apostrophe - le trimestriel des belles-lettres

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//// APOSTROPHE MAGAZINE /// 12.- // #JAN-FEB-MARS 2011 FRÉDÉRIC BEIGBEDER INTERVIEW LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE VOLTAIRE J.D. SALINGER Des milliers de romans à portée de main une icône française Hommage à l'auteur de "L'atrappe-Coeurs" 00000 00137

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Magazine Apostrophe, trimestriel traitant de la littérature.

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FRÉDÉRIC BEIGBEDER

INTERVIEWLA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE

VOLTAIRE

J.D. SALINGER

Des milliers de romans à portée de main

une icône française

Hommage à l'auteur de "L'atrappe-Coeurs"

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editorial Il y a ceux qui aiment lire, et ceux qui préférent écouter. Apostrophe est certainement un magazine pour ceux qui sont passionés par la littérature et son univers. Ce premier numéro vous pré-sentera tout d’abord l’impact de la technologie visionaire du livre numérique, qui boulverse le monde de l’édition et secoue nos bonnes vieilles méthodes de lecture. Quoi de mieux que télécharger ses ouvrages favoris n’importe-où et n’importe-quand ? Et surtout, pour un coût modique. Apostrophe vous présente en exclusivité un interview de Frédéric Beigbeder, l’auteur de «L’égoiste romantique», «99 Francs» et «Au secours pardon». Ils nous parle des écrivains qui l’inspirent et du succès international de «99 Francs».A l’âge de 91 ans, Jerome David Salinger nous a quitté en laissant derrière lui un mythe brumeux et un chef d’oeuvre intemporel. Tout savoir sur ses premiers écrits et la soudaine notoriété crée suite à la publication de son premier et unique roman «L’attrape-coeurs», devenu depuis le livre culte des campus pour plusieurs générations.

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12 & 13

La révolution numériqueDécryptage d’une technologie visionnaire

VoltaireUne icône française

InterviewFrédéric Beigbeder

HommageJ. D. Salinger

Sommaire#1 : JAN - FEV - MARS 2011

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la révolutionnumérique

epuis quelques semaines, une nouvelle mode sévit dans le monde des lettres: pour vanter les mérites

d’un livre, les éditeurs n’hésitent pas à lui apposer la mention «Déjà disponible sur l’iPad», comme une preuve de sa modernité.Si le procédé marketing a un petit côté «Vu à la télé», il témoigne néanmoins d’un brusque change-ment de regard sur le livre numé-rique. La médiatisation de la ta-blette d’Apple n’est en effet que la partie émergée d’un mouvement beaucoup plus large autour de ce nouveau support, qui n’en finit plus de battre des records. Fort du succès de son lecteur Kindle, Amazon a ainsi vendu pour la pre-mière fois le jour de Noël plus de livres en format numérique qu’en version papier ! Un chiffre sym-bolique, certes, mais loin d’être négligeable pour un univers qui connaît là sa première mutation majeure en cinq siècles.

On avait pourtant presque fini par ne plus y croire. Véritable ser-pent de mer de l’édition depuis une quinzaine d’années, le livre numérique n’avait jusqu’alors jamais su séduire le grand public, malgré de nombreuses tentatives. La première «liseuse» française fut ainsi lancée dès 2001, par la société Cytale de Jacques Attali et Erik Orsenna. «C’était un produit vraiment artisanal qui pesait près

d’un kilo, et était vendu autour de 1 000 euros», se souvient Michaël Dahan, ancien salarié de l’entre-prise, aujourd’hui à la tête de Bookeen. «Ç’a été un échec com-plet ! On a dû en vendre moins d’un millier d’exemplaires...»Les temps ont heureusement changé, et les liseuses ont bénéficié ces dernières années d’évolutions technologiques probantes, à com-mencer par le développement de l’«e-ink», une encre électronique capable de reproduire l’appa-rence d’une feuille imprimée, sans éclairage lumineux. Résultat : un confort de lecture bien supérieur et une consommation d’énergie quasi nulle. Adoptée depuis par toutes les tablettes numériques - à l’exception notable de l’iPad -, cette technique s’est enrichie au fil des ans d’autres bonifications: écrans tactiles pour faciliter la navigation, accès Wi-Fi pour télé-charger des livres directement sur Internet, miniaturisation pour des modèles plus petits et plus légers - le tout accompagné d’une bru-tale baisse des prix. «Le succès ai-dant, poursuit Michaël Dahan, les constructeurs se livrent désormais à une concurrence féroce, et les lecteurs coûteront bientôt moins de 100 euros.» L’argument n’est pas anodin, lorsqu’on sait qu’un ouvrage nu-mérique «neuf» coûte environ un quart moins cher qu’un livre papier - sans oublier les milliers

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Des milliers de romans à portée de main, chez soi, pour un coût mo-dique ? Les promesses du livre numérique ont de quoi séduire tous les amateurs de littérature.Décryptage d’une technologie visionnaire, prête à bouleverser le monde de l’édition et à secouer nos vieilles habitudes de lecture.

Codrin Neagu

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de classiques tombés dans le do-maine public et accessibles gra-tuitement. Mais le prix n’est pas le seul avantage que les lecteurs peuvent tirer de ces nouveaux ou-tils. Capables de transporter une bibliothèque de plusieurs mil-liers d’ouvrages, ces tablettes de moins de 300 grammes proposent de nombreuses fonctionnalités dignes d’intérêt : dictionnaire

intégré, lecture audio, recherche par mots-clés, modification de la taille des caractères pour les malvoyants, ajout de notes et de signets... Autant d’atouts aptes à séduire des publics divers, des grands lecteurs, fatigués de pro-mener des kilos de bouquins, aux équipes enseignantes, heureuses de pouvoir compter sur un manuel unique. Lisibles sur la plupart des supports numériques (tablettes bien sûr, mais aussi ordinateurs, téléphones portables ou consoles de jeux), les «e-books» paraissent également davantage susceptibles d’attirer vers la lecture un public jeune, adepte de nouvelles techno-logies. Encore faut-il que ces instru-

ments bénéficient d’un contenu à la hauteur. Jusqu’à très récem-ment, le catalogue des ouvrages disponibles se montrait pour le moins clairsemé, à peine alimenté par quelques livres anglophones numérisés à la hâte. L’offensive de Google - qui a numérisé près de dix millions d’ouvrages depuis 2004 - et l’arrivée sur le marché des géants Amazon et Apple ont

toutefois changé la donne, pous-sant les éditeurs français à accélé-rer la numérisation de leurs fonds.

Si bien que ce sont aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers d’oeuvres en français qui sont prêtes à être téléchargées, avec un nombre croissant de romans contemporains, mais également d’essais, d’ouvrages de sciences humaines ou de bandes dessinées. A terme, on peut même espérer que l’intégralité des livres impri-més soit accessible librement, de chez soi. Ce beau rêve n’est pourtant pas sans effrayer l’édition française, qui redoute déjà la mainmise des grands groupes américains.

«On peut craindre une situation de monopole, comme pour la musique», explique ainsi Alban Cerisier, responsable de la stra-tégie numérique chez Gallimard depuis près de dix ans. «Un seul distributeur pourrait alors fixer les prix des livres, et même choisir les contenus destinés au public. Il faut donc veiller à ne pas perdre le contrôle, sous peine de voir s’écrouler le modèle français.» Les éditeurs attendent désormais des pouvoirs publics des mesures fortes, dont l’abaissement de la TVA à 5,5 %, comme sur les ou-vrages papier, et l’institution d’un prix unique du livre numérique. Autre métier fragilisé par cette évolution : les libraires, qui pour-raient se retrouver écartés des nouveaux circuits de distribution. «Le livre numérique n’est pas synonyme d’Internet», s’insurge toutefois Olivier Dumont, direc-teur de la grande librairie Doucet au Mans. «Ce n’est qu’un for-mat différent, qui exige toujours une forme de conseil que nous, libraires, pouvons apporter. Mais pour ça, il faut nous adapter à cette nouvelle offre.»

‘Lisibles sur la plupart des supports numériques,les e-books paraissent également davantagesusceptibles d’attirer vers la lecture un public jeune, adepte de nouvelles technologies.’

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postrophe: En dehors de vos lecteurs, certes nombreux, on vous voit surtout dans le rôle de l’amuseur public, qui danse avec Franck Dubosc sur le plateau du Grand Journal, qui écume les boîtes de nuit, qui

défraie la chronique mondaine... Etes-vous un écri-vain ou un bouffon?

F. Beigbeder: Les gens ignorent - parce qu’il n’y a pas de caméra chez moi, Dieu merci! - que, le reste du temps, je mène une vie extrêmement monacale, seul avec un chat. J’écris beaucoup, je lis beaucoup. J’ai donc une existence assez studieuse, besogneuse même. Une fois que c’est fini, je n’ai qu’une envie: sortir, rigoler, être dans la lumière, faire un numéro de claquettes, voir des jolies filles, boire, etc. J’aime bien m’amuser! C’est très agréable d’aller à Cannes, sur la plage du Martinez, pour lancer des vannes à Jude Law et à Norah Jones. Il faudrait donc être en-nuyeux pour être pris au sérieux? Lorsqu’on a aussi le don de faire se marrer les autres, il est dur de résister à cette tentation.

N’est-ce quand même pas au détriment de votre tra-vail d’écrivain?

Mais je peaufine énormément mes livres! Au secours pardon est mon premier roman depuis quatre ans. J’ai travaillé quasi à plein-temps sur ce texte. Et j’ai démissionné du Grand Journal, vous ne me ver-rez donc plus faire le pitre! Arrêtons de considérer comme un obstacle cette «peopolisation» dont je ne

Omniprésent sur la scène médiatique ces dernières années, le trublion du Grand Journal de Canal + revient enfin dans l’actualité littéraire avec un nouveau roman, Au secours pardon (Grasset), le premier depuis Windows on the World, paru en 2003. C’est la suite de son best-seller, 99 Francs.. On y retrouve son héros, Octave, cette fois au service d’une firme de cosmétiques, en mission à Moscou pour y dégoter la plus belle fille du monde.

suis pas toujours l’instigateur. J’ai même arrêté mes chroniques littéraires à Voici. Est-ce que vous consi-dérez Truman Capote comme un écrivain? Ou Fran-cis Scott Fitzgerald, Françoise Sagan, ou encore Jean Cocteau? Ils ont toujours eu une image de mondains. Truman Capote a passé sa vie dans les cocktails, c’était une langue de pute, il se marrait, il faisait le pitre. Et puis on s’est aperçu que De sang-froid était un tournant dans l’histoire du roman, que Capote a peut-être produit un chef-d’oeuvre avec Petit Déjeu-ner chez Tiffany.

Vous vous comparez à Fitzgerald, Françoise Sagan, Truman Capote?...

Bien entendu! [Rires.] Je dis juste que c’est une er-reur de croire qu’être mondain décrédibilise les écrivains. On a emmerdé ces gens-là toute leur vie sur l’air de «Un cocktail, des Cocteau», ou en repro-chant à Fitzgerald d’être en photo dans Vogue. Ça n’a pas changé en un siècle. Qu’on lise mes livres, on verra qu’ils sont en parfaite cohérence avec ma vie: j’essaie justement d’y analyser l’hédonisme, de savoir si l’idéologie actuelle nous rend heureux ou pas. Octave, le héros de 99 Francs et d’Au secours pardon, est un jouisseur malheureux, un égoïste romantique, un mec qui ne pense qu’à draguer des femmes sublimes, être célèbre et avoir du fric. Or cela ne le rend pas heureux. Je pense que c’est un sujet important.

interview FrédéricBeigbeder

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A propos de Bret Easton Ellis ou encore de Jay McI-nerney, que vous présentez comme des références littéraires, avez-vous le sentiment d’être arrivé à leur niveau?

Je constate qu’en 2005 les critiques de la Book Re-view, supplément littéraire dominical du New York Times, ont dit du bien de mon livre Windows on the World alors qu’ils ont descendu celui de Bret Easton Ellis, Lunar Park. Ils trouvaient même bizarre que je puisse adorer cet écrivain... Dans leur pays, Ellis et McInerney sont considérés un peu comme moi dans le mien: Jay McInerney passe d’abord pour un dragueur de filles et un cocaïnomane, il n’y a qu’en France qu’on le lit sérieusement et qu’on dit que La Belle Vie, son dernier roman, est un bon livre. J’ai aussi ce problème, c’est en grande partie ma faute. Je vous demande d’ou-vrir les yeux, car, à l’étranger, je ne suis pas du tout perçu comme un pitre! Je suis désolé d’avoir à le rappeler, et à faire moi-même les éloges que la presse ne me fait pas dans mon pays. En Angleterre, j’ai quand même reçu le prix du meilleur roman étranger de l’année pour Win-dows on the World. Ça finit par être agaçant. J’aimerais être jugé normalement.

Comment expliquez-vous l’incroyable succès de 99 Francs en Russie?

Après la chute du communisme, il y a eu une irrup-tion de capitalisme sauvage, on est passé des priva-tions aux privatisations, de la Pravda à Prada. Les gens se sont retrouvés complètement paumés. C’est inimaginable à quel point tout était organisé, régi. Beaucoup de choses étaient gratuites. Il a donc fal-lu se débrouiller du jour au lendemain. Dans cette découverte de la liberté - et de ses inconvénients,

puisque désormais, c’est chacun pour soi - 99 Francs a été reçu comme un pamphlet anticapitaliste écrit par quelqu’un qui vit dans un système capitaliste et qui connaît son fonctionnement. Des gens ont lu ce livre comme une critique de cette nouvelle utopie. Mais d’autres l’ont pris comme un guide pratique, pour savoir comment s’habiller, quelle voiture ache-ter, comment il fallait vivre pour être un yuppie ac-compli.

Qu’est-ce qu’un bon roman, selon vous?

C’est un roman qui nous fait regarder le monde dif-féremment, qui nous apprend des choses qu’on

ne connaissait pas. Sur soi, mais également sur le décor dans lequel on évolue. C’est

peut-être aussi un moyen d’entrebâil-ler la porte sur des coulisses obs-cures. De chercher à savoir com-ment est fabriquée la publicité, par exemple, comment sont recrutés les top-modèles, ce qui s’est passé dans le restaurant du World Trade Center

entre 8 h 46 et 10 h 30 le 11 septembre 2001... Avec chaque livre, j’essaie de

montrer l’immontrable, de dire l’indi-cible et surtout d’entrer dans des zones

confuses, les méandres du cerveau humain. Avec Au secours pardon, j’explore cette attirance insensée pour la jeunesse.

Un bon roman, n’est-ce pas aussi une bonne histoire?

Si, bien sûr. C’est ce que je fais dans Au secours par-don: un homme part en Russie à la recherche de la plus belle femme du monde. Il n’y a pas de meilleure histoire! C’est la quête du Graal! Ce livre, c’est Moby Dick, en fait, une blonde aux yeux bleus remplaçant la baleine blanche...

J’avais arrêté toutes les drogues dures,je ne vois pas pourquoi l’amour au-rait bénéficié d’une

exception.

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Voltaire,une icône française

Il fut l’écrivain le plus célèbre de son temps. Et le plus scandaleux. La postérité en a fait un mythe national. Sa figure d’intellec-tuel a gommé les aspérités et la richesse d’une œuvre, plus que jamais d’actualité.

’il entrait aujourd’hui dans une librai-rie, Voltaire aurait un choc. L’écrivain le plus prolifique de notre littérature pensait avoir marqué l’Histoire par ses tragédies

et ses épopées. Mais ce sont ses contes, écrits sans prétention pour quelques amis, qui s’étalent sur les étagères. Il les appelait des «coïonneries». Les voilà rangés au rayon des classiques. En mai dernier, le manuscrit de Candide a été exposé à la New York Public Library. Le document, prêté par la biblio-thèque parisienne de l’Arsenal, a voyagé dans une mallette blindée et cadenassée, pieusement déposée en business class. Comme une relique.En tête du manuscrit, on distingue l’écriture soi-gnée du secrétaire de Voltaire, qui rédigeait sous la dictée. «Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le baron de Thunder-ten-Tronckh, un jeune

garçon à qui la nature avait donné les moeurs les plus douces.» Voltaire narre les mésaventures d’un homme soumis à tous les fanatismes - il est rossé par un régiment bulgare, fessé par les inquisiteurs à Lis-bonne. Il trouve finalement son bonheur en fuyant les prêcheurs de tout poil. Sur l’original, Voltaire a pris la plume pour rajou-ter, ici ou là, une correction. Ses interventions sont faciles à repérer : les lettres sont penchées ; le trait est nerveux. Comme s’il y avait urgence.«Voltaire est un écorché vif, un blessé, souligne l’uni-versitaire André Magnan, l’un des meilleurs connais-seurs de l’écrivain. Il a le sentiment que la bestialité humaine peut se réveiller à tout moment.» C’est qu’il l’a éprouvée dans sa chair. A deux reprises, l’écrivain est conduit à la Bastille après avoir bravé les grands du royaume, comme le duc d’Orléans ou

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le chevalier de Rohan.Il a été roué de coups, a dû s’exiler pendant trois ans en Angleterre. Ses livres ont été condamnés au brasier à Paris, Genève ou Amsterdam. Si le bourreau «avait pour ses honoraires un exemplaire de chaque livre qu’il a brûlé, il aurait vraiment une jolie bibliothèque», ironisait Voltaire. Jusqu’à sa mort, il risque sa peau. L’une de ses lettres finit par cette recommandation : «Ayez la bonté, Madame, de brûler ma lettre, sans quoi je courrais le risque d’être brûlé moi-même.» Voltaire dévore les livres d’histoire. L’humanité a des accès de fièvre. Il veut comprendre. Cela l’obsède. Dans Des conspirations contre les peuples, un texte oublié - comme les trois quarts de son oeuvre, Voltaire dresse l’inventaire des génocides. Toutes les religions, à tour de rôle, ont tranché dans le vif. Il y a eu les massacres perpétrés par les juifs dans l’Antiqui-té, les pogroms lors des croisades, l’exter-mination des Indiens d’Amérique enca-drée par les jésuites, les massacres contre les protestants à la Saint-Barthélemy. «On est fâché d’être né. On est indigné d’être homme, se morfond le philosophe. Comment s’est-il trouvé des barbares pour ordonner ces crimes, et tant d’autres barbares pour les exé-cuter ?» Le XXe siècle ne l’a pas démen-ti. Et le XXIe ? Dans le Diction-naire philosophique, Voltaire pose une question brûlante, à l’heure de l’islamisme radical. «Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?» Voltaire sèche. A quoi bon, de toute façon, chercher des arguments ? Les fana-tiques sont sourds à la raison. «Ce sont des malades en délire qui veulent battre leurs médecins.» En revanche, il a une méthode pour contenir leurs discours - c’est toujours mieux que rien. L’arme de l’ironie.

Le pari sur l’intelligence du lecteur, sommé de lire entre les lignes. Si jamais celui-ci

sourit, c’est gagné. Un exemple parmi d’autres: dans L’Ingénu, Voltaire tourne

en dérision un gentil «ecclésiastique, aimé de ses voisins, après l’avoir été

autrefois de ses voisines». En huit mots, il met au tapis le clergé, qui

fait voeu d’abstinence sexuelle - là encore, quelle actualité ! «Ce

monde est une guerre, celui qui rit aux dépens des autres est le victorieux», martèle-t-il à ses cama-rades de lutte. Prudent, il ne signe au-cun livre, emploie des pseudonymes Plume à la main, il pi-lonne sans relâche jusqu’à ses 84 ans. «Quand il naquit, Louis XIV régnait encore ; quand il

mourut, Louis XVI régnait déjà», note Victor Hugo. L’écri-

vain inonde l’Europe de brûlots et de lettres

caustiques - plus de 15000 ont été retrouvées! «Voltaire était un gra-phomane, il se consacrait à l’écriture de 6 heures du matin à 22 heures et épuisait deux secrétaires par jour», raconte André Magnan, coau-teur de L’Inventaire Voltaire (Gallimard, 1995). Prudent, il ne

signe aucun livre et mul-tiplie les pseudonymes.

Candide est l’oeuvre d’un certain «Dr Ralph», aussi imaginaire que sa fable.

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Voltaire entre à l’Académie française en 1746. Afin que son ami le philosophe Diderot le rejoigne dans l’illustre assemblée, l’immortel a un pro-jet, qu’il livre à l’un de ses amis : «Qu’il n’aille pas s’amuser à griffon-ner du papier dans un temps où il doit agir. Il n’a qu’une chose à faire, mais il faut qu’il la fasse : c’est de cher-cher à séduire quelque illustre sot ou sotte, quelque fanatique, sans avoir d’autre but que de lui plaire. Il a trois mois pour adoucir les dévots, c’est plus qu’il ne faut. Qu’on l’intro-duise chez madame..., ou madame..., ou ma-dame..., lundi ; qu’il prie Dieu avec elle mar-di; qu’il couche avec elle mercredi: et puis il entrera à l’Académie tant qu’il voudra, et quand il voudra. (...) Je recommande surtout le secret. Que Diderot ait seulement une dévote dans sa manche ou ailleurs ; et je réponds du succès. (...) Et je vous donne ma parole d’honneur de venir à l’Académie le jour de l’élection. Je suis vieux. Je veux mourir au lit d’honneur.»Diderot a-t-il suivi ces recommandations ? En tout cas, il n’est jamais entré à l’Académie française.

Jouant à cache-cache avec le pouvoir, l’écrivain s’ins-talle les vingt dernières années de sa vie à Ferney (Ain), aux limites du royaume. On peut maintenant visiter son château de style néoclassique. Un édifice presque vide, car les meubles et les affaires de Vol-taire ont été dispersés après sa mort. Mais l’impor-tant est la vue. A l’horizon, se détachent les cimes blanches des Alpes et Genève. Cette proximité valait

de l’or. En cas de menaces pour sa sécurité, Voltaire pouvait fuir dare-dare en Suisse. De son refuge, le philosophe multiplie les provoca-tions contre la toute-puissante Eglise. A ses yeux, c’est une corporation sectaire. Voltaire n’est pas pour autant athée. Il croit en un Dieu tout-puissant,

qui n’a besoin ni de prêtres ni de texte saint pour régir l’univers. La Bible, qu’il connaissait par coeur, lui apparaît comme l’équivalent de «l’histoire des chevaliers de la Table ronde». Ses charges prennent des formes surprenantes. A 68 ans, Voltaire veut faire déplacer la petite église qui se trouve en face de son château. Elle bouche la vue, se plaint le roitelet de Ferney. Il commence par reti-rer un crucifix, enlève un bout de cimetière et une partie de l’édifice, quand l’évêque du coin s’alarme et lui intente un procès. Voltaire persiste et signe.

Les dates de Voltaire• 1694 Naissance à Paris de François Marie Arouet, qui prendra

plus tard le nom de Voltaire.

• 1717 Il est emprisonné pendant onze mois à la Bastille pour une satire contre le duc d’Orléans.

• 1718 Premier grand succès au théâtre avec Oedipe.

• 1726 A nouveau embastillé. Il s’exile ensuite pendant trois ans en Angleterre.

• 1745 Devient historiographe du roi Louis XV.

• 1746 Est élu à l’Académie française.

• 1750 Nommé chambellan de Frédéric II, il part pour Berlin.

• 1755 S’installe près de Genève.

• 1759 Publie Candide, monumental succès.

• 1762 Début de l’affaire Calas.

• 1778 Rentre à Paris, où il meurt.

• 1791 Transfert de sa dépouille au Panthéon.

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Sa recette pour entrer àl’Académie française

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«J’ai jeté par terre toute l’église pour répondre aux plaintes d’en avoir abattu la moitié, raconte-t-il au comte d’Argental et à son épouse, en 1761. J’ai pris les cloches, l’autel, les confessionnaux, les fonts bap-tismaux ; j’ai envoyé mes paroissiens entendre la messe à une lieue.» Il éructe : «Je ferai mourir de douleur mon évêque s’il ne meurt pas auparavant de gras fondu.» Il fait inscrire son nom en lettres plus grosses que le mot «Dieu»Finalement, Voltaire fait machine arrière et rebâtit l’édifice. Il inscrit toutefois sur le fronton une phrase que le temps n’a pas effacé : «Deo erexit Voltaire». Autrement dit : «Erigée par Voltaire à Dieu.» En toute modestie... «Toutes les autres [églises] sont dédiées à des saints, rappelle-t-il. Pour moi, j’aime mieux bâtir une église au maître qu’aux valets.» Mégalomane, il fait inscrire «Voltaire» en lettres plus grosses que le mot «Dieu». Sur un autre mur de l’église, on peut apercevoir au milieu des herbes folles un petit mausolée, en forme de triangle. L’écri-vain l’avait fait bâtir pour abriter sa dépouille, car il craignait que l’église ne le privât de funérailles et que son corps ne fût jeté sur la voirie.

Il conçoit un char d’assautIl appelait son invention un «char de guerre». Les plans n’ont jamais été retrouvés, mais les grandes lignes du «chariot» sont connues. Deux chevaux à l’avant, protégés par des blin-dages sur le poitrail. Deux hommes à l’arrière, près d’un coffre à grenades. Un engin léger, conçu pour l’attaque en plaine, sans doute muni de lames tranchantes sur les côtés. Voltaire proposa son char en 1757 au secrétaire à la Guerre, le comte d’Argenson. «Si cela réussit, il y aura de quoi étouf-fer de rire que ce soit moi qui sois l’auteur de cette machine destructive, glisse-t-il à un proche du mi-nistre. Je voudrais que vous tuassiez force Prussiens avec mon petit secret.» Le comte demanda à voir les dessins et fit réaliser une maquette par un membre de l’Académie des sciences, avant de renoncer à en doter l’armée.

Voltaire ne se laisse pas abattre. Douze ans plus tard, il présente à nouveau son invention, cette fois à l’im-pératrice Catherine II de Russie. Plus question de tuer des Prussiens, mais des Ottomans. Voltaire fait alors fi de tous ses discours contre la guerre. «Je vou-drais avoir du moins contribué à vous tuer quelques Turcs, confie-t-il à la tsarine, elle aussi peu emballée. On dit que, pour un chrétien, c’est une oeuvre fort

agréable à Dieu. Cela ne va pas avec mes maximes de tolérance, mais les hommes sont pétris de contradic-tions.»

A Ferney, Voltaire fut - enfin - maître chez lui. Le village ne comptait qu’une quarantaine d’habitants à son arrivée. Il va bientôt en abriter mille et s’enri-chir. Il fait venir des horlogers de Genève, qu’il loge dans des maisons construites sur ses deniers person-nels. Une fabrique de montres voit le jour. Des ou-vriers s’attellent à produire des bas de soie. Le matin, Voltaire supervise les travaux des champs. Comme Candide, il cultive son jardin.

Il reste de Voltaire une statue qui ne lui ressemble pasLa propagande républicaine a gommé ce Voltaire emporté, parfois blasphémateur, souvent contradic-toire, pour en faire un mythe national bien sous tout rapport. Signe des temps : la vox populi lui a attri-bué une belle devise qu’il n’a jamais prononcée. «Je ne partage pas vos idées, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez les exprimer.» Cette formule a été forgée en 1906 par l’Américaine Evelyn Beatrice Hall dans son ouvrage The Friends of Vol-taire. On ne prête qu’aux riches.

Finalement, aujourd’hui, il reste de Voltaire «une sta-tue qui ne lui ressemble pas», résume l’écrivain Charles Dantzig. Même

au sens propre. Ses bustes le montrent en vieillard

édenté mais souriant, le re-gard malicieux. Voltaire y apparaît petit. Pourtant, sa fiche de police - les RG de l’époque le surveillaient attentivement - le décrit comme «grand, sec, l’air d’un satyre». A la Bibliothèque nationale de France, des adorateurs de Voltaire ont déposé dans le socle d’une statue le coeur de l’écrivain, arraché lors de l’autopsie. A la Comédie-Française, c’est son cervelet qui est conservé. «Ce briseur d’idoles meurt idole lui-même», disait Paul Valéry. Aurait-il apprécié cette ironie de l’histoire ? Heureusement pour nous, reste sa voix, ennemie de tout esprit de système et des petites lâchetés face au pouvoir, qui nous appelle à travers les siècles. Et un rire libre et mutin qui n’en finit pas de résonner.

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Je ne partage pas vos idées, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez les exprimer.

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Hommage à

J.D. Salinger

Ecrivain génial et méfiant, Jerome David Salinger s’est éteint ce 27 janvier à l’âge de 91 ans. Il laisse derrière lui un mythe brumeux et un chef-d’oeuvre intemporel.

Turbulences et premiers écritsour de l’an 1919, Jerome David Salinger naît à New York, d’un père juif polonais et d’une mère catholique irlandaise. Jeunesse aisée, désoeuvrement, études médiocres en Pennsylvanie. A Colum-bia, J. D. suit des cours d’écriture, rapidement remarqué par un professeur qui lui permet de pu-blier sa première nouvelle, ‘The Young Folks’, en 1940. Mais les débuts prometteurs ne tardent pas à dérailler : sa copine le quitte l’année suivante (pour ce tombeur de Charlie Chaplin), et le soldat

Salinger se voit mobilisé en 1942. Dès lors, il assiste à l’effondrement euro-péen, en tant qu’agent du contre-espionnage. Débarqué en Normandie

en juin 1945, il fait partie des premiers Américains à découvrir les camps de concentration. Il sera même hospitalisé pour dépression post-traumatique.Après la guerre, Salinger épouse une jeune Allemande. Le couple se sépare au bout de huit mois. De retour aux Etats-Unis, J. D. rédige quelques nouvelles, à partir de 1948. Leurs titres tordus méritent le détour : ‘Jour rêvé pour le poisson-banane’, ‘Oncle déglingué au Connecticut’, ‘Pour Edmée avec amour et abjection’... Mais sur-tout, en 1951, paraît son premier (et unique) roman : ‘L’Attrape-coeurs’ (‘The Catcher in the Rye’).

Un chef-d’œuvreAu-delà du texte, de l’intellect, des sentiments, certains livres ont

l’arrogance de viser directement l’âme. Peu font mouche. ‘L’Attrape-coeurs’ est une de ces rares œuvres qui parviennent à creuser une vérité intime, par-delà les conventions (sociales ou narratives), et à s’exprimer

Salinger est un rêve ou un cauchemar de biographe. Reclus à Cornish (New Hampshire) depuis 1953, ayant cessé toute publication dès 1965, l’écrivain américain ne voulait plus voir personne. On sait donc peu de lui. Evidemment, les rumeurs ont couru à grandes enjambées (folie, scientologie, désir d’infanticide...), et quelques clichés ont bien circulé. Mais rien à faire : des années déjà que l’auteur de ‘L’Attrape-coeurs’ était porté disparu. Mort-vivant littéraire depuis plus de quarante ans.

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en dépit du langage plutôt que grâce à lui. L’intrigue, ténue, tient dans le récit fait par Holden Caulfield, 16 ans et déscolarisé, d’une errance de deux jours qui résume son existence. Le style parlé, âpre, parfois grossier, interpelle le lecteur pour mieux le prendre à témoin d’une subjectivité qui se découvre dans le re-jet des facilités admises, des complaisances banales. La sexualité, l’angoisse sont omniprésentes, avec un mélange de crudité et de rigueur proche d’Hemin-gway, ou de Céline. En somme, la profondeur psy-chologique de ‘La Princesse de Clèves’ sur un ton de charretier.A travers le personnage d’Holden, Salinger parvient surtout à rendre la clairvoyance violente de l’adoles-cence, la prise de conscience morale qui la traverse. Comme une lucidité immédiate, un éveil sur le mal et la certitude de sa propre mort. Sur les possibilités d’autodestruction qu’elle ouvre, aussi. Car le jeune homme picole sévère, espère se débaucher en allant trouver une prostituée qui l’humilie. Chaque expé-rience le renvoie à sa solitude, et Caulfield pressent qu’on ne peut sortir de l’adolescence qu’amputé de l’intérieur.

La disparitionDès sa sortie en 1951, ‘L’Attrape-coeurs’ rencontre un succès jamais démenti depuis. Il en devient le livre culte des campus, pour plu-sieurs générations. Seulement, tout en continuant à publier quelques poignées de nouvelles (‘Nine Stories’ en 1953, ‘Franny et Zooey’ en 1961), Salinger se méfie comme de la peste de sa sou-daine notoriété. Il se retire, ermite à Cornish, où il restera jusqu’à sa mort. Pen-dant ce temps, on dit l’écrivain paranoïaque, délirant, entre boudd-hisme zen, fondamenta-lisme chrétien et nourriture macrobio. Au fond, on n’en sait rien. Qu’importe. Salinger s’est dé-finitivement évanoui derrière Caulfield. Si le mystère grandissant autour de l’auteur ne fait qu’accroître les passions, Holden voit ses

doubles pulluler : du ‘Rebel without a cause’ de Ni-cholas Ray (‘La Fureur de vivre’, 1955) au ‘Moins que zéro’ nihiliste de Bret Easton Ellis, en 1985. Entre ces deux avatars, Travis Bickle, campé par De Niro dans ‘Taxi Driver’ (1976), évoque un Caulfield qui aurait vieilli, sans pouvoir davantage s’adapter aux hypo-crisies et renoncements de la farce sociale.

Singulière figure, tout de même, que celle de ce dis-paru volontaire, au moins aussi adulé que dédai-gneux. Dont la révolte adolescente, le silence abrupt ne laissent finalement que peu de points de compa-raison. Si ce n’est, peut-être, avec Rimbaud, autre fameux déserteur. Alors, ‘L’Attrape-coeurs’ aurait été son purgatoire, «une saison en enfer» avant la démission, la grève infiniment reconduite ? Pour-tant, certains racontent que Salinger n’a jamais cessé d’écrire, empilant des décennies de manuscrits dans un coffre-fort, de livres sans lecteurs. Il y aurait de quoi se réjouir... Toujours est-il qu’il nous laisse pour l’instant bien seuls, face à son éternel teenager pro-vocant, comme un double paumé et railleur - qui continue à songer en silence aux canards maussades de Central Park.

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Autour de

En 2000, sa fille Margaret Ann Salinger, qu’il a eue de son second

mariage avec Claire Douglas, pu-blie L’Attrape-Rêves (titre original :

Dream Catcher : A Memoir). Dans ce livre à propos de son père, Margaret prétend que Salinger buvait sa propre urine, qu’il était atteint de glossolalie, n’avait que de rares rapports sexuels avec sa mère, la gardait virtuellement prison-nière et refusait qu’elle rencontre ses amis ou ses connaissances. L’auteur ne fit rien pour arrêter la publication du livre, mais n’adressa plus jamais la parole à sa fille.

J.D. Salinger est aussi le père de Matt Salinger, acteur connu pour

son rôle dans le film Captain America. Matt était en bons

termes avec son père et re-fuse de commenter son

mode de vie.

Salinger

En 1972, la liaison entre Salinger, alors âgé de 53 ans, et Joyce May-nard, une jeune aspirante-écrivain de 18 ans, devient source de controverse quand elle met aux enchères les lettres personnelles de Salinger qui lui étaient destinées. L’informaticien Peter Nor-ton achète les lettres pour la somme de 156 000 $ et annonce son intention de les rendre à Salinger.

En 1990, le groupe de rock français In-dochine lui dédie une chanson, Des fleurs pour Salinger, sur l’album Le Baiser.

En 2002, plus de 80 lettres d’écri-vains, critiques et fans adressées à Salinger sont publiées dans le livre Letters to J. D. Salinger, édité par Chris Kubica.