antonioni personnage paysage

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Bl¡l 70 (;é) AVANT-PROPOS Sandro Bernardi n'est pas un nouveau venu dans la calleetion «Esthétiques hors cadre» ou, des 1994, il ouvrait, a propos du cinéma, un projet de réflexion sur l'art. Dans Le regard esthétique, ou la visibilité selon Kubrick, il explorait images subtiles et sensibles de Barry Lyndon camme les mysteres galaxiques de 2001, Odyssée de l'espace. Nous retrouvons ici l'interrogation qu'il formulait alors \ sur !11!iBSSt1H_le-visible, a propos cette fois de la place \ particuliere qu 'occupe le paysage dans les films d'Antonioni: non _J pas un lieu, mais un espace a la fois énigmatique et menafant qui absorbe ses personnages, silhouettes dont les traits ne se dessinent que pour se fondre dans le cadre, au terme d'une fugitive apparition a l'écran. Le cinéma d'Antonioni est tendu vers l'ailleurs, il s'échappe des immeubles, fuit les villes et leurs rues, cherche la mer, les fleuves, la terre, le sable. Met-il en scene une course, loin du monde industriel et mécanique, en direction d'une nature encare vierge? Sandro Bernardi revient, dans ce livre, sur une leeture maintes fois proposée, mais il la traverse -c-- pour en dévoiler les insuffisances et pour l'élargir. Au lieu de la j refermer sur ces couples élémentaires que sont passélprésent ou, étouffementllibération, ses minutieuses analyses montrent aquel L.- IIlustration de couverture : L'Avventura © Lyre.

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Page 1: Antonioni Personnage Paysage

Bl¡l

70 (;é)

AVANT-PROPOS

Sandro Bernardi n'est pas un nouveau venu dans la calleetion «Esthétiques hors cadre» ou, des 1994, il ouvrait, a propos du cinéma, un projet de réflexion sur l'art. Dans Le regard esthétique, ou la visibilité selon Kubrick, il explorait l~s images subtiles et sensibles de Barry Lyndon camme les mysteres galaxiques de 2001, Odyssée de l'espace.

Nous retrouvons ici l'interrogation qu'il formulait alors \ sur l~~!me !11!iBSSt1H_le-visible, a propos cette fois de la place \ particuliere qu 'occupe le paysage dans les films d'Antonioni: non _J pas un lieu, mais un espace a la fois énigmatique et menafant qui absorbe ses personnages, silhouettes dont les traits ne se dessinent que pour se fondre dans le cadre, au terme d'une fugitive apparition a l'écran. Le cinéma d'Antonioni est tendu vers l'ailleurs, il s'échappe des immeubles, fuit les villes et leurs rues, cherche la mer, les fleuves, la terre, le sable. Met-il en scene une course, loin du monde industriel et mécanique, en direction d'une nature encare vierge? Sandro Bernardi revient, dans ce livre, sur une leeture maintes fois proposée, mais il la traverse -c-­

pour en dévoiler les insuffisances et pour l'élargir. Au lieu de la jrefermer sur ces couples élémentaires que sont passélprésent ou, étouffementllibération, ses minutieuses analyses montrent aquel

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IIlustration de couverture : L'Avventura © Lyre.

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point les étendues désertes, encore étrangeres a la machine, sont aussi peu rassurantes que l'univers urbanisé.

Ce qu'AntonioniJaisse-a]Jercevoir, derriere ses vacillants héros, serait donc Kn autre horiz01:l, un arriere-plan mythique, au sens ou Paves'e e~~ádjectif. A. travers la grisaille et les avenues sans visages de sa cité, Turin, l'écrivain tentait de joindre une présence invisible et puissante: le mythe ne se réduisait pas, pour lui, a des fables mythologiques. Actualisation poétique de forces naturelles, il était la solitude, le vide, l'attente, tout ce qui échappait a l'observation et que parvenaient a pressentir ceux-Ia seuls qui ne se perdaient pas dans l'action.

Un tel mythe, demande Sandro Bernardi, ne percerait-il pas, chez Antonioni, dans les interstices du paysage ? OU les per­sonnages disparaissent-ils? Qu 'est-ce qui rend leur présence aussi légere, et interrompt aussi brutalement leur breve destinée ? Est­ce tout ce qui, a leur insu, intervient a l'écran et les efface? Ou bien ce que le public réussit a percevoir sous l'image, s'il se dé­tache de la représentation pour se rendre attentif a l'indéfini, au fugitif, au contingent? La caméra d'Antonioni ne se fixe pas sur les personnages, elle divague et saisit, au passage, ce qu'eux ne voient paso Ainsi deviennent-ils pour le spectateur autant de pieges, ou d'obstacles, ombres sans consistance qui attirent son a!il et, s'il ne sait pas résister, le détournent du souffle mythique. Récusant le spectacle, le cinéma d'Antonioni lancerait ainsi un défi a son auditoire, il placerait, au centre du cadre, des acteurs jouant des roles, mais il se construirait loin de ce centre, la ou un incertain paysage laisse filtrer une vie autre, vie oubliée et fragile.

Vu par Sandro Bernardi, Antonioni refuse les premiers plans de visages au profit d'espaces illimités d'ou seuls peuvent émerger les forces mythiques. En lui retirant sa fonction de pur décor le décentrement transforme le paysage qui devient a la fois horizon et incertitude. Placés devant une nature qui leur échappe, ne leur est pas soumise et les dépasse, les personnages détournent le regard, ou au contraire acceptent d'ouvrir les yeux, sans etre jamais assurés de voir. La nature ne s'impose pas, au long des routes boueuses, sur les plages indifférentes, dans les déserts, elle peut sembler endormie ou grouillante. Une partie se joue entre elle et les silhouettes qui s'agitent au premier plan,

Avant-propos

s'absorbent en elle ou, parfois, savent faire halte et prendre garde a ce qui se dévoile obliquement. Ainsi les films laissent-ils sourdre un paysage-personnage, ou mieux, un personnage paysage, qui n'est ni cadre ni protagoniste mais a la fois révélateur et dévorateur. Remise en cause du sujet humain comme centre du monde?

Ainsi revisitée, l'analyse antonionienne modifie les stéréotypes paysagers. Cadres et décentrages, mobilités multiples et disjointes, enrolement simultané, mais décalé, de l'homme et du lieu, palimpsestes glissants... Remises en jeu dans une réflexion transversale, ces variations deviennent autant de composantes inédites pour interroger, a travers la formation de paysages a vocation symbolique obscure, notre rapport actuel au mythe et a la pensée du monde qu 'il recouvre. En remodelage permanent, aussi insaisissable que les monstres qu'il fait renaítre fugitivement, le paysage de cinéma confire au retour du mythique la force d'une énigme, d'autant plus insistante qu'elle se trouve privée, par la forme meme, de toute substance propre: image sans visage, ou .kJ.il~.in$_e._¿L!~r;on?J..4itrf.J;tn~?~.i!_1.!.e.l'JJ!:

d!!:. vi~::. L . / )

Christian Doumet, Michele Lagny, Marie-Claire Ropars, Pierre Sorlin

Page 3: Antonioni Personnage Paysage

LE PAYSAGE COMME FORME SYMBOLIQUE

La réf1exion que je propose dans ces pages voudrait récupérer l'une des significations originaires du cinéma, une fa<;on de regarder consciente de la dualité entre le sujet et le monde: loin de résoudre cette relation dans une unité fictive du spectateur avec le monde représenté, le cinéma des origines visait une expérience dualiste de la réalité, entendue comme relation entre sujet et objeto Des son invention, le Cinéma­tographe Lumiere commence une véritable recherche visuelle. Le sujet du regard était bien sur un sujet dominateur qui appartenait au positivisme et a la période de l'esprit scientifique (l'homme occidental s'appretait a la conquete du monde), mais c'était tout de meme un sujet qui regardait quelque chose qui ne lui appartenait pas encore, quelque chose de lointain, d'étrange, d'inconnu.

Plus tard, André Bazin parla d'une question qui était a la base de sa conception du cinéma, une question «< Qu'est-ce que le cinéma?») qui était plus importante que toute réponse. Inter­rogation philosophique, donc, si tant est que le propre de la philosophie consiste a accorder moins d'importance aux réponses qu'a ce qui les provoque. Godard dira que si Mélies avait découvert <d'ordinaire dans l'extraordinaire», Lumiere, pour sa part, a-viit découvert « l'extraordinaire dans

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l'ordinaire », suggérant ainsi que le regard originel du cinéma était un regard de décauverte et, plus encore, de recherche.

Ce discours part donc d'une prise de position fondamen­talement dualiste: d'un cóté le monde, la réalité, enfermée dans son mystere, de l'autre les discours ou les images qui ne sont pas la réalité mais qui simplement l'interpretent et, face aux images, le regard du sujet qui s'incarne dans le regard du cinéma. Contre la tendance heideggerienne qui absorbe le monde dans le langage, tendance qui aujourd'hui trouve son incarnation la plus parfaite dans l'apothéose du virtuel, Jean-Paul Sartre, dans L'imaginaire, a la suite de Hume et de Kant, se plut a souligner, sans qu'illui Hit possible de le démontrer logiquement, combien le réel était différent de son image. Regarder la réalité: c'est-a­dire enqueter sur le noumene, l'interroger toujours, dans un mouvement de recherche sans fin, un mouvement qui n'est pas sans réponse puisque ses réponses infinies sont les images.

Tel était le cinéma pour Bazin qui, en sartrien convaincu, paraphrasa quelques pages du philosophe dans son célebre essai Ontologie de l'image photographique. Il s'agissait de récupérer une perspective kantienne, dualiste, qui fait la distinction entre sujet et monde et qui place la réalité en dehors des discours, un choix qui pourrait paraitre inactuel en un temps Ol! le langage et le monde sont pres de devenir identiques, camme a l'époque post-moderne. En effet, dans notre culture, l'image tend a se confondre toujours davantage avec le simulacre dont elle differe profondément. Alors que le simulacre ne représente pas la réalité mais se substitue a elle, l'image au contraire est toujours caractérisée, selon Maurice Blanchot, par le principe de l'absence, de l'éloignement et, nous pourrions dire avec les mots d'Antonioni, du «mystere". C'est le rapport avec l'absence qui définit l'image dont la principale fonction est de représenter, c'est-a-dire de renvoyer a quelque chose qui est ailleurs. L'image nous livre la présence d'une absence. Faudrait-il donc établir une distinction entre le cinéma des simulacres et le cinéma des images?

Et comme actuellement le cinéma a une tendance toujours plus forte a s'identifier a la réalité, a s'y substituer, a se profiler sur un plan mythopo"iétique (les simulacres), nous devons partir a la recherche d'un cinéma reflexif (les images) qui ne désire qu'interpréter, interroger. Un cinéma qui au lieu de produire des mythes - c'est-a-dire des modeles de comportement

Le paysage comme forme symbolique

a suivre dans la vie - enquete sur les comportements existants, en critiquant, observant, discutant.

Comment peut-on opposer un cinéma des images et de la réflexion a un cinéma du simulacre et du mythe?

Paysage et culture

Le concept de « paysage" pourrait nous aider a salSlr cette différence entre un cinéma du mythe et un cinéma de la réflexion

Considérons quelques images-type qui ont de tout temps caractérisé notre culture. Ulysse qui scrute l'horizon salé depuis les rivages de l'ile Ogygie (des vers d'Homere aux couleurs éteintes de Bocklin), Pétrarque qui escalade le Mont Ventoux, Hypérion qui lance un regard sur la mer grecque en pensant: «l'idéal est ce qui a appartenu a la nature", le pays des lndes apparaissant pour la premiere fois a Christophe Colomb et décrit dans les pages de son journal; le sublime romantique et les scénarios de ruines qui illuminerent Byron, Winkelmann ou d'autres voyageurs plus modestes du «grand tour», les paysages exotiques, luxuriants, mais infestés de cannibales qui appa­raissent aux deux naufragés de Typee; l'ile déserte de Robinson Crusoe, le blanc irréel des glaciers Ol! s'arrete le regard de Gordon Pym; la mélancolie de Goethe méditant sur le sommet d'une montagne, comme on peut l'observer dans le célebre tableau de Tischbein, les voyageurs de Friedrich sur le Semmering ou au bord de la mer; René, assis au milieu de ruines, dans une page de Chateaubriand, le «regard exclu" de Leopardi, avec le buisson qui suggere l'infini. Ce sont ces quelques images qui viennent immédiatement a l'esprit lorsqu'on parle de paysage et qui montrent comment ce dernier et, en particulier, le theme de l'homme contemplant le scénario de la nature est l'une des formes symboliques de la culture occidentale.

Mais ce que symbolisent ces images de paysage est plus difficile a définir. I1 faudrait une étude a pan pour illustrer la maniere dont le paysage condense un probleme toujours discuté par les philosophes et les poetes, un mystere qui marque le seuil de la culture, et que nous ne cesserons jamais d'élaborer puisque c'est le fondement inconnu de notre existence en tant que sujet; c'est-a-dire tout ce que l'on entend quand on parle du rapport inextricable entre nature et culture. Walter Benjamin vo.yait

.

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13 Antonioni. Personnage paysage 12

__ dans les paysages de ruines le seuil entre histoire et nature, Simmel le rapport entre nature et art, la OU la nature se réapproprie ce que l'art lui a enlevé. Mais d'autres exemples pourraient etre allégués pour soutenir la these selon laquelle une

'-.~ conception du monde et de l'homme se manifeste dans le 1 rapport qui s'établit entre observateur et paysage.

¡ Certes, le paysage est considéré traditionnellement comme le triomphe de la culture, du regard souverain qui a donné forme au chaos, qui a transformé le monde confus en espace ordonné, lieu de plaisir et de contemplation visuelle. Dans le paysage, l'homme tient un role central ou, mieux, dominant. Mais est-ce vraiment ainsi que les choses se passent ? Que nous disent tous ceux qu'on vient de nommer et dont le regard ou l'esprit se perd au loin? Qu'est-ce qui les attire dans cette vision sans fin, ensorcelée, au-dela de l'ordre apparent? Dans ces images, le regard est un mouvement qui emporte l'homme au-dela de lui-meme, dans la direction de sa transcen­dance ou vers sa propre origine, au-dela du savoir commun, vers quelque chose de mystérieux qui appara!t et dispara!t dans le meme temps. On trouve dans ces images l'idée que le paysage est certainement le sommet de la culture, mais aussi juste le contraire, sa frontiere, une limite, une sorte de fresque ou de rideau fragile, derriere lequel on sent encore le souffle froid d'un monde inconnu.

Cela suffirait certes a justifier une étude du paysage au cinéma. Si ce topos est récurrent dans la littérature ou la

, peinture, il devient essentiel dans le cinéma moderne et contem­porain. Il s'agit d'un dispositif dans lequel la présence d'un observateur, faisant partie intégrante du paysage, implique une référence a l'acte de voir et a la position de celui qui regarde.

Le paysage est donc une interrogation sur la culture, il n'est pas un objet autonome; étudier le paysage, c'est étudier une culture, sa fa<;on de construire l'espace et de se comprendre, dans ce rapport entre le connu et l'inconnu que nous appelons habituellement le monde. Étudier le paysage au cinéma signifie aussi réfléchir sur l'acte de voir qui est l'acte constitutif du

"_ cinéma meme.

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Le paysage comme forme symbolique

Le spectateur comme sujet du regard

Qui est celui qui regarde? Qu'est-il en train de regarder? Et surtout: quelle est la place ou le statut du sujet qui regarde ?

En effet, au-dela de la caméra, un autre regard est aux aguets, dans l'ombre, celui du spectateur qui organise et struc­ture son rapport au film, selon des codes et des modeles culturels toujours différents dans l'espace et dans le temps: la perception des ceuvres change toujours, on le sait. La stéréo­scopie de ces regards, la dislocation réciproque de ces points de vue ne peuvent etre ignorées. Réfléchir sur le paysage suppose donc de prendre en compte au moins trois points de vue différents et distants: l~~gar<idesl't:r.sonnagesdans le Wm, le regard du film, le regard du spectateursur le film. Ce sont trois actes différents qui doivent etre -co'~f;()~t¿s et distingués et que parfois la critique ou l'analyse du film ont associés a un niveau unique, attribuant au texte ce qui appartient au personnage ou au spectateur. Ce n'est qu'a une époque récente que ces roles ont été étudiés dans leur corrélation autonome.

A cette multiplicité de regards, il faut ajouter ce qui caractérise le cinéma, systeme de représentation qui fonctionne un peu comme le cerveau. Il est potentiellement, comme le notait déja Münsterberg 1, un instrument intellectuel puisque le changement des points de vue (montage) incarne techniquement le mouvement du regard et de la pensée du sujet humain. En effet, le cinéma a la possibilité, meme s'il ne l'utilise pas souvent, de regarder une chose sous plusieurs angles, de s'approcher et de s'éloigner, de s'éloigner aussi de soi-meme.

Ce mouvement est aussi proche d'une recherche que l'on désigne sous le nom d' anthropologie culturelle: nous pouvons regarder un autre ou bien nous-memes avec les yeux d'un autre. Une civilisation qui oublie de se regarder, ou ignore qu'elle est regardée, est une civilisation destructrice qui annule la subjectivité de l'autre. Le cinéma a été en effet utilisé dans la narration classique pour établir le regard souverain de l'homme occidental sur les autres hommes ou bien sur les femmes en les réduisant a des objets, en ignorant le regard de l'autre. Mais il pourrait etre et devrait etre aussi le contraire: un lieu de rapport

avec l'altérité et avec la différence. On regarde donc, mais on est aussi regardé. En effet, dans

le cinématographe des origines ce rebond des regards ét~it plus

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Antonioni. Personnage paysage Le paysage comme forme symbolique 12 13

,dans les paysages de ruines le seuil entre histoire et oature, Le spectateur cornrne sujet du regard Simmel le rapport entre nature et art, la OU la nature se réapproprie ce que l'art lui a enlevé. Mais d'autres exemples pourraient etre allégués pour soutenir la these selon laquelle une

'-.~ conception du monde et de l'homme se manifeste dans le 1 rapport qui s'établit entre observateur et paysage.

¡ Certes, le paysage est considéré traditionnellement comme le triomphe de la culture, du regard souverain qui a donné forme au chaos, qui a transformé le monde confus en espace ordonné, lieu de plaisir et de contemplation visuelle. Dans le paysage, l'homme tient un róle central ou, mieux, dominant. Mais est-ce vraiment ainsi que les choses se passent? Que nous disent tous ceux qu'on vient de nommer et dont le regard ou l'esprit se perd au loin? Qu'est-ce qui les attire dans cette vision sans fin, ensorcelée, au-dela de l'ordre apparent?

, Dans ces images, le regard est un mouvement qui emporte ",' l'homme au-dela de lui-meme, dans la direction de sa trallScen­

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Cela suffirait certes a justifier une étude du paysage au cinéma. Si ce topos est récurrent dans la littérature ou la'l' peinture, il devient essentiel dans le cinéma moderne et contem­porain. I1 s'agit d'un dispositif dans lequel la présence d'un

,_' observateur, faisant partie intégrante du paysage, implique une référence a l'acte de voir et a la position de celui qui regarde.

Le paysage est donc une interrogation sur la culture, il n'est pas un objet autonome; étudier le paysage, c'est étudier une culture, sa fa~on de construire l'espace et de se comprendre, dans ce rapport entre le connu et l'inconnu que nous appelons

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Qui est celui qui regarde? Qu'est-il en train de regarder? Et surtout: quelle est la place ou le statut du sujet qui regarde ?

En effet, au-dela de la caméra, un autre regard est aux aguets, dans l'ombre, celui du spectateur qui organise et struc­ture son rapport au film, selon des codes et des modeles culturels toujours différents dans l'espace et dans le temps: la perception des ~uvres change toujours, on le sait. La stéréo­scopie de ces regards, la dislocation réciproque de ces points de vue ne peuvent etre ignorées. Réfléchir sur le paysage suppose donc de prendre en compte au moins trois points de vue différents et distants: le..regard des eersonnag,es dans le film, le regard du film, le re ard du s ectateur sur le film. Ce sont trois aetes 1 érents qui doivent etre confrontéS et distingués et que parfois la critique ou l'analyse du film ont associés a un niveau unique, attribuant au texte ce qui appartient au personnage ou au spectateur. Ce n'est qu'a une époque récente que ces róles ont été étudiés dans leur corrélation autonome.

A cette multiplicité de regards, il faut ajouter ce qui caractérise le cinéma, systeme de représentation qui fonctionne un peu comme le cerveau. I1 est potentiellement, comme le notait déja Münsterberg 1, un instrument intellectuel puisque le changement des points de vue (montage) incarne techniquement le mouvement du regard et de la pensée du sujet humain. En effet, le cinéma a la possibilité, meme s'il ne l'utilise pas souvent, de regarder une chose sous plusieurs angles, de s'approcher et de s'éloigner, de s'éloigner aussi de soi-meme.

Ce mouvement est aussi proche d'une recherche que l'on désigne saus le nom d'anthropologie culturelle: nous pouvons regarder un autre ou bien nous-memes avec les yeux d'un autre. Une civilisation qui oublie de se regarder, ou ignore qu'elle est regardée, est une civilisation destructrice qui annule la subjectivité de l'autre. Le cinéma a été en effet utilisé dans la narration classique pour établir le regard souverain de l'homme occidental sur les autres hommes ou bien sur les femmes en les réduisant a des objets, en ignorant le regard de l'autre. Mais il pourrait etre et devrait etre aussi le contraire: un lieu de rapport avec l'altérité et avec la différence.

On regarde donc, mais on est aussi regardé. En effet, dans le cinématographe des origines ce rebond des regards était plus

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visible: l'opérateur était salué par les passants. Ainsi, par exemple, dans la prise de vue intitulée Arrivée des congressistes aNeuville-sur-Saóne (Lumiere), les congressistes en descendant du bateau saluent l'opérateur que nous ne voyons pas, mais dont nous sentons l'existence grace a ces salutations. Il se passe la meme chose dans les pays exotiques visités par les caméramans des origines, OU les enfants et les adultes regardaient l'opérateur et la caméra avec une vive curiosité: nombreux sont les «regards caméra» dans les documentaires des pionniers. Mais on en trouve aussi beaucoup dans les fictions de Mélies. Tres vraisem­blablement d>ailleurs ces «regards caméra" n'étaient absolu­ment pas remarqués, ni par les premiers opérateurs ni par les premiers spectateurs. Cependant leur nombre est assez impor­tant pour pouvoir affirmer que le cinéma des pionniers regarde les autres et qu'il est également regardé par les autres. Il n'est donc pas seulement l'instrument de notre curiosité européenne mais il est aussi la preuve et la démonstration de la curiosité des peuples extra européens.

Dans la narration classique cet indice de réflexivité déstabilisant que figure le «regard caméra" sera remplacé par de nombreux éléments de stabilisation qui donneront une place plus sure au sujet dans le dispositif cinématographique. Mais il a toujours existé dans le cinéma comique, comme expérience de la subversion. En effet, cet échange entre observateur et observé suscite des craintes, des incertitudes, des réflexions. Le cinéma, s'il est un spectacle, est aussi un systeme de représentation du monde défiant la pensée la plus complexe.

Regarcler et voir

Il faut également établir une distinction entre les différents types de regard, plus ou moins conscients et réflexifs, que nous pourrions synthét'iSerdans ladistihction entre voir et regariter qui appartient de-hit au domaine de l'anthropologie cutiurélle. L'acte de voir représente un mouvement de définition de l'objet, la constitution de sens, un acte souverain avec lequel

ous donnons un nom a la chose que nous voyons, alors que • l'a~t;Jie~er représente un moment plus ouvert, un regard o sí{r l'inconnuL~1!r le mystere9..ui~_gt_oujQurs ºevaIlt-UQ:u~>.dans .0 les obJets et\ dans-les-lí~ui-~e-s plus familiers., Ces deu: aspects,D'- malheureustnnent1qu.aSl tou:ours copfondus 1un aVfc 1autre,,ne .

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Le paysage comme forme symbolique

se succedent pas chronologiquement, mais coexistent dans les expériences les plus communes. Et c'est justement le cinéma, encore une fois, qui se charge de représenter cette stratification et de mettre en évidence, dans notre expérience visuelle, la dialectique du voir et du regarder.

Considérons un film de Fran~ois Truffaut, L'Enfant sauvage (1970). Le docteur Itard qui examine le petit Victor, trouvé dans la foret, s'aper~oit qu'il ne réagit pas aux voix humaines et dit: «Il nous entend sans nous écouter, de meme <r!'il nous regarde sans voir. Nous lui apprendrons aécouter et a ;o~r". E:couter et VOlr incombe justement au savoir et a la ,oJ' culture. Notre aptitude a voir est dépendantede not!.e..savoir, o"

I'homme voit ce qu'il sait:vÜÍt et il.nomme les.choses, les lieux 1 ou les autres hommes 2. Lacte de VOlr est assoClé au monde des , fins, a la valeur d'utilisation des choses. Mais il y a dans l' expé­rience visuelle quelque chose de plus, c'est l'acte de regarder, la pos§ib.iljté de se situ~u-dela du savoir qui q>nditionne notre perception,. de remonter vers ce qui n'appartient pas encore a noúé savoií- et que donc nous ne sommes pas capables de voir. L'invisible est une partie constituante et déterminante du visible,J comme l'a démontré Merleau-Ponty 3. La rache du cinéma est donc aussi de conserver cette ouverture sur l'incolll].u qui existe­dans le regard enfantin oú'daftS"te reg-ard eles« sauva es», c'est­a-dire de créatures étrangeres au món e de laculture, comme le petit Victor au moment de sa découverte. Mais il voit peut-etre d'autres choses que nous ne voyons plus, c'est-a-dire les possibles. Le cinéma, comme les autres arts, lorsque c'est un art, nous apprend non seulement a voir, ce qui fait partie de notre éducation, mais a regarder, a regarder et a voir dans le meme U temps, c'est-a-dire a récupérer cette richesse et cette ouve~ture ~ sur les possibles qui est constitutive 'du~egarder", sans perdre ". les connaissances par ailleurs importantes qui subsistent dans le

«VOlr ». Cette complexité, ces expériences initiales sont présentes

dans le cinématographe des origines. Dans le cinéma moderne, la complexité du regard apparalt ou réapparaít tres souvent associée au paysage, figure qui met en scene l'acte meme de regarder. Nous choisirons le cinéma d'Antonioni comme guide. La, les scenes de paysage dans lesquelles un homme regarde le monde deviennent des expériences limites, des seuils. Mais de 4­quels u~ivers sont-eltes teS seüils, de qti~te réaTit'r'S'O'nt-elles les ~_ ... .--~ e ­

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17 16 Antonioni. Personnage paysage

[jigneS? En d'autres ter.m~.le paysage dans le cinéma peut-il • ..etre étudié comme une, ffrqnt.iere? Et quel genre de frontiere?

..-Entre nature et culture t.Entre les cultures? "" Mais pourquoi Antonioni? Le paysage dans le cinéma d'Antoniani devient un personnage a part entiere, un véritable interlocuteur, parfois un antagoniste impitoyable a l'égard des protagonistes; ce n'est plus un miroir de l'ame, ce n'est plus le lieu de l'action; c'est au contraire un étranger a l'action, un lieu vaste et opaque ou les personnages risquent de se perdre; un seuil justement d'ou nous entrevoyons les limites de notre culture, entendue comme la somme des modeles et des images qui canstituent notre connaissance du mondeo En établissant un F-apport toujours critique entre personnage et paysage, c'est natre culture, natre regard de dominateurs qu'Antonioni met en discussiono En meme temps que le personnage, c'est aussi la caméra qui découvts:Jes. l¡mjtes_.d~~QQ.Rr..0F.:.~•.~~~oiro Elle se reconnait, elle aussi, face a l'inconnu, elle rencontre l' altérité la plus mystérieuse et elle retrou~.J~ L,!.C!E.:~l:;()f,?!,1:?es de notre savoiro Par quels mayens? Par une critique lmpltoyable de la puissance du regardo

En effet, les mythes qui paraissent ensevelis dans la ature domestiquée émergent de l'observatian du paysageo Le

monde aublié, les reyeS les plus archa"iques n'ont pas totalement . disparu, ils sont la, prets a émerger, violents et mystérieux,

[ derriere la subtile scénographieo Dans les paysages antonianiens, o le passé est aux aguets derriere le présent et le mythe est caché

dans la lumiere solaire de la rationalité (le désert de Zabriskie Pointo o0)0 Mais l'observatian du paysage qu'il nous offre n'est pas une chute dans le mythe, elle est plut6t une tentative de

Lr"''- ramener ala lumiere de la conscience ce mystérieux passé et ces

reyeS, grace a une recherche lucide et tendreo Reste a préciser toutefois ce que j'entends par «mythes» ?

Pavese: la culture est une réfiexion sur le mythe

Le mythe est une image, un événement extérieur établi paur toujourso Ou du moins, il se présente camme tel, éternel, meme si évidemment il ne l'est paso Sa répétirjpp est le ritue!. Reprenant et paraphrasant une célebri'aéfííiiticní d'?1toland Barthes, pour qui le mythe était «un mot », nous pourrions dire que le mythe se concrétise non seulement dans un mot mais

Le paysage comme forme symbolique

aussi dans une image. Marilyn Monroe est un mythe, le Far West, l'Orient en sont d'autreso Le mythe en effet se condense d¡ms l'image ou le nom d'un lieu, fréquemment aussi dans le nom commun d'un lieu, plut6t que dans une image humaine. Pourquoi un lieu ? Cet aspect a été étudié par Cesare Pavese qui parle de deux caractéristiques fondamentales se rapportant aux images du paysage 4

:

Un matin de septembre, lorsqu'un peu de brume s'exhale de la terre, un plateau au milieu des collines, composéde prairies, de groupes d'arbres, et traversé par de longues c1airieres, et dont le caractere de lieu sacré qu'il'dut avoir dans le passé te semble

évident, retient .ton attention; dans les C!.airiere~, les f~t~s, les --lo. fleurs, les sacnflces au bord du mystere qUl se revele et ' menace entre les ombres sylvestreso La, ~1,l.C la frontiere entre le • ciel et l'arbre, le dieu pouvait se manifestero Aujourd'hui, la .-...1

caractéristique, je ne dis pas de la poésie, mais de la fable mythique est la consécration des lieux uniques, associés a un fait, a une geste, a un événemento A un lieu parmi d'autres on donne une signification absolue, l'isolant du monde. De cette-J" fa¡;:on, les sanctuaires sont apparuso De cette fa¡;:on, les lieux de .. l'enfance reviennem a la mémoire ['0']0 Mais le parallele ave!:. o.

l'enfance fait immédiatement voir cornment le lieu mythique n'est pas tant un lieu spécifique, le sanctuaire, qu'un lieu de nom commun, universel, la prairie, la foret, la grotte, la plage.Ja maison qui dans son indétermination évoque toutes l~s prairies, les foretso .. et les anime toutes de son tremblement syínbolique~

Nous pourrions dire apres cela que le lieu mythique est un lieu saisi dans son aspect sacré ou bien qu'il est exactement ce qu'il y a derriere le paysage. Si le paysage est clair et solaire, rationnel]-. conscient et anthropocentrique, le lieu mythique est obscur, archalque et il n'a pas pour centre l'homme mais un dieu disparu, un vide, une absenceo Le mythe, c'est le point aveugle du paysageo Les événements de l'enfance deviennent mythique dans le souvenir qui les élabore mais, du fait qu'aucun enfant n'a conscience de vivre, il est évídent que pour la canscience le mythe n'existe que parce qu'il est perdu, qu'il n'est jamais vécu , mais seulement revécu: «il faut savoir que nous ne voyon~ \ j~mais les choses la premiereTolrñ1~~r,otír6Uf!~~~~~o~~~~5:i~~:-' da encore Paveseo Cette seconde fOlS, c est la poesle, du mOl~

--~"-"-,.",.".._•. _.,--~" --, _.

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19 Antonioni. Personnage paysage 18

l'époque contemporaine Ol! les grands créateurs de mythes ont disparu: « la vie de chaque artiste et de tout homme est, comme ceBe des peuples, un effort incessant pour déchiffrer ses mythes ... puisque l'oscillation des mythes qui passent de l'inconscient a la conscience marque le début d'un processus qui ne s'apaisera que lorsque nous les aurons tous dévoilés; et ils fuient et retombent dans l'indistinct auquel ils appartiennent avec la partie la plus riche de nous-memes s." '­r Le mythe est donc l'enfance du lieu, ou le lieu pen;u a partir de l'enfance. Une enfance métaphorique, bien sur, c'est-a­dire le point de vue d'un sujet humai~ qui tend a s'identifier au monde et a croire que tout est éternel, immuable. Le paysage, par contre, représente l'acte de regarder adulte et conscient. Ici aussi il s'agit d'une maturité métaphorique, entendue comme la apaCité a reconnaítre la scission entre soi-meme et le monde, de

se détacher des choses ou des etres, afin de formuler un juge­.~ent criti.que et analytique. ~egarder le p~ysa?e signifie regar­

.. aer conSClemment, avec un detachement reflexlf; le paysage est ~/ le lieu meme du mythe, mais il est vu avec un a:il distant qui ¡ saisit le mouvement dans l'immobilité apparente, la différence \ dans la répétition apparente, l'altérité dans l'identité. -"

Anthropologíe et poésíe

Le paysage est donc l'apparition diurne de l'espace qui, en revanche, révele sa face nocturne dans le mythe. Mais le dévoilement des mythes n'est pas seulement la tache de la poésie, comme le dit Pavese; c'est aussi ceBe, du moins en partie, de l'anthropologie. Pavese le savait bien, lui qui, traduisant Lévy-Bruhl et Mircea Eliade, inaugura la premiere collection d'études anthropologiques en Italie. L'idée la plus intéressante est que Pavese, dans ce discours, associe la ..p.9.s:sie-a l'anthro­pologie ~tJeur attribue un objet commun, une rache similaire qui se matérialisera bien évidemmept sotis des formes diverses. Ainsi dans un autre essai, La Selva;Pavese parle de la poésie en termes anthropologiques: « Le sauvage-qui nous intéresse, ce " n'est pas la nature, la mer, la foret, mais l'imprévu dans le ca:ur de nos compagnons, les hommes ". Mais pour Pavese la vraie nature, contre laquelle tous les jours nous devons combattre, c'est l'expérience humaine intersubjective. «La foret obscure;, c'est désormais la viBe, la présence des au tres: «Le propre de la

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Le paysage comme forme s!,mbolique b.."r~'

~t r~ - tJ~lvb~,. f - <~MIJ¡U/A\ . Pel'lft ,c) L_;)

viBe et de la femme, de la. vie ..en commu ... consiste en td~~ symboles et lorsque nous les.heurtons, notre volonté se tend, ~ frustrée, elle nous laisse impuissants face au mystere". Cette "­inclination a voir le sauvage, la cruauté, le mystere dans le ca:ur de l'homme et du monde contemporain revient dans l'a:uvre de beaucoup de metteurs en scene du cinéma moderne italien, de Rossellini a Antonioni. Mais, des maintenant, je voudrais souligner l'analogie qui existe entre l'usage que l'on fait ici du mot «mystere" et celui qu'en avait fait, peu de temps auparavant, André Bazin, pour définir le visage d'Edmund dans Allemagne, année zéro: «La préoccupation de Rossel1ini devant le visage de l'enfant d'Allemagne, année zéro est exactement a l'opposé de cel1e de Kulesov devant le gros plan de Mosjoukine, ici il s'agit de lui conserver tout son mystere" ou celui d'lngrid Bergman dans'Eúrope 51: «Son visage n'est que la trace d'une certaine souffrance". __---./o...-.. "'..,·

Esthétíque et anthropologíe

L'idée qui guide cette recherche est donc celle qui relie la recherche esthétique a la recherche anthropologique et' philosophique. De nombreux philosophes affirment la nécessité de voir dans l'art non la production du beau, mais un instrument

. de réflexion sur le rapport entre l'homme et le monde. De Goethe jusqu'a nos jours, l'idée de l'art comme connaissance a intéressé de nombreux théoriciens. Gregory Bateson, pere de l' épistémologie moderne et du concept de «complexité", proposa en 1979 une conception de l'art proche de l'anthro­pologie et de la science. Le probleme de l'art était pour lui un probleme cognitif qui devait mettre ajour les na:uds, les liens visibles ou invisibles entre les choses ou entre les hommes. L'art doit etre pen;u comme un systeme de relation: «Par esthétique, j'entends ce qui est sensible a la structure qui relie [...]. De quelle far;an étes-vau; 'en relatian avec cette créature? Quelle structure vous relie aelle?". La recherche esthétique fait partie de la recherche de la stru~ture gui relie les autres structures. Bateson observe que, dans l'histoire universel1e, il y a eu de tres nombreuses visions du monde, diverses et opposées, mais que toutes ont soutenu l'idée d'une unité fondamentale qui passe par l'esthétique, laissant espérer que le grand pouvoir de la technique «ne suffira pas a nier l'idée d'une beauté unificatrice

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Antonioni. Personnage paysage 20

fondamentale ». Le philosophe américain ne propose pas, bien sur, un retour aux grands courants mystiques du passé, il ne veut j' pas construire un systeme nouveau pour remplacer la signification perdue de l'unité, il revendique simplement la

( nécessité de chercher cette unité: « le fait que nous ayons perdu , la signification de l'unité esthétique a été pour nous une erreur

épistémologique ». Quelle part le paysage a-t-il dans cette recherche de

l'unité? Nous le verrons au fur et a mesure de notre voyage, mais il n'est peut-etre pas inutile d'en dire d'ores et déja quelques mots. La vision du paysage va au-dela de la vision traditionnelle de l'homme comme dominateur, comme découvreur et conqué­rant. Il nous faut donc trouver une autre relation qui se construit sur de nouveaux présupposés, différents des présup­posés classiques qui pla«aient l'homme au centre d'un cosmos artificiel; mais il s'agit de la chercher, non de l'inventer. Les images du parc nocturne de Blow up marquent sans doute le point culminant de la réflexion d'Antonio~i sur le paysage et sur le mystere de la nat1.!re. Le protagoniste cherche ce qu'il ne peut trouver, mais il trouve ce qu'il ne cherchait pas: il est vrai qu'il ne voit aucun paysage, mais toutefois ce degré zéro de visibilité correspond a la tres forte sensation d'une présence; le regard du personnage et celui du spectateur s'adressent au monde extérieur, a ce qui transcende l'individu, le délimite, le définit. Ils

i découvrent ainsi leurs limites et l'histoire du film est la, dans la ¡ découverte d'une limite, dans la découverte que notre vie finit la ¡" ou commence celle des autres. ~

l Dans le cinéma moderne, le paysage ne doit pas etre seulement compris comme un theme iconographique et esthétique, ce qui serait bien peu, mais avant tout comme un probleme culturel esthétique et anthropologique. Nous allons découvrir que dans le cinéma italien beaucoup de personnages

-.-regardent le pay"sage; ,dans ce,rta,l,'ns films, il semble qu'ils ne fassent rien d'alftre, du·début a la fin. Que cherchent-ils? Une¡identité perdue ?"Leurs limites ?Ou bien une unité du monde qui n'est plus désOñirnts qu'un souvenir? Stimulée par le

." probleme du paysage, l'esthétique débouche directement sur l'anthropologie, elle nous amene a réfléchir sur les limites de la culture, de notre savoir, elle devient un probleme de connaissance et des limites de la connaissaJ1i:;e. En effet, si le paysage est une scénógntphie! ou u~tableau dans lequel

t nZ)o.. < , '7-- ' \ ~.P!e.". 1J..A..-·" ..

Le paysage comme forme symbolique 21

s'exprime notre culture, nous pouvons aussi penser que le paysage est un voile (skéné en grec si~nifie « voile» ou « rideau»)

qillpe'ut nous"cacnerle ni-Z;ñde' des alltres cultures ou qUl pett 1'1@­au contraire nous montrer le point de contact entre notre

culture et l~~, autres," ~,~~d" J~ E'y,"ge ,igru!i, .Jo,rs, c.~ercher '. ''' .... cette fronuere et s arreter sur le seUlI de notre saVOlr: cela ¡ "

devieñrunemaniere' de .. regarder au-dela de soi:rneme, de ' • chercher a voir ou entrevoi~iest derriere le taWeau..-der­riere la scénograp~;-ce que nous n'avons jamais voulu connaitre. Le cinéma peut nous aider dans cette démarche de connaissance et de recherche.

Typologies

Avant de parler du paysage dans le cinéma italien et afin de mieux saisir le rapport dialectique entre voir et regarder, il me semble opportun de parcourir les phases principales de la trans­formation du paysage dans le cinéma, et plus spécifiquement celles qui soulignent le rapport entre paysage et récit, car le récit est bien la forme de la représentation du monde au cinéma. En effet, si la forme traditionnelle du film est le récit, le probleme a considérer sera celui du lien entre raconter et regarder; il s'agira de voir quel rapport existe entre l'aqe d~ regarder le paysage et l'acte de raconter une histoire. Il faudra done tout d'abord analyser de quelle maniere le paysage peut parfois servir a la construction du récit, s'intégrant a ce dernier, ou bien comment, a d'autres moments, il peut le briser ou le suspendre en ouvrant des lacérations, des temps morts dans la forme du film et du regard. Le paysage oscille <;ontinument entre ces deux extremes: l'un d'intégration au récit et l' autre de sortie du récit, d'interruption du flux narratif, d'effraction. Ainsi dans ce bref parcours nous verrons a l'ceuvre deux catégories, k paysage narratif et le paysage pictural. ]'entends par paysage narratif, un paysage fonctionnel, intégré a la narration et a la dramaturgie du film, c'est-a-dire le paysage diégétique tradit~nnel; par paysage ''''! pictural, cel~i caractérisé par un regard réflexi~ e? partie seule- j, ment narrauf et dans lequel, comme dans la pemture, le sens ~¡ n'est pas tant l'histoire racontée que l'ouverture sur les histoire~ possibles qui sont derriere ou a coté de l'histoire principale. ,-

Parallelement nous observerons la différence entre lieux ei espaces. Alors que le regard pictural s'intéresse a la descrip-

V~.'·~ ~

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22 Antonioni. Personnage paysage

tion des lieux, description ouverte aux significations possible~,

lé~egard narratif tend au contraire aktransformation d'un lieu en un espace diégétique, destiné aune action, lui attribuant un sens défini, précis, efficient pour l'histoire racontée. Certes ces deux catégories ne doivent pas etre considérées comme alter­natives et encore moins comme incompatibles, elles coexistent toujours, adifférents degrés et sous différentes formes. Nous pouvons ainsi trouver un fort degré d'intégration narrative avec de faibles valeurs picturales, et inversement une forte valeur picturale avec une intégration narrative faible.

A partir de ces observations, on peut distinguer, il me semble, quelques grandes typologies de rapport entre paysage et récit. Au début, naus rencontrons les vues du cinématographe de Lumiere et de ses successeurs, Kahn, Comerio et les autres: c'est la période pendant laquelle le cinéma montre simplement des lieux, des personnes mystérieuses, en bref, les lieux du cinéma que nous pourrions nommer ala suite d'un poete italien, Dino Campana, le panorama squelettique du monde. Dans une deuxieme phase, les premiers rapports incertains entre figure et fond, les premiers mondes diégétiques font leur apparition. Les lieux ou les scénographies utilisés pour raconter une histoire ne sont pas encore completement transformés en espaces diégé­

' tiques, ils conservent encore une forte autonomie par rapport a l.a narration, et le cinéma joue justement su.r ce d.écalage, comme a l'époque des avant-gardes. Reprenant une phrase d'Ibsen, naus pourrions appeler cette typologie, le temps des jeux.[

._. Autre catégorie aexaminer: le cinéma de pleine intégra­tion narrative dans lequel le paysage s'incorpore a l'histoire racontée. Nous pourrions l'identifier comme le temps des mythes, dans lequel le cinéma construit des mythologies (le western, par exemple) avec leur espace imaginaire, pleinement

arratif. L'alternative a ce modele d'intégration est le paysage comme ouverture sur les possibles dans lequel, bien que partant d'une histoire racontée, le regard suspend la narration et

'1 récupere la dimension picturale comme dimension mi­l ternporelle et m~-:!!!!!"rative. Enfin, la derniere phase sera celle de 'lámaturité dú'rega;dcir{ématographique que nous pourrions

appeler, citant toujours Ibsen, le JE!1.P!. de la réjZexion. La ,--Q,íI,r.ratim!J!'une seule histoire apprencfacohabiter avec \ l'ouverture \sur les autres histoires possibles. L'histoire se ~construít d'ailleurs dans la relation entre l'actuel et le possible,

Le paysage comme forme symbolique 23

entre l'espace (de l'histoire) et les lieux (du cinéma). Le cinéma récupere la stupeur des origines, le regard de Lumiere sur le monde, mais ir le fait avec une totale conscience, faisant de la narration une réflexion et de la réflexion une narration.

Je voudrais cependant, des maintenant, éviter une équi­voque. Les typologies que je propose ne sont pas successives, meme si elles apparaissent ades moments différents de l'histoire du cinéma, les nouvelles formes ne chassent pas les anciennes. Nous pouvons les rencontrer simultanément et devons donc les considérer comme des formes meta-historiques qui coexistent et s'entrecroisent, jouant l'une contre l'autre et se modifiant entre elles. Voyons-les apparaitre a qUelques moments de l'histoire du cinéma.

« Le panorama sque1ettique du monde»

. Fils du grand mythe scientifique positiviste mais aussi des fantasmagories plus arch<;ti"ques, situé a mi-chemin entre la science et l'imaginaire, al'époque de l'explo;'ation du monde'er­des expositions universel1es, le cinématographe ases débuts fait proliférer de grandioses projets scientifiques; il Y a ceux qui désirent archiver tout le globe terrestre, ceux qui projettent d'emmagasiner l'histoire, ceux qui revent de voyager dans le temps et dans l'espace. Avec les premiers opérateurs qui s'avan~aient aux frontieres du monde pour rapporter toutes sortes d'images, l'art des prises de vue était une espece de « grand tour» des pauvres. C'était aussi la continuation des lanternes magiques ou des « panoramas» dans lesquels l'infor­mation se meIait al'imaginaire.

Prenons pour exemple Rimini l'Ostenda d'Italia, film documentaire attribué a Luca Comerio, et datée approximati­vement de 1912-1913. Au début, une longue vue panoramique de 3600 réve1e une étendue de toits et quelques campaniles. On cherche en vain des constructions qui permettraient d'identifier la ville et on ne la reconnait que par le titre. On ne nous montre en fait que la vue aérienne d'une ville, semblable a beaucoup d'autres, dans laquelle nous pénétrons gdice aux vues du marché, du port, des scenes de la vie quotidienne semblables a n'importe quelle autre cité portuaire. Le spectateur voit tout mais ne comprend presque rien. Le sens de 'ces vues pano­ramiques doit etre cherché ailleurs, peut-etre dans l'acte meme

é­." . \ .. \

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25 Antonioni. Personnage paysage 24

de regarder, un regard en mouvement qui parcourt l'horizon. Qu'est-ce que Comerio montrait sinon le cinématographe meme? Le but principal est une recherche de l'effet filmique. Le paysage des origines, qu'il s'agisse de lieux naturels ou de scenes

, de vie, ne sert de toile de fond a aucune histoire, il est lui-meme l'histoire, le protagoniste e!}_t:..discours. La lecture est inceftaine,

/ la figure et le fondCO'iiiCídent. Dans le meme temps, ce genre de ¡ paysage est tres riche justement a cause de sa complexité. On ~~, , appen;oit des images dont chaque fragment est autonome, point

focal d'une histoire possible, et dont les ouvertures sont indéfinies, incalculables. En outre, ces images nécessitent un spectateur attentif et conscient, elles l'incluent dans la vision meme.

lCe n'est donc pas le monde qui nous apparait dans le

cinématographe de Lumiere mais « le panorama sque1ettique du ffionde" c'est-a-dire une série de formes, de silhouettes, de figures qui nous échappent au moment meme OU elles appar~issent. Le cinématographe étai~ ~n dis~ours qui se taisait.

, En meme temps le spectateur des ongmes dlscerne son propre reflet obscur sur l'écran, soit parce que regarder est le sens de la « prise de vue ", soit parce que le spectateur se voit regardé directement et avec insistance par ceux qu'il observe. Nous pourrions dire alors que, avec le cinématographe, on se regarde soi-meme dans l'acte de voir, la conscience de la vision prévalant sur l'objet ou sur le sens.

Cependant la signification que ces vues spectrales ont pour nous, et que probablement elles avaient aussi pour les spectateurs de l'époque, est bien différente de ce que l'on imagine. La construction et la lecture d'une image sont toujours basées sur des présuppositions qui se modifient en fonction de la culture d'une époque. Ces changements de points de vue au

; cours d'un siecle émergent dans le travail de deux poetes et I restaurateurs du cinéma des origines, Ange1a Ricci Lucchi et

Yervant Gianikian qui, dans le film Du póle al'équateur (1986),1 , ont montré ce que nous pourrions appe1er la stéréoscopie du regard. En utilisant les photogrammes des prises de vues réalisées dans diverses parties du monde par Luca Comerio et d'autres de ses collegues, mais en les photographiant de nouveau et en les remontant avec leur « caméra analytique", Gianikian et Ricci Lucchi ont construit un film. Ce1ui-ci porte le meme titre que le projet de Comerio mais avec une signification et une

Le paysage comme forme symbolique

forme profondément différentes: il nous montre deux types de visible distants et meme en désaccord. En effet, les prises de vues de Comerio voulaient démontrer l'a:uvre d'acculturation réalisée par les Blancs, la colonisation de l'Afrique, la conquete du pole, la domination de l'homme sur la nature, et ces entre-'-_.~, prises dans la re1ecture des deux auteurs contemporains sont devenues des exhibitions terrifiantes de violence et de solitude. , Aujourd'hui, a un siecle de distance, les colonisateurs appa­ ' raissent terriblement grotesques et sinistres devant les autoch­tones qui les regardent avec curiosité et stupeur. Ce que nous voyons c'est la trace suggestive d'une nature disparue ou la résistance timide mais décidée d'autres civilisations incon­nues face au regard dominateur de l'Occident; la curiosité, le défi, l'orgueil qui s'expriment dans les «regards caméra» des hommes, des enfants et des femmes de ces pays lointains, nous avertissent que les personnes filmées sont en train de regarder l'opérateur tout autant que l'opérateur les regarde. L'obser­vateur constitue pour les observés un objet d'intéret tout aussi bizarreo Nous sommesdev<l:.!ls,2.tLsyj~.!~}llli_!'e.gardeIl~et non devant des objets r ~wd'¡ér. 'En ce sens, le C~Ii'éñia¡:ographe Lumiere va bien au-de1a de ce que les opérateurs montraient ou voulaient montrer.

Le temps des jeux: la figure et le fond

Les prises de vue du cinématographe ne voulaient pas raconter d'histoires. Au fur et a mesure que le cinéma apprend a raconter, il semble qu'il cesse de regarder autour de lui et qu'il commence a construire des mondes imaginaires, diégétiques. D'un monde inconnu, le paysage se transforme petit a petit en une scénographie pour une histoire. Mais, entre les deux, il y a une phase intermédiaire dans laquelle le paysage, qui n'est plus une prise de vue pure et simple, n'est cependant pas encore un 1\ instrument narratif. Nous sommes dans une zone de frontiere " entre deux fa~ons de faire du cinéma que nous pourrions appe1er ,' ... le temp..~3.esje!!3 et de laPo.ésie, OU le rapport entre images et ' ñarmion est encore··ínaéfíni, le rapport entre figure et fond '" encore vague. Le film primitif joue inconsciemment sur un double registre de représentation: montrer et raconter. A cette époque, le plan est divisé entre figure et fond qui la plupart du temps ne convergent pas vers une seule direction mais se

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26 Antonioni. Personnage paysage

disputent l'écran. Le plan hésite entre deux possibilités: suivre une histoire ou regarder. Cette incertitude constitue aussi l'ame double du cinéma de Griffith qui se situe entre ces deux fa~ons

de faire du cinéma. Dans A Comer in Weat (1912), l'incertitude est bien visible entre l'histoire racontée (une histoire citadine) et deux splendides plans champetres completement isolés qui ouvrent et ferment le film, OU un semeur semblant sorti d'un tableau de Millet s'avance du fond jusqu'au premier plan. Ces deux images de bordure, avec leur durée et leur extraordinaire profondeur de champ, assignent une place précise au spectateur qui voit littéralement le paysan passer acóté de lui et sortir de l'écran.

-La poésie du regard, des intervalles, et de la contradiction [ entre paysage et action revient périodiquement au cinéma.

II. .Ainsi, au moment meme OU Antonioni tourne l'un de ses plus

beaux documentaires, Superstition (1948), Jean Epstein réalise Le Tempestaire (1947): des femmes enfermées chez elles ont peur «des mauvais signes", comme d'une porte qui s'ouvre toute seule, ou d'un objet qui leur tombe des mains. La tempete y est le protagoniste, elle se déchaine contre les falaises, formant des colonnes et des jeux d'eau exaltés par la puissance du ralenti et des plans tres longs. La nature trouve dans le cinéma non pas un observateur mais un multiplicateur de son mystere, de son obscure puissance. Curieuse cOlncidence: le film d'Antonioni

l,'-,\- \ tourné en Basilicate traite ju~meE.U!Lmeme theme, les «mauvais signes", hésitant entre montrer et raconter, entre

LV doc~ment et s~ggestf~€.?~~~~ . ~Ú;/~

Le temps des mythes: l'intégration entre paysage et récit

En revanche, le cinéma narratif réalise une totale inté­gration diégétique du paysage et tend acontróler l'espace pour le rendre fonctionnel. Mais, en échange de cette réduction, de cet appauvrissement, il nous donnera une nouvelle richesse, celle du sens. L'image se structure. Le rapport entre figure et fond devient sélectif, le spectateur sait ce qu'il regarde, il apprend a distinguer entre centre et périphérie ou, en termes linguistiques, entre le centre de la focalisation et les présup­positions implicites. Dans le cinéma narratif c1assique, l'Ouest et le désert deviennent par exemple de véritables mythes: on le

Le paysage comme forme symbolique 27

constate dans Morocco (Sternberg, 1930) OU le paysage est l'une des plus grandes métaphores du désir, mais aussi dans Three Godfathers de Ford (1948) qui fait du désert la métaphore du chaos avant la création et la naissance de l'homme. Différents lieux peuvent alors confluer dans la composition d'un espace unitaire. Celui-ci devient un instrument pour la construction de l'action et des personnages. Dans le western, ces deux aspects du paysage coexistent, l'un pictural, mystérieux, l'autre narratif, explicite. Ainsi le western parvient-il a une sorte de mise en scene de l'altérité puisqu'iln'évite pas le mystere de la nature et du paysage maisJ'apprivoise, le contróle. Les personnages entretiennent une relation dialectique avec le monde, ils le subissent, luttent contre lui, mais en font également partie. Dans The Searchers, résumé de tout le western, on voit apparaitre le mythe dont parle Pavese, le monde sauvage qui est dans nos ca:urs. Pour avoir sauvé la race blanche massacrée par les Indiens, le héros, qui vit sur la frontiere entre nature et culture, devra payer en se perdant dans le paysage qu'il voulait détruire. Il est donc un symbole (contradictoire comme tous les symboles) de la sécurité, de la force paternelle mais aussi de la violence aveugle, destructive des Blancs. La vitalité des mythes est infinie.

Ouverture sur les possibles

Pensons acombien de femmes regardent la mero Ce filon plutot important dans l'a:uvre de celui qui a toujours été considéré comme le pere du cinéma narratif montre que Griffith est encore profondément incertain quant aux différents types possibles de cinéma. Parmi les imagesles plus intenses de femmes qui scrutent la mer, nous ne pouvons pas éluder celles d'J;pstein qui, dans Finis Terrae (1928), construit une véritable rhétorique du sublime. Réunies, telles de grandes taches noires­sur 'la falaise, les femmes d'Ouessant, portant des vetements de deuil, attendent jour et nuit, cherchant aentrapercevoir l'ile de , Bannec OU leurs fils et maris sont restés bloqués. LeursJ silhouettes sombres rassemblées au bord de la mer s'opposent a la blancheur des rochers et de l'écume des lames qui semble -= t~1{ envahir l'écran. L'effet est rendu encore plus imposant par le1 ralenti qui nous mene hors du temps, congele l'image et la porte vers la photographie ou la peinture, hissant vers le cie! des .

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Page 14: Antonioni Personnage Paysage

29 Antonioni. Personnage paysage 28

\l ~athédr.U" d',oumo " do pi",o. Lo V"'"n- '" '" " """'fu

jgoniste, l'homme est r. Aía place du mythe nous

' trouvons apoésie de 1'espace et de la nature. Nous ne pouvons donc pas etre surpris si ces figures, qui ont une forte conno­taJ;ion réflexiye eteontem.plative, réapparaissent avec une cert~onstancedans le cinéma italien du néoréalisme ou dans le cinéma qui lui succede immédiatement. Le regard de Karen (Ingrid Bergman), 1'étrangere perdue dans 1'ile de Stromboli (une ile qui ne retrouve sa beauté et son mystere qu'a la fin du film, Stromboli, 1951), nous indique l'existence d'un seuil invisible entre deux mondes. I1 suffit de comparer ces images avec celles montrant Anna Magnani dans Vulcano (Dieterle, 1949), pour comprendre comment l'opposition entre le projet diégétique du cinéma américain et celui réflexif du cinéma italien est aussi le signe d'une différence entre deux far;ons de regarder le paysage. Ici le paysage provoque non seulement la suspension du sens, l'interruption ou la vacance narrative, mais aussi comme ouverture sur les possibles, il est a 1'intérieur d'un récit et cepen'liant en sort, en franchit les limites. Dans le cinéma européen, André Antoine est le premier qui ait découvert, peut-Atre inconsciemment et du moins a ses dépens, la puissance déstabilisante et la force subversive du simple regard sur le paysage. I1 a cO",m,,pris intuitivement qu'en regardant le paysage on peut perdr~ l.e, trame du récit. L'Hirondelle et la Mésange

\ "C (1924) est unciné-poeme a'une rare beauté sur le regard du cinéma et sur l~"regard dans le cinéma. Les longues ~otes belges vues depuis les canaux ou le carnaval d'Anvers, avec la fe te de l'Hommegant, sont une récupération extatique des vues de Lumiere et de la stupeur primitive, une fascination qu'Antoine ressent et tente de conserver en l'insérant, cependant, a l'intérieur d'une forme narrative qui était traditionnelle au début du xx' siecle: le résult~t est un film divisé,.suspend.u entre le roman noir a la Feuillade:, et la poésie contemplative., Nous sommes constamment partagés entre l~;¿Cit'dlune 'histoire et la stupeur d'un regard dans lequel nous voyons aussi les personnages en train de regarder.

Ce double aspect du paysage, tantot pictural et tantot narratif, ou l'un et l'autre a la fois, est ailleurs plus élaboré, plus conscient. I1 devient la base d'une relance du rapport entre poésie et narration. I1 faut cependant attendre Renoir pour trouver une utilisation du Raysage v1ri~ablement réflexive, dans

./ f'iGf.~íI~ •~ht\}. , ~\ff~\-(~: frfJ~oJ.,. 1)

Le paysage comme forme symbolique

laquelle le mystere surgit en tant que tel, un pa,ys,a"ge qui fait~, partie de l'histoire racontée mais qui cepen~~:...l.ui reste J étranger. N ous le voyons merveilleusement dan([oni (.W34), un .. film entierement conr;u en rapport avec le paysage~ont on ne peut oublier le long travelling qui accompagne la conversation entre Toni et Ferdinand dans les oliviers, ou bien aussi la rencontre avec Josepha, la piqure de la guepe, et plus particu­lierement le suicide de Marie dans la barque, véritable tableau impressionniste. Mais c'est peut-etre dans Partie de campagne que le paysage a véritablement une double fonction: il nous aide a situer les personnages et, dans le meme temps il nous invite a les abandonner, a aller au-dela de 1'histoire. Les plans de paysage qui suivent le baiser échangé par Henri et Henriette nous montrent ce qu'on ne peut absolument pas raconter, et nous proposent une synthese de la vie en général. Et pour finir les trois rapides points de vue subjectifs sur le fleuve battu par la pluie finissent de nous confondre et brouillent completement les ' ~,',' pistes: regarder le paysage est dangereux, cela conduit au-dela ~

des personnages, au-dela de l'histoire, au-dela du film.

Le temps de la réflexion

Si le cinéma américain oscille constamment entre le mythe, la perte du mythe et la nostalgie ou l'invention de nouveaux mythes, pour d'autres cinémas, le temps passe plus vite et 1'enfance se termine tres tot. La seconde guerre mondiale est une ligne de partage pour tout le xx' siecle. En reprenant la phrase d'Ibsen qui nous sert de guide, nous pourrions dire que pour le cinéma également «le temps des jeux est terminé », le temps de la réflexion commence, et le temps de la réflexion, c'est le néoréalisme. De nouveaux types de cinéma et de nouvelles far;ons de regarder apparaissent.

Chez le Rossellini de Rome ville ouverte quand on demande: «Sceur Pina, qu'en pensez-vous, existent-ils vraiment ces Américains?», c'est le regard d'Anna Magnani sur les maisons bombardées qui marque inéluctablement la ligne de partage: un point de vue subjectif qui est aussi le coup d'ceil furtif de la caméra meme. La co'incidence des points de vue d'un personnage et du film fait naitre un nouveau type de regard, qu'on retrouve a propos des eaux glacées du Po dans le dernier épisode de Paisa. La encore on ressent la présence de la caméra

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31 30 Antonioni. Personnage paysage

a coté des personnages lorsque les paysans de Porto Tolle, pétrifiés de terreur sur la levée du fieuve, regardent un cadavre fiottant a la dérive avec un panneau «PARTIGIANO », ou, a la fin du film, lorsque les résistants capturés et attachés contemplent l'eau avant d'y tomber et de s'y noyer en un sourd plongeon.

Le cinéma italien n'utilise pas le mythe de la meme fa¡¡:on que le cinéma américain. Alors que ce1ui-ci tombe dans le mythe ou le recrée et le fait revivre sous des formes modernes, le cinéma italien regarde le mythe et le monde, cherchant a découvrir la pan de mythe qu'il y a dans le quotidien. Depuis le néoréalisme, 2e'cinéma montre une coalescence de la réalité et du mythe, qui suggere, a travers leur confrontation, une réfiexion plus large et de nouvelles perspectives. Considérons a ce propos un seul exemple, Le Voleur de bicyclette (1948). Ce devait etre un film tiré du livre de Luigi Banolini qui racontait un événement de la vie quotidienne, mais De Sica et Zavattini en ont fait une terrible dérive dans le monde de la Rome d'apres­guerre: la campagne désolée, les batisses carrées et grises de Valme1aina, neuves et déja décrépies, modernes mais sales et en ruines, les taudis pullulant de miseres, le marché des bicyclettes, la messe des pauvres, la 'diseuse de bonne aventure de la rue Paglia, le borde1, le suicidé ciu Tibre, la foule des misérables qui entoure le voleur pris de convulsions, vraies ou feintes, la menace de lynchage qui fait fuir Bruno et Antonio, sont autant d'étapes d'une descente dans l'enfer de Rome. Tout est vrai, et tout est, dans le meme temps, abstrait et symbolique. La caméra, marchant a coté des deux protagonistes, .décbuvre que ce paysage urbain, peut-etre le plus terrifiant de l'histoire du ciné!pad~st quelque chose d'intermédiaire entre la ville et la ,fourmilie¡), entre la nature et la civilisation. Dans les films de :Úe'Sicá~ la caméra montre le rée1 autant que le mythe; le monde qu'elle découvre est une jungle citadine, une foret sauvage dans la cité de Dieu.

La Nouvelle Vague qui se réfere expressément a Rossellini, a Renoir et a cette découverte de l'espace, marque une nouvelle phase dans laqy.eHe ie-1inéma devient un regard conscient. Si, avec le terme \¡jsion.v!entends la lecture d'une histoire, un parcours de fa~~ination et d'identification a distance, un «festin funif» comme le dirait Metz, avec le terme regard, au contraire, j'entends la conscience, la présence d'un

Le paysage comme forme symbolique

observateur dans la mise en scene, l'histoire qui devient la 1\ recherche d'une histoire. Avec Truffaut, Godard, Varda se développe ce rapprochement entre le cinéma comme récit d'une histoire et le cinéma comme recherche d',un récit sur le monde. Les décors mariris brúlés par le soleil de la Provence dont l'indifférence entoure les déchirements du couple dans La Pointe courte (Varda 1954) font de ce film une a:uvre suspendue entre regard et récit. Les yeux de Jean-Pierre Léaud scrutant la mer, au terme d'une longue course, font que Les Quatre cents coups finissent la ou commence la vie, comme ouverture sur les possibles. Au-de1a, le petit Victor de L'Enfant sauvage nous parle du difficile et douloureux rappon entre nature et culture: angoissé par le travail d'apprentissage auquel le soumet le docteur Itard il s'enfuit de la maison. Un long plan en profondeur de champ le montre courant dans un pré lumineux au fond duque1 on aper¡¡:oit une grande tache noire, le bois d'ou il est soni et qui semble l'attendre pour l'engloutir de nouveau., Ce plan est l'une des iplagessymboliq~e~ les plus intenses de ce l' rappon entre nature et culture, entre reca et regard.

La place du sujet

C'est avec le cinéma moderne, apres le néoréalisme, que le film devient entierement une réfiexion sur le regard: les personnages ne peuvent plus etre identifiés comme tels, ils ne servent que de guide a la caméra qui parcoun avec eux l'espace comme si elle le découvrait pour la premiere fois, retrouvant en panie la stupeur du cinématographe de Lumiere. Le cinéma se modifie grace a l'agrandissement des formats de la pellicule, avec l'abandon rapide du vieux 1,66 pour les nouveaux 1,75 et 1,85 (semblables a l'actue116/9). Un nouveau personnage entre alors en scene, l'espace. Le lieu acquien une autonomie et, s'imposant face aux figures, agrandit les distances, crée des différences et Jnous parle par sOIlsilence,meme. La découvene de l'espace ou , ....,­ /,mieux de ce que j'ai appelé lieu,pour le différencier de l'espace \ ...,.,,-.

imaginaire consthiif"par'Tefilm, a comme conséquence l'apparition d'autres histoires possibles dans le film; en plus de l'histoire racontée, on entrevoit les nombreuses autres histoires racontables, les protagonistes commencent a glisser légerement sur le fond d'ou émergent d'autres protagonistes, d'autres histoires. Telle est la différence entre l'espace et le lieu: l'espace

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33 32 Anronioni. Personnage paysage

filmique est un espace perspectif, diégetique, qui propose un:t centre unique, le lieu a plusieurs centres et plusieurs I

¡

perspectives. 11 apparaii:comme un croisement de points de vue, llne série- indéfinie de parcours entre lesquels le choix d'un seul parcours narratif devient toujours plus difficile, puisqu'il comporte l' exclusion de tous les autres. Gn constate la meme

,I chose avec le temps qui se vide et se dilate, qui devient sensible , dans la dynamique sourde des attentes, des silences, des \ suspensions. Cela est particulierement perceptible dans la durée

excessive des plans, bien supérieure a celle du cinéma classique qui permettait tout juste une bonne lecture des images. La durée qui se prolonge au-dela du temps de lecture de l'image fait que l'image se lacere, que l'a:il du spectateur abandonne l'histoire pour s'ouvrir a l'observation et qu'il éprouve la «pression du temps dans le plan» 6 selon le mot de Tarkovskij. Le temps des possibles émerge. Ce temps dans lequel le spectateur ne voit plus seulement un événement raconté, une action montrée, comme dans le cinéma narratif classique, mais aussi ce qui pourrait arriver ou ne pas arriver. 11 ne s'agit plus simplement de lire un récit visuel, mais d'apprendre a regarder selon une

. ouvelle modalité. Cette derniere est celle de l'attente, de l'espérance, de l'ouverture. Elle cherche dans l'image et au-dela de celle-ci ce qu'elle ne montre pas, c'est-a-dire ses aspects . plicites et obscurs. ~

Ces modifications de l'espace et du temps font qu'il est toujours plus difficile et plus compliqué de raconter des histoires. Des distances et des intervalles s'imposent, le vide devient a chaque fois plus important. Une véritable révolution se produit alors dans le regard. L'espace et le temps ne sont plus les simples contenants d'une histoire mais en deviennent, petit a petit, les éléments principaux, des voix, celles que j'appellerai inter­locuteurs négatifs puisqu'elles évident la position centrale du narrateur et du personnage. Nous aurgns l'impression que le paysage, au lieu d'etre regardé, est {empli d'yeux qui observerit et surveillent les personnages. - •-"d

Le paysage ainsi conr,:u sera donc une cié pour étudier les formes de l'espace, du temps et du regard. Par.la lecture de certains films, j'essayerai de montrer comment le cinéma pro­pose la construction d'un nouveau spectateur qui, au lieu de la position centrale, mythique et toute puissante du cinéma classique, a dans le film et dans le monde une situation péri-

Le paysage comme forme symbolique

,- "' ..~,

phérique-J Prenant l'a:uvre d'Antonioni comme opérateur je voudrais montrer comment le cinéma a été, peut, et doit etre une expérience'aesJimites'ct non une expérience de la toute­pUlssance du sUJet qUl regarde.

Notes

1. H. Münsterberg, Film. The Photoplay: A Psychological Study, 1916.

2. Il est aussi vrai, comme l'écrit Paul Valéry, que <<!'homme vit et se meut dans ce qu'il voit; mais il ne voit que ce qu'il songe », cf P. Valéry, Berthe Morisot, dans CEuvres, vol. 11, Gallimard, Paris, 1960, p. 1303.

3. M. Merleau-Ponry, Le Visible et l'Invisible, Gallimard, Paris, 1964.

4. Cesare Pavese, Del mito, del simbolo e d'altro, dans La letteratura americana e altri saggi, Einaudi, Turin, 1951, p. 299.

4. Ibid., p. 301,303,307, 309. 5. Tarkovskij parle de la pression du temps dans son texte « Il tempo

impresso sulla pellicola », dans Scolpire il tempo, UBULibri, Milan, 1988, p. 55.

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134 Antonioni. Personnage paysage

comparaison l'arrangement des jardins. Rappelons que le livre s'ouvre sur une description de paysage.

3. Dans le scénario le photographe porte le nom de Thomas mais dans le film il perd toute identité. Cet anonymat mérite d'etre souligné.

4. L'anecdote, rapportée par Sadoul, a été reprise par Kracauer selon lequel un journaliste parisien, Henri de Parville, aurait proposé comme définition du Cinématographe Lumiere «la nature prise en flagrant délit». Cette phrase aurait été a1'origine de toutes les théories sur «la vie saisie a l'improviste» cheres au cinéma soviétique et au cinéma directo Cf Siegfried Kracauer, Nature 01 Film: the redemption 01physieal reality, Oxford University Press, Londres, 1961, p. 90. Antonioni a pu trouve ce détail chez Kracauer ou directement chez Sadou!'

5. Cf Miquel Dufrenne, L'CEil et I'Oreille, Jean-Michel Place, 1991. Dufrenne insiste sur le fait que, souvent, vue et oUle ont des perceptions différentes, leur concordance étant le résultat d'un arrangement par lequelle sujet parvient aunir artificiellement les différentes impressions qu'il ressent.

6. Dans Quel Bowling sul Tevere, Antonioni confesse (p. 67) qu'il a, aun moment donné, éprouvé un grand intéret pour Conrad et a meme songé aun film qui serait un hommage au romancier.

7. Le texte de Tecnieamente dolee a été édité par Aldo Tassone, Einaudi, Turin, 1976. Les citations données iei proviennent des p. 59 et 66, xvii, xxii, lOS, 111.

S. Id., p. xxiv.

REGARDER LE VIDE

Zabriskie Point, ou l'entrée dans le paysage

Changeons de pays, visitons l'Amérique. L'auto de Daria court dans le désert. Apres une merveilleuse poursuite amou­reuse entre voiture et avion, Daria a rencontré Mark, le jeune homme qui avait volé l'avion, pres de la maison d'un vieux peintre qui vit, solitaire, au milieu du désert. Ce peintre n'est pas un personnage fictif, il habitait bien la, comme l'a raconté le réa1isateur, qui s'est toujours astreint a marquer le rapport entre des scenes réellement aper~ues et la création de symbo1es - une autre maniere de penser par les yeux, en regardant autour de soi. Les deux jeunes gens vont ensemble chercher de l'essence pour l'avion. Leur voiture s'arrete a la grande courbe panoramique de Zabriskie Point, ils en descendent pour admirer la Vallée de la Mort. Sur la pierre de granit rouge p1acée au bord de la route, Daria lit:

Dans cette zone se trouvent les lits d'aneiens lacs creusés voici cinq ou dix millions d'années. Ils ont été déplacés et soulevés par les forces terrestres puis usés par le vent et l'eau. Ils contiennent du borate et du gypse. Le grand pic jaune sert surtout de signa!.

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137 Antonioni. Personnage paysage 136

Dans cette seule inscription s'annonce déja tout l'air de l'infini, un air qui n'a rien de froid, qui se révele chaud, tendre, presque délicat, contrairement a l'étouffante Vallée de la Mort filmée par Stroheim dans Les Rapaces. Cette vallée, nous allons le voir, est, sous un soleil bnllant, pleine de vie, de créatures et de divinités du sol, sensuelles et modernes· aussi bien qu'archalques. La courbe de la route dessine une sorte de terrasse, Mark s'y avance, puis se jette vers le bas, par-dela le seuil symbolique de l'inscription qui indique, approxima­tivement, l'age de la vallée. Ce faisant, il entame une descente dans le temps. Daria lui demande: «Ces plantes, comment font­elles pour vivre ici?» Puis elle l'invite a courir au fond de la vallée ou serpentait un f1euve, maintenant desséché. Mark la prend au mot, il se précipite sur la pente, soulevant apres lui un voile de poussiere derriere lequel il disparaít. Le sable donne forme au vent, comme le dit Antonioni dans l'un de ses récits, La Réalité et le cinéma direct; il est souvent présent dans cette scene, il remplit l'écran, efface le soleil, couvre la peau des innombrables amants qu'on voit jaillir de la terreo Cette entrée de Mark et Daria marque le début d'un parcours qui les conduit a se fondre littéralement dans le paysage, au point, parfois, de disparaítre, taches minuscules, dans d'immenses plans d'ensemble, dans l'étendue de montagnes sableuses qui ont l'air peintes et empilées comme des décors. L'utilisation du grand angle tend adéformer l'espace, elle propose une vue sans pers­pective qui rassemble des montagnes pourtant distantes, au risque de les plier pour les faire entrer dans le cadre.

Daria rejoint le jeune homme. lis jouent. Mark a l'im­pression que tout est mort quand Daria pense que foisonnent ici les animaux, serpents, lézards, lapins sauvages. La caméra les suit, les lache pour regarder les montagnes bleuatres, puis l'horizon se voile, tout le paysage perd lentement sa netteté. Plus loin, Daria s'arrete pour regarder une plante épineuse qui pousse, solitaire, entre la poussiere et les rochers. Ailleurs, la caméra semble entraínée vers de fausses vues subjectives, du genre de celle que nous avions rencontrée dans Blow up; elle paraít suivre le regard d'un personnage que nous voyons bientót entrer dans le champ sur un cóté, ou bien encore elle le précede et attend qu'il arrive. La partie que jouent Mark et Daria devient un jeu a trois avec la caméra qui s'approche d'eux pour les observer ou s'éloigne au point de les perdre, sous des ciels

Regarder le vide

obscurcis par ['utilisation de diaphragmes et par les COutre­jours. lis marchent a travers une zone sacrée et sembleut le savoir, comme le suggerent leurs propos qui se font plus graves. Elle fume, mais pas lui, car il fait partie d'un groupe hostile a l'usage des drogues.

L'amour. Sous eux, toute la vallée reprend vie. La séquence débute sur une image de mort, image tres breve, presque subliminale et qui ne peut faire peur car sa brieveté la rend presque imperceptible. Nous avons l'impression que le monde prend vie, sans distinguer clairement la limite entre vivants et morts. Abandonnant les amants, comme par discrétion, la caméra regarde vers le haut, puis redescend, lente­ment, en panoramique, au long d'un pli du terrain. A la fin du parcours, un instant apeine (huit photogrammes, soit un tiers de seconde) apparaissent et disparaissent deux visages jeunes, couverts de poussiere, immobiles, la peau terreuse, rnorts. L'apparition est fugitive, instantanée, elle suffit pour nous introduire au mystere du désert. Sont-ils morts, ou dormeut-ils en attendant qu'on les réveille? Divinités chtoniennes et jeunes hippies semblent ne faire qu'un.

Peu a peu, pendant la scene d'amour, la vallée entiere s'anime de figures innombrables, vetues, nues, demi-nues, gan;:ons et filies couverts de poussiere qui s'aiment, jOUent, se poursuivent, se fuient, s'enlacent a deux, a trois, a quatre, s'assoient, roulent dans le sable qui les recouvre, la, aux confins entre deux mondes. Plusieurs critiques interpretent cette scene comme une vision subjective de Daria mais je trouve l'idée réductrice, c'est une scene d'amour et rien d'autre, nous sommes sur les bords du récit. Points de vue subjectifs et objectifs, réalité et hallucination se croisent dans ces images qui nous portent a la frontiere séparant nature et culture, entre récit et discours, entre discours et silence des images. Imprécises et fuyantes, couvertes de craie colorée, les jeunes figures qui jouent n'apparaissent pas comme des gan;:ons et des filies - elles apparaissent davantage comme des «esprits de la terre» ou comme des pierres qui prennent vie a travers l'amour que partagent Mark et Daria, a l'image du mythe de Deucalion et Pirra rapporté par Ovide dans Les Métamorphoses. L'anaphore fait partie du langage poétique d'Antonioni. Un bégaiement du montage, le redoublement du saut d'un jeune homme vers un couple qui l'accueille avec des caresses nous óterait, si nous la conservions encore, l'illusion

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Antonioni. Personnage paysage 138

d'un point de vue et d'une temporalité linéaires. Ainsi voyons­nous réapparaitre deux fois, en altemance avec d'autres, le couple apen;u dans les huit photogrammes cités plus haut. Ils étaient alors morts, perdus dans les replis de la terre, les voici jeunes, unis a tous les autres couples. Tous sont sortis des profondeurs dans lesquelles ils étaient cachés. La réalité du présent se mele aux mythes les plus anciens. Certains corps s'enlacent jusqu'a former une sorte d'enchevetrement humain, mélange de terre et de chair, combinaison d'extases bachiques et d'élan hippie, fantaisie qui unit Ovide a la beat generation, la terre et la chair, le paysage et l'homme en un seul grand corps. Enfin, au terme de la scene, un plan d'ensemble nous montre la Vallée de la Mort, désormais Vallée de la Vie, Ol! les dunes, les ondulations, les rigoles de sable sont peuplées de couples et de groupes. Parmi eux, si nous sommes attentifs, nous recon­naissons plusieurs couples déja apen;us et nous découvrons ainsi que certains des plans antérieurs étaient des agrandissements de cette immense scene d'amour et de vie, de ce chaos qui n'est pas insuffisance mais bien exces de formes.

Parlant du film et de l'accueil qui lui fut réservé, parlant aussi des choses telles qu'elles nous apparaissent et telles que nous les connaissons, Antonioni déclarait avoir montré l'Amérique comme il 1'avait vue et non comme nous avons l'habitude de la décrire. Pour renforcer son propos il citait un «philosophe fran<;ais» qu'il ne nommait pas mais qui était, une fois encore, Merleau-Ponty:

Un philosophe franc;ais connu pour ses études esthétiques écrivait: « Si je regarde une orange éclairée d'un coté, au lieu de la voir comme elle m'apparait, avec toutes les nuances de lumiere colorée et d'ombre colorée, je la vois comme je sais qu'elle est, d'une couleur uniforme. Ce n'est pas pour moi une sphere aux tonalités dégradées mais une orange.»

l

La référence a la phénoménologie et a l'art comme transformation est claire. L'idée de l'objet, l'image mentale que nous en avons l'emportent dans la perception quotidienne au point d'en masquer d'autres aspects plus complexes. Si je regarde l'Amérique comme je crois la connaitre, je per<;ois ses

f'-aspects mercantiles, consuméristes et policiers (c'est la premiere Partie de Zabriskie Point). Si en revanche, j'étudie l'Amérique avec «un re~ardétranger~étaché»(c'est encore Antonioni qui

139Regarder le vide

parle), autrement dit sans présupposés positifs ou négatifs, alors vie et mort, liberté et pouvoir, archalsme et modemisme se révelent coextensifs dans cet immense pays. Avec la scene d'amour dans la Vallée de la Mort, la réflexion d'Antonioni sur! le possible devient réflexion sur le visible, l'art prend un rale ¡ cognitif a traver.s l'élargissement 4u visible. Mais les perspectives¡' a peine entrevues se referment vite sur elles-memes, laissant la pla~ai~image--ae la vallée telle que « nous savons qu'elle est », morte. Daria regarde autour d'elle, deux plans des montagne~ désertes ferment la séquence. ¡

Retournons vers la route Ol! arrive une grosse caravane, un homme robuste et une grosse femme en descendent. La caméra s'arrete pour enregistrer, en premier plan, les étiquettes touristiques collées sur les vitres. A l'intérieur, un enfant leche un énorme cane glacé. L'homme se toume vers la vallée et remarque, en connaisseur: « On devrait construire un drive-in par ici, ce serait une affaire. »

Alors, demandons-le nous: qui a vu la scene d'amour? Daria, nous ou la vallée elle-meme? Au fond, qu'importe. Les cadrages d'Antonioni sont des figures sans attribution qui font vaciller l'identité de celui qui regarde. Mark et Daria se sont fondus dans le paysage, leurs yeux sont unis comme ceux du narrateur et comme des myriades d'autres yeux anonymes. L'explosion de la villa est comme une explosion du langage filmique, une multiplication des yeux, une dilatation vertigi­neuse du temps qui détruisent non seulement les marchandises mais aussi le cinéma-marchandise.

Profession reporter, apprendre aregarder

Peut-etre est-ce dans Profession reporter que s'accomplit enfin un parcours d'apprentissage de la vision, de véritable éducation du regard. Locke (David Nicholson) n'est ni hypo­crite, ni conventionnel comme l'est le personnage anonyme interprété par David Hemmings. Le parc dans lequel il se perd est, cette fois ei, le monde entier. Le comportement de Locke est des le début celui d'un reporter de télévision qui sait tout faire, sauf regarder. Rien, pas meme les avertissements du sorcier qui a passé des années en France et en Yougoslavie, ne lui fait comprendre que tout sujet est également objet, en fonction du point de vue choisi et que ce point de vue, c'est-a-dire l'identité,

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140

·11)

Antonioni. Personnage paysage

ne cesse de changer. Nous avons noté que le désert devient un miroir pour Locke, a travers la figure du chamelier qui lui renvoie son regard. Abandonné par son guide, il se perd et ne sait ou se diriger. Cet aveuglement, lié a sa condition de reporter cinématographique, rappelle ce que nous avons noté plus haut, cette fonction du paysage, ouverture sur des possibles qu'un personnage ne parvient pas a saisir. Le choix de Nicholson et du désert nous renvoie a deux films de Monte Hellman, The Shooting et Ride in the Whirlwind, dans lesquels Nicholson avait magnifiquement fait ses débuts d'acteur et qui ont peut­etre influencé Antonioni. La aussi le désert était un miroir qui ne renvoyait pas d'image, mais cette fois il ouvre sur un progres, sur un parcours du savoir et du voir.

Nous nous en rendons compte lors d'une conversation de Locke avec son voisin de chambre, Robertson. Antonioni a fait intervenir cette scene en flashback, peut-etre parce que cela lui était utile dans le récit, mais aussi pour montrer que paroles et événements ne prennent leur sens que gd.ce au souvenir et a la réflexion. Locke est assis a une table, attentif aux photo­graphies qu'il change sur les passeports, afin de prendre la place du défunt. Sur l'image de sa tete on entend la voix off de Robertson qui, dans le souvenir, frappe a la porte: « Pardon, je peux entrer ?» Tandis que Locke continue son travail, la caméra le dépasse, effectuant un lent travelling vers la gauche jusqu'a la fenetre; paralle1ement a ce mouvement nous voyons un homme, puis un autre sortir sur la terrasse. Nous avons basculé dans le passé sans coupure au montage, les deux hommes sont Locke et Robertson qui s'adossent au mur et regardent le désert, sable et encore sable a l'infini.

Robertson: « C'est beau, non? »

Locke: « Beau... Je ne sais pas." Robertson: « C'est tellement immobile, cette espece... d'attente. »

Locke: « Vous avez l'air étrangement poétique pour un homme d'affaires. " Robertson: « Ah! Mais a vous le désert ne fait pas le meme effet? » Locke: « Non... Moi je préfhe les hommes aux paysages.» Robertson: « Il y a tant d'hommes qui vivent dans le désert ... »

Regarder le vide 141

Ces deux regards différents sur le désert sont deux conceptions du monde. Robertson dit ce qu'Antonioni a déja montré dans Zabriskie Point, que le désert est vivant. Locke en est encore a une autre étape que nous pourrions, avec Kierkegaard, qualifier d'esthétique, un état ou la curiosité est déja spirituelle mais encore liée au plaisir. La mort symbolique que Locke va se donner, a travers son échange d'identité avec Robertson, est un premier pas vers un apprentissage du regard ouvert, vers un comportement éthique (car Robertson, lui, combattait avec les rebelles). Le flashback nous dit que Locke commence a voir autrement, comme Robertson, avec les yeux de l'engagement; apres l'échange Locke ne sera plus lui-meme, il deviendra un etre hybride, lui, l'autre et aucun des deux. Ce premier pas le fait accéder a une dimension supérieure mais encore toute humaine. Les choses lui apparaissent sous un jour nouveau, il commence aentrevoir la vie des hommes du désert, leurs luttes, sans toutefois les comprendre.

Avanc;ons dans le film. Pendant la longue course déclenchée par son changement d'identité, Locke rencontre une jeune femme (Maria Schneider) qui le suit dans ses rendez-vous avec des inconnus. Anonyme elle aussi, elle est une figure mythique, son accompagnatrice vers l'Hades, sa psychopompe. Nous voici en Espagne. I1s roulent le long d'une grande route bordée d'arbres et vide. «A quoi tentes-tu d'échapper?» demande-t-elle. «Tourne-toi et regarde» répond-il. De nouveau - rappelons-nous L'Avventura - le film construit une fausse vision subjective, Maria se tourne, se leve et regarde la route, mais le plan qui suit repart du bas (nous apercevons la tete de Maria au bord inférieur du cadre) et, dans sa remontée, dévoile un ciel mouvant qui, étranger a ce que voit la jeune femme, nous réve1e la vision de la caméra, par dessus sa tete a elle. Une fois encore nous éprouvons la sensation que se répete le mouvement (le saut) vers le haut et que le cadrage entremele différents points de vue. C'est alors la réalité qui fuit, inatteignable, derriere ce regard démultiplié.

Le voyage, les rendez-vous manqués avec les rebelles, se poursuivent en Espagne. Sur la place de l'église, a San Ferdinando, l'entrevue n'a lieu qu'avec le vent qui balaie ce village tout neuf et désolé. La rencontre est manquée, mais une étrange séquence suggere qu'une rencontre imprévue s'est produite avec quelque chose d'invisible. Maria cueille une

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143 142 Antonioni. Personnage paysage

orange dans une olivaie, nous voyons les branches de I'arbre secouées par le vent avec l'orange en tout premier plan, la main de la jeune femme entre dans le champ et détache le fruit. Le plan suivant montre un citron, toujours en premier plan, puis la caméra effectue un lent panoramique vers le bas, court dans I'herbe verte, elle aussi battue par le vent, et découvre Locke endormi au milieu des plantes. Les personnages déja entrent dans le paysage.

La fuite continue, il y a maintenant quelqu'un qui les suit réellement. Pour ne pas etre reconnu Locke se sauve, évite la police, abandonne la grand-route et entre dans le désert proche d'Osuna. La caméra perd le véhicule qui disparait derriere un tamaris bleu-vert lui aussi malmené par le vent, elle fait halte, repart d'un autre buisson et, dans un lent panoramique vers la gauche, retrouve la voiture arretée derriere d'autres arbustes. Longtemps apres? Ou tout de suite? Dans un film classique I'interruption signalerait une longue halte mais ici tel n'est pas le cas, du moins a ce qu'il semble. Locke se penche pour regarder sous la carrosserie. Traditionnellement le raccord d'images se fait sur le mouvement des personnages mais, a I'inverse des regles habituelles, Antonioni enchaine les plans sur le vide ou plutot sur un paysage dépourvu de personnages. Ceux-ci viennent ensuite. Le vent, toujours violent, secoue les arbustes sauvages, souleve le sable, efface I'horizon, tout est plat, meme les montagnes bleuátres, ce paysage revient au désert dont nous étions partis. De tous cotés I'air balaye la poussiere et obscurcit

¡, la lumiere,,' c'est la,p,,a,rfaite,r"é,alisa,,t,io,n, chez A,n'"toniO"n,i' "d,e, ce quej'ai appelé une épiphanie sansjpiphanie, manifestation de quelquechos@-~'Qfi"'"i'ie voit'Í,as. De TiÓuve~siere se

, manifeste comme protagoniste du cinéma d'Antonioni, mai­I~ : " tresse du cadrageet figul'e~e l'inviúbk,Je la nature, d.umonde:

Locke: «Il y a un trou dans le réservoir d'huile. »

Maria (tranquillement assise sur un dossier): «C'est beau, non ?" Locke: «Oui, tres beau."

~ En fait, il n'y a aucun paysage a admirer, rien que ;¡4oussiere, vent,soleil qui mélangent terre, ciel et plantes. Ces \. paroles renvoient manifestement au dialogue avec Robertson,

dans un lieu semblable et une meme situation d'impasse. Seulement Locke a muri, il a appris a regarder le vide, un vide

----,-- -~

Regarder le vide

:~ qui désormais lui apparait comme peuplé. Parvenu a un stade éthique il comprend qu'il n'a pas a regarder les autres pour trouver en eux une confirmation de sa propre identité (le « sorcier» le lui avait déja dit) mais qu'il doit renoncer a cette identité pour etre capable de regarder le monde.

Nous voici a Osuna, Hotel de la Gloire, indiqué, dans le carnet de Robertson comme lieu de rendez-vous avec Daisy, en fait avec la mort. Mais avant la disparition de Locke, nous percevons d'autres indices relatifs a la possibilité et a la capacité de regarder. Locke entre dans la chambre, trouve Maria appuyée a la fenetre, lui demande deux fois ce qu'elle voit et re~oit comme réponse des descriptions de paysages : une vieille avec un enfant, un homme qui se gratte la nuque, un gamin qui lance des pierres ... « et de la poussiere, il y a tellement de poussiere ici ».

Nous avons déja rencontré - rappelons-nous L'Éclipse, La Notte - des paysages peints sur un mur, fenetres métapho­riques qui ouvrent sur autre chose. Et ici, au-dessus du lit OU est couché celui qui désormais n'est plus ni Locke ni Robertson, se trouve un cadre. La caméra, reprenant sa tactique du détour, part du visage posé sur I'oreiller, monte lentement le long du mur, s'arrete sur le petit paysage: des arbres, de l'eau, une maison. Peinture parfaitement banale, ceuvre sans valeur dans un hotel sans importance, mais la caméra acheve sur elle son parcours, comme s'il s'agissait diIg seuil sY?1bolique. Locke vient de raconter l'histoire de I'aveugle qUl, ayant retrouvé la vue a la suite d'une opération, s'était suicidé au bout de trois ans parce qu'il ne supportait pas le monde tel qu'il s'était révélé a lui, brutal et sale. lci, voix et image suivent chacune leur chemin l propre, pourtant leur direction, symboliquement désignée par le petit tableau, est identique. Elles vont vers une rencontre entre J réel et imaginaire, entre le monde tel qu'il est et le monde tel qu'il pourrait etre. La « distraction» d'Antonioni, le détour deviennent un mode de pensée, la pensée du multiple.

Une fois la jeune femme sortie, Locke s'accoude a la fenetre et tandis qu'il regarde dehors, la caméra I'abandonne et entame un panoramique circulaire qui permettra de le retrouver, par I'autre coté. Nicholson est ainsi passé derriere la caméra, ce que ne permet pas la représentation classique de l'espace, le mouvement annonce ce qui va se produire, Locke se prépare a sortir du film.

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Dans le cadrage final nous sommes présents a une mort qui, comme dans la tragédie grecque, est invisible, renvoyée au hors champ. Moment du passage absolu, la mort n'est pas représentable. Un tres long travelling avant, figure indirecte d'une sortie de la caverne platonicienne, permet un changement de position qui nous transporte, sans interruption, du dedans au dehors et d'un point de vue a un autre. C'est l'un des plus extraordinaires paradoxes du cinéma d'Antonioni, un paysage sans paysage, un saut privé de saut qui conduit du centre a la périphérie. La caméra part d'une position centrale, devant la fenetre, sort, tourne sur elle-meme et regarde vers l'arriere, c'est du fond que nous regardons, a la fin, la scene du crime.

n serait a la fois erroné et obtus de considérer la mort, chez Antonioni, comme absence de signification du monde. Elle n'est qu'une sortie du réel vers le possible, symbolisée ici par une figure filmique, le plan-séquence avec rotation a 1800 de l'intérieur a l'extérieur. Si Anna, dans L'Avventura, avait disparu dans les collures du montage, si le photographe de Blaw

i,up s'était fondu dans le pré, si Mark et Daria s'étaient unis aux créatures du désert, Locke, en revanche, passe derriere la ~ caméra.

L'inversion est totale, il y a eu changement d'identité, les échanges ont été multiples entre personnages, entre personnage et caméra, entre figure et fond, entre tangible et possible. Le possible, comme la nature, n'est pas le contraire du monde réel que nous voyons, il en est une partie. A travers une mort symbolique nous avons appris que pour réussir a voir il faut regarder avec les yeux d'un autre, ou mieux se servir de plusieurs yeux en meme temps.

Identification d'un espace vide: le lieu

Dans ce que nous aurions le droit de considérer comme le testament d'Antonioni, Identificatian d'une femme (1982), l'expérience de la vue acquiert un rale fondamental, le récit est celui d'une maturation du regard. Le protagoniste, Niccolo Farra (joué par Tomas Milian, jamais Antonioni n'a attaché aussi peu d'importance a un acteur) est un réalisateur (allusion a l'auteur lui-meme) abandonné par sa femme qui « en s'en allant, avait aussi emporté la peur", comme ille note dans son carnet. nvagabonde a travers la ville, cherchant un sujet pour un film et

Regarder le vide

une autre femme. n en a déja rencontré une, Mavi, qui lui pose de nombreux problemes. Un inconnu, sans doute jaloux, le menace et la jeune femme, malgré leur parfaite entente sexuelle, semble toujours le fuir, jusqu'au moment OU elle disparait. Niccolo part a la recherche d'une femme pour son film et pour sa vie (les deux aspects se confondent chez lui), sans cesser de penser a Mavi. n a sur son bureau des photographies, dont celle de Louise Brooks dans le film de Pabst, Lulu, qui parait représenter la femme-nature. Voici que, tandis qu'il regarde le cliché, la caméra l'abandonne pour s'approcher seule de la fenetre, elle l'oublie pour s'arreter, une fois encare, sur le paysage, un grand jardin romain.

La recherche de Niccolo, encore enfantine, est la source de nouvelles désillusions. n rencontre une autre jeune femme, une actrice, mais elle aussi l'abandonne, apres l'avoir aidé a chercher Mavi. Au long de sa quete il apprend tout de meme a regarder le vide et, dans deux séquences, celle du brouillard et celle de la lagune, la premiere aussi confuse et incertaine que lui, la seconde pleine de suggestions, nous le voyons regarder. Ses yeux ont muri. La scene de la lagune nous renvoie a La Dame sans camélias (Antonioni, 1953), OU la malheureuse protago­niste, Clara Manni, qui reve de devenir une vedette, une fois invitée a Venise découvre son incapacité a jouer correctement et s'échappe du Palais du cinéma. Un diplomate la suit sur un vaporetto et, profitant de sa faiblesse, réussit a la séduire. La lagune n'est donc pas un espace filmique, elle est un lieu qui change de sens: désolé et désespérant dans le premier film, plein de résonances et de séductions dans le dernier film d'Antonioni, Identificatian d'une femme. C'est pour regarder le vide et écouter le silence que Niccalo va a la lagune. Et, a la fin du film, son attention, la natre en meme temps, se fixent d'abord sur un autre objet, une pierre ou peut-etre un vaisseau spatial, posé sur une branche de l'arbre qui se trouve en face de sa fenetre, puis sur le soleil - et voici le film qui nait. C'est l'histoire d'une approche indéfinie vers un objet injoignable (femme, monde, lumiere) que nous venons de voir. Tout s'acheve avec le soleil, acces au mystere meme de la lumiere; image qui pourrait etre le point final du cinéma d'Antonioni.

Un peu plus tard un splendide court métrage, Retaur a Lisca Bianca, propose une nouvelle approche de cette réalité hors de notre portée. La caméra divague autour des rochers de

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L'Avventura, reprend des panoramiques identiques, observe avec le meme effroi la faille et le jeu du ressac la OU les personnages avaient en vain cherché l'amie disparue. La caméra est désormais seule a regarder, le protagoniste a disparu, nous n'avons pas besoin de suivre ce guide imaginaire pour aller a la découverte du visible, pour nous rapprocher du monde. Un pas de plus est franchi avec un autre documentaire, Noto-Mandorli­Vulcano-Stromboli-Carnevale (1992), le regard du réalisateur affaibli par la maladie s'y promene, solitairement, a travers des lieux qui ne sont pas les siens mais qui ont appartenu a l'ensemble du cinéma italien et rappellent Rossellini (Stromboli), Pasolini (T~orema, P?rcile) et Antoniolli.-Jui-meme (L'Avven­tura):Le visible deViérÍtr-¿rr:;ction et échoJtout lieu est a la fois l'ensemble de-ce qiJiil a ftr¡~i-.a¿ú .q~'il pourrait etre. Auteur, poériqüe, tli:é"matlque'-et discours sont maintenant devenus inutiles, ce qui reste est le cinéma. ' ,(

N ous avons suivi l'itinéraire réflexif d'un ceil, parcours •

initiatique tant pour la caméra que pour le spectateur, au terme : duquel, au-dela d'un démontage de la représentation et des

I . certitudes occidentales (savoir, technique, histoire, personnages, r identité) apparaissent des images d'une extreme simplicité, pas \ meme des images au sens traditionnel (mer, brouillard, pous­

siere, lumiere, obscurité). L'ceil apprend a contempler le vide, \ par la a reconnaitre et a aimer ses propres limites - limites du

sujet, de la connaissance, du regard. -_.. . ~_. 'L~~;Jalite, 'suggere-Ie cinéma d'Antonioni, est l'un de ces

concepts-limite qui marquent les confins de la connaissance. Nous ne savons pas ce qu'elle est, mais si par malheur elle n'était pas, nous aussi serions perdus. Nous ne parviendrons jamais a la rejoindre ni a la toucher, elle n'est jamais la OU nous la cherchons. Comme le soleil, la jungle, la nature, elle se ferme sur elle-meme et s'éloigne tout en se donnant, mais l'ignorer serait une défaite, cause d'une terrible absence. C'est seulement en prenant conscience de nos limites que nous parviendrons a savoir qui nous sommes. Prétendre que la réalité n'existe pas, ou

:- que quelque chose d'autre pourrait prendre sa place, revient a perdre la conscience des limites, a se laisser aller au vertige de la to~t~PlJjssance: --_.' ­

L'instant est dramatique mais le personnage n'est pas obligé de regarder l'autre, il en connalt le visage, il sait ce qu'il pense et

Regarder le vide

pourquoi. C'est ail1eurs qu'il doit se tourner pour camprendre, vers le vide.

(1\utre chose, il te faut apprendre a regarder. Quand les choses . tres petites t'apparaitront aussi hautes que des montagnes,

. .revlens me vOlr.

'-.,- ..

Notes

1. Lisons Ovide: « Les pierres commencent aperdre leur dureté, au point de prendre des formes humaines mal définies mais assez semblables ades statues apeine ébauchées.» (Les Métamorphoses, 1, vv, 400, 401, 406.) Le panoramique qu'effectue la caméra semble traduire exactement cette impression, il va des rochers arides et brúlants aux deux visages enfouis dans la terre, bleus avant de prendre vie. Ce mouvement peut se lire comme une découverte de la vie qu i est cachée dans les pierres, ou encore comme un passage de l'état de la pierre acelui de statue, encare sous l'emprise de la mort, pour arriver enfin au mouvement de la vie. Cette hypothese suppose qu'Antonioni lisait les poetes latins mais la citation de Lucrece placée en exergue de son recueil de récits, Quel bowling sul Tevere, semble en apporter la preuve.

2. Fare un film, op. cit., p. 93. 3. Michelangelo Antonioni, A volte si fissa un punto, Catania, 11

Girasole, 1992, p. 26. 4. ¡bid., p. 33.

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LES MYSTERES DU PARe .~

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ti Considéré par une longue tradition comme une oasis de

verdure, une parenthese de nature au sein d'un monde urbain artificiel, le parc permet au regard de se reposer. En revanche, chez Antonioni, il est fréquemment l'endroit OU se cachent , mystere, angoisse, tromperie, non seulement pour le crime qu'on y commet dans Blow up ou 1 vinti, mais pour le rapport ambigu qui s'y établit entre homme et nature ou entre nature et

'f culture. Pourquoi Antonioni associe-t-il parc ou nature avec l'idée de mort ou de pene d'identité? Que sait-on de la nature? Est-elle visible? Est-elle une force positive ou négative,

~~ bienveillante ou destructrice? Est-ce un mystere extérieur ou intérieur a l'homme ? 11 est difficile de répondre. Au mieux dira­t-on que, par ses cadrages et son montage, Antonioni, fait souvent apparaítre la nature en négatif.

Pour mieux situer le theme du parc dans la pensée d'Antonioni - il s'agit d'une pensée visuelle, ne l'oublions pas ­on doit revenir sur l'idée, toujours actuelle, du parc comme lieu de rencontre entre nature et culture. Cela nous montrera aquel point le réalisateur domine ce probleme.

Le parc n'a pas, en Europe, des origines anciennes, il remonte a la transformation du jardin italien réalisée par les

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romantiques anglais et allemands - de meme notre idée de « nature» est-elle réeente. Le pare était, dans les Reveries du promeneur solitaire de Rousseau, et ehez les romantiques anglais, du poete Pope a 1'arehiteete Capability Brown, le lieu des déliees perdues. Les projets romantiques d'une redéeouverte de la nature trahissaient une nalveté qui nous frappe aujourd'hui, meme si nous nous y abandonnons volontiers en admirant la « beauté de la nature ». Rousseau parle de nature en pensant a un pare préeis, eelui de son hote, le marquis Girardin. Son évoeation des longues journées passées a herboriser en méditant sur l'homme et la nature, désigne, sans équivoque, la nature romantique:

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et rornantiques que celles du lac de Geneve, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus pres; rnais elles ne sont pas rnoins riantes [oo.]. Cornrne il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes cornrnodes pour les voitures, le pays est peu fréquenté par les voyageurs; rnais qu'il est intéressant pour des conternplatifs solitaires qui airnent a s'enivrer a loisir des charrnes de la nature 1.

« Romantisme» et « nature », mais une nature eonstruite, apprivoisée, agréable. Girardin, auteur de ce parc, avait écrit un traité, La Composition des paysages (1777), ou il décrivait l'art des jardins qu'il identifiait a des paysages. La différence entre le pare romantique et le jardin italien réside précisément dans la simulation d'une liberté naturelle. Si le jardin italien, hortus conclusus, métaphore du paradis terrestre, repoussait la nature vers l'extérieur, au-dela des murs d'enceinte, le parc romantique, anglais ou allemand, ne connaí't pas de frontieres, tout y est laissé libre comme dans la nature, ou du moins simule cette liberté. Le parc a pour idéalla plus grande simplicité: des arbres et des prés. Au début du XIXe siecle on en trouve 1'illustration avec le jardin de Goethe a Weimar, ou encore avec la deseription que propose une page fameuse des Affinités électives (1809) dans laquelle Charlotte, dirigeant la mise en place d'un parc romantique, observe que « personne ne se sent a l'aise dans un jardin qui ne ressemble pas a une campagne ouverte; rien ne doit y évoquer la contrainte, nous voulons respirer en toute liberté» 2.

Les mysteres du parc

Les paroles de Charlotte sont claires : la « liberté absolue » est une simulation, le jardin doit « ressembler» a une campagne ouverte, il n'est pas la nature mais son apparence. Le projet de libération controlée des forces de la nature, reve des roman­tiques, n'est donc pas un abandon de l'artifice mais la recherche d'un artifice encore plus subtil. Ce projet est voué a l'échec, comme on le voit dans le roman de Goethe, la violence de la nature, sa vertigineuse instabilité se déchaí'nent derriere le rideau du pare. Le désir de controler les forces bienveillantes de la nature, peut-etre par la culture, produit un tout autre effet: le parc, faux lieu de délices, est en réalité une frontiere entre nature et culture, ordre et désordre, identité et égarement, vie et mort. Nous sommes déja proches des parcs de nos villes modernes, lambeaux de nature apprivoisée a l'intérieur de la ville.

Antonioni « voit », sans équivoque possible, la fausse tranquillité du parc urbain. I1 traduit en images extremement riches ce balancement entre deux mondes que trahit la nature apprivoisée. L'inquiétante étrangeté de la photographie et le'1 mouvement de la prise de vue rendent a la nature ce que la culture voulait lui enlever, son instabilité mystérieuse, son

1 devenir indifférent a l'homme en tant qu'individu. Le parc devient une région dangereuse ou l'on risque de se perdre a jamais. Le mystere du parc est subsumé dans celui de l'image, il devient ce mystere meme, car l'image photographique est elle­meme rencontre avee le mystere des choses.

Pour cette raison, me semble-t-il, le cinéma d'Antonioni renonce partiellement au réeit, le mystere du référent s'insinue a travers les « trous» de la diégese. La nature se fait multiplicité et contradiction gráce a la tension, au sein meme de 1'image, entre le connu et l'inconnu.

La séquence égarée

Le parc de l'épisode anglais, dans 1 vinti, apparaí't au début du film. Au moment ou l'on découvre le cadavre, le jeune Aubrey, qui a tué une prostituée dans le parc, récite des vers de l'Ode ala mort de Shelley: « 6 mort, ou est ton but?» Plus tard, au tribunal, il raconte son crime que nous suivons en flash­back. I1 n'y a pas de véritable entrée dans le parc, seul un kiosque a sandwiches marque la limite des habitations, seule nous guide la voix de la femme: « On va au parc?» S'agit-il bien

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Antonioni. Personnage paysage 128

d'un pare? Ce que nous en apereevons, dans les plans initiaux et dans l'évoeation de l'assassinat, fait davantage penser a une zone impréeise, aux marges de la viJle. Au sein de la métropole, le pare est devenu une parodie du projet romantique. Peut-etre l'a­t-il toujours été ear, s'il se prete aux divagations poétiqucs, il est également l'endroit OU se déehainent les pulsions abjeetes, sexe mereenaire et erime. La référenee aShelley évoque la triste fin des reyeS de grandeur, l'inadéquation du modele romantique aux temps modernes. Si la mégalopole est le lieu OU l'on perd son identité, et la banlieue eelui OU l' agressivité murit dans la solitude et l'angoisse, le pare n'est pas souree de soulagement, de paix, ou de doueeur, mais invite plutot a exprimer de la violenee.

A la fin de eet épisode, le reporter Watton appelle son journal pour annoneer la eondamnation a mort. Tandis qu'il parle, a l'intérieur de la eabine téléphonique, un superbe panoramique opere une synthese de la viIIe, de sa périphérie et du pare, la eaméra s'éloigne, s'arrete un instant, en une sorte de suspension réflexive, pareourt la pelouse, les rangées de petites maisons, saisit enfin, au loin, deux joueurs de tennis qui annoneent eeux de Blow up. Leur silhouette inattendue suggere que l'existenee est un jeu ou une énigme eaehée sous les apparenees de la normalité.

Le pare des Vinti, banal, sans artifiee, est peut-etre plus inquiétant que eelui de Blow up, mais e'est dans ce dernier film que le mystere atteint son sommet. Le pare revient a trois reprises. Tout d'abord, le protagoniste y prend des photos 3; puis, la nuit, il y trouve le eadavre; enfin, le lendemain matin, il y constate la disparition du eorps et, apres sa reneontre avee des mimes, s'évanouit a son tour. A cela s'ajoute une autre scene, eelle OU le protagoniste aligne eontre le mur ses photographies de maniere a eréer une sorte de séquenee cinématographique, e'est-a-dire une histoire la OU il n'y en a paso Le theme de ces quatre seenes - et du film meme - pourrait etre préeisément la crise de la séquence cinématographique et le hiatus entre différentes formes de représentation qui se réveJent incompa­tibles entre elles.

Un premier désaeeord, évident, surgit entre l'homme et la maehine, entre la culture et la teehnique: l'a:il de l'appareil n'est pas équivalent aeelui du photographe. La photographie, eomme le suggere la théorie de la photogénie, réveJe quelque ehose que l'a:il ne pen;oit pas, ébranlant ainsi une eoneordanee présumée

129Les mysteres du pare

entre des points de vue et des expérienees différentes: ce que je vois est différent de ce que voit une autre personne ou un appareil photo. Par la, Blow up propose une réflexion sur la préearité d'un sujet dépendant de son tres étroit point de vue. Les photographies enregistrent sans eomprendre, elles dévoilcnt un meurtre et ne l'expliquent pas, quand l'homme, qui lui eomprend, ne voit pas et, pour se plicr aux attentes des autres, doit réeuser son regard, e'est-a-dire ou bien tout ignorer eomme le lui demande l'ineonnue jouéc par Vancssa Redgrave, ou bien, sur l'injonetion des mimes, voir une balle de tennis qui n'existe

paso Aux yeux des personnages, a l'objeetif de l'appareil

photo, se superpose, dans le film, un troisieme a:il, eelui du einéma. Voit-il d'autres ehoses? Plusieurs sans doute, mais elles ne suffisent pas non plus. Le film nous montre d'abord que le protagoniste ne distingue rien et que l'appareil photo a enregistré des images incohérentes. Au-dela de ces mises en relation trop simples, le film propose une donnée aussi impressionnante qu'élémentaire. 11 fait nuit, le photographe explore le pare sileneieux et obseur qui l'avait attiré pendant le jour. 11 y trouve - nous le voyons - le eadavre qu'a saisi l'appareil photographique et, de sureroit, y per~oit le bruissement des feuilles. Dans l'obscurité, les branehes agitées par le vent semblent nous indiquer une présenee invisible, plus mena<;:ante que le eadavre meme. De nouveau, eomme dans la ville déserte de L'Avventura OU passent Claudia et Sandro, nouS avons l'impression que quelqu'un guette dans l'ombre ou rode autour de nous. Nous sommes au seuil d'un autre monde, peut-etre est-ee préeisément la nature. Mais qu'est-ee que la nature pour Antonioni? 11 est diffieile de répondre. La « question» que pose le réalisateur ne serait-elle pas justement eelle-ei: qu 'y a-t-il derriere la représentation ?

Le protagoniste retourne au pare le lendemain matin, mais n'y trouve pas le eadavre apen;u pendant la nuit. 11 s'approehe de l'arbre, se penehe, puis regarde en haut. Une eaméra sans doute subjeetive montre les branehes, depuis le point OU le photographe est censé se trouver, mais un brusque panoramique nous signale qu'il est, au eontraire, debout anotre droite.Il s'agit d'une fausse eaméra subjeetive. Le photographe serait done regardé par le pare, un pare qui possede plusieurs regards. L'impression est renforeée par un retour sur des seenes

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précédentes, ou des changements systématiques d'objectif - du cinquante au téléobjectif puis au grand angle - modifiaient les dimensions d'un parc tour a tour plus vaste et moins grand. Les yeux des personnages et ceux des appareils ne sont pas seuls a diverger, les yeux multiples du cinéma ne parviennent pas non plus a former un espace unitaire et le film, en démultipliant 1'espace, rompt l'unité de la représentation.

Mais nous, que voyons-nous qui échappe au person­nage? La nature, du moins ce que l'homme peut en saisir, une sone de négatif photographique, porté par le vent qui en est la trace invisible, ou par le bruissement des feuilles. La photo­graphie n'est donc pas seulement un instrument, un expédient narratif, comme dans le récit de Cortázar dont a été tiré le scénario, elle est aussi une métaphore ou une forme du voir. Si la photographie voit sans comprendre, et si l'a:il humain doit ne pas regarder pour comprendre, l'a:il du cinéma les surpasse 1'un et l'autre quand il saisit la trace de l'invisible. Au cours de l'une des premieres projections du cinématographe Lumiere, les spectateurs les plus attentifs avaient remarqué, stupéfaits, le mouvement des feuilles d'un arbre. Sans doute Antonioni pensait-il a cette anecdote rapportée par Kracauer quand il disait: «Comme le vent est photogénique ... ». Photogénique parce qu'il montre 1'invisible 4.

La premiere scene du parc met en sd:ne une nature docile et soumise. L'impression est déja différente dans la seconde scene, la présence du cadavre nous obligeant a mieux regarder, a bien ouvrir les yeux. Avee la troisieme, nous sommes aux marges de la nature, la vision fait exploser le langage du cinéma. Paradoxalement, le cadavre a été nécessaire pour nous faire percevoir ce que nous avions sous les yeux: les feuilles agitées par le vent, le pré. Se déguisant en clochard pour observer un asile de nuit, le photographe eroyait prendre la vie au dépourvu, or c'est la vie meme, avec tOute son opacité, qui le prend a reverso Sa disparition ala fin, lorsqu'il est englouti par le vert de l'herbe, parait maintenant presque naturelle, si du moins 1'on réfléchit a la découverte qu'il vient de faire: le Moi est une simple convention face au mouvement incessant de la nature. Les points de vue varient a l'infini et se contredisent, comme peuvent se eontredire la vue et l'oule. A 1'aube le photo­graphe fait semblant de ramasser, pour de faux joueurs, une baile qui n'existe pas et que, cependant, nous entendons rebondir,

Les rnysteres ciu pare

hors champ, sur les raquettes. Que se passe-t-il? Cette contradiction confirme que le monde est un mystere auque! nous donnons un ordre fictif afin de le controler. A 1'intérieur de 1'homme s'entrecroisent différentes formes de perception, parfois incompatibles 5. Cette perception multiple était apparue, un peu plus tot, lorsque le mouvement de la caméra, s'appro­chant des photos épinglées au mur, était accompagné par le bruissement du vent soufflant sur les vetements, les visages, les cheveux en désordre des personnages: deux perceptions distantes, hétérogenes se superposaient. L'immobilité des photographies n'a rien a voir avec le bruissement du vent; d'ou provient 1'impression de bouleversement que produit la scene, du mouvement de l'air ou de la déeouverte du crime? Y a-t-il meme une différence, le vent n'est-il pas un épiphénomene du devenir tout autant que la mort?

Les mimes, qui apparaissent au début puis ala fin du film, sont d'autres figures de la limite, des figures philosophiques qui s'interposent entre le «monde de la vie» dont parle Husserl et le langage ou la représentation (en espece le théatre), qui tentent de rejouer ce monde. L'action du mime n'est pas du théatre, mais elle n'est pas non plus une action ordinaire, elle est les deux a la fois, un faire signe d'agir, une fiction déclarée. Je crois donc pouvoir affirmer que le mystere de Blow up est ce!ui de la multiplieité du monde et des langages, ou bien ce!ui de l'irréduc­tibilité du monde au langage. Quant ala mort qui y est montrée, elle est celle de la représentation classique.

La séquence finale de Blow up serait alors une réélabo­ration synthétique des finales de deux films antérieurs: 1 vinti et La Notte. Le premier, on l'a vu, se terminait par le plan des joueurs de tennis apen;us au loin, derriere l'enfilade des maisons de banlieue, dans une normalité évocatrice de la mon; dans le second film, les personnages disparaissent derriere les arbres, abandonnés par une caméra qui trace un long travelling arriere. Blow up reprend 1'herbe du parc et le tennis, le travelling arriere est devenu fragment de zénith, soudaine et violente. Sans vouloir en tirer de conclusion, on admettra qu'Antonioni a traité et retraité les memes problemes avec les memes images, et mis en cause une représentation qui, pla<;ant l'homme au centre, ramene la pluralité du monde aune unité fictive. Ce qui reste de Blow up ce n'est pas un homme, mais juste un lieu, le pré, qui pourrait etre lu comme symbole du monde au meme titre que le

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jeu des mimes. Plusieurs réalisateurs se souviendront de ce vert a la fois lumineux et obscur, Pasolini a la fin d'(Edipe mi, Bertolucci a la fin de Stratégie de l'araignée, avec l'herbe poussant entre les rails, Greenaway dont le premier film sera presque une reprise en costume de Blow up, ou encore Kubrick avec, dans Shining, son plan du labyrinthe évocateur des esprits qui hantent l'Overlook Hotel.

Le mystere de la nature, l'énigme de la vis ion revenaient dans un projet qu'Antonioni n'a pas pu réaliser, Techniquement douce (1966). Le protagoniste fuit la cruauté du monde civilisé (spéculation immobiliere, jeux cruels, servilité... ) et se perd, a cause d'un accident d'avion, dans une nature hostile, la foret amazonienne (que le réalisateur souhaitait photographier au plus profond, non sur ses marges). L'inspiration conradienne est évidente 6 ; le modele est Au cceur des ténebres, récit du passage de l'horreur de la culture a l'horreur de la nature, de la régression de l'homme civil a l'état bestial. Mais, dans le scénario d'Antonioni, l'engloutissement dans la nature est remplacé par un glissement incessant de la nature a la culture, d'une horreur a l'autre. Le récit de Techniquement douce prévoyait deux histoires paralleles, l'une en Sardaigne, l'autre dans la jungle, sans que l'on sache si l'un des récits entretenait un rapport temporel avec l'autre (souvenir de la Sardaigne dans la jungle ou jungle anticipant la Sardaigne ?). Passage de la nature a l'homme - voire a l'enfant, aussi cruel que le sont nature et science. Ce scénario nous ramene a des themes antonioniens déja entrapen;:us, comme la vision en tant qu'étrangeté insondable, comme le voyage, expérience triste a cause de l'impossibilité de pénétrer les mondes traversés, comme le sentiment d'etre espionné qu'éprouve, des le début, le protagoniste du récit, une impression que traduisent une fausse vue subjective prise de l'intérieur d'un magasin Ol! il n'y a personne, ou un périscope qui émerge de l'eau pour aussitot y disparaitre. « 11 y a un objectif, la, qui nous espionne» est-il dit deux fois 7. A cela s'ajoute le gofa du paradoxe (( La caméra aurait dti se biologiser. La nature et l'homme, qui est son élément, auraient été au centre de mon intéret»), et l'intéret pour le principe d'indétermination d'Heisenberg (( Des que tu entres dans un endroit, celui-ci se modifie devant toi, pour devenir ce que tu veux qu'il soit»). Techniquement douce était censé montrer les deux visages de la nature et les deux visages de l'homme, a la fois beauté et horreur.

Les mysteres du pare

La scene Ol! le protagoniste anonyme, apres sa longue lutte pour la vie, « tombe d'un seul coup, le regard éteint, les ongles enfoncés dans le sol, les yeux pleins de larmes de rage, pointés sur une orchidée sauvage juste a coté de lui », et la course de S., son compagnon d'infortune, qui « s'écroule tout a coté d'un trou plein de vers » sont concomitantes et complémentaires.

Lorsque l'un des protagonistes meurt dans la boue, a coté d'un « trou plein de vers », l'autre expire au bord de la savane, devant les enfants d'une banlieue brésilienne, qui le regardent mourir, avec des yeux « impassibles» et cependant « tres attentifs, comme dans un cours d'histoire naturelle». C'est une métaphore non seulement du cobaye pris sous le regard du scientifique, mais aussi de la proie et du chasseur, et surtout du rapport entre le spectateur classique et le personnage que le spectateur interroge avec la meme férocité indifférente. Tous trois, scientifique, chasseur, spectateur, sont intéressés par la destruction de l'objet, ils veulent effacer l'extranéité dont il est porteur. Dans le scénario les points de vue sont renversés, l'homme occidental est observé de la fa¡;:on dont il avait l'habitude de regarder les autres mourir. On touche ici du doigt l'impossibilité de regarder, étudier, photographier sans détruire. Dans la jungle, comme l'observe Antonioni, il est impossible de construire une perspective, une hiérarchie de plans. Le monde, si on le regarde sincerement, est un « mélange », un « amalgame» de choses différentes qui n'arrivent pas a prendre le dessus les unes sur les autres. C'est encore Antonioni qui le dit:

Maintenant je peux dire qu'il y a un rapport inversement proportionnel entre l'harreur de la foret vierge et sa photo­génie, plus la foret est effrayante, moins elle est photogénique. L'enehevetrement de la végétatian est tellement dense qu'il n'y a pas de plans, les verts ant fandu l'un dans l'autre, tout se mele dans un amalgame sans profandeur 8•

Notes

1. Reveries du promeneur solitaire (1778), Garnier-Flammarion, Paris, 1960, p. 61-62.

2. Le ehapitre VIII des Affinités éleetives met en seene une conversatian entre Charlotte et l'instituteur sur le theme du rappart entre contrainte et liberté qui prend pour paint de

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PAYSAGES URBAINS ET NOUVELLES IDENTITÉS

Une fernrne

Dans La Notte, le parcours de Jeanne Moreau et son histoire se déroulent dans un espace ala fois réel et symbolique. Nous retrouvons ici, sous sa forme la plus accomplie, l'avenement de ce nouveau regard, de cette nouvelle sensibilité auxquels j'ai brievement fait allusion. Ce regard ne domine plus, il reste périphérique, attentif ad'infimes changements de détail. 11 privilégie le petit, l'insignifiant, et parvient cependant a trouver davantage dans la petitesse que dans la grandeur, il est si proche de son objet qu'il semble presque le toucher, on pourrait donc le définir comme regard tactile.

C'est l'histoire d'un couple en crise, mais il s'agit encore d'autre chose: on discerne au moins trois niveaux de signifi­cation. Le premier n'est qu'un mince prétexte, la fin de l'union entre Lidia et Giovanni; le deuxieme est la formation d'un nouveau Milan qui prend la place de la vieille cité du XIXe siecle; le troisieme, plus profond, est un échange ininterrompu entre la vie et la mort, l'alternance de l'une et de l'autre, leur trans­formation réciproque, dans un rapport, pour le moins symbolique, au récit de Joyce, Les Morts.

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104 Antonioni. Personnage paysage

Dans ce complexe entrelacs de symboles, Antonioni pen;oit la femme comme un filtre particulierement sensible pour observer les changements du monde: un a:il plus" subtil », plus "sincere », car il est peut-etre moins structuré et moins cons­truit, moins marqué par le besoin de dominer qui caractérise le sujet masculin; "il y a chez elle, dit-il, une perspicacité instinc­tive que l'homme n'a pas toujours ». Ce terme, "instinctif », que le réalisateur applique souvent alui-meme, n'est pas négatif, il indique probablement une maniere moins dominatrice de structurer la perspective, une meilleure disponibilité al'égard de ce que la raison ne tient pas pour objectif.

Parallelement acette mise en place d'un nouveau sujet, le film offre la description de deux villes, l'ancienne et la nouvelle. Le rapport entre arriere-plan et premier plan prend l'aspect d'un contrepoint: parfois c'est le couple ala dérive qui surgit en avant plan, d'autres fois c'est l'ancienne Milan, et ce jeu continu s'étend sur tout le film, dans un échange ininterrompu au cours duquelles deux histoires se représentent mutuellement. La fin du vieux monde trouve sa métaphore dans le personnage de Tommaso, intellectuel critique ala fa<;on d'Adorno, le dernier intellectuel doué d'un sentiment moral profond, en train de mourir d'un cancer de meme qu'un autre cancer, l'industrie culturelle, dévore aussi la vieille ville. Inversement la mutation de la ville sert de métaphore ala crise des personnages. Liés par des correspondances de tons et de themes, texte et contexte s'échangent incessamment. Au début des années soixante, Milan est en train de se modifier radicalement. Le gratte-ciel Pirelli est le symbole de cette transformation; or, dans un plan qui précede le générique la caméra part d'un batiment du XIX" siecle pour découvrir le profil dur, presque coupant, du gratte-ciel. Le panoramique se termine avec un plan 0\1, presque par hasard, un arbre, le batiment du XIXe siecle et le gratte-ciel sont réunis; ce sont les trois themes majeurs du film: la nature réprimée et outragée (mais que l'on yerra exploser ala fin de la séquence du parc), la vieille ville et la nouvelle vil1e qui se rapprochent et se confrontent. La séquence du générique continue avec un merveil1eux, un interminable travel1ing descendant du sommet du gratte-ciel pour déployer autour de nous les activités de la ville. Il s'agit d'une sorte de descente aux enfers, en direction du ca:ur de la mégalopole et de sa culture industriel1e.

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Tommaso l'intellectuel représente ce qui meurt, par opposition a la nouvelle pseudo-culture qu'incarne Giovanni Pontano, dont le nom renvoie manifestement au rhétoricien napolitain, maitre du beau parler et du bien penser. La mort de Tommaso marque également la fin de l'École de Francfort, qui proposait une réflexion critique sur la culture occidentale et ses limites (Benjamin d'abord, puis Adorno et Horkheimer, ses héritiers, mais aussi Broch, avec son roman Les somnambules que Valentina lit pendant la fete), son insuffisance pour résister a la diffusion d'un savoir nouveau, acritique, brillant, servile. Lidia recueille l'héritage moral de son vieil ami Tommaso et se l'approprie en choisissant finalement la solitude quand son mari, Giovanni, connait la réussite. La vue offerte de la chambre OU Tommaso est sur le point de mourir parait significative. Un plan nous montre d'abord Tommaso qui, de son lit, regarde une maison du XIXe siec1e. Plus tard Lidia Yerra, par la meme fenetre, mais un peu plus a droite, les silhouettes de bátiments géométriques construits en verre. Alors que le regard de Tommaso est entierement tourné vers le passé, celui de la femme embrasse le passé aussi bien que le présent: la maladie de Tommaso se trouve symboliquement liée au rapport de l'ancien et du nouveau. Cependant la maladie n'est pas une fin, la description d'Antonioni n'entraine pas un jugement nostalgique ou moraliste, elle saisit plutat une mutation qui, tout au long du film, construit une nouvelle ville et une nouvelle figure humaine, un nouveau sujet, en mesure de saisir la beauté du monde, a condition de refuser la fausse richesse et les fétiches industriels. Ce nouveau sujet, capable de regarder le monde avec amour, en adoptant une position périphérique, marginale, faible mais par cela meme plus forte que la force apparente, est une femme, Lidia. Elle pen;:oit les possibles cachés dans le réel, sait faire de la divagation un parcours essentiel, réussit a écouter la voix des morts, la chaleur des vieilles choses et la vie qui s'est condensée en elles. Vue sous cet angle, La notte est précisément l'envers de ce que les critiques en dirent a l'époque: non pas une divagation cérébrale, mais bien une épiphanie, une véritable apparition. Antonioni, d'ailleurs, avait déja pen;:u en Jeanne Moreau une femme extraordinaire, avant qu'elle ne fut consacrée par la nouvelle vague:

Paysages urbains et nouvelles identités

Jeanne Moreau me rejoignit dans un petit restaurant pres des Halles. J'avais remarqué sa photo parmi beaucoup d'autres et j'avais voulu la rencontrer. Elle est une jeune actrice de théátre, pas encore de einéma [oo.]. Elle dégage une sensualité qui va de la tete aux pieds, son visage a meme une expression un peu dépravée. Elle le sait bien et reste sileneieuse, laissant son visage parlero A bien la regarder, c'est moins de la sensualité que de la volonté qu'elle irradie de la tete aux pieds t.

Cette note, écrite en 1951, décrit une femme-sujet, a la différence de la femme-objet présentée dans le cinéma traditionnel. On voit comment le réalisateur a entrapen;:u la possibilité pour la femme de s'affirmer avec sa «sensualité» chargée de «volonté» et avec ce regard que, citant Hildebrand, je vais appeler regard tactile.

Le regard tactile

Le regard a freuvre dans ce film est celui d'un nouveau sujet, faible et fort a la fois, c'est-a-dire assez courageux pour sUH0rter l'incertitude, la précarité, le glissemen,t .d~ sa propre identité, en oppositiOñ'-aYec'Ta'coñceptionñéio'ique du sujet c1assique, central et dominateur. Il s'agit probablement d'une forme de perception tout a fait originale, liée a la manifestation d'un autre type de femme. Je crois que, dans La notte, réapparait sous forme métaphorique un ancien mythe, celui de la naissance de Vénus: des ruines du monde moderne et du monde ancien, au terme d'une longue nuit, elle aussi métaphorique, surgit une nouvelle créature capable de résister au choc de la modernité.

Le contraste entre la vie et la mort, je l'ai dit, est inspiré par Les morts de James Joyce, OU l'écrivain Gabriel Conroy, apres une nuit de nouvel an (uQ,!ll0ment symbolique, un seuil), découvre que, dans le creur de ;a'Jemñie~Gretta, Ie'souvenir d'un poete rencontré pendant sa jeunesse l'a toujours emporté sur sa propre présence. Gabriel, en écoutant le récit de Gretta, s'apen;:oit de la faible part (<<how poorpart») qu'il a eue dans la vie de sa femme et comprend que souvent les morts sont plus vivants que les vivants. A la fin du film, Giovanni parvient a la meme conc1usion, mais ici Je-,~est marqué par l'aube,

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lOS Antonioni. Personnage paysage

Le film ménage une série de translations. La flanerie qui mene Lidia a travers le vieux Milan jusqu'a la banlieue, oeeupe le moment OU elle s'enfuit de la ehambre de Tommaso, l'ami qui va mourir et auquel, on le saura a la fin, elle était profondément liée. Il ne s'agit done pas d'une fuite, eomme on serait tenté de le eroire, mais au eontraire de sa propre maniere, profonde, intime, de rester aux eótés du mourant. Lidia eherehe le vieux Milan, en apparenee a l'agonie, plus vivant pourtant que la nouvelle ville bourgeoise des industriels, des Gherardini ehez qui se déroule la seconde partie du film. La visite de Lidia dans une eour déerépite, la main qu'elle passe amoureusement sur les débris d'une porte (un bon exemple de regard « taetile»), sont autant de earesses prodiguées, métaphoriquement, a Tommaso. Les fontaines, les palais noirs, les maisons en démolition, l'enfant qui pleure (une autre allusion probable a Rossellini et a Stromboli, tout autant que l'était le berger de L'Avventura), la montre eassée abandonnée par tene, sont autant d'images de la ville qui meurt faee a la géométrie gagnante d'une cité que nous déeouvrons dominée par une grande steIe en pierre, lorsqu'elle rentre a la maison. Ici, Antonioni parvient réellement a faire de l'inattention une pensée et de la surfaee une profondeur.

A travers la flanerie de Lidia, eomme a travers les divagations subjeetives de la eaméra, typiques du systeme seriptural d'Antonioni, passé et furur s'éclairent. La réflexion, la eonnaissanee prennent une forme visuelle, une idée, une « pensée» naissent, eomme Lidia le dit en plaisantant a Giovanni (la plaisanterie est une autre forme de vérité). L'attitude ironique de Lidia, qui se distrait pour mieux se coneentrer, qui fait sareastiquement allusion a sa petite tete, est prise au pied de la

--Jettre p.ar le stupide Giovanni, alors qu'elle traduit le gout d'Antogiom..p.9ur la ~gation. --­rr: .... - OLa maniere joyeuse dont Lidia fait le tour des piliers dans la rue, le vieux palais en ruine, la fontaine dont elle s'approehe, rappellent vaguement Allemagne année zéro, mais avee une inversion de sens. Iei, e'est la ville moderne qui prend un aspeet sépu1cral, eulminant dans eette énorme steIe en pierre qui l'éerase; le blane des murs, le noir des batiments en verre eréent une atmosphere froide, éteinte. La lutte des gamins de banlieue est en revanehe une allusion a Pasolini et a son amour pour les garc;:ons d'une périphérie qui reste la seule partie eneore vivante de la ville. L'allusion aux deux réalisateurs les plus « moraux» du

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cmema italien ne tient pas au hasard. Dans ces scenes de banlieue, tas de terre, attroupement autour d'une fusée, parodie anodine de la rivalité spatiale entre États-Unis et Union Soviétique qui amuse Lidia, tout paralt vivant et semble traversé par un regard caressant. La voie de garage désormais couverte d'herbe, Ol! s'arretent Lidia et Giovanni, prend une double valeur, de mort pour lui, d'un passé plus vivant que tout le reste pour elle.

Les deux points de vue marquent une immense contradiction. La Notte offre peut-etre le film le plus poétique et le plus réfléchi d'Antonioni. L'allusion aAdorno, citée dans la chambre d'hopital, n'est done pas formelle, elle se révele pertinente car les attaques contre l'industrie culturelle - dont Giovanni est le représentant le plus obtus - aussi bien que l'éloge de la mémoire nous viennent de l'École de Francfort. Le livre d'Adorno auquel Antonioni fait allusion est sans doute Minima moralia, paro en ltalie en 1954, et dont ce film nous rappelle plusieurs themes: critique de l'industrie culturelle, crise du mariage, éloge de la femme qui maintient cohérence et sentiment contre le triomphe des rapports marchands, réflexion sur une solitude grandissante.

Poursuivons. Lidia et Giovanni se retrouvent dans une villa de la lointaine banlieue élégante de Milan, apres une fete Ol! Giovanni a tenté de séduire Valentina, la filIe du propriétaire de la villa, en lui volant un baiser. Le couple sort dans un grand pare de style weimarien (a vrai dire peu vraisemblable) Ol! Lidia avoue l'amour profond qui l'a liée a Tommaso, mort la nuit meme, et souligne l'hypocrisie d'un rapport conjugal désormais vide de sens. Auparavant, Antonioni a proposé une sorte de parodie de ce meme pare atravers le décor de la chambre OU se rencontrent Giovanni et Valentina. La jeune-fille est en train de lire Les Somnambules de Broch et joue seule sur un sol en damier, noir et blanco Giovanni s'approche d'elle, ils com­mencent ajouer ensemble. Derriere eux s'affiche, sur le papier peint, une scene du passé: une grande villa et un pare OU passe une course de chevaux, des hommes en chapeau haut-de-forme, des femmes élégantes, sur la gauche des collines, une grande vallée avec une route et quelques voyageurs a cheval; plus a gauche encore, une ville, une place pleine de monde, une sorte de manege, une vue du chateau Sforza, ancienne résidence des Seigneurs de Milan, nous dévoilent Milan au XIXe siecle. Encore

Paysages urbains et nouvelles identités

une fois le contraste est subtil, il est juste esquissé. L'arriere-plan ironise sur la fausse idylle de Giovanni et Valentina. 11 nous reporte, mélancoliquement a l'ancienne comme a la nouvelle ville, vers ce scénario urbain que nous avons visité avec Lidia dans la premiere partie et, au passage, montre que les Gherardini ne sont qu'une triste parodie de l'ancienne aristocratie.

Au cours de la scene finale, nous l'avons dit, un grand pare, cette fois réel, apparalt comme par magie devant les deux protagonistes, dans un contexte qui n'a rien de romantique. Giovanni et Lidia quittent la villa, d'OU nous les voyons sortir vers la lumiere du jour naissant. Ils dépassent les derniers vestiges de la fe te (les musiciens, la sotte Maria Teresa qui pleure sur l'épaule d'une amie un amour non partagé, peut-etre pour le meme Giovanni), un long travelling les suit lorsqu'ils descendent vers le pare qui s'ouvre devant eux, avec ses prairies immenses et ses arbres eneore enveloppés dans la brome matinale. La caméra les accompagne en plusieurs travellings qui les suivent ou les précedent. Apres les aveux de Lidia concernant Tommaso, le couple s'assoit sur une marche et regarde l'immen­sité du pare. Dans le récit de Joyce aussi, la contemplation de la nature accompagne la découverte que fait Gabriel de sa propre inconsistance; il regarde par la fenetre la neige qui s'appesantit sur tout, « sur les vivants et sur les morts ». A l'inverse de Gabriel qui comprend ami-mots, Giovanni, les yeux fermés, a besoin que sa femme lui dise tout.

Le dialogue entre Lidia et son mari couvre vingt-six plam (toute la seconde partie de la séquence) apartir du moment Ol: ils se sont assis par terre: elle lui lit une vieille lettre d'amour qUt Giovanni ne se souvient meme plus avoir écrite (( C'est dl qui ?» - « C'est de toi»). Mais l'aspeet remarquable du montagc tient au fait que Giovanni est toujours pris sous le meme angle alors que les plans de Lidia ne cessent de changer. Apres les sep premiers plans, OU tous deux regardent le pare, une premier l

plongée de trois-quarts nous montre Giovanni qui écout~ Pendant la lecture de la lettre il revient au long de sept plan filmés du meme point de vue et nous ne remarquons un peti changement d'expression: d'abord curieux, il se fait impatienl presque ennuyé, puis se montre consterné de n'avoir pa reconnu ce qu'il avait écrit quelques années auparavan L'immobilité psychique, la pauvreté, l'ignorance, l'incapacité d voir, d'écouter, de se souvenir, que manifeste le faux intellectw

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cmema italien ne tient pas au hasard. Dans ces scenes de banlieue, tas de terre, attroupement autour d'une fusée, parodie anodine de la rivalité spatiale entre États-Unis et Union Soviétique qui amuse Lidia, tour paraít vivant et semble traversé par un regard caressant. La voie de garage désormais couverte d'herbe, OU s'arrétent Lidia et Giovanni, prend une double valeur, de mort pour lui, d'un passé plus vivant que tout le reste pour elle.

Les deux points de vue marquent une immense contradiction. La Notte offre peut-étre le film le plus poétique et le plus réfléchi d'Antonioni. L'allusion aAdorno, citée dans la chambre d'hopital, n'est donc pas formelle, elle se révele pertinente car les attaques contre l'industrie culturelle - dont Giovanni est le représentant le plus obtus - aussi bien que l'éloge de la mémoire nous viennent de l'École de Francfort. Le livre d'Adorno auquel Antonioni fait allusion est sans doure Mínima moralia, paro en Italie en 1954, et dont ce film nous rappelle plusieurs themes : critique de l'industrie culturelle, crise du mariage, éloge de la femme qui maintient cohérence et sentiment contre le triomphe des rapports marchands, réflexion sur une solitude grandissante.

Poursuivons. Lidia et Giovanni se retrouvent dans une villa de la lointaine banlieue élégante de Milan, apres une féte OU Giovanni a tenté de séduire Valentina, la filie du propriétaire de la villa, en lui volant un baiser. Le couple sort dans un grand parc de style weimarien (a vrai dire peu vraisemblable) OU Lidia avoue l'amour profond qui l'a liée a Tommaso, mort la nuit méme, et souligne l'hypocrisie d'un rapport conjugal désormais vide de sens. Auparavant, Antonioni a proposé une sorte de parodie de ce méme parc atravers le décor de la chambre OU se rencontrent Giovanni et Valentina. La jeune-fille est en train de lire Les Somnambules de Broch et joue seule sur un sol en damier, noir et blanco Giovanni s'approche d'elle, ils com­mencent ajouer ensemble. Derriere eux s'affiche, sur le papier peint, une scene du passé: une grande villa et un parc ou passe une course de chevaux, des hommes en chapeau haut-de-forme, des femmes élégantes, sur la gauche des collines, une grande vallée avec une route et quelques voyageurs a cheval; plus a gauche encore, une ville, une place pleine de monde, une sorte de manege, une vue du cháteau Sforza, ancienne résidence des Seigneurs de Milan, nous dévoilent Milan au XIXe siecle. Encore

Paysages urbains et nouvelles identités

une fois le contraste est subtil, il est juste esquissé. L'arriere-plan ironise sur la fausse idylle de Giovanni et Valentina. 11 nous reporte, mélancoliquement a l'ancienne comme a la nouvelle ville, vers ce scénario urbain que nous avons visité avec Lidia dans la premiere partie et, au passage, montre que les Gherardini ne sont qu'une triste parodie de l'ancienne aristocratie.

Au cours de la scene finale, nOUs l'avons dit, un grand parc, cette fois réel, apparaít comme par magie devant les deux protagonistes, dans un contexte qui n'a rien de romantique. Giovanni et Lidia quittent la villa, d'ou noUS les voyons sortir vers la lumiere du jour naissant. Ils dépassent les derniers vestiges de la féte (les musiciens, la sotte Maria Teresa qui pleure sur l'épaule d'une amie un amour non partagé, peut-étre pour le méme Giovanni), un long travelling les suit lorsqu'ils descendent vers le parc qui s'ouvre devant eux, avec ses prairies immenses et ses arbres encore enveloppés dans la brome matinale. La caméra les accompagne en plusieurs travellings qui les suivent ou les précedent. Apres les aveux de Lidia concernant Tommaso, le couple s'assoit sur une marche et regarde l'immen­sité du parco Dans le récit de Joyce aussi, la contemplation de la nature accompagne la découverte que fait Gabriel de sa propre inconsistance: il regarde par la fenétre la neige qui s'appesantit sur tout, « sur les vivants et sur les morts". A l'inverse de Gabriel qui comprend ami-mots, Giovanni, les yeux fermés, a

besoin que sa femme lui dise tour. Le dialogue entre Lidia et son mari couvre vingt-six plans

(toute la seconde partie de la séquence) apartir du moment ou ils se sont assis par terre: elle lui lit une vieille lettre d'amour que Giovanni ne se souvient méme plus avoir écrite (( C'est de qui ?» - « C'est de toi,,). Mais l'aspeet remarquable du montage tient au fait que Giovanni est toujours pris sous le méme angle, alors que les plans de Lidia ne cessent de changer. Apres les sept premiers plans, ou tous deux regardent le parc, une premiere plongée de trois-quarts nous montre Giovanni qui écoute. Pendant la lecture de la lettre il revient au long de sept plans filmés du méme point de vue et nous ne remarquons un petit changement d'expression: d'abord curieux, il se fait impatient, presque ennuyé, puis se montre consterné de n'avoir pas reconnu ce qu'il avait écrit quelques années auparavant. L'immobilité psychique, la pauvreté, l'ignorance, l'incapacité de voir, d'écouter, de se souvenir, que manifeste le faux intellectuel

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Giovanni Pontano, sont cernées par la caméra qui, atravers les répétitions du cadrage, met en évidence l'étroitesse de son horizon, tout en soulignant la richesse et la vitalité extra­ordinaires de Lidia. Les neuf plans sur Lidia sont une sorte de symphonie d'amour qui la lie ala caméra. L'appareilla regarde, l'examioe, de profil sur l'arriere-plan des arbres, par derriere en espioonant son décolleté et son épaule nue, de face, pendant qu'elle lit encore, en utilisant un téléobjectif pour laisser dans le flou les arbres du fondo La caméra montre les mains qui serrent

I la lettre, en premier plan, puis de face et de profil, en contre­I I plongée, jusqu'aux paroles fatidiques: «C'est de toi ... ».

C'est la fio. Les trois derniers plans oous montrent le couple, toujours sur l'herbe, disparaitre lentement du film: il ne reste plus que le parco Ce qui arrivera au couple n'important plus, désormais les figures sont cachées derriere le tableau, les personnages s'éloignent et nous les regardons sortir. Quel rapport y a-t-il entre les deux parcs, celui du papier peint et le «vrai »? Un rapport complémentaire et inversé, la meme distance qui sépare la vie de sa représentation; sur la tapisserie, la distance crée une impression agréable, le parc «réel» ne nous offre que la triste exhibitian d'une fausse proximité.

La parodie du paysage, L'Éclipse

Dans L'Avventura, nous avons assisté a un boulever­sement de la logique narrative propre a laisser se produire derriere la scene, hors champ ou dans les interstices du montage, quelque chose de différent. Un autre film de la «tétralogie», L'Éclipse, propose une vision amere, presque angoissante, du paysage et de la nature dont la ville serait la caricature ala fois perverse et séduisaote. J'ai signalé l'énorme champignon­chateau d'eau d'un des quartiers de la banlieue romaioe, l'EUR, symbole de la modernité et du nucléaire, qui préside ala sépa­ration des deux personnages. Vittoria, apres la rupture, rentre chez elle, les pins squelettiques qu'elle rencontre semblent an­noncer ceux du Désert rouge et contrastent avec l'allure glaciale des batiments en béton. Celui OU habite Vittoria est particu­lierement laid, avec ses briques apparentes, avec sa voute grise (labyrinthe ala Piranese, prison pour les personnages), avec ses parois de verre, barriere invisible et moqueuse qui repousse les visiteurs.

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114 Antonioni. Personnage paysage

Il faut attendre que Vittoria pose sur une étagere une pierre incrustée de fossiles pour saisir la douloureuse absence de la nature. L'appartement de son amie Marta est une parodie de mondes lointains, désormais perdus ou détruits par le tourisme; les merveilleux couchers de soleil du Kenya sont réduits a un papier peint mural, une patte d'éléphant sert de pied de table, des photos d'Africains, une peau de zebre, les «Neiges du Kilimandjaro» décorent les murs: l'univers africain, privé de son mystere, est ramené a la fonction d'un décor domestique. Le kitsch auquel l'usine a touristes réduit un vaste et mystérieux continent triomphe dans ces pieces ou se languit la fille d'un médecin c6lonialiste. Le paroxysme est atteint dans une caricature de caricature d'une triste dérision: Vittoria, maquillée en négresse, danse sur le lit en brandissant une sagaie. En revanche, lorsque la fuite du chien oblige les femmes a sortir, apparaít soudain une vaste et profonde nuit ou des étoiles sont autant de lumieres jetées sur le cielo Le ciel? Non, un autre faux­semblant, une étendue de réverberes a la lueur desquels les femmes cherchent le chien qui, retrouvé, marche sur ses pattes de derriere en une ultime parodie. Et pour finir le pire peut-etre, cette file choquante, presque mena~ante, de mats qui grincent dans le vent, comme s'ils imitaient le bruissement des feuilles dans une véritable foret - une sombre et sarcastique foret d'acier. Vitoria tente en vain de retrouver un paysage lors d'un tour en avion, les vues aériennes ne signifient plus rien: nous sommes loin de Un pilote revient, film dont Antonioni avait été co-scénariste, loin de l'intense désir de maison et de terre que suggéraient dans cette reuvre les prises de vue subjectives.

Mais L'Éclipse propose aussi l'effrayante redécouverte du monde sans l'homme. Le moment le plus impressionnant est peut-etre celui ou le film change de direction et prend une tonalité de science-fiction tout a fait inhabituelle, qui sera reconduite avec le film suivant. Nous retrouvons le bruissement des feuilles, le vrai, dans la scene finale de L'Éclipse OU la ville semble retourner a la nature, au silence, a la vie primordiale de ses habitants qui, tels des animaux, rentrent chez eux. Dans les cinquante-sept plans et les sept minutes qui constituent la séquence finale, il ne se passe rien. C'est le lieu qui est le protagoniste et qui, perdant sa qualification d'espace filmique, redevienr lieu au sens le plus vague du terme, simple localité, «Zone », aurait dit Tarkovski dont les grands espaces vides

Paysages urbains et nouvel1es identités 115

semblent citer Antonioni; ou encore «manque », comme le dirait Wenders, qui a presque refait cette scene dans la séquence initiale des Ailes du désir. Le cinéma revient a sa pure et simple fonction, regarder, observer: il retourne a Lumiere, mais sans Lumiere, c'est-a-dire sans l'étonnement ni la joie du premier regard et avec, au contraire, la peur qu'éprouve celui qui a perdu l'habitude de regarder.

Revenons sur cette séquence finale, apres que Vittoria et Piero se sont quittés en se donnant un rendez-vous dont ils savent qu'il ne sera pas respecté. La caméra se rend seule a l'endroit convenu, le batiment en construction ou ils avaient l'habitude de se rencontrer. Que voit-elle ? Tout et rien. Une gouvernante poussant une voiture d'enfant, un tilbury qui passe au trot, un bus d'ou descendent quelques passagers, le lecteur d'un magazine dont la couverture évoque la guerre froide, une femme qui s'impatiente a attendre. Viennent ensuite une plongée sur des rues désertes, une voiture solitaire qui aggrave ce sentiment de vide, au sommet d'un batiment géométrique deux personnes qui regardent le sillage d'un avion, la maison en construction ou Vittoria et Piero se retrouvaient, une pile de briques qui évoque un petit Manhattan, un tonneau d'ou l'eau ruisselle, des murs cachés par des échafaudages. Seules les feuilles d'un arbre frémissant au vent et des fourmis sur un tronc évoquent un reste de vie. La caméra, semblant a la recherche de quelqu'un, parcourt les échafaudages puis fait un panoramique sur l'eau qui coule. Rien ne viento La gouvernante va plus vite avec sa poussette. Il fait noir. Les lumieres s'allument dans les rues désertes. La caméra poursuit sa vaine recherche, un instant elle semble s'attacher a une figure, a un homme agé, elle s'approche de lui, dévoile ses orei11es, ses lunettes, puis, contre toute attente, l'abandonne. La ville-nature réve1e ici l'opacité meme du réel, un «panorama squelettique du monde» tel qu'il était apparu dans le cinématographe de Lumiere. Avec, au dernier plan, une explosion de lumiere: l'apocalypse, l'éclipse ont déja eu lieu dans les images précédentes, dans la désolation du présent.

Auparavant, lors du krach a la Bourse, tout le monde s'agitait en premier plan, comme si les figurants voulaient a tout prix entrer dans le champ, a la fois pour s'affirmer et pour détruire la logique du film; des cadrages désordonnés, sans arriere-plan, instaurent une jungle au creur de la ville moderne

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117 Antonioni. Personnage paysage 116

et conferent une autre signification a la parodie du Kenya esquissée dans une scene antérieure. La vraie jungle étant désor­mais traduite en carte postale, il ne reste que la jungle métapho­rique, la ville. Si voir signifie suivre un parcours, cette séquence comme celle de la fin n'offrent aucun parcours, il n'y a plus rien a voir, il ne reste qu'un «regard qui ne voit pas ». Les deux séries, magnifiques, effrayantes, montrent la premiere une ville débordante d'etres humains réduits a l'état de fauves blessés, la seconde une ville désolée redevenue nature, lieu sans histoire.

L'hybridation entre cinéma et peinture, Le Désert rouge

Dans le dernier film de la tétralogie, Le Désert rouge, la mise en question d'une figure essentielle de l'écriture cinémato­graphique, la caméra subjective, souligne mieux encore la crise du regard classique. La protagoniste, Giuliana, semble déséqui­librée, un accident de voiture l'aurait bouleversée et, comme le dit Ugo, son mari, elle n'arriverait pas a «s'accrocher», c'est-a­dire a retrouver un comportement normal 2• L'accident était en fait une tentative de suicide et la crise de Giuliana, son refus du monde «normal », seraient moins la conséquence que la cause de <<!'accident». Qu'est ici la normalité? Que voient les person­nages «normaux », et que voit Giuliana? A ces questions, un film classique - basé, je l'ai dit, sur le principe de transitivité, OU les points de vue sont distincts mais communiquent - répon­drait en utilisant une caméra subjective qui, nous mettant «dans la peau des personnages », nous aiderait a distinguer le «vrai» monde du monde «halluciné ». Le Désert rouge brouille ces reperes, tout y est incertain, tout se mélange, se subjectivise, s'objectivise pour se subjectiviser a nouveau daos une sorte de vision générale indistincte; la construction classique est ébranlée aussi violemment que daos L'Avventura, mais pour des raisons opposées. Dans ce dernier film, des failles, de petites fissures laissaient entrevoir le monde sans l'homme, alors que Le Désert rouge met en place un magma indéfini de regards, OU tout le monde voit tout et OU personne ne voit rien: hallucination, reverie, perception distraite ou attentive, réalité et métaphore s'enchevetrent; on ne saurait dire OU l'une s'arrete ni OU commence l'autre, tout est semblable. Le générique se construit sur une série de plans flous, fixes ou mobiles, dont le décor, jaunatre, ne représente rien de précis. Cheminées, tuyaux

Paysages urbains et nouvelles identités

tordus, entassements de matériaux semblent - par le meme effet de brouillard qui cachait a moitié la citerne dans Le Cri - a la fois distants et proches, voilés par une prise de vue au téléobjectif sans mise au point. Apres le générique, une énorme cheminée lance des flammes dans un grondement aussi régulier et rythmique que le serait la respiration d'une créature vivante; une explosion de lumiere et de bruit, véritable hiérophanie, manifeste la puissance et la sacralité d'une nouvelle divinité qui n'a rien de divin mais qui, a mi-chemin entre culture et nature, constitue un paradoxe, un mythe rationnel, le mythe de la technique qui devrait pourtant etre par définition sans mythes. Menac;:ante, l'apparition est aussi éblouissante.

Antonioni construit ici une sorte de catalogue des symboles du monde contemporain. D'abord, avec une énorme tour de refroidissement qui, occupant le centre de l'écran, domine le paysage de sa masse ronde et griseo Un panoramique nous découvre, derriere cette masse, une autre tour plus lointaine. Les tours, fausses collines, forment une nature artificielle ou l'homme est «jeté» comme un poisson dans un aquarium. Les premieres images inversent les signes ou les accouplent de maniere incompatible, le panoramique s'acheve sur des passants et de petites voitures garées au loin, le long de la route, la démarcation meme entre routes et rivieres, entre eau et terre, devient tres vague. Des ouvriers en greve manifestent pres de l'usine. Des carabiniers encadrent un homme. Est-il en état d'arrestation? Non, c'est un «jaune» qui va au travail sous la protection de la police. Pendant qu'un haut-parleur lui reproche sa trahison, l'homme s'avance seul dans l'usine, qui prend l'allure d'un organisme vivant avec ses grosses machines en mouvement et sa petite pelouse, ultime coin de natme. A l'extérieur, devant l'usine, une jeune femme, filmée de dos, marche au milieu de la foule. Nous l'avions vue avec un enfant, nous n'apercevons maintenant qu'un manteau vert et des cheveux blonds, seules couleurs vives dans ce magma de gris terreux. Elle s'approche des grévistes, demande a l'un d'eux son sandwich, déja entamé, qu'il lui donne. Voici de nouveau un geste irréfléchi, mélange de deux codes opposés, une demande d'aide de la bourgeoise a l'ouvrier, le désarroi et la solidarité. La femme fuit comme un animal effrayé et va dévorer avidement le sandwich derriere un buisson calciné, mort, planté au milieu de la boue. Essoufflée, elle se cache pour manger comme une bete

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Antonioni. Personnage paysage 118

traquée, tout son comportement participe autant de l'animal que de l'humain. De fait, Giuliana, personnage paradoxal, est un animal tres civilisé qui vit dans une foret artificielle.

La technique, au lieu d'exalter la rationalité, pousse le rationnel vers les ténebres, elle reconduit l'homme a son état bestial, le renvoie a une panique animale, au désir de fuir des forces incontrolables, comparables a celles qui effrayaient les hommes des cavernes. La conduite de Giuliana, nous le verrons tout au long du film, est une contrefa\on de l'état de nature, l'homme moderne, terrorisé, erre parmi les forces inconnues du monde scientifico-industriel.

Giuliana s'arrete pour regarder autour d'elle, la caméra nous offre quatre plans subjectifs qui ne sont pas sans rappeler les films d'horreur (Antonioni prend souvent comme point de départ des images tres typées qu'il détourne ensuite), en alternance avec trois points de VUe sur la femme, de plus en plus effrayée. Derriere elle pointe, au loin, la grande cheminée, le dieu profane auquell'homme ne Cesse d'apporter des sacrifices comme le suggerent les flammes qui, jaillissant de loin en loin, rappellent que rien n'échappe au monstre. L'idée s'impose alors que la femme tente d'échapper a un regard surplombant. Les quatre plans subjectifs sont bizarrement monochromes, ils tiennent de l'hallucination, qui n'est ni grise ni colorée, et montrent un paysage miniaturisé, entre noir et gris, OU sur­nagent des restes misérables, souvenirs de couleurs éteintes, petites collines, tas de cendres, déchets métalliques, tuyaux, barres de fer tordues, grises et brillantes, cendres fumantes. S'agit-il de déchets industriels ou d'une annonce du futur? Qui regarde ?Ríen n'autorise a répondre et c'est bien cela qu'Antonioni met en cause, l'articulation entre les différents points de vue, entre les diverses configurations du regard. Cette vision a tous les caracteres d'une hallucination, mais elle n'est pas hallucinée puisqu'elle persiste apres le départ de la femme. Giuliana n'était

I -clonc pas la seule a voir cet univers de déchets. Son point de vue , aurait-il transité ailleurs ou serait-il resté «collé» a la caméra?

L'incertain rapport entre hallucination et réalité, qui préoccupa également Pasolini, va nous suivre tout au long du film, il est l'une des questions que pose Le Désert rouge dont le titre meme montre le confli!!ntre voir et ne pas voir, entre vie et mort, entre les couleurs vives dél'llldustne etleS couleurs monochromes de la réalité.

119Paysages urbains et nouvelles identités

D'autres réalisateurs se souviendront de la le\on, en particulier Tarkovski dont Stalker (1979) est, en partie, un remake du Désert rouge; et peut-etre également Ridley Scott car Blade Runner (1982) s'ouvre sur une vue du Los Angeles de 2023 avec ses immenses cheminées flamboyantes. Mais les plans dont je parle s'inspirent eux aussi d'un film antérieur, ils renvoient a Metrapalis (1926): entrant dans l'usine, nous apercevons des ouvriers devant une horloge de pointage. A l'inverse toutefois des ouvriers de Lang, ceux d'Antonioni ne sont pas épuisés, ils controlent tranquillement les instruments.

A l'intérieur de l'usine triomphe la couleur qui était bannie au dehors: grands tuyaux jaunes et oranges, bouteilles de gaz bleues et vertes, machines violettes, énorme citerne couleur rouille, jet de vapeur dont la blancheur étouffante envahit l'écran. Antonioni atteint ici un étonnant niveau d'étrangeté, il pose la couleur la OU il n'y a pas de vie, les tuyaux qui transportent des substances inconnues ne seraient-ils pas les arteres d'un nouvel etre vivant? Soulignant le paradoxe, Antonioni note, non sans amertume, que le monde artificiel peut avoir «une beauté originale qui n'appartient qu'a lui" 3,

Le contraste ne cesse de s'affirmer. Ugo, mari de Giuliana, et son ami Corrado cherchent des ouvriers, ils téléphonent a plusieurs entreprises de la région, mais pendant ceS appels, les propos tenus importent moins que les paysages qu'on aper\oit depuis les fenetres. De la premiere on voit deux immenses spheres d'acier qui occupent tout l'espace, de la seconde, deux pins secs, déja morts: le nouveau paysage métallique s'impose tandis que le vieux monde végétal se meurt. Paradoxe, la rue OU Giuliana veut ouvrir un magasin, teinte en ocre et gris, est presque monochrome et les fruits d'un marchand ambulant sont également gris. Si L'Avventura propose un film dans le style de Cézanne, Le Désert rouge est tourné a la maniere de Morandi, la déperdition de la couleur y exprime le rétrécissement du monde réel face a l'explosion brutale de la nouvelle réalité artificielle. Quand Giuliana et Corrado font l'amour, la chambre d'hotel prend peu a peu les teintes désolées et mortiferes de Morandi. Les personnages d'Antonioni se déplacent dans un espace virtuel qui n'est ríen d'autre que l'espace d'hier maintenant assassiné. Nous avions traité L'Avventura comme un «policier a l'envers ", Le Désert rouge est une enquete sur un homicide en cours, le désert nait

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120 Antonioni. Personnage paysage

des couleurs qui tuent (Antonioni avait fait peindre en blanc une partie de la pinede) 4.

Considérons la séquence de la rue « morte ». Elle part d'un mur gris vert, écaillé par l'humidité qui, remplissant tout le champ, crée un effet « tableau» qui se prolonge sur l'ensemble de la scene. Corrado descend de voiture et se dirige vers la route a laquelle une couleur gris céruse, une perspective tordue, l'absence de mouvement, une extreme propreté donnent les ap­parences d'une toile peinte. Extérieur et intérieur se confondent dans cette séquence, comme dans d'autres passages. L'extérieur est peint, voire décoré de fleurs, l'intérieur est mal entretenu, souvent sale et vide. Au fond de la rue, un dernier cycliste s'éloigne en silence, le paysage est maintenant mort, la scene peut commencer. Apres une conversation entre Corrado et Giuliana a l'intérieur du magasin, scene OU la jeune femme bouge encore de fa~on désordonnée, presque sauvage, au point de déconcerter la caméra contrainte a de brusques sauts pour la retrouver la OU elle ne devrait pas etre, les deux personnages sortent et regardent vers le haut. Un journal tombe aux pieds de la femme pour etre ensuite emporté par le vent, comme le journal qu'on a vu dans L'Avventura. Mais la feuille, dans ce dernier film, suggérait la présence, sur la mer, d'une force mys­térieuse, tandis qu'ici le journal n'est plus qu'un reste presque archéologique. On peut en dire autant du chariot de fruits: le saut brutal du téléobjectif au grand angle brouille les points de VUe. Que voit Giuliana? 11 est difficile de le dire. Parfois ce n'est pas son regard qui est flou mais le nótre, la syntaxe cinématographique courante est inversée.

Alors que Giuliana et Corrado partent a la recherche d'ouvriers, surgit sur la prairie aride et nue une maison entiere­ment noire, des murs jusqu'au toit. 11 ne s'agit ni d'un plan objectif, ni d'une vue subjective et plus loin les fleurs indécises qu'on aper~oit devant la maison de l'ouvrier se rapportent a notre point de vue, non a celui de Giuliana. Dans un ouvrage publié en 1965, Pasolini pensait déja au brouillage des points de vue qui prend aujourd'hui une signification différente de celle qu'illui avait d'abord attribuée, il ne s'agit plus de la vision d'un « protagoniste névrotique ... remplacée en bloc» par la vision « délirante d'esthétisme» 5 de l'auteur. Je crois qu 'il faut plutót y voir une réf1exion lucide, cruelle peut-etre, sur l'échange entre subjectivité et objectivité, qui trouve sa correspondance dans

Paysages urbains et nouvelles identités 121

l'effrayante confusion, typique du monde moderne, entre l'homme et l'animal, la technique et la nature, le réel et le virtuel, la vie et la mort. Ici, tout est a la fois vrai et faux, subjectif et objectif, tout est présenté de maniere réaliste mais invrai­semblable, inauthentique. Les personnages bougent dans un paysage d'auteur, d'un auteur tel que Morandi, qui peignait des décors et des objets morts. Le réalisateur ne s'identifie pas a son hérolne « névrotique» puisque la caméra ne privilégie pas le point de vue de Giuliana - c'est meme le contraire, Giuliana fuit la caméra comme elle fuirait un ennemi, il s'agit d'une véritable lutte entre la protagoniste et la caméra.

La séquence de l'excursion a la campagne est a son tour une parodie moqueuse (de la Partie de campagne ?). Corrado se plaint de la dégradation du paysage, que nous pouvons observer tandis qu'il l'évoque. 11 s'agit cependant moins d'une dégra­dation que d'une véritable réélaboration picturale. Corrado s'arrete sur le bord d'un étang boueux, couvert d'une couche blanchátre, et y jette une pierre pour s'assurer qu'il s'agit bien d'eau et non de peinture: il se veut sain d'esprit, mais per~oit un monde qui a l'air peint. Lorsque Corrado va rejoindre Giuliana, la caméra l'abandonne, suivant un procédé courant chez Antonioni, pour s'arreter sur un nouvel étang, cette fois-ci de couleur jaunátre. La rencontre avec les autres amis a pour arriere-plan un étang immobile, couvert de mousse: un plan bref et soudain remplit l'écran de céruse, comme s'il s'agissait d'une palette (caméra subjective ou caméra objective?) et tout de suite apres Corrado entre dans le champ. Qui regardait?

Ici encore, comme dans L'Avventura, le montage ne nous permet pas de construire une structure spatiale compréhensible. Vus de la fenetre, les bateaux proches des arbres cassent toute perspective. Le temps aussi bien que l'espace sont privés de direction. L'absence de perspective empeche de situer le sujet qui regarde et également le personnage de trouver sa place dans le monde.

En somme le monde que nous voyons n'est ni celui de Giuliana (car dans ce cas-la elle serait peintre), ni celui que filme la caméra (le film n'est pas un documentaire), ni celui d'un « esthétisme délirant». 11 ne s'agit pas non plus de ce qu'aper~oivent les autres personnages, car ils semblent ne jamais regarder. La lutte entre Giuliana et la caméra réalise une hybri­dation entre peinture et cinéma, entre les images analogiques et

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123 Antonioni. Personnage paysage 122

ette image presque virtuelle qu'est Le Désert rouge. Nous ne sommes pas encore dans le virtuel dont Antonioni fera usage Gvec Le Mystere d'Oberwald (1980), mais nous ne sommes plus dans l'analogique, puisque meme si la couleur reste photographiée de fa~on traditionnelle, elle est remaniée a priori a travers une modification du décor (la rue «a la Morandi ", la maison carbonisée ... ). Ou nous trouvons-nous, alors?

Caméra subjective et camérA~~cJ~ve.JéeL ~y:U:tuel,

I peinture et cinéma se contaminent, Prod.uisant une nouvelle ¡ forme d'écriture qui effraieo ero 'fascine a la fois puisqu'elle,

, -"demeure indéchiffrable. La définition que i~ o rais pour cette forme de représentation est celle @'1ryí ridatio!!.. a co­

e '·

L existence entre peinture et cinéma ne produrt pas en fait une alliance paisible, Antonioni semble croire qu'il n'y a pas de transaction possible, de compatibilité entre les arts, pas davantage qu'entre les différents univers' co­existent autour de nous. Le Désert rouge est n film chimere n film qui méduse le spectateur, un communiqué qm n a nen a dire, un miroir qui ne renvoie pas d'image. Ce caractere monstrueux fait du film une ceuvre surprenante, une relecture savante du paysage, une critique de la culture et du savoir. Le savoir, qui distingue compétences et domaines, respecte la spécificité de chaque sphere, mais suppose un équivalent général, le langage, gráce auquelles hommes se comprennent au moins approximativement. C'est cela, le langage cinémato­graphique, qui vient a manquer dans le film ou ne restent que la vision, les visions, les différentes perceptions, proches et infiniment éloignées. Par la le concept meme de savoir se voit bouleversé, l'hybride nous avertit de la précarité des classifications.

Comble d'ironie, une plage rose et ensoleillée, une anse marine, seuls paysages traités sur le mode documentaire ou touristique, illustrent un conte que Giuliana invente pour son enfant. La pluralité du monde se dévoile a travers ce récit métaphorique, ou, contrairement a la coutume, le Moi du héros n'est pas central.

Le Désert rouge, disait Godard, est « un film sur le monde otal, et non sur le monde d'aujourd'hui» 6. On pourrait

ajouter qu'il~le d'un monde réel en train devenir irréel. Plus tard, dans -7e-Mystere erwald, réalisé é ectroni­quement, la magnifique chevauchée de la reine (Monica Vitti)

Paysages urbains et nouvelles idéntités

sera une longue exploration du paysage et des couleurs: herbes et arbres, vetements, cheveux de la reine changeront de couleur au fil de la course. Le travail d'Antonioni rappelle ce qu'Eiseinstein avait prévu et réalisé dans la scene finale de son dernier film, Le Complot des boyards (1945), un traitement des 1 couleurs qui, loin de saturer les personnages, les dépassait et devenait un simple élément du discours. Avec la couleur et l'image, Antonioni ne voulait pas substituer un nouveau monde a celui qui l'entourait mais reprendre le tres vieux probleme du rapport entre l'homme et l'univers. 11 entendait ainsi r~ \ que les images ne sont pas la réalité, 'iiIais un "disc()urs_sur la r~lité, et q,~'il suffit de vouloir pour se libérer~es regles_g~J~_ representa11On.

Notes

1. Miehelangelo Antonioni, Finalmente comincio a capire, Valverde, Catania, Girasole, 1999, p. 15.

2. lei, Antonioni reconnait ne pas etre suffisamment clair dans le film, au fond l'ineertitude eonstitue toujours une earaetéristique fondamentale de son oeuvre. Voir Fare un film, op. cit., p. 252.

3. ¡bid., p. 82. 4. Pour une seene du film, Antonioni avait fait peindre en blane une

partie de la pinede de Ravenne, puis il renon<;a a tourner ee passage, au grand désespoir du produeteur. ¡bid., p. 82-83.

5. L'Expérience hérétique, op. cit., ibid. 6. Jean-Lue Godard, «La nuit, l'éclipse, l'aurore. Entretien avee

Miehelangelo Antonioni», Cahiers du cinéma, n° 160, novembre 1964.

'.

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¡¡II

I!

I1I

LA PERTE DU PAYSAGE

U n film ala maniere de Cézanne, L 'Avventura

N ous avons vu, en suivant les films d'Antonioni, comment le cinéma avait mis en crise l'espace mythique, confronté l'ombre du mythe aux lieux sans mythe, donné naissance a un regard nouveau. La notion « d'ceuvre ouverte », ~ proposée par Eco, appliquée par:· Chatman a-Arifonionll,ne suffit pas pour cerner la multiplication des regards dans L'Avventura ou, le regard unique, central dans nombre de fictions, fait place a des yeux innombrables. Le regard~] d'Antonioni n'est pas seulement ouvert sur les possibilités de sens, il trouve son sens meme dans l'écart entre voir et regarder et par la redéfinit la position de l'homme au sein de l'univers.

La découverte d'une visibilité du monde conduit directe­ment a la crise de l'homme contemporain qui prend conscience de sa position périphérique, de son insignifiance, du caractere factice de son identité. Gn pourrait comparer cette révolution a ceBe que Cézanne provoqua en peinture. Ce1ui-ci disait a Gasquet que personne n'avait jamais vu la Sainte Victoire. Les habitants du lieu, plongés dans leur «inconscient utilitaire »,

savaient tout de cette montagne sans etre jamais arrivés a la regarder directement, mais lui la voyait de plusieurs manieres, non pas successivement, mais simultanément.

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92 Antonioni. Personnage paysage La perte du paysage 93

Avec Antonioni se produit quelque chose de comparable. L'abandon de la forme filmique traditionnelle, le refus de nouer l'espace autour du narrateur-spectateur, l'absence d'un sujet unique, central, nous permettent d'entrevoir, derriere nos stéréotypes, la nature ou du moins son ombre fugitive. Comme dans la peinture de Cézanne, ce qui apparait ici n'est pas une autre figure opposée aux précédentes, mais une série indéfinie de possibilités.

-o~ L'art, disait Klee, ne reproduit pas mais « rend visibles les choses" et la remarque peut s'appliquer a L'Avventura qui prend pour themes le sa e et la découverte du visible.

[ Dans la premlere paitÍe ti 1 m, e ong e isode de la ~' disparition d'Anna marque la rupture du rapport entre l'homme

et le monde. Le sujet qui lui donnait forme en le regardant n'est n désormais plus la et le monde, cessant d'etre un kosmos struc­\: turé, devient kaos, rassemblement confus de choses et d'événe­t '~ ments. Simultanément, ces deux termes changent de sens: le ~-kosmos n'était pas harmonie de l'univers mais fiction produite

par un sujet qui se croyait tout-puissant et central tandis que le kaos devient ouverture effective du monde car, une fois abolie la centralité de l'homme, la nature retrouve son autonomie et s'impose sur l'écran. Le kaos a une valeur positive, heuristique et le kosmos une valeur négative, limitative.

En effet, pendant l'inutile voyage de personnes aussi superficielles que Sandro (Gabriele Ferzetti) ou Raimondo (Lelio Luttazzi), se produit une expérience grandiose: la ren­contre avec une force archaIque, primordiale, qu'ils ne voient pas, mais que la caméra entrevoit, en se glissant, a coté d'eux, jusqu'au seuil du monde visible, jusqu'aux confins au-dela desquels on ne peut aller, la Ol! se devine une autre présence impénétrable. Découverte de l'altérité du monde, du monde sans homme et sans Dieu, l'expérience renverrait a l'image archaIque, ensevelie dans l'inconscient, reniée par la culture rationnelle moderne, connue pourtant des spécialistes de la mythologie grecque: Dionysos.

Tel est bien le sens général du terme « Avventura ": aller jusqu'au seuil de l'inconnu, pour ensuite revenir en arriere. Anna (Lea Massari) devient une figure double, polysémique.: d'un coté, elle est l'exemple de I'individu contemporain qui a perdu son rapport avec le monde, elle le montre par son inquiétude, son mécontentement, son instabilité; de l'autre elle

est, par sa sensualité, sa sensibilité qu'elle ne sait pas exprimer, une métaphore de ce que cet etre a perdu: la plénitude et l'intégrité du sentir. Ainsi le film, surtout dans sa premiere partie, assume-t-il la couleur d'un mythe sans mythe, la disparition d'Anna pourrait meme etre lue comme le mythe d'une Proserpine lalque, née apres la perte du sacré. Proserpine avait été enlevée pour devenir reine des enfers (le mythe est justement situé a proximité de la Sicile) et la disparition d'Anna se joue comme un enlevement pour ceux qui ne savent voir que le négatif, le manque, dans un monde que les dieux ont depuis longtemps abandonné (l'apparition de la Bible a un certain point, dans les mains du pere d'Anna, est tres significative a ce propos). Anna est donc un symbole au sens classique, une image double, une condensation d'instances contradictoires. Meme sa courte présence dans le film suggere que ce qu'elle signifie est aussi fugitif que sa figure.

Des son début, le film est parsemé d'indices de perte et de signes d'une mystérieuse présence. Dans le prologue déja on entend le pere d'Anna, ancien ambassadeur (Renzo Ricci), parler avec un gardien de la villa et se plaindre de l'avancée de la ville: « Si l'on pense qu'il y avait la un bois ! " Apres cette phrase intervient un plan sur Anna qui apparait pour la premiere fois dans le film. Ce raccord offre tout de suite une premiere indication de lecture: la jeune filie est associée a la perte du paysage. Le bois, on l'a vu, est le lieu sacré par excellence dans la culture classique et l'avancée de la ville préfigure ici non seulement <da liquidation des faunes» (dont parlait Schiller) mais bien l'élimination du bois lui-meme, de ce lieu Ol! l'on rencontrait la nature comme totalité, et comme mystere (Eleusis était dans un bois). Dans ce début de film, Ricci semble une sorte de divinité saturnienne dont le désarroi manifeste montre la fin d'un monde, d'une ancienne culture. Ce sera lui en effet qui, plus tard, prendra la Bible dans ses mains.

La relation entre theme et style s'intensifie avec la disparition d'Anna. Lorsque les excursionnistes s'approchent de Lisca Bianca, un autre indice signale une présence mystérieuse, dans la scene Ol! Luttazzi jette le journal dans la mer comme dans une poubelle (mépris de l'homme économique pour l'environnement et pour l'immensité sacrée), mais un vent tres fort entraine la feuil1e, révélant l' existence d'une force supérieure, invisible, qui les arrachera de leur monde; c'est ici

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que l'Avventura commence. Pour ne pas parler du «requin» qu'Anna dit avoir vu en se baignant; elle qualifiera ensuite sa remarque de «sottise », mais nous avons apen;u une nageoire sortant vaguement de la surface de l'eau; peut-etre n'était-ce qu'un dauphin, mais cette présence inconnue devient effrayante du point de vue des personnages. Les restes préhistoriques de Panarea sont autant de traces de vies lointaines: Corrado, quand il est sur l'ile, examine attentivement la poignée d'une amphore comme si elle avait un lien avec la disparition de la fille, ou comme si elle 1'intéressait davantage que la recherche d'Anna.

r

Les yeux entre-temps se multiplient. Quand les excur­sionnistes arrivent a Lisca Bianca, un plan a forte connotation subjective montre l'approche du bateau depuis l'ile OU pourtant, nous le savons, il n'y a personne (les personnages ne rencontrent qu'un berger qui dit arriver de Panarea). Le plan suggere que rile elle-meme regarde. De tels plans sont récurrents dans la séquence, ils font penser a des vues subjectives sans sujet, figures paradoxales qui installent un observateur virtuel a une distance indéfinissable, comme si le lieu meme regardait ces personnages qui ne sont pas des personnages. Ceux-ci manquent d'ame, presque de corps et leur identité ainsi que leur apparence physique sont si médiocres que l'on croit voir en eux des simulacres.

Dans la séquence de la recherche d'Anna, les regards des personnages se croisent rarement: au premier plan d'un visage occupé a observer succede souvent un plan sans rapport avec le précédent, différent tant par son éclairage que par son arriere­plan; les personnages ne sortent ou n'entrent pas au bon moment; la caméra part d'un plan vide, pour ensuite découvrir par un panoramique un personnage occupé a regarder; ou alors elle le laisse hors champ pour s'attarder sur les rochers ou sur la mero Les ruptures de champs ne manquent pas, nous faisant trouver un personnage a un endroit différent de celui OU nous l'avions imaginé. Antonioni meme, a propos de ses «erreurs de grammaire», dit: «Je les fais expres, parce que je pense ainsi obtenir davantage d'efficacité. Par exemple, grace a une utilisation non orthodoxe du champ-contrechamp, a des erreurs dans la direction des regards ou des mouvements 2.» Nous trouvons des caméras subjectives fausses ou décalées comme celle de Corrado regardant la mer et le ciel, avec une caméra subjective qui part en retard, créant un décalage temporel

1

La pene du paysage

évident (une sorte d'overlapping editing). Le temps s'agglutine, la durée est incertaine, elle semble ou tres longue ou tres courte. L'espace lui aussi est confus: la petite ile a l'air perdue au milieu de la mer, mais parfois on voit tout un archipel proche qui est tantot immense, tantot minuscule. La lumiere ne raccorde pas dans les champs-contrechamps: a un plan rapproché de Sandro fait suite un contrechamp de Claudia sous un ciel différent, plus sombre. Ici l'emploi du champ vide au début du cadrage se perfectionne, pour désorienter notre perception du temps, car si, d'ordinaire, un champ vide marque un intervalle de temps, son emploi continu dans une meme scene rend la linéarité chronologique incertaine. La construction de l'espace et du temps est fragmentaire, indéfinie, elliptique, elle produit une impression d'égarement OU s'efface toute perspective. Bref, ces dislocations continuelles, ce montage moins elliptique que systématiquement non coordonné, donnent le sentiment que l'ile est hantée par des yeux, que s'y joue un point de vue multiple, irréductible a l'unité, .ll.?cre ard 01 tro e, multiforme. Ici commence la dissolution (fu regard"aáuieur ans le cinéma d'Antonioni. Si jusqu'a présent nous avions assisté a une , prééminence de l'espace par rapport a 1'histoire, dorénavant nous trouvons aussi une multiplication du regard, a travers de fausses caméras subjectives, de faux raccords, des perspectives tordues qui multiplient directions et sujets. L'auteur n'est meme plus nécessaire, la poétique et la thématique commencent a paraitre superflues, dans cet éclatement qui reflete la crise d'identité de la culture contemporaine. Le regard antonionien commence a aller au-dela d'Antonioni meme, l'homme semble désormais égaré face a la complexité des phénomenes.

Ce regard multiple prend possession du film pendant la séquence de la recherche d'Anna, comme si les observateurs mystérieux étaient des entités archa'iques, distantes, faibles mais encore existantes. On pourrait dire qu'Anna a été absorbée par le paysage, qu'elle s'est cachée afin de voir ce qui se passe quand ?

elle n'est pas la, comme ce fut le cas de Towers, dans le récit déja mentionné de Quattro uomini in mareo Ou bien, elle est cachée dans le dessin du film, parmi les plis du montage, comme dans ces jeux OU il s'agit de découvrir la petite silhouette d'indien dessinée parmi les lignes d'un paysage. Wittgenstein, cité plusieurs fois par Antonioni, proposait cet exercice pour montrer que voir et interpréter sont la meme chose 3. On

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pourrait meme penser qu'Anna est entrée dans le paysage qui, a partir de sa disparition, prend une violence inattendue: la premiere phrase prononcée apres sa disparition est celle de Giulia: « Le temps est en train de changer ». Phrase qui n'est pas aussi « banale» que le prétend son mari Corrado. La cOlncidence entre le changement de temps et l'absence d'Anna renforce le sentiment d'une présence qui ne se trouve pas seulement derriere la caméra mais également tout autour. Dorénavant, plus les autres personnages s'acharneront achercher Anna, plus ils se trouveront face a la puissance de la nature, a son impétuosité tyrannique marquée par les flots, le vent qui trouble les visages, les rochers qui tombent al'eau, le bruit des ondes dans le ressac du grand canal, les nuages qui font varier sans cesse la lumiere du paysage. La violence destructrice de la mer et de l'orage, l'agitation générale, sont précisément la composante diony­siaque de la nature que les personnages ne voient pas ou qu'ils ne voient que sous sa forme figurale, l'éclipse d'Anna, cherchant en somme, sans le trouver, ce qu'ils ont sous leurs yeux. Mais qu'est-ce que la caméra voit, au-dela des divagations de figures éparpil1ées en quete d'un « graal» qui est a leur portée ?

La nature est ce que nous ne pouvons pas voir. Imbus de culture, nos yeux ne peuvent pas al1er au-dela du savoir meme. Et pourtant je crois que, dans ce film, le cinéma est al1é jusqu'aur seuil du visible, jusqu'aux frontieres entre culture et nature. Il y

, p-~ grace a une utilisation fine du montage qui ne détruit 1 pas la séquence classique mais l'ébranle juste un peu, créant des I interstices par lesquels le voile de la représentation semble se

I déchirer, pour nous laisser a peine entrevoir, ou meme juste

I imaginer, ce qui est derriere. Peu a peu, le point de vue du narrateur central est démembré.

Ces interstices ouverts dans le visible sont les failles a travers 'iesquelles le' ~sté¡'e:"l'lnióriifu;:'-i~~~tésp-~; le co~~ü"'ctin¡;;e.rtain de « nature », s'introduisent dans le filñt Qu'est-ce que la nature, dans le cinéma d'Anto­nioni? Je vais essayer, plus tard, avec Blow up, de reprendre ce theme; pour l'instant, nous nous limiterons a remarquer qu'ici

• la nature n'est visible que de fa¡,;on négative et en tant

@7 \\. qu'incertitude. La nature est la multiplicité des points de vue, elle est le sacré en tant que résistance du monde a la perspective

i centrale que l'homme voudrait imposer.

La perte du paysage Cltf)! rr9a'''1

Dans l'épisode du berger, nous percevons, toujours avec une ironie anthropologique, le choc de cultures désormais profondément éloignées. La scene ou il parle anglais aux excursionnistes et décrit sa famille fait référence a un autre moment du cinéma de Rossellini: l'épisode de Stromboli, ou les bergers que Karen (Ingrid Bergman) trouve si primitifs parlent tres bien anglais. Mais si chez Rossellini la rencontre est tragique, ici elle est au contraire rendue amerement comique par l'incompréhension qui caractérise les dialogues. Ainsi, par exemple, le matin Sandro demande au berger: « Qu'est-ce que vous faites debout si tot?» et l'autre répond: « Cinq heures du matin, vous trQuye.z..!<at~Q~.

Ce \regard pol')!.tro1!e" qu'on le lise en termes semlO­logiques, symboliques voire mythiques, souligne la crise qui afflige la représentation, l'affaiblissement de la forme en perspec­tive et du montage qui assurent la correspondance entre les plans et les champs différents, le manque de corrélation entre voyant et vu, entre sujet et objeto Le monde n'est plus un objet repré­senté. C'est pourquoi, j'ai montré que dans cette séquence, il n'y a meme plus un monde, un kosmos. La nature ne se manifeste qué-Qe...,man~~re JJi~'.1.~Jve. C'est un rasseffibTe-iñeñtde t~~re, de c1eT,Cíe mer, de vent, un vent continu, violent, telle la trombe d'air qu'Antonioni aurait voulu filmer mais qu'un marin « coupa» en pratiquant un exorcisme qu'il tenait de son pere. Le paysage de L'Avventura est un r:jjeau déchiré, pour employer une métaphore ala Hitchcock: l'image peinte, controlée, appri­voisée par la culture s'est comme lacérée et, a travers les fissures du montage, on ressent le souffle de l'inconnu. Métaphori:; quement le vent bouleverse le montage du film aussi bien que les cheveux des personnages.

L'Avventura est d'ailleurs, comme le dit le réalisateur, le film de la plus grande ouverture, de la découverte des possibles: « Mon probleme était autre, comment raconter la vérité du film et en meme temps faire taire les autres vérités qui surgissaient en marge, qui poussaient avec autant de force? Comment prendre en considération les unes en tant que mesure des autres 4 ?»

Considérons une autre séquence: celle de la ville déserte de l'Ente Riforma, ou Sandro et Claudia passent pendant leur voyage de recherche en Sicile. Ici encore, il ne s'agit que de sept plans remarquables par leur grande efficacité dépaysante. Dans la ville déserte personne ne regarde, et pourtant, tout au long de

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t \ .J I ' ,- ~ I'YAIb" c)\c.O

98 f'Ol'M'~, a Antonioni. Personnage paysage

/fa scene, nous avons l'impression d'espionner ou d'etrel, espionnés, et les personnages éprouvent le meme sentiment. , Les «possibles» constituent ici le i2nd mag!!!,atique et i~taiU-.sur lequel les figures se dessinent comme en surimpression tant leur identité vacil1e achaque photogramme. Les «autres vérités» possibles du film, dont parle le réalisateur, ne deviennent pas un pur néant, elles ne sont pas confinées dans le domaine du non-etre mais continuent a agir aux frontieres de l'image, le hors champ n'ayantEmais été sLtich~_dJÚ~Joires et

[ de chost;.~~po,ssi5J~s~q~Úendenttout incertain. Antonioni essaie de saisir chaque événement dans sa forme encore indécise, ouverte, pour le laisser ensuite fluctuer parmi les démaillages du montage.

Le succes extraordinaire, inattendu, de ce film pourrait etre attribué au fait qu'il correspond, meme si c'est de fa~on

indirecte, au désir de voir le cinéma créer une mythologie moderne - c'est du moins ce que Bazin disait a propos du

r- western. L'A7,Jventura n'est pas un film profane. 11 n'efface pas ',., le concep. t de s.a,cré,'"ne renonc.e.,. pas a.cette création de mythes si\ importante pour assurer le triomphe du cinéma au xxe siecle, le I film réintroduit le mythe en forme négative, en tant quej

bouleversement, .~ en tant 'qu'é'g;tremémaañs un monde OU il ~emblait désormais impossible de s'égarer. La nouveauté de

cette reuvre consiste peut-etre dans le fait qu'el1e propose un ancien sujet, déja connu de l'homme méditerranéen, l'expé­rience de la panique et de la sacralité du monde, mais sous la seule forme désormais possible dans un univers que la technique a désacralisé: la forme de l' aventure. Breve ouverture, aveugle­ment temporaire, L'Avventura est apparition irregardable d'une proximité, une déchirure tout de suite refermée, oubliée par ces hommes ou mieux, par ces ex-hommes et ces ex-personnages.

J.~· L'Avventura marque l'accomplissement de ce qu'on pourrait

",1,. a.~peler la récup0!!~on,du_~acré3P!;#!-J(J,"ppte ~e ~''!.~ra, ~'est-a­'\ d1re le gramie1fort de 1art du xxe s1ecle pour reag1r a la v101ence

{ L·~de la techni~ue e~ employe.~ cette tec~nique co~tr~ elle-meme.IT;! Un f11m a la mamere de Cezanne ou, a travers les

\ \, I i~ices de la représentation, 0fl...t!.~ peut:etre la prewere~\ \:'~ili~::~':~",

La perte du paysage

L'ultime récupération du paysage

Qu'arrive-t-il a ces personnages apres leur inutile recherche? Leur dérive se termine avec la découverte de l'atti­rance mutuelle de Claudia et Sandro, qui comble vite le manque d'Anna, et avec une fete filmée dans les grandes salles de l'Hotel San Domenico de Taormina. Ici, au petit matin, Claudia s'aper~oit que Sandro a passé la nuit dans les bras d'une fille inconnue. En colere, elle veut partir, puis, devant ses larmes, elle se calme et, consciente de ne pouvoir vivre seule, résignée, le rejoint au-dehors pour lui caresser doucement la tete.

Le final, tres long, avec son plan divisé exactement en deux parties, est une image symbolique des deux expériences: «D'un coté on voit l'Etna blanc de neige et de l'autre coté un mur. Le mur correspond a l'homme et l'Etna un peu a la position occupée par la femme. Le photogramme est donc parfaitement divisé en deux; la moitié du mur correspond au coté pessimiste, l'autre moitié au coté optimiste », ainsi s'exprime Antonioni. Le symbole (du grec syn-ballein in­diquant les deux parties correspondantes d'une piece brisée) était utilisé autrefois dans le but de la reconnaissance. Dans cette image divisée se manifeste la puissance archa'ique du symbole, en mesure d'unir les contraires dans une coexistence non réconciliée et dans un conflit non dépassé, mais conscient: etre ensemble ou etre seul sont la meme chose, dans cet état d'etre et non-etre. L'etre ensemble ou l'etre seul ne c;;-~~t{Ui~tpTusun-e alt~;n:tive, ~e c~nfl~t est ~ainte~u mais as.similé: i~ n'est pas régl~\

1

\ ma1S elabore.l,g9nzQI1 n,c::stm ouvert m ferme, 11 est les deux a. ' la fois. Le caractere symbolTqu~e-'Iíiñage--~éside dans la reconnaissance finale d~L~mbi~uúé du moi t:t d'autrui, Je et l'Autre sont une seule pe~sonné tout en restant différents. L'Avventura est terminée, mais elle a laissé deux personnages la ou, au début, ~a-it que de~-Gffibres. \1

Si auparavant le conflit entre l'homme et la nature n'était pas réglé, a présent c'est le rapport entre l'homme et la femme qui reste ouvert: leur différence réciproque est la méta­phore de la différence entre l'homme et le monde.

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Notes

1. Antonioni, op. cit., p. 174-175. 2. Fare un film, op. cit., p. 26.

3. Comme le disait Wittgenstein, «il est tres difficile de voir ce que nous avons sous les yeux". Antonioni le confirme dans Fare un film, op. cit., p. 205. Pour les jeux d'interprétation des formes visibles voir Wittgenstein, philosophische Bemerkungen, Suhrkamp, Francfort sur le Main, 1977.

4. Fare un film, op. cit., p. 77.

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LES LIEUX ET LES HISTOIRES

Projets et poétiques

Dans Pour un paysage italien, essai de 1941 souvent présenté comme un manifeste du néo-réalisme, Giuseppe De Santis, prenant pour exemples les cinémas américain, fran~ais ou russe, insistait sur la nécessité de situer l'homme dans son environnement, afin de mieux le décrire, et critiquait la maniere « grossierement pittoresque» dont le paysage avait été jusque-la utilisé par le cinéma italien. A son avis, seule une fusion de la fiction et du document donnerait «la formule d'un authentique cinéma italien» car une prise en compte du milieu est indispensable pour aborder les drames humains:

Cornrnent pourrait-on entendre et eornprendre l'hornrne, si on l'isolait des élérnents dans lesquels il vit ehaque jour, a travers lesquels chaque jour il cornrnunique, quand les rnurs de sa rnaison [...], les mes de la vil1e [...] son al1ure, son devenir forrnent un tout avec la nature qui l'emoure et l'influenee au point de le fa~onner ason irnage 1 ?

On le voit, cet anicle OU De Santis mettait en relief le rapport homme-paysage, homme-environnement, annon~ait, dix ans a l'avance, le déclin du néoréalisme. Dans la mesure OU elle voulait illustrer l'importance du paysage, la proposition

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était réductrice par les exemples qu'elle proposait et par son projet meme, puisqu'elle faisait du paysage un instrument propre a éclairer la psychologie, autrement dit une histoire. Le paysage était mis au service de la narration et de la description, au service de l'idée inspiratrice du film.

Si, repartant de ce texte, nous interrogeons le cinéma italien, nous voyons qu'il est alIé au-dela de ce que souhaitait De Santis. Antonioni, Visconti, Rossellini, Fellini, Pasolini et beaucoup d'autres ont su voir dans le paysage bien davantage qu'un miroir. Nous en trouvons l'annonce dans un texte d'Antonioni, Pour un film sur le fleuve Po (1939), ou appa­raissent déja les signes de cette poétique du mystere a laquelle j'ai fait allusion. « Les gens du Po - écrit le jeune Antonioni ­sentent le Po. En quoi consiste ce sentir, nous ne le savons pas, mais nous comprenons qu'il est dans l'air, qu'il est accepté comme un subtil sortilege ». Le lien entre le paysage et le personnage n'est pas directement accessible, Antonioni, a la différence de De Santis, le trouve obscur, problématique. La nature n'est pas un outil qui aide a situer l'homme, tous deux sont sur le meme plan, leur compréhension est mutuelle, leur relation se joue en termes d'une confrontation toujours vivante. Les hommes de la basse vallée du Po « ont lutté, souffen, ils luttent et souffrent encore, mais ils peuvent naturellement faire entrer la souffrance dans l'ordre naturel des choses, y puisant meme un encouragement a la lutte 2 ». Les doutes concernant la forme cinématographique juste, documentaire ou fiction, réapparaítront chez De Santis; ils sont importants pour saisir la maniere dont Antonioni va au-dela de la différence codifiée entre ces deux types de représentation. Le PO est ici un lieu mythique, comme les Langhe dont Pavese parlera quelques années plus tard, il est un fleuve, un lieu qui, dans sa singularité, peut devenir symbole du monde.

L'année suivante, dans un texte inspiré par un ouvrage de Piovene, Terre verde, Antonioni nous parle de sa découverte de la nature: « la nature est une puissance inconnue et formidable, dont l'homme a le sentiment mais pas la notion 3.» Ici, deux formes de connaissance, intuition et raison, semblent etre rapprochées. La beauté de ce récit, d'inspiration manifestement léopardienne, est extraordinaire. La nature, par un de ses petits changements insignifiants, une déviation du Gulf Stream, asseche une partie du Groenland et force les hommes a

Les lieux et les histoires

abandonner des villes entieres, le vert de l'herbe se transforme rapidement en blanco Chez Antonioni apparaít clairement une conscience des couleurs, de leur importance dans une histoire comme celle-ci. Pensons a la maniere dont il traduit le premier regard par lequel un homme pressent un gel encore lointain: « L'herbe des pelouses s'est teinte un instant d'une couleur argent, et elle est redevenue comme avant». L'intéret du réalisateur pour la couleur, pour son utilisation philosophique, a l'encontre de tous les stéréotypes (a la maniere d'Eisenstein, mais indépendamment de lui, puisque, a cette époque, les écrits sur la couleur du réalisateur soviétique n'étaient pas connus), se manifeste tres tot, avec sa critique des cadrages trop statiques et de la composition picturale, comme avec sa défense d'un style nouveau, d'une recherche sur la lumiere, qui exprime les « oscil­lations infinies du mouvement» 4.

A partir de ces theses, Antonioni réalise ses premiers documentaires. Il commence a faire de l'incertitude un choix aussi bien stylistique que poétique et fait de l'anthropologie culturelle presque sans le savoir, notamment dans Gens du Po, N. U., Superstition, Le Mensonge amoureux. On peut définir ses premiers films comme des enquétes sans film, ou la caméra regarde, étudie, interroge les lieux d'innombrables histoires possibles sans jamais s'attarder sur aucune, mais suffisamment longtemps pour que l'une d'elles prenne corps. Ainsi, le discours se fait incertain, volontairement étranger a toute fixation de sens. Des que les figures commencent a se détacher du fond, a acquérir une épaisseur, la caméra les abandonne pour passer a autre chose par une série de détours, glissements, panoramiques, découpages, nouvelles attractions, qui mani­festent d'un coté la douloureuse certitude de l'impénétrabilité du monde réel, de l'autre un profond respect pour l'intimité précieuse de ces vies, de ces secrets, qui n'acquierent un sens qu'a condition de rester tels. La caméra se borne a fournir, de fa«;on sémiotique, une série de signes « indiciels» d'un monde qui demeure hors du film, sans que ces signes se transforment en discours. C'est surtout dans Superstition qu'apparaít la grande richesse du discours antonionien. La singularité de ce tout petit poeme anthropologique ne réside pas dans son sujet, pourtant nouveau pour le cinéma, mais dans la fa«;on dont il est abordé. Pour un theme comme celui de la superstition, sur lequel il était facile de verser dans l'ironie, Antonioni choisit justement de ne

nI!

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pas choisir, il ne se place ni du coté de l'observateur détaché et cultivé qui regarde de loin les rites du Basilicate, ni du coté de ceux qui pratiquent ces rites avec conviction. Il leur est néanmoins étrangement proche, grace a l'utilisation d'une caméra semi-subjective et a la médiation d'une voix off qui parle a l'impératif, tutoyant le spectateur, avec des mots que le sorcier ou la soróere pourraient utiliser, bien qu'ils soient ici muets: "tu feras ainsi, ... jette de la poudre, ... mélange ... ». La superstition n'est plus alors un résidu primitif a analyser et a dépasser, mais quelque chose d'intérieur, un voisin étrange qu'il faut considérer, un mythe qu'il faut traverser et reconduire vers la clarté. Il s'agit d'une anthropologie qui raccourcit la distance entre observateur et observé et que l'on pourrait qualifier de "poétique» non pas parce qu'elle est vague mais parce qu'elle s'implique et joint la participation a l'observation, consciente qu'elle est de la survivance de ces traditions chez l'observateur lui-meme 5•

Plus tard, en revanche, nous verrons souvent la caméra d'Antonioni observer d'un regard anthropologique, mais cette fois moqueur, des comportements typiques de l'homme occidental et industrie!. Ce sera le cas avec le concierge de Chronique d'un amour, fier de son habileté a tailler les crayons, avec l'homme du snack-bar qui, dans Femmes entre elles, proteste contre l'horrible plat qu'on lui a servi puis, glacé par le regard du barman, retourne a sa place pour manger en silence, avec Aldo qui, dans Le Cri, va droit chez sa mere pour se plaindre du départ de sa femme, avec le petit chien savant de la dame chic dans L'Éclipse, avec bien d'autres encore.

Les perspectives ouvertes par le travail de la caméra dans les premiers documentaires auront un prolongement: on yerra l'appareil mettre en évidence le rapport complexe de I'homme aux lieux qu'il habite et l'ampleur des changements culturels dans une quete permanente d'autres formes de représentation. Mais il faudra quelques années pour que le paysage devienne, avec Femmes entre elles, tiré d'un ouvrage de Pavese, ce lieu mystérieux ou l'angoisse conduit les personnages a ressentir inconsciemment leur propre vacuité. Il en faudra d'autres encore pour que le paysage devienne un véritable protagoniste avec Le Cri (cela, De Santis n'aurait probablement jamais pu l'imaginer) ou pour que la représentation d'un lieu, la pinede de Ravenne, explose dans une véritable multiplication des points de

Les lieux et les histoires

vue. Il faudra des années également pour qu'Antonioni avoue, dans Techniquement douce, le sentiment d'échec que provoqua en lui la foret amazonienne, cette nature impossible a photographier parce que privée de centre et sans espace. Mais, pour l'instant, bornons-nous a le suivre dans ses premieres découvertes, sur les traces du mystere, de la jungle qui se cache derriere les apparences tranquilles de sa ville, Ferrare...

Chronique d'un amour, les lieux du rnythe sans rnythe

"En ce temps-la, Ferrare avait un charme secret qui résidait dans sa maniere insouciante et aristocratique de s'offrir a ses habitants, et a eux seulement 6.» Antonioni présente ainsi dans un de ses récits, Chronique d'un amour qui n'exista jamais, sa ville au milieu des années trente. Et Ferrare est aussi, et pour cause, la ville OU se déroula le mystérieux passé des deux amants de Chronique d'un amour (1951). De Ferrare et de son mystere, Antonioni avait déja parlé dans quelques articles du Corriere padano ou il s'intéressait principalement, voire exclusivement, au vide. Dans Rues aFerrare, il parle d'un petit chemin qui peut etre parcouru en trois minutes, que personne ne veut regarder pour ne pas perdre de temps, un chemin sans histoire, sans reyeS ni aspirations, ou une journée de gros soleil est l'événement le plus bouleversant. Dans un autre article, qui prend comme point de départ Ossessione, il se toume vers l'espace romanesque des rues de Ferrare, ville cruelle comme toutes les villes de province, dans sa sensualité paresseuse, dans l'oisiveté et la solitude de ses habitants 7. Ferrare apparait mystérieuse également dans le film, a travers les rares plans OU le détective fait son enquete, avec son grand boulevard Ercole 1 d'Este, ou sa rue Savonarole, arteres a peu pres désertes parcourues par de rares figures qui surgissent du brouillard ou de la lumiere rasante du soleil couchant, ombres qui passent furtivement sans voir, comme si elles savaient déja tout, femmes qui regardent par la fenetre, professeurs de lycée qui se rappellent les belles filIes qui ont jadis été leurs éleves, pions oisifs, grands jardins déserts dans la brume.

Le film se construit sur le rapport entre présent et passé.. Une enquete renoue, entre deux adultes, Paola (Lucia Bosé) et Guido (Massimo Girotti), une histoire d'amour inachevée; mais la comparaison entre deux époques cache un autre parallele,

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Antonioni. Personnage paysage 66

entre temps historique et temps mythique, ou peut-etre entre l'avant et l'apres guerre, entre la jeunesse et l'age adulte du cinéma - et, comme je l'ai suggéré, entre le temps des mythes et le temps de la réflexion. Dans Chronique d'un amour, un Massimo Girotti vieilli, triste, fatigué souligne le rapport avec Ossessione. En se rappelant Visconti, sa grande force mythopoiétique, ses personnages errant a travers ruelles et grands chemins, tels des animaux encagés poursuivis par le soleil d'aout et par la force de leur passion, on a l'impression que s'est écoulée une éternité - une éternité de peu d'années. La Ferrare d'Antonioni, avec ses fantomatiques rues brumeuses, semble l'inverse de celle d'Ossessione, ou mieux sa fa<;ade, réaliste, quotidienne, apparemment banale, dont la Ferrare de Visconti était au contraire l'aspect mythique et tragique. Peu de choses relient ces lieux et ces époques, pourtant ils sont identiques, nos yeux nous le montrent. Ce sont les deux faces d'une monnaie brisée qui ne parviennent pas a se recoller. On est dans l' espace du mythe privé de mythes, des héros sans héros, l'espace dégradé en un lieu précis et privé d'histoire. Dix ans plus tard le Gino de Visconti, toujours pauvre, mais dépouillé de sa gloire, se retrouve mort dans le personnage de Guido comme Giovanna revient morte dans celui de Paola, beauté glacée et vaine. A la place du Bragana qu'ils avaient assassiné, les deux amants trouvent un mari qui se tue tout seu!. Cette moquerie du destin les prive donc de leur crime. 11 n'y a plus rien a faire. Ferrare est une ville OU le récit n'est pas mis en scene mais seulement cherché, OU la caméra, en lents panoramiques paresseux, erre au travers des rues, a la poursuite d'un «secret enchanteur ». C'est une ville qui ne devient pas décor, qui ne devient pas l'espace d'une histoire, mais reste juste le lieu d'une recherche, parsemée de traces lointaines, incompréhen­sibles pour le détective qui, désolé de n'avoir pu suivre son match, les suit sans conviction.

Mais le panorama de la ville est encare plus complexe. Si la Ferrare d'aujourd'hui, vidée, s'oppose a la Ferrare du mythe, elle affronte aussi la ville du temps réel, historique, Milan. Dans Chronique d'un amour, deux villes et deux espaces sont déja présents: l'un, celui du mythe sans mythe, Ferrare; l'autre, industriel, moderne, celui OU le monde s'agite mais OU il ne se passe rien, Milan avec ses rues bruyantes, ses embouteillages, ses maisons de mode, ses parcs, son planétarium, ses salles de bal,

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1'1droscalo, dont se souviendra a son tour Visconti dans Rocco et ses freres (1960), tous endroits nouveaux, modernes, tantot peuplés, tantot déserts, alors que Ferrare, ville d'ombres, n'est jamais ni bondée ni déserte.

La comparaison n'intervient donc pas entre deux, mais entre trois temps et trois espaces, représentés par les deux villes, Milan métropole profane, Ferrare province double d'hier et d'aujourd'hui, lieu jadis sacré, maintenant déconsacré, parc aussi mystérieux que ce jardin OU un étranger, qui ressemble bizarrement a Antonioni, lance tout seul des baIles de tennis contre un mur, semblant ainsi exprimer la vacuité des lieux, l'impossibilité mélancolique de rejouer un match a l'ancienne, de refaire le jeu du vieux cinéma.

Une scene du film se rapporte directement a son Urtext en le renversant, il s'agit du dialogue entre Paola et Guido sur le pont du Naviglio, le canal navigable traversant Milan. Tournée en plan-séquence la scene rejoint un autre plan-séquence, l'enquéte d'Ossessione sur la rive du Po. Guido et Paola se rencontrent sur le pont pour organiser le meurtre du mari, elle tres élégante comme toujours, lui avec son costume usé. Si, auparavant, ses vetements rapés donnaient au Gino de Visconti la grandeur d'un héros sans paix, le manteau dans lequel il tente maintenant de se protéger contre le froid souligne sa pauvreté de héros dépossédé, tombé, précipité du mythe dans la banalité du temps industrie!. Autrement dit, un personnage viscontien passé a travers le filtre existentiel de Camus qu'Antonioni aimait a citer. La séquence dure 3' et 14" et la caméra fait un seul mouvement, continu et beaucoup plus simple que les panoramiques de Visconti, mais plus élégant, froid, coulant et stylisé, comme le sont les habits de Paola par rapport au négligé de Giovanna. Suivant les deux amants qui, en parcourant le pont, ressassent leurs fautes lointaines, la caméra effectue un panoramique compliqué, une rotation de 360°, d'un bord a l'autre du Naviglio, pour revenir, mélancolique, au point de départ, faisant, pourrait-on dire, «beaucoup de bruit pour rien» et soulignant une fois encore l'absence de drame, alors que dans Ossessione, des panoramiques violents répondaient a la violence du drame. Tout rappelle le film originel, mais tout est différent et répete inutilement quelque chose qui n'a jamais eu lieu. Bref, un apres sans un avant. Dans le film de Visconti, on voyait le Po majestueux, ici le pauvre Naviglio, la-bas la campagne ardente,

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71 Les lieux et les histoires

ici une sinistre banlieue hivernale, la des paysans battant le blé, ici des ouvriers aper~us sur les berges: «Quel bon air, ici. C'est déja la campagne» remarque Guido tristement, en faisant écho a Gino qui, dans Ossessione, se souvenait de ses voyages.

L'espace démythifié garde pourtant les traces de quelque chose qui se trouve par-derriere, ce que l'auteur appellera «mystere de l'image ». Mais pour découvrir le lieu, le plateau, derriere l'espace filmique, il nous faut avancer encore un peu.

Femmes entre elles, ou les non-rencontres

La représentation c1assique est fondée sur une élaboration symbolique de l'espace qui comporte trois degrés: le lieu primaire, le plateau, l'espace d'action OU les personnages bougent, et le pay~e ~ui refl$.>.i~s-leULregard, leurs sentiments int_lm.s:~~! ·Stimmung. Dans le cinéma d'Anto­nioni, je 1'ai dit, on assiste a un parcours inverse: lorsque le personnage ou le film lui-meme (dans le montage par exemple) perdent le controle symbolique du paysage, ce dernier redevient simple espace; et lorsque l'action fait défaut, 1'espace peut redevenir lieu originaire: la mer, simple étendue d'eau, la terre, terre, les rochers, rochers. Mais en va-t-il réellement ainsi ? Et si oui, pour qui? Qui regarde ce cosmos qui redevient chaos? Comment se déroule ce parcours en arriere ou, si 1'on veut, cette désintégration de la représentation c1assique ?

Dans Femmes entre elles (1955), inspiré de Pavese, le cinéma italien va a la rencontre de ce qui est peut-etre la premiere perte du paysage. Un dimanche, les protagonistes, cinq jeunes femmes issues de la haute bourgeoisie, vont a la mer avec leurs amis. L'escapade tourne mal et dévoile la vaniteuse indifférence des hommes comme 1'incapacité des femmes a communiquer. Le catalyseur de la scene OU se révelent conflits et solitudes est précisément la mero Devant des flots agités, troubles, sur une plage vide, parsemée de rares buissons, les personnages, incapables de regarder autour d'eux, s'enferment de plus en plus dans leurs fausses relations.

Des que le groupe arrive sur la plage, Rosetta - qui, peu~ auparavant, a tenté de se suicider - descend la premiere vers le rivage et regarde la m~ La femme qui regarde la mer s'abandonnant a l~ la reverie mélancoliqn.e. et

soMt:.il'e est ~.tl._~t.~r~~~; Mais Antonioni fait

Gv>Jor) )

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Antonioni. Personnage paysage 72

intervenir, a coté de Rosetta, un contre-ehamp moqueur: les autres femmes se mettent elles aussi a regarder, elles com­mencent a faire des commentaires sur la saleté de l'eau qu'elles comparent a la flétrissure de l'age, leurs propos dégénerent, tournent a la parodie. La caméra regarde les femmes qui, a leur tour, regardent Rosetta face ala mero Rosetta est comme attirée par le vide blanchatre. L:une des « amies », Momina, tourne la tete et aper~oit deux amoureux allongés sur le sable. Faisant semblant de vouloir assurer leur tranquillité, elle les signale aux autres: «Rosetta, fais attention, tu déranges! ». Momina est le premier des personnages d'Antonioni qui ne voit rien. Le contraste avec Rosetta est radical: pendant que celle-ci est completement absorbée par ce qu'el1e contemple, l'autre ne voit rien et pense qu'il n'y a rien a voir. Le couple d'amoureux est un autre indice, il renvoie au modele des amants dans la nature. Mais, avec Antonioni, le couple devient lui aussi parodique, pénible résidu d'une sexualité primitive (les faunes et les nymphes du boís dont parlait Schíller) transformée en scene embarrassante que les bourgeoises de la société industrielle exorcisent par le ridícule. On retrouvera le couple bien plus tard, cette fois magnifié par le sable et par l'immensité d'un décor enfin habité, dans Zabrinskie Point OU Mark et Daria donnent vie au désert par leurs étreintes. Nous n'en sommes pas encore la, les deux pauvres amants se levent et s'en vont.

La bourgeoisíe - eut-on dit autrefois, sur la laneée du récit de Pavese - ne supporte pas le sentiment de l'infini et de la nature, elle doit se moquer de ce qu'elle ne comprend paso 11 ne s'agit pas seulement d'un probleme de classe: pour Antonioni, la bourgeoísie symbolise l'horno oeeonomieus qui, enfermé dans son espace-temps purement quantitatif, est en train de détruire le monde apres avoír détruit le paysage. Habitué aux journées, aux rues, aux chambres pleines, a des rapports mesurés en temps de travail, en argent (te! est justement le cas de nos «amies» et de leurs compagnons), l'homme industrie! ne peut qu'éprouver ennui et gene face au résidu de l'infini que la mer représente dans cette scene. Si, pour Pavese, la bourgeoisie était une classe en décadence, elle est pour Antonioni que!que chose en plus et en moins, une représentation de l'homme moderne qui étend au monde entier son íncapacité a regarder. L'ceil de la bourgeoisie ne voit que lorsqu'il y a que!que chose a voir, un objet, un sens, une valeur; c'est un ceil entierement structuré sur le mode des fíns.

73Les lieux et les histoires

Pour l'homme industrie!, la vision de la nature n'est que source d'ennui. Te! est le sens manifeste de la scene; mais dans ce víde, dans cette grisaille, dans ce qu'Antonioni lui-meme appel1erait une «nausée », il n'y a pas que du chaos. Peut-etre tout n'est-il pas limité a ces deux mondes qui ne se rencontrent pas, puisque que!qu'un néanmoins voit la mer, le ciel, le vent, le sable. C'est la caméra. Et que voit ce troisíeme ceil, qui n'est ni impitoyable ní compatissant, maís attentif?

11 voit d'abord ce que les autres ne voient paso L'absence d'un rappon entre personnages et espace ne nous échappe pas, c'est meme le theme central de la scene. La caméra voit les hommes, le lieu, qui ne devient pas paysage a cause du manque de líen entre les personnages. N ous observons l'horno oeeonomieus attaché a dégrader a la fois l'espace, lui-meme, les autres. Maís nous voyons aussi le mOlJ,Ye.menLo.hscur-.de la mer, \ nous ressentons sa présence sous ce ciel gris et le silence de la i nature qui rend cette présence encore plus lourde pour ceux qui : ne savent pas la voir. Surtout nous discernons le vent, présent '\ dans les vingt-quatre plans-d'une présenceinvisible, in;.ense, que ¡ les personnages n'aper~oivent pas, malS qu"f'défait leurs cheveux !\

et leurs vetements. Le vent n' est pas simplement un élément de \

drama.,tisation, il est plutot un é.,bra,n",lem,e.nt con,tinu, il est déja un .1 eri silencieux, expressionníste, uí déforme Jes vísages et les ames-,- u ,,- ruptlOn ans e - omame de l'invisible que les personnages essaient constamineñt d'igtmr~~eux, le vent ! n'est que de l'aír quí bouge, une gene de plus. Mais pour nous, i il est un autre personnage, un inconnu que nous ne voyon~~j mais~quenous «voX0'p'~,s:le_pe.pas voir?,8 comme le di~~al 1', f\,

'Balász. La présence de la nature)rti monde dépourvu de seiüro, ~ ~~ sens, devient plus compréhensible sí l'on pense auJ \. '

réeits de Pavese OU le souvenír mythique de la nature a toujours \, un role déterminant. La nature, ~~.S9ute J?.!.?~he. et."p0urtant \ lointaine, étrangere, son-'süurrIe 'e-stur;'e "grrt':Fu'reque les persóliñiges ne¡)euvent pas sentír et qui n~~~,Il;lesdé~

\ j

les transforme en ce qu'ils sont réellement. __ '~;,,'fimáge'secnarge=f=ene' d'un conflit, d'une diffé­

rence entre deux regards, l'un qui voit et l'autre qui ne voit paso La caméra, done, ne voit pas seulement ce quí est la, mais aussi ce qui n'est pas la. Mieux, elle voit ce qui manque. La présenee du hors-cadre est marquée, non seulement par le vent, maís également par les mouvements inquiets des personnages et par

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75 .... 74 Antonioni. Personnage paysage

des regards toujours tournés ailleurs. Meme si les raccords de regard sont corrects, il demeure une tension insatisfaite vers le hors-cadre, une tendance des personnages a s'enfuir du cadre. La caméra est obligée de les suivre avec des ajustements continus, des travellings, d'incessants panoramiques, comme si elle pourchassait leurs ames en peine, tourmentées par l'espace ouvert, immense, de la plage, aussi instables qu'elles le sont en ville, cherchant en vain quelque chose a faire. Le contraste se développe dans l'alternance meme des plans: si le premier et le troisieme plans sont de tres longues vues sur la mer, le deuxieme est une vue rapprochée des femmes qui les cadre de ma­niere sarcastique. Au plan serré ou Rosetta écoute, angoissée, les méchancetés qu'on dit sur elle succede un plan général des hommes au bord de la mer; au plan rapproché qui serre toutes les femmes succede un plan général daos lequel Momina, tourmentée, s'échappe du groupe en direction de la mero Et finalement, aux plans ou se marque la douleur de Nene qui voit son mari, Lorenzo, s'intéresser aRosetta, succede une longue plongée Sur le groupe qui retourne vers les voitures, dans le coucher de soleil. Cette variation continue donne une forte instabilité ala représentation, proximité et distance alternent de fa<;:on douloureuse, Ouvrant autant de blessures dans la toile de l'écran. Dans le meme plan, figures proches et lointaines s'opposent SOuvent sans parvenir a un équilibre. La_séquenee

, se!ilble s'<pe!0J?fier le ch.aos, il semble que la nature invisible - inf1uence le montage, en lui t~-ftt;¡nt jp~itucle, inqui-é_ t~ peur, ce que les personnages ignorent leur revient et les urprend par derriere.

Dans cette séquence de regards qui n'arrivent pas avoir, Antonioni reprend aussi les idées de Pavese sur la disparition du sacré et du mythe dans la société bourgeoise-citadine. La fete, autrefois grande expérience de ré-immersion dans le temps mythique et régénérateur, est devenue un moment vide pour la société désacralisée de l'homo oeconomicus. Comme Pavese l'avait écrit, Rosetta, la suicidaire, «est une victime, nai've, la plus innocente de tous, et si elle meurt, c'est justement parce que, parmi eux, elle est la seule encore capable de sentir ce qui lui manque» 9. L'innocence fait défaut a ces personnages. Pour Pavese, l'innocence est toujours liée ala capacité de vivre daos le mythe, daos le temps sacré de l'enfance, de vivre la nature de maniere «extatique », si bien que la mort (Pavese le montre dans

Les lieux et [es histoires

sa trilogie Le Diable sur les collines, Le Bel Été, Trois femmes seules) représente la derniere étape d'une recherche désormais inutile des «extases de l'enfance ». Ceci aide a comprendre comment Antonioni cache, dans cette séquence, tout ce qui manque aux personnages du récit: l'innocence comme capacité aregarder la nature de l'intérieur, a vivre en elle sans chercher a l'exploiter 10. La nature est la, sous leurs yeux, autour d'eux, la mer, le ciel, le vent, la terre, dans ce gris uniforme et mystérieux qui prélude déja au Cri. Si, daos la trilogie de Pavese, la campagne et la fere étaient des motifs nostalgiques et mélanco­liques, des réalités perdues, dans le film l'incapacité de regarder la mer, de profiter de la fete, de participer a la vie de la nature traduit visuellement cette perte, et montre comment la fete, autrefois moment culminant de la vie, est devenue le jour le plus morne de la semaine. C'est ce manque qui tue Rosetta. Elle n'est pas différente des autres; mais par son suicide, elle est simplement celle qui paie pour touS. Aux autres, il ne reste plus qu'a retourner a leur quotidien saos comprendre ni voir. La différence entre Antonioni et Pavese se trouve peut-etre dans le fait que, pour l'écrivain, la nature représente le monde mythique et sacré, perdu et irrécupérable, alors que pour Antonioni la nature est la, face a nous, proche mais inaccessible, désacralisée et pourtant encare mystérieuse et terrible, absente mais toujours I présente, par son silence assourdissant. L'expérience de la nature dans le cinéma d'Antonioni pourrait se définir, on le Yerra, comme l'expérience du s'\cré dans le monde désacralisé ... Et comme ce manque de rapport entre les hommes et les lieux traduit le manque de rapport entre les etres, deux non-rapports se correspondent, celui des personnages entre eux, celui des hommes et du monde. Nous pourrions peut-etre définir ce premier stade de la relation entre paysage et personnage par un mot emprunté aCortázar, écrivain cher au réalisateur: il s'agit d'une,Aé-rencontre 11. ]\

?ans ~tt~ dé~~ert,S.<.>~t:.e, dans cette fissure, la nature apparalt pour la premlere fOlS. ' .. -'-. ....' - ~ ---'" ­Le Cri, une symphonie de regards manqués

Le non-rapport entre personnages et espace est déterminant dans Le Cri, film directement relié a cette séquence expressionniste de Femmes entre elles qu'on pourrait définir, en

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sans

leLa

\-v",Z) (\

empruntant un titre a Murnau, comme un~ymphoniedz:.gris 12.

11 s'agit bien, en effet, d'une symphonie deantasmes, mais non pas au sens psychanalytique, ou fantastique, ou tragique, comme ce serait le cas avec Visconti, dont pourtant le film s'inspire. Plutút cie fantasmes COm!lldiliqJ~s~.'-~~~ne_s~~e. On l'a déja dit, Le Cri est une autre réinterprétation des lieux et des mythes du premier film néo-réaliste, Ossessione. Quel genre de réinterprétation? Quels fantasmes habitent, ou bien n'habitent plus, ces territoires parcourus par le regard vide du prota­goniste, Aldo, si différent du Gino de Visconti? Ces territoires sont encore ceux du mythe sans mythe, de la tragédie tragédie. La tragédie moderne, pour Antonioni, consiste justement dans le fait qu'il n'y a plus de tragédie. Le véritable tragique moderne se trouve dans l'interrogation, dans le pathos d'une aspiration au rapport avec le tout destinée a l' échec.

Le travail d'Antonioni, partant de l'Urtext de Visconti, consiste a effacer ce pathos, cette tension angoissée vers un autre lieu, cette notion du sacré et du transcendant qui apparaissaient encore dans la puissance du soleil ou dans la sensualité de Giovanna. Ici, aucun fatum ne dirige plus l' action, la nécessité a disparu, et avec elle la grandeur des personnages et des lieux. La route du Cri est la meme que celle d'Ossessione, mais elle est profondément différente, nous ne sommes plus en été mais en hiver, dans le brouillard ou tout se perd, ou villages, routes, riviere, hommes et terre se confondent, se dérobent a l'ceil du protagoniste qui cherche désespérément un rapport avec monde alors qu'une grisaille indifférenciée cache tout. tragédie d'Aldo consiste en une expérience opposée a celle de Gino. Si Gino était un CEdipe qui volait la femme au pere ou un Egisthe qui s'installait dans la maison de l'ennemi, Aldo n'est plus ni l'un ni l'autre; il perd, sans comprendre, sa maison, sa femme, l'espace, le paysage, bref tout les points de repere qui avaient construit son identité. La tragédie d'Aldo est donc la perte du tragique. S'il n'y a pas ici de fantasmes, tOutes les choses sont fantasmatiques. Avec les ombres du mythe la réalité aussi s'évanouit. Le mythe constituait la substance, le sang qui s'écoulait dans les veines du réel et celui-ci devient exsangue a cause de la fuite des ombres.

Nous comprenons ainsi, grace a Antonioni, que le néo­réalisme canservait un fort élément de mythopoiese, la caméra, en dépit des projets de marche sur les pas du personnage

Les lieux et les histoires 77

développés par Zavattini, jouait encare le role d'un narrateur classique et ne renon\;ait pas au grand récit épique. Pour etre réaliste jusqu'au bout, Antonioni doit éliminer le mythe et n'en laisser que les résidus. Les espaces symboliques d'Ossessione se réduisent ainsi a un simple lieu, sans géographie ni routes. 11 est en fait impossible de se faire une idée, meme élémentaire, de la dérive d'Aldo, ou du temps qu'elle a duré. La «réalité», privée de sa valeur symbolique, n'est que ruines, ombres, le voyage d'Aldo conduit a la mort, mais il est des le début un voyage au royaume des morts, une nékya 13.

Temps, espace deviennent incertains, la dérive, si l'on suit l' enchainement des images, dure peu, mais les dialogues disent que plusieurs mois se sont écoulés. Ici encare, comme dans la promenade a la mer de Femmes entre elles, le temps et l'espace perdent leur valeur linéaire, narrative, la construction syntag­matique contraste avec la chaine du récit. L'absence d'indices temporels ou spatiaux est significative, tout s' agglutine, a commencer par l'espace-temps. 11 ne reste plus qu'un lieu, au sens ou on l'a proposé auparavant, un degré zéro de spécifi­cations, frontiere entre plusieurs mondes. 11 ne reste plus qu'un nom, Goriano, et un décor gris mais inondé de lumiere, une grisaille brillante, musicale, terre, ciel, arbres, hommes, maisons, usines ne sont que de variations chromatiques-musicales sur un meme theme. Lorsque Aldo retourne a son village nous devinons, en voyant le bébé d'lrma, qu'un an au moins s'est écoulé, mais aucun indice, le changement des saisons par exemple, ne nous permettait de nous en apercevoir.

Aldo d'ailleurs parle de perte du paysage dans sa conver­sation avec Andreina, la jeune prostituée: «D'ou je travaillais, je voyais parfois ma maison, la riviere, je voyais ma filIe qui revenait de l'école ou qui jouait dans la cour... ». Qu'est-ce que cela signifie? Pourquoi Aldo parle-t-il d'un décor perdu? Le début du film raconte exactement la perte de ce décar, la perte de l'espace qui se réduit a un simple lieu.

Le début et la fin du film: le cycle

Considérons deux séquences, la premiere et la derniere. Au début, apres les premiers plans qui constituent une sorte de prologue, Irma apporte son repas a Aldo dans la sucrerie. Du haut de la tour nous voyons en bas un ouvrier qui appelle:

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« Aldo, Irma est la! » Un homme entre dans le plan par le cóté gauche, pour en sortir tout de suite, nous avons a peine le temps d'entrevoir ses épaules en premier plan. La meme chose se répete juste apres, Aldo entre de dos. Cette vue semi-subjective d'Aldo, qui est censée nous montrer le décor de sa vie te! que lui-meme le décrira plus tard, ne nous dévoile rien, meme pas son visage. Le film signale donc avant tout son absence, puis sa présence vague et incertaine, au bord de l'image. A cela succede un plan de la tour, vue du bas, « totem symbolique» 14, comme Brunetta l'a appe!ée (un des nombreux fétiches de la technologie industrielle que nous allons retrouver dans les films d'Anto­nioni), et nous voyons Irma, également de dos. Nous retour­nons ensuite sur la tour avec Aldo, juste a temps pour voir Irma qui s'éloigne. C'est en tout un groupe de six plans ou, par trois caméras semi-subjectives et un montage champ contre-champ a distance, I'horizon d'Aldo est défini. Mais que! horizon? Que! Aldo? Par trois fois nous le voyons se montrer seulement de dos, sans pouvoir appréhender son visage; dans le sixieme et dernier plan seulement, nous arrivons a le voir, lorsqu'il apprend la nouvelle du départ de la femme, que nous avons par ailleurs déja vu (il y a une redondance entre paroles et images). La premiere apparition d'Aldo n'est donc pas un visage, mais une veste grise comme le paysage dans leque! il se confond. Plus tard, nous allons le retrouver avec un manteau usé, seul indice du changement de saison, dans une terre ou tous les mois se ressemblent.

Regardons a présent la fin du parcours, les derniers plans. Aldo retourne a la maison et a l'usine, momentanément déserte a cause d'une manifestation. Irma, qui I'a vu par la fenetre de sa nouvelle habitation, apparemment riche, laisse son bébé a la gouvernante et court en direction de I'usine. Nous la voyons entrer par les grillages. Un long travelling latéral suit Aldo qui s'achemine vers la tour; celle-ci occupera ensuite le plan toute seule: le plan qui partait d'un champ vide se termine aussi sur un champ vide (chiasme a distance). Du haut de la tour, encore un champ vide, puis Aldo entre, monte l'escalier et regarde alentour, égaré. Le plan indiqué dans le scénario avec le numéro 520 est tres différent du film. Ici, Aldo est tout en haut de la tour, il regarde le paysage, mais a I'inverse de ce qui était prévu par le scénario, il ne voit rien, ni « le PÓ", ni « sa maison» et encore moins le feu dont on parle dans le texte écrit, mais

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juste une vague mixture grise faite d' eau, de terre et de cid, la meme mixture indistincte qui ouvrait son histoire et qui maintenant la termine. 11 s'ensuit un cadre analogue a ceux du début, ou un champ vide du haut de la tour est rempli juste apres par les épaules d' Aldo, qui se penche ainsi sur le film comme s'il en était déja a moitié sorti. Nous le voyons du bas pendant qu'il hésite. Encore un regard d'en haut, puis la chute et le cri d'Irma qui vient de le rejoindre aux pieds de la tour. Le visage de la femme, serré dans ses mains, nous rappelle le célebre tableau de Munch, qui donne aussi son titre au film. Cinéma et peinture pour Antonioni ne signifient pas recherche d'une composition érudite, mais recherche du sens profond: le film pourrait etre considéré comme une interprétation du tableau, et vice-versa. Nous l'avons vu, la figure stylistique de ces deux séquences est la présence récurrente d'un champ vide, qui commenCe ou termine les plans, avant l'entrée des personnages ou une fois qu'ils sont sortis. Le theme du réeit, perte du paysage et suicide d'Aldo, devient ici forme stylistique.

Dans cette grisaille, on trouve pourtant beaucoup de présences. Revenons au début: lorsque Aldo demande a l'ingénieur la permission de s'éloigner, derriere eux une grande citerne cylindrique appara!t, elle aussi tres pres et pourtant distante dans le brouillard. Tout comme les maisons et les gens du village, elle est apeine visible, elle se confond avec le cid: présente-absente, elle menace les personnages. Elle est d'autant plus obscure qu'elle est insaisissable. Cette citerne imposante, a la forme géométrique et pourtant vague, est un autre totem, une présence évanescente mais pour cette raison meme mena<;ante, peut-etre encore plus que la tour, le premier élément-signe de ce monde désacralisé de la technique qu'Antonioni interrogera plus tardo Le mythe a donc laissé ses traces la OU il a été nié, dans la technologie. 11 s'agit d'une opposition entre une technique qui entre dans la vie humaine avec les attributs d'une puissance surnaturelle, et une nature qui au contraire dispara!t de plus en plus. Entre ces entités, l'homme, le sujet de la vision, se révele incapable de soutenir la confrontation.

Nous allons trouver beaucoup d'autres totems de ce genre, grands monuments fétichistes au progreso On en trouve un encore plus mena<;ant au début de L'Éclipse, puis, dans le film suivant, La Notte, la grande silhouette lisse et presque surnaturelle, sacrale, du gratte-cid Pirelli; ou dans Le Désert

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rouge, les grandes tours de refroidissement qui ferment l'horizon des le début, ou encore l'hélice-fétiche de Blow­up. Dans L'Avventura, Renzo Ricci, le pere d'Anna, parlera avec un ouvrier de l'avancée du béton armé.

Tout a une apparence spectrale. Dans la scene de la gifle (une autre cltatlOn de Ossessione), les villageois se rassemblent autour du couple comme une assemblée d'ombres indistinctes, silencieuses, qui assistent indifférentes ala scene; les maisons au fond sont a peine visibles, Aldo et Irma sortent du brouillard

L.J;?0ur y disparaitre anouveau. Des figures vagues errent dans la brume: tout le monde se connait, pris dans des conversations incompréhensibles, les vieux enveloppés dans leurs manteaux, les femmes dans leurs chales. Ils donnent a ce village une

\ apparence que Freud n'hésiterait pas aqualifier d'« étrange », au \ double sens de familier et non familier 15

• ~ \.....----­ .--

Multiplicité des points de vue

Et pourtant il n'y a pas qu'un reil, dans Le Cri, malS plusieurs.

L'incohérence s'amplifie lorsque nous parvenons a d'autres séquences, par exemple au dialogue entre Aldo et Andreina, la prostituée. On est toujours sur la plage al'estuaire du Po. Encore une fois (en s'écartant du scénario) le premier plan est vide, il s'agit d'un long terrain du delta du Po OU le brouillard, l'eau, le sable et le ciel se mélangent. Le dialogue est contenu dans cinq longs plans en profondeur de champ. Aldo surgit, comme ille fait souvent, du fond gris, il s'approche de la caméra en regardant hors champ, pendant qu'Andreina le suit; mais illui tourne tout le temps le dos, il s'éloigne et ne cesse de parler du passé, alors qu'elle essaie en vain de l'approcher. Ce qui les entoure n'est plus un paysage, ce n'est qu'une grisaille brillante. Dans l'éclat du gris (selon la tradition picturale la couleur la moins resplendissante), dans ce paradoxe de la couleur, Antonioni souligne l'effacement ou la perte du paysage. Pour nous, le gris est musicalité, richesse. Pour Aldo, il est le fond magmatique OU il est sur le point de perdre sa propre identité. Son «Moi», centre indiscutable du monde, s'écroule avec l'abandon d'Irma, qui lui paraissait impossible, inimagi­nable. La mort d'Aldo est la mort d'un sujet historiquement et

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culturellement défini, le sujet masculin autocratique: ce n'est pas un hasard s'i! dit a sa mere qu'il aurait mieux fait de frapper Irma.

Pour Andreina, par contre, le gris symbolise son attitude intérieure, son vécu au jour le jour, OU tout se vaut: un jour apres l'autre, un endroit comme un autre, sans direction. Le paysage aquatique, marécageux, exprime sa condition indéfinie, incertaine. Lorsqu'elle ramasse une petite oie en bois, elle la regarde d'un air amusé, son état d'ame carrespond a une attitude d'ouverture, OU le vide ne fait pas peur et OU la précarité, tout compte fait, n'est pas si bouleversante qu'on le croit. Le paysage qu'Aldo a perdu, dont il parle et garde le souvenir, est ce!ui qu'Andreina n'a jamais eu. La différence entre leurs points de vue ne pourrait pas etre plus grande; ici, nous voyons, peut-etre pour la premiere fois chez Antonioni, le surgissement encore vague d'un reil féminin nouveau qui plus tard occupera une place centrale dans son cinéma: un reil faible, non pas con<;u pour dominer l' espace, comme l'reil masculin, mais ouvert, incertain et heureux de son incertitude; il est accompagné d'un Moi faible, différent du Moi patriarcal masculin, obsessionne! et paranolaque, regretté par Aldo. Mais il y a encare un quatrieme reil, véritablement mystérieux et inconnu: ce!ui de la petite fille, Rosina.

Aldo vient d'assister avec Elvia, une amoureuse écanduite que!ques années auparavant, a une course de canots a moteur. Il se met a pleuvoir et tout le monde s'abrite sous les arcades d'un bar. Aldo évite les petites attentions d'Elvia, il s'éloigne en direction d'un hangar d'usine (encare un autre signe de l'industrialisation) et s'attarde sur le bas de la porte en regardant la pluie. Rosina le rejoint, curieuse. Il lui ordonne: «Mets-toi la et tais-toi!» Cette fois-ci le jeu des regards (la caméra qui regarde Rosina qui regarde son papa qui regarde le fleuve) multiplie l'énigme. Que! est l'état d'ame de Rosina? Sa présence introduit un mystere.

Nous cannaissons Aldo, mais nous ignorons le monde vu par la petite fille, ses pensées, ses impressions sur cette histoire. La meme indécision se répete achaque fois. Souvent a coté de lui, nous la voyons de dos marcher sur les berges du fleuve, dans de longues pérégrinations, ou regarder les enfants de l'école a travers les grillages; ou encare etre absorbé par ses jeux solitaires avec les cailloux, chanter des chansonnettes avec

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le vieil ivrogne, ou jouer aux boules de neiges avec les enfants des paysans; Rosina, quand son pere l'appelle, le suit toujours en silence, la tete baissée. La grande nouveauté du Cri est peut­etre le personnage de cette petite filIe, qui introduit un point de vue inconnu, un ceil qui ne comprend pas et qui ne juge pas le monde des adultes, mais que ces derniers ne peuvent pas pénétrer ni comprendre non plus.

11 ne s'agit pas simplement d'un expédient mélodra­matique, mais bien d'un ceil qui regarde un espace différent. Rosina vit ce voyage désespéré comme s'il était dans le temps de la fete, hors du monde. Elle profite de ses vacances, mais souffre de son isolement par rapport aux autres, par rapport au temps de l'histoire OU les autres sont situés. Les grillages de l'école, a travers lesquels elle regarde les autres enfants, sont une porte symbolique qui sépare deux mondes et ainsi les voit-elle. Exclue de l'histoire, elle tente de s'insérer en recueillant la baIle jetée dehors par les enfants (un autre geste «mythique ", au sens brechtien), mais elle manque de justesse d'etre écrasée par une voiture et son pere lui donne une gifle. Rosina s'enfuit, elle s'égare dans les champs et tombe sur un groupe de fous inof­fensifs, immobiles et figés dans le silence comme s'ils faisaient partie du paysage, elle revient alors effrayée. Extraordinaire lien entre folie et paysage, comme si la folie était la porte symbolique qui nous permettrait de sortir véritablement «de la nature », d'entrer dans le mythe en abandonnant notre identité, en s'identifiant aux arbres et ala terreo Puis Rosina voit une maison de campagne au loin et pense a sa mere: «On y va, papa?» Suspendue entre Mythe et Histoire, elle sautille et joue, aban­donnée a elle-meme, et nous rappelle vaguement le petit Edmund de Rossellini (Allemagne année zéro, 1948). Plus tard, dans la banlieue de Ferrare, elle yerra le pere serré contre Virginia, la pompiste, et s'échappera encore (la découverte du sexe vue par les yeux de l'enfant, l'égarement face a la découverte de l'homme-pere). La ville meme est ici un fantóme méconnaissable, sans nom ni visage.

Pour elle, ce voyage est encore une véritable aventure dans le mythe, qui n'est perdu que de l'extérieur. Tel un personnage de Pavese, Rosina voit son pere comme un Ulysse, héros a la fois rassurant et effrayé, qu'elle admire et craint en meme temps. Pour elle le temps a une durée différente et l'espace une forme inconnue. A la différence de tous les autres

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acteurs, Rosina ne joue pas un role; son enfance est réel1e, elle interprete son propre role, elle est surtout une petite fille qui regarde. Cette idée est confirmée dans l'interview qui a été faite de l'actrice Mima Girardi, lóngtemps apres, par Giuseppe Bertolucci, dans Effetti personali, un film sur le cinéma, un voyage ala recherche des lieux mythiques du cinéma italien.

Autour de l'histoire d'Aldo et du mystere de Rosina, Antonioni ne cesse de signaler la destruction systématique du paysage et de l'environnement: des gens qui abattent des arbres, des projets d' émigration, les grands rouleaux du courant électrique parmi lesque1s Aldo et Virginia s'embrassent, la recherche d'un travail, les femmes seules, les clochards du fleuve et, en dernier, la manifestation au village de Goriano, OU Aldo revient juste le temps de retrouver ses concitoyens en greve contre un projet vague qui synthétise tous ces signaux de changement. La réalité se penche sur le film, c'est le symptome d'un malaise tres fort dans un monde qui change. Antonioni nous refuse la gratification mythopoiétique, épique ou tragique, d'etre au centre de l'histoire, gratification que le néo-réalisme nous accordait encore. Cette réalité est un décor lointain et incompréhensible pour les personnages memes. Tout autant que le protagoniste, le spectateur s'apen;oit qu'il est également périphérique. L'histoire est peut-etre ailleurs.

Notes

1. Giuseppe De Santis, «Per un paesaggio italiano », Cinema, n° 116, 25 avril 1941.

2. Michelangelo Antonioni, «Pour un film sur le fleuve Pó », Écrits, 1936-1985, op. cit., p. 141.

3. ¡bid., «Terre verte », op. cit., p. 303. 4. ¡bid., «Suggestion de Hegel», op. cit., p. 171. 5. Pensons a l'épisode de l'homme qui arreta la trombe d'air pendant

le tournage de L'Avventura, dans Pare un film, p. 75-76. Cet étrange épisode rapporté par Antonioni comme un fait certain donnerait a penser que le réalisateur croyait a la magie ou du moins la considérait comme une possibilité.

6. Quel Bowling, p. 53. 7. Michelangelo Antonioni, «Rues de Ferrare», Écrits, 1936-1985,

p. 381. Voir aussi «Una cina di pianura», Bianco & Nero, 2001, n° 4, p. 104.

Les lieux et les histoires

f

8. Le paradoxe selon lequel nous «voyons de ne pas voir» est l'un 1'1 des points sur lesquels Balazs construit sa théorie de la micro- '

physionomie: ce que le visage humain cache est plus important que ce qu'il montre. Voir Le Cinéma: nature et évolution d'un art

nouveau, Payot, 1979, p. 71. 9. Voir Pavese, lettre aAugusto Monti, 18 janvier 1950 dans l'édition

des Lettere, 1945-1950, Einaudi, Turin, 1966 et le commentaire de

Furio Jesi, Letteratura e mito, Einaudi, Turin, 1968, p. 172. 10. Voir Furio Jesi, «Cesare Pavese, dal mito della festa al mito del

sacrificio», dans Letteratura e mito, op. cit., p. 161. 11. Deshoras est le titre d'un recueil de nouvelles de Julio Cortázar

(traduction fran<;aise: «Heures indues », dans Cortázar, Nouvelles, Gallimard, Paris, 1993). Gn le sait, un autre réeit de Cortázar, «Las babas del diablo» «< Les fils de la vierge », dans

e l\Te¡w~l[es, p 194~1'Q!.!gine du. scé~ario de Blow up. 12. Nosferatu, eine Symphonie des Graue;;Jest le titre du film de ~ ...-----.~--~-

Murnau. 13. Bernard Dort a parlé de descente aux enfers et de «passion

lalque» a propos de ce film dans Méditations, n° 2, mai 1961. 14. Gian Piero Brunena, Storia del cinema italiano, Editori riuniti,

Rome, 1995, p. 502. 15. Freud, «L'inquiétante étrangeté », Essais de psychanalyse

appliquée, Gallimard, Paris, 1971, p. 163.