aspects de la dialectique

Upload: gabriel-augusto

Post on 05-Jul-2018

219 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    1/193

     ASP EC TS DE LA D IA LE C TIQ U E

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    2/193

     A SP EC T S

    D E L A D I A L E C T I Q U E

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    3/193

     Les  r e c h e r c h e s   d e   p h i l o s o p h i e   sont publiées par l ’ a s s o c i a t i o n   d e s   p r o f e s s e u r s   d e   p h i l o s o p h i e   d e s

    FACULTÉS ET INSTITUTS CATHOLIQUES DE FRANCE SOUS la direction de Charles Eyselé, doyen de la Faculté de 

     philosophie de l’Institut catholique de Paris,  Jean 

    Chatillon et Jean Pépin.

    Tous droits de traduction et de reproductionréservés pour tous pays y compris l’U.R.S.S.

    © 7956 by Desclée de Brouwer.

    M É T H O D E E T D I A L E C T I Q U Ep ar  A n d r é   M a r c   s .  j .

    N É G A T I V I T É E T A F F I R M A T I O N O R I G I N A I R Ep ar P . R i c œ u r

    L E L O G O S F O N D A T E U R D E L A D I A L E C T I Q U Ep ar K  o s t a s   A x e l o s

    D I A L E C T I Q U E E T O N T O L O G I E C H E Z P L A T O N

    p ar D o m i n i q u e   D u b a r l e   o . p .

    D I A L E C T I Q U E E T PR O C E SSI O N C HE Z PL O T I N

    p a r C h r i s t i a n   R u t t e n

    U N I V E R S D I O N Y SI E N E T U N I V E R S A U G U ST I N I E N

    p ar Je a n   P é p i n

    D I A L E C T I Q U E H É G É L I E N N E E T D I A L E C T IQ U E M A R X I S TE

    p ar H e n r i   N i e l   s .  j .

    D I A L E C T I Q U E HA M E L I N I E N N E E T PHI L O SO PHI E C HR É T I E N N E

    p ar  A u g u s t i n   S e s m a t

    L ’ E SPR I T SC O L A ST I Q U E

    p ar Je a n   Jo l i v e t

     A C T U A L IT É D E D U N S S C O T

    p ar F e r n a n d   G u i m e t

    D I A L E C T I Q U E E T A C T I O N : A PR O PO S D E S  A V E N TU R E S DE LA   D IA LE CT IQ U E D E   M . M E R L E A U - PO N T Y

    p ar P i e r r e   A u b e n q u e

    L ’ O R I E N T A T I O N A C T U E L L E D E S R E C H E R CH E S A U G U S T I N I E N N E SL E S L E ÇO NS DU CO NGRÈ S INTE RNATIO NAL AUGUSTINIE N

    p ar Je a n   P é p i n

    « Q U ’ E S T -C E Q U E L A P H I LO S O P H IE ? » H E I D E G G ER E N F R A N C Ep ar F a ï z a   M i k h a ï l

    U N E C R I T I Q U E F O R M E L L E D E L A D I A L E C T I Q U E : B R I CE PA R A INp ar L. B. G e i g e r

    L I B E R T É E T HI ST O I R EBREFS APERÇUS SUR L’ŒUVRE DU P. G. FESSARD

    p ar F r a n ç o i s   R o u s t a n g

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    4/193

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    par

     AN DR É MARC

    LA QUESTION

    Pour un esprit tant soit peu philosophe, épris de lucidité consciente, il est naturel de se demander ce qu’est son acte intérieurde jugement, de raisonnement sur le plan du savoir ; ce qu’estl’acte de délibération, de décision sur le plan de la liberté. Commentse forment-ils, se gouvernent-ils? Comment se concluent-ils pardes prises de positions justifiées? Banale en apparence, la question n’en met pas moins en cause le principe de toute la conduitelogique et morale de notre raison. L ’homme ne peut, en effet,s’en tenir au seul plan théorique et ne pas en venir au domaine

    pratique, où il décide de sa destinée. Il pense pour agir en lui-même comme avec les autres personnes et devant Dieu ; il pensepour travailler l’univers matériel et le maîtriser. Dans tous lescas, ses actes se suivent selon un enchaînement ; ils constituentune conduite ordonnée, qui suppose une méthode, une technique,ou mieux des méthodes, des techniques, selon ce dont il s’agit.Souvent l’établissement de ces méthodes est relativement facile,si l’objet de notre savoir ou de notre industrie se situe dans l’expérience sensible et par conséquent se révèle à nous par nos sens.L’observation, l’expérimentation, l’induction fixent le moyen de

    nous renseigner d’opérer sur le donné Ailleurs dans le domaine

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    5/193

     A. MARC

    guidée par l’être, sans être dominée dans son jugement par celuides divers sens comme dans les sciences expérimentales et positives ? Si en vertu de l’étymologie, l’ontologie est un discours surl’être en tant qu’être, quelle est donc cette méthode logique enson irréductible originalité ? Quels en sont les principes aux diversplans du savoir spéculatif et pratique, selon les lois nécessairesdu vrai, selon les lois obligatoires du bien moral, qui s’imposentà la liberté, tout en la respectant ? Quel est ici cet art de penser,qui soit encore un savoir?

    Pour diriger la recherche, rappelons-nous, qu’une critique del’art, une «théorie des belles lettres »supposent des chefs-d’œuvredéjà produits en quelque sorte spontanément ; elles ne peuventse développer sans eux. Une théorie de la méthode philosophiquen’existe pas davantage chez nous a priori, comme si ses principespréexistaient à son usage. Au contraire, l’usage spontané de laméthode, plus ou moins tâtonnant à l’origine, plus réfléchi ensuite,précède la théorie, qui en a besoin pour se dégager, se systématiser, en définissant, en rectifiant ses voies véritables.

    Et puisque des ouvrages déjà parus :  Psychologie Réflexive,  Dialectique de l’ Affirmation1, Dialectique de l’ Agi r2,  sont de lamétaphysique et progressent selon une méthode nommée dialectique et distincte de celles des sciences, instituons-en une autocritique ; travaillons à la dégager, pour en saisir les modalités.

    Nous transformerons par là une logique rationnelle, sans douteimplicitement vécue par l’esprit, en une doctrine pleinementexplicitée.

     Voi ci les points à éclair cir3 : Comme nt la dialectique est-elleun savoir-penser en même temps qu’un art de penser? Est-ellesimplement l’art du vraisemblable? N ’est-elle qu’ une illusionde notre esprit et la science de cette illusion? Permet-elle de constituer une science du nécessaire? Est-elle à proprement parler uneméthode rigoureuse ou seulement la description des démarchesde l a pensée en présence des problèmes métaphysiques, et ce quirend cette démarche affective et pathétique? Ou au contraire, cemouvement de l’esprit ne résulte-t-il pas lui-même des lois premières de l’être? Il n’y aurait alors qu’une dialectique : celle del’être et de l’esprit. Toutes questions qui marquent les préoccupations modernes et qu’il importe d’élucider.

    1. L ’une et l’autre chez Desclée de Brouwer, Paris.2. Chez V itte, Lyon -Paris. Ces trois livres sont au fond trois tomes d’un

    même ouvrage.3.   Cf. Jean  W a h l , Traité de Métaphysique,  195 3 , pp. 681-713 .

    1 0

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    I.  M AR CH E DE LA DIA LE CT IQ UE 

    Ramenée à son rythme essentiel, la marche de la pensée dansles ouvrages indiqués consiste en ceci : prendre l’acte humainconsidéré dans sa réalité complexe et rechercher ses conditionsprochaines et dernières de possibilité ; pour cela s’élever de l’agirà l’être de l’homme. L ’esprit s’aperçoit que l’un et l’autre doiventse comprendre par référence à l’être transcendantal, c’est-à-direà l’ensemble de l’être et de l’esprit. Force est alors de se placerà ce point de vue de l’être transcendantal et de l’analyser en lui-même. Les êtres sont organisés entre eux et l’être humain est

     vérifié dans sa constitution en fonction de l’ être comme tel. A cemoment apparaît la nécessité de discerner les principes directeursde notre agir, pour fixer les règles de notre conduite et nos devoirsenvers nous-mêmes, comme envers les autres, et plus spécialement envers Dieu. Le mouvement dialectique ainsi naît à partird’un point particulier, mais se développe et prend une telleampleur qu’il s’étend à tout, pour se conclure en revenant au casde l’homme, dont il précise dans ce tout les obligations. Il organisele savoir selon les lois du vrai, pour organiser la conduite moraleselon les lois du bien. Il n’est spéculatif que pour être pratique,en laissant à la liberté la responsabilité de son destin. Détaillons

    en gros tout ce processus de vivante logique, pour en découvrirles ressorts.

    1. D o n n é e s   p h é n o m é n o l o g i q u e s

    En tout ce développement, le choix et l’établissement du pointde départ sont particulièrement importants. Partir de l’hommenous est naturel et même nécessaire. Que pouvons-nous faired’autre, en effet, que de nous prendre tout entiers, tels que noussommes dans notre situation présente, mondaine, dans l’espaceet le temps, selon notre agir et notre être, sans négliger aucun élément essentiel de ce donné? L ’analyse phénoménologique a doncson rôle ici, pour amorcer l’analyse réflexive et la dialectique

    métaphysique. Elle porte sur l’acte humain du langage, en tantqu’il n’est pas seulement signe de vie, qui reste instinctif en saspontanéité, mais signe de conscience, de connaissance, de présence d’esprit. Il est réfléchi, intentionnel, et de ce fait expressifparce que fait exprès. Grâce au corps, il est la manifestationextérieure, sciemment reconnue comme telle, à d’autres personnes,situées elles-mêmes dans l’espace et le temps, des pensées, des

    1 1

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    6/193

     A. MARC

    sentiments, des intentions que forme ou qu’éprouve en son intérieur une personne. Pour celle-ci il est une prise de position enelle-même et face à l’univers mondain des personnes, en mêmetemps qu’une insertion dans cet univers, une entrée en rapportavec elles. Mais il ne peut être cela sans être une prise de possession de soi par la personne, qui assume la responsabilité de sondestin. Un tel signe de connaissance est la reconnaissance quel’homme accomplit explicitement du monde et de soi.

    Il a en général les caractères suivants. Il marque un dédouble

    ment de la conscience, qui effectue distinctement l’opposition dusujet connaissant et de l’objet connu au sein même de leur unité.En prenant en elle-même du recul vis-à-vis de ce qu’elle connaît,la conscience, qui s’en distingue, rentre et se recueille en elle-même dans son acte. Elle se comprend en comprenant ce qu’elledit. Des contrastes remarquables apparaissent aussitôt : tout cequi dans l’affirmation est représentation, implique des donnéesmatérielles, fugitives, sensibles, spatio-temporelles, extérieuresles unes aux autres ; par elles la pensée s’extériorise. Mais toutecette affirmation se rapporte à l’acte de compréhension, prendensemble ces éléments, pour les comprendre les uns avec et dansles autres, dans leur rapport au tout significatif qu’ils formentet d’où résulte leur sens. Acte de compréhension heureusement

    nommé présence d’esprit, car cet esprit y est toujours présentà lui-même, comme il est présent à chacun des instants du signe,en l’étant à leur ensemble. Cette présence d’esprit est forcémentmémoire du passé, qu’elle retient, prévision de l’avenir qu’elleanticipe. Grâce à cette rétrospection comme à cette prospection,elle se saisit comme un tout, une totalité, qui ne se disperse pas,mais se rassemble dans le temps et s’avère intérieure à soi. Pris selonces deux aspects dans l’acte, dont il jaillit, le signe de consciences’offre comme un tout ordonné, un corps animé, un temps organisé. Comme il se situe en pleine expérience humaine et mondaine,il est dans l’histoire, qui est en lui, car elle prend en lui sa naissance selon le double point de vue de réalité historique et descience historienne. Le signe de présence d’esprit soude étroitement l’expérience et l’esprit.

    La nature de la connaissance l’illustre, en tant qu’elle est, auplan intentionnel de la représentation, l’identité du connaissantet du connu, l’acte commun des deux dans leur distinction. Lamimique éclaire cette doctrine. Si le mimeur et le mimé restentdeux physiquement en tant qu’êtres, cependant dans l’ordre dela représentation il n’y a qu’une seule et même mimique des deux

     bien qu’à des titres divers, le mimeur parce qu’il est l’auteur de

    12

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    la mimique, le mimé, parce qu’il en est l’objet, qu’il la spécifie.Cette analyse phénoménologique révèle le signe comme l’unité

    de la connaissance et de la réalité ; elle le dévoile comme uneunité multiple et différenciée, ou plutôt comme une multiplicitéunifiée. Cette dernière expression rend plus exactement les choses,dans la mesure où elle signifie qu’entre les deux membres du couple : le multiple et l’un, le multiple est pour l’unité, mais nonl’unité pour le multiple. Grâce à cela l’acte humain se constituecomme une totalité, qui se domine. « La durée vécue... n’estautre chose qu’un tout ordonné au point de vue temporel... La

    durée de mon vécu n’est donc en aucune façon assimilable aufleuve d’H éracli te1. »C ela se manifeste en opérant sur les donnéesphénoménologiques «la réduction réflexive2», qui consiste en ceci.

    Le signe de connaissance implique l’opposition du sujet et del’objet, mais il faut plutôt dire, du sujet et des objets, car le sujetconnaissant demeure le même, tandis que les objets se multiplientet se diversifient indéfiniment. Or parmi ces objets se rencontrentd’abord les êtres extérieurs, qu’il est naturel d’affirmer distinctsde nous, puisqu’ils sont d’autres êtres. Mais parmi ces objets setrouvent aussi des choses qui font partie de nous, comme notrecorps et nos états vécus de conscience, mais par rapport auxquellesnous pouvons prendre du recul. Nous pouvons les mettre devantnous, les objectiver, pour en disposer  d’une certaine manière.

    Strasser les nomme des « quasi objets  ». Or il n’est pas possibled’effectuer cette opération, ce dédoublement, sur tout ce quenous sommes. Le sujet connaissant comme tel, origine de l’objec-tivation, ne peut être objectivé. Si, dans le signe de conscience,la représentation donnée suppose l’acte de présence d’esprit,cette présence d’esprit comme telle ne peut jamais être représentée. Mais du fait qu’elle ne peut pas être représentation, ilne suit pas qu’elle soit aveugle à soi, puisqu’elle est au contraireprésente à soi par sa propre réalité, comme autotransparence.Elle se pense et pense ses actes, en les effectuant. A elle s’arrêtel’analyse phénoménologique dans la réduction réflexive, sansqu’un  processus in infinitum  soit permis. Nous sommes en face dece qui ne se laisse pas conceptualiser par un concept universelou abstrait, mais qui est éminemment concret, singulier, présent

    à l’être en même temps qu’à soi. C’est le  Je   originaire, en tantque jaillissement d’acte, aspiration préconsciente à la conscience.

    1.   Stephan S t r a s s e r ,  Le Problème de l’ Ame, Études sur l’ Objet Respectif  de la Psychologie Métaphysique et de la Psychologie Empirique,  traduit parJean-Paul  W u r t z , 1953, p. 211.

    2.  Ibid.,   p. 159.

    13

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    7/193

     A. MARC

    J’y «suis moi-même de façon indivisée et indivisible, quoi que jefasse ou subisse ». A cette source de mon être, «je ne puis en aucuncas créer une distance entre moi et moi-même. Je ne m’apparais pasà la manière d’un objet perçu1 ». Là est la condition dernière quirend possible toute la connaissance objective, toute la vie psychique.

    Telles sont les données phénoménologiques de l’anthropologie.Les analyses détaillées du Professeur Strasser, loin de s’opposeraux analyses plus brèves de la  Psychologie Réflexive  dans sonintroduction, les confirment. Dans les deux cas les pensées sonttrès proches et se complètent l’une l’autre. Elles n’en posent pasmoins des questions. La plus grave, et qui les contient toutes,est celle-ci : tout cela, qui est présenté comme des faits, est-cemême du possible?

    En effet les contradictions semblent se réunir ici, pour rendreimpensable une telle réalité. Par exemple la rencontre et la synthèse de l’espace et de la conscience s’avèrent impossibles, puisqu’ils se nient l’un l’autre, l’espace posant l’extériorité pure de seséléments, la conscience s’affirmant comme intériorité. Uneconscience dans l ’espace devient incapable d’int ériorité ; elle nepeut être elle-même et s’anéantit. L ’être humain est absurde,ou pour le moins fort équivoque, car son unité se brise en miettesau point qu’il ne peut s’identifier lui-même. D ’autant qu’à cedualisme du corps et de la conscience, introduit par Descartes,

    s’ajoute et se développe depuis Kant le dualisme de la conscienceobjective et de la conscience transcendantale, qui ne peut en aucunemanière être objet. L ’unité de l’ homme se fragmente en troisrégions ; la première comprend le moi dans le monde, en tantque réalité psychophysique et sociale au sens positi f ; la secondeest celle de la conscience psychique ; la troisième est celle de la conscience transcendantale, « dont l’activité constituante confère leur

     valeur existentiell e et à la réalité psychop hysique et à la réalité purement psychique ». Il n’y a plus une mais deux scissions du moi ; audualisme succède «le trialisme2 ». L ’unité de l’homme est ruinée.

    Pour cela même cette formulation des problèmes ne rend pasles données réelles ; elle situe pourtant l’énigme au point exact.Comment puis-je être à la fois pour moi-même sujet connaissantet objet connu, sujet qui constitue l’objet, objet qui est constitué,tout en n’étant qu’une seule et même personne ? Comment puis-jeêtre divisé mais ne pas cesser d’être une unité singulière, rencontreren moi du non-moi mais rester moi ? Où est en cela la possibilité ?

    1. S t r a s s e r , op. cit.,  pp. 190, 64.2.  Ibid.,   pp. 51, 31 sq.

    14

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    Si, pour commencer, la réflexion exige la difficulté sentie, elle setrouve éveillée, car le problème est posé.

    Le psychologue peut l’étudier de deux façons, selon qu’il seplace au point de vue empirique ou métaphysique, dont lesméthodes et les objets se précisent en fonction des principesd’anthropologie préalablement posés. Puisque la science empirique s’occupe de réalités objectivement saisissables, la psychologie empirique, science positive, s’occupe en nous de ce qui peutêtre ainsi objectivé ou « quasi objectivé », c’est-à-dire du vécude conscience, en tant qu’il peut être représenté ; elle étudie larelation du corps physiologique au psychisme, en tant que rapportd’une infrastructure à une superstructure ; ils sont en effet Sjsdeux niveaux d’un seul et même corps animé ; un seul et mêmeacte spirituel s’élève par degrés de l’aliénation à la pleine présenceà soi, en créant à chaque niveau de vie les conditions indispensables à son épanouissement futur. Mais dans une telle recherchele psychique joue son rôle, non pas comme objet propre et précis,mais comme référence à une source originaire, dont il est l’indice.Ce qui est alors examiné, ce n’est pas la conscience en elle-même ;c’est la prise ou la perte de conscience ; ce ne sont pas les contenusde conscience mais leur genèse ou leur disparition. Si la conscienceest le degré suprême de réalisation, la psychologie empiriquedécrit objectivement cette réalisation et cette insertion de soi

    dans la vie. Par ses méthodes elle ne peut atteindre le  Je   comme jaillissement d’acte. Celu i-ci, qui ne peut être object ivé, appartient de ce fait à une autre dimension que celles des données objectives ou des faits empiriques. Cette situation primordiale parcontre est le point de départ de toute métaphysique concrète, entant que nos actes jaillissent de notre personne pour se développerdans l’espace-temps. Le  Moi  jaillissant est un concept authentiquement métaphysique et doit être pensé comme centre et direction,non comme objet.

    Or, de même que la métaphysique part du donné immédiat,puis examine à quelles conditions l’existence d’une réalité objective en général est possible, de même la psychologie métaphysiquepart des données anthropologiques immédiates et cherche lesconditions à priori, qui rendent possible cette éruption originaled’actes, en tant que celle-ci est non-objectivable et permet la donnéepsychologique en général. Elle établit ce « qui fait partie de l’àpriori... de l’être vivant, de l’être psychique, de l’être conscient1 ».

    1. S t r a s s e r , ibid.,  p. 238. Ces pages résument à la manière de Strasserles positions de la  Psychologie Réflexive .

    15

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    8/193

     A. MARC

    Les deux disciplines s’occupent des mêmes totalités vivantesmais de façons différentes ; loin d’être appelées à se combattre,elles doivent se compléter.

    Ici la nature de la méthode en psychologie métaphysique doit

    être établie. Celle de la psychologie empirique comme sciencene fait guère difficulté, puisqu’à l’instar des autres sciences expérimentales, elle utilise l’observation, l’expérimentation, l’induction,qui des effets remontent à leurs causes, en tant que celles-ci sontdes objets comme ceux-là. La psychologie métaphysique s’interditprécisément de traiter le sujet connaissant comme un objet, etse trouve en face des plus humbles réalités journalières, le moindregeste en tant que signe. Comment les envisager pour dégagerleur mystère?

    Revenons à la difficulté foncière, telle qu’elle s’exprimait àl’instant ; nous y découvrirons une indication capitale. Nous nousdemandions s’il n’y avait pas dans l’homme un dualisme, un trialisme, au lieu d’une authentique unité, parce que celle-ci apparaissait en elle-même multiple ou différenciée. Or ce couple d’idées,le multiple et l’un se contrarient et pour ce motif semblent contradictoires, incompatibles. Le sont-elles vraiment ou non?Sont-elles théoriquement conciliables? L ’harmonie entre ellesest-elle possible? Ou sont-elles vouées à l’ hostilité? L ’hommeest-il un être antinomique ou cohérent? Voilà l’inévitable ques

    tion, qui amorce une dialectique par le jeu d’idées opposées.Qu’est l’être humain dans sa constitution pour que son agir aitde tels caractères? Puisque notre agir se déploie dans l’espace-temps, pour y être en lui-même historique, comment dans notreessence retrouverons-nous l’être ontologique, qui donne à nosactes leurs poids ontologiques ? Quel est le rapport de l ’existenceà l’être? Comment le  Moi   jaillissant doit-il être à priori constituécomme être, pour pouvoir être source d’histoire ? Ontologiquementcomment l’être et l’histoire sont-ils possibles l’un dans l’autre? Voilà au sujet de l’ homme la question fondamentale !

    Or elle ne surgit pas sans renvoyer de l’agir humain à l’être

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    9/193

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    tâche est de partir du signe de conscience et de s’y tenir, pourétudier le sujet connaissant en acte. Mais s’il faut bien alors parlerde celui-ci, n’est-ce pas se condamner à l’objectiver comme un« quasi-objet » parmi les autres objets, donc à l’aliéner dans unéchec nécessaire? Non, mais à la condition expresse de prendrecomme objet du savoir le donné phénoménologique total.

    La connaissance psychologique de soi requiert un acte spéculatif spécial, qui s’appuie sur un acte précédent, au moins sur lastructure de l’acte en général, pour interpréter cette présenceimplicite de l’esprit à soi ; pour l’exphciter, la saisir dans un jugement objectif, un second acte, témoin du premier et le gardanten lui, est indispensable. Elle n’objective pas pourtant entière

    ment cette présence de l’esprit, si elle ne la ressaisit jamais quecomme condition à priori de la représentation et qu’à l’occasionde celle-ci. Retenons-le bien : toute la tâche est d’analyser lerapport représentation-présence d’esprit, de poursuivre par leraisonnement, qui s’accompagne de présence d’esprit, les conditions prochaines et dernières de celle-ci, en tant qu’elle est acteet source d’acte.

     Voici plus remarquable ! Le jeu des antinomies ne met pas en branle la réflexion, sans lui tracer la ligne de conduite pour traiteret résoudre les problèmes. Puisque le multiple et l’un sont liés en

    même temps que distincts, il faut discerner en détail ce multiple,mais aussi le ramener à l’unité, en répétant cette opération à tousles niveaux, où elle s’imposera, selon les hiérarchies nécessaires.Puisque l’unité de l’acte humain se domine en dominant le multiple, une unité dernière dans l’être humain correspondra à l’unitéinitiale de son agir et tout se déroulera entre ces pôles. Il faudradistinguer sans séparer, afin d’unir sans confondre, et le principedirecteur sera : envisager toujours l’acte humain dans sa totalité,de manière à détailler ses éléments en le maintenant dans son

    intégrité En s’exerçant sur lui l’analyse partira de ses donnéesli it dé i t é é i li it

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    10/193

     A. MARC

    toutes les fonctions : sensibilité, intelligence, volonté, leurs conditions à priori d’exercice peuvent y être dévoilées peu à peu, lesunes après les autres, jusqu’à ce que leur ensemble soit reconstruitdans l’être. Pour juger des étapes successivement parcourues,nous les vérifierons toujours en fonction du point de départintégral et verrons si elles le rendent partiellement ou intégralement. Dans le premier cas la dialectique repartira, en constatantd’après les principes l’insuffisance de ses conclusions, tandis que

    dans le second, devant la plénitude de celles-ci, elle se jugera auterme. La fin rendra le début dans toute son explicite intégrité.Principe et conclusion se tiendront l’un l’autre, en ne faisantqu’un.

    Redisons-le pour éviter les malentendus. Ce point de départ,le signe de présence d’esprit   n’a de soi rien de limité, comme certains lecteurs l’ont cru. Il ne se réduit pas au seul langage vocal.Il rend tout dans l’homme, et la vie de connaissance intellectuelleou sensible, et la vie d’affectivité spirituelle ou sensible, et le rapport à une situation donnée dans l’histoire comme à l’être transcen-dantal ; il inclut le face à face avec le monde comme avec soi, la

     vie intérie ure et la vie extérieure. To ut est signe : la pensée, l ’affectivité, l’agir moral, le travail, les relations des personnes. En lui,et bien avant d’être nettement reconnue, joue l’idée d’analogie

    dans la mesure où il inclut en lui comme dans l’être une « unitédifférenciée », c’est-à-dire divers niveaux d’être et de connaissancehiérarchisés, diversifiés d’après un principe. Mais au début toutcela n’y est pas également clair, quoique tout y soit enveloppé,pour être développé successivement. Le paradoxe de la dialectiqueest le suivant : bien que sa logique exprime des rapports indépendants du temps, comme elle est discours humain, elle ne peut sedéployer que dans le temps.

    Les termes de temps et d’histoire, qui viennent de se présenter,rappellent le regret formulé à propos de la  Psychologie Réflexive, qu’elle n’ait pas intégré la découverte du temps et de l’histoiredont se vantent, notamment, existentialisme et marxisme. Ilserait plus légitime sans doute de remarquer combien elle offre

    les moyens de cette intégration. Il arrive en effet qu’une questionsoit équivalemment traitée, bien qu’elle ne soit pas formellementnommée et c’est peut-être le cas de cet ouvrage. S’il ne parle pasexpressément de l’histoire, il a constamment en vue une réalité,qui est historique. Dans sa durée l’acte de l’homme se donnecomme un tout ordonné temporellement. Tout ce qui constituele Moi n’est concevable que comme des articulations de l’ensemblede mon organisation temporelle, et cela d’après les données phéno

    18

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    ménologiques orthodoxes. D’où le caractère historique de l’hommeet à ce sujet la question : comment un être historique est-il ontologiquement possible comme être? Pour n’avoir pas été formulésainsi, les problèmes de la  Psychologie Réflexive  n’en sont pasmoins ceux-là ! Et voici les réponses qu’elle y apporte.

    2. P s y c h o l o g i e   r é f l e x i v e

    Sans doute la connaissance et la conscience supposent des traits

    autres que ceux de la matière, car en elles-mêmes elles excluentcelle-ci. En nous pourtant leur dépendance de l’espace et dutemps, leur réceptivité vis-à-vis de l’extérieur supposent que leconnaissant humain revête les attributs de la corporéité, soit matériel et quantitatif par une-^itie de lui-même. Une sensibilité estrequise comme premier intermédiaire entre le réel et nous,comme synthèse première des idées d’intériorité et d’extérioritéavec la conscience et l’étendue. Cette synthèse paradoxale n’exclutpas cependant la conscience, à la condition que cette consciencesensible se comprenne comme une synthèse de l’espace par lemouvement, du mouvement par le temps, et de tout cela par unemémoire rudimentaire, où naît l’intériorité.

    Ce rapport à l’espace-mouvement-temps rend compte à la fois

    de l’unité des sens et de leur différenciation selon la diversité deleur structure spatio-temporelle. Il explique leur objectivité,pourvu que nous remarquions que cette objectivité et que laconscience sensible ne se reconnaissent pas comme telles, carc’est le privilège de l’intelligence. Ce rapport espace-tempsimplique aussi que la conscience sensible est une conscience

     vivante dans un corps qu’elle organise pour e lle-même. Sa liaisonavec la vie dote le sensible d’un authentique en soi.

    Cette analyse montre clairement que la connaissance sensible,ne reconnaissant pas l’objectivité comme telle, ni le sujet connaissant comme tel, ne rend pas compte de ces traits manifestés parle signe de présence d’esprit. La dialectique en conclut à la nécessité d’une faculté de connaissance supérieure, capable de réflexioncomplète sur soi, dégagée non seulement de la matière, mais encore

    des conditions de la matière : l’intelligence. Toutefois cette dualité,qui correspond aux multiples aspects contenus dans notre acte,ne doit pas détruire l’unité de celui-ci. Distinguer le sens et l’intelligence ne peut mener au dualisme ou à leur séparation, maisdoit au contraire les unir. Indépendante des sens en son acte,l’intelligence en dépend toujours quant à la représentation, puisqu’elle la tire de leurs données. Tenons donc qu’elle abstrait du

    19

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    11/193

     A. MARC

    sensible ses concepts, de telle façon que ceux-ci n’en fassent pasabstraction et qu’elle les comprenne en lui. Ce lien du conceptuniversel et des images particulières s’effectue par le schématisme,qui présente le concept comme une loi universelle des imagestoujours particulières. Dans l’intelligence spéculative même,l’activité comporte une capacité d’ouvrager, de travailler le corps,qui est à l’origine du pouvoir de travailler par lui la matière extérieure.

    D ’ailleurs pour se représenter plus aisément comment par leschématisme l’esprit ne fait pas abstraction de la réalité sensible,dont il abstrait ses concepts, il faut recourir à l’expression, à l’ob-

     jectivation. Celle-ci est absolument exigée par la connaissancequi doit se faire une idée des choses mais en la leur rapportant,de manière qu’elle soit son idée en même temps que celle deschoses ; nous devons discerner en nos actes ce qui tient à nous etce qui tient au réel, et faire le triage du subjectif et de l’objectif,afin de n’affirmer que le second. Le type original de ce jugementest fourni par cette formule : ceci, du papier,  où par le pronomindicatif : ceci   je localise à un moment précis, et où par l’attribut :du papier,  je qualifie un être donné, en affirmant cette qualitéuniverselle et cet être particulier. Cela ne veut pas dire que je

     brise l ’unité de cet être, puis la r econstitue, afin de la sauvegarder.

    Si je me réfère en effet aux intentions, qui donnent à mes parolesune signification, sujet ou geste indicatif, attribut ou qualification

     visent l ’un et l’ autre le même être dans son tout, sans le morceler,mais en explicitant par un terme ce qui est implicite en l’autre.Situer, qualifier, telles sont les intentions de ce jugement. Finalement l’être ainsi désigné, spécifié, est posé par le verbe comme untout indivis en lui-même et dans l’univers. Indiquons seulementici que de ce jugement primitif peuvent être tirés, et qu’à luipeuvent et doivent être ramenés tous les autres types plus abstraits.Il montre en tout cas le caractère originairement concret de notreconnaissance abstraite et l’unité de facultés cependant distinctes.Unité dans l’être corrélative de leur unité dans l’agir.

    L ’affirmation objectivante est encore dans l’être l’unité du

    connaissant et du connu, unité intentionnelle et distinction desdeux. Cela mérite d’être souligné, comme étant au centre de ladialectique de l’être et de l’ esprit. L ’acte de connaissance s’estmontré comme une u nité multipl e, ou comm e une totalité ; ilest l’unification d’une multipl icité dans le donné réel. D’ où laconstitution du rapport des objets divers au sujet connaissant,toujours le même en chacun de nous. Pour être pleinement objective, cette unification ne peut se faire du seul côté du connaissant,

    20

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    mais par lui dépendamment des objets eux-mêmes. Comme leconnaissant est unique pour lui-même, invariable, il faut en facede lui un autre pôle d’unité, unique par conséquent, mais quimaintienne la variété des choses, la pluralité des individus. Puisquenotre connaissance intellectualise les idées qu’elle abstrait dusensible, mais sans faire abstraction de celui-ci, il faut que ce soiten vertu d’une idée pleinement intellectuelle, et qui sans être enelle-même sensible, n’en fasse point abstraction et ne l’excluepas. Ce pôle unique de la diversité réelle, cette vue universelle,

    qui sauvegarde la singularité des individus, est l’idée de l’êtrecomme autoposition de chaque être existant en lui-même et dansl’ensemble des êtres. Elle est ce par quoi chaque être est soi selonsa nature parmi les autres. Comme jaillissement de présence,elle signifie donc une situation propre pour chacun mais dansl’ensemble, donc une vue sur le tout, parce qu’elle pose chaqueêtre comme un tout et l’ensemble comme le tout. Selon les caset les propriétés des objets, cette perspective sur le tout est prised’endroits différents, mais à chaque fois le même tout est visé.

     Au pôle unique de chaque sujet connaissant correspond le pôleunique objectif de la totalité des réalités multiples, lequel donneavec le sens de l’ensemble celui des détails singuliers. D ’où lespossibilités de l’analyse et de la synthèse. La relation objective deconnaissance ne peut vraiment apparaître, tant que le sujet connaissant, au plan intentionnel, ne s’ouvre pas et ne surmonte passes limites propres et celles de tout être particulier, pour s’élargir

     jusqu’ à l’ être total. Alors la conciliation du multiple et de l’unles respecte et ne les détruit pas, mais à cet instant leur dialectiquese développe en celle du fini et de l’infini. Dans l’évolution de ladialectique ce point est capital et nous y reviendrons.

    Concluons cependant déjà que le monde, qui nous est proportionné, est celui des natures matérielles, qui peuvent et doiventêtre traitées comme des choses et des objets au sens strict. Elless’offrent à notre travail. Plus encore c’est l’univers des personneshumaines, en tant que tout signe échangé entre elles est un appelqui attend une réponse. Elles sont des sujets, qui ne peuvent nine doivent être envisagés uniquement en objets. N ’oublions |_>as

    non plus que la conscience, que par ces objets et ces personnes,la pensée prend d’elle-même, développe sa présence d’espritcomme acte. Or celle-ci, qui reste l’origine et le but de tout, nepeut être objectivée en tant que telle. Il est intelligible de noterque tout en étant un but pour soi, elle n’est pas un objet pourelle-même. Il est surprenant de voir un critique se méprendreau point de croire absente de la  Psychologie Réflexive,  cette idée

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    12/193

     A. MARC

    qui en est le centrex. Notre conscience, qui est la mieux proportionnée à soi, n’est une fin pour soi qu’en tant qu’elle se possèdeen sa vivante présence d’esprit, non en tant qu’elle fait de soi unobjet devant elle.

    La dialectique marque un nouvel essor ici devant l’oppositionde la présence pure et de la représentation. Au regard de la première, la seconde, qui nous est nécessaire, ne peut nous combler,car son réalisme, bien que véritable, n’est pas complet et ne peutnous arrêter à soi. Ne signifie-t-elle l’être mais en ne l’étant pas

    immédiatement dans sa réalité? Par-delà la représentation intentionnelle nous cherchons la présence réelle et cela donne naissanceà une double tendance aussi bien sensible qu’intellectuelle.

     Après nous être assimilés les choses et les avoir introduites ennous par leur représentation, nous les visons elles-mêmes pourêtre assimilés par elles en leur réalité. Comme cela se vérifie aumieux de l’appétit ou tendance intellectuelle, appelée volonté,celle-ci est alors étudiée, tandis que l’étude de l’appétit sensitif,qui est plus captatif qu’oblatif, est renvoyée à la  Dialectique de VAgir.  Comme la connaissance, dont il diffère par une intention-nalité de sens inverse, ce mouvement nouveau doit laisser à lui-même l’être vers lequel il s’oriente. Condition que réalise parfaitement dans l’amour l’appétit intellectuel nommé volonté.

    Il faut insister sur l’opposition de la présence pure et de lareprésentation. Antérieurement à toute représentation, l’être est

     jaillissement de présence ; en face de la seconde l a première, quinous est nécessaire, ne peut nous suffire car son réalisme, bienque véritable, n’est pas complet ; il ne peut donc s’arrêter à soimais invite à le dépasser. Tandis que la représentation n’est pasun but pour soi, mais pour la présence, qui est pour elle-même,l’esprit, qui n’atteint pas encore en elle-même cette présence,mais dans son idée, veut l’obtenir radicalement par l’amour ; ilse transporte en l’être même, aimé pour lui-même et veut s’yunir en le respectant. Que si cette présence est visée pour elle-même, soit médiatement déjà dans la représentation, soit immédiatement dans l’amour de la volonté, cette volonté rejoint le termede la connaissance, c’est-à-dire la personne. Le signe de connais

    sance était l’appel et la réponse de la personne à une personne,pour qu’elles se connaissent comme étant connues l’une de l’autre ;l’acte d’amour est ce même appel et cette même réponse, pourque ces personnes s’aiment en étant aimées. Reconnaître leur

    i. Biaise R o m e y e r ,  Archives de Philosophie, vol. XVIII, cahier 2, pp. 140-143.

    22

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    réciproque amour, aimer leur mutuelle connaissance, voilà lesens de leur agir jailli de leur être pour y demeurer. L’unité del’intelligence et de la volonté se réalise pour autant que chacuneenveloppe l’autre et la développe. Ainsi l’homme s’engage tou

     jours dans une situation précise, dans un univers de personnes,sans que la valeur de chacune résulte uniquement de leur situation et s’y réduise. Elles valent d’abord par et pour elles-mêmes.

    Le contraste, qui revient ici entre une situation particulièredonnée et la loi transcendantale d’être et d’unité, pour ordonner

    le monde entier et chaque chose en elle-même, fait que le mouvement de la volonté est celui d’une liberté, qui est libre arbitre.Ne pouvant agir qu’en tenant compte de circonstances particulières, nous ne pouvons pas ne pas y envisager des possibilitésdiverses. En chacune il y a du pour et du contre que juge la déli

     bération en fonction des principes et de la condition de chaqueindividu. Il est clair qu’un tel débat n’aboutit pas de soi, d’aprèsles lois nécessaires du vrai, à une conclusion unique, qui emportel’assentiment, comme en mathématiques par exemple. Puisqu’ilfaut cependant agir, il reste que le raisonnement, laissé indécispar la seule intelligence, s’achève par un mouvement dû à l’initiative de la volonté. Tout bien réfléchi, se réglant d’après ce qu’elleest, elle opte pour une possibilité en la valorisant au détrimentdes autres. Alors que l’intelligence lui en présente plusieurs, quiseraient légitimes, elle constitue l’une d’entre elles comme unfait actuel. A ce moment décisif l’intelligence et la volonté sontintimement unies, car l’acte libre reste un jugement dont l’élément représentation est l’œuvre de l’intelligence, qui l’élabore,et dont l’élément d’affirmation, de choix, de consentement, revientà la volonté. Ce jugement voulu, ce vouloir jugé s’avère impossiblesans le concours simultané des deux facultés. Mais bien que la

     volonté libre dans une situation donnée puisse valoriser certainséléments et pas les autres, elle n’est pas source absolue de la valeur.Et toujours l’agir humain n’est analysé, et comme décomposé enses éléments, que pour rétablir leur unité par une synthèse finale.

    Cependant cette étude, qui établit le fait et le droit du librearbitre et marque qu’il applique aux cas privés une loi générale

    de bien, ne résout pas à fond toute sa difficulté. En optant pourune possibilité entre toutes, cela par un arbitrage légitime, il ensacrifie plus qu’il n’en réalise ! Comment dans un bien atteindrele bien? Le préciser sera la tâche de la  Dialectique de VAgir.   Présentement il s’agit dans notre agir de discerner notre être.

    Or dans nos facultés les actes se multiplient et diversifient. Dece fait ne dispersent-ils pas la conscience plus qu’ils ne l’unifient ?

    23

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    13/193

     A. MARC

    Pour écarter ce risque, il faut que ces actes s’unifient eux-mêmesen ce sens que chacun accumule en nos facultés un capital croissantd’énergie, développe une capacité d’actes toujours plus spontanéset plus réfléchis. Ils deviennent ainsi moins passagers, moinsnombreux en même temps que plus durables et plus intenses.D’où la formation d’aptitudes, de talents, d ’Habitus,  grâce auxquels l’intelligence et la volonté, ou mieux par elles l’homme sepossède de plus en plus dans ses jugements et sa conduite. Ces

     virtualités constituent des sources plus jaillissantes d’actes plus

    que des actes même et nous situent donc sur le plan de l’être.Grâce à elles nous sommes davantage nous. Là se place le développement des sciences, des arts utiles et techniques, des professionset des métiers, des vertus morales ; le tout se hiérarchisant selonun savoir et une vertu suprêmes. Le temps personnel s’organisecomme un tout, dans lequel l’histoire trouve sa dimension, parceque le présent n’existe pas sans la présence d’un passé toujoursagissant, et sans un élan vers l’avenir, dont il faut s’assurer.Mémoire, liberté, prévision, décision, ce sont les données del’histoire, en tant que nous faisons et connaissons notre histoire.Nous ne sommes pas réalité historique en notre être sans être desavants historiens. De plus si ces professions et ces métiers déterminent notre position personnelle dans l’univers humain, notrehistoire personnelle s’embraye dans une histoire sociale plus vaste.Cette marche à l’unité de la personne donne le vrai sens de l’histoire et de sa réussite.

     A vrai dire, il est une autre possibilité : celle de l’ échec avecl’erreur et le vice, lorsqu’au lieu de s’orienter vers un pôle d’unité,l’homme se tourne vers le multiple, où il se désagrège. Le multiple cesse d’être un moyen de l’unité pour devenir son contraire,son obstacle. Dans l’erreur et dans la faute morale l’acte contrariesa propre loi, contre laquelle il se révolte ; il installe en lui la division de son être et de son agir, de sa nature et de sa liberté. Làencore l’histoire est le lieu de l’erreur et de la faute et c’est le malheur à éviter ; elle doit être le lieu du vrai et du bien et c’est lachance de bonheur à réaliser. Si dans notre agir l’histoire a toutesa place, elle n’a pas toute  la place car des lois d’unité commandent

    à priori sa liberté, sans la supprimer. Ce qui est de fait n’est paspour autant un droit.

    Cette loi d’unité n’est pas encore entièrement manifeste ; ellen’apparaît pas absolument dernière. Tout acte se pose commeune unité et l’ensemble des actes tend à s’unifier comme unetotalité. S’ils supposent le jeu combiné de plusieurs facultés, sens,intelligence, volonté, ces facultés s’unifient de façon telle qu’elles

    24

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    restent distinctes, mais sans séparation. La distinction sens-intelligence n’est pas leur dualisme. Jusqu’ici pourtant cette unitédes diverses fonctions n’est conclue qu’à partir de notre acte, quien jaillit, sans que la dialectique ait atteint corrélativement l’unitéde leur source. Il le faudrait pour que l’unité du point d’aboutissement corresponde à celle du point de départ et la justifie complètement. Un dernier pas est donc requis, afin de discerner l’espritpar-delà ses fonctions. Le problème est celui des rapports de cetesprit et des facultés, de l’esprit et de l’âme. L’esprit est l’origine

    des facultés, qui surgissent de notre être pour en surmonter leslimites de par leur caractère intentionnel. L’homme, qui se poseabsolument fini comme être, a ses facultés pour entrer en communication avec l’univers. La distinction esprit-facultés répondà celle de l’être et de l’agir, de l’absolu et du relatif, du fini et del’infini. Tandis qu’il est contenu comme être dans l’univers,l’homme le contient en retour par la visée de ses facultés, quipermettent à son être de s’épanouir. Elles sont ainsi pour cet être,dont elles résultent nécessairement, spontanément, selon un ordre.Dans son fond préconscient d’être spirituel, l’esprit s’offre commeun surgissement d’acte, une aspiration à la conscience de soi, à laprésence et à la liberté d’esprit. Il est un besoin d’offrande etd’accueil. A cette profondeur où je suis originairement moi, jene puis être qu’autosubsistant sans division ni distance de moi ;mais je le suis de cette manière, que grâce à mes facultés intentionnelles en rapport avec le monde je suis susceptible de me modifierou d’être changé en continuant d’être moi. Je ne suis le mêmeà tout moment comme  Moi jaillissant   qu’en tant qu’à tout instant

     je suis autre aussi de par ma situation. Je suis plus qu’ une situation mondaine, parce qu’en mon intériorité de conscience, pourtant si imparfaite, je suis un être, qui vaut par lui-même, unepersonne et c’est là de l’authentique inconditionné.

    Mais ce même esprit qui me constitue comme moi, est encorel’âme, qui vivifie mon corps et s’y incarne. L’unité de l’âme etde l’esprit s’impose donc. Celui-ci n’est pas en moi une consciencetranscendantale, impersonnelle, mais une conscience singulièreet personnelle. Le Moi est un et forme un tout concret esprit-

    corps-animé, et la vieille formule de l’âme forme du corps gardesa valeur, car l’âme forme le corps. Le professeur Strasser remarqueavec raison que les données phénoménologiques confirment cetteposition. En animant le corps, l’esprit le fait participer à sa perfection originaire selon une hiérarchie de niveaux de vie ; il esten rapport transcendantal avec une situation matérielle à vivifier,avec un espace vital, qui varie sans cesse. Par cette incarnation,

    25

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    14/193

     A. MA RC

    un acte spirituel animateur s’élève par degrés de l’aliénation à lapleine présence à soi, en créant à chaque stade les conditionsindispensables à son épanouissement futur. La conscience s’épanouit en prenant appui sur des processus animaux et vitaux, quine sont pas pleinement libres ni intériorisés. Par son organisationpsychique intime, le corps entier est le support d’une conscienceimplicite et le moyen d’une pleine prise de conscience, qui assurel’avènement de l’esprit.

    Il apparaît bien désormais que l’homme est réalité historique

    et qu’il peut l’être, car il l’est nécessairement. Comme être historique, il est véritablement un être ontologique. Le lieu de naissance de l’histoire humaine et sa possibilité résident dans nosfacultés sensitives et spirituelles, qui sont toutes d’ordre intentionnel ; elles se prêtent ainsi au mouvement de l’histoire, à ses progrès.Cela parce qu’elles s’enracinent dans un principe dernier d’unité,qui reste indivisé, indivisible quoi que je fasse ou subisse. Iln’est source qu’en étant centre de direction et donneur de sens.Par ce double aspect, être-agir, esprit-facultés, il est principed’autosubsistance et de devenir. Cela s’accorde si bien, que devenir,c’est devenir mieux soi, devenir mieux personne et non devenirtout autre. Cette fois le principe d’unité est rattaché à l’être humain,où se découvre un élément d’inconditionné.

    Cette réalité de l’histoire peut encore aisément s’élargir de lasimple personne à la société, qui présente elle aussi une structureintentionnelle équivalente aux facultés et aux aptitudes ou «habi-tus », qui s’y développent. Ce sont les institutions ou les organismesd’administration, de gouvernement, de conservation du passé,de décision et d’entreprise pour l’avenir. Si le simple devenir nesuffit point à l’histoire, tant que ne s’y ajoutent pas les institutions,nous avons maintenant l’un et l’autre. Cependant l’histoire ainsi

     justifiée l’ est dans ses conditions générales à priori de possibilité,qui permettent de ce développement et fournissent de quoi le

     juger, sans être encore ce développeme nt de fait. Il s’agit iciseulement de cela. Et cependant toutes ces conditions généralesà priori ne sont pas découvertes.

    3 . D i a l e c t i q u e   d e   l ’ a f f i r m a t i o n

    Le sens dernier de la  Psychologie Réflexive  est de prouver quela dialectique ne peut analyser l’homme en lui-même et ne pas lemontrer en situation, et ne pas le rapporter à l’être transcendantal,qui n’exclut pas mais déborde les limites de l’espace et du temps.Par là même elle le réfère à un point de vue unique, en fonction

    26

    m é t h o d e   e t   d i a l e c t i q u e

    duquel il se vérifie. Il apparaît donc que tout ce qui a été dit del’homme en particulier doit être contrôlé du point de vue transcendantal de l’être, afin de s’assurer qu’il est bien une conséquencede celui-ci et qu’il y est nécessairement inclus. Partie de la régionpropre à l’homme, la dialectique est ainsi renvoyée à la perspectivesuprême, de laquelle toute méthode doit se juger, ainsi que toutêtre, quel qu’il soit. Alors seulement, mais aussi vraiment, chaqueêtre et tout sera confirmé, absolument fondé dans l’être. Sans doutecette audacieuse entreprise est menée par l’esprit humain, qui

    reste à son niveau discursif et temporel ; mais en se survolant, ense situant intentionnellement au point de vue de tout être et detout esprit, c’est-à-dire de chacun et de l’ensemble. L’esprit nepeut renoncer à cette ambition et la  Dialectique de l'Affirmation  veut la satisfaire.

    Le titre de l’ouvrage dit clairement que cette perspectivehumaine sur l’être est dégagée de notre affirmation. Pour resterhumaine et se poursuivre de notre position particulière, cetteaffirmation la dépasse et la domine par ses vues sur le tout. Etpour dévoiler ce qu’est alors pour nous l’être comme tel, unnouvel appel aux données phénoménologiques s’impose, afin quela métaphysique ne surgisse pas dans le vide. Or la structure denotre jugement dans sa démarche générale essentielle suit de toutce qui précède et manifeste nos intentions de connaissance. L ’idéeabstraite du concret n’en fait pas abstraction, quand elle est exactement affirmée. Pour ce motif elle est rapportée à des individusqui existent dans le monde sensible espace-temps, et cette synthèsede nature universelle et d’individus particuliers sensibles estposée, scellée dans l’être. Le jugement général peut donc se formuler ainsi : les individus existent, sont, chacun selon son essence; selon cette essence chacun fait acte de présence, est soi parmi d’autres.  Il est indéniable que ce jugement, qui réunit en lui d’un seul coupd’œil l’ensemble du réel, est une unité multiple ou différenciée,ou mieux une multiplicité unifiée. Les individus sont innombra

     bles même au sein de chaque espèce ; et les natures ou espèces,qui groupent un certain nombre de cas individuels, sont diversespar elles-mêmes. Malgré cette multiplicité, cette diversité des

    natures, l’acte d’autoposition rendu par l’être-verbe se retrouvepartout le même différemment.

    Remarquons ici que le lien de l’être et de l’expérience sensibleest expressément noué ; ce qui ne veut pas dire que l’être se réduiseau sensible, à l’extériorité de l’espace, puisqu’il signifie l’intérioritépar laquelle chaque être est soi, autoposition. Sans doute celaest-il aperçu en découvrant réflexivement les intentions de la

    27

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    15/193

     A. MARC

    pensée au sein de son affirmation. Là en effet au sommet de l’acted’intelligence, le réel apparaît intelligible, intellectuel en acte.Toujours est-il qu’il faut comprendre que l’intériorité de l’intelligence à soi dans son acte peut être authentique sans être parfaiteet sans se couper de l’expérience sensible. Il n’en est que plussurprenant de s’entendre demander, s’il est vraiment opportunpour un thomiste de s’installer si fermement dans un acte purement intellectuel, pour en déduire le panorama de la dialectiqueet de la métaphysique. Le mode humain de penser reste en rap

    port constant avec l’expérience. Il est plutôt curieux de se voirreprocher de ne pas faire ce que vous faites très exactement.L’acte du jugement révèle l’intelligence en acte dépendammentdu sensible mais ne se réduit pas au sensible et n’est pas purementintellectuel au sens de pur esprit tout en étant de l’intellectuel enacte. Pareillement l’être admet le sensible et ne s’y réduit pas.

    Cette opposition du multiple et de l’un, qui se manifeste cettefois sous l’aspect le plus universel possible, s’est déjà rencontréeà propos de l’acte humain, pour déclencher le raisonnementdialectique. Elle vérifie donc et légitime le problème de l’hommeen le rattachant à un problème général. En conséquence la dialectique est dès l’origine reliée à l’expérience sensible de l’être,comme elle l’était à l’expérience concrète de l’acte humain. Nil’une ni l’autre cependant ne se limite aux seules données sensibles.

    En effet dans les deux cas se dessine une même opposition dufini et de l’infini. Le jugement d’être ne contient tout ce qui peutêtre ou se dire que parce que dans cette formule l’esprit aussiconcentre tout. Les divers jugements plus précis, qui le détailleront à notre manière humaine, ne l’ épuiseront pas. L ’affirmabilitéde l’être et l’affirmativité de l’esprit les déborderont toujours, ense répondant l’une l’autre. Par rapport à tout jugement et parrapport à tout acte de juger se manifeste un surplus d’être et depensée, se traduit du mouvement pour aller plus loin, pour direplus et mieux. L ’intention de chaque acte de juger et de chaqueêtre jugé pousse positivement au-d elà de sa réalité finie. D ’où lecontraste de la limite incluse en même temps que dépassée par

    une surabondance positive. Cela par un jugement éminemmentconcret, si universel soit-il, puisqu’abstrait du concret, pour êtreconsidéré en lui-même comme objet d’examen, il n’en fait pointabstraction. Ne contient-il pas toutes les déterminations du réelactuellement, confusément, implicitement? Sa compréhensionloin d’être pauvre et d’aller en sens inverse de sa très vaste extension, correspond à celle-ci et s’avère riche de plénitude.

    28

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    Et voici un trait remarquable, résultat de la réduction réflexive.Ce jugement d’être, qui fonde la réalité objective en la posantdistincte du sujet connaissant, paraît l’idéal même de l’objectivité,de l’objectivable. L’est-il vraiment? Est-il entièrement objecti-

     vable ? Puisqu’il est ce par quoi chaque être est autoposition, ilsignifie ce par quoi je suis moi, ce par quoi je suis autoposition,sujet véritable. Or nous savons bien que le sujet connaissant nepeut jamais se transformer en objet, mais reste obstinément sujet.Mais ce qui l’empêche de devenir objet, ce qui le force à restersujet, c’est très exactement, ce qui le pose comme être, comme soi,comme intériorité. Pas plus qu’aucun esprit connaissant ne peutse saisir comme objet s’il veut vraiment se saisir comme être, pasdavantage il ne peut objectiver l’être, s’il veut vraiment se saisiren lui. Au lieu d’être ce qui constitue tout être comme un objetpour d’autres, l’être est d’abord ce qui constitue chaque choseen soi, chaque chose comme soi. Ce trait montre qu’avant d’êtreune présence au dehors, une extériorité sensible, chaque être estune intériorité, une présence intérieure, par où il dépasse le sensible. Grâce à cela la notion d’objet cesse d’être métaphysiquementpremière pour révéler l’être. De même que le moi jaillissementd’actes est un concept authentiquement métaphysique, de mêmel’idée de l’être jaillissement de présence est aussi une idée authen

    tiquement métaphysique et consacre la valeur du précédent. Lesdeux idées se corroborent, en ne se prêtant pas à un regressus in infinitum.  La bonne méthode pour reconnaître l’être commel’esprit n’est pas de le saisir de l’extérieur comme objet, maispar l’intérieur comme sujet. C’est de voir qu’il ne peut être faitabstraction ni du moi jaillissant ni de l’être ni de l’existence,tous les deux étant position de soi par soi. Entre l’existence et lapensée la soudure est faite en principe.

    Et par ces principes la dialectique est mise en route, car ilsexpriment une antinomie fondamentale, qui ébranle tout l’être :le multiple et l’un, le fini et l’infini, qui pose cette question redoutable : l’être est-il équivoque ou cohérent? Précédemment lacohérence de l’être humain a été montrée possible ; peut-elle se

    réclamer d’une cohérence universelle? Être garantie par celle del’ être comme tel ? Faute de cela elle est une leurre ! Et pour répondreà cette interrogation, comment comprendre ici la mise en routedu raisonnement? De la même façon que pour la  Psychologie 

     Réflexive.La route ne comporte pas un déplacement d’un point à un autre

    comme dans l’espace ; elle est un progrès sur place par approfondissement des données initiales. Comment en effet sortir de

    29

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    16/193

     A. MARC

    l’être, où tout est contenu? De même que l’acte humain se présente comme un tout et vaut par l’idée de totalité de l’agir, desfonctions et de l’être humain, de même l’être comme tel se réclamede l’idée de totalité, celle de chaque être et celle de tous les êtres.Il n’exclut cependant pas un progrès de notre connaissance, si latotalité n’y est pas explicite dès le début, mais implicite, bienqu’actuelle, par suite de la confusion de notre science. Le progrèsconsistera dans une analyse de l’idée de l’être et de sa réalité, dans

    une découverte ou un inventaire de son contenu à la lumière desdonnées primordiales, pour les expliciter jusqu’aux dernièresconclusions possibles.

    Or cette idée de l’être unit en elle indissolublement deux préoccupations : celle du tout et celle des détails de l’être ; elle révèleà la fois des vues générales d’ensemble et des vues spéciales surles êtres différents. Elle proclame qu’en ceux-ci les caractèresgénéraux se retrouvent selon leurs particularités propres. Celasuggère aussitôt ces questions et les pose l’ une dans et par l’autre :Qu’est-ce qu’exister en général? Qu’est-ce qu’être? Qui existe?Qui est? Comment doit-il être constitué pour être possible? Lesdonnées originaires vont obliger de passer d’une question à l’autre.

    Répondre à la question : qu’est-ce qu’être ou qu’exister?entraîne l’exposé de vues générales pour tout être et ne se restreignant à aucun. Le moyen âge appelait ce problème, celui destranscendantaux. L’un, le vrai, le bien, le beau. Et à propos del’un, il est significatif que cette idée n’apparaît pas dans l’espritséparément de l’idée de multiplicité. Rien n’est en effet sans êtrececi ou cela, ici ou là, donc sans impliquer tous les ceux-ci et tousles ceux-là. Rien n’est donc un, c’est-à-dire indivis en soi, qui nesoit divisé des autres. Rien n’est le même que soi sans être autreque les autres ; grâce à quoi il n’ est pas autre que soi. L ’un etle multiple en général appellent l’indivis et le divisé, le mêmeet l’autre. Mais dans ces couples les opposés ne se détruisent-ilspas l’un l’ autre ? Ne sont-ils pas contradictoires ? L’ être et l’espritne sont-ils pas en eux-mêmes tous les deux scission absolue? Lapremière tâche est d’affronter cette difficulté de la contradiction et

    de sa réalité. A ce propos s’étudie la rencontre de l’être et du néant.Est-il donc possible d’affirmer absolument le néant, de nierabsolument l’être? Faut-il poser absolument la division de l’êtreavec l’esprit et de l’un et de l’autre d’avec soi? Comprenons

     jusqu’ à quel degré nous poussons ici l’ opposition. Évidemmentil est possible de nier tels ou tels êtres, de noter la division possiblede tel esprit et de tel être ; ce n’est pas la question. Est-il possiblede nier tout être, tout l’être?

    30

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

     A s’en tenir aux mots, être, néant,  ils peuvent sembler coexisterabsolument, puisqu’ils sont deux expressions distinctes. Pourtantsi vous les référez à l’acte qui les pose, celui-ci est nécessairement,par autoposition, être et pensée, non pas objectivés, mais objectivant, étant. Ce qui est objectivé ne peut être exact, vrai, qu’enétant conforme avec l’acte objectivant en référence au donné. Orcet acte est affirmation toujours identique, indivise ; cette identitéindivise doit réapparaître du côté de la chose dite ; autrement

    celle-ci est détruite par l’intention authentique de l’acte. Ainsila représentation s’accorde avec l’acte de présence d’être et d’esprit, à laquelle elle se rapporte et le principe de cet accord estici absolument typique. S’il y a deux mots, l’être et le néant, iln’y a qu’un e idée toujours la même, l’ être autoposition. L ’idéede néant est une pseudo-idée, derrière laquelle l’idée de l’ êtreresurgit comme affirmation pure et nécessaire. Il n’y a pas deuxidées mais une seule : l’être, qui reste indivis. Grâce à cela l’espritest affirmation ontologiquement indivise lui aussi.

    Puisque l’être n’a besoin que de soi pour se poser, il est autoposition sans avoir à traverser la négation, pour devenir valable ;elle lui est seulement confrontée, pour qu’il apparaisse commel’excluant, si elle le contredit. Ainsi est manifestée en lui d’une

    manière négative (in-divis) une perfection positive d’autosuffisance,condition de son caractère transcendantal. Et bien qu’elle n’aitpas valeur ontologique, la négation, même si elle est poussée àl’absolu, garde un rôle méthodologique important, pour mettreen lumière le principe premier de toute vérité, de tout être, danssa modalité de nécessité. Affirmation et négation ne sont doncpas à égalité ; la première domine, parce que l’être est envisagéen lui-même, sans recours à l’idée de multiple, qui à ce momentne lui est pas nécessaire.

    Néanmoins puisque le multiple et le divisé se montrent avecles ceux-ci et les ceux-là, hoc et illud,  ils nous manifestent dansl’être, qui ne les exclut pas, un fait possible et contingent et dansl’affirmation une même modalité de contingence, possible elleaussi. Cela n’est pas sans importance par sa conséquence ; la suite

    le prouvera avec l’idée de participation.Le multiple, en effet, ne contredit pas l’un, puisqu’il coexiste

    avec lui ; il lui est compatible ; il l’affirme même, mais en le contrariant en le limitant, car il en a besoin pour être. Il rend imparfaite l’unité. S’il la suppose obligatoirement, car la multiplicitén’est qu’une multiplicité d’unités, l’unité de soi, en tant qu’indi

     vision, n’a pas besoin du multiple pour être ; elle ne l ’exige pas ;elle ne l’exclut pas ; seulement elle l’admet. Elle est un transcen-

    3 i

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    17/193

     A. MARC

    dantal, tandis que le multiple ne l’est pas. Les deux contrairessont d’inégale valeur et réalité, dont l’un a le pas sur l’autre. Celaindique de droit le sens de marche pour l’être et pour l’esprit.

    Du multiple s’élever à l’unité ; s’unifier, pour se réaliser et s’idéa-liser. Ainsi a toujours procédé la  Psychologie Réflexive.

     A l’inverse une autre démarche est possible, bien que pas légitime, vers le multiple. Alors la contrariété du multiple et de l’uns’accentue ; la privation de l’être et de l’un se développe comme unmal. Cela n’est jamais qu’un fait déplorable, qui ne répond àaucun droit ; il ne peut se justifier ; c’est un malheur, qui doitêtre écarté.

    Soulignons enfin l’idée de participation du multiple à l’un, de

    l’un qui est participé et du multiple qui participe. Le multiplen’est que par et pour l’un, qui est par et pour lui-même. Celaprécise la différence de l’existence et de l’être. Exister indique uneorigine ; existe l’ être qui commence et dépend ; l’ existant participe à l’être. Être, au contraire, dit être tout court, sans participer de rien, sans avoir une origine ou une dépendance ; celan’implique donc pas de commencement. Tout ce qui est ne seréduit pas à ce qui existe avec une origine et par un autre. Le rapport de l’existence à l’être est ainsi marqué par celui du multipleà l’un, ou du composé au simple. Autant de points tous impor

    tants pour assurer, instaurer le fondement de la métaphysique,en dévoiler la source dans l’être et dans l’esprit.

    Déjà apparente pour arbitrer la rencontre de l’être et du néantpar le recours à l’acte même du sujet pensant, l’idée d’esprits’explicite mieux par l’ analyse du vrai et du bien. L ’idée de l’êtrecomme jugement, où se résume tout le réel, est impossible sansl’esprit, qui l’élabore et qui juge, qui résume tout en elle et contient tout ce qu’elle renferme. Elle et lui sont de même dimension.La vérité devient par là rapport de l’être avec l’esprit-intelligence,

    ité d l’êt t d l i l bi t l t dl’ê l’ i l é l’ i é d l’ê d l l é P

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    18/193

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    déduction de l’un indivis d’avec soi, en ce sens que l’unité restesauve indépendamment du multiple, cette déduction entière estimpossible sans l’apparition de l’idée d’esprit. Tout en n’étant pasun transcendantal, puisque tout ce qui est n’est pas forcément

    esprit, l’absence de l’esprit dans l’être anéantirait l’être comme vrai, bien et beau. Parmi tous les êtres, l ’esprit se révèle l’ être privilégié,car il est de même immensité que l’être, auquel il s’étend dans sonentier. Pour ce motif le vrai, le bien s’engendront par une opposition relative être-esprit, qui n’introduit aucune imperfection,aucune limitation. De même que l’être comme tel est un transcendantal, qui manifeste de l’infini positif, de même l’esprit commetel comporte un infini et, sans être un transcendantal, a de latranscendance. Le rapport de ces deux idées, jumelles pour ainsi

    dire, l’être comme tel l’esprit comme tel, si étroitement liées sansêtre identiques, doit être tôt ou tard l’objet d’un examen spécial. Au contraire le multiple, qui contrecarre l’ unité mais qui ne la

    ruine pas, offre le moyen de découvrir dans l’infini de l’être etde l’esprit un principe de limitation. Avec lui seul apparaît lapossibilité du fini avec sa structure.

    Et voici des conclusions des plus considérables pour organiserla dialectique. Premièrement. Les quatre oppositions, qui viennentde jouer, joueront toujours : la contradiction, la contrariété, laprivation et la possession, la relation. La contradiction doit être

    évitée, car si elle est absolue, elle anéantit tout, l’être et l’esprit.Sans doute intervient-elle entre les êtres, pour attester que cecin’est pas cela. Mais par là elle ne met pas entre eux le moindreconflit. Quand un être en nie un autre pour rester soi en le laissantlui-même, cette négation de l’un par l’autre n’en détruit aucun,mais les sauvegarde ensemble, en les situant de telle façon quechacun est soi, sans empiéter sur l’autre, ni s’altérer soi-même.La contrariété signifie des antinomies entre des données réelleset coexistantes. De par cette coexistence, ces données ne peuvent

    i d i t ’ t dét i d t d t di t i

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    19/193

     A. MARC

    l’idée de l’être, qui est transcendantale, appelle celle d’esprit,c’est-à-dire d’un être qui s’étend à tout. Or les connaissanceset les appétits sont variés ; dans certains cas ils se particularisentdu fait qu’ils n’ont pas l’infini immense de l’esprit : la connaissancesensible par exemple et l’appétit sensitif. Bien que n’admettantpas l’infini de l’intelligence et de la volonté, ils sont néanmoinspossibles dans le réel, malgré leur limitation ; ils le sont comme lemultiple l’est. Ils marquent une contingence. Et cette mêmecontingence et cette limitation, qui se retrouvent en certainsesprits liés au corps, pourront-elles être retenues en tout esprit?N’y aura-t-il pas un esprit, dont la nécessité égalera celle de l’être ?Nouveau x jalons pour la dialectique Être-E sprit ! Ils sont soulignéspar les idées, que le raisonnement vient de livrer : le nécessaireet l’être par soi inconditionné, reliés à l’un ; le contingent, quiest dérivé, conditionné par un autre et se rattache au multiple.Les premières différenciations de l’être se dessinent, et les donnéesinitiales sont expliquées ; mais elles demandent une nouvelleexplication.

    En effet le jugement sur l’être en tant que tel se présente commeune unité multiple et différenciée, et ses premières différencesse dévoilent ainsi : le nécessaire ou l’être par soi, le contingent oul’être par un autre. Le second dit obligatoirement référence aupremier, sans que le rapport soit réversible. Une nouvelle idée

    explicite cela : l’analogie, synthèse de deux idées contraires.L ’être est un, le même ; il est multiple, divers, autre. L ’unitéde ces affirmations dont la seconde dément la première, s’accompliten celle-ci : l’être est analogue, c’est-à-dire un principe de différences. Lorsque les êtres se différencient dans l’être, cela ne s’effectue pas sans ordre mais suivant une loi : celle de la proportiondes essences à leurs existences. Bien que les unes et les autres

     varient, l’ adaptation de l’une à l’ autre est toujours maintenue,car une essence a l’existence dont elle est capable. Grâce à lapersistance de ce rapport, les êtres divers sont posés en eux-mêmesdifféremment. Et c’est l’analogie de proportionnalité, qui estimmédiatement jointe à l’être transcendantal et comme lui vautde tout. Cependant si elle suppose une hiérarchie des êtres, ellene la développe pas et la laisse plutôt confuse, du fait qu’elle situechaque être en soi, plus que dans ses rapports à l’ensemble desêtres. Mais pour ordonner cet ensemble, il faut envisager un deces cas où l’existence s’adapte à l’essence. Dans les êtres multiplestout est par et pour l’unité, comme l’essence est par l’existence ;des deux termes l’un a la priorité. Ce rapport de l’un à l’autrelivre l’analogie d’attribution, ordo unius ad alterum,  qui dans cer

    34

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    tains êtres se développe en analogie de proportionnalité. Cetteinterférence des analogies d’attribution et de proportionnaliténe permet pas seulement de poser les êtres en eux-mêmes, maiscontraint de les hiérarchiser les uns par rapport aux autres, enfonction d’un Être premier, qui est être pur, unité pure, car enLui l’Être et l’Unité prendront toutes leurs proportions pures.

    Ces conclusions ont une grande importance. L’analogie del’idée de l’être n’est pensable et possible, que par sa façon de maintenir rigoureusement unis le point de vue transcendantal sur letout et le point de vue particulier sur tels et tels êtres. La com

    préhension d’un être spécial nous ouvre un jour sur les autreset sur tout, car ce qui vaut de lui en vertu de l’être comme tel

     vaut de tous proportionnellement ; en tout microcosme se révèletoujours, bien que différemment, le même macrocosme. Le principe pour poursuivre la dialectique est donc le suivant ; de mêmequ’à propos des transcendantaux la perspective à partir de l’êtrecomme tel ne faisait pas abstraction des cas particuliers, de mêmel’analyse d’un cas particulier tiendra toujours compte de la perspective transcendantale. Autrement dit : pour être authentiquement métaphysique, l’étude d’un être se maintiendra toujoursà son niveau, mais en même temps le survolera en se mettant à lahauteur de l’être comme tel. La dialectique ainsi menée exigede l’esprit humain cette acrobatie : demeurer à sa place, en se

    domiciliant au point de vue suprême de tout être et de tout esprit,et cela en le visant. Toute la difficulté est là.Or dans notre expérience mondaine un cas privilégié réalise

    entièrement toutes ces conditions par le conflit qu’il provoqueaussitôt avec l’être comme tel, dont il ébranle et peut-être ruinela valeur. C’est le devenir, le mouvement. Ontologiquement, ledevenir est-il véritablement de l’être ? Laisse-t-il en lui une placeà l’être? Inversement l’être admet-il le devenir? Ce qui est nedevient pas et ce qui devient n’est pas. Qui est savant n’a plusà le devenir, à apprendre, mais enseigne plutôt. Qui cherche nesait pas encore, n’est pas vraiment savant.

    Pour saisir le problème, il faut bien cerner le devenir en question.Il ne faut pas s’en tenir au devenir extérieur dans l’espace, parexemple au mouvement d’une bille sur un plan incliné. Il faut le

    découvrir réflexivement installé dans le jugement de l’être commetel. Par son caractère discursif ce jugement implique en son assiseun mouvement corporel spatio-temporel, un mouvement biologique, l’un et l’autre pour aboutir à un mouvement de pensée. Lesigne de connaissance n’exige-t-il pas l’intervention d’un corpsanimé ? Plus qu’un problème, c’est un mystère en pleine lumière,

    35

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    20/193

     A. MARC

    car il surgit en ce centre, qui ne peut être jamais entièrementtransformé en objet, et où se rencontrent en nous l’être et laconscience, en même temps qu’y gravite l’univers extérieur enentier. L’être ne peut être en danger sans que l’esprit n’y soitaussi. Tout ce qui semblait assuré se voit remis en cause et ladialectique jaillit de l’expérience même ; elle lui est liée.

     A l’analyse le devenir se dévoile comme un acte, qui commence,se poursui t, pour s’achever. L ’idée de parfait y joue un rôleefficace et réel ; l’acte veut être parfait, c’est-à-dire entièrementfait ; il se fait non pour devenir mais pour être accompli. Maispuisqu’il veut être parfait, il ne l’est donc pas encore ; il se parfaitparce qu’il est imparfait. D’où le contraste en lui du réel et del’idéal. Il est suspendu entre deux pôles, qui indiquent son départet son arrivée. A l’origine il est imparfait mais vise son accomplissement, car il ne se développe pas n’importe comment, ne devientpas n’importe quoi ; cette orientation détermine son sens. Considéré dans son cours entre les deux extrêmes, il leur reste relatif.Référé au point de départ il marque de la perfection acquise ;rapporté au point d’arrivée, il marque au contraire la perfectionqui doit encore être acquise. Si nous unissons indivisiblementces deux aspects, ce qui est acquis déjà, ce qui doit l’être, nousavons l’acquisition même, l’acte qui s’accomplit. A chaque instantqu’il soit envisagé, l’acte n’y demeure pas, mais le traverse ; il y

    arrive en le quittant ; il en part en y arrivant. Tel est le devenir,synthèse d’imparfait et de parfait. Appelons acte  le principe deperfection,  puissance  le principe d’ imperfection, et concluons quele devenir est une synthèse d’acte et puissance.

    L’idée de la puissance doit bien s’entendre. Elle affirme et niel’acte en même temps. Elle le nie car elle en altère la perfection, y mêle de l’imperfection ; elle l’ affirme, car si elle en est une pri vation, elle en est aussi une capacité. Elle n’est donc pas u n non-être absolu, mais un non-être relatif. Acte et puissance s’opposentcomme des contraires. L ’acte est dans la puissance, qui est pourlui, de sorte que leurs rapports rappellent ceux du multiple et del’un. A l’être et à l’un répond l’acte comme au multiple la puissance. Comme le multiple doit l’être à sa participation à l’un,ainsi la puissance le doit à sa participation à l’acte. Les résultatsobtenus par les raisonnements sur le multiple et l’un sont doncrejoints par ceux des discussions sur l’acte et la puissance. Ilspeuvent encore être développés.

    Si la puissance est par l’acte, qui est par lui-même, elle est encorepour lui, qui est pour lui-même. Comme l’unité, l’acte s’avèrepremier sous tous les rapports, au point de vue logique quant à la

    36

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    définition, au point de vue ontologique quant à la substance et laperfection. L ’acte se comprend et se connaît de lui-mêm e, car ilest à soi sa propre lumière et présence ; mais la puissance ne seconnaît qu’en fonction de lui. Nous ne savons ce que peut unepersonne qu’en voyant ce qu’elle accomplit et tel est le sens desexamens. Aussi l’acte est-il le but de la puissance, mais est à lui-même sa propre fin. L ’homme n’ a de talents que pour les exercer,mais il les exerce pour eux, ou mieux pour lui. L ’acte aplus d’être, de substance et de valeur que la puissance ; il est laraison de tout, en étant à soi-même sa raison. Paradoxalement le

    devenir nous force à conclure qu’il vaut pour ce qui n’est pasdevenir mais être. En lui l’acte est premier comme valeur dans lamesure où il est second chronologiquement, c’est-à-dire au termedu devenir. Mais de ce point de vue il ne peut être dernier que parcequ’il est d’abord premier visé dans l’intention. S’il est bout, il estencore plus le but, parce qu’il est être et plénitude. Son achèvement n’est point sa cessation, mais son épanouissement, sonavènement, car il n’est vraiment qu’avec la disparition du mouvement. La connaissance, par exemple, n’existe pas dans sa richessed’acte, lorsque la recherche se poursuit en vue de nouvelles décou

     vertes, mais lorsque tout ayant été bien inventorié, la vérité s’estrévélée et n’a plus rien de caché ; elle est entièrement possédée.Le savoir est justement parfaitement dévoilé, lorsque la rechercheest inutile, impossible. Il est alors une activité d’immobilité, depossession, non d’agitation. Telle est la leçon peut-être surprenante du devenir. Ainsi analysé, celui-ci manifeste l’idéal del’acte dans son imparfaite réalité. L ’acte y apparaît comme unetendance à être entièrement soi. Cela suppose qu’étant imparfait,il ne se résigne pas à le rester, mais veut sa perfection intégrale.

     Autrem ent dit : s’il inclut des limites par le fait de son imp erfection,il les surmonte, il les transcende par ses visées ; il n’est possibleque par ce mouvement de transcendance. L ’opposit ion de la puissance et de l’acte est celle du fini et de l’infini, la limitation venantde la puissance, la transcendance intensive et positive venant del’acte. Mais telle qu’elle se dégage du devenir, cette transcendancecomporte un caractère original. Elle n’exclut pas la limite ni l’imparfait, p uisqu ’elle les inclu t ; mais en les incluant elle pousse

    au-delà. Tout en ne les déclarant pas impossibles, puisqu’elleles admet dans le devenir, elle ne les déclare pas nécessaires àl’acte partout et toujours, mais au contraire elle affirme qu’ellesne sont pas nécessaires à l’acte de soi, quand il réalise sa pureté,car alors il doit s’en passer pour être vraiment possible par soi.Le parfait, qui n’est que parfait, n’admet plus l’imparfait. Il est

    37

  • 8/16/2019 Aspects de La Dialectique

    21/193

     A. MARC

    par lui-même possibilité, réalité. Il est donc des plus importantsqu’au sein du devenir l’idée du parfait apparaisse au travailcomme la condition de sa possibilité, c’est-à-dire de son eifortd’idéalisation, de réalisation. Loin de s’opposer à l’être, à l’existant,elle se montre dans le devenir comme le principe même de sonêtre.

     Voi ci à ce moment le bilan des résultats acquis et la promessedes développements futurs. Le problème était le suivant : partird’un cas privilégié de notre monde, pour en tirer des vues sur

    tout l’être. Cet espoir est désormais permis avec le devenir, d’oùsortira l’histoire, car il ouvre des perspectives sur le parfait etl’imparfait, le fini et l’infini, autrement dit sur tout l’être. D’abordsur l’être à notre niveau humain ; aussi sur l’être au niveau inférieur ; sur l’être au niveau supérieur ou transcendant. Tout y est bien compris. Pour en parler avec rigueur, il faudra, selon les loisde l’être, doser l’acte et la puissance, en les proportionnant l’unà l’autre différemment d’après les cas. En effet ces toutes premièresdivisions de l’ être sont analogiques comme lu i ; elles sont donc

     bien adaptables l’un e à l’ autre, avec une différence toutefois.L’acte, qui peut être dans la puissance en s’y proportionnant,a encore par lui-même ses dimensions propres. Lui, par lequel estpossible la puissance, et qui reste premier, ne peut être possibleque par lui-même ; il est de soi pur, quand il prend toutes sesproportions à lui. Qu’il puisse les prendre s’avère possible de parl’existence de l’acte imparfait, dont il rend possible le perfectionnement. C’est dire que l’idéal de l’acte pur, infini, n’a rien de chimérique, puisqu’il conditionne la possibilité de tout.

    Ce contraste si marqué entre la réalité de l’acte en devenir etson idéal fait comprendre que le devenir n’a pas en lui-même saraison suffisante ni sa consistance. Il n’existe que par la prioritéchronologique de la puissance et par la priorité ontologique et dedroit de l’acte, qui est de soi inconditionné. Il suppose à son origine la notion d’une cause efficiente déjà en acte et à son termel’attirance d’une cause finale. De la sorte les effets véritables, quine sont pas du hasard, doivent en même temps être des fins. Maiscette priorité et cette indépendance de droit de l’acte de soi incon

    ditionné ne se réaliseront pas dans une cause originelle encoreconditionnée, mais semble-t-il dans une cause première inconditionnée comme acte pur. Elles ne se réaliseront pas davantagedans une cause finale dernière qui serait produite en quelque façon ;cette fin dernière séduit parce qu’elle est toute réalité, par elle-même, et non à réaliser. La distinction de l’être en acte et puissance entraîne celle de la cause efficiente et de la cause finale.

    38

    MÉTHODE ET DIALECTIQUE

    L’affirmation que le composé d’acte et de puissance ne rend pascompte de la priorité absolue et de droit de l’acte, qu’il révèlepourtant comme nécessaire, est une précision importante, en vuede discerner la nature des divers êtres et de les hiérarchiser.

    Le problème du mouvement est loin d’être épuisé et la structure de l’être en devenir n’est pas entièrement élucidée. Des questions particulières surgissent. Pour être progrès, le devenir supposeun commencement. Qui se développe d oit débuter. Cela se produitpar l’in sertion d’ individu s nouvea ux dans une série ; c’est lagénération. Comment est donc possible une existence par lanaissance? Comment est possible une série d’individus de mêmenature? Comment doivent-ils être constitués pour se distinguer?Élevons-nous plus haut encore. Puisqu’exister suppose un être,qui a une origine et dépend d’un autre, tandis qu’être n’impliquepas d’origine, mais dit être par soi, autoposition inconditionnée,comment dans l’être un commencement pur et simple est-il possible? Plutôt que l’idée de génération, celle de création est miseen jeu. Comment donc doivent être constitués les êtres pour êtreengendrés ou créés?

    Pour pouvoir être créé, l’être doit être composé d’essence etd’existence, l’existence étant l’acte et l’essence la puissance. Parlà se manifeste la possibilité d’une diversité d’êtres, car les essences

    sont diverses par elles-mêmes. Pour expliquer dans une mêmeespèce la possibilité d’une pluralité d’individus se développantpar générations successives, force est de recourir à une nouvellecomposition d’acte et de puissance au se