la comptabilité : universalisme ou contingence · s’attribuer le monopole de la comptabilité et...
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La comptabilité : universalisme ou contingence ?
Alain Burlaud, Professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers
Geneviève Causse, Professeur émérite de l’Université Paris-Est Créteil et de l’ESCP Europe
Résumé
La question relative au caractère universaliste ou contingent de la comptabilité est essentielle
car elle détermine l'une des dimensions de la gouvernance des organisations. La première
partie de notre travail montre la dynamique de l'universalisme, c'est-à-dire du mouvement vers
une norme mondiale unique auquel nous entraînent les contraintes de la mondialisation et de
la financiarisation. La deuxième partie montre les limites de ce mouvement et, à l'inverse, la
pertinence d'une norme adaptée à l’environnement économique et social, aux besoins
spécifiques des utilisateurs et à l’adéquation avec les règles juridiques applicables. Enfin, la
troisième partie traite de l'équilibre recherché entre ces deux conceptions de la comptabilité et
de la difficulté que rencontre le projet de création d’une norme mondiale. Ce dernier apparaît
actuellement comme utopique.
Introduction
La comptabilité est une technique qui remonte à l’origine des temps1. C’est à Jean Fourastié
que revient d’avoir bâti, le premier, une théorie historique de la comptabilité. L’économiste,
mais aussi le professeur qu’il était, considérait qu’un enseignement de la comptabilité sans
référence historique est aussi illogique et aussi dangereux qu’un « enseignement de la
musique où l’on ne ferait aucune place aux œuvres de Bach » (Fourastié, 1976, p. 59)2.
La comptabilité est inhérente à la vie sociale. Elle « est née de l’activité organisée rendue
nécessaire par la vie en société : l’homo computator était inscrit dans l’homo faber » (Cossu,
2008)3 (l’homo computator étant, selon l’auteur, un avatar de l’homo œconomicus et de l’homo
socius).
Mais si au départ la comptabilité avait pour principal objet de mémoriser les données
quantitatives relatives aux activités agro-pastorales et aux transactions entre commerçants,
avec le développement économique apparut très vite la nécessité d’en faire un outil pour
« rendre compte ». La séparation des fonctions, entre celles de l’agent (le berger, l’exploitant
agricole, le commerçant, …) et celles du propriétaire décideur, entraîna cette nécessité.
1Selon Degos J-G : « Histoire de la comptabilité », PUF, Que sais-je ? 1998, p. 7 : « La comptabilité
commence à Sumer ». 2La première édition date de 1943. 3Extrait de l’avant-propos d’un ouvrage « Les origines de la comptabilité » que notre collègue Claude
Cossu n’a pas pu mener à terme.
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Le système se perfectionna ensuite techniquement. L’étape importante est la parution de
l’ouvrage de Pacioli, le « Traité des comptes et des écritures », paru en 1494.
Puis, au XIXème siècle, la comptabilité fit des progrès importants lors de l’avènement du
capitalisme. Les managers devaient rendre des comptes aux propriétaires du capital et ces
derniers entendaient bien disposer des informations utiles à la prise de décision et procéder
au partage du résultat. L’Etat était également partie prenante dans ce partage, d’où très vite
est apparue la nécessité de normaliser la comptabilité. Chaque pays disposait de sa
réglementation comptable qui avait été élaborée en fonction de la finalité assignée à la
comptabilité, en fonction des besoins des différents utilisateurs de l’information et des moyens
matériels et humains disponibles dans le pays.
On a donc pu considérer que la comptabilité était inhérente au capitalisme. Mais,
curieusement, elle a aussi été revendiquée comme essentielle pour le développement du
communisme. « La comptabilité, contrôle et synthèse idéale du processus, devient d’autant
plus nécessaire que la production s’effectue davantage sur une échelle sociale et perd son
caractère purement individuel ; donc plus nécessaire dans la production capitaliste que dans
celle, disséminée des artisans et paysans, plus nécessaire dans la production communautaire
que dans la production capitaliste » (Marx, 1968, p. 573).
On constate donc que chaque courant économique, voire chaque idéologie, tente de
s’attribuer le monopole de la comptabilité et de la façonner en fonction de la finalité recherchée
et du contexte. « La comptabilité n’est pas seulement un outil …elle est un phénomène social »
(Capron, 1993, p. 9).
Mais, à l’heure de la mondialisation, le contexte est devenu planétaire, le capitalisme s’est
imposé dans la quasi-totalité des pays du globe. La question de la finalité que l’on doit assigner
à la comptabilité dans ce contexte global se pose donc. Nous sommes devant l’alternative
suivante : les besoins en matière de comptabilité sont-ils devenus universels ou ne doit-on pas
plutôt continuer à considérer que les besoins des utilisateurs peuvent être différents selon les
entités (sociétés familiales, sociétés cotées, ONG, organisations publiques, etc.), les pays, les
cultures ou les zones économiques ? Nous sommes devant le dilemme : universalisme ou
contingence ?
Après avoir examiné les fondements et les apports de chacune de ces options nous tenterons
de répondre à la question de savoir si un équilibre est possible entre les deux extrêmes.
1. L’universalisme
L’universalisme se fonde sur les contraintes de la mondialisation et de la financiarisation, sur
le fait de considérer que les besoins des utilisateurs sont identiques dans tous les pays, sur la
nécessité de pouvoir comparer les documents comptables, sur le principe de neutralité et de
la transparence de l’information et sur la recherche de l’intérêt général.
1.1. Les contraintes de la mondialisation et de la financiarisation
La mondialisation de l’économie dans la seconde moitié du XXème siècle a été un changement
majeur en un temps extrêmement court. Ainsi, les exportations mondiales sont passées de
3
2 000 milliards de dollars en 1960 à 16 000 en 2008.4 Mais cette mondialisation ne se limite
pas aux échanges de biens et services ; elle s’accompagne d’investissements transfrontaliers
qui constituent une nouvelle forme de concurrence avec les délocalisations. Ainsi, les flux
mondiaux d’investissements directs étrangers entrants ont évolué de la façon suivante5 :
1985 : 50 milliards de dollars,
1989 : 200 milliards de dollars,
2007 : 2 000 milliards de dollars,
2013 : 1 400 milliards de dollars.
Ces volumes d’investissement correspondent en bonne partie à la multiplication du nombre
d’entreprises multinationales, passé de 37 000 (avec 170 000 filiales et 20 millions de
personnes employées) en 1990 à 70 000 entreprises (69 000 filiales et 57 millions de
personnes employées) en 2004.6
Ce développement des entreprises s’accompagne d’une évolution de leur mode de
financement. Ainsi, la part des émissions d’actions dans le total des financements externes
(actions + obligations + dettes bancaires) évolue comme suit7 :
1980 : 2.8 %,
1990 : 31.0 %,
2008 : 42.3 %.
Mais plus de 50 % de ces titres sont détenus par des investisseurs institutionnels8 illustrant
ainsi la financiarisation de l’économie.
La forme la plus dynamique du capitalisme est celle du capitalisme financier qui se caractérise
notamment par le nomadisme boursier et la recherche d’un profit rapide sous forme de
dividende ou de plus-value. C’est le règne de la valeur actionnariale par opposition à la valeur
patrimoniale de l’entreprise familiale dont l’actionnariat est stable et gère dans une perspective
de transmission entre générations.
Les besoins d’information comptable sont évidemment différents selon les utilisateurs, leurs
objectifs, leur modèle de décision. Toutefois, les investisseurs institutionnels, dont le
portefeuille ne connaît pas les frontières des Etats, ont des besoins communs qui peuvent se
résumer à la comparabilité, la neutralité et la transparence de l’information financière afin de
pouvoir effectuer les arbitrages (acheter, conserver ou vendre des titres) au mieux. En ce sens,
à supposer qu’elle ait pour seule vocation de servir les intérêts des investisseurs, la
comptabilité est universelle, c’est-à-dire que la demande est la même quel que soit le lieu ou
la nationalité de ces investisseurs. C’est sur la base de ce raisonnement qu’ont été conçues
les normes comptables internationales, les IFRS. Précisons d’ailleurs qu’il s’agit plus
4CNUCED, Manuel de statistiques. 2009, p. 9. 5Wikipedia, Investissement direct à l’étranger. Source des chiffres non citée. 6Stéphane BECUWE et al. Economie, Nathan, 2007, p. 323. 7Dominique PLIHON et al. Oral d’économie. Foucher, 2013, p. 33. 8Ibid. p. 35.
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précisément de normes de communication financière puisqu’elles ne s’intéressent qu’à une
extrémité de la chaîne comptable, c’est-à-dire au produit final que sont les comptes publiés.
En amont, le processus de production de l'information (codification des comptes, saisie des
écritures, contrôle, etc.) n’est pas normé.
1.2. Un utilisateur sans frontières
Le Cadre conceptuel des IFRS annonce clairement les intérêts servis.
« L’objectif de l’information financière à usage général est de fournir (...) des informations utiles
aux investisseurs, aux prêteurs et aux autres créanciers actuels et potentiels aux fins de leur
prise de décisions sur la fourniture d’apport de ressources à l’entité. Ces décisions ont trait à
l’achat, à la vente ou à la conservation de titres de capitaux propres ou de créance, et à la
fourniture ou au règlement de prêts et d’autres formes de crédit. »9 « Les décisions que
prennent les investisseurs actuels et potentiels au sujet de l’achat, de la vente ou de la
conservation de titres de capitaux propres et de créances dépendent des rendements qu’ils
attendent d’un placement dans ces titres, sous forme, notamment, de dividendes, de
remboursements avec intérêts ou d’augmentation du prix de marché. » 10 « D’autres
utilisateurs, par exemple les autorités de réglementation et les membres du public autres que
les investisseurs, les prêteurs et les autres créanciers peuvent également trouver utiles les
rapports financiers à usage général. Cependant, ces rapports ne visent pas prioritairement ces
autres groupes. »11
Les décisions à prendre, essentiellement les arbitrages boursiers, supposent que l’information
à usage général, qui peut être complétée à la demande des investisseurs, soit comparable,
neutre et transparente afin que les marchés soient efficients.
1.3. La comparabilité
Le Cadre conceptuel des IFRS définit la comparabilité comme suit : « La prise de décisions
par les utilisateurs implique qu’ils doivent faire des choix entre diverses possibilités, par
exemple vendre ou conserver un placement, ou investir dans une entité comptable plutôt
qu’une autre. Par conséquent, les informations au sujet d’une entité comptable sont plus utiles
si elles peuvent être comparées avec des informations semblables d’autres entités et avec
des informations semblables de la même entité pour d’autres périodes ou à d’autres dates. »12
La comparabilité comporte donc deux dimensions : l’espace (comparer des entités différentes)
et le temps (pour une même entité, comparer des comptes arrêtés à des dates différentes).
Si la dimension spatiale est a priori pertinente pour un actionnariat international et nomade,
elle suppose cependant qu’il existe des entités comparables. Or les grandes entreprises
multinationales avec leurs dizaines, voire centaines de filiales, ne le sont pas d’un point de vue
stratégique et opérationnel. Elles n’ont pas le même portefeuille d’activités par suite d’une
croissance conglomérale et n’ont pas le même modèle économique (type de clientèle, image,
9Cadre conceptuel de l’information financière, Exposé-sondage ES/2015/3, § 1.2. 10Ibid. § 1.3. 11Ibid. § 1.10. 12Ibid. § 2.23.
5
R & D, relations avec les sous—traitants, etc.). Seule la performance financière est
comparable dès lors que l’entreprise est considérée uniquement comme un placement et que
les règles de calcul de cette performance sont les mêmes pour tous.
La comparabilité dans le temps a évidemment son utilité mais elle n’exige pas des règles
comptables identiques pour des entités n’appartenant pas au même groupe. Elle suppose
simplement la permanence des méthodes, ce qui peut être fait sans qu’il soit besoin d’avoir
recours à des normes et, a fortiori, à des normes mondiales.
En conclusion, on voit que l’exigence de comparabilité dans l’espace et le temps ne justifie
l’existence de normes universelles que dans un nombre limité de cas : celui des entités ayant
des activités et un modèle économique très proche. De plus, la comparaison des états
financiers n’a de sens que pour des entités en compétition sur le marché des capitaux : les
investisseurs ont besoin de comparer pour arbitrer, les banquiers pour financer. Il ne faut pas
oublier non plus que la comparaison peut aussi avoir un sens pour les fournisseurs, les clients
et les salariés, soucieux des performances et de la pérennité de l’entité.
1.4. La neutralité
Le Cadre conceptuel des IFRS définit ainsi la neutralité : « Une représentation neutre implique
une absence de parti pris dans le choix ou la présentation de l’information financière. Elle ne
comporte pas de biais, de pondération, de mise en évidence, de minimisation ou d’autre
manipulation visant à accroître la probabilité que l’information financière sera perçue
favorablement ou défavorablement par les utilisateurs. Une information neutre ne signifie pas
pour autant une information qui n’a pas de but ou qui n’influence pas le comportement. Au
contraire, l’information financière pertinente est, par définition, celle qui a la capacité
d’influencer les décisions des utilisateurs. »13
Cette définition de la neutralité appelle deux remarques.
Si la neutralité implique une absence de parti pris dans le choix ou la présentation de
l’information financière, elle devrait alors satisfaire tous les utilisateurs et, par conséquent,
produire une information financière à valeur universelle.
Mais, dans la même définition, le Cadre conceptuel précise que l’information financière doit
avoir la capacité d’influencer les décisions des utilisateurs. La nature des décisions à prendre
étant différente d’une catégorie d’utilisateurs à l’autre, on ne voit plus comment cette
information financière pourrait alors avoir une valeur universelle.
Cette caractéristique qualitative est donc définie de façon contradictoire.
13Ibid. § 2.17.
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1.5. La transparence
L’une des propriétés majeures de la comptabilité est d’assurer la traçabilité des flux financiers
et, par conséquent, de contribuer à la transparence14 sans laquelle il ne peut y avoir de
confiance, confiance qui est le ciment aussi bien de la Société que du monde des affaires.
Curieusement, ni la « Constitution » de l’IASB Foundation, ni le Cadre conceptuel des IFRS,
ni la directive européenne de 2013 relative aux états financiers annuels, ni le PCG de 2014,
n’utilisent, à aucun moment, le mot « transparence ». Il n’y est pas plus fait référence dans la
« Constitution » de l’IFAC. Cela est d’autant plus étonnant que la transparence induit un besoin
de langage commun afin que l’information soit correctement produite puis interprétée par les
différents utilisateurs. Elle n’est pas non plus évoquée par les codes de déontologie ou
d’éthique de l’IFAC, de la Compagnie des commissaires aux comptes ou de l’Ordre des
experts-comptables.
Opposée à l’opacité, la transparence est pourtant une des conditions d’existence d’un Etat de
droit. Cela ne signifie pas que tout doit être su de tous. Il y a bien sûr des « droits d’accès »,
comme disent les informaticiens, variables faute de quoi il n’y aurait plus de vie privée ou de
secret des affaires, secret qui peut être nécessaire et ne couvre pas nécessairement des
malversations.
La transparence peut être « intermédiée ». Ainsi, le commissaire aux comptes a accès à tous
les documents de son client, utiles à l’exercice de sa mission et c’est par son intermédiaire
que les tiers savent qu’ils ne contiennent pas d’éléments constitutifs ou révélateurs de faits
délictueux. Ajoutons que les droits d’accès ne sont pas transférables. Ainsi, certains
destinataires de l’information ont aussi à respecter une obligation de discrétion (cas, par
exemple, des membres élus du comité d’entreprise) ou de secret professionnel (cas, par
exemple, du commissaire aux comptes ou de l’expert-comptable).
Si le besoin de transparence est universel, la façon dont on y répond est fonction du degré
d’ouverture des droits d’accès (le secret n’est pas protégé partout de la même façon comme
le montre par exemple le cas du secret bancaire) ou de l’équilibre contingent entre la
transparence qui permet d’exercer un contrôle social et le secret des affaires qui permet de
neutraliser d’éventuelles actions hostiles.
1.6. La recherche de l’intérêt général
La recherche de l’intérêt général, que l’on peut opposer à la défense d’un intérêt particulier,
plaide pour l’universalisme. C’est l’argument central de légitimation du législateur ou du
normalisateur qui est en quelque sorte un législateur par délégation. Ce concept jouit d’une
14Cf. au sujet de la transparence : Alain BURLAUD et Bernard COLASSE : « Normalisation comptable
internationale : le retour du politique ? » Comptabilité, contrôle, audit, tome 16, volume 3, décembre
2010, p. 165. Cf. également : Alain BURLAUD : « La transparence peut-elle devenir un principe
comptable ? » Actuel Experts-comptables. Editions Législatives. 13 juin 2017.
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très forte puissance évocatrice. Ainsi, la « Constitution » de l’IFRS Foundation utilise
l’expression « intérêt général » huit fois en 19 pages et celle de l’IFAC 28 fois en 17 pages.
Aucun des deux normalisateurs ne donne de définition de l’intérêt général ; ils se contentent
d’apporter une réponse institutionnelle en termes de gouvernance.
Pour l’IFRS Foundation, les 22 Trustees s’engagent à agir dans l’intérêt général (Constitution,
art. 6). Il est précisé que :
“The mix of Trustees shall broadly reflect the world’s capital markets and diversity of
geographical and professional backgrounds.” (art. 6)
“The Trustees shall comprise individuals that, as a group, provide an appropriate
balance of professional backgrounds, including auditors, preparers, users, academics, and
officials serving the public interest. Normally, two of the Trustees shall be senior partners of
prominent international accounting firms. To achieve such a balance, Trustees should be
selected after consultation with national and international organisations of auditors (including
the International Federation of Accountants), preparers, users and academics.” (art. 7)
Cela montre que, pour l’IASB, l’intérêt général se résume plutôt à l’intérêt des marchés
financiers et que les Trustees sont essentiellement des professionnels nommés par des
professionnels.
Pour l’IFAC, la « Constitution » prévoit une « Public Interest Oversight Authority » sans plus
de précisions.
Ces réponses institutionnelles illustrent la difficulté rencontrée pour définir l’intérêt général.
Constituer une assemblée de personnes techniquement compétentes et dont la probité ne fait
aucun doute ne suffit pas pour garantir une bonne représentation de l’intérêt général.15
L’intérêt général est par nature une notion floue et contingente. Il a un caractère éminemment
politique. A défaut de pouvoir le définir avec précision, ce concept est-il repris dans le dispositif
normatif lui-même ? Le Cadre conceptuel des IFRS ne le mentionne pas une seule fois. Il en
est de même de la directive comptable de 2013 et du PCG français. Dans aucun de ces
documents, l’intérêt général a pu trouver une traduction opérationnelle et contribuer à
l’universalisme de la norme.
En conclusion, nous voyons qu’un marché financier mondialisé est logiquement demandeur
de normes comptables universelles pour comparer les performances financières des entités,
considérées comme de simples opportunités de placement. De ce fait, l’information financière
doit être neutre et contribuer à la transparence des transactions qui assure la confiance sans
laquelle le marché ne peut fonctionner.
15 Cf. à ce sujet : Alain BURLAUD et Bernard COLASSE : « Réponse aux commentaires sur
"Normalisation comptable internationale : le retour du politique ?" », Comptabilité-contrôle-audit, tome
17 volume 3, décembre 2011, p. 119.
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Clairement, les IFRS sont produites par une institution professionnelle et de droit privé se
réclamant de l’intérêt général.16 Il est évidemment paradoxal qu’un normalisateur dont la
préoccupation première est d’améliorer le fonctionnement du marché financier puisse s’en
réclamer. Cela postule que satisfaire les investisseurs revient à satisfaire toutes les parties
prenantes, ce qui reste à vérifier. Nous allons voir que des facteurs de contingence peuvent
infirmer cette hypothèse.
2. La contingence
La contingence se fonde sur la prise en compte de l’impact des normes (le conséquentialisme),
de l’environnement économique et social, des besoins spécifiques des utilisateurs (la
pertinence de l’information), et de l’adéquation avec les règles juridiques applicables. Par
ailleurs, elle laisse une place au jugement professionnel et à la prise en considération du
Business Model
2.1. Le conséquentialisme
L’ensemble des principes comptables constitue la base du « système comptable ». Selon la
théorie de la contingence, il convient d’intégrer les conséquences économiques et sociales
résultant de l’application de ces principes, c'est-à-dire dépasser le cadre de la réglementation.
La comptabilité ne se résume pas à une technique, son application entraîne des conséquences
pour les parties prenantes. Considérant que le système comptable peut participer à
l’instauration d’une société plus juste, on peut parler d’éthique de la comptabilité.
« Il ne s’agit plus de privilégier la recherche d’une (de la ?) vérité qui serait toujours bonne à
dire, mais de rechercher une information ne produisant pas d’effets dommageables » (Burlaud
et Baker, 2015, p. 57). En conséquence une place est laissée au jugement du professionnel
comptable.
Le respect de la réglementation ne suffit pas, la comptabilité a une fonction de régulation qui
ne peut être assurée que par la mise en place de dispositifs agissant sur les comportements.
Les institutions professionnelles précisent les devoirs de leurs membres dans un code de
déontologie professionnelle.
2.2. La pertinence de l’information comptable
La finalité de l’information comptable est de fournir à l’utilisateur des données pertinentes au
moment opportun pour prendre des décisions éclairées. Le problème est que les utilisateurs
sont nombreux et qu’en conséquence, les décisions à prendre ne sont pas de même nature.
Les utilisateurs sont plus ou moins nombreux selon que l’on adopte l’approche partenariale ou
l’approche actionnariale.
Selon l’approche partenariale, la liste des acteurs concernés est abondante. On a coutume de
distinguer parmi eux les utilisateurs internes, les dirigeants, les salariés, et les utilisateurs
externes, les prêteurs, les fournisseurs et autres créanciers, l’administration fiscale, et même
la société en général. Chacune des parties prenantes a des besoins différents. Ainsi si le
16IFRS Foundation, Constitution, art. 6.
9
salarié veut plutôt juger de la pérennité de l’entreprise, les créanciers sont davantage
intéressés par la solvabilité. Naturellement chaque catégorie ne fait pas l’objet d’une attention
particulière dans la réglementation. L’information est la plus large possible, destinée à tout
public.
Selon l’approche actionnariale, la relation d’agence se limite aux rapports entre actionnaires
et dirigeants. La publication de l’information comptable et financière est pertinente dans la
mesure où elle apporte une solution à l’asymétrie d’information entre l’agent (dirigeant) et le
mandant (l’actionnaire). Elle vise à favoriser les décisions optimales d’allocation des
ressources.
Notons que, lorsqu’il s’agit d’une société cotée, l’information est pertinente pour les
investisseurs lorsqu’elle permet d’effectuer des prévisions. De nombreuses études montrent
les variations des cours boursiers selon l’annonce de résultats comptables et financiers.
Les attentes de chaque acteur dépendent donc de la position occupée dans l’entreprise,
généralement du contrat qui le lie à l’entreprise. Elles dépendent également d’autres facteurs,
comme le statut juridique, le contexte économique et social.
Ainsi, en France, dont le tissu économique est composé majoritairement de petites
entreprises, l’objectif de comparabilité des informations avec une entreprise étrangère n’est
pas primordial. De plus, pour différentes raisons, ces entreprises ne font pas appel à un
financement externe. En conséquence si le banquier a besoin d’informations lorsqu’il est
appelé à combler un déficit de trésorerie, il peut toujours les demander aux dirigeants, ainsi
que des informations sur leur patrimoine personnel. Il n’en est pas de même des fonds
d’investissement nationaux ou internationaux, nullement intéressés par ce type d’entreprises.
En matière de besoin d’informations, le contexte économique et social est particulièrement
prégnant dans les pays en développement car « les systèmes comptables participent donc
activement au développement économique et social des pays. Non seulement ils permettent
le pilotage des entités qui les utilisent, entreprises et autres organisations [coopératives, ONG,
…] mais ils sont également les instruments d’aide à la planification économique nationale »
(Causse, 2009, p. 702). Etant donné les objectifs spécifiques des pays en développement et
les moyens dont ils disposent, on peut même se demander si les normes internationales,
élaborées dans un contexte très différent, au lieu d’accompagner le développement, ne
constituent pas au contraire un frein17. Elles répondent en grande partie à des besoins qui
n’existent pas dans les pays considérés.
En résumé, les utilisateurs ne forment pas une catégorie homogène et les besoins ne sont pas
universels.
17Cf. à ce sujet : Causse et Ebondo (2015, p. 39).
10
2.3. Le lien avec le droit
En France la réglementation comptable, telle qu’elle a été élaborée au cours du XIXème siècle,
a abouti à un véritable corpus homogène que l’on appelle le système juridico-comptable.
« Ainsi, en ce qui concerne l’entreprise et plus largement le secteur privé, la Lex mercatoria
au moyen âge, les ordonnances royales, telles celles de Colbert de 1673 sous l’ancien régime
attestent de l’appréhension du domaine comptable par le droit, quelle que soit sa forme. Après
la Révolution, la codification des pratiques comptables des entreprises dans un code de
commerce en 1807, repris en 1867, atteste cette volonté de la puissance publique de régir la
comptabilité privée par un ensemble resserré et identifiable de normes juridiques » (Kott, 2014,
p. 40). Comme le souligne l’auteur, la loi de 1866 sur les sociétés commerciales contient la
réglementation relative à la comptabilité des commerçants, aux comptes consolidés, ainsi
qu’aux commissaires aux comptes.
Ce système comporte des principes contenus dans le code de commerce (définition des
capitaux propres, permanence des méthodes, principe de prudence, …), fixe les missions du
comptable et définit les pratiques comptables (enregistrement chronologique, conservation
des documents, …). Le principe de patrimonialité, selon lequel les comptes annuels doivent
donner une image fidèle de la situation financière et du résultat de l’entreprise, est inscrit dans
le code de commerce (article 9).
Comme le soulignent de nombreux auteurs18, des liens forts existent entre la comptabilité et
le droit, elle a même été qualifiée d’ « algèbre du droit »19. Les particularités du droit comptable
par rapport au droit commercial, lui confèrent une certaine autonomie. Ainsi, en comptabilité,
« l’entité entreprise » est considérée comme un sujet comptable. De même, en comptabilité
on appréhende les biens selon leur destination économique, c'est-à-dire selon l’intention de
les détenir ou non de manière durable. Les titres, par exemple, peuvent être considérés soit
comme des immobilisations, soit comme des actifs à court terme. Malgré la prise en
considération de cette dimension économique, on ne peut toutefois pas le qualifier de droit
économique.
L’élaboration des normes juridiques, qui valent pour le secteur privé et le secteur public, est
du ressort du ministère des Finances. Elles constituent un système homogène20. L’État est
partie prenante à plus d’un titre. « La fiscalité exerce une double influence sur la comptabilité,
une influence directe par les règles qui visent les écritures, une influence indirecte qui pèse
sur les décisions de gestion et par là même sur leur enregistrement comptable » (Rossignol,
1999, p. 6).
L’État entend jouer également le rôle de régulateur : « L’union sacrée du droit et de la
comptabilité pour la protection du capitalisme prend alors la forme de délits comptables et ce
n’est qu’au début du XXème siècle que s’ouvre le processus de normalisation comptable. Le
18Burlaud A., Poitrinal F.D. et Salustro E., « Comptabilité et droit comptable – L’intelligence des comptes
et leur cadre légal », Gualino, 1998 ; Raybaub-Turrillo B. et Teller R., « Droit et Comptabilité »,
Encyclopédie de comptabilité, contrôle de gestion et audit (coord. Colasse B.), 2009, p. 705-717. 19Garnier P. « La comptabilité, algèbre du droit et méthode d’observation des sciences économiques »,
Dunod, 1947. 20Dont l’aboutissement est la LOLF (Loi organique relative aux lois de finance) de 2001.
11
passage vers une économie dite dirigée s’accompagne d’un objectif politique de contrôle
étatique des comptes autant pour des raisons économiques que fiscales » (Muller, 2014, p.
36).
Mais, dans les années 70/80 apparaît le processus de normalisation internationale qui a pour
caractéristique d’être déconnecté du droit. L’avènement du capitalisme financier vient
bouleverser le système au point d’opérer une scission entre d’une part la comptabilité de
source étatique qui continue à s’imposer pour les comptes sociaux (PCG) et d’autre part la
normalisation internationale, élaborée par une institution privée, qui s’applique aux comptes
consolidés. Le principe de patrimonialité juridique, qui est dominant dans la comptabilité
française, se heurte à celui de la prééminence de la réalité économique sur la substance
juridique dans les IFRS. La comptabilité n’est plus le reflet de la situation du patrimoine
juridique de l’entreprise mais de sa situation économique. La comptabilité internationale s’est
affranchie du droit
L’évaluation de la situation économique ne peut aboutir qu’en recourant à des méthodes
d’évaluation plus ou moins sophistiquées. Le comptable économiste a remplacé le comptable
juriste. « Avant les comptes étaient faux, et tout le monde le savait, le problème avec les
normes internationales, c’est que les comptes sont toujours faux mais tout le monde croit qu’ils
sont vrais »21.
L’objectif des normalisateurs internationaux qui est de fabriquer et d’imposer des règles
universelles reconnues n’est cependant pas atteint. Pour beaucoup de pays, la logique
demeure le respect de la contingence.
2.4. La place laissée au jugement professionnel
« Tout au long de sa mission, le professionnel de l’expertise comptable fait preuve d’esprit
critique : il exerce son jugement professionnel22 notamment pour décider de la nature, du
calendrier et de l’étendue des procédures à mettre en œuvre sur la base des informations
recueillies »23. L’exercice de ce jugement, qui introduit une part de liberté par rapport à la
réglementation, se justifie par plusieurs raisons :
- d’abord parce que le normalisateur n’a pas pu prévoir toutes les situations,
- puis parce que, dans certaines situations, il est nécessaire de faire appel aux
connaissances que l’expert peut avoir de l’entreprise et de son environnement afin d’apprécier
la cohérence et la vraisemblance des comptes,
- enfin, les textes font parfois appel à son jugement, ainsi, par exemple, lorsqu’il faut
appliquer le principe de l’importance relative.
Naturellement, dans l’exercice du jugement professionnel les principes fondamentaux destinés
à garantir la qualité de l’information doivent être respectés. Comme l’indique un document de
l’Institut canadien des comptables agréés (ICCA) de février 2013, intitulé « Exercice du
jugement professionnel », « Le jugement professionnel n’autorise pas le comptable à choisir
21Cette remarque, attribuée à W. Nahum, est rapportée par J. Haas (2014, p. 21). 22Sur le concept de jugement professionnel, cf. Burlaud & Niculescu, 2016. 23Normes professionnelles applicables à la mission de compilation des comptes, arrêté du 20/6/2011.
12
une méthode du seul fait que rien ne l’interdit ». Lorsqu’une liberté est laissée quant au choix
d’une méthode comptable, une justification de ce choix doit être fournie.
La place laissée au jugement professionnel occupe une place plus importante en audit. En
effet, l’exercice de l’audit, notamment l’identification des risques, la planification des
interventions, supposent la mise en relation des faits, l’aptitude à détecter les anomalies, la
faculté de juger. « Un audit de grande qualité dépend de la capacité des auditeurs à exercer
un jugement professionnel approprié et pertinent tout au long de leur mission » (IAASB, 2016,
6).
Suite aux scandales financiers, notamment la faillite de la banque Lehman Brothers, qui a mis
en cause les auditeurs davantage pour un manque de détection des risques que pour un non
respect du processus d’audit, une place plus importante est accordée au jugement
professionnel.
2.5. La prise en compte du Business Model
Le Business Model, ou modèle d’entreprise, est un outil qui permet de décrire et de
comprendre la manière dont une organisation crée de la valeur par la mise en œuvre d’un
ensemble d’activités, de processus, de réseaux, de ressources, et le recours à des
compétences clés. Il repose sur une vision systémique de l’entreprise.
C’est un concept récent, donc quasiment absent de la réglementation. Cependant, partant du
principe que la comptabilité doit rendre compte des opérations relatives à l’activité de
l’entreprise durant la période écoulée, et doit fournir des informations utiles à la décision des
parties prenantes concernées, la notion de modèle d’entreprise est importante.
La comptabilité peut être considérée « comme [un] instrument de modélisation de
l’entreprise » (Colasse, 2008, p. 185), ce qui en fait un outil indispensable pour établir la
confiance entre les acteurs économiques et sociaux.
La prise en compte du Business Model peut se traduire par la fourniture d’informations
extracomptables, ainsi les informations relatives aux éléments du capital immatériel, ou les
choix comptables, ces derniers étant souvent caractéristiques du modèle d’entreprise.
Cependant : « En dehors de la norme IFRS 9, aucune référence explicite au modèle
économique n’apparaît dans le référentiel IFRS, traduisant ainsi la prudence de l’IASB vis-à-
vis de ce concept. Les raisons qui peuvent expliquer cette prudence sont liées au risque de
privilégier la comptabilité d’intention (Management Intent) au détriment des principes de
neutralité et de comparabilité de l’information financière » (Barneto et al., 2015, p. 14). C’est
ce qui explique sans doute que les rares travaux portant sur le sujet24 indiquent que, si le
24Citons Disle et al. (2016), Business Model et normalisation comptable : quelle intégration du modèle
économique pour les IFRS ?, Revue Comptabilité-Contrôle-Audit, T. 22, Vol. 1, avril, p. 85-119.
13
concept est présent dans la littérature académique, il est peu intégré dans les normes
nationales et internationales.
En résumé, la dimension éthique de la comptabilité, l’hétérogénéité des utilisateurs et de leurs
besoins, la place nécessairement accordée au jugement du professionnel et au modèle
d’entreprise, ont pour conséquence d’admettre que la comptabilité est logiquement
contingente au contexte économique, juridique et social des pays.
3. L’équilibre entre universalisme et contingence
L’universalisme tente de s’imposer comme une contrainte face à la mondialisation et la
financiarisation de l’économie. Il n’est pas dénué d’avantages comme l’ont montré les
fondements sur lesquels il repose. Mais, par ailleurs, nous avons considéré que la comptabilité
est logiquement contingente. En conséquence, la solution n’est-elle pas la recherche d’un
équilibre entre les deux extrêmes ?
Pour tenter d’y répondre, effectuons d’abord un constat de l’adoption des normes
internationales actuellement dans le monde et examinons les conditions d’admission d’une
norme mondiale
3.1. Actualité de l’adoption des normes IFRS
A en croire l’IFRS Foundation, la messe est dite, les IFRS ont conquis le monde. On peut ainsi
lire sur le site officiel25 :
« Nearly all (93 %) of the jurisdictions have publicly expressed support for a single set of high-
quality global accounting standards. And the relevant authority in nearly all (94 %) of the
jurisdictions has made a public statement supporting IFRS as the single set of global
accounting standards. Even in those few countries that have not publicly supported IFRS, IFRS
is commonly used by publicly accountable entities in half of the jurisdictions. »
Mais à y regarder de plus près et, au-delà du manque de modestie du texte, le tableau n’est
pas si glorieux. Les pourcentages donnés ci-dessus sont exacts si l’on considère, par exemple,
que les îles Fidji ou la Macédoine pèsent autant que les États-Unis ou la Chine ! Parmi les
pays qui n’ont pas adopté les IFRS, on trouve quand même ces deux immenses pays. D’autres
grands pays ne les autorisent ou exigent que pour au moins certaines EIP : l’Inde, le Japon ou
la Suisse. La France est classée dans les 116 pays qui exigent l’application des IFRS pour
toutes ou la plupart des EIP. Mais l’IASB oublie de préciser que, dans ce dernier cas, cela ne
concerne que les comptes consolidés. Le paysage serait totalement différent si l’on mesurait
les aires d’adoption des IFRS en pondérant les réponses des différents pays par exemple, par
leur PIB. Enfin, ces statistiques sont fondées sur des déclarations et non sur des constats.
Ainsi dans certains pays en développement ayant formellement adopté les IFRS, on sait que
les professionnels de la comptabilité sont peu nombreux et que les normes ne sont en fait pas
appliquées.
Si l’on s’intéresse aux PME, on constate que les résultats sont encore moins unanimes en
faveur des IFRS. Ainsi, Nobes (2011, p. 43) recense 65 pays interdisant l’emploi des IFRS
25http://www.ifrs.org/Features/Pages/Global-reach-of-IFRS-is-expanding.aspx.
14
pour les PME, 57 pays les ayant simplement autorisées et 6 pays les ayant rendues
obligatoires. De plus, lorsqu’on regarde en détail la liste des pays, on trouve dans le groupe
des pays interdisant les IFRS pour les PME pratiquement tous les grands pays de la planète :
Allemagne, Canada, Chine, Espagne, États-Unis, France, Inde, Italie, Japon, Royaume-Uni,
Russie, etc. Seuls trois grands pays autorisent l’emploi des IFRS pour les PME : Afrique du
Sud, Brésil et Turquie. Les six pays rendant leur usage obligatoire sont les suivants : Chili,
Fidji, Macédoine, Rwanda, Serbie et Vénézuela.
Ces chiffres montrent que la réalité se situe bien entre universalisme et contingence, c’est-à-
dire localisme et pertinence par rapport aux besoins exprimés localement. Il est clair que
l’information financière publiée par les EIP opérant sur les marchés internationaux doit être
normée selon des règles internationales mais même cela n’est pas admis partout en fonction
des rapports de force. Ainsi la Chine et les Etats-Unis gardent leurs propres normes. En
revanche, pour les entreprises ayant une activité nationale et qui ne sont pas des EIP, les
comptes préparés selon les normes locales sont la règle.
3.2. Une norme mondiale est–elle envisageable ?
La recherche d’un équilibre entre normes locales et normes internationales s’avère
compliquée car nous nous trouvons entre deux mondes dont les caractéristiques essentielles
sont opposées :
- une comptabilité de nature juridique face à une comptabilité de nature économique ;
- une comptabilité destinée à tout public face à une comptabilité destinée aux
investisseurs financiers ;
- une comptabilité dont les règles émanent d’une institution étatique face à une
comptabilité dont les règles émanent d’un organisme privé.
Le projet de création d’une norme comptable mondiale unique a fait l’objet de réflexions de la
part des plus hautes instances professionnelles françaises. Nous faisons référence aux écrits
et interventions de Jérôme Haas, président de l’Autorité des normes comptables26, dont nous
reprenons les idées essentielles ci-dessous.
Selon lui, Il y a d’abord un problème de terminologie commune. Il n’est pour s’en convaincre
que de faire référence à l’image fidèle. Dans la culture française, cela signifie « des chiffres
sûrs, certifiés, ancrés dans le droit », dans la culture anglaise, ce sont « des chiffres pour les
investisseurs en priorité, variant avec la conjoncture, non ancrés dans le droit, … ».
Puis, toujours selon Jérôme Haas, le mode de financement conduit à la prise en considération
d’horizons différents. Lorsque les entreprises se financent essentiellement par capitaux
propres, ce qui est le cas de la France, elles ont une vision de plus long terme par rapport à
26Ainsi :
-Le discours prononcé le 6 avril 2011 à la réunion de l’Association française des trésoriers d’entreprise
(AFTE), intitulé « Le merveilleux projet de création d’une norme comptable mondiale unique»,
-L’entretien publié dans les Petites Affiches n° 44, du 3 mars 2011, p. 5, intitulé «Il faut trouver un juste
équilibre entre normes locales et normes internationales ».
(Ce qui est repris textuellement est entre guillemets).
15
des entreprises qui ont recours essentiellement aux marchés financiers, ce qui est le cas aux
Etats-Unis.
Enfin, le Business Model dominant, ainsi que le degré de sophistication de l’économie, sont
très différents selon les pays ou les zones géographiques. Ainsi dans les pays en
développement, la plupart des entités économique sont de très petites tailles, se situent
essentiellement dans le secteur agricole et artisanal. On ne peut les soumettre à des normes
complexes qui ne répondent à aucun de leurs besoins.
Partant de ces constats, et de la manière dont ont été élaborées et appliquées les normes
internationales, Jérôme Haas pose les conditions à l’instauration d’une norme comptable
internationale unique.
Les conditions fondamentales suivantes doivent être réunies :
- le choix « entre Fair Value et coût historique, entre la prudence et la transparence, entre la
représentation du passé ou la prise en compte d’hypothèses sur l’avenir », une séparation
nette doit être effectuée et apparaître entre ce qui est sûr et ce qui est calculé,
- « l’appréciation des normes par une autorité publique selon des procédures contrôlées par
elle-même et ses pairs ».
Il faut également :
- envisager la pertinence d’un système d’options justifié par l’existence de contextes
dissemblables,
- tester les effets de l’introduction d’une norme,
- entretenir « un dialogue continu avec l’ensemble des parties prenantes au niveau mondial ».
A ces conditions, il ajoute qu’il faut :
- « mettre un terme à la politique de convergence », telle qu’elle est menée actuellement et
qui conduit à des résultats contraires aux objectifs recherchés, celui de la comparabilité, par
exemple,
- admettre qu’une « norme unique faite pour les marchés financiers ne peut pas être la
référence pour des pays dans lesquels le recours aux marchés financiers est quasi nul, ni pour
les PME ».
En conséquence, sans renoncer à terme à la possibilité de création d’une norme comptable
mondiale unique, pour l’instant ce projet tient « de l’aventure de Babel », il apparaît comme
utopique.
Conclusion
Nous avons voulu, dans cet article, nous interroger sur la pertinence d’une comptabilité
universaliste versus une comptabilité contingente par rapport aux caractéristiques
économiques, juridiques et fiscales des entreprises.
Il est évident que des normes comptables sont indispensables. Elles font partie des attributs
d’un Etat de droit car elles permettent une fiscalité respectant l’égalité de traitement des
contribuables, personnes physiques ou morales. Elles assurent la traçabilité des flux financiers
pour lutter contre la corruption et l’évasion fiscale.
16
Ces normes doivent-elles être mondiales ? Nous avons vu qu’aujourd’hui, si elles sont
formellement adoptées par une très grande majorité de pays, les plus grands, dont les Etats-
Unis et la Chine, ne les ont pas adoptées. D’autres grands pays expriment des réserves ou,
comme la plupart des pays européens, en limitent l’usage aux comptes consolidés des EIP.
Cela signifie deux choses :
- les groupes multinationaux, les grands cabinets (les Big Four) et les analystes ont besoin
de règles reconnues mondialement afin de ne pas avoir à satisfaire à plusieurs référentiels
normatifs ;
- les autres entreprises et les utilisateurs de leurs comptes annuels ont besoin de normes
adaptées à des situations locales.
On constate que le périmètre des systèmes normatifs locaux correspond presque toujours aux
frontières des Etats car le lien entre comptabilité, droit et fiscalité reste très fort. Faute d’une
fiscalité européenne, il n’y a pas de normes européennes très contraignantes, tant la directive
comptable est peu détaillée et laisse place à 27 ou 28 référentiels nationaux. En revanche, les
17 pays de l’Organisation pour l'Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires (Ohada) sont
allés plus loin et ont adopté un référentiel comptable commun : le Système comptable Ohada
(Syscohada). Il est fondé sur un droit des affaires commun. De plus, les règles fiscales des
pays membres, à défaut d’être identiques, sont d’inspiration commune puisqu’elles dérivent
du code général des impôts français. Enfin, le niveau de développement de ces pays est
relativement comparable.
Mais un système normatif ne peut prévoir tous les cas de figure présents et, a fortiori, à venir.
Il faut donc laisser un espace de liberté pour l’exercice du jugement professionnel des
préparateurs des comptes et de leurs auditeurs.27 La recherche de pertinence de l’information
financière suppose aussi la possibilité d’intégrer les spécificités de chaque entité, son
Business Model, son environnement, etc.
En définitive, nous voyons que la définition de normes comptables est un acte éminemment
politique28, donc un art du compromis, compromis entre le principe de la règle universelle,
d’apparence simple mais pas nécessairement pertinent, et des règles nationales ou
régionales, mieux adaptées aux contextes particuliers.
27Cf. à ce sujet : Burlaud & Niculescu, 2016. 28Cf. à ce sujet : Burlaud & Colasse, 2010
17
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