balzac la vendetta

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HONORÉ DE BALZAC LA COMÉDIE HUMAINE ÉTUDES DE MŒURS SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE LA VENDETTA

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HONORÉ DE BALZACLA COMÉDIE HUMAINEÉTUDES DE MOEURSSCÈNES DE LA VIE PRIVÉELA VENDETTA

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  • HONOR DE BALZAC

    LA COMDIE HUMAINETUDES DE MURS

    SCNES DE LA VIE PRIVE

    LA VENDETTA

  • DDI PUTTINATI,

    SCULPTEUR MILANAIS

  • En 1800, vers la fin du mois doctobre, untranger, suivi dune femme et dune petitefille, arriva devant les Tuileries Paris, et setint assez long-temps auprs des dcombresdune maison rcemment dmolie, lendroito slve aujourdhui laile commence qui de-vait unir le chteau de Catherine de Mdicis auLouvre des Valois. Il resta l, debout, les brascroiss, la tte incline et la relevait parfois pourregarder alternativement le palais consulaire, etsa femme assise auprs de lui sur une pierre.Quoique linconnue part ne soccuper que dela petite fille ge de neuf dix ans dont leslongs cheveux noirs taient comme un amu-sement entre ses mains, elle ne perdait aucundes regards que lui adressait son compagnon.Un mme sentiment, autre que lamour, unis-sait ces deux tres, et animait dune mme in-quitude leurs mouvements et leurs penses. Lamisre est peut-tre le plus puissant de tous lesliens. Cette petite fille semblait tre le dernier

  • fruit de leur union. Ltranger avait une de cesttes abondantes en cheveux, larges et graves,qui se sont souvent offertes au pinceau desCarraches. Ces cheveux si noirs taient mlan-gs dune grande quantit de cheveux blancs.Quoique nobles et fiers, ses traits avaient un tonde duret qui les gtait. Malgr sa force et sataille droite, il paraissait avoir plus de soixanteans. Ses vtements dlabrs annonaient quilvenait dun pays tranger. Quoique la figure ja-dis belle et alors fltrie de la femme traht unetristesse profonde, quand son mari la regar-dait elle sefforait de sourire en affectant unecontenance calme. La petite fille restait debout,malgr la fatigue dont les marques frappaientson jeune visage hl par le soleil. Elle avait unetournure italienne, de grands yeux noirs sousdes sourcils bien arqus, une noblesse native,une grce vraie. Plus dun passant se sentaitmu au seul aspect de ce groupe dont les per-sonnages ne faisaient aucun effort pour cacher

  • un dsespoir aussi profond que lexpression entait simple; mais la source de cette fugitiveobligeance qui distingue les Parisiens se taris-sait promptement. Aussitt que linconnu secroyait lobjet de lattention de quelque oisif,il le regardait dun air si farouche, que le fl-neur le plus intrpide htait le pas comme silet march sur un serpent. Aprs tre demeurlong-temps indcis, tout coup le grand tran-ger passa la main sur son front, il en chassa,pour ainsi dire, les penses qui lavaient sillon-n de rides, et prit sans doute un parti dses-pr. Aprs avoir jet un regard perant sur safemme et sur sa fille, il tira de sa veste un longpoignard, le tendit sa compagne, et lui dit enitalien: Je vais voir si les Bonaparte se sou-viennent de nous. Et il marcha dun pas lent etassur vers lentre du palais, o il fut naturel-lement arrt par un soldat de la garde consu-laire avec lequel il ne put long-temps discuter.En sapercevant de lobstination de linconnu,

  • la sentinelle lui prsenta sa baonnette en ma-nire dultimatum. Le hasard voulut que lonvnt en ce moment relever le soldat de sa fac-tion, et le caporal indiqua fort obligeamment ltranger lendroit o se tenait le commandantdu poste.

    Faites savoir Bonaparte que Bartholo-mo di Piombo voudrait lui parler, dit lItalienau capitaine de service.

    Cet officier eut beau reprsenter Bartholo-mo quon ne voyait pas le premier consul sanslui avoir pralablement demand par crit uneaudience, ltranger voulut absolument que lemilitaire allt prvenir Bonaparte. Lofficier ob-jecta les lois de la consigne, et refusa formelle-ment dobtemprer lordre de ce singulier sol-liciteur. Bartholomo frona le sourcil, jeta surle commandant un regard terrible, et sembla lerendre responsable des malheurs que ce refuspouvait occasionner; puis, il garda le silence, secroisa fortement les bras sur la poitrine, et al-

  • la se placer sous le portique qui sert de com-munication entre la cour et le jardin des Tuile-ries. Les gens qui veulent fortement une chosesont presque toujours bien servis par le ha-sard. Au moment o Bartholomo di Piombosasseyait sur une des bornes qui sont auprs delentre des Tuileries, il arriva une voiture dodescendit Lucien Bonaparte, alors ministre delintrieur.

    Ah! Loucian, il est bien heureux pour moide te rencontrer, scria ltranger.

    Ces mots, prononcs en patois corse, arr-trent Lucien au moment o il slanait sousla vote, il regarda son compatriote et le recon-nut. Au premier mot que Bartholomo lui dit loreille, il emmena le Corse avec lui chez Bona-parte. Murat, Lannes, Rapp se trouvaient dansle cabinet du premier consul. En voyant entrerLucien, suivi dun homme aussi singulier queltait Piombo, la conversation cessa. Lucienprit Napolon par la main et le conduisit dans

  • lembrasure de la croise. Aprs avoir chan-g quelques paroles avec son frre, le premierconsul fit un geste de main auquel obirentMurat et Lannes en sen allant. Rapp feignitde navoir rien vu, afin de pouvoir rester. Bo-naparte layant interpell vivement, laide-de-camp sortit en rechignant. Le premier consul,qui entendit le bruit des pas de Rapp dans le sa-lon voisin, sortit brusquement et le vit prs dumur qui sparait le cabinet du salon.

    Tu ne veux donc pas me comprendre? ditle premier consul. Jai besoin dtre seul avecmon compatriote.

    Un Corse, rpondit laide-de-camp. Je medfie trop de ces gens-l pour ne pas...

    Le premier consul ne put sempcher de sou-rire, et poussa lgrement son fidle officier parles paules.

    Eh bien, que viens-tu faire ici, mon pauvreBartholomo? dit le premier consul Piombo.

  • Te demander asile et protection, si tu esun vrai Corse, rpondit Bartholomo dun tonbrusque.

    Quel malheur a pu te chasser du pays? Tuen tais le plus riche, le plus...

    Jai tu tous les Porta, rpliqua le Corsedun son de voix profond en fronant les sour-cils.

    Le premier consul fit deux pas en arrirecomme un homme surpris.

    Vas-tu me trahir? scria Bartholomo enjetant un regard sombre Bonaparte. Sais-tuque nous sommes encore quatre Piombo enCorse?

    Lucien prit le bras de son compatriote, et lesecoua.

    Viens-tu donc ici pour menacer le sauveurde la France? lui dit-il vivement Bonaparte fitun signe Lucien, qui se tut. Puis il regardaPiombo, et lui dit: Pourquoi donc as-tu tules Porta?

  • Nous avions fait amiti, rpondit-il, lesBarbanti nous avaient rconcilis. Le lende-main du jour o nous trinqumes pour noyernos querelles, je les quittai parce que javais af-faire Bastia. Ils restrent chez moi, et mirent lefeu ma vigne de Longone. Ils ont tu mon filsGrgorio. Ma fille Ginevra et ma femme leuront chapp; elles avaient communi le matin,la Vierge les a protges. Quand je revins, jene trouvai plus ma maison, je la cherchais lespieds dans ses cendres. Tout coup je heur-tai le corps de Grgorio, que je reconnus lalueur de la lune. Oh! les Porta ont fait lecoup! me dis-je. Jallai sur-le-champ dans lesMquis, jy rassemblai quelques hommes aux-quels javais rendu service, entends-tu, Bona-parte? et nous marchmes sur la vigne des Por-ta. Nous sommes arrivs cinq heures du ma-tin, sept ils taient tous devant Dieu. Giaco-mo prtend qulisa Vanni a sauv un enfant,le petit Luigi; mais je lavais attach moi-mme

  • dans son lit avant de mettre le feu la maison.Jai quitt lle avec ma femme et ma fille, sansavoir pu vrifier sil tait vrai que Luigi Portavct encore.

    Bonaparte regardait Bartholomo avec cu-riosit, mais sans tonnement.

    Combien taient-ils? demanda Lucien.Sept, rpondit Piombo. Ils ont t vos per-

    scuteurs dans les temps, leur dit-il. Ces motsne rveillrent aucune expression de hainechez les deux frres. Ah! vous ntes plusCorses, scria Bartholomo avec une sorte dedsespoir. Adieu. Autrefois je vous ai prot-gs, ajouta-t-il dun ton de reproche. Sans moi,ta mre ne serait pas arrive Marseille, dit-ilen sadressant Bonaparte qui restait pensif lecoude appuy sur le manteau de la chemine.

    En conscience, Piombo, rpondit Napo-lon, je ne puis pas te prendre sous mon aile.Je suis devenu le chef dune grande nation, je

  • commande la rpublique, et dois faire excuterles lois.

    Ah! ah! dit Bartholomo.Mais je puis fermer les yeux, reprit Bo-

    naparte. Le prjug de la Vendetta empcheralong-temps le rgne des lois en Corse, ajouta-t-il en se parlant lui-mme. Il faut cependant ledtruire tout prix.

    Bonaparte resta un moment silencieux, etLucien fit signe Piombo de ne rien dire. LeCorse agitait dj la tte de droite et de gauchedun air improbateur.

    Demeure ici, reprit le consul ensadressant Bartholomo, nous nen sauronsrien. Je ferai acheter tes proprits afin de tedonner dabord les moyens de vivre. Puis, dansquelque temps, plus tard, nous penserons toi.Mais plus de Vendetta! Il ny a pas de mquisici. Si tu y joues du poignard, il ny aurait pasde grce esprer. Ici la loi protge tous les ci-toyens, et lon ne se fait pas justice soi-mme.

  • Il sest fait le chef dun singulier pays, r-pondit Bartholomo en prenant la main de Lu-cien et la serrant. Mais vous me reconnaissezdans le malheur, ce sera maintenant entre nous la vie la mort, et vous pouvez disposer detous les Piombo.

    ces mots, le front du Corse se drida, et ilregarda autour de lui avec satisfaction.

    Vous ntes pas mal ici, dit-il souriant,comme sil voulait y loger. Et tu es habill touten rouge comme un cardinal.

    Il ne tiendra qu toi de parvenir et davoirun palais Paris, dit Bonaparte qui toisait soncompatriote. Il marrivera plus dune fois de re-garder autour de moi pour chercher un ami d-vou auquel je puisse me confier.

    Un soupir de joie sortit de la vaste poitrine dePiombo qui tendit la main au premier consulen lui disant: Il y a encore du Corse en toi!

    Bonaparte sourit. Il regarda silencieusementcet homme, qui lui apportait en quelque sorte

  • lair de sa patrie, de cette le o nagure il avaitt sauv si miraculeusement de la haine duparti anglais, et quil ne devait plus revoir. Ilfit un signe son frre, qui emmena Bartho-lomo di Piombo. Lucien senquit avec intrtde la situation financire de lancien protecteurde leur famille. Piombo amena le ministre delintrieur auprs dune fentre, et lui montrasa femme et Ginevra, assises toutes deux sur untas de pierres.

    Nous sommes venus de Fontainebleau ici pied, et nous navons pas une obole, lui dit-il.

    Lucien donna sa bourse son compatrioteet lui recommanda de venir le trouver le lende-main afin daviser aux moyens dassurer le sortde sa famille. La valeur de tous les biens quePiombo possdait en Corse ne pouvait gure lefaire vivre honorablement Paris.

    Quinze ans scoulrent entre larrive de lafamille Piombo Paris et laventure suivante,

  • qui, sans le rcit de ces vnements, et tmoins intelligible.

    Servin, lun de nos artistes les plus dis-tingus, conut le premier lide douvrir unatelier pour les jeunes personnes qui veulentprendre des leons de peinture. g dune qua-rantaine dannes, de murs pures et entire-ment livr son art, il avait pous par incli-nation la fille dun gnral sans fortune. Lesmres conduisirent dabord elles-mmes leursfilles chez le professeur; puis elles finirent parles y envoyer quand elles eurent bien connu sesprincipes et apprci le soin quil mettait m-riter la confiance. Il tait entr dans le plan dupeintre de naccepter pour colires que des de-moiselles appartenant des familles riches ouconsidres afin de navoir pas de reproches subir sur la composition de son atelier; il serefusait mme prendre les jeunes filles quivoulaient devenir artistes et auxquelles il au-rait fallu donner certains enseignements sans

  • lesquels il nest pas de talent possible en pein-ture. Insensiblement sa prudence, la suprio-rit avec lesquelles il initiait ses lves aux se-crets de lart, la certitude o les mres taient desavoir leurs filles en compagnie de jeunes per-sonnes bien leves et la scurit quinspiraientle caractre, les murs, le mariage de lartiste,lui valurent dans les salons une excellente re-nomme. Quand une jeune fille manifestait ledsir dapprendre peindre ou dessiner, etque sa mre demandait conseil: Envoyez-lachez Servin! tait la rponse de chacun. Ser-vin devint donc pour la peinture fminineune spcialit, comme Herbault pour les cha-peaux, Leroy pour les modes et Chevet pourles comestibles. Il tait reconnu quune jeunefemme qui avait pris des leons chez Servinpouvait juger en dernier ressort les tableaux duMuse, faire suprieurement un portrait, co-pier une toile et peindre son tableau de genre.Cet artiste suffisait ainsi tous les besoins de

  • laristocratie. Malgr les rapports quil avaitavec les meilleures maisons de Paris, il taitindpendant, patriote, et conservait avec toutle monde ce ton lger, spirituel, parfois iro-nique, cette libert de jugement qui distinguentles peintres. Il avait pouss le scrupule de sesprcautions jusque dans lordonnance du lo-cal o tudiaient ses colires. Lentre du gre-nier qui rgnait au-dessus de ses appartementsavait t mure. Pour parvenir cette retraite,aussi sacre quun harem, il fallait monter parun escalier pratiqu dans lintrieur de son lo-gement. Latelier, qui occupait tout le comblede la maison, offrait ces proportions normesqui surprennent toujours les curieux quand,arrivs soixante pieds du sol, ils sattendent voir les artistes logs dans une gouttire.Cette espce de galerie tait profusment clai-re par dimmenses chssis vitrs et garnis deces grandes toiles vertes laide desquelles lespeintres disposent de la lumire. Une foule de

  • caricatures, de ttes faites au trait, avec de lacouleur ou la pointe dun couteau, sur les mu-railles peintes en gris fonc, prouvaient, saufla diffrence de lexpression, que les filles lesplus distingues ont dans lesprit autant de fo-lie que les hommes peuvent en avoir. Un petitpole et ses grands tuyaux, qui dcrivaient uneffroyable zigzag avant datteindre les hautesrgions du toit, taient linfaillible ornementde cet atelier. Une planche rgnait autour desmurs et soutenait des modles en pltre quigisaient confusment placs, la plupart cou-verts dune blonde poussire. Au-dessous dece rayon, a et l, une tte de Niob pendue un clou montrait sa pose de douleur, une V-nus souriait, une main se prsentait brusque-ment aux yeux comme celle dun pauvre de-mandant laumne, puis quelque corchs jau-nis par la fume avaient lair de membres ar-rachs la veille des cercueils; enfin des ta-bleaux, des dessins, des mannequins, des cadres

  • sans toiles et des toiles sans cadres achevaientde donner cette pice irrgulire la physiono-mie dun atelier que distingue un singulier m-lange dornement et de nudit, de misre et derichesse, de soin et dincurie. Cet immense vais-seau, o tout parat petit mme lhomme, sentla coulisse dopra; il sy trouve de vieux linges,des armures dores, des lambeaux dtoffe, desmachines; mais il y a je ne sais quoi de grandcomme la pense: le gnie et la mort sont l; laDiane ou lApollon auprs dun crne ou dunsquelette, le beau et le dsordre, la posie etla ralit, de riches couleurs dans lombre, etsouvent tout un drame immobile et silencieux.Quel symbole dune tte dartiste!

    Au moment o commence cette histoire,le brillant soleil du mois de juillet illuminaitlatelier, et deux rayons le traversaient danssa profondeur en y traant de larges bandesdor diaphanes o brillaient des grains de pous-sire. Une douzaine de chevalets levaient leurs

  • flches aigus, semblables des mts de vais-seau dans un port. Plusieurs jeunes filles ani-maient cette scne par la varit de leurs phy-sionomies, de leurs attitudes, et par la diff-rence de leurs toilettes. Les fortes ombres quejetaient les serges vertes, places suivant lesbesoins de chaque chevalet, produisaient unemultitude de contrastes, de piquants effets declair-obscur. Ce groupe formait le plus beaude tous les tableaux de latelier. Une jeune filleblonde et mise simplement se tenait loin deses compagnes, travaillait avec courage en pa-raissant prvoir le malheur; nulle ne la regar-dait, ne lui adressait la parole: elle tait la plusjolie, la plus modeste et la moins riche. Deuxgroupes principaux, spars lun de lautre parune faible distance, indiquaient deux socits,deux esprits jusque dans cet atelier o les rangset la fortune auraient d soublier. Assises oudebout, ces jeunes filles, entoures de leursbotes couleurs, jouant avec leurs pinceaux

  • ou les prparant, maniant leurs clatantes pa-lettes, peignant, parlant, riant, chantant, aban-donnes leur naturel, laissant voir leur ca-ractre, composaient un spectacle inconnu auxhommes: celle-ci, fire, hautaine, capricieuse,aux cheveux noirs, aux belles mains, lanait auhasard la flamme de ses regards; celle-l, in-souciante et gaie, le sourire sur les lvres, lescheveux chtains, les mains blanches et dli-cates, vierge franaise, lgre, sans arrire-pen-se, vivant de sa vie actuelle; une autre, rveuse,mlancolique, ple, penchant la tte commeune fleur qui tombe; sa voisine, au contraire,grande, indolente, aux habitudes musulmanes,lil long, noir, humide; parlant peu, maissongeant et regardant la drobe la ttedAntinos. Au milieu delles, comme le joco-so dune pice espagnole, pleine desprit et desaillies pigrammatiques, une fille les espion-nait toutes dun seul coup dil, les faisait rireet levait sans cesse sa figure trop vive pour

  • ntre pas jolie; elle commandait au premiergroupe des colires qui comprenait les fillesde banquier, de notaire et de ngociant; toutesriches, mais essuyant toutes les ddains im-perceptibles quoique poignants que leur pro-diguaient les autres jeunes personnes apparte-nant laristocratie. Celles-ci taient gouver-nes par la fille dun huissier du cabinet du roi,petite crature aussi sotte que vaine, et firedavoir pour pre un homme ayant une charge la cour; elle voulait toujours paratre avoircompris du premier coup les observations dumatre, et semblait travailler par grce; elle seservait dun lorgnon, ne venait que trs pare,tard, et suppliait ses compagnes de parler bas.Dans ce second groupe, on et remarqu destailles dlicieuses, des figures distingues; maisles regards de ces jeunes filles offraient peu denavet. Si leurs attitudes taient lgantes etleurs mouvements gracieux, les figures man-quaient de franchise, et lon devinait facilement

  • quelles appartenaient un monde o la po-litesse faonne de bonne heure les caractres,o labus des jouissances sociales tue les sen-timents et dveloppe lgosme. Lorsque cetterunion tait complte, il se trouvait dans lenombre de ces jeunes filles des ttes enfantines,des vierges dune puret ravissante, des visagesdont la bouche lgrement entrouverte laissaitvoir des dents vierges, et sur laquelle errait unsourire de vierge. Latelier ne ressemblait pasalors un srail, mais un groupe danges assissur un nuage dans le ciel.

    Il tait environ midi, Servin navait pas en-core paru, ses colires savaient quil achevaitun tableau pour lexposition. Depuis quelquesjours, la plupart du temps il restait un ate-lier quil avait ailleurs. Tout coup, made-moiselle Amlie Thirion, chef du parti aristo-cratique de cette petite assemble, parla long-temps sa voisine, et il se fit un grand silencedans le groupe des patriciennes. Le parti de la

  • banque, tonn, se tut galement, et tcha dedeviner le sujet dune semblable confrence. Lesecret des jeunes ultr fut bientt connu. Am-lie se leva, prit quelques pas delle un chevaletquelle alla placer une assez grande distancedu noble groupe, prs dune cloison grossirequi sparait latelier dun cabinet obscur o lonjetait les pltres briss, les toiles condamnespar le professeur, et o se mettait la provisionde bois en hiver. Laction dAmlie devait trebien hardie, car elle excita un murmure de sur-prise. La jeune lgante nen tint compte, etacheva doprer le dmnagement de sa com-pagne absente en roulant vivement prs du che-valet la bote couleurs et le tabouret, enfintout, jusqu un tableau de Prudhon que copiaitllve en retard. Ce coup dtat excita une stu-pfaction gnrale. Si le ct droit se mit tra-vailler silencieusement, le ct gauche proralonguement.

  • Que va dire mademoiselle Piombo, de-manda une jeune fille mademoiselle MathildeRoguin, loracle malicieux du premier groupe.

    Elle nest pas fille parler, rpondit-elle;mais dans cinquante ans elle se souviendra decette injure comme si elle lavait reue la veille,et saura sen venger cruellement. Cest une per-sonne avec laquelle je ne voudrais pas tre enguerre.

    La proscription dont la frappent ces de-moiselles est dautant plus injuste, dit une autrejeune fille, quavant-hier mademoiselle Gine-vra tait fort triste; son pre venait, dit-on, dedonner sa dmission. Ce serait donc ajouter son malheur, tandis quelle a t fort bonnepour ces demoiselles pendant les Cent-Jours.Leur a-t-elle jamais dit une parole qui pt lesblesser? Elle vitait au contraire de parler poli-tique. Mais nos Ultras paraissent agir plutt parjalousie que par esprit de parti.

  • Jai envie daller chercher le chevalet demademoiselle Piombo, et de le mettre auprsdu mien, dit Mathilde Roguin. Elle se leva, maisune rflexion la fit rasseoir: Avec un carac-tre comme celui de mademoiselle Ginevra,dit-elle, on ne peut pas savoir de quelle ma-nire elle prendrait notre politesse, attendonslvnement.

    Eccola, dit languissamment la jeune filleaux yeux noirs.

    En effet, le bruit des pas dune personne quimontait lescalier retentit dans la salle. Ce mot:La voici! passa de bouche en bouche, et leplus profond silence rgna dans latelier.

    Pour comprendre limportance delostracisme exerc par Amlie Thirion, il estncessaire dajouter que cette scne avait lieuvers la fin du mois de juillet 1815. Le se-cond retour des Bourbons venait de troublerbien des amitis qui avaient rsist au mouve-ment de la premire restauration. En ce mo-

  • ment les familles taient presque toutes divisesdopinion, et le fanatisme politique renouve-lait plusieurs de ces dplorables scnes qui, auxpoques de guerre civile ou religieuse, souillentlhistoire de tous les pays. Les enfants, les jeunesfilles, les vieillards partageaient la fivre mo-narchique laquelle le gouvernement tait enproie. La discorde se glissait sous tous les toits,et la dfiance teignait de ses sombres couleursles actions et les discours les plus intimes. Gi-nevra Piombo aimait Napolon avec idoltrie,et comment aurait-elle pu le har? lEmpereurtait son compatriote et le bienfaiteur de sonpre. Le baron de Piombo tait un des servi-teurs de Napolon qui avaient coopr le plusefficacement au retour de lle dElbe. Incapablede renier sa foi politique, jaloux mme de laconfesser, le vieux baron de Piombo restait Paris au milieu de ses ennemis. Ginevra Piom-bo pouvait donc tre dautant mieux mise aunombre des personnes suspectes, quelle ne fai-

  • sait pas mystre du chagrin que la seconde res-tauration causait sa famille. Les seules larmesquelle et peut-tre verses dans sa vie luifurent arraches par la double nouvelle de lacaptivit de Bonaparte sur le Bellrophon et delarrestation de Labdoyre.

    Les jeunes personnes qui composaient legroupe des nobles appartenaient aux famillesroyalistes les plus exaltes de Paris. Il seraitdifficile de donner une ide des exagrationsde cette poque et de lhorreur que causaientles bonapartistes. Quelque insignifiante et pe-tite que puisse paratre aujourdhui lactiondAmlie Thirion, elle tait alors une expres-sion de haine fort naturelle. Ginevra Piombo,lune des premires colires de Servin, occu-pait la place dont on voulait la priver depuisle jour o elle tait venue latelier; le groupearistocratique lavait insensiblement entoure:la chasser dune place qui lui appartenait enquelque sorte tait non-seulement lui faire in-

  • jure, mais lui causer une espce de peine; carles artistes ont tous une place de prdilectionpour leur travail. Mais lanimadversion poli-tique entrait peut-tre pour peu de chose dansla conduite de ce petit Ct Droit de latelier.Ginevra Piombo, la plus forte des lves deServin, tait lobjet dune profonde jalousie: lematre professait autant dadmiration pour lestalents que pour le caractre de cette lve favo-rite qui servait de terme toutes ses comparai-sons; enfin, sans quon sexpliqut lascendantque cette jeune personne obtenait sur tout cequi lentourait, elle exerait sur ce petit mondeun prestige presque semblable celui de Bona-parte sur ses soldats. Laristocratie de latelieravait rsolu depuis plusieurs jours la chutede cette reine; mais, personne nayant encoreos sloigner de la bonapartiste, mademoi-selle Thirion venait de frapper un coup dci-sif, afin de rendre ses compagnes complices desa haine. Quoique Ginevra ft sincrement ai-

  • me par deux ou trois des Royalistes, presquetoutes chapitres au logis paternel relativement la politique, elles jugrent avec ce tact parti-culier aux femmes quelles devaient rester in-diffrentes la querelle. son arrive, Gine-vra fut donc accueillie par un profond silence.De toutes les jeunes filles venues jusqualorsdans latelier de Servin, elle tait la plus belle,la plus grande et la mieux faite. Sa dmarchepossdait un caractre de noblesse et de grcequi commandait le respect. Sa figure empreintedintelligence semblait rayonner, tant y respi-rait cette animation particulire aux Corses etqui nexclut point le calme. Ses longs cheveux,ses yeux et ses cils noirs exprimaient la passion.Quoique les coins de sa bouche se dessinassentmollement et que ses lvres fussent un peu tropfortes, il sy peignait cette bont que donne auxtres forts la conscience de leur force. Par unsingulier caprice de la nature, le charme de sonvisage se trouvait en quelque sorte dmenti par

  • un front de marbre o se peignait une fiertpresque sauvage, o respiraient les murs dela Corse. L tait le seul lien quil y et entreelle et son pays natal: dans tout le reste de sapersonne, la simplicit, labandon des beautslombardes sduisaient si bien quil fallait nepas la voir pour lui causer la moindre peine.Elle inspirait un si vif attrait que, par prudence,son vieux pre la faisait accompagner jusqulatelier. Le seul dfaut de cette crature vrita-blement potique venait de la puissance mmedune beaut si largement dveloppe: elle avaitlair dtre femme. Elle stait refuse au ma-riage, par amour pour son pre et sa mre, en sesentant ncessaire leurs vieux jours. Son gotpour la peinture avait remplac les passions quiagitent ordinairement les femmes.

    Vous tes bien silencieuses aujourdhui,mesdemoiselles, dit-elle aprs avoir fait deuxou trois pas au milieu de ses compagnes.Bonjour, ma petite Laure, ajouta-t-elle dun

  • ton doux et caressant en sapprochant de lajeune fille qui peignait loin des autres. Cette tteest fort bien! Les chairs sont un peu trop roses,mais tout en est dessin merveille.

    Laure leva la tte, regarda Ginevra dun airattendri, et leurs figures spanouirent en ex-primant une mme affection. Un faible sou-rire anima les lvres de lItalienne qui parais-sait songeuse, et qui se dirigea lentement verssa place en regardant avec nonchalance les des-sins ou les tableaux, en disant bonjour cha-cune des jeunes filles du premier groupe, sanssapercevoir de la curiosit insolite quexcitaitsa prsence. On et dit dune reine dans sa cour.Elle ne donna aucune attention au profond si-lence qui rgnait parmi les patriciennes, et pas-sa devant leur camp sans prononcer un seulmot. Sa proccupation fut si grande quelle semit son chevalet, ouvrit sa bote couleurs,prit ses brosses, revtit ses manches brunes,ajusta son tablier, regarda son tableau, exami-

  • na sa palette sans penser, pour ainsi dire, ce quelle faisait. Toutes les ttes du groupedes bourgeoises taient tournes vers elle. Siles jeunes personnes du camp Thirion ne met-taient pas tant de franchise que leurs com-pagnes dans leur impatience, leurs illadesnen taient pas moins diriges sur Ginevra.

    Elle ne saperoit de rien, dit mademoi-selle Roguin.

    En ce moment Ginevra quitta lattitude m-ditative dans laquelle elle avait contempl satoile, et tourna la tte vers le groupe aristocra-tique. Elle mesura dun seul coup dil la dis-tance qui len sparait, et garda le silence.

    Elle ne croit pas quon ait eu la pense delinsulter, dit Mathilde, elle na ni pli, ni rou-gi. Comme ces demoiselles vont tre vexes sielle se trouve mieux sa nouvelle place qulancienne! Vous tes l hors ligne, made-moiselle, ajouta-t-elle alors haute voix ensadressant Ginevra.

  • LItalienne feignit de ne pas entendre, oupeut-tre nentendit-elle pas, elle se leva brus-quement, longea avec une certaine lenteur lacloison qui sparait le cabinet noir de latelier,et parut examiner le chssis do venait le jouren y donnant tant dimportance quelle mon-ta sur une chaise pour attacher beaucoup plushaut la serge verte qui interceptait la lumire.Arrive cette hauteur, elle atteignit une cre-vasse assez lgre dans la cloison, le vritablebut de ses efforts, car le regard quelle y jetane peut se comparer qu celui dun avare d-couvrant les trsors dAladin; elle descendit vi-vement, revint sa place, ajusta son tableau,feignit dtre mcontente du jour, approcha dela cloison une table sur laquelle elle mit unechaise, grimpa lestement sur cet chafaudage,et regarda de nouveau par la crevasse. Elle nejeta quun regard dans le cabinet alors clairpar un jour de souffrance quon avait ouvert, et

  • ce quelle y aperut produisit sur elle une sen-sation si vive quelle tressaillit.

    Vous allez tomber, mademoiselle Gine-vra, scria Laure.

    Toutes les jeunes filles regardrentlimprudente qui chancelait. La peur de voir ar-river ses compagnes auprs delle lui donna ducourage, elle retrouva ses forces et son qui-libre, se tourna vers Laure en se dandinant sursa chaise, et dit dune voix mue: Bah! cestencore un peu plus solide quun trne! Elle sehta darracher la serge, descendit, repoussa latable et la chaise bien loin de la cloison, revint son chevalet, et fit encore quelques essais enayant lair de chercher une masse de lumirequi lui convnt. Son tableau ne loccupait gure,son but tait de sapprocher du cabinet noir au-prs duquel elle se plaa, comme elle le dsi-rait, ct de la porte. Puis elle se mit pr-parer sa palette en gardant le plus profond si-lence. cette place, elle entendit bientt plus

  • distinctement le lger bruit qui, la veille, avaitsi fortement excit sa curiosit et fait parcou-rir sa jeune imagination le vaste champ desconjectures. Elle reconnut facilement la respi-ration forte et rgulire de lhomme endormiquelle venait de voir. Sa curiosit tait satis-faite au del de ses souhaits, mais elle se trou-vait charge dune immense responsabilit. travers la crevasse, elle avait entrevu laigle im-priale et, sur un lit de sangles faiblement clai-r, la figure dun officier de la Garde. Elle devi-na tout: Servin cachait un proscrit. Maintenantelle tremblait quune de ses compagnes ne vntexaminer son tableau, et nentendt ou la respi-ration de ce malheureux ou quelque aspirationtrop forte, comme celle qui tait arrive sonoreille pendant la dernire leon. Elle rsolut derester auprs de cette porte, en se fiant sonadresse pour djouer les chances du sort.

    Il vaut mieux que je sois l, pensait-elle,pour prvenir un accident sinistre, que de lais-

  • ser le pauvre prisonnier la merci dune tour-derie. Tel tait le secret de lindiffrence ap-parente que Ginevra avait manifeste en trou-vant son chevalet drang, elle en fut intrieu-rement enchante, puisquelle avait pu satis-faire assez naturellement sa curiosit: puis, ence moment, elle tait trop vivement proccupepour chercher la raison de son dmnagement.Rien nest plus mortifiant pour des jeunes filles,comme pour tout le monde, que de voir unemchancet, une insulte ou un bon mot man-quant leur effet par suite du ddain quen t-moigne la victime. Il semble que la haine en-vers un ennemi saccroisse de toute la hau-teur laquelle il slve au-dessus de nous. Laconduite de Ginevra devint une nigme pourtoutes ses compagnes. Ses amies comme sesennemies furent galement surprises; car onlui accordait toutes les qualits possibles, hor-mis le pardon des injures. Quoique les occa-sions de dployer ce vice de caractre eussent

  • t rarement offertes Ginevra dans les vne-ments de sa vie datelier, les exemples quelleavait pu donner de ses dispositions vindica-tives et de sa fermet nen avaient pas moinslaiss des impressions profondes dans lespritde ses compagnes. Aprs bien des conjectures,mademoiselle Roguin finit par trouver dans lesilence de lItalienne une grandeur dme au-dessus de tout loge, et son cercle, inspir parelle, forma le projet dhumilier laristocratie delatelier. Elles parvinrent leur but par un feude sarcasmes qui abattit lorgueil du Ct Droit.Larrive de madame Servin mit fin cette luttedamour propre. Avec cette finesse qui accom-pagne toujours la mchancet, Amlie avait re-marqu, analys, comment la prodigieuse pr-occupation qui empchait Ginevra dentendrela dispute aigrement polie dont elle tait lobjet.La vengeance que mademoiselle Roguin et sescompagnes tiraient de mademoiselle Thirion etde son groupe eut alors le fatal effet de faire re-

  • chercher par les jeunes Ultras la cause du si-lence que gardait Ginevra di Piombo. La belleItalienne devint donc le centre de tous les re-gards, et fut pie par ses amies comme parses ennemies. Il est bien difficile de cacher laplus petite motion, le plus lger sentiment, quinze jeunes filles curieuses, inoccupes, dontla malice et lesprit ne demandent que des se-crets deviner, des intrigues crer, djouer,et qui savent trouver trop dinterprtations dif-frentes un geste, une illade, une parole,pour ne pas en dcouvrir la vritable significa-tion. Aussi le secret de Ginevra di Piombo fut-ilbientt en grand pril dtre connu. En ce mo-ment la prsence de madame Servin produisitun entracte dans le drame qui se jouait sour-dement au fond de ces jeunes curs, et dontles sentiments, les penses, les progrs taientexprims par des phrases presque allgoriques,par de malicieux coups dil, par des gestes, etpar le silence mme, souvent plus intelligible

  • que la parole. Aussitt que madame Servin en-tra dans latelier, ses yeux se portrent sur laporte auprs de laquelle tait Ginevra. Dans lescirconstances prsentes, ce regard ne fut pasperdu. Si dabord aucune des colires ny fitattention, plus tard mademoiselle Thirion sensouvint, et sexpliqua la dfiance, la crainte et lemystre qui donnrent alors quelque chose defauve aux yeux de madame Servin.

    Mesdemoiselles, dit-elle, monsieur Servinne pourra pas venir aujourdhui. Puis elle com-plimenta chaque jeune personne, en recevantde toutes une foule de ces caresses fmininesqui sont autant dans la voix et dans les regardsque dans les gestes. Elle arriva promptementauprs de Ginevra domine par une inqui-tude quelle dguisait en vain. LItalienne et lafemme du peintre se firent un signe de tte ami-cal, et restrent toutes deux silencieuses, lunepeignant, lautre regardant peindre. La respira-tion du militaire sentendait facilement, mais

  • madame Servin ne parut pas sen apercevoir,et sa dissimulation tait si grande, que Gine-vra fut tente de laccuser dune surdit volon-taire. Cependant linconnu se remua dans sonlit. LItalienne regarda fixement madame Ser-vin, qui lui dit alors, sans que son visage prou-vt la plus lgre altration: Votre copie estaussi belle que loriginal. Sil me fallait choisir,je serais fort embarrasse.

    Monsieur Servin na pas mis sa femmedans la confidence de ce mystre, pensa Gine-vra qui aprs avoir rpondu la jeune femmepar un doux sourire dincrdulit fredonna unecanzonnetta de son pays pour couvrir le bruitque pourrait faire le prisonnier.

    Ctait quelque chose de si insolite quedentendre la studieuse Italienne chanter, quetoutes les jeunes filles surprises la regardrent.Plus tard cette circonstance servit de preuvesaux charitables suppositions de la haine. Ma-dame Servin sen alla bientt, et la sance

  • sacheva sans autres vnements. Ginevra lais-sa partir ses compagnes et parut vouloir tra-vailler long-temps encore; mais elle trahissait son insu son dsir de rester seule, car me-sure que les colires se prparaient sortir,elle leur jetait des regards dimpatience mal d-guise. Mademoiselle Thirion, devenue en peudheures une cruelle ennemie pour celle qui laprimait en tout, devina par un instinct de haineque la fausse application de sa rivale cachait unmystre. Elle avait t frappe plus dune foisde lair attentif avec lequel Ginevra stait mise couter un bruit que personne nentendait.Lexpression quelle surprit en dernier lieu dansles yeux de lItalienne fut pour elle un trait delumire. Elle sen alla la dernire de toutes lescolires et descendit chez madame Servin aveclaquelle elle causa un instant; puis elle feignitdavoir oubli son sac, remonta tout douce-ment latelier, et aperut Ginevra grimpe surun chafaudage fait la hte et si absorbe dans

  • la contemplation du militaire inconnu quellenentendit pas le lger bruit que produisaientles pas de sa compagne. Il est vrai que, suivantune expression de Walter Scott, Amlie mar-chait comme sur des ufs, elle regagna promp-tement la porte de latelier et toussa. Ginevratressaillit, tourna la tte, vit son ennemie, rou-git, sempressa de dtacher la serge pour don-ner le change sur ses intentions et descenditaprs avoir rang sa bote couleurs. Elle quittalatelier en emportant grave dans son souvenirlimage dune tte dhomme aussi gracieuse quecelle de lEndymion, chef-duvre de Girodetquelle avait copi quelques jours auparavant.

    Proscrire un homme si jeune! Qui doncpeut-il tre, car ce nest pas le marchal Ney?

    Ces deux phrases sont lexpression la plussimple de toutes les ides que Ginevra com-menta pendant deux jours. Le surlendemain,malgr sa diligence pour arriver la premire latelier elle y trouva mademoiselle Thirion qui

  • sy tait fait conduire en voiture. Ginevra et sonennemie sobservrent long-temps; mais ellesse composrent des visages impntrables lunepour lautre. Amlie avait vu la tte ravissantede linconnu; mais heureusement et malheu-reusement tout la fois, les aigles et luniformentaient pas placs dans lespace que la fente luiavait permis dapercevoir. Elle se perdit alorsen conjectures. Tout coup Servin arriva beau-coup plus tt qu lordinaire.

    Mademoiselle Ginevra, dit-il aprs avoirjet un coup dil sur latelier, pourquoi voustes-vous mise l? Le jour est mauvais. Appro-chez-vous donc de ces demoiselles, et descen-dez un peu votre rideau.

    Puis il sassit auprs de Laure, dont le travailmritait ses plus complaisantes corrections.

    Comment donc! scria-t-il, voici une ttesuprieurement faite. Vous serez une secondeGinevra.

  • Le matre alla de chevalet en chevalet, gron-dant, flattant, plaisantant, et faisant, commetoujours, craindre plutt ses plaisanteries queses rprimandes. LItalienne navait pas obiaux observations du professeur et restait sonposte avec la ferme intention de ne pas sencarter. Elle prit une feuille de papier et se mit croquer la spia la tte du pauvre reclus. Uneuvre conue avec passion porte toujours uncachet particulier. La facult dimprimer auxtraductions de la nature ou de la pense descouleurs vraies constitue le gnie, et souventla passion en tient lieu. Aussi, dans la circons-tance o se trouvait Ginevra, lintuition quelledevait sa mmoire vivement frappe, ou la n-cessit peut-tre, cette mre des grandes choses,lui prta-t-elle un talent surnaturel. La tte delofficier fut jete sur le papier au milieu duntressaillement intrieur quelle attribuait lacrainte, et dans lequel un physiologiste auraitreconnu la fivre de linspiration. Elle glissait

  • de temps en temps un regard furtif sur sescompagnes, afin de pouvoir cacher le lavis encas dindiscrtion de leur part. Malgr son ac-tive surveillance, il y eut un moment o ellenaperut pas le lorgnon que son impitoyableennemie braquait sur le mystrieux dessin ensabritant derrire un grand portefeuille. Ma-demoiselle Thirion, qui reconnut la figure duproscrit, leva brusquement la tte, et Ginevraserra la feuille de papier.

    Pourquoi tes-vous dont reste l malgrmon avis, mademoiselle? demanda gravementle professeur Ginevra.

    Lcolire tourna vivement son chevalet demanire que personne ne pt voir son lavis,et dit dune voix mue en le montrant sonmatre: Ne trouvez-vous pas comme moique ce jour est plus favorable? ne dois-je pasrester l?

    Servin plit. Comme rien nchappe auxyeux perants de la haine, mademoiselle Thi-

  • rion se mit, pour ainsi dire, en tiers dans lesmotions qui agitrent le matre et lcolire.

    Vous avez raison, dit Servin. Mais vous ensaurez bientt plus que moi, ajouta-t-il en riantforcment. Il y eut une pause pendant laquellele professeur contempla la tte de lofficier.Ceci est un chef-duvre digne de SalvatorRosa, scria-t-il avec une nergie dartiste.

    cette exclamation, toutes les jeunes per-sonnes se levrent, et mademoiselle Thirion ac-courut avec la vlocit du tigre qui se jette sursa proie. En ce moment le proscrit veill par lebruit se remua. Ginevra fit tomber son tabou-ret, pronona des phrases assez incohrentes etse mit rire; mais elle avait pli le portrait etlavait jet dans son portefeuille avant que sa re-doutable ennemie et pu lapercevoir. Le che-valet fut entour, Servin dtailla haute voix lesbeauts de la copie que faisait en ce momentson lve favorite, et tout le monde fut dupede ce stratagme, moins Amlie qui, se plaant

  • en arrire de ses compagnes, essaya douvrir leportefeuille o elle avait vu mettre le lavis. Gi-nevra saisit le carton et le plaa devant elle sansmot dire. Les deux jeunes filles sexaminrentalors en silence.

    Allons, mesdemoiselles, vos places, ditServin. Si vous voulez en savoir autant que ma-demoiselle de Piombo, il ne faut pas toujoursparler modes ou bals et baguenauder commevous faites.

    Quand toutes les jeunes personnes eurent re-gagn leurs chevalets, Servin sassit auprs deGinevra.

    Ne valait-il pas mieux que ce mystreft dcouvert par moi que par une autre? ditlItalienne en parlant voix basse.

    Oui, rpondit le peintre. Vous tes pa-triote; mais, ne le fussiez-vous pas, ce serait en-core vous qui je laurais confi.

  • Le matre et lcolire se comprirent, et Gi-nevra ne craignit plus de demander: Qui est-ce?

    Lami intime de Labdoyre, celui qui,aprs linfortun colonel, a contribu le plus larunion du septime avec les grenadiers de lledElbe. Il tait chef descadron dans la Garde, etrevient de Waterloo.

    Comment navez-vous pas brl son uni-forme, son shako, et ne lui avez-vous pas donndes habits bourgeois? dit vivement Ginevra.

    On doit men apporter ce soir.Vous auriez d fermer notre atelier pen-

    dant quelques jours.Il va partir.Il veut donc mourir? dit la jeune fille. Lais-

    sez-le chez vous pendant le premier momentde la tourmente. Paris est encore le seul endroitde la France o lon puisse cacher srement unhomme. Il est votre ami? demanda-t-elle.

  • Non, il na pas dautres titres ma recom-mandation que son malheur. Voici commentil mest tomb sur les bras: mon beau-pre,qui avait repris du service pendant cette cam-pagne, a rencontr ce pauvre jeune homme, etla trs-subtilement sauv des griffes de ceuxqui ont arrt Labdoyre. Il voulait le d-fendre, linsens!

    Cest vous qui le nommez ainsi! scriaGinevra en lanant un regard de surprise aupeintre qui garda le silence un moment.

    Mon beau-pre est trop espionn pourpouvoir garder quelquun chez lui, reprit-il. Ilme la donc nuitamment amen la semaine der-nire. Javais espr le drober tous les yeuxen le mettant dans ce coin, le seul endroit de lamaison o il puisse tre en sret.

    Si je puis vous tre utile, employez-moi,dit Ginevra, je connais le marchal Feltre.

    Eh bien! nous verrons, rpondit lepeintre.

  • Cette conversation dura trop long-tempspour ne pas tre remarque de toutes lesjeunes filles. Servin quitta Ginevra, revint en-core chaque chevalet, et donna de si longuesleons quil tait encore sur lescalier quandsonna lheure laquelle ses colires avaientlhabitude de partir.

    Vous oubliez votre sac, mademoiselleThirion, scria le professeur en courant aprsla jeune fille qui descendait jusquau mtierdespion pour satisfaire sa haine.

    La curieuse lve vint chercher son sac enmanifestant un peu de surprise de son tourde-rie, mais le soin de Servin fut pour elle une nou-velle preuve de lexistence dun mystre dontla gravit ntait pas douteuse; elle avait djinvent tout ce qui devait tre, et pouvait direcomme labb Vertot: Mon sige est fait. Elledescendit bruyamment lescalier et tira violem-ment la porte qui donnait dans lappartementde Servin, afin de faire croire quelle sortait;

  • mais elle remonta doucement, et se tint derrirela porte de latelier. Quand le peintre et Gine-vra se crurent seuls, il frappa dune certaine ma-nire la porte de la mansarde qui tourna aussi-tt sur ses gonds rouills et criards. LItaliennevit paratre un jeune homme grand et bien faitdont luniforme imprial lui fit battre le cur.Lofficier avait un bras en charpe, et la pleurde son teint accusait de vives souffrances. Enapercevant une inconnue, il tressaillit. Amlie,qui ne pouvait rien voir, trembla de rester pluslong-temps; mais il lui suffisait davoir enten-du le grincement de la porte, elle sen alla sansbruit.

    Ne craignez rien, dit le peintre lofficier,mademoiselle est la fille du plus fidle ami delEmpereur, le baron de Piombo.

    Le jeune militaire ne conserva plus de doutesur le patriotisme de Ginevra, aprs lavoir vue.

    Vous tes bless? dit-elle.

  • Oh! ce nest rien, mademoiselle, la plaie sereferme.

    En ce moment, les voix criardes et perantesdes colporteurs arrivrent jusqu latelier:Voici le jugement qui condamne mort... [manquant] Tous trois tressaillirent. Le soldatentendit, le premier, un nom qui le fit plir.

    Labdoyre! dit-il en tombant sur le ta-bouret.

    Ils se regardrent en silence. Des gouttes desueur se formrent sur le front livide du jeunehomme, il saisit dune main et par un geste dedsespoir les touffes noires de sa chevelure, etappuya son coude sur le bord du chevalet de Gi-nevra.

    Aprs tout, dit-il en se levant brusque-ment, Labdoyre et moi nous savions ce quenous faisions. Nous connaissions le sort quinous attendait aprs le triomphe comme aprsla chute. Il meurt pour sa cause, et moi je mecache...

  • Il alla prcipitamment vers la porte delatelier, mais plus leste que lui, Ginevra staitlance et lui en barrait le chemin.

    Rtablirez-vous lEmpereur? dit-elle.Croyez-vous pouvoir relever ce gant quandlui-mme na pas su rester debout?

    Que voulez-vous que je devienne? ditalors le proscrit en sadressant aux deux amisque lui avait envoys le hasard. Je nai pas unseul parent dans le monde, Labdoyre taitmon protecteur et mon ami, je suis seul; de-main je serai peut-tre proscrit ou condamn,je nai jamais eu que ma paye pour fortune, jaimang mon dernier cu pour venir arracherLabdoyre son sort et tcher de lemmener;la mort est donc une ncessit pour moi. Quandon est dcid mourir, il faut savoir vendre satte au bourreau. Je pensais tout lheure quela vie dun honnte homme vaut bien celle dedeux tratres, et quun coup de poignard bienplac peut donner limmortalit!

  • Cet accs de dsespoir effraya le peintre etGinevra elle-mme qui comprit bien le jeunehomme. LItalienne admira cette belle tte etcette voix dlicieuse dont la douceur tait peine altre par des accents de fureur; puis ellejeta tout coup du baume sur toutes les plaiesde linfortun.

    Monsieur, dit-elle, quant votre dtressepcuniaire, permettez-moi de vous offrir lor demes conomies. Mon pre est riche, je suis sonseul enfant, il maime, et je suis bien sre quilne me blmera pas. Ne vous faites pas scrupuledaccepter: nos biens viennent de lEmpereur,nous navons pas un centime qui ne soit un ef-fet de sa munificence. Nest-ce pas tre recon-naissants que dobliger un de ses fidles sol-dats? Prenez donc cette somme avec aussi peude faons que jen mets vous loffrir. Ce nestque de largent, ajouta-t-elle dun ton de m-pris. Maintenant, quant des amis, vous entrouverez! L, elle leva firement la tte, et ses

  • yeux brillrent dun clat inusit. La tte quitombera demain devant une douzaine de fu-sils sauve la vtre, reprit-elle. Attendez que cetorage passe, et vous pourrez aller chercher duservice ltranger si lon ne vous oublie pas, oudans larme franaise si lon vous oublie.

    Il existe dans les consolations que donne unefemme une dlicatesse qui a toujours quelquechose de maternel, de prvoyant, de com-plet. Mais quand, ces paroles de paix etdesprance, se joignent la grce des gestes,cette loquence de ton qui vient du cur, et quesurtout la bienfaitrice est belle, il est difficile un jeune homme de rsister. Le colonel aspiralamour par tous les sens. Une lgre teinte rosenuana ses joues blanches, ses yeux perdirentun peu de la mlancolie qui les ternissait, et ildit dun son de voix particulier: Vous tesun ange de bont! Mais Labdoyre, ajouta-t-il, Labdoyre!

  • ce cri, ils se regardrent tous trois en si-lence, et ils se comprirent. Ce ntait plus desamis de vingt minutes, mais de vingt ans.

    Mon cher, reprit Servin, pouvez-vous lesauver?

    Je puis le venger!Ginevra tressaillit: quoique linconnu ft

    beau, son aspect navait point mu la jeunefille; la douce piti que les femmes trouventdans leur cur pour les misres qui nont riendignoble avait touff chez Ginevra toute autreaffection; mais entendre un cri de vengeance,rencontrer dans ce proscrit une me italienne,du dvouement pour Napolon, de la gn-rosit la corse?... cen tait trop pour elle,elle contempla donc lofficier avec une motionrespectueuse qui lui agita fortement le cur.Pour la premire fois, un homme lui faisaitprouver un sentiment si vif. Comme toutes lesfemmes, elle se plut mettre lme de linconnuen harmonie avec la beaut distingue de ses

  • traits, avec les heureuses proportions de sa taillequelle admirait en artiste. Mene par le hasardde la curiosit la piti, de la piti un intrtpuissant, elle arrivait de cet intrt des sen-sations si profondes, quelle crut dangereux derester l plus long-temps.

    demain, dit-elle en laissant lofficier leplus doux de ses sourires pour consolation.

    En voyant ce sourire, qui jetait commeun nouveau jour sur la figure de Ginevra,linconnu oublia tout pendant un instant.

    Demain, rpondit-il avec tristesse, de-main, Labdoyre...

    Ginevra se retourna, mit un doigt sur seslvres, et le regarda comme si elle lui disait:Calmez-vous, soyez prudent.

    Alors le jeune homme scria: O Dio! chenon vorrei vivere dopo averla veduta! ( Dieu!qui ne voudrait vivre aprs lavoir vue!)

    Laccent particulier avec lequel il prononacette phrase fit tressaillir Ginevra.

  • Vous tes Corse? scria-t-elle en reve-nant lui le cur palpitant daise.

    Je suis n en Corse, rpondit-il; mais jait amen trs-jeune Gnes; et, aussitt quejeus atteint lge auquel on entre au service mi-litaire, je me suis engag.

    La beaut de linconnu, lattrait surnaturelque lui prtaient ses opinions bonapartistes,sa blessure, son malheur, son danger mme,tout disparut aux yeux de Ginevra, ou plutttout se fondit dans un seul sentiment, nou-veau, dlicieux. Ce proscrit tait un enfant dela Corse, il en parlait le langage chri! La jeunefille resta pendant un moment immobile, rete-nue par une sensation magique. Elle avait eneffet sous les yeux un tableau vivant auqueltous les sentiments humains runis et le hasarddonnaient de vives couleurs. Sur linvitationde Servin, lofficier stait assis sur un divan.Le peintre avait dnou lcharpe qui retenaitle bras de son hte, et soccupait en dfaire

  • lappareil afin de panser la blessure. Ginevrafrissonna en voyant la longue et large plaieque la lame dun sabre avait faite sur lavant-bras du jeune homme, et laissa chapper uneplainte. Linconnu leva la tte vers elle et semit sourire. Il y avait quelque chose de tou-chant et qui allait lme dans lattention aveclaquelle Servin enlevait la charpie et ttait leschairs meurtries; tandis que la figure du bless,quoique ple et maladive, exprimait, laspectde la jeune fille, plus de plaisir que de souf-france. Une artiste devait admirer involontai-rement cette opposition de sentiments, et lescontrastes que produisaient la blancheur deslinges, la nudit du bras, avec luniforme bleu etrouge de lofficier. En ce moment, une obscuri-t douce enveloppait latelier; mais un dernierrayon de soleil vint clairer la place o se trou-vait le proscrit, en sorte que sa noble et blanchefigure, ses cheveux noirs, ses vtements, toutfut inond par le jour. Cet effet si simple, la su-

  • perstitieuse Italienne le prit pour un heureuxprsage. Linconnu ressemblait ainsi un c-leste messager qui lui faisait entendre le lan-gage de la patrie, et la mettait sous le charmedes souvenirs de son enfance, pendant que dansson cur naissait un sentiment aussi frais, aus-si pur que son premier ge dinnocence. Pen-dant un moment bien court, elle demeura son-geuse et comme plonge dans une pense infi-nie; puis elle rougit de laisser voir sa proccu-pation, changea un doux et rapide regard avecle proscrit, et senfuit en le voyant toujours.

    Le lendemain ntait pas un jour de leon,Ginevra vint latelier et le prisonnier putrester auprs de sa compatriote; Servin, quiavait une esquisse terminer, permit au reclusdy demeurer en servant de mentor aux deuxjeunes gens qui sentretinrent souvent en corse.Le pauvre soldat raconta ses souffrances pen-dant la droute de Moscou, car il stait trou-v, lge de dix-neuf ans, au passage de la B-

  • rzina, seul de son rgiment, aprs avoir per-du dans ses camarades les seuls hommes quipussent sintresser un orphelin. Il peignit entraits de feu le grand dsastre de Waterloo. Savoix fut une musique pour lItalienne. leve la corse, Ginevra tait en quelque sorte la fille dela nature, elle ignorait le mensonge et se livraitsans dtour ses impressions, elle les avouait,ou plutt les laissait deviner sans le mange dela petite et calculatrice coquetterie des jeunesfilles de Paris.

    Pendant cette journe, elle resta plus dunefois, sa palette dune main, son pinceau delautre, sans que le pinceau sabreuvt des cou-leurs de la palette: les yeux attachs sur lofficieret la bouche lgrement entrouverte, elle cou-tait, se tenant toujours prte donner un coupde pinceau quelle ne donnait jamais. Elle nestonnait pas de trouver tant de douceur dansles yeux du jeune homme, car elle sentait lessiens devenir doux malgr sa volont de les te-

  • nir svres ou calmes. Puis, elle peignait en-suite avec une attention particulire et pendantdes heures entires, sans lever la tte, parcequil tait l, prs delle, la regardant travailler.La premire fois quil vint sasseoir pour lacontempler en silence, elle lui dit dun son devoix mu, et aprs une longue pause: Celavous amuse donc, de voir peindre?

    Ce jour-l, elle apprit quil se nommait Lui-gi. Avant de se sparer, ils convinrent que, lesjours datelier, sil arrivait quelque vnementpolitique important, Ginevra len instruirait enchantant voix basse certains airs italiens.

    Le lendemain, mademoiselle Thirion appritsous le secret toutes ses compagnes, que Gi-nevra di Piombo tait aime dun jeune hommequi venait, pendant les heures consacres auxleons, stablir dans le cabinet noir de latelier.

    Vous qui prenez son parti, dit-elle made-moiselle Roguin, examinez-la bien, et vous ver-rez quoi elle passera son temps.

  • Ginevra fut donc observe avec une atten-tion diabolique. On couta ses chansons, onpia ses regards. Au moment o elle ne croyaittre vue de personne, une douzaine dyeuxtaient incessamment arrts sur elle. Ainsiprvenues, ces jeunes filles interprtrent dansleur sens vrai, les agitations qui passrent surla brillante figure de lItalienne, et ses gestes,et laccent particulier de ses fredonnements, etlair attentif avec lequel elle coutait des sonsindistincts quelle seule entendait travers lacloison. Au bout dune huitaine de jours, uneseule des quinze lves de Servin stait refu-se voir Louis par la crevasse de la cloison.Cette jeune fille tait Laure, la jolie personnepauvre et assidue qui, par un instinct de fai-blesse, aimait vritablement la belle Corse et ladfendait encore. Mademoiselle Roguin voulutfaire rester Laure sur lescalier lheure du d-part, afin de lui prouver lintimit de Ginevraet du beau jeune homme en les surprenant en-

  • semble. Laure refusa de descendre un espion-nage que la curiosit ne justifiait pas, et devintlobjet dune rprobation universelle.

    Bientt la fille de lhuissier du cabinet du roitrouva quil ntait pas convenable pour elle devenir latelier dun peintre dont les opinionsavaient une teinte de patriotisme ou de bona-partisme, ce qui, cette poque, semblait uneseule et mme chose, elle ne revint donc pluschez Servin, qui refusa poliment daller chezelle. Si Amlie oublia Ginevra, le mal quelleavait sem porta ses fruits. Insensiblement, parhasard, par caquetage ou par pruderie, toutesles autres jeunes personnes instruisirent leursmres de ltrange aventure qui se passait latelier. Un jour Mathilde Roguin ne vint pas,la leon suivante ce fut une autre jeune fille; en-fin trois ou quatre demoiselles, qui taient res-tes les dernires, ne revinrent plus. Ginevra etmademoiselle Laure, sa petite amie, furent pen-dant deux ou trois jours les seules habitantes de

  • latelier dsert. LItalienne ne sapercevait pointde labandon dans lequel elle se trouvait, etne recherchait mme pas la cause de labsencede ses compagnes. Avant invent depuis peules moyens de correspondre mystrieusementavec Louis, elle vivait latelier comme dansune dlicieuse retraite, seule au milieu dunmonde, ne pensant qu lofficier et aux dangersqui le menaaient. Cette jeune fille, quoiquesincrement admiratrice des nobles caractresqui ne veulent pas trahir leur foi politique,pressait Louis de se soumettre promptement lautorit royale, afin de le garder en France.Louis ne voulait pas sortir de sa cachette. Siles passions ne naissent et ne grandissent quesous linfluence dvnements extraordinaireset romanesques, on peut dire que jamais tantde circonstances ne concoururent lier deuxtres par un mme sentiment. Lamiti de Gi-nevra pour Louis et de Louis pour elle fit plusde progrs en un mois quune amiti du monde

  • nen fait en dix ans dans un salon. Ladversitnest-elle pas la pierre de touche des caractres?Ginevra put donc apprcier facilement Louis,le connatre, et ils ressentirent bientt une es-time rciproque lun pour lautre. Plus ge queLouis, Ginevra trouvait une douceur extrme tre courtise par un jeune homme dj sigrand, si prouv par le sort, et qui joignait lexprience dun homme toutes les grces deladolescence. De son ct, Louis ressentait unindicible plaisir se laisser protger en appa-rence par une jeune fille de vingt-cinq ans. Il yavait dans ce sentiment un certain orgueil inex-plicable. Peut-tre tait-ce une preuve damour.Lunion de la douceur et de la fiert, de la forceet de la faiblesse avait en Ginevra dirrsistiblesattraits, et Louis tait entirement subjugu parelle. Ils saimaient si profondment dj, quilsnavaient eu besoin ni de se le nier, ni de se ledire.

  • Un jour, vers le soir, Ginevra entendit le si-gnal convenu, Louis frappait avec une pinglesur la boiserie de manire ne pas produireplus de bruit quune araigne qui attache sonfil, et demandait ainsi sortir de sa retraite.LItalienne jeta un coup dil dans latelier, nevit pas la petite Laure, et rpondit au signal.Louis ouvrit la porte, aperut lcolire, et ren-tra prcipitamment. tonne, Ginevra regardeautour delle, trouve Laure, et lui dit en allant son chevalet: Vous restez bien tard, machre. Cette tte me parat pourtant acheve, ilny a plus quun reflet indiquer sur le haut decette tresse de cheveux.

    Vous seriez bien bonne, dit Laure dunevoix mue, si vous vouliez me corriger cettecopie, je pourrais conserver quelque chose devous...

    Je veux bien, rpondit Ginevra sre depouvoir ainsi la congdier. Je croyais, re-prit-elle en donnant de lgers coups de pinceau,

  • que vous aviez beaucoup de chemin faire dechez vous latelier.

    Oh! Ginevra, je vais men aller et pourtoujours, scria la jeune fille dun air triste.

    LItalienne ne fut pas autant affecte de cesparoles pleines de mlancolie quelle laurait tun mois auparavant.

    Vous quittez monsieur Servin, deman-da-t-elle.

    Vous ne vous apercevez donc pas, Gine-vra, que depuis quelque temps il ny a plus icique vous et moi?

    Cest vrai, rpondit Ginevra frappe tout coup comme par un souvenir. Ces demoisellesseraient-elles malades, se marieraient elles, ouleurs pres seraient-ils tous de service au ch-teau?

    Toutes ont quitt monsieur Servin, rpon-dit Laure.

    Et pourquoi? cause de vous, Ginevra.

  • De moi! rpta la fille corse en se levant, lefront menaant, lair fier et les yeux tincelants.

    Oh! ne vous fchez pas, ma bonne Gine-vra, scria douloureusement Laure. Mais mamre aussi veut que je quitte latelier. Toutes cesdemoiselles ont dit que vous aviez une intrigue,que monsieur Servin se prtait ce quun jeunehomme qui vous aime demeurt dans le cabinetnoir; je nai jamais cru ces calomnies et nen airien dit ma mre. Hier au soir, madame Ro-guin a rencontr ma mre dans un bal et lui ademand si elle menvoyait toujours ici. Sur larponse affirmative de ma mre, elle lui a rptles mensonges de ces demoiselles. Maman mabien gronde, elle a prtendu que je devais sa-voir tout cela, que javais manqu la confiancequi rgne entre une mre et sa fille en ne lui enparlant pas. ma chre Ginevra! moi qui vousprenais pour modle, combien je suis fche dene plus pouvoir rester votre compagne...

  • Nous nous retrouverons dans la vie: lesjeunes filles se marient... dit Ginevra.

    Quand elles sont riches, rpondit Laure.Viens me voir, mon pre a de la fortune...Ginevra, reprit Laure attendrie, madame

    Roguin et ma mre doivent venir demain chezmonsieur Servin pour lui faire des reproches,au moins quil en soit prvenu.

    La foudre tombe deux pas de Ginevralaurait moins tonne que cette rvlation.

    Quest-ce que cela leur faisait? dit-ellenavement.

    Tout le monde trouve cela fort mal. Ma-man dit que cest contraire aux murs...

    Et vous, Laure, quen pensez-vous?La jeune fille regarda Ginevra, leurs pen-

    ses se confondirent; Laure ne retint plus seslarmes, se jeta au cou de son amie et lembrassa.En ce moment, Servin arriva.

    Mademoiselle Ginevra, dit-il avec en-thousiasme, jai fini mon tableau, on le vernit.

  • Quavez-vous donc? Il parat que toutes ces de-moiselles prennent des vacances, ou sont lacampagne.

    Laure scha ses larmes, salua Servin, et se re-tira.

    Latelier est dsert depuis plusieurs jours,dit Ginevra, et ces demoiselles ne reviendrontplus.

    Bah?...Oh! ne riez pas, reprit Ginevra, cou-

    tez-moi: je suis la cause involontaire de la pertede votre rputation.

    Lartiste se mit sourire, et dit en interrom-pant son colire: Ma rputation?... mais,dans quelques jours, mon tableau sera expos.

    Il ne sagit pas de votre talent, ditlItalienne; mais de votre moralit. Ces demoi-selles ont publi que Louis tait renferm ici,que vous vous prtiez... ... notre amour...

    Il y a du vrai l-dedans, mademoiselle,rpondit le professeur. Les mres de ces de-

  • moiselles sont des bgueules, reprit-il. Si ellestaient venues me trouver, tout se serait expli-qu. Mais que je prenne du souci de tout cela?la vie est trop courte!

    Et le peintre fit craquer ses doigts par-dessussa tte. Louis, qui avait entendu une partie decette conversation, accourut aussitt.

    Vous allez perdre toutes vos colires,scria-t-il, et je vous aurai ruin.

    Lartiste prit la main de Louis et celle de Gi-nevra, les joignit. Vous vous marierez, mesenfants? leur demanda-t-il avec une touchantebonhomie. Ils baissrent tous deux les yeux, etleur silence fut le premier aveu quils se firent.Eh bien! reprit Servin, vous serez heureux,nest-ce pas? Y a-t-il quelque chose qui puissepayer le bonheur de deux tres tels que vous?

    Je suis riche, dit Ginevra, et vous me per-mettrez de vous indemniser...

    Indemniser?... scria Servin. Quand onsaura que jai t victime des calomnies de

  • quelques sottes, et que je cachais un proscrit;mais tous les libraux de Paris menverrontleurs filles! Je serai peut-tre alors votre dbi-teur...

    Louis serrait la main de son protecteur sanspouvoir prononcer une parole, mais enfin il luidit dune voix attendrie: Cest donc vousque je devrai toute ma flicit.

    Soyez heureux, je vous unis! dit le peintreavec une onction comique et en imposant lesmains sur la tte des deux amants.

    Cette plaisanterie dartiste mit fin leur at-tendrissement. Ils se regardrent tous trois enriant. LItalienne serra la main de Louis par uneviolente treinte et avec une simplicit dactiondigne des murs de sa patrie.

    Ah , mes chers enfants, reprit Servin,vous croyez que tout a va maintenant mer-veille? Eh bien, vous vous trompez.

    Les deux amants lexaminrent avec tonne-ment.

  • Rassurez-vous, je suis le seul que votre es-piglerie embarrasse! Madame Servin est unpeu collet-mont, et je ne sais en vrit pas com-ment nous nous arrangerons avec elle.

    Dieu! joubliais! scria Ginevra. Demain,madame Roguin et la mre de Laure doiventvenir vous...

    Jentends! dit le peintre en interrompant.Mais vous pouvez vous justifier, reprit la

    jeune fille en laissant chapper un geste de tteplein dorgueil. Monsieur Louis, dit-elle en setournant vers lui et le regardant avec finesse, nedoit plus avoir dantipathie pour le gouverne-ment royal? Eh bien, reprit-elle aprs lavoirvu souriant, demain matin jenverrai une pti-tion lun des personnages les plus influentsdu ministre de la guerre, un homme qui nepeut rien refuser la fille du baron de Piom-bo. Nous obtiendrons un pardon tacite pourle commandant Louis, car ils ne voudront pasvous reconnatre le grade de colonel. Et vous

  • pourrez, ajouta-t-elle en sadressant Servin,confondre les mres de mes charitables com-pagnes en leur disant la vrit.

    Vous tes un ange! scria Servin.Pendant que cette scne se passait latelier,

    le pre et la mre de Ginevra simpatientaientde ne pas la voir revenir.

    Il est six heures, et Ginevra nest pas en-core de retour, scria Bartholomo.

    Elle nest jamais rentre si tard, rponditla femme de Piombo.

    Les deux vieillards se regardrent avec toutesles marques dune anxit peu ordinaire. Tropagit pour rester en place, Bartholomo se levaet fit deux fois le tour de son salon assez leste-ment pour un homme de soixante-dix-sept ans.Grce sa constitution robuste, il avait subi peude changements depuis le jour de son arrive Paris, et malgr sa haute taille, il se tenait en-core droit. Ses cheveux devenus blancs et rareslaissaient dcouvert un crne large et protu-

  • brant qui donnait une haute ide de son carac-tre et de sa fermet. Sa figure marque de ridesprofondes avait pris un trs grand dveloppe-ment et gardait ce teint ple qui inspire la v-nration. La fougue des passions rgnait encoredans le feu surnaturel de ses yeux dont les sour-cils navaient pas entirement blanchi, et quiconservaient leur terrible mobilit. Laspect decette tte tait svre, mais on voyait que Bar-tholomo avait le droit dtre ainsi. Sa bont,sa douceur ntaient gure connues que de safemme et de sa fille. Dans ses fonctions ou de-vant un tranger, il ne dposait jamais la ma-jest que le temps imprimait sa personne,et lhabitude de froncer ses gros sourcils, decontracter les rides de son visage, de donner son regard une fixit napolonienne, rendaitson abord glacial. Pendant le cours de sa viepolitique, il avait t si gnralement craint,quil passait pour peu sociable; mais il nest pasdifficile dexpliquer les causes de cette rputa-

  • tion. La vie, les murs et la fidlit de Piom-bo faisaient la censure de la plupart des cour-tisans. Malgr les missions dlicates confies sa discrtion, et qui pour tout autre eussentt lucratives, il ne possdait pas plus dunetrentaine de mille livres de rente en inscrip-tions sur le grand-livre. Si lon vient songerau bon march des rentes sous lempire, lalibralit de Napolon envers ceux de ses fi-dles serviteurs qui savaient parler, il est facilede voir que le baron de Piombo tait un hommedune probit svre, il ne devait son plumagede baron qu la ncessit dans laquelle Napo-lon stait trouv de lui donner un titre enlenvoyant dans une cour trangre. Bartholo-mo avait toujours profess une haine impla-cable pour les tratres dont sentoura Napolonen croyant les conqurir force de victoires.Ce fut lui qui, dit-on, fit trois pas vers la portedu cabinet de lempereur, aprs lui avoir don-n le conseil de se dbarrasser de trois hommes

  • en France, la veille du jour o il partit poursa clbre et admirable campagne de 1814. De-puis le second retour des Bourbons, Bartholo-mo ne portait plus la dcoration de la LgiondHonneur. Jamais homme noffrit une plusbelle image de ces vieux rpublicains, amis in-corruptibles de lEmpire, qui restaient commeles vivants dbris des deux gouvernements lesplus nergiques que le monde ait connus. Si lebaron de Piombo dplaisait quelques courti-sans, il avait les Daru, les Drouot, les Carnotpour amis. Aussi, quant au reste des hommespolitiques, depuis Waterloo, sen souciait-il au-tant que des bouffes de fume quil tirait deson cigare.

    Bartholomo di Piombo avait acquis,moyennant la somme assez modique que Ma-dame, mre de lempereur, lui avait donne deses proprits en Corse, lancien htel de Por-tendure, dans lequel il ne fit aucun change-ment. Presque toujours log aux frais du gou-

  • vernement, il nhabitait cette maison que de-puis la catastrophe de Fontainebleau. Suivantlhabitude des gens simples et de haute ver-tu, le baron et sa femme ne donnaient rien aufaste extrieur: leurs meubles provenaient delancien ameublement de lhtel. Les grands ap-partements hauts dtage, sombres et nus decette demeure, les larges glaces encadres dansde vieilles bordures dores presque noires, etce mobilier du temps de Louis XIV, taient enrapport avec Bartholomo et sa femme, per-sonnages dignes de lantiquit. Sous lEmpire etpendant les Cent-Jours, en exerant des fonc-tions largement rtribues, le vieux Corse avaiteu un grand train de maison, plutt dans le butde faire honneur sa place que dans le desseinde briller. Sa vie et celle de sa femme taientsi frugales, si tranquilles, que leur modeste for-tune suffisait leurs besoins. Pour eux, leur filleGinevra valait toutes les richesses du monde.Aussi, quand, en mai 1814, le baron de Piom-

  • bo quitta sa place, congdia ses gens et fermala porte de son curie, Ginevra, simple et sansfaste comme ses parents, neut-elle aucun re-gret: lexemple des grandes mes, elle mettaitson luxe dans la force des sentiments, commeelle plaait sa flicit dans la solitude et le tra-vail. Puis, ces trois tres saimaient trop pourque les dehors de lexistence eussent quelqueprix leurs yeux. Souvent, et surtout depuis laseconde et effroyable chute de Napolon, Bar-tholomo et sa femme passaient des soires d-licieuses entendre Ginevra toucher du pianoou chanter. Il y avait pour eux un immense se-cret de plaisir dans la prsence, dans la moindreparole de leur fille, ils la suivaient des yeuxavec une tendre inquitude, ils entendaient sonpas dans la cour, quelque lger quil pt tre.Semblables des amants, ils savaient rester desheures entires silencieux tous trois, entendantmieux ainsi que par des paroles lloquence deleurs mes. Ce sentiment profond, la vie mme

  • des deux vieillards, animait toutes leurs pen-ses. Ce ntait pas trois existences, mais uneseule, qui, semblable la flamme dun foyer, sedivisait en trois langues de feu. Si quelquefois lesouvenir des bienfaits et du malheur de Napo-lon, si la politique du moment triomphaientde la constante sollicitude des deux vieillards,ils pouvaient en parler sans rompre la com-munaut de leurs penses: Ginevra ne parta-geait-elle pas leurs passions politiques? Quoide plus naturel que lardeur avec laquelle ils serfugiaient dans le cur de leur unique enfant?Jusqualors, les occupations dune vie publiqueavaient absorb lnergie du baron de Piombo;mais en quittant ses emplois, le Corse eut be-soin de rejeter son nergie dans le dernier sen-timent qui lui restt; puis, part les liens quiunissent un pre et une mre leur fille, il yavait peut-tre, linsu de ces trois mes des-potiques, une puissante raison au fanatisme deleur passion rciproque: ils saimaient sans par-

  • tage, le cur tout entier de Ginevra appartenait son pre, comme elle celui de Piombo; en-fin, sil est vrai que nous nous attachions les unsaux autres plus par nos dfauts que par nos qua-lits, Ginevra rpondait merveilleusement bien toutes les passions de son pre. De l proc-dait la seule imperfection de cette triple vie. Gi-nevra tait entire dans ses volonts, vindica-tive, emporte comme Bartholomo lavait tpendant sa jeunesse. Le Corse se complut d-velopper ces sentiments sauvages dans le curde sa fille, absolument comme un lion apprend ses lionceaux fondre sur leur proie. Maiscet apprentissage de vengeance ne pouvant enquelque sorte se faire quau logis paternel, Gi-nevra ne pardonnait rien son pre, et il fal-lait quil lui cdt. Piombo ne voyait que desenfantillages dans ces querelles factices; maislenfant y contracta lhabitude de dominer sesparents. Au milieu de ces temptes que Bartho-lomo aimait exciter, un mot de tendresse,

  • un regard suffisaient pour apaiser leurs mescourrouces, et ils ntaient jamais si prs dunbaiser que quand ils se menaaient. Cependant,depuis cinq annes environ, Ginevra, devenueplus sage que son pre, vitait constamment cessortes de scnes. Sa fidlit, son dvouement,lamour qui triomphait dans toutes ses penseset son admirable bon sens avaient fait justice deses colres; mais il nen tait pas moins rsul-t un bien grand mal: Ginevra vivait avec sonpre et sa mre sur le pied dune galit tou-jours funeste. Pour achever de faire connatretous les changements survenus chez ces troispersonnages depuis leur arrive Paris, Piom-bo et sa femme, gens sans instruction, avaientlaiss Ginevra tudier sa fantaisie. Au gr deses caprices de jeune fille, elle avait tout appriset tout quitt, reprenant et laissant chaque pen-se tour tour, jusqu ce que la peinture ftdevenue sa passion dominante; elle et t par-faite, si sa mre avait t capable de diriger ses

  • tudes, de lclairer et de mettre en harmonieles dons de la nature: ses dfauts provenaientde la funeste ducation que le vieux Corse avaitpris plaisir lui donner.

    Aprs avoir pendant long-temps fait criersous ses pas les feuilles du parquet, le vieillardsonna. Un domestique parut.

    Allez au-devant de mademoiselle Gine-vra, dit-il.

    Jai toujours regrett de ne plus avoir devoiture pour elle, observa la baronne.

    Elle nen a pas voulu, rpondit Piomboen regardant sa femme qui accoutume depuisquarante ans son rle dobissance baissa lesyeux.

    Dj septuagnaire, grande, sche, ple et ri-de, la baronne ressemblait parfaitement cesvieilles femmes que Schnetz met dans les scnesitaliennes de ses tableaux de genre; elle restaitsi habituellement silencieuse, quon let prisepour une nouvelle madame Shandy; mais un

  • mot, un regard, un geste annonaient que sessentiments avaient gard la vigueur et la fra-cheur de la jeunesse. Sa toilette, dpouille decoquetterie, manquait souvent de got. Elle de-meurait ordinairement passive, plonge dansune bergre, comme une sultane Valid atten-dant ou admirant sa Ginevra, son orgueil et savie. La beaut, la toilette, la grce de sa fille,semblaient tre devenues siennes. Tout pourelle tait bien quand Ginevra se trouvait heu-reuse. Ses cheveux avaient blanchi, et quelquesmches se voyaient au-dessus de son frontblanc et rid, ou le long de ses joues creuses.

    Voil quinze jours environ, dit-elle, queGinevra rentre un peu plus tard.

    Jean nira pas assez vite, scria limpatientvieillard qui croisa les basques de son habitbleu, saisit son chapeau, lenfona sur sa tte,prit sa canne et partit.

    Tu niras pas loin, lui cria sa femme.

  • En effet, la porte cochre stait ouverte etferme, et la vieille mre entendait le pas de Gi-nevra dans la cour. Bartholomo reparut tout coup portant en triomphe sa fille, qui se dbat-tait dans ses bras.

    La voici, la Ginevra, la Ginevrettina, la Gi-nevrina, la Ginevrola, la Ginevretta, la Ginevrabella!

    Mon pre, vous me faites mal.Aussitt Ginevra fut pose terre avec une

    sorte de respect. Elle agita la tte par un gra-cieux mouvement pour rassurer sa mre quidj seffrayait, et pour lui dire que ctait uneruse. Le visage terne et ple de la baronne repritalors ses couleurs et une espce de gaiet. Piom-bo se frotta les mains avec une force extrme,symptme le plus certain de sa joie; il avait priscette habitude la cour en voyant Napolon semettre en colre contre ceux de ses gnrauxou de ses ministres qui le servaient mal ou quiavaient commis quelque faute. Les muscles de

  • sa figure une fois dtendus, la moindre ride deson front exprimait la bienveillance. Ces deuxvieillards offraient en ce moment une imageexacte de ces plantes souffrantes auxquelles unpeu deau rend la vie aprs une longue sche-resse.

    table, table! scria le baron en prsen-tant sa large main Ginevra quil nomma Si-gnora Piombellina, autre symptme de gaietauquel sa fille rpondit par un sourire.

    Ah , dit Piombo en sortant de table, sais-tu que ta mre ma fait observer que depuis unmois tu restes beaucoup plus long-temps quede coutume ton atelier? Il parat que la pein-ture passe avant nous.

    mon pre!Ginevra nous prpare sans doute quelque

    surprise, dit la mre.Tu mapporterais un tableau de toi?...

    scria le Corse en frappant dans ses mains.

  • Oui, je suis trs-occupe latelier, rpon-dit-elle.

    Quas-tu donc, Ginevra? Tu plis! lui ditsa mre.

    Non! scria la jeune fille en laissantchapper un geste de rsolution, non, il ne se-ra pas dit que Ginevra Piombo aura menti unefois dans sa vie.

    En entendant cette singulire exclamation,Piombo et sa femme regardrent leur fille dunair tonn.

    Jaime un jeune homme, ajouta-t-elledune voix mue.

    Puis, sans oser regarder ses parents, elleabaissa ses larges paupires, comme pour voilerle feu de ses yeux.

    Est-ce un prince? lui demanda ironique-ment son pre en prenant un son de voix qui fittrembler la mre et la fille.

    Non, mon pre, rpondit-elle avec modes-tie, cest un jeune homme sans fortune...

  • Il est donc bien beau?Il est malheureux.Que fait-il?Compagnon de Labdoyre, il tait pros-

    crit, sans asile, Servin la cach, et...Servin est un honnte garon qui sest bien

    comport, scria Piombo; mais vous faitesmal, vous, ma fille, daimer un autre hommeque votre pre...

    Il ne dpend pas de moi de ne pas aimer,rpondit doucement Ginevra.

    Je me flattais, reprit son pre, que ma Gi-nevra me serait fidle jusqu ma mort, que messoins et ceux de sa mre seraient les seuls quelleaurait reus, que notre tendresse naurait pasrencontr dans son me de tendresse rivale, etque...

    Vous ai-je reproch votre fanatisme pourNapolon? dit Ginevra. Navez-vous aim quemoi? navez-vous pas t des mois entiers enambassade? nai-je pas support courageuse-

  • ment vos absences? La vie a des ncessits quilfaut savoir subir.

    Ginevra!Non, vous ne maimez pas pour moi,

    et vos reproches trahissent un insupportablegosme.

    Tu accuses lamour de ton pre, scriaPiombo les yeux flamboyants.

    Mon pre, je ne vous accuserai jamais, r-pondit Ginevra avec plus de douceur que samre tremblante nen attendait. Vous avez rai-son dans votre gosme, comme jai raison dansmon amour. Le ciel mest tmoin que jamaisfille na mieux rempli ses devoirs auprs de sesparents. Je nai jamais vu que bonheur et amourl o dautres voient souvent des obligations.Voici quinze ans que je ne me suis pas cartede dessous votre aile protectrice, et ce fut unbien doux plaisir pour moi que de charmer vosjours. Mais serais-je donc ingrate en me livrant

  • au charme daimer, en dsirant un poux quime protge aprs vous?

    Ah! tu comptes avec ton pre, Ginevra,reprit le vieillard dun ton sinistre.

    Il se fit une pause effrayante pendant la-quelle personne nosa parler. Enfin, Bartholo-mo rompit le silence en scriant dune voixdchirante: Oh! reste avec nous, reste au-prs de ton vieux pre! Je ne saurais te voir ai-mant un homme. Ginevra, tu nattendras paslong-temps ta libert...

    Mais, mon pre, songez donc que nousne vous quitterons pas, que nous serons deux vous aimer, que vous connatrez lhommeaux soins duquel vous me laisserez! Vous se-rez doublement chri par moi et par lui: par luiqui est encore moi, et par moi qui suis tout lui-mme.

    Ginevra! Ginevra! scria le Corse enserrant les poings, pourquoi ne tes-tu pas ma-rie quand Napolon mavait accoutum cette

  • ide, et quil te prsentait des ducs et descomtes?

    Ils maimaient par ordre, dit la jeune fille.Dailleurs, je ne voulais pas vous quitter, et ilsmauraient emmene avec eux.

    Tu ne veux pas nous laisser seuls, ditPiombo; mais te marier, cest nous isoler! Je teconnais, ma fille, tu ne nous aimeras plus.

    lisa, ajouta-t-il en regardant sa femmequi restait immobile et comme stupide, nousnavons plus de fille, elle veut se marier.

    Le vieillard sassit aprs avoir lev les mainsen lair comme pour invoquer Dieu; puis il res-ta courb comme accabl sous sa peine. Gine-vra vit lagitation de son pre, et la modrationde sa colre lui brisa le cur; elle sattendait une crise, des fureurs, elle navait pas armson me contre la douceur paternelle.

    Mon pre, dit-elle dune voix touchante,non, vous ne serez jamais abandonn par votreGinevra. Mais aimez-la aussi un peu pour elle.

  • Si vous saviez comme il maime! Ah! ce ne se-rait pas lui qui me ferait de la peine!

    Dj des comparaisons, scria Piomboavec un accent terrible. Non, je ne puis suppor-ter cette ide, reprit-il. Sil taimait comme tumrites de ltre, il me tuerait; et sil ne taimaitpas, je le poignarderais.

    Les mains de Piombo tremblaient, ses lvrestremblaient, son corps tremblait et ses yeuxlanaient des clairs; Ginevra seule pouvaitsoutenir son regard, car alors elle allumait sesyeux, et la fille tait digne du pre.

    Oh! taimer! Quel est lhomme digne decette vie? reprit-il. Taimer comme un pre,nest-ce pas dj vivre dans le paradis; qui doncsera jamais digne dtre ton poux?

    Lui, dit Ginevra, lui de qui je me sens in-digne.

    Lui? rpta machinalement Piombo. Qui,lui?

    Celui que jaime.

  • Est ce quil peut te connatre encore assezpour tadorer?

    Mais, mon pre, reprit Ginevra prou-vant un mouvement dimpatience, quand il nemaimerait pas, du moment o je laime...

    Tu laimes donc? scria Piombo. Ginevrainclina doucement la tte. Tu laimes alorsplus que nous?

    Ces deux sentiments ne peuvent se com-parer, rpondit-elle.

    Lun est plus fort que lautre, reprit Piom-bo.

    Je crois que oui, dit Ginevra.Tu ne lpouseras pas, cria le Corse dont

    la voix fit rsonner les vitres du salon.Je lpouserai, rpliqua tranquillement

    Ginevra.Mon Dieu! mon Dieu! scria la mre,

    comment finira cette querelle? Santa Virgina!mettez-vous entre eux.

  • Le baron, qui se promenait grands pas,vint sasseoir; une svrit glace rembrunis-sait son visage, il regarda fixement sa fille, etlui dit dune voix douce et affaiblie: Eh bien!Ginevra! non, tu ne lpouseras pas. Oh! neme dis pas oui ce soir?... laisse-moi croire lecontraire. Veux-tu voir ton pre genoux et sescheveux blancs prosterns devant toi? je vais tesupplier...

    Ginevra Piombo na pas t habitue promettre et ne pas tenir, rpondit-elle. Je suisvotre fille.

    Elle a raison, dit la baronne, nous sommesmises au monde pour nous marier.

    Ainsi, vous lencouragez dans sa dsobis-sance, dit le baron sa femme qui frappe de cemot se changea en statue.

    Ce nest pas dsobir que de se refuser un ordre injuste, rpondit Ginevra.

    Il ne peut pas tre injuste quand il manede la bouche de votre pre, ma fille! Pourquoi

  • me jugez-vous? La rpugnance que jprouvenest-elle pas un conseil den haut? Je vous pr-serve peut-tre dun malheur.

    Le malheur serait quil ne maimt pas.Toujours lui!Oui, toujours, reprit-elle. Il est ma vie,

    mon bien, ma pense. Mme en vous obissant,il serait toujours dans mon cur. Me dfendrede lpouser, nest-ce pas vous faire har?

    Tu ne nous aimes plus, scria Piombo.Oh! dit Ginevra en agitant la tte.Eh bien! oublie-le, reste-nous fidle.

    Aprs nous... tu comprends.Mon pre, voulez-vous me faire dsirer

    votre mort? scria Ginevra.Je vivrai plus long-temps que toi! Les en-

    fants qui nhonorent pas leurs parents meurentpromptement, scria son pre parvenu au der-nier degr de lexaspration.

    Raison de plus pour me marier prompte-ment et tre heureuse! dit-elle.

  • Ce sang-froid, cette puissance de raisonne-ment achevrent de troubler Piombo, le sanglui porta violemment la tte, son visage de-vint pourpre. Ginevra frissonna, elle slanacomme un oiseau sur les genoux de son pre,lui passa ses bras autour du cou, lui caressa lescheveux, et scria tout attendrie: Oh! oui,que je meure la premire! Je ne te survivraispas, mon pre, mon bon pre!

    ma Ginevra, ma folle, ma Ginevrina, r-pondit Piombo dont toute la colre se fondit cette caresse comme une glace sous les rayonsdu soleil.

    Il tait temps que vous finissiez, dit la ba-ronne dune voix mue.

    Pauvre mre!Ah! Ginevretta! ma Ginevra bella!Et le pre jouait avec sa fille comme avec

    un enfant de six ans, il samusait dfaire lestresses ondoyantes de ses cheveux, la fairesauter; il y avait de la folie dans lexpression

  • de sa tendresse. Bientt sa fille le gronda enlembrassant, et tenta dobtenir en plaisantantlentre de son Louis au logis. Mais, tout enplaisantant aussi, le pre refusait. Elle bouda,revint, bouda encore; puis, la fin de la soi-re, elle se trouva contente davoir grav dansle cur de son pre et son amour pour Louiset lide dun mariage prochain. Le lendemainelle ne parla plus de son amour, elle alla plustard latelier, elle en revint de bonne heure;elle devint plus caressante pour son pre quellene lavait jamais t, et se montra pleine dereconnaissance, comme pour le remercier duconsentement quil semblait donner son ma-riage par son silence. Le soir elle faisait long-temps de la musique, et souvent elle scriait:Il faudrait une voix dhomme pour ce noc-turne! Elle tait Italienne, cest tout dire. Aubout de huit jours sa mre lui fit un signe, ellevint; puis loreille et voix basse: Jai ame-n ton pre le recevoir, lui dit-elle.

  • ma mre! vous me faites bien heureuse!Ce jour-l Ginevra eut donc le bonheur de

    revenir lhtel de son pre en donnant le bras Louis. Pour la seconde fois, le pauvre officiersortait de sa cachette. Les actives sollicitationsque Ginevra faisait auprs du duc de Feltre,alors ministre de la guerre, avaient t cou-ronnes dun plein succs. Louis venait dtrerintgr sur le contrle des officiers en dis-ponibilit. Ctait un bien grand pas vers unmeilleur avenir. Instruit par son amie de toutesles difficults qui lattendaient auprs du ba-ron, le jeune chef de bataillon nosait avouerla crainte quil avait de ne pas lui plaire. Cethomme si courageux contre ladversit, si bravesur un champ de bataille, tremblait en pensant son entre dans le salon des Piombo. Gine-vra le sentit tressaillant, et cette motion, dontle principe tait leur bonheur, fut pour elle unenouvelle preuve damour.

  • Comme vous tes ple! lui dit-elle quandils arrivrent la porte de lhtel.

    Ginevra! sil ne sagissait que de ma vie.Quoique Bartholomo fut prvenu par sa

    femme de la prsentation officielle de celui queGinevra aimait, il nalla pas sa rencontre, res-ta dans le fauteuil o il avait lhabitude dtreassis, et la svrit de son front fut glaciale.

    Mon pre, dit Ginevra, je vous amne unepersonne que vous aurez sans doute plaisir voir: monsieur Louis, un soldat qui combattait quatre pas de lempereur Mont-Saint-Jean...

    Le baron de Piombo se leva, jeta un regardfurtif sur Louis, et lui dit dune voix sardo-nique: Monsieur nest pas dcor?

    Je ne porte plus la Lgion-dHonneur, r-pondit timidement Louis qui restait humble-ment debout.

    Ginevra, blesse de limpolitesse de son pre,avana une chaise. La rponse de lofficier sa-tisfit le vieux serviteur de Napolon. Madame

  • Piombo, sapercevant que les sourcils de sonmari reprenaient leur position naturelle, ditpour ranimer la conversation: La ressem-blance de monsieur avec Nina Porta est ton-nante. Ne trouvez-vous pas que monsieur atoute la physionomie des Porta?

    Rien de plus naturel, rpondit le jeunehomme sur qui les yeux flamboyants de Piom-bo sarrtrent, Nina tait ma sur...

    Tu es Luigi Porta? demanda le vieillard.Oui.Bartholomo di Piombo se leva, chancela,

    fut oblig de sappuyer sur une chaise et re-garda sa femme, lisa Piombo vint lui; puisles deux vieillards silencieux se donnrent lebras et sortirent du salon en abandonnantleur fille avec une sorte dhorreur. Luigi Por-ta stupfait regarda Ginevra, qui devint aussiblanche quune statue de marbre et resta lesye