mes locataires vous ressemblaient... Ah ! tenez, il faut en finir...MERCADET. Comment, mon cher monsieur Brdif, moi qui suis depuis onze ans dans votre maison, vous m'en chasseriez ? Vous qui connaissez tous mes malheurs, vous, le tmoin de mes efforts ! Enfin, vous savez que je suis la victime d'un abus de confiance. Godeau...BREDIF. Allez-vous encore me recommencer l'histoire de la fuite de votreassoci; mais je la sais, et tous vos cranciers la savent aussi. Puis, aprs tout, monsieur Godeau...MERCADET. Godeau?... J 'ai cru, lorsqu'on lana le type si clbre de Robert Macaire, que les auteurs l'avaient connu !...BREDIF. Ne calomniez pas votre associ! Godeau tait un homme d'une rare nergie, et un bon vivant!... Il vivait avec une petite femme... dlicieuse...MERCADET. De laquelle il avait un enfant, et qu'ils ont abandonn...BREDIF. Mais Duval, votre ancien caissier, touch par lesprires de cette charmante femme, ne s'est-il pas charg de ce jeune homme ?MERCADET. Et Godeau s'est charg de notre caisse...BREDIF. Il vous a emprunt cent cinquante mille francs... violemment, j'en conviens, mais il vous a laiss toutes les autres valeurs de la liquidation... et vous avez continu les affaires ! Depuis huit ans, vous en avez fait d'normes! Vous avez gagn...MERCADET. J 'ai gagn des batailles la Pyrrhus ! Cela nous arrive souvent, nous autres spculateurs...BREDIF. Maismonsieur Godeau ne vous a-t-il pas promis de vous mettre pour la moiti dans les affaires qu'il allait entreprendre aux Indes?... Il reviendra!...MERCADET. Eh bien ! alors, attendez ! Du moment o vous aurez les intrts de vos loyers, ne sera-ce pas un placement?...BREDIF. Vos raisons sont excellentes; mais si tous les propritaires voulaient couter leurs locataires, les locataires les payeraient tous en raison de ce genre, et le gouvernement...MERCADET. Qu'est-ce que le gouvernement fait en ceci ?BREDIF. Le gouvernement veut ses impts et ne se paye pas avec des raisons. Je suis donc, mon grand regret, forc d'agir avec rigueur.MERCADET. Vous? je vous croyais si bon! Ne savez-vous pas que je vais marier ma fille?... Laissez-moi conclure ce mariage ! vous y assisterez... allons ! madame Brdif dansera!... Peut-tre vous payerai-je demain!BREDIF. Demain, c'est le cadet; aujourd'hui, c'est l'an. J e suis au dsespoir d'effaroucher votre gendre; mais vous avez d recevoir un petit commandement avant-hier, et si vous ne payez pas aujourd'hui, les affiches seront apposes demain...MERCADET. Ah ! vous voulez me vendre la protection que vous m'accordez par cette saisie, qui paralyse les poursuites de mes autres cranciers ! Eh bien ! que puis-je vous offrir pour gagner trois mois?...BREDIF. Peut-tre une conscience stricte murmurerait-elle de cette involontaire complicit, car je contribue laisser blouir...MERCADET.Qui ?BREDIF. Votre futur gendre... MERCADET, part. Vieux filou !BREDIF. Mais je suis bon homme; renoncez votre droit de sous-location, et je vous donne trois mois de tranquillit.MERCADET. Ah! un homme dans le malheur ressemble un morceau de pain jet dans un vivier : chaque poisson y donne un coup de dent. Et quels brochets que les cranciers !... Ils ne s'arrtent que quand le dbiteur, de mme que le morceau de pain, a disparu ! Ne sais-je pas que nous sommes en 1839? Mon bail a sept ans courir, les loyers ont doubl...BREDIF. Heureusement pour nous autres!...MERCADET. Eh bien, dans trois mois vous me renverrez, et ma femme aura perdu la ressource de cette sous-location sur laquelle elle compte en cas de...BREDIF. De faillite !...MERCADET. Oh ! quel mot !... lesgens d'honneur ne le supportent pas!... monsieur Brdif?... Savez-vous ce qui corrompt les dbiteurs les plus honntes?... J e vais vous le dire : c'est l'adresse cauteleuse de certains cranciers, qui, pour recouvrer quelques sous, ctoient la loi jusque sur la lisire du vol.BREDIF. Monsieur, je suis venu pour tre pay, non pour m'entendre dire des choses qu'un honnte homme ne supporte point.MERCADET. Oh! devoir!... Les hommes rendent la dette quelque chose de pire que le crime... Le crime vous donne un asile, la dette vous met la porte, dans la rue. J 'ai tort, monsieur, je suis votre discrtion, je renoncerai mon droit.BREDIF, part. S'il l'avait fait de bonne grce, je le mnagerais. Mais me dire que je lui vends... (Haut.) Monsieur, jene veux pas d'un consentement ainsi donn... je ne suis pas un homme tourmenter les gens.MERCADET. Vous voulez que je vous remercie!... ( part.) Ne le fchons pas. (Haut.) Peut-tre ai-je t trop vif, cher monsieur Brdif, mais je suis cruellement poursuivi!... Non, pas un de mes cranciers ne veut comprendre que je lutte prcisment pour pouvoir le payer.BREDIF. C'est--dire pour pouvoir faire des affaires...MERCADET. Mais oui, monsieur ! O donc en serais-je, si je ne conservais pas le droit d'aller la Bourse?(JUSTIN se montre la porte.)BREDIF. Terminons sur-le-champ cette petiteaffaire!...MERCADET. De grce, rien devant mes domestiques. J 'ai dj bien du mal avoir la paix chez moi... Descendons chez vous.BREDIF, part. J 'aurai donc mon appartement dans trois mois !...Scne deuximeJ USTIN seul, puis VIRGINIE et THERESEJ USTIN. Il a beau nager, il se noiera, ce pauvre monsieur Mercadet ! Quoiqu'il y ait bien des profits chez les matres embarrasss, comme il me doit une anne de gages, il est temps de se faire mettre la porte, car le propritaire me semble bien capable de nous chasser tous. Aujourd'hui, la dconsidration du matre tombe sur les domestiques. J e suis forc de payer tout ce que j'achte!... c'est gnant...THERESE. Est-ce que a ira longtemps comme a, ici, monsieur J ustin?VIRGINIE. Ah ! j'ai dj servi dans plusieurs maisons bourgeoises, mais je n'en ai pas encore vu de pareilles celle-ci! J e vais laisser les fourneaux, et me prsenter un thtre pour y jouer la comdie.J USTIN. Nous ne faisons pas autre chose ici!...VIRGINIE. Tantt il faut prendre un air tonn, comme si l'on tombait de la lune, quand un crancier se prsente ici. Comment, monsieur, vous ne savez pas ?... Non. Monsieur Mercadet est parti pour Lyon. Il est all?... Oui, pour une affaire superbe; il a dcouvert des mines de charbon de terre. Ah! tant mieux. Quand revient-il? Mais nous l'ignorons ! Tantt je compose mon air comme si j'avais perdu ce que j'ai de plus cher au monde...J USTIN, part. Son argent.VIRGINIE. Monsieur et sa fille sont dans un bien grand chagrin. Madame Mercadet, pauvre dame, il parat que nous allons la perdre, ils l'ont conduite auxeaux... Ah!THERESE. Moi, je n'ai qu'une manire. Vous demandez monsieur Mercadet? Oui, mademoiselle. Il n'y est pas. Il n'y est pas ? Non; mais si monsieur vient pour mademoiselle... Elle est seule! Et ils se sauvent! Pauvre mademoiselle Julie, si elle tait belle, on en ferait... quelque chose.J USTIN. C'est qu'il y a des cranciers qui vous parlent comme si nous tions les matres.VIRGINIE. Mais que gagne-t-on se faire crancier? J e les vois tous ne jamais se lasser d'aller, venir, guetter monsieur et rester des heures entires l'couter.J USTIN. Un fameux mtier. Ils sont tous riches.THERESE. Mais ils ont cependant donn leur argent monsieur, qui ne le leur rend pas.VIRGINIE. C'est voler, a !J USTIN. Emprunter n'est pas voler, Virginie, le mot n'est pas parlementaire. coutez! J e prends de l'argent dans votre sac, votre insu, vous tes vole. Mais si je vous dis : Virginie, j'ai besoin de cent sous, prtez-les moi. Vous me les donnez, je ne vous les rends pas, je suis gn, je vous les rendrai plus tard; vous devenez ma crancire ! Comprenez-vous, la Picarde ?VIRGINIE. Non. Si je n'ai mon argent ni d'une manire ni d'une autre, que m'importe ! Ah ! mes gages me sont dus, je vais demander mon compteet faire rgler monlivre de dpense. Mais c'est que les fournisseurs ne veulent plus rien donner sans argent. Et donc je ne prte pas le mien.THERESE. J 'ai dj dit deux ou trois insolences madame, elle n'a pas eu l'air de les entendre.J USTIN. Demandons nos gages.VIRGINIE. Mais est-ce l des bourgeois? Les bourgeois, c'est des gens qui dpensent beaucoup pour leur cuisine...J USTIN. Qui s'attachent aux domestiques...VIRGINIE. Et qui leur laissent un viager ! Voil ce que doivent tre les bourgeois, relativement aux domestiques...THERESE. Bien dit, la Picarde ! Eh bien ! moi, je ne m'en irai pas d'ici. Je veux savoir comment a finira, car a m'amuse ! J e lis les lettres de mademoiselle, je tourmente son amoureux, ce petit Minard qu'elle va sans doute pouser; elle en aura dit quelque chose son pre. On a command des robes, des bonnets, des chapeaux, enfin des toilettes pour madame et sa fille; puis, hier, les marchands n'ont rien voulu livrer.VIRGINIE. Mais s'il y a un mariage, nous aurons tous des gratifications; il faut rester jusqu'au lendemain des noces.J USTIN. Croyez-vous que ce soit ce petit teneur de livres, qui ne gagne pas plus de dix-huit cents francs, que monsieur Mercadet mariera sa fille ?(JUSTIN lit les journaux.)THERESE. J 'en suis sre ! Ils s'adorent. Madame, qui sort tous les soirs sans sa fille, ne se doute pas de cette intrigue. Le petit Minard vient ds que mademoiselle est seule, et comme ils ne m'ont pas mise dans la confidence, j'entre, je les drange, je les coute. Oh! ils sont bien sages. Mademoiselle, comme toutes les demoiselles unpeu laides, veut tre sre d'tre aime pour elle-mme. Elle travaille sa peinture sur porcelaine, pendant que le petit a l'air de lui lire des romans, mais c'est le mme depuis trois mois... Mademoiselle en est quitte pour dire sa mre, le soir : Maman, monsieur Minard est venu pour vous voir, je l'ai reu.VIRGINIE. Vous les entendez?THERESE. Dame ! Mademoiselle, qui se donne le genre de craindre une surprise, laisse les portes ouvertes...VIRGINIE. J 'aimerais savoir ce que disent les bourgeois en se faisant la cour.THERESE. Des btises ! ils ne se parlent que de l'idal!...J USTIN. Un calembour...THERESE. Tenez!... J 'ai l une de ses lettres que j'ai copie pour savoir si a pourrait me servir...VIRGINIE. Lisez-moi donc a... THERESE. Mon ange... VIRGINIE. Oh ! mon ange !THERESE. Ah ! quand on vous prend la taille en disant mon ange! c'est trs gentil!... Mon ange, oui, je vous aime ; mais aimez-vous un pauvre tre dshrit comme je le suis ? Vous m'aimeriez, si vous pouviez savoir ce qu'il y a d'amour dans l'me d'un jeune homme jusqu' pr-sent ddaign, quand l'amour est toute sa fortune. J 'ai luhier, sur votre front, de lumineuses esprances; j'ai cru quelque heureux avenir; vous avez converti mes doutes en certitude, ma faiblesse en puissance; enfin, vos regards m'ont guri de la maladie du doute...VIRGINIE. a brouillasse dans ma tte !... On ne voit pas clair dans ces phrases-l !... Est-ce que l'amour baragouine?... il va droit au fait, l'amour! Tenez, parlez-moi d'une lettre que j'ai reue d'un joli jeune homme, quelque tudiant du quartier latin... a n'a pas de mystres, c'est net, et l'on ne peut s'en fcher. J e la sais par cur : Femme charmante! (a vaut bien un ange!) femme charmante! accordez-moi un rendez-vous, je vous en conjure. En pareil cas, on annonce qu'on a mille choses dire; moi, je n'en ai qu'une, que je vous dirai mille fois, si vous voulez ne pas m'arrter la promire. Et c'tait sign Hippolyte.J USTIN. Eh bien ! a-t-il parl ? l'avez-vous arrt ?VIRGINIE. J e ne l'ai jamais revu; il m'avait rencontre la Chaumire, il aura su qui j'tais, et l'imbcile a rougi de mon tabellier.J USTIN. Eh bien ! coutez ce que le pre Grumeau vient de me dire!... Hier, pendant que nous faisions nos commissions, il est venu deux beaux jeunes gens en cabriolet; leur groom a dit au pre Grumeau que l'un de ces messieurs allait pouser mademoiselle Mercadet. Or, monsieur avait donn cent francs au pre Grumeau !...VIRGINIEET THERESE, tonnes. Cent francs !...J USTIN. Oui, cent francs, pas promis, donns, en argent ! Et il lui a fait le bec si bien, que le preGrumeau a eu l'air de se laisser tirer les vers du nez en expliquant au groom que monsieur tait si riche qu'il ne connaissait pas lui-mme sa fortune.VIRGINIE. Ce serait ces deux jeunes gens gants jaunes, beaux gilets de soie fleurs; leur cabriolet reluisait comme du satin, leur cheval avait des roses l (Elle montre son oreille.); il tait tenu par un enfant de huit ans, blond, fris, des bottes revers, un air de souris qui ronge des dentelles, un amour qui avait du linge blouissant et qui jurait comme un sapeur. Et ce beau jeune hommequi a tout cela, de gros diamants sa cravate, pouserait mademoiselle Mercadet!... Allons donc!THERESE. Mademoiselle?... qui a une figure d'hritire sans hritage!... allons donc!VIRGINIE. Ah! elle chante bien! quelquefois je l'coute, et elle me fait plaisir. Ah! je voudrais bien savoir chanter comme elle : La fortune, m'importune !J USTIN. Vous ne connaissez pas monsieur Mercadet !.. . Moi qui suis chez lui depuis six ans, et qui le vois, depuis sa dgringolade, aux prises avec ses cranciers, je le crois capable de tout, mme de devenir riche... Tantt, je me disais : le voil perdu! les affiches jaunes fleurissaient la porte; il avait des rames de papier timbr que j'en vendais sans qu'il s'en apert! Brrr! il rebondissait, il triomphait ! Et quelles inventions !... Vous ne lisez pas les journaux, vous autres ! c'tait du nouveau tous les jours : du bois en pavs; des pavs fils en soie; des duchs, des moulins, enfin jusqu'au blanchissage mis en actions... C'tait du propre!... Par exemple, je ne sais pas par o sa caisse est troue ! il a beau l'emplir, a se vide comme un verre! Un jour, monsieur se couche abattu; le lendemain, il se rveille millionnaire; quand il a dormi, car il travaille effrayer, il chiffre, il calcule, il crit des prospectus qui sont comme des piges loups, il s'y prend toujours des actionnaires; mais il a beau lancer des affaires, il a toujours des cranciers, et il les promne, et il les retourne. Ah ! quelquefois je les ai vus arrivant : ils vont tout emporter, le faire mettre en prison; il leur parle... Eh bien! ils finissent par rire ensemble, et ils sortent les meilleurs amis du monde. Les cranciers ont dbut par des cris de paon, par des mots plus que durs, et ils terminent par des : Mon cher Mercadet ! et des poignes de main. Voyez-vous, quand un homme peut maintenir paisibles des gens comme ce Pierquin...THERESE. Un tigre qui se nourrit de billets de mille francs...J USTIN. Un pauvre pre Violette!...VIRGINIE. Ah ! pauvre cher homme, j'ai toujours envie de lui donner un bouillon...J USTIN. Un Goulard !THERESE. Goulard! un escompteur qui voudrait me... m'escompter!J USTIN. Il est riche, il est garon! Laissez-vous... VIRGINIE. J 'entends madame.J USTIN. Soyons gentils, nous apprendrons quelque chose du mariage...Scne troisimeLES MEMES, Mme MERCADETMME MERCADET. Avez-vous vu monsieur? THERESE. Madame s'est leve seule, sans me sonner.MME MERCADET. En ne trouvant pasmonsieur Mercadet chez lui, l'inquitude m'a saisie, et... J ustin, savez-vous o est monsieur ?J USTIN. J 'ai trouv monsieur en discussion avec monsieur Brdif, et ils sont...MME MERCADET. Bien... Assez, Justin. J USTIN. Monsieur n'est pas sorti de la maison.Mme MERCADET.Merci.THERESE. Madame est sans doute chagrine de ce qu'on ait refus de livrer les commandes.VIRGINIE. Madame sait que les fournisseurs ne veulent plus...MME MERCADET. J e comprends.J USTIN. C'est les cranciers qui sont la cause de tout le mal. Ah ! si je savais quelque bon tour leur jouer !MME MERCADET. Le meilleur, ce serait de les payer !... J USTIN. Ils seraient bien tonns !THERESE. Et malheureux, donc!... ils ne sauraient plus que faire de leur temps.MME MERCADET. Il est inutile de vous cacher l'inquitude excessive que me causent les affaires de mon mari. Nous aurons sans doute besoin de votre discrtion ; car nous pouvons compter sur vous, n'est-ce pas?TOUS. Ah ! madame !...MME MERCADET. Monsieur ne veut que gagner du temps, il a tant de ressources dans l'esprit !... Suivez bien ses instructions.THERESE. Ah! oui, madame! Virginie et moi nous passerions dans le feu pour vous !...VIRGINIE. J e disais tout l'heure que nous avions de bons matres; et que, dans leur prosprit, ils se souviendraient de la manire dont nous nous conduisons dans leur malheur.J USTIN. Moi, je disais que tant que j'aurais de quoi vivre je servirais monsieur; je l'aime, et je suis sr que le jour o il aura une affaire vraiment bonne, il nous en fera profiter.(MERCADET se montre.)MME MERCADET. Il doit vous donner une place dans sa premire entreprise solide... il ne s'agit plus que d'un dernier effort. Hlas! nous ne devons pas laisser voir notre gne momentane, il se prsente un riche parti pour mademoiselle Julie.THERESE. Mademoiselle mrite d'tre bien heureuse; pauvre fille! elle est si bonne, si instruite, si bien leve...VIRGINIE. Et quels talents ! un vrai rossignol !J USTIN. C'est un assassinat que d'ter une jeune personne tous ses moyens en lui refusant ses robes, ses chapeaux. Thrse, vous vous y serez mal prise! Si madame veut me dire le nom du prtendu, j'irai chez tous ces gens-l, je leur ferai sous-entendre que je puis envoyer chez eux ce monsieur... monsieur...MME MERCADET. De la Brive.J USTIN. Monsieur de la Brive, pour la corbeille, et ils livreront...THERESE. Madame ne m'avait rien dit de ce mariage-l; sans cela, j'aurais tout obtenu, car l'ide de Justin est trs bonne...VIRGINIE. Oh ! c'est sr, ils seront dedans.MME MERCADET. Mais ils ne perdront pas un centime ! Scne quatrimeLES MEMES, MERCADETMERCADET, bas sa femme. Voil comme vous parlez vos domestiques? ils vous manqueront de respect demain. ( JUSTIN.) Justin, allez l'instant chez monsieur Verdelin, vous le prierez de venir me parler pour une affaire qui ne souffre aucun retard. Soyez assez mystrieux; car il faut qu'il vienne. Vous, Thrse, retournez chez tous les fournisseurs de madame Mercadet, dites-leur schement d'apporter tout ce qui a t command par vos matresses, ils seront pays... oui, comptant. Allez!(JUSTIN et THERESE sortent.)Scne cinquimeMme MERCADET, VIRGINIE, MERCADETMERCADET, VIRGINIE. Eh bien ! madame vous a-t-elle donn ses ordres?VIRGINIE. Non, monsieur.MERCADET. Il faut vous distinguer aujourd'hui ! Nous avons dner quatre personnes : Verdelin et sa femme, monsieur de Mricourt et monsieur de la Brive. Ainsi nous serons sept. Ces dners-l sont le triomphe des grandes cuisinires ! Ayez pour relev de potageun beau poisson, puis quatre entres, mais finement faites.VIRGINIE. Monsieur !... MERCADET. Au second service... VIRGINIE. Monsieur, les fournisseurs...MERCADET. Comment! vous me parlez de fournisseurs le jour o se fait l'entrevue de ma fille et de son prtendu !VIRGINIE. Mais ils ne veulent plus rien fournir.MERCADET. Vous irez chez leurs concurrents qui vous donnerez ma pratique et ils vous donneront des trennes.VIRGINIE. Et ceux que je quitte, comment les payerai-je ?MERCADET. Ne vous inquitez pas de cela! a les regarde !VIRGINIE. Et s'ils me demandent leur payement, moi? Oh! d'abord, je ne rponds de rien...MERCADET, part. - Cette fille a de l'argent! (Haut.) Virginie, aujourd'hui le crdit est toute la richesse des gouvernements; mes fournisseurs mconnatraient les lois de leur pays, ils seraient inconstitutionnels et radicaux, s'ils ne me laissaient pas tranquille ! Ne me rompez donc pas la tte pour des gens en insurrection contre le principe vital de tous les Etats... bien ordonns! Mais montrez-vous ce que vous tes : un vrai cordon bleu ! Si madame Mercadet, en comptant avec vous le lendemain du mariage de ma fille, se trouve vous devoir... je rponds de tout, moi !VIRGINIE. Monsieur...MERCADET. Allez ! je vous ferai gagner de bons intrts, dix francs pour cent francs, tous les six mois ! C'est un peu mieux que lacaisse d'pargne...VIRGINIE. Elle donne peine cent sous par an.MERCADET, Mme MERCADET. Quand je vous le disais ! ( VIRGINIE.) Comment! vous mettez votre argent entre des mains trangres ? Vous avez bienassez d'esprit pour le faire valoir vous-mme; et ici, votre petit magot ne vous quitterait pas.VIRGINIE, part. Dix francs tous les six mois ! (Haut.) Quant au second service, madame me le dira. J e vais faire le djeuner.(Elle sort.)Scne siximeMERCADET, Mme MERCADETMERCADET. (Il regarde VIRGINIE qui s'en va.) Cette fille a mille cus la caisse d'pargne... qu'elle nous a vols; aussi maintenant, pouvons-nous tre tranquilles de ce ct-l...MME MERCADET. Oh ! monsieur, jusqu'o descendez-vous!MERCADET. Je vous admire!... vous qui avez votre petite existence bien arrange, qui allez presque tous les soirs au spectacle ou dans le monde avec notre ami Mricourt, vous me...MME MERCADET. Vous l'avez pri de m'accompagner...MERCADET. Onne peut pas tre sa femme et aux affaires. Enfin, vous faites la belle et l'lgante...MME MERCADET. Vous me l'avez ordonn.MERCADET. Certes, il le faut bien ! une femme est une enseigne pour un spculateur... Quand l'Opra vous vous montrez avec une nouvelle parure, le public se dit : Les Asphaltes vont bien, ou la Providence des Familles est en hausse, car madame Mercadet est d'une lgance !... Voil des gens heureux ! Dieu veuille que ma combinaison sur les remplacements soit agre par le ministre de la Guerre, vous aurez voiture!...MME MERCADET. Croyez-vous, monsieur, que je sois indiffrente vos tourments, votre lutte et votre honneur?...MERCADET. Eh bien ! ne jugez donc pas les moyens dont je me sers. L, tout l'heure, vousvouliez prendre vos domestiques par la douceur : il fallait commander... comme Napolon, brivement.MME MERCADET. Ordonner quand on ne paye pas!... MERCADET. Prcisment ! on paye d'audace.MME MERCADET. On peut obtenir par l'affection des services qu'on refuse ...MERCADET. Par l'affection ! Ah ! vous connaissez bien notre poque ! Aujourd'hui, madame, tous les sentiments s'en vont, et l'argent les pousse. Il n'y a plus que des intrts parce qu'il n'y a plus de famille, mais des individus! Voyez! l'avenir de chacun est dans une caisse publique ! une fille, pour sa dot, ne s'adresse plus une famille mais une tontine. La succession du roi d'Angleterre tait chez une assurance! La femme compte, non sur son mari, mais sur la caisse d'pargne ! On paye sa dette la patrie au moyen d'une agence qui fait la traite des blancs ! Enfin, tous nos devoirs sont en coupons! Les domestiques, dont on change comme dechartes, ne s'attachent plus leurs matres : ayez leur argent, ils vous sont dvous!...MME MERCADET. Oh! Monsieur, vous si probe, si honorable, vous dites quelquefois des choses qui me...MERCADET. Et qui arrive dire arrive faire, n'est-ce pas ? Eh bien ! je ferai tout ce qui pourra me sauver, car (Il tire une pice de cinq francs.) voici l'honneur moderne!... Ayez vendu du pltre pour du sucre, si vous avez su faire fortune sans exciter de plainte, vous devenez dput, pair de France ou ministre ! Savez-vous pourquoi les drames dont les hros sont des sclrats ont tant de spectateurs ? C'est que tous les spectateurs s'en vont flatts en se disant : J e vaux encore mieux que ces coquins-l... Mais moi, j'ai mon excuse. Je porte le poids du crime de Godeau! Enfin, qu'y a-t-il de dshonorant devoir? Est-il un seul tat en Europe qui n'ait ses dettes? Quel est l'homme qui ne meurt pas insolvable envers son pre ? Il lui doit la vie, et ne peut pas la lui rendre. La terre fait constamment faillite au soleil! La vie, madame, est un emprunt perptuel ! Et n'emprunte pas qui veut ! Ne suis-je pas suprieur mes cranciers? J 'ai leur argent, ils attendent le mien; je ne leur demande rien, et ils m'importunent. Un homme qui ne doit rien, mais personne ne songe lui, tandis que mes cranciers s'intressent moi !MME MERCADET. Un peu trop !... devoir et payer, tout va bien : mais devoir et ne pouvoir rendre, mais emprunter quand on se sait hors d'tat de s'acquitter!... J e n'ose vous dire ce que j'en pense.MERCADET. Vous pensez qu'il y a l comme un commencement de...MME MERCADET. J 'en ai peur...MERCADET. Vous ne m'estimez donc plus, moi, votre...MME MERCADET. J e vous estime toujours, mais je suis au dsespoir de vous voir vous consumant en efforts sans succs; j'admire la fertilit de vos conceptions, mais je gmis d'avoir entendre les plaisanteries avec lesquelles vous essayez de vous tourdir.MERCADET. Un homme mlancolique se serait dj noy ! Un quintal de chagrin ne paye pas deux sous de dettes... Voyons! pouvez-vous me dire o commence, o finit la probit dans le monde commercial? Tenez!... nous n'avons pas de capital, dois-je le dire?Mme MERCADET.Non, certes.MERCADET. N'est-ce pas une tromperie? Personne ne nous donnerait un sou, le sachant ! Eh bien ! ne blmez donc pas les moyens que j'emploie pour garder ma place au grand tapis vert de la spculation, en faisant croire ma puissance financire. Tout crdit implique un mensonge! Vous devez m'aider cacher notre misre sous les brillants dehorsdu luxe. Les dcorations veulent des machines, et les machines ne sont pas propres! Soyez tranquille, plus d'un qui pourrait murmurer a fait pis que moi.Louis XIV, dans sa dtresse, a montr Marly Samuel Bernard pour en obtenir quelques millions, et aujourd'hui les lois modernes nous ont conduits dire tous comme lui : L'tat, c'est moi!MME MERCADET. Pourvu que, dans votre dtresse, l'honneur soit toujours sauf, vous savez bien, monsieur, que vous n'avez pas vous justifier auprs de moi.MERCADET. Vous vous apitoyez sur mes cranciers, mais sachez donc enfin que nous n'avons d leur argent qu'...MME MERCADET. leur confiance, monsieur !...MERCADET. leur avidit ! Le spculateur et l'actionnaire se valent ! tous les deux, ils veulent tre riches en un instant. J 'ai rendu service tous mes cranciers; tous croient encore tirer quelque chose de moi ! J e serais perdu sans la connaissance intime de leurs intrts et de leurs passions : aussi jouai-je chacun sa comdie.MME MERCADET. Le dnouement m'effraye ! Il en est qui sont las de faire votre partie. Goulard, par exemple : que pouvez-vous contre une frocit pareille? il va vous forcer dposer votre bilan...MERCADET. J amais, de mon vivant! car les mines d'or ne sont plus au Mexique, mais place de la Bourse! Et j'y veux rester jusqu' ce que j'aie trouv mon filon!...Scne septimeLES MEMES, GOULARDGOULARD. J e suis ravi de vous rencontrer, mon cher monsieur.MME MERCADET, part. Goulard! comment va-t-il faire?... ( MERCADET.) Auguste!(MERCADET fait signe sa femme de se tranquilliser.)GOULARD. C'est chose rare, il faut s'y prendre ds le matin et profiter du moment o la porte est ouverte et les gardiens absents.MERCADET. Les gardiens! sommes-nous des btes curieuses? Vous tes impayable!...GOULARD. Non, je suis impay, monsieur Mercadet.MERCADET. Monsieur Goulard !...GOULARD. J e ne saurais me contenter de paroles.MERCADET. Il vous faut des actions, je le sais : j'en ai beaucoup vous donner en payement, si vous voulez. J e suis actionnaire de...GOULARD. Ne plaisantons pas, je viens avec l'intention d'en finir...MME MERCADET. En finir... Monsieur, je vous offre...MERCADET. Ma chre, laissez parler monsieur Goulard. (GOULARD salue Mme MERCADET.) Vous tes chez vous, coutez-le.GOULARD. Pardon ! madame, je suis enchant de vous voir, car votre signature pourrait...MERCADET. Ma femme a tort de se mler de notre conversation, les femmes n'entendent rien aux affaires! ( sa femme. ) Monsieur est mon crancier, ma chre; il vient me demander le montant de sa crance en capital, intrts et frais, car vous ne m'avez pas mnag, Goulard... Ah ! vous avez rudement poursuivi un homme avec qui vous faisiez des affaires considrables !GOULARD. Des affaires o tout n'a pas t bnfice...MERCADET. O serait le mrite ? si elles ne donnaient que des bnfices, tout le monde ferait des affaires !GOULARD. J e ne viens pas chercher les preuves de votre esprit, je sais que vousen avez plus que moi, car vous avez mon argent...MERCADET. Eh bien ! il faut que l'argent soit quelque part! ( Mme MERCADET.) Tu vois en monsieur un homme qui m'a poursuivi comme un livre ! Allons ! convenez-en, mon cher Goulard, vous vous tes mal conduit. Un autre que moi se vengerait en ce moment, car je puis vous faire perdre une bien grosse somme...GOULARD. Si vous ne me payez pas, je le crois bien ; mais vous me payerez, ou, demain, les pices seront remises au garde du commerce.MERCADET. Oh ! il ne s'agit pas de ce que je vous dois, vous n'avez l-dessus aucune inquitude, ni moi non plus : mais il s'agit de capitaux bien plus considrables! Rien ne m'a tonn comme de vous savoir, vous, homme d'un coup d'il si sr, vous qui je demanderais un conseil, de vous savoir encore engag dans cette affaire-l!... vous!... Enfin nous avons tous nos moments d'erreur...GOULARD. Mais quoi?...MERCADET, sa femme. Tu ne le croirais jamais ! ( GOULARD.) Elle a fini par se connatre en spculations, elle a un tact pour les juger!... ( sa femme.) Eh bien! ma chre, Goulard y est pour une somme trs considrable.MME MERCADET. Monsieur !...GOULARD, part. Ce Mercadet, il a le gnie de la spculation : mais veut-il encore m'amuser? ( MERCADET.) Que voulez-vous dire? De quoi s'agit-il?MERCADET. Vous le savez bien !... On sait toujours o le bt nous blesse, quand on porte des actions.GOULARD. Serait-ce les mines de la Basse-Indre? Une affaire superbe...MERCADET. Superbe!... oui, pour ceux qui ont fait vendre hier...GOULARD. On a vendu!...MERCADET. En secret, dans la coulisse ! vous verrez la baisse aujourd'hui et demain! Oh! demain, quand on saura ce que l'on a trouv...GOULARD. Merci! Mercadet, nous causerons plus tard de nos petites affaires. Madame, mes hommages...MERCADET. Attendez donc, mon cher Gooulard! (Il retient GOULARD par le bras.) J 'ai une nouvelle vous donner qui vous rassurera sur...GOULARD. Sur quoi?MERCADET. Sur votre crance! J e marie ma fille...GOULARD. (Il dgage sa main de celle de MERCADET.) Plus tard.MERCADET. (Il reprend GOULARD.) Non, tout de suite, il s'agit d'un millionnaire.GOULARD. J e vous fais mes compliments... Oh! la mine! Puisse-t-elle tre heureuse! Vous pouvez compter sur moi.Mme MERCADET. Pour la noce ?GOULARD. (Il dgage de nouveau son bras du bras de MERCADET.) En toute occasion.MERCADET. coutez ! encore un mot.GOULARD. Non, adieu ! J e vous souhaite bon succs dans cette affaire.MERCADET. (Il fait revenir GOULARD par un signe.) Si vous voulez me rendre quelques titres, je vous dirai qui vous pourrez vendre vos actions.GOULARD. Mon cher Mercadet! Mais nous allons nous entendre.MERCADET, sa femme. Le voyez-vous prt voler le prochain ? Est-ce un honnte homme ?GOULARD. Eh bien ?MERCADET. Avez-vous mes valeurs sur vous ?GOULARD.Non.MERCADET. Que veniez-vous donc faire ?GOULARD. J e venais savoir comment vous vous portiez.MERCADET. Comme vous voyez.GOULARD. Enchant. Adieu !(MERCADET suit GOULARD en essayant de le retenir.) MME MERCADET, seule un instant. Cela tient du prodige.Scne huitimeMERCADET, Mme MERCADETMERCADET. (Il revient en riant.) Impossible de le retenir ! Il m'a tourn le dos comme un ivrogne une fontaine.MME MERCADET, riant aussi. Mais est-ce vrai, ce que vous lui avez dit? car je ne sais plus dmler le sens de ce que vous leur dites...MERCADET. Il est dans l'intrt de mon ami Verdelin d'organiser une panique sur les actions de la Basse-Indre, entreprise jusqu' prsent douteuse, et devenue excellente tout coup. ( part.) S'il russit tuer l'affaire, je me ferai ma part... (Haut.) Ceci nous ramne notre grande affaire : le mariage de Julie ! Oui, j'ai besoin d'un second moi-mme pour ce que je sme.MME MERCADET. Ah ! monsieur, si vous m'aviez prise pour votre caissier, nous aurions aujourd'hui trente mille francs de rentes !...MERCADET. Le jour o j'aurais eu trente mille livres de rentes, j'eusse t ruin. Voyons ! si, comme vous le vouliez, nous nous tions enfouis dans une province, avec le peu qui nous serait rest lors de l'emprunt forc que nous a fait ce monstre de Godeau, o en serions-nous? Auriez-vous connu Mricourt qui vous plat tant et de qui vous avez fait votre chevalier ? Ce lion (car c'est unlion) va nous dbarrasser de Julie ! Ah ! la pauvre enfant n'est pas notre plus belle affaire...MME MERCADET. Il y a des hommes senss qui pensent que la beaut passe...MERCADET. Il y en a de plus senss qui pensent que la laideur reste.MME MERCADET. Julie est aimante.MERCADET. Mais je ne suis pas monsieur de la Brive!... Et je sais mon rle de pre, allez! J e suis mme assez inquiet de la passion subite de ce jeune homme ; je voudraissavoir de lui ce qui l'a charm dans ma fille.MME MERCADET. Julie a une voix dlicieuse, elle est musicienne.MERCADET. Peut-tre est-il un de nos dilettanti les moins savants, car il va, je crois, aux Bouffes sans entendre un mot d'italien.MME MERCADET. Julie est instruite.MERCADET. Vous voulez dire qu'elle lit des romans; et, ce qui prouve qu'elle est une fille d'esprit, c'est qu'elle n'en crit pas. J 'espre que Julie, malgr ses lectures, comprendra le mariage comme il doit tre compris : enaffaire ! Nous l'avons peu prs laisse matresse de ses volonts depuis deux ans : elle se faisait si grande !MME MERCADET. Pauvre enfant ! elle est si bien dans le secret de notre position, qu'elle a su se donner un talent ! celui de la peinture sur porcelaine, afin de ne plus nous tre charge...MERCADET. Vous n'avez pas rempli vos obligations envers elle (Mouvement de Mme MERCADET.) : il fallait la faire jolie.MME MERCADET. Elle est mieux, elle est vertueuse...MERCADET. Spirituelle et vertueuse! son mari aura bien...MME MERCADET. Monsieur !...MERCADET. Bien de l'agrment ! Allez la chercher, car il faut lui expliquer le sens du dner d'aujourd'hui et l'inviter prendre monsieur de la Brive au srieux.MME MERCADET. Les difficults avec nos fournisseurs m'ont empche de lui en parler hier. J e vais vous amener Julie : elle est veille, car elle se lve au jour pour peindre.(Elle sort.)Scne neuvimeMERCADET, seul. Dans cette poque, marier une fille jeune et belle, la bien marier, entendons-nous, est un problme assez difficile rsoudre; mais marier une fille d'une beaut douteuse et qui n'apporte que ses vertus en dot, je le demande aux mres les plus intrigantes, n'est-ce pas une uvre diabolique? Mricourt doit avoir de l'affection pour nous; ma femme fait encore de lui ce qu'elle veut, et c'est ce qui me rassure... Oui, peut-tre se croit-il oblig de marier Julie avantageusement. Quant monsieur de la Brive, rien qu' le voir fouettant son cheval aux Champs-Elyses, au style du tigre, l'ensemble de l'quipage, son attitude l'Opra, le pre le plus exigeant serait satisfait. J 'ai dn chez lui : charmant appartement, belle argenterie, un dessert en vermeil, ses armes; ce n'tait pas emprunt. Qui peut donc engager un coryphe de la jeunesse dore se marier?... Car il a eu des succs de femmes... Oh! peut-tre est-il las des succs... Puis il a entendu, m'a dit Mricourt, J ulie chez Duval, o elle a chant ravir... Aprs tout, ma fille fait un bon mariage. Et lui?... Oh! lui...Scne diximeMERCADET, Mme MERCADET, J ULIEMME MERCADET. Julie, votre pre et moi, nous avons vous parler sur un sujet toujours agrable une fille : il se prsente pour vous un parti. Tu vas peut-tre te marier, mon enfant...J ULIE. Peut-tre!... Mais cela doit tre sr.MERCADET. Les filles marier ne doutent jamais de rien!J ULIE. Monsieur Minard vous a donc parl, mon pre?MERCADET. Monsieur Minard?... Hein?... Qu'est-ce qu'un monsieur Minard ? Vous attendiez-vous, madame, trouver un monsieur Minard tabli dans le cur de votre fille Julie? Julie, serait-ce par hasard ce petit employ que Duval, mon ancien caissier, m'a plusieurs fois recommand pour des places? Un pauvre garon dont la mre seule est connue... ( part.} Lefils naturel de Godeau... ( JULIE.) Rpondez.J ULIE. Oui, papa.MERCADET. Vous l'aimez?J ULIE. Oui, papa.MERCADET. Il s'agit bien d'aimer, il faut tre aime.MME MERCADET. Vous aime-t-il?J ULIE. Oui, maman.MERCADET. Oui, papa, oui, maman, pourquoi pas nanan, dada? Quand les filles sont ultra-majeures, elles parlent comme si elles sortaient de nourrice!... Faites votre mre la politesse de l'appeler madame, afin qu'elle ait les bnfices de sa fracheur et de sa beaut.J ULIE. Oui, monsieur.MERCADET. Oh! appelez-moi mon pre, je ne m'en fcherai pas! Quelles preuves avez-vous donc d'tre aime?...J ULIE. Mais... on se sent aime!MERCADET. Quelles preuves en avez-vous?J ULIE. Mais la meilleure preuve, c'est qu'il veut m'pouser.MERCADET. C'est vrai ! Ces filles ont, comme les petits enfants, des rponses vous casser les bras.Mme MERCADET.O l'avez-vous donc vu?J ULIE. Ici.Mme MERCADET. Quand?J ULIE. Le soir, quand vous tes sortie. MME MERCADET. Il est moins g que vous... J ULIE. Oh! de quelques mois!...MME MERCADET. Et je vous croyais trop raisonnable pour penser un jeune tourdi de vingt-deux ans, qui ne peut apprcier vos qualits.J ULIE. Mais il a pens moi le premier : car, si je l'avais aim la premire, il n'en aurait jamais rien su. Nous nous sommes vus, un soir, chez madame Duval.MME MERCADET. Il n'y a que madame Duval pour recevoir chez elle des gens sans position !...MERCADET. Elle fait salon, elle veut des danseurs tout prix! Les gens qui dansent n'ont jamais d'avenir. Aujourd'hui les jeunes hommes qui ont de l'ambition se donnent tous un air grave et ne dansent point.J ULIE. Adolphe...MERCADET. Et il se nomme Adolphe!... Ce monde, que des imbciles nous disent en progrs et qui prennent des dplacements pour des perfectionnements, tourne donc sur lui-mme? Enfants, vous croyez moins que jamais l'exprience de vos pres... Apprenez, mademoiselle, qu'un employ douze cents francs nesait pas aimer, il n'en a pas le temps, il se doit au travail. Il n'y a que les propritaires, les gens tilbury, enfin les oisifs, qui peuvent et sachent aimer.MME MERCADET. Mais, malheureuse enfant!...MERCADET, sa femme. Laissez-moi lui parler. ( JULIE. ) J ulie, je te marie ton monsieur Minard... (Mouvement de JULIE.) Attends! Tu n'as pas le premier sou, tu le sais : que devenez-vous le lendemain de votre mariage? Y avez-vous song ?...J ULIE. Oui, mon pre.MME MERCADET. Elle est folle !MERCADET, sa femme. Elle aime, la pauvre fille!... laissez-la dire. ( JULIE.) Parle, J ulie, je ne suis plus ton pre, mais ton confident, je t'coute.J ULIE. Nous nous aimerons.MERCADET. Mais l'amour vous enverra-t-il des coupons de rentes au bout de ses flches?J ULIE. Oh! mon pre, nous nous logerons dans un petit appartement, au fond d'un faubourg, un quatrime tage, s'il le faut ! Au besoin, je serai sa servante... Ah ! je m'occuperai des soins du mnage avec un plaisir infini, en songeant qu'en toute chose il s'agira de lui... J e travaillerai pour lui pendant qu'il travaillera pour moi ! J e lui sauverai bien des ennuis, il ne s'apercevra jamais de notre gne. Notre mnage sera propre, lgant mme. Mon Dieu! l'lgance tient si peu de chose, elle vient de l'me, et le bonheur en est la fois la cause et l'effet. J e puis gagner assez avec ma peinture sur porcelaine pour ne rien lui coter et mme contribuer aux charges de la vie. D'ailleurs, l'amour nous aidera passer les jours difficiles ! Adolphe a de l'ambition comme tous les gens qui ont une me leve, et il est de ceux qui arrivent...MERCADET. On arrive garon, mais mari, l'on se tue solder un livre de dpense, courir aprs un billet de mille francs, comme les chiens aprs une voiture. Et il a de l'ambition?...J ULIE. Mon pre, Adolphe a tant de volont unie tant de moyens, que je suis sre de le voir un jour... ministre peut-tre.MERCADET. Aujourd'hui, qui est-ce qui ne se voit pas plus ou moins ministre ? Ensortant du collge, on se croit un grand pote, un grand orateur, un grand ministre, comme, sous l'Empire, on se voyait dj marchal de France en partant sous-lieutenant. Sais-tu ce qu'il serait, ton Adolphe?... pre de plusieurs enfants qui drangeront tes plans de travail et d'conomie, qui logeront Son Excellence rue de Clichy, et qui te plongeront dans une affreuse misre ! Tu m'as fait l le roman et non l'histoire de la vie.MME MERCADET. Pauvre enfant ! son ge, il est si facile de prendre ses esprances pour des ralits !...MERCADET. Elle croit que l'amour est le seul lment de bonheur dans le mariage : elle se trompe comme tous ceux qui mettent leurs propres fautes sur le compte du hasard, l'diteur responsable de nos folies, et alors on s'en prend de son malheur la socit, qu'on bouleverse. Bah ! c'est une amourette qui n'a rien de srieux.J ULIE. C'est, mon pre, de part et d'autre, un amour auquel nous sacrifierons tout...MME MERCADET. Comment! J ulie, tu ne sacrifierais pas cet amour naissant pour sauver ton pre? pour lui rendre plus que la vie qu'il t'a donne, l'honneur que les familles doivent garder intact !MERCADET. Mais quoi servent donc les romans dont tu t'abreuves, malheureuse enfant, si tu n'y puises pas le dsir d'imiter les dvouements qu'on y prche (car les romans sont devenus des sermons sociaux)! Votre Adolphe connat-il ta position de fortune ? lui as-tu peint votre belle vie au quatrime tage, avec un parc sur la fentre et des cerises manger le soir comme faisait J ean-J acques avec une fille d'auberge?J ULIE. Mon pre, je suis incapable d'avoir commis la moindre indiscrtion qui pt vous compromettre.MERCADET. Il nous croit riches ? J ULIE. Il ne m'a jamais parl d'argent.MERCADET, part sa femme. Bien, j'y suis. ( JULIE.) J ulie, vous allez lui crire, l'instant, de venir me parler.J ULIE. Ah! mon pre!... (Elle l'embrasse.)MERCADET. Aujourd'hui mme, un jeune homme lgant, ayant une grande existence, un beau nom, vient dner ici. Ce jeune homme a des intentions et vous recherche. Voil mon prtendu. Vous ne serez pas madame Minard, vous serez madame de la Brive ; au lieu d'aller au quatrime tage, dans un faubourg, vous habiterez une belle maison dans la Chausse-d'Antin. Vous avezdes talents, de l'instruction, vous pourrez jouer un rle brillant Paris. Si vous n'tes pas la femme d'un ministre, vous serez peut-tre la femme d'un pair de France... J e suis fch, ma fille, de n'avoir pas mieux vous offrir...J ULIE. Ne raillez pas mon amour, mon pre, et permettez-moi d'accepter le bonheur et la pauvret plutt que le malheur et la richesse.MME MERCADET. Julie, votre pre et moi nous sommes comptables de votre avenir envers vous-mme, et nous ne voulons point un jour tre accuss justement par vous, car l'exprience des parents doit tre la leon des enfants. Nous faisons, en ce moment, une rude preuve des choses de la vie. Va, ma fille, marie-toi richement.MERCADET. Dans ce cas-l, l'union fait la force! la maxime des cus de la Rpublique.MME MERCADET. S'il n'y a pas de bonheur possible dans la misre, il n'y a pas de malheur que la fortune n'adoucisse.J ULIE. Et c'est vous, ma mre, qui me dites ces tristes paroles ! Mon pre, je vais vous parler votre langage amer et positif. Ne vous ai-je pas entendu parler de gens riches, oisifs et par consquent sans force contre le malheur, ruins par leurs vices ou leur laisser-aller, plongeant leur famille dans une misre irrparable? N'aurait-il pas mieux valu marier alors la pauvre fille un homme sans fortune, mais capable d'en gagner une? Monsieur de la Brive peut, je le sais, tre riche, spirituel et plein de talent, mais vous tiez tout cela, vous avez perdu votre fortune et vous avez pris en ma mre une fille riche et belle, tandis que moi...MERCADET. Ma fille, vous pourrez juger monsieur de la Brive comme je jugerai monsieur Minard. Mais vous n'aurez pas le choix. Monsieur Minard renoncera lui-mme vous.J ULIE. Oh! jamais, mon pre, il vous gagnera le cur...MME MERCADET. Mon ami, si elle tait aime...MERCADET. Elle est trompe.J ULIE. J e demanderais l'tre toujours ainsi.MME MERCADET. On sonne ! et nous n'avons personne pour aller ouvrir la porte!MERCADET. Eh bien ! laissez sonner.MME MERCADET. J e m'imagine toujours que Godeau peut revenir.MERCADET. Godeau!... Mais sachez donc qu'avec ses principes de faire fortune quibuscumque viis... (allons! je leur parle latin), Godeau ne peut tre que pendu la grande vergue d'une frgate. Aprs huit ans sans nouvelles, vous esprez encore Godeau ! Vous me faites l'effet de ces soldats qui attendent toujours Napolon.MME MERCADET. On sonne toujours.MERCADET. C'est une sonnerie de crancier!... Va voir, J ulie! Et, quoi qu'on te dise, rpondsque ta mre et moi nous sommes sortis. Ce crancier aura peut-tre de la pudeur, il croira sans doute une jeune personne...Scne onzimeMme MERCADET, MERCADETMME MERCADET. Cet amour, vrai chez elle, du moins, m'a mue...MERCADET. Vous tes toutes romanesques !MME MERCADET. Un premier amour donne bien de la force!...MERCADET. La force de s'endetter ! Et c'est bien assez que le beau-pre...Scne douzimePIERQUIN, J ULIE, MERCADET, Mme MERCADETJ ULIE, entrant la premire. Mon pre, monsieur Pierquin.MERCADET. Allons ! la jeune garde est en droute!...J ULIE. Mais il prtend qu'il s'agit d'une bonne affaire pour vous.MERCADET. C'est--dire pour lui. Qu'elle se laisse aller couter son Adolphe, a se conoit ; mais un crancier !... J e sais comment le prendre, celui-l ! Laissez-nous.(Les femmes sortent.)Scne treizimePIERQUIN, MERCADETPIERQUIN. J e ne viens pas vous demander d'argent, mon cher monsieur, je sais que vous faites un superbe mariage. Votre fille pouse un millionnaire, le bruit s'en est rpandu...MERCADET. Oh! millionnaire! Il a quelque chose...PIERQUIN. Ce magnifique prospectus va calmer vos cranciers. Tenez !... moi-mme, j'ai repris mes pices que j'avais remises aux gardes du commerce.MERCADET. Vous alliez me faire arrter?PIERQUIN. Ah! vous aviez deux ans! J e ne garde jamais de dossiers si longtemps; mais pour vous je m'tais dparti de mes principes. Si ce mariage est une invention, je vous en fais mon compliment... Le retour de Godeau s'usait diablement!... Un gendre vous feragagner du temps. Ah ! mon cher, vous nous avez promens avec des relais d'esprances dsesprer des vaudevillistes ! Ma foi ! je vous aime, vous tes ingnieux ! fille sans dot riche mari, c'est hardi.MERCADET, part. O veut-il en venir?PIERQUIN. Goulard a gob l'hameon : mais qu'avez-vous mis dessus? car il est fin.MERCADET. Mon gendre est monsieur de la Brive, un jeune homme...PIERQUIN. Il y a un vrai jeune homme ? MERCADET. Je vous le ferai voir...PIERQUIN. Alors, combien payez-vous le jeune homme?MERCADET. Ah! assez d'insolence! Autrement, mon cher, je vous demanderais de rgler nos comptes; et, mon cher monsieur Pierquin, vous y perdriez beaucoup au prix o vousme vendez l'argent !...PIERQUIN. Monsieur !MERCADET. Monsieur, je vais tre assez riche pour ne plus souffrir la plaisanterie de personne; pas mme d'un crancier. Quelle affaire venez-vous me proposer?PIERQUIN. Si vous voulez rgler, j'aimerais autant cela...MERCADET. Je ne le crois pas : je vous rapporte autant qu'une ferme en Beauce.PIERQUIN. J e venais vous proposer une chance de valeurs, contre laquelle je vous accorderais un sursis de trois mois.MERCADET. C'est l la bonne affaire?PIERQUIN. Oui.MERCADET, part. Que flaire ce renard des poules aux ufs d'or? (Haut.) Expliquez-vous nettement.PIERQUIN. Vous savez, moi je suis lucide, limpide, l'on y voit clair.MERCADET. Pas de phrases! J e ne vous ai jamais reproch de faire l'usure : car je considre un fort intrt comme une prime donne au capital d'une affaire. L'usurier, c'est un capitaliste qui se fait sa part d'avance...PIERQUIN. Voici prs de cinquante mille francs de lettres de change d'un joli jeune homme nommMichonnin, garon coulant...MERCADET.Et coul...PIERQUIN. Oui, elles sont en rgle : prott, jugement par dfaut, jugement dfinitif, procs-verbal de carence, dnonciation de contrainte, etc. il y a cinq mille francs de frais.MERCADET. Et celavaut ?PIERQUIN. Ce que vaut l'avenir d'un jeune homme maintenant forc d'avoir beaucoup d'industrie pour vivre...MERCADET. Rien...PIERQUIN. moins qu'il n'pouse une riche anglaise amoureuse de...MERCADET.De lui ?PIERQUIN. Non, d'un titre ! Et je pensais lui en acheter un... Mais cela m'aurait jet dans les intrigues de la chancellerie.MERCADET. Mais que voulez-vous de moi? PIERQUIN. Des choses de mme valeur.MERCADET. Quoi?PIERQUIN. Des actions de... Enfin devos entreprises qui ne donnent plus de dividende.MERCADET. Et vous m'accordez un sursis de cinq mois?...PIERQUIN. Non, trois mois.MERCADET, part. Trois mois! pour un spculateur, c'est l'ternit! Mais quelle est son ide? Oh! ne rien donner, recevoir quelque chose. (Haut. ) Pierquin, je ne comprends pas, malgr mon intelligence : mais c'est fait...PIERQUIN. J 'avais compt l-dessus ! Voici une lettre par laquelle je vous accorde le sursis. Voici les dossiers Michonnin. Ah ! je dois tout vousdire : ce jeune homme a mis tous les gardes du commerce sur les dents.MERCADET. Voulez-vous les actions roses d'un journal qui pourrait avoir du succs s'il paraissait? les actions bleues d'une mine qui a saut? les actions jaunes d'un pavavec lequel on ne pouvait pas faire de barricades?PIERQUIN. Donnez-m'en de toutes les couleurs !MERCADET. En voici, mon cher matre, pour quarante mille francs.PIERQUIN. Merci, mon cher ami! Nous autres, nous sommes ronds en affaires...MERCADET, part. Sa ritournelle quand il a pinc quelqu'un. Je suis vol! (Haut.) Vous allez placer mes actions ?PIERQUIN. Mais oui. MERCADET. toute leur valeur?PIERQUIN. Si c'est possible...MERCADET. Ah ! j'y suis. Cela remplacera vos cabinets d'histoire naturelle, vos frgates en ivoire, les pelisses en zibeline, enfin les marchandises fantastiques...PIERQUIN. C'est si vieux!...MERCADET. Et puis le tribunal commence trouver cela lger. Vous tes un digne homme, vous allez ranimer nos valeurs...PIERQUIN. Croyez, mon cher ami, que je le voudrais. MERCADET. Et moi donc?... Adieu!PIERQUIN. Vous savez ce que je vous souhaite, en ma qualit de crancier, dans l'affaire du mariage de votre fille.(Il sort.)Scne quatorzimeMERCADET, seul. Michonnin ! quarante-deux mille francs et cinq mille francs d'intrts et de frais, quarante-sept mille... Pas d'acompte ! Bah ! un homme qui ne vaut rien aujourd'hui peut devenir excellent demain! D'ailleurs, je le ferai nommer baron en intressant un certain personnage dans une affaire ! Mais, tiens ! tiens ! ma femme connat une Anglaise qui se met des coquillages et des algues sur la tte; la fille d'un brasseur, et... Diantre!... pas de domicile... Ne l'accusons pas, l'infortun ! Sais-je si j'aurai un domicile dans trois mois ? Pauvre garon ! peut-tre a-t-il eu, comme moi, un ami ! Tout le monde a son Godeau, un faux Christophe Colomb! Aprs tout, Godeau... (Il regarde s'il est seul.) Godeau, je crois qu'il m'a djrapport plus d'argent qu'il ne m'en a pris !ACTE II Scne premireMERCADET, THERESE, J USTIN, VIRGINIEMERCADET. (Ilsonne JUSTIN.) Qu'a dit Verdelin, mon ami Verdelin ?J USTIN. Il va venir; il a prcisment, a-t-il dit, de l'argent donner monsieur Brdif.MERCADET. Fais en sorte qu'il me parle avant d'entrer chez Brdif. Ah!... j'ai donn cent francs au pre Grumeau, il ne peut pas encore avoir menti pour cent francs en vingt-quatre heures.J USTIN. D'autant plus, monsieur, que je lui ai fait croire qu'il avait dit la vrit.MERCADET. Tu finiras par devenir mon secrtaire... J USTIN. Ah ! s'il ne fallait pas savoir crire !...MERCADET. Les secrtaires de ministres crivent trs peu.J USTIN. Que font-ils donc?MERCADET. Le mnage! Et ils parlent lorsque leur patron doit se taire... Allons! arrange-toi pour que le pre Grumeau dise Verdelin que Brdif est sorti.(JUSTIN sort.)MERCADET, part. Ce garon-l est un demi-Frontin, car aujourd'hui ceux qui sont des Frontins tout entiers deviennent des matres!... Nos parvenus d'aujourd'hui sont des Sganarelles sans places qui se sont mis en maison chez la France! ( THERESE.) Eh bien! Thrse?...THERESE. Ah! monsieur, ds que j'ai promis le payement, tous les fournisseurs ont eudes figures aimables...MERCADET. Le sourire du marchand qui vend bien. ( VIRGINIE.) Et nous aurons un beau dner, Virginie?VIRGINIE. Monsieur le mangera... MERCADET. Et les fournisseurs?... VIRGINIE. Bah! ils patienteront!...MERCADET, part. Elle les a pays. (Haut.) Je ne t'oublierai pas. Nous compterons demain.VIRGINIE. Si mademoiselle se marie, elle pensera sans doute moi.MERCADET. Comment donc ! Mais certainement. THERESE. Monsieur, et moi?...MERCADET. Tu auras pour mari l'un des futurs employs de mon Assurance contre les chances du recrutement. Mais...THERESE. Oh! monsieur, soyez tranquille. J e sais ce qu'on peut dire un prtendu pour le rendre amoureux fou : car je sais comment le rendre froid comme une corde puits... J e me suis venge de ma dernire matresse en faisant rompre son mariage...MERCADET. Ah! la langue d'une femme de chambre!... c'est un feuilleton domestique...THERESE. Oh! monsieur...nous n'avons pas tant de... de... talent.(Elle sort.)Scne deuximeMERCADET, un moment seul, puis J USTINMERCADET. Avoir ses gens pour soi, c'est comme si un ministre avait la presse lui ! Heureusement que les miens ont leurs gages perdre. Tout repose maintenant sur la douteuse amiti de Verdelin, un homme dont la fortune est mon ouvrage ! Mais se plaindre de l'ingratitude des hommes, autant vouloir tre le Luther du cur. Ds qu'un homme a quarante ans, il doit savoir que le monde est peupl d'ingrats!... Par exemple, je ne sais pas o sont les bienfaiteurs... Verdelin et moi, nous nous estimons trs bien. Lui me doit de la reconnaissance, moi, je lui dois de l'argent, et nous ne nous payons ni l'un ni l'autre !... Allons ! pour marier J ulie, il s'agit de trouver mille cus dans une poche qui voudra tre vide ! Crocheter le cur pour crocheter la caisse, quelle entreprise !... Il n'y a que les femmes aimes qui font ces tours de force-l!...J USTIN, entrant. Monsieur Verdelin va venir.Scne troisimeLES MEMES, VIOLETTEMERCADET. Le voici... mon ami... Ah! c'est le pre Violette... ( JUSTIN.) Aprs onze ans de service, tu nesais pas encore fermer les portes? Allons, va guetter Verdelin, et cause spirituellement avec lui jusqu' ce que j'aie congdi ce pauvre diable.J USTIN, part. L'une de ses victimes !(JUSTIN sort.)VIOLETTE. Je suis dj venu onze fois depuis huit jours, mon cher monsieur Mercadet, et le besoin m'a oblig de vous attendre hier dans la rue pendant trois heures en me promenant d'ici la Bourse. J 'ai vu qu'on m'avait dit vrai, en assurant que vous tiez la campagne.MERCADET. Nous sommes aussi malheureux l'un que l'autre, mon pauvre pre Violette... nous avons tous deux une famille...VIOLETTE. Nous avons engag tout ce qui peut se mettre au Mont-de-Pit...MERCADET. C'est comme ici...VIOLETTE. Le mal de l'un ne gurit pas le mal de l'autre... Mais vous avez encore de quoi vivre, et nous sommes sans pain ! J e ne vous ai jamais reproch ma ruine, car je crois que vous aviez l'intention de nous enrichir... Et puis c'est ma faute! En voulant doubler notre petite fortune, je l'ai compromise; ma femme et mes filles ne veulent pas comprendre, elles qui me poussaient spculer, elles qui me reprochaient ma timidit, que lorsqu'on risque de gagner beaucoup, c'est qu'on est expos perdre autant... Mais, enfin, parole ne paye pas farine, et je viens vous supplier de me donner le plus petit acompte sur les intrts : vous sauverez la vie toute une famille.MERCADET, part. Pauvre homme! il me navre!... Quand je l'ai vu je djeune sans apptit. (Haut.) Soyez bien raisonnable, car je vais partager avec vous... (Bas.) Nous avons peine cent francs dans la maison... et encore c'est l'argent de ma fille.VIOLETTE. Est-ce possible ! Vous, monsieur Mercadet, un homme que j'ai vu si riche !...MERCADET. Entre malheureux, on se doit la vrit.VIOLETTE. Ah ! si l'on ne devait que cela, comme on se payerait promptement !MERCADET. N'en abusez pas !... car je suis sur le point de marier ma fille...VIOLETTE. J 'ai deux filles, moi, monsieur, et a travaille sans espoir de se marier, car les femmes qui restent honntes gagnent si peu !... Dans la circonstance o vous tes je ne vous importunerais pas, mais... ma femme et mes filles attendent mon retour dans des angoisses... mon ge, je ne peux plus rien faire... Si vous... pouviez m'obtenir une place !MERCADET. Vous tes inscrit, pre Violette, pour tre le caissier de ma compagnie d'assurances contre les chances du...VIOLETTE. Ah! ma femme et mes filles vont vous bnir !... (MERCADET va prendre de l'argent. ) Les autres qui le tracassent n'ont rien; mais en se plaignant comme a l'on touche peu prs ses intrts...MERCADET. Tenez, voil soixante francs...VIOLETTE. En or ! il y a bien longtemps que je n'en ai vu... oh! chez moi!...MERCADET.Mais...VIOLETTE. Soyez tranquille, je n'en dirai rien...MERCADET. Ce n'est pas cela! Vous me promettez, pre Violette, de ne pas revenir avant... un mois...VIOLETTE. Un mois! Pourrons-nous vivre un mois avec cela?MERCADET. Vous n'avez donc pas autre chose?VIOLETTE. Je ne possde pour toute fortune que ce que vous me devez...MERCADET. Pauvre homme ! En le voyant, je me trouve riche. (Haut.) Mais je croyais quevous faisiez quelques petites affaires de prt dans le quartier de l'Estrapade?VIOLETTE. Depuis que les prisonniers pour dettes ont quitt Sainte-Plagie, les prts ont bien baiss dans le quartier.MERCADET. Pourriez-vous avoir un cautionnement pour une place de caissier?...VIOLETTE. J 'ai quelques amis, et peut-tre... MERCADET. Prendraient-ils des actions ?VIOLETTE. Oh! monsieur, vous autres faiseurs, vous avez cass le grand ressort de l'association ! On ne veut plus entendre parler d'actions...MERCADET. Eh bien! adieu, pre Violette! Nous compterons plus tard... Vous serez le premier pay...VIOLETTE. Bonne russite, monsieur! Ma femme et mes filles diront des prires pour le mariage de mademoiselle Mercadet.MERCADET. Adieu! Si tous les cranciers taient comme celui-l ! mais je n'y tiendrais pas, il m'emporte toujours de l'argent.Scne quatrimeMERCADET, VERDELINVERDELIN. Bonjour, mon ami, que me veux-tu?MERCADET. Ta question ne me donne pas le temps de te dorer la pilule ! Tu m'as devin !VERDELIN. Oh ! mon vieux Mercadet ! je n'en ai pas et je suis franc : j'en aurais, que je ne pourrais pas t'en donner! coute... J e t'ai prt dj tout ce dont mes moyens me permettaient de disposer; je ne te l'ai jamais redemand. Je suis ton ami et ton crancier : eh bien ! si je n'avais pas pour toi le cur plein de reconnaissance, si j'tais un homme ordinaire, il y a longtemps que le crancier aurait tu l'ami !... Diantre !... tout a ses limites dans ce monde.MERCADET. L'amiti, oui, mais non le malheur!...VERDELIN. Si j'tais assez riche pour te sauver tout fait, pour teindre entirement ta dette, je le ferais de grand cur, car j'aime ton courage : mais tu dois succomber!... Tes dernires entreprises quoique spirituellement conues, trs spcieuses mme (tant de gens s'y sont pris !) ont croul : tu t'es dconsidr, tu es devenu dangereux ! Tu n'as pas su profiter de la vogue momentane de tes oprations!... Quand tu seras tomb, tu trouveras du pain chez moi !... Le devoir d'un ami est de nous dire ces choses-l!...MERCADET. Que serait l'amiti sans le plaisir de se trouver sage et de voir son ami fou, de se trouver l'aise et de voir son ami gn, de se complimenter en lui disant des choses dsagrables !... Ainsi, je suis au ban de l'opinion publique ?VERDELIN. J e ne dis pas tout fait cela. Non, tu passes encore pour un honnte homme, mais la ncessit te force recourir des moyens...MERCADET. Qui ne sont pas justifis par le succs, comme chez les gens heureux. Ah ! le succs !... de combien d'infamies se compose un succs, tu vas le savoir... Moi, ce matin, j'ai dtermin la baisse que tu veux oprer, afin de tuer l'affaire des mines de la Basse-Indre, dont tu veux t'emparer pendant que lecompte rendu des ingnieurs va rester dans l'ombre, grce au silence que tu soldes si cher...VERDELIN. Chut!... Mercadet, est-ce vrai? J e te reconnais bien l... (Il le prend par la taille.)MERCADET. Allons ! ceci est pour te faire comprendreque je n'ai pas besoin de caresses, ni de morale, mais d'argent ! Hlas ! je ne t'en demande pas pour moi, mon bon ami ! mais je marie ma fille, et nous sommes arrivs ici secrtement la misre... Tu te trouves dans une maison o rgne l'indigence sous les apparences du luxe (les promesses, le crdit, tout est us !) : et, si je ne solde pas en argent quelques frais indispensables, ce mariage manquera ! Enfin, il me faut ici quinze jours d'opulence, comme toi vingt-quatre heures de mensonges la Bourse. Verdelin, cette demande ne se renouvellera pas : je n'ai pas deux filles. Faut-il tout dire? Ma femme et Julie n'ont pas de toilettes! ( part.) Il hsite...VERDELIN, part. Il m'a jou tant de comdies, que je ne sais pas si sa fille se marie... Elle ne peut pas se marier !MERCADET. Il faut donner aujourd'hui mme un dner mon futur gendre qu'un ami commun nous prsente, et je n'ai plus mon argenterie : elle est... tu sais... Non seulement j'ai besoin d'un millier d'cus, mais encore j'espre que tu me prteras ton service de table, et tu viendras dner avec ta femme.VERDELIN. Mille cus !... Mercadet !... Mais personne n'a mille cus... prter... peine les a-t-on pour soi! Si on les prtait toujours, on ne les aurait jamais...MERCADET, part. Oh! il y viendra. (Haut.) Tu me croiras si tu veux, mais, une fois ma fille marie, eh bien ! tout me devient indiffrent. Ma femme aura chez Julie un asile; moi, j'irai chercher fortune ailleurs, car tu as raison, et je me suis dit : Utile aux autres, je me suis funeste moi-mme ! Dans les affaires o je perds, les autres gagnent! Magnifique aux semailles de l'annonce et du prospectus, comprenant et satisfaisant les ncessits de l'organisation primitive, je n'entends rien la rcolte...VERDELIN. Veux-tu savoir le mot de cette nigme?MERCADET.Dis...VERDELIN. C'est que, si tu te trouves suprieur toute espce de position par l'esprit, tu es toujours au-dessous par le jugement. L'esprit nous vaut l'admiration, le jugement nous donne la fortune.MERCADET, part. Oui, je n'ai pas assez de jugement pour tuer une affaire mon profit. (Haut.) Voyons, Verdelin!... j'aime ma femme et ma fille... Ces sentiments-l sont ma seule consolation au milieu de mes rcents dsastres. Ces femmesont t si douces, si patientes ! je les voudrais voir l'abri des malheurs!... Oh! l sont mes vraies souffrances!... Tu dois concevoir qu'on puisse pleurer... (Il s'essuie les yeux.) Tu as une charmante petite fille, et tu ne voudrais pas un jour la savoir malheureuse, vieillissant dans les larmes et le travail... Voil pourtant l'avenir de ma J ulie, un ange de dvouement! Oh! cher ami! j'ai, dans ces derniers temps, bu des calices bien amers : j'ai trbuch sur le pav de bois, j'ai cr des monopoles, et l'on m'en a dpouill! Eh bien! ce ne serait rien auprs de la douleur de me voir refus par toi dans cette circonstance suprme ! Enfin, ne te disons pas ce qui arriverait... car je ne veux rien devoir ta piti...VERDELIN. Mille cus!... Mais quoi veux-tu les employer?MERCADET, part. J e les aurai. (Haut.) Eh! mon cher, un gendre est un oiseau qu'un rien effarouche... une dentelle de moins sur une robe, c'est toute une rvlation! Les toilettes sont commandes, les marchands vont les apporter... Oui, j'ai eu l'imprudence de dire que je payerais tout, comptant sur toi!... Et le dner... il faut des vins exquis!... l'amoureux ne peut perdre la tte que comme a. Fais attention ceci : nous paraissons riches ; nous devons nous tenir sous les armes devant monsieur de la Brive ! Verdelin, un millier d'cus ne te tuera pas, toi qui as soixante mille francs de rente ! et ce sera la vie d'une pauvre enfant que tu aimes, car tu aimes Julie!... Elle est folle de ta petite, elles jouent ensemble commedes bienheureuses. Laisseras-tu l'amie de ta fille scher sur pied? C'est contagieux, a porte malheur!...VERDELIN. Mon cher, je n'ai pas mille cus; je puis te prter mon argenterie, mais je n'ai pas...MERCADET. Un bon sur la Banque, c'est bientt sign...VERDELIN. J e... Non...MERCADET. Oh! ma pauvre enfant!... tout est dit... (Il tombe abattu sur un fauteuil.) mon Dieu! pardonnez-moi de terminer le rve pnible de mon existence, et laissez-moi me rveiller dans votre sein !VERDELIN. Mais si tu as trouv un gendre, mon ami?...MERCADET, se levant brusquement. Si j'ai trouv un gendre !... tu mets cela en doute ?... Ah ! refuse-moi durement les moyens de faire le bonheur de ma fille, mais ne m'insulte pas! Tu verras monsieur de la Brive!... J e suis donc tomb bien bas, pour que... Oh! Verdelin... je ne voudrais pas pour mille cus avoir eu cette ide sur toi... tu ne peux tre absous qu'en me les donnant...VERDELIN. J e vais aller voir si je puis...MERCADET. Non, ceci est une manire de refuser...VERDELIN. Et si le mariage manque... tiens, je n'y pensais pas, non, mon ami, je te les donnerai quand le mariage se fera, certainement...MERCADET. Mais il ne se fera pas sans les mille cus ! Comment, toi, qui je les ai vu dpenser pour une chose de vanit, pour une amourette, tu ne les mettrais pas une bonne action !...VERDELIN. En ce moment, il y a peu de bonnes actions...MERCADET. Ah! ah! ah! il est joli!... tu ris... il y a raction!...VERDELIN. Ah ! ah ! ah !(Il laisse tomber son chapeau.)MERCADET ramasse le chapeau et le brosse avec sa manche. Eh bien ! mon vieux, deux amis qui ont tant roul dans la vie! qui l'ont commence ensemble!... En avons-nous dit et fait!... hein! Tu ne te souviens donc pas denotre bon temps, o c'tait la vie la mort entre nous?VERDELIN. Te rappelles-tu notre partie Rambouillet, o je me suis battu pour toi avec cet officier de la garde ?...MERCADET. Je t'avais cd Clarisse ! Ah ! tions-nous gais, tions-nous jeunes ! et aujourd'hui nous avons des filles, des filles marier... Si Clarisse vivait, elle te reprocherait ton hsitation !...VERDELIN. Si elle avait vcu, je ne me serais jamais mari !...MERCADET. Tu sais aimer, toi !... Ainsi je puis compter sur toi pour dner, et tu me donneras ta parole d'honneur de m'envoyer...VERDELIN. Le service...MERCADET. Et les mille cus...VERDELIN. Tu y reviens encore ! J e t'ai dit que je ne pouvais pas...MERCADET, part. Cet homme ne mourra certes pas d'un anvrisme... (Haut. ) Mais je serai donc assassin par mon meilleur ami!... Oh! c'est toujours ainsi!... Tu seras donc insensible au souvenir de Clarisse et au dsespoir d'un pre ?... (Il crie. ) J e suis au dsespoir, je vais me brler la cervelle !...Scne cinquimeLES MEMES, J ULIE, Mme MERCADETMME MERCADET. Qu'as-tu, mon ami?... J ULIE. Mon pre, ta voix m'a effraye.MME MERCADET. Mais c'est Verdelin, tu ne saurais tre en danger...J ULIE. Bonjour, monsieur. De quoi s'agit-il donc entre vous et mon pre?...MERCADET. Eh bien ! tu vois, elles accourent comme deux anges gardiens un seul clat de voix. ( part.) Elles m'ont entendu ! ( sa femme et sa fille qu'il prend par les mains.) Vous m'attendrissez!... ( VERDELIN.) Verdelin, allons! veux-tu tuer toute une famille? Cette preuve de tendresse me donne la force de tomber tes genoux.(Il fait le geste de se mettre genoux.)J ULIE. Oh! monsieur! (Elle arrte son pre.) C'est moi qui vous implorerai pour lui, s'il s'agit (et je le vois bien) d'argent. Eh bien ! je puis vous offrir une garantie dans mon travail. Obligez encore une fois mon pre, il doit tre dans de cruelles angoisses pour supplier ainsi...MERCADET. Chre enfant. ( part.) Quels accents!... J e n'tais pas nature comme a !MME MERCADET. Monsieur Verdelin, rendez-lui ce service, nous saurons le reconnatre, j'engagerai le bien qui me reste.VERDELIN, JULIE. Vous ne savez pas ce qu'il me demande ?J ULIE. Non.VERDELIN. Mille cus pour pouvoir vous marier.J ULIE. Ah ! monsieur, oubliez ce que je vous ai dit. J e ne veux pas d'un mariage achet par l'humiliation de mon pre...MERCADET, part. Elle est magnifique... VERDELIN. J e vais vous chercher l'argent.(Il sort.)Scne siximeLES MEMES, moins VERDELINMERCADET. Il est parti...J ULIE. Ah ! mon pre, pourquoi n'ai-je pas su?MERCADET. (Il embrasse sa fille.) Tu nous a sauvs ! Ah ! quand serai-je riche et puissant pour le faire repentir d'un pareil bienfait?...MME MERCADET. Mais il va vous donner la somme que vous lui demandez...MERCADET. Il me l'a vendue trop cher !... Qui est-ce qui sait obliger? Oh! quand je le pouvais, moi, je le faisais avec une grce ! (Il fait le geste d'taler de l'argent.) Il y a desingratitudes qui sont des vengeances. Ah ! mon petit Verdelin, tu rechignes me prter mille cus, je n'aurai plus de scrupule t'en souffler cent mille!...MME MERCADET. Ne soyez pas injuste, Verdelin a cd.MERCADET. Au cri de Julie, non mes supplications. Ah! ma chre! il a eu pour plus de mille cus de bassesses!...Scne septimeLES MEMES, VERDELINVERDELIN. J 'avais de l'argent dans ma voiture pour Brdif, qui n'est pas chez lui; le voici en trois sacs...(JUSTIN apporte deux sacs.) MERCADET.Ah!...MME MERCADET. Monsieur, comptez sur la reconnaissance d'une mre...VERDELIN. Mais c'est vous et votre fille seulement que je prte cet argent, et vous aurez la complaisance de signer toutes deux le billet que va me faire Mercadet...J ULIE. Signer mon malheur!... MME MERCADET. Tais-toi, ma fille.MERCADET. (Il crit.) Mon bon Verdelin, je te reconnais enfin ! Faut-il comprendre les intrts ?VERDELIN. Non, non, sans intrts... J e veux vous obliger et non faire une affaire...MERCADET. Ma fille, voil ton second pre !Scne huitimeLES MEMES, J USTIN, puis THERESEJ USTIN. Monsieur Minard.(Il sort.)THERESE. Madame, les marchands apportent tout... Mme MERCADET. (Elle tend le billet VERDELIN.) J 'y vais. MERCADET, VERDELIN. Tu vois, il tait temps ! VERDELIN. Eh bien! je vous laisse...(Mme MERCADET sort avec THERESE, VERDELIN est reconduit par MERCADET, qui fait signe MINARD d'entrer.)Scne neuvimeMINARD, J ULIE, MERCADETJ ULIE, MINARD. Si vous voulez, Adolphe, que notre amour brille tous les regards, dans les ftes du monde comme dans nos curs, ayez autant de courage que j'en ai eu dj.MINARD. Que s'est-il donc pass...J ULIE. Un jeune homme riche se prsente, et mon pre est sans piti pour nous...MINARD. J e triompherai !...MERCADET, revenant. Monsieur, vous aimez ma fille ?MINARD. Oui, monsieur.MERCADET. Du moins, elle le croit! Vous avez eu le talent de le lui persuader...MINARD. Votre manire de vous exprimer annonce un doute qui, venant de tout autre que de vous, m'offenserait. Comment n'aimerais-je pas mademoiselle! Abandonn par mes parents, et sans autre protection que celle de ce bon monsieur Duval qui m'a servi de pre depuis neuf ans, votre fille, Monsieur, est la seule personne qui m'ait fait connatre les bonheurs de l'affection. Mademoiselle Julie est la fois une sur et une amie, elle est toute ma famille !... Elle seule m'a souri, m'a encourag : aussi est-elle aime au-del de toute expression.J ULIE. Dois-je rester mon pre?...MERCADET, sa fille. Gourmande! ( MINARD.) Monsieur, j'ai sur l'amour, entre jeunes gens, les ides positives que l'on reproche aux vieillards. Ma dfiance est d'autant plus lgitime que je ne suis point de ces presaveugls par la paternit : je vois Julie comme elle est; sans tre laide, elle ne possde pas cette beaut qui fait crier : Ah ! Elle n'est ni bien ni mal.MINARD. Vous vous trompez, monsieur. J 'ose vous dire que vous ne connaissez pas votre Julie...MERCADET. Oh! parfaitement... comme si...MINARD. Non, monsieur, vous connaissez la Julie que tout le monde voit et connat : mais l'amour la transfigure ! la tendresse, le dvouement, lui communiquent une beaut ravissante que moi seul ai cre.J ULIE. Mon pre, je suis honteuse...MERCADET. Dis donc heureuse... Et s'il vous rpte ces choses-l...MINARD. Cent fois, mille fois, et jamais assez !... Il n'y a pas de crime les dire devant un pre !MERCADET. Vous me flattez ! J e me croyais son pre, mais vous tes le pre d'une Julie avec laquelle je voudrais faire connaissance. Voyons, jeune homme, ouvrez les yeux ! Les solides et belles qualits de son me, je le conois, peuvent changer l'expression de sa physionomie, mais le teint? J ulie est modeste et rsigne, elle sait qu'elle a le teint brun et les traits un peu... risqus...J ULIE. Mon pre !...MINARD. Mais vous n'avez donc pas aim ?MERCADET. Beaucoup ! J 'ai, comme tous les hommes, tran ce boulet d'or.MINARD. Autrefois!... mais aujourd'hui nous aimons mieux...MERCADET. Que faites-vous donc ?MINARD. Nous nous rattachons l'me, l'idal.MERCADET. Et c'est ce qui rend ma fille si jolie !... Ainsi, qu'une femme ait des hasards dansla taille, l'idal la redresse ! L'me lui effile les doigts ! L'idal lui fait de beaux yeux et de petits pieds! L'me claircit le teint!...MINARD. Certainement.MERCADET. Nous autres, gens levs sous l'Empire, nous appelons cela...MINARD. L'amour! cela!... l'amour, le saint et pur amour !...MERCADET. Avoir le bandeau sur les yeux.J ULIE. Mon pre, ne vous moquez pas de deux enfants...MERCADET. Trs grands...J ULIE. Qui s'aiment comme on s'aime de leur temps, d'une passion vraie, pure, durable, parce qu'elle est appuye sur la connaissance du caractre, sur la certitude d'une mutuelle ardeur combattre les difficults de la vie; enfin deux enfants qui vous aimeront bien.MINARD, MERCADET. Quel ange !...MERCADET, part. J e vais t'en donner de l'ange ! ( sa fille.) Tais-toi ma fille. ( MINARD.) Ainsi, monsieur, vous adorez Julie. Elle est charmante, elle a de l'me, de l'esprit, du cur. Enfin, c'est la beaut comme vous l'entendez, elle est la perfection rve...MINARD. Ah! vous comprenez donc!...MERCADET. Un ange qui tient nanmoins la matire...MINARD. Pour mon bonheur!...MERCADET. Vous l'aimez sans aucune arrire-pense?MINARD. Aucune.J ULIE. Que vous ai-je dit ?MERCADET. (Il les prend par les mains et les attire lui.) Heureux enfants! Vous vous aimez donc?... Quel joli roman!... ( MINARD.) Vous la voulez pour femme?...MINARD. Oui, monsieur.MERCADET. Malgr tous les obstacles ?MINARD. J e suis venu pour les vaincre.MERCADET. Rien ne vous dcouragera?MINARD. Rien.J ULIE. Ne vous ai-je pas dit qu'il m'aimait?MERCADET. Cela y ressemble! O trouver un plus beau spectacle? Il n'y a rien de plus doux pour un pre que de voir sa fille aime comme elle le mrite, et de la voir heureuse...J ULIE. Ne me saurez-vous pas gr, mon pre, d'un choix qui vous donne un fils plein de sentiments levs, dou d'une me forte et...MINARD. Mademoiselle!...J ULIE. Oui, monsieur, oui, je parlerai aussi, moi !MERCADET. Ma fille, va voir ta mre; laisse-moi parler d'affaires beaucoup moins immatrielles. Quelle que soit la puissance de l'idal sur la beaut des femmes, elle n'a malheureusement aucune influence sur les rentes...(JULIE sort.)Scne diximeMINARD, MERCADETMERCADET. Nous sommes entre nous, nous allons parler franais. Monsieur, vous n'aimez pas ma fille !MINARD. Dites, monsieur, que vous avez en vue un riche parti pour mademoiselle Mercadet, que vous ne tenez aucun compte des inclinationsde votre fille, et je vous comprendrai : mais sachez-le! je ne suis venu demander sa main qu'aprs avoir obtenu son cur...MERCADET. Son cur? malheureux! Que voulez-vous dire?...MINARD. Monsieur, J ulie est respectueusement aime...MERCADET. Bien! C'est heureusement idal! mais vous me devez une confidence entire au point o nous en sommes... Vous tes-vous crit?...MINARD. Oui, monsieur, des lettres pleines d'amour.MERCADET, part. Ah ! pauvre fille ! elle a lu des lettres d'amour ! Elle ! C'est la tte alors et non le cur qui souffrira ! (Haut.) Monsieur, les anges ont mille perfections, mais ils n'ont pas de rentes sur l'tat, et J ulie...MINARD. Ah ! monsieur, je suis prt tous les sacrifices, je ne veux que Julie.MERCADET. Vous avez dit que vous ne seriez effray par aucun obstacle.MINARD. Aucun.MERCADET. Eh bien! je vais vous confier un secret d'o dpendent l'honneur et le repos de la famille dans laquelle vous voulez absolument entrer.MINARD, part. Que va-t-il me dire?MERCADET. Je suis sans ressources, monsieur, ruin... ruin totalement. Si vous voulez Julie, elle sera bien vous, elle sera mieux chez vous, quelque pauvre que vous soyez, que dans la maison paternelle... Non seulement elle est sans dot, mais elle est dote de parents pauvres... plus que pauvres...MINARD. Plus que pauvres... il n'y a rien au-del!MERCADET. Si, monsieur, nous avons des dettes, beaucoup de dettes; il y en a de criardes...MINARD, part. Ruse de comdie ! il veut m'prouver. (Haut.) Eh bien! monsieur, je suis jeune, j'ai le monde devant moi, je ne manque ni d'nergie, ni d'ambition; aujourd'hui personne ne vient d'assez loin pour me demander autre chose que mon nom. J 'arriverai... j'aurai le bonheur d'enrichir celle que j'aime.MERCADET. Je connais cela. J e me suis ruin pour madame Mercadet, pour lui continuer l'opulence laquelle elle tait habitue. J 'ai sacrifi dans mon temps l'idal : aussi ai-je des cranciers qui ne comprennent pas la fantaisie, l'imagination, le bonheur !MINARD, part. Il raille, il est riche.MERCADET. Ainsi ma confidence ne vous effraye pas ?MINARD. Non, monsieur. Aucune pense d'intrt n'entache mon amour...MERCADET. Bien dit, jeune homme. Oh ! vous avez dit cette dernire phrase merveille. ( part.) Il est ttu. (Haut.) Vous aimez ma fille assez pour acheter cher le bonheur de l'pouser?...MINARD. Que peut-on donner de plus que sa vie ?MERCADET. Un amour si sincre doit tre rcompens.MINARD. Enfin...MERCADET. J 'ai une entire confiance en vous. MINARD. J e la mrite, monsieur. MERCADET. Attendez !(Il sort.)MINARD, un moment seul. ma place, bien des jeunes gens dans ma position auraient trembl, auraient faibli ! Quand un pre si riche a une fille qui n'est pas belle (car J ulie est passable, voil tout), il a bien raison de chercher savoir si elle n'est pas pouse uniquement pour sa fortune... Oh! pour un garon timide, j'ai t superbe! Il a du bon sens, le pre. Certainement Julie m'aime, je suis le seul qui lui aie parl d'amour, et, force de parler, je me suis laiss prendre ce que je disais. Mais je la rendrai heureuse, je l'aime comme on doit aimer sa femme; oui, je l'aime ! Peut-tre qu' force d'tudier une personne, on finit par la bien comprendre, et alors on voit son me travers le voile de la chair. J ulie a une belle me. En effet, ce sont les qualits et non la beaut d'une femme qui font les mariages heureux. D'ailleurs on en pouse de plus laides. Et puis, la femme qui nous aime sait se faire jolie !...MERCADET, revenant. Tenez! mon gendre, voici des papiers de famille qui attesteront notre fortune...MINARD. Monsieur...MERCADET. Oh! ngative... lisez. Voici copie du procs-verbal de la saisie de notre mobilier; j'achte assez cher du propritaire le droit de le conserver ici. Ce matin il voulait faire vendre. Voici des commandements en masse, et, hlas! une signification de contrainte par corps faite hier... Vous voyez bien que cela devient trs srieux... Enfin, voici tous mes protts, mes jugements, tous mes dossiers classs par ordre : car, jeune homme, retenez bien ceci : c'est surtout dans le dsordre qu'il faut avoir de l'ordre. Un dsordre bien rang, on s'y retrouve, on le domine! Que peut dire un crancier qui voit sa dette inscrite son numro? Je me suis model sur le gouvernement : tout suit l'ordre alphabtique. Je n'ai pas encore entam la lettre A.MINARD. Vous n'avez rien pay...MERCADET. peu prs : mais ne suis-je pas loyal?MINARD. Trs loyal...MERCADET. Vous connaissez l'tat de mes charges, vous savez la tenue des livres... Tenez! total : trois cent quatre-vingt mille...MINARD. Oui, monsieur, la rcapitulation est l.MERCADET. Vous avez lu... Vous ne vous plaindrez pas? Un pre enchant de se dfaire de sa fille aurait cherch vous tromper ; il aurait promis une dot imaginaire, une rente servir. On fait de ces tours-l !... souvent ! Beaucoup de pres profitent d'un amour comme le vtre et l'exploitent ! Mais ici vous traitez avec un homme honorable... On peut avoir des dettes, on doit rester homme d'honneur... Vous me faisiez frmir quand vous vous enferriez devant ma fille avec vos belles protestations ; car pouser une fille pauvre, quand, comme vous, on n'a que deux mille francs d'appointements, c'est marier le prott avec la saisie.MINARD. Vous croyez, monsieur? J e ferais donc alors le malheur de votre fille !...MERCADET. Ah ! jeune homme ! ma fille a maintenant son vrai teint...MINARD. Oui, monsieur.MERCADET. Touchez l ! vous avez mon estime. Vous tes un garon d'esprance, vous mentez avec un aplomb...MINARD. Monsieur...MERCADET. Vous pourriez tre ministre, une chambre vous croirait...MINARD. Monsieur!...MERCADET. Eh bien! allez-vous me quereller? N'est-ce pas moi qui ai lieu de me plaindre, jeune homme? Vous avez troubl la paix de ma famille, vous avez mis dans la tte de ma fille des ides exagres de l'amour, qui peuvent rendre son bonheur difficile en la laissant se forger un idal... ridicule. Julie a plusieurs mois de plus que vous, votre faux amour lui offre des sductions auxquelles aucune fille, dans sa position, ne rsiste...MINARD. Monsieur, si notre mutuelle misre nous spare, je suis du moins sans reproche ! J 'aime mademoiselle Julie ! un pauvre garon, dshrit comme je le suis, peut-il trouver mieux ?MERCADET. Des phrases ! Vous avez fait le mal, il s'agit de le rparer.MINARD. Croyez, monsieur...MERCADET. Pas un mot de plus... des preuves... Vous merendrez les lettres que ma fille vous a crites...MINARD. Aujourd'hui mme...MERCADET. Et vous aiderez un malheureux pre marier sa fille. Si vous aimez Julie, efforcez-vous de me seconder. Il s'agit pour elle d'avoir une fortune et un nom. Quand vous resteriez ostensiblement pris d'elle, il n'y aurait rien de dshonorant jouer le rle d'amant malheureux. En France, chacun veut de ce que tout le monde dsire. Une jeune personne courtise, dispute, emprunte des attraits l'idal. Oui, si notre bonheur dsespre quelqu'un, il nous en semble meilleur. L'envie est au fond du cur humain comme une vipre dans son trou. Ah! vous m'avez compris... Quant ma fille (Il appelle JULIE.), je vous laisse le soin de la prparer votre changement : elle neme croirait pas, si je lui disais que vous renoncez elle...MINARD. Le pourrais-je aprs tout ce que je lui ai dit et crit? (MERCADET sort.) J e voudrais tre cent pieds sous terre. L'pouser? j'ai dix-huit cents francs d'appointements et je n'ai point de quoi vivre pour un, que deviendrions-nous trois? La voici... Elle ne me semble plus tre la mme ! je m'tais habitu la voir travers trois cent mille francs de dot !... Allons !...Scne onzimeMINARD, J ULIEJ ULIE. Eh bien! Adolphe?... MINARD. Mademoiselle ?J ULIE. Mademoiselle? Ne suis-je plus Julie? Avez-vous tout arrang avec mon pre ?MINARD. Oui... C'est--dire...J ULIE. Oh! l'argent a toujours bless l'amour; mais j'espre que vous aurez vaincu mon pre...MINARD. Ah! J ulie, votre pre a des raisons... judiciai... judicieuses.J ULIE. Que s'est-il donc pass entre vous et lui? Adolphe, vous n'avez plus l'air de m'aimer...MINARD. Oh! toujours...J ULIE. Ah! j'avais le cur dj serr...MINARD. Il s'est opr un grand changement dans notre situation.J ULIE. Vous n'avez pas surmont tous les obstacles ?MINARD. Votre pre ne vous a pas dit sa situation, elle est horrible, Julie, car elle nous voue la misre. Il y a deshommes qui la misre donne de l'nergie : moi, vous ne connaissez pas mon caractre, je suis de ceux qu'elle abat... Tenez!... je ne soutiendrais pas la vue de votre malheur.J ULIE. J 'aurai du courage pour deux. Vous ne me verrez jamais que souriant. D'ailleurs, je ne vous serai point charge. Ma peinture me procure autant d'argent que votre place vous en donne, et, sans tre riche, je vous promets de faire rgner l'aisance dans notre joli mnage.MINARD, part. Il n'y a que les filles pauvres pour nous aimer ainsi...J ULIE. Que dites-vous donc l, monsieur?MINARD. J e ne vous ai jamais vue si belle! ( part.) L'amour la rend folle!... Il faut en finir. (Haut.) Mais...J ULIE. Le mais, Adolphe, est un sournois.MINARD. Votre pre a fait un appel ma dlicatesse. Il m'a prouv combien l'amour tait une passion goste.J ULIE. deux.MINARD. trois mme ! Il m'a montr la diffrence de votre sort, si vous tiez riche. J ulie, il y a deux manires d'aimer...J ULIE. Il n'y en a qu'une.MINARD. L'amour qui vous livre la misre est insens, l'amour qui se sacrifie votre bonheur est hroque!...J ULIE. Mon seul bonheur, Adolphe, est d'tre vous !MINARD. Ah ! si vous aviez entendu votre pre, il m'a demand de renoncer vous !J ULIE. Et vous avez renonc?...MINARD. J 'essaye, je le voudrais, je ne le puis. Il y a quelque chose en moi qui me dit que je ne serai jamais aim comme je le suis par vous.J ULIE. Oh! certes! monsieur, mon amour... Oh! pourquoi en parlerais-je encore ?MINARD. J e ne puis le reconnatre qu'en me sacrifiant...J ULIE. Adieu, adieu, monsieur!... (Adolphe sort.) Il s'en va, il ne se retourne point! Oh, mon Dieu!...Scne douzimeJ ULIE, seule. Elle se regarde dans la glace. Beaut, incomparable privilge, le seul qui ne se puisse acqurir, et qui cependant n'est qu'une chimre, qu'une promesse, oui, tu me manques ! Oh ! je le sais ! J 'avais essay de te remplacer par la tendresse, par la douceur, par la soumission, par le dvouement absolu qui fait qu'on donne sa vie comme un grain d'encens sur l'autel... Et voil toutes les esprances de la pauvre fille laide envoles! Mon idole tant caresse vient de se briser, l, en clats !... Ce mot : J e suis belle, je puis charmer, accomplir ma destine de femme, donner le bonheur, le recevoir !, cette enivrante ide ne s'lvera donc jamais de mon cur pour le consoler!... Plus d'illusions, j'ai rv... (Elle essuie quelques larmes.) Mes larmes couleront sans tre essuyes : je serai seule dans la vie ! Il ne m'aimait pas ! J 'ai revtu de mes propres qualits, de mes sentiments, un fantme qui s'est vanoui !... et ma douleur paratrait si ridicule que je dois la cacher dans mon me... Allons! un dernier soupir ce premier amour et rsignons-nous devenir, comme tant d'autres femmes, le jouet des vnements d'une vie inconnue ! Soyons madame de la Brive pour sauver mon pre. Abdiquons la belle couronne de l'amour unique, vertueux et partag !...ACTE IIIScne premireMINARD, seul. Si j'tais seulement chef de bureau dans une administration, je ne rapporterais pas ces lettres! Avant de m'en sparer, je les ai relues ; elles peignent une belle me, une tendresse infinie. Oh! la misre! elle a dvor peut-tre autant debelles amours que de beaux gnies ! Avec quel respect nous devons saluer les grands hommes qui la domptent, ils sont deux fois grands !...Scne deuximeMINARD, J ULIEJ ULIE. J e vous ai vu entrer, et me voici. Oh ! je suis sans fiert...MINARD. Et moi sans force.J ULIE. Vous ne m'aimez pas autant que je vous aime, vous tes un homme! Ah! si vous aviez seulement un regret, Adolphe?...MINARD. Eh bien?J ULIE. J e ferais manquer ce mariage, sans que mon pre st par quel moyen.MINARD. Et aprs?J ULIE. L'avenir serait nous ! Et, nous deux, nous saurions devenir riches...MINARD. Notre avenir a peu de chances favorables. coutez-moi, J ulie. Aprs vous avoir quitte, j'ai prouv tant de peine que je suis digne de pardon. Trouvez-moi cupide ou ambitieux, je serai sincre, du moins : je vous ai cru assez de fortune pour offrir un point d'appui aux efforts que je rvais de tenter pour vous ! J e suis seul au monde, il tait bien naturel de demander secours celle de qui je voulais faire ma compagne. Peut-tre mme ai-je compt sur le plaisir que vous preniez mes soins pour vous bien attacher moi, tant j'avais besoin d'un point d'appui. Mais, en vous connaissant, j'ai ressenti pour vous une srieuse affection, et ce que votre pre m'a dit ne l'a pas teinte...J ULIE. Vrai !...MINARD. Oui, J ulie, je sens que je vous aime; et, si j'avais autant de croyance en moi que d'amour pour vous, nous affronterions ensemble les malheurs de la vie !...J ULIE. Assez! assez! cet aveu suffit. Il m'en cotait de vous savoir intress... Pas un mot de plus. J e suis heureuse.MINARD. En vrit, Julie, il me serait possible de beaucoup souffrir; mais vous ? tes-vous aguerrie contre le malheur? Nous n'aurions d'abord que des peines changer...J ULIE. J evous pardonne votre ambition, vos calculs, pardonnez-moi ma persistance. Puisque vous m'aimez, tout me semble possible...MINARD. C'est d