grammaire géorgienne - maël gautier (mémoire m1 linguistique).pdf
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Université de Nantes
UFR Lettres et Langages
Département de Sciences du Langage
La réflexivisation : étude comparative du SE roman et d'un préfixe
géorgien i-
Mémoire soutenu par Maël GAUTIER
M1 Mention Langue et Langages, Spécialité Sciences du Langage
2010/2011
Sous la direction d’Orin PERCUS
Jury : Orin PERCUS
Hamida DEMIRDACHE
Nicolas GUILLIOT
1
Table des matières
Introduction
1. R&S : verbes réfléchis1.1 Introduction1.2 Cadres théoriques antérieurs
1.2.1 La théorie du liage1.2.2 La théorie de la réflexivité
1.3 Le contraste liage/réflexivisation lexicale1.4 Verbes réfléchis
1.4.1 Verbes réfléchis non-lexicaux1.4.2 Statut de SE et des verbes en SE
1.4.2.1 Les verbes en SE sont intransitifs1.4.2.2 Les verbes en SE n'ont pas un sujet dérivé1.4.2.3 Les verbes en SE doivent être inergatifs
1.5 Opération de réflexivisation et paramètre lex-syn1.5.1 Réflexivisation lexicale1.5.2 Réflexivisation syntaxique
1.6 Conséquences d'une valeur du paramètre : diagnostics1.6.1 ECM1.6.2 Nominalisation1.6.3 Productivité1.6.4 Sélection thématique
1.7 Conclusion
2. Autres opérations : le cas du géorgien2.1 Introduction2.2 Décausativisation vs. anticausativisation
2.2.1 Décausativisation2.2.1.1 La décausativisation selon R&S2.2.1.2 La décausativisation en géorgien
2.2.2 Anticausativisation2.2.2.1 Présentation des données2.2.2.2 Inaccusatifs en SE : des verbes réfléchis2.2.2.3 Verbes réfléchis : généralisation
2
2.2.2.4 L'anticausativisation en géorgien2.2.3 Morphologie verbale : une contradiction2.2.4 Résumé
2.3 Saturation2.3.1 Passivisation2.3.2 Arbitrarisation
2.3.2.1 Moyens2.3.2.2 Impersonnels
2.3.3 Résumé2.4 Conclusion
3. La réflexivisation en géorgien3.1 Introduction3.2 L'anaphore complexe tavisi tavi
3.2.1 Domaine et c-commande3.2.2 Inflence du mouvement-NP sur le liage
3.2.2.1 L'anaphore tavisi tavi3.2.2.2 Le possessif réfléchi tavisi
3.3 Le préfixe verbal i-3.3.1 i- comme stratégie verbale3.3.2 i+tavi comme stratégie nominale
3.3.2.1 tavi sans i-3.3.2.2 tavi avec i-3.3.2.3 Une première hypothèse sur la sémantique de i+tavi
3.4 i- et tavi dans le cadre de la réflexivité3.4.1 Place de l'élément tavi dans le cadre de la réflexivité3.4.2 Place de l'élément i- dans le cadre de la réflexivité
3.5 i- et le paramètre lexique-syntaxe3.6 i- marqueur bénéfactif3.7 Conclusion
Conclusion
Annexes
3
Introduction
Notre objectif principal dans ce mémoire sera d'arriver à caractériser le fonctionnement de
l'opération de réflexivisation en géorgien. S'agissant de la définition des constructions réfléchies, il
est bon de considérer tout verbe nécessitant la présence d'au moins deux arguments (verbes
transitifs et ditransitifs) comme exprimant une relation entre les individus nommés par ces
arguments. Dans 'x admire y', 'x' entre dans la relation 'admirer' avec 'y. Dans la contrepartie
réfléchie de cette construction transitive, 'x' entrerait dans la relation 'admirer' avec 'x', c'est-à-dire
lui-même. Il existe une variation linguistique dans la réalisation de ces constructions. Par exemple :
(1) a. Jean s'admire.
b. John admires himself.
La notion que nous voulons illustrer ici est définie sémantiquement, c'est-à-dire
indépendamment de la forme morphologique et/ou syntaxique qu'elle peut prendre (par exemple, se
d'un côté et himself de l'autre). De cette manière, nous isolons un phénomène sémantique, appelé
'réflexivisation'1.
Nous suivrons la proposition avancée par Reinhart & Siloni (R&S) dans leur article The
Lexicon-Syntax Parameter : Reflexivization and Other Arity Operations (2005). Elles y établissent
une typologie des opérations qui affectent la valence syntaxique et sémantique des verbes2.
L'opération qui se trouve au centre de l'article, et qu'elles appellent réflexivisation, fait l'objet d'une
discussion technique. L'approche des auteurs vise à décrire l'action d'un paramètre de la Grammaire
Universelle (GU) qui permet une catégorisation des langues selon que les opérations concernées s'y
déroulent dans la composante lexicale ou dans la composante syntaxique. L'échantillon qu'elles ont
examiné comprend essentiellement des langues indo-européennes, mais aussi l'hébreu (sémitique) et
1 Dans le premier chapitre, nous nous servirons de la notion de 'verbe réfléchi', que nous définirons d'une manière plus étroite, excluant notamment les cas avec himself.
2 La valence syntaxique peut être vue comme le nombre d'éléments - d'arguments syntaxiques - réalisés pour un verbe donné. La valence sémantique peut être vue comme le nombre de rôles thématiques (rôles-θ) assignés par un verbe donné. Les deux ne coïncident pas nécessairement. Dans la phrase il pleut, par exemple, une position syntaxique obligatoire est remplie par l'élément explétif il, qui ne reçoit aucun rôle-θ – pour preuve, on ne peut pas dire : Et il pleut encore – il ne sait faire que ça.
4
le hongrois (finno-ougrien), et chacune de ces langues se voit en effet caractérisée comme 'langue à
lexique' ou 'langue à syntaxe', d'après un certain nombre de critères.
Dans le premier chapitre nous faisons un compte-rendu de l'analyse proposée pour la
réflexivisation par R&S. Nous fournissons au préalable certains éléments nécessaires pour
comprendre la contribution de R&S, à savoir comment la théorie du liage3 et la théorie de la
réflexivité4 ont traité les expressions anaphoriques et les prédicats réfléchis auparavant. Ainsi nous
pourrons aborder la problématique des verbes réfléchis : nous verrons qu'en plus du liage, qui se
manifeste au niveau syntaxique quand une anaphore est en position d'argument du verbe, et des
verbes lexicalement réfléchis, il existe des verbes réfléchis dérivés également au niveau syntaxique,
mais d'une manière distincte du liage. L'échantillon représentatif considéré par R&S pour illustrer
ce dernier cas est constitué essentiellement des langues romanes, qui affichent un clitique SE, selon
elles ni un argument du verbe, ni un marqueur lexical de réflexivité. L'argument de R&S est que SE
est un marqueur syntaxique d'absorption du cas. A ce stade, nous comprendrons pourquoi SE
connaît un fort syncrétisme : il n'est pas en premier lieu un marqueur de la réflexivité, mais un
morphème qui remplit une fonction très générale d'absorption du cas pour permettre des opérations
par ailleurs sémantiquement distinctes.
Nous abordons dans le deuxième chapitre deux autres opérations importantes étudiées par
R&S : celles qui génèrent un sous-ensemble des verbes inaccusatifs5 et les formes passives. Nous
commencerons à traiter les données géorgiennes dans ce chapitre. Nous nous intéresserons au rôle
du préfixe verbal i- dans cette langue, car selon toute apparence, il semble avoir une fonction
similaire à SE. En effet, on le trouve chez les inaccusatifs et les passifs (ou constructions
apparentées). La section sur les inaccusatifs donnera l'occasion d'explorer les prédictions d'une
théorie indépendante de R&S, la théorie de l'anticausativisation de Andrew-Koontz Garboden
(AKG) (Anticausativization ; 2008). Cette théorie, également sur la base des langues romanes et de
leur clitique SE, veut que les inaccusatifs en SE soient en fait un sous-ensemble des verbes réfléchis
en SE. Nous reproduirons les arguments et les exemples d'AKG, mais mettrons en doute la validité
de ces prédictions pour le cas du géorgien, en donnant pour cela une preuve morphologique. Nous
pourrons alors commencer à nuancer l'apparente similitude de SE et de i-. Notamment, il deviendra
évident que le i- des inaccusatifs n'est pas un élément aussi autonome que SE et qu'il participe d'une
3 Chomsky (1981)4 Reinhart & Reuland (1993)5 Les verbes inaccusatifs sont ces verbes qui, selon l'analyse la plus courante, ont pour seul argument un sujet généré
en position d'argument interne (d'objet direct/indirect). Un trait distinctif, qui en fait une classe naturelle, est que cet argument, qu'il soit humain, animé ou inanimé, est caractérisé par un niveau de volition et de contrôle très faible ou nul vis-à-vis de l'événement. Aux inaccusatifs on oppose les inergatifs, avec un seul argument là aussi, mais généré en position d'argument externe (de sujet).
5
morphologie non-active. Ce fait reconnu, nous nous tournerons vers les dérivations passives, qui
nous confirmeront l'importance de cette morphologie.
L'existence d'un i- associé aux verbes réfléchis en géorgien sera au centre du troisième et dernier
chapitre. Avant de l'aborder, nous tenterons, en nous appuyant sur le travail d'Amiridze
(Reflexivization Strategies in Georgian ; 2006), d'éclaircir le phénomène de la réflexivisation en
géorgien en montrant que la théorie du liage est pertinente dans l'analyse de cette langue. En effet,
elle possède une anaphore, tavisi tavi, comparable au himself anglais, Puis nous aborderons les deux
autres stratégies de réflexivisation décrites par Amiridze, qui comportent toutes deux i-, mais sont
morphologiquement et sémantiquement distinctes des cas étudiés dans le deuxième chapitre. La
première d'entre elles comporte en plus un élément nominal en position d'argument, tavi, et produit
un sens similaire à l'anaphore. La seconde n'a pour élément fixe que i-, et n'est impliquée que dans
la réflexivisation dative (impliquant un objet indirect). Amiridze constate que ces deux stratégies
posent problème à la théorie de la réflexivité. Nous ferons alors une proposition pour les analyser
toutes les deux dans l'esprit de R&S, c'est-à-dire que i- soit vu comme réducteur du cas d'un verbe.
Nous proposerons de plus de voir la stratégie en i+tavi comme un cas particulier de celle en i-.
Enfin, sur la base de certains faits (l'existence d'un paradigme personnel complet pour les formes en
i-), nous remettrons en cause cette analyse : nous suggérerons que i- n'a pas le statut de
'réflexiviseur', et nous lui attribuerons un rôle très différent, celui de morphème bénéfactif.
Nous concluerons sur la constatation qu'il existe deux morphèmes i- en géorgien, et que chacun
d'eux a un statut tout à fait différent de SE. D'un point de vue comparatif, nous aurons non
seulement soutenu l'analyse de R&S concernant le statut de SE, mais aussi, en examinant les faits
d'une langue non-romane, fourni une description des moyens utilisés par cette langue pour exprimer
tout ce que SE est à même d'exprimer.
6
Chapitre 1 - Le traitement de l'opération de réflexivisation par Reinhart & Siloni
(2005)
1.1 Introduction
L'article (The Lexicon-Syntax Parameter : Reflexivization and Other Arity Operations) veut
montrer que la variété des moyens de dérivation des verbes réfléchis à travers les langues peut se
ramener à l'existence, dans le cadre de la Grammaire Universelle, d'un paramètre, qui permet leur
formation soit dans le lexique, soit dans la syntaxe. Une analogie est établie entre différentes
opérations affectant la valence des verbes : la réflexivisation, mais aussi des opérations permettant
de dériver les verbes inaccusatifs, réciproques, passifs, impersonnels ou moyens.
Celles-ci diffèrent dans leur manière d'affecter la valence des verbes : ce sont soit des rôles
internes, soit des rôles externes6 qui sont affectés, et le changement de valence peut supprimer soit
totalement, soit partiellement un rôle, ce qui a une influence sur l'interprétation des phrases.
Bien que leurs différences soient irréductibles (un verbe passif n'est pas un verbe inaccusatif
etc...), une analyse commune de ces opérations est justifiée par leur tendance générale, au moins
dans les langues examinées par R&S, à être réalisées par les mêmes moyens morphologiques.
Nous proposons de consacrer ce premier chapitre à un exposé de l'analyse consacrée par R&S à
l'opération de réflexivisation, car c'est en discutant de celle-ci que R&S élaborent le paramètre lex-
syn. Nous y verrons plusieurs façons disponibles pour les langues de réaliser l'opération sémantique
de réflexivisation, et comment ces façons différentes affectent la valence syntaxique (le nombre
d'arguments syntaxiques).
Nous redonnerons une grande partie des arguments et des exemples de R&S. Ce faisant, nous
nous acheminerons vers une possible analyse unifiée de la fonction du clitique verbal SE des
langues romanes. Cette analyse fournira l'occasion de sortir du domaine de la réflexivisation pour
examiner le cas des autres opérations dans le deuxième chapitre.
La section 1.2 fournit les éléments les plus saillants de deux des théories qui ont traité de la
réflexivisation. Les notions de coïndexation, de c-commande, et de liage y sont introduites. La
6 Comme le notent les auteurs, “rôle interne” et “rôle externe” ne sont pas en soi des notions fondamentales. Fondamentale est la notion de “rôle-θ”, avec les agents, les patients, les instruments, les causes etc... “interne” ou “externe”, appliqués aux rôles-θ, font référence à ceux qui seront assignés, au terme d'une dérivation, à des arguments internes ou externes. Par exemple, le rôle “interne” est celui qui sera assigné à l'argument interne.
7
deuxième théorie abordée nous permettra de plus d'introduire la notion de réflexivisation lexicale.
La section 1.3 met en évidence le contraste entre les cas de liage - où la réflexivité est fonction
de la présence d'une anaphore - et les cas de réflexivisation lexicale. La section 1.4 aborde les
verbes en SE, décrits comme des verbes 'syntaxiquement réfléchis'. C'est ici qu'est discutée
l'hypothèse que SE soit un morphème dédié à l'absorption du cas. Ces deux sections prises
ensemble concernent la notion de 'verbe réfléchi'. Ce sont les deux pendants, lexical et syntaxique,
d'une opération de réflexivisation vue comme distincte du liage. Une conclusion importante est que
les verbes réfléchis sont (syntaxiquement) des verbes inergatifs.
La section 1.5 énonce le paramètre lex-syn et détaille le fonctionnement de l'opération de
réflexivisation, vue en réalité comme une conjonction d'opérations. L'une est lexicale, l'autre est
syntaxique, et les deux, même si elles affectent de la même manière la valence sémantique des
verbes, ne connaissent pas les mêmes contraintes. Parmi les questions techniques abordées se
trouvent : ce qu'il advient du cas normalement assigné par le verbe, lors de l'opération ; la formation
de rôles-θ complexes ; la réflexivisation dans les contextes ECM.
La section 1.6 liste des différences entre les langues eu égard au composant de la grammaire où
la réflexivisation se produit. Elle illustre les conséquences d'une valeur donnée du paramètre lex-
syn et prédit la régularité de certains phénomènes.
1.2. Cadres théoriques antérieurs
Avant de présenter l'approche spécifique de R&S concernant les verbes réfléchis, il est
nécessaire de donner un aperçu de travaux antérieurs. En effet, R&S se fondent sur des catégories
qui ont déjà été établies auparavant.
La distribution des expressions anaphoriques a été l'objet de la théorie du liage et de ses
conditions, développés par Chomsky à partir de 1981. Ces conditions filtrent les configurations
syntaxiques illicites.
Reinhart & Reuland (R&R 1993) revisitent les conditions du liage en en faisant des conditions
sémantiques sur les prédicats.
Plus bas nous exposons chacun de ces deux cadres, puis nous détaillons la contribution de R&S.
1.2.1 La théorie du liage
8
Les trois conditions du liage sont présentées en (2) :
(2) Condition A : une anaphore est liée au sein d'un domaine local
Condition B : un pronom est libre au sein d'un domaine local
Condition C : une expression-R(éférentielle) est libre
La notion libre/lié7 renvoie aux notions de coïndexation et de c-commande.
La coïndexation est représentée par des indices sur les NPs. Elle sert à indiquer l'identité de
leurs référents (dans l'intention d'un locuteur).
Un NP α c-commande un NP β lorsque la première projection qui domine α domine également
β.8
Une projection domine un constituant non seulement lorsqu'elle en est la mère (intuitivement,
lorsqu'elle le contient), mais aussi quand elle est la mère du constituant qui en est la mère, et ce
infiniment.
α lie β s'il c-commande β et s'il est coïndicé avec β. β est libre de α s'il n'est pas c-commandé par
α (même s'il est coïndicé avec α) OU s'il n'est pas coïndicé avec α (même s'il est c-commandé par
α).
Nous illustrons chacune des conditions par une paire de phrases (grammaticale vs
agrammaticale) :
(3) a. A : Hei saw himselfi / *Hei saw himselfj
b. B : Johni saw himj / *Johni saw himi
c. C : Hei saw Johnj / *Hei saw Johni
Dans chacune des phrases données ci-dessus, le NP postverbal est c-commandé par le NP
préverbal. La structure commune est la suivante :
7 Ce sont les deux termes d'une opposition.8 Une projection est un constituant syntaxique pouvant contenir jusqu'à deux constituants immédiats. Par exemple, un
constituant comme IP (syntagme inflectionnel, correspondant à la proposition) a deux noeuds-filles : un NP sujet et un VP (un verbe et ses objets).
9
(4) [IP NP1 [VP [V' V° NP2]]]
où [NP2] est dominé par [IP], qui est également la première projection à dominer [NP1]. La c-
commande est ainsi constante dans tous ces exemples. Ce qui dans chaque cas fait la différence est
la coïndexation. En (3)a., l'anaphore doit être liée (par un antécédent dans la phrase) ; elle est c-
commandée dans chaque exemple de la paire, mais doit en outre être coïndicée, c'est-à-dire avoir le
même référent que le seul autre NP qui la c-commande ; la situation est exactement inverse en
(3)b. : le pronom étant c-commandé, sa coïndexation avec le NP qui le c-commande le rendrait lié
par lui, ce que la condition B interdit ; enfin, (3)c illustre ce que les expressions référentielles
comme John ont de commun avec les pronoms.
Dans les exemples anglais donnés pour illustrer les conditions, qui sont des exemples basiques,
le domaine local est constitué par la plus petite proposition contenant le NP pertinent. Dans chaque
cas, celle-ci est la proposition elle-même. Cependant, l'anglais possède des structures, les structures
ECM9 ((5)), qui forcent une réanalyse du domaine local dans le cas des anaphores :
(5) Johni believes [himselfi to be clever]
Dans ce cas, la plus petite proposition contenant l'anaphore est himselfi to be clever. Mais
l'anaphore n'est pas liée dans cette proposition : elle est liée par Johni, qui se situe en dehors d'elle.
Pour que la condition A rende compte de la grammaticalité de cette phrase, il faut étendre le
domaine local. A cette extension correspond la notion de catégorie gouvernante : une catégorie
gouvernante contient l'anaphore, mais aussi un sujet distinct (ici Johni) et un gouverneur (le verbe).
La théorie du liage rend compte d'une grande partie des données de l'anglais, ainsi que d'autres
langues, car elle répond, par ses conditions structurales, à une des manières proéminentes de
produire des interprétations réfléchies. Cependant, elle ne dit rien, d'une part sur certaines données
anglaises que nous abordons immédiatement, et d'autre part sur l'ensemble des données de certaines
langues (notamment les langues romanes - c'est du moins la position de R&S).
Nous nous tournons maintenant vers le travail de R&R sur la notion de prédicats réfléchis, qui
est une importante refonte des conditions de la théorie du liage. Cette théorie est généralement
connue sous le nom de théorie de la réflexivité.
9 ECM est pour 'Exceptional Case-Marking' : 'marquage exceptionnel du cas'
10
1.2.2 La théorie de la réflexivité
Dans des travaux antérieurs à l'élaboration du paramètre lexique-syntaxe (R&R 1993), l'analyse
de la distribution des expresssions anaphoriques (pronoms et anaphores) avait été modifiée de
manière à mettre en avant la notion de prédicats réfléchis. Là où Chomsky (1981) posait des
principes syntaxiques reposant sur une partition des NPs en pronoms d'un côté et anaphores de
l'autre, R&R posent deux principes sémantiques (les conditions A et B revisitées) et un principe
structural (la condition sur les chaînes). Les conditions A et B deviennent :
(6) A : un prédicat marqué pour la réflexivité est réfléchi
B : un prédicat sémantique réfléchi est marqué pour la réflexivité
'Réfléchi' signifie qu'au moins deux arguments d'un prédicats sont identifiés l'un à l'autre.
'Marqué pour la réflexivité' signifie l'une ou l'autre des deux choses suivantes :
-que le prédicat a une anaphore [+SELF] pour argument
-que le prédicat est lexicalement, ou intrinsèquement, réfléchi
R&R ne partent pas des pronoms et des anaphores, mais parlent d'expressions anaphoriques
spécifiées pour les traits [R] (référentiellement indépendant) et [SELF] (capable de réflexiviser).
Typiquement, les NPs [+R] de R&R correspondent soit aux expressions-R (noms propres et DPs
définis), soit aux pronoms, qui n'ont pas nécessairement un antécédent linguistique. Les NPs
[+SELF] de R&R correspondent exactement aux anaphores : ce sont des élément comme himself, à
même de réflexiviser un prédicat.
Un élément comme himself est toujours [-R] en même temps que [+SELF] car il est
référentiellement déficient et ne peut normalement renvoyer à un antécédent extra-linguistique,
contrairement à un pronom. Ainsi, aux quatre combinaisons de traits envisageables ne
correspondent que trois types de NPs : les mêmes que pour la théorie du liage10.
L'anglais ne possède que des expressions [+R -SELF] (John, he) et [-R +SELF] (himself), mais
le néerlandais possède en plus une expression [-R -SELF]. Le contraste en (7) l'illustre :
10 Bien sûr, cette lacune n'est pas justifiée ou prévue par la théorie ; elle découle de l'échantillon de R&R et est vue comme transitoire.
11
(7) a. Jani wast zichi
“Jean se lave”
b. Jani haat zichzelfi
“Jean se déteste”
(7)a. contient un élément [-R -SELF] : il s'agit de zich, que R&R appellent une anaphore SE, par
opposition à l'anaphore SELF : zichzelf.
La condition sur les chaînes a pour fonction de filtrer les configurations syntaxiques illicites
telles que :
(8) *Himselfi saw Johni
En s'en tenant aux conditions A et B de R&R, il est impossible de filtrer cette phrase pourtant
agrammaticale. En effet, le prédicat est réfléchi, car ses deux arguments sont coïndicés, et l'un de
ses arguments est une anaphore SELF. Ainsi, aussi bien la condition A que la condition B sont
impropres à filtrer cette phrase : elles la traitent exactement comme :
(9) Johni saw himselfi
qui elle est grammaticale. La condition sur les chaînes stipule qu'un élément [-R] est illicite
comme premier maillon d'une chaîne (ou 'tête' d'une chaîne). On peut définir une chaîne comme une
suite complète d'éléments coïndicés dont la tête c-commande les autres éléments. Suivant ce que
nous avons exposé plus haut (les Conditions du liage), les propositions contenant des anaphores
contiennent donc également des chaînes, alors que celles qui ne contiennent que des pronoms et/ou
des expressions [-R] ne contiennent pas de chaînes. Cette condition ne traite donc que les
propositions contenant des anaphores, et fonctionne comme un filtre agissant sur les types de
chaînes illicites.
Enfin, il nous faut dire quelques mots de la raison pour laquelle R&R ont jugé que leur
12
condition B devait agir sur des prédicats sémantiques. Par 'prédicat sémantique réfléchi', l'on entend
un prédicat dont au moins deux arguments peuvent être identifiés à un certain niveau de dé-
composition sémantique, sans pour autant que la coïndexation de deux positions syntaxiques n'ait
lieu d'être. Par exemple, (10)a. est agrammatical tandis que (10)b. ne l'est pas :
(10) a. *Wei voted for mej
b. Wei elected mej
La raison en est que (10)a. force une lecture distributive : à un certain niveau d'interprétation,
(10)a. contient quelque chose comme I voted for me11. La condition B filtre cette phrase, et du
même coup filtre (10)a. Ce n'est pas le cas de (10)b., qui a une lecture collective et ne 'contient' à
aucun niveau, syntaxique ou sémantique, un prédicat réfléchi.
L'exposé de ces deux cadres théoriques permettra de mieux comprendre l'intérêt de la nouveauté
introduite dans R&S (2005), car y est étudiée une notion, celle de verbe réfléchi, qui n'est présente
ni dans la théorie du liage, ni dans la théorie de la réflexivité.
Plus précisément, ce que R&S vont appeler 'verbes réfléchis' est une catégorie qui englobe, mais
dépasse, celle des verbes lexicalement (ou intrinsèquement) réfléchis que nous avons très
rapidement illustrée, pour le néerlandais (cf. (7)a.). De plus, en élaborant cette notion, R&S vont en
exclure les constructions en himself, que nous appellerons comme elles liage syntaxique, ou
simplement liage. Nous leur consacrons cependant encore quelques commentaires dans la section
qui vient.
1.3 R&S : Le contraste liage/réflexivisation lexicale
La manière la plus 'ouverte' d'obtenir l'interprétation réfléchie d'un prédicat est celle où le verbe
prend deux arguments (au minimum): un sujet et un objet, direct ou indirect, et où cet objet est
matérialisé par une anaphore. En anglais, l'anaphore himself sert à indiquer que deux arguments sont
identifiés :
11 On peut représenter cela ainsi : We voted for me contient un prédicat [[vote (for)]] = λx. λy. y vote pour x. On peut dire que ce verbe, par sa sémantique, impose une interprétation distributive de son argument externe quand celui-ci est pluriel. Ainsi, [[we voted for me ]] = λx. λy. y vote pour x & λx. λz. z vote pour x & λ x. x vote pour x . Ce dernier prédicat de la conjonction est un prédicat réfléchi. Au niveau syntaxique, la présence du pronom me est alors exclue par la condition B.
13
(11) Hei saw himselfi
il a vu SELF
“Il s'est vu”
La présence de l'anaphore en position argumentale est une condition nécessaire et suffisante à
une interprétation réfléchie du prédicat, car il n'existe pas d'autre moyen syntaxique en anglais de
produire celle-ci :
(12) a. He saw
Il a vu
b. He saw him
il a vu le
“Il l'a vu”
* “Il s'est vu”
Ainsi, He saw et He saw him ne sont pas équivalents à He saw himself, pour la raison que le
verbe see ne fait pas partie de l'ensemble des verbes réfléchis dès le stade du lexique. C'est l'absence
de ce marquage qui rend l'anaphore himself indispensable pour faire émerger l'interprétation
réfléchie.
Les conditions de la théorie du liage, exposées plus haut, ont été élaborées pour 'prendre en
charge' ces éléments et expliquer quand ils sont licites et quand ils ne le sont pas – quand on les
trouve. En anglais, on trouve les anaphores précisément chez tous les verbes qui ne font pas partie
de l'ensemble des verbes lexicalement réfléchis, dès lors que l'on veut produire une interprétation
réfléchie.
A contrario, un verbe comme wash, qui fait partie de cet ensemble, permet à la fois (13)a. et
(13)b. :
(13) a. He washed
il laver-PAS-réfl
14
b. He washed himself
il laver-PAS SELF
“Il s'est lavé”
où He washed et He washed himself sont équivalents.
Chez R&R, cette équivalence pour l'interprétation est exprimée dans la définition des prédicats
réfléchis :
(14) Un prédicat P est i-réfléchi ssi P est lexicalement réfléchi par rapport à un argument
indicé i, OU l'un des arguments de P indicés i est une anaphore SELF.
L'anglais partage donc ses moyens de formation de prédicats réfléchis en deux ensembles : d'un
côté un ensemble fini de verbes dont le caractère réfléchi est déterminé lexicalement12 et qui ne
nécessitent aucun marquage syntaxique/morphologique, et de l'autre un ensemble virtuellement
infini de verbes qui donnent naissance, au stade syntaxique, à des prédicats réfléchis, par
l'utilisation d'une anaphore en position argumentale. (La deuxième option, celle de l'anaphore,
appelée liage syntaxique (cf. les conditions), est, selon R&S, quasi-universelle ; ainsi, elle ne sera
pas considérée comme relevant du paramètre lexique-syntaxe).
Les langues qui se comportent comme l'anglais à cet égard sont catégorisées comme langues
'lexicales'.
D'autres exemples de langues 'lexicales'13 dans l'échantillon de R&S sont : le néerlandais, le
russe, le hongrois, l'hébreu. Nous redonnons en (15) les exemples néerlandais précédents :
(15) a. Max wast zich (néerlandais)
Max lave SE14
12 L'entrée lexicale de certains verbes porte un trait qui les rend accessible à une certaine opération. Quand cette opération s'applique, elle donne naissance à une occurrence de ce verbe qui assignera deux rôles-θ à un seul argument syntaxique. Nous appelons ceci la 'réflexivisation lexicale'.
13 Nous utiliserons dorénavant les abréviations 'lex' et 'syn' pour parler de langues 'lexicales' ou 'syntaxiques'14 La notation 'SE' utilisée ici ne doit pas être confondue avec celle utilisée pour dénoter le clitique verbal des langues
romanes ou de certaines langues slaves. La première fait référence à une certaine catégorie d'anaphores, opposées aux anaphores SELF, tandis que la seconde est un 'morphème-chapeau', faisant référence à n'importe quelle occurrence du clitique verbal dans n'importe laquelle de ces langues.
15
b *Max wast
Max lave
“Max se lave”
Ces données néerlandaises sont également une illustration d'un prédicat lexicalement réfléchi.
Le verbe en question est du même type que le wash anglais, mais la désignation lexicale d'un
prédicat comme réfléchi dans cette langue nécessite un marquage morphologique : une anaphore,
zich, est tout de même requise (une forme comme Max wast serait comprise comme un prédicat
transitif en attente de complétion). Soit maintenant l'exemple en (16):
(16) a. *Max haat zich.
Max déteste SE
b. Max haat zichzelf.
Max déteste SELF
“Max se déteste”
c. *Jan wast zichzelf
Jan lave SELF
“Jan se lave”
On voit en (16)a. que zich ne suffit pas à former un prédicat réfléchi : une anaphore d'un autre
type doit être insérée. Ainsi, zich fonctionne davantage comme le signal d'un prédicat lexicalement
réfléchi, légitimé par cette propriété, que comme un réflexiviseur. Cette propriété à son tour rend
redondante et donc agrammaticale l'utilisation (en (16) c.) d'une anaphore SELF dans cette position.
L'on peut résumer cela en disant que (en néerlandais au moins), la possibilité d'utiliser une stratégie
bloque celle d'utiliser l'autre.
L'hébreu fait usage du système sémitique des gabarits verbaux, qui apportent des modifications
aux formes verbales plus notables que l'adjonction d'un clitique (préfixation, changement
vocalique):
16
(17) a. Dan hitraxec (hébreu)
Dan laver-PAS-réfl
b. Dan raxac [et acmo]
Dan laver-PAS SELF
“Dan s'est lavé”
On a ici encore un cas similaire à celui de l'anglais ou du néerlandais : l'utilisation du gabarit en
question pour exprimer un sens réfléchi n'est possible que parce que le verbe laver est lexicalement
réfléchi en hébreu.
Enfin, le russe utilise un clitique -sja pour former des verbes réfléchis :
(18) a. On pomyl-sja. (russe)
il laver-PAS-réfl
b. ? On pomyl sebja.
il laver-PAS SELF
“Il s'est lavé”
Celui-ci est légitimé par le verbe laver, qui est dans la même situation en russe qu'en anglais. Au
passage, la forme présentant un verbe transitif et une anaphore SELF devient marginale.
A l'inverse, la forme en (19) est impossible, et ce pour les mêmes raisons:
(19) *On ljubit-sja.
il aime-réfl
“Il s'aime”
Chacune de ces langues utilise un moyen morphologique différent, mais l'essentiel est que celui-
ci ne peut être appliqué productivement à l'ensemble des verbes transitifs : un verbe doit être
lexicalement réfléchi pour la recevoir. La subdivision de l'inventaire lexical d'une langue donnée
entre un ensemble, fermé, de verbes qui sont intrinsèquement réfléchis, et un autre ensemble,
17
ouvert, de verbes qui ne le sont pas, semble a priori arbitraire et diffère d'une langue à l'autre. Par
exemple, les verbes équiper et armer font partie en hébreu de l'ensemble des verbes lexicalement
réfléchis15, ce qui n'est pas le cas de l'anglais. Mais que le verbe laver ait été donné comme exemple
pour quatre langues pourrait donner un indice quant à la nature de cette classe.
1.4 Verbes réfléchis
1.4.1 Les verbes réfléchis non-lexicaux
Certaines données italiennes présentées par R&S au tout début de leur étude soulèvent la
nécessité de considérer l'existence d'un phénomène distinct à la fois du liage et de la réflexivisation
lexicale. Nous fournissons des exemples français équivalents, et gardons les exemples italiens là où
la construction concernée n'existe pas en français :
(20) a. Jean et Marie se sont vus (réciproque)
b. La porte s'est fermée (inaccusatif)
c. Jean se soucie de cela (sujet-expérienceur)
d. Ces vêtements se lavent facilement (moyen)
e. Si mangia le mele (impersonnel)
SE manger-PR.3s les pommes-ACC
“On mange des/les pommes”
f. Si mangiano le mele (passif)
SE manger-PR.3p les pommes-NOM
“Les pommes sont mangées”
g. Jean se lave (réfléchi)
On a ici affaire à un morphème, le clitique SE, connaissant un très important syncrétisme.
Même s'il est clairement impliqué dans la formation des verbes réfléchis ((20)g.), son statut est
nécessairement différent de celui d'un élément comme himself. himself, une anaphore, est
exactement le type d'éléments que la théorie du liage cherche à cerner. Or, la fonction de himself est
toujours celle d'un réflexiviseur : il n'entre pas dans les constructions inaccusatives, par exemple.
15 Reinhart & Siloni (2005)
18
L'analyse que nous poursuivons est donc sur la voie de différencier SE et les anaphores comme
himself : même si les deux classes d'éléments sont impliquées dans les constructions réfléchies, la
fonction du premier semble dépasser largement celle des secondes.
Un premier argument dans cette direction repose sur la démonstration que le clitique SE, malgré
les apparences, n'est pas un clitique objet.
1.4.2 Le statut de SE et des verbes en SE
1.4.2.1 Les verbes en SE sont intransitifs
Les apparences nous disent que SE est l'équivalent réfléchi des pronoms objets me, te, le : sa
position préverbale et sa ressemblance phonologique avec ces derniers, ce que l'on peut représenter
ainsi :
(21) Jean lei lave ti => Jean sei lave ti
Contraste causatif
Néanmoins, comme le montrent R&S, il existe au moins un contexte où SE et les pronoms
objets n'ont pas le même comportement. Il s'agit d'un contraste apparaissant dans les constructions
causatives françaises :
(22) a. Je ferai laver Max *(à) Paul
b. Je ferai courir (*à) Paul
La paire en (22) montre que dans les structures causatives, l'objet indirect (celui qui serait
l'agent dans la proposition simple) est obligatoirement introduit par la préposition à quand le verbe
est transitif, mais ne peut pas être introduit par à si le verbe est intransitif. Si maintenant l'on
conserve le même verbe transitif laver et qu'on lui adjoint d'abord un clitique objet, et ensuite SE :
(23) a. Je le ferai laver *(à) Paul
19
b. Je ferai se laver (*à) Paul
on observe d'une part que le verbe en SE se comporte exactement comme le verbe intransitif de
la paire précédente en ce qu'il n'admet pas que l'objet indirect soit introduit par à, et d'autre part, que
la position de se est différente de celle du clitique objet : se précède immédiatement le verbe
enchâssé, alors que le précède le verbe principal, qui est le verbe causatif. Les deux phénomènes
sont sans doute liés : le niveau de soudure de se avec le verbe qu'il accompagne suggère que SE est
impliqué dans la formation d'unités verbales intransitives.
Sélection de l'auxiliaire
Il existe un autre phénomène par lequel le clitique SE se démarque des clitiques objets. On sait
que le choix de l'auxiliaire (être ou avoir) dans les formes composées est fonction du verbe :
(24) a. Il a chanté (inergatif => avoir)
b. Il est tombé (inaccusatif => être)
L'adjonction de SE à un verbe, de son côté, fait que l'auxiliaire être devient le seul choix
possible dans une forme composée, indépendamment du verbe :
(25) a. Il l'a vu
b. Il s'est vu
Ainsi, SE 'verrouille' la sélection de l'auxiliaire, de sorte que tous les verbes se comportent de la
même manière quand ils en sont précédés. Cela corrobore l'idée formulée plus haut selon laquelle
SE créé des entités verbales soudées. De plus, la différence intrinsèque entre les verbes être et avoir
n'est pas anodine ici : avoir assigne le cas accusatif, puisque c'est un verbe transitif, alors qu'être est
un verbe inaccusatif et n'assigne aucun cas. Un clitique monté d'une position d'objet devrait recevoir
un cas, et l'on peut se demander si SE reçoit un cas dans cette configuration16.
Les éléments en (22)/(23) et (24)/(25) mettent en doute l'idée que SE soit un équivalent de
16 Cependant, il est mystérieux que cette différence ne soit visible que dans les formes composées.
20
himself, puisque himself se comporte, lui, exactement comme un objet. Cependant, certaines
analyses ont tenté, dans la direction opposée, de prouver que les verbes réfléchis, y compris les
verbes en SE, étaient des verbes inaccusatifs. R&S auront également à cœur de montrer que ce n'est
pas le cas.
1.4.2.2 Les verbes réfléchis n'ont pas un sujet dérivé 17
Citant la possibilité en hébreu d'opérer une inversion SV => VS, elles rappellent que celle-ci
touche les verbes inaccusatifs, mais pas les verbes inergatifs :
(26) a. nišbar mašehu (inaccusatif)
casser-PAS-inacc qqch
“Quelque chose s'est cassé”
b. *rakdu šloša yeladim (inergatif)
danser-PAS trois garçons
“Trois garçons ont dansé”
Quant aux verbes réfléchis, ils suivent le schéma des inergatifs (cf. (26)b.) :
(27) *hitlabšu šaloš dugmaniyot (réfléchi)
habiller-PAS-refl trois mannequins
“Trois mannequins se sont habillés”
De même, en russe, le génitif (pluriel) de négation peut apparaître quand le verbe est inaccusatif,
mais non quand il est inergatif ou réfléchi :
(28) a. Nje objavilo-sj studjent-ov
NEG se(-)manifester-PAS étudiant-GEN.PL
17 Par 'sujet dérivé' nous entendons 'généré dans une position plus basse', typiquement celle d'un objet direct ; voir note 5 sur l'opposition inaccusatif/inergatif.
21
“Aucun étudiant ne s'est manifesté”
b. *Nje tancevalo studjent-ov
NEG danser-PAS étudiant-GEN.PL
“Aucun étudiant n'a dansé”
c. *Nje pomylo-sj studjent-ov
NEG laver-PAS-refl étudiant-GEN.PL
“Aucun étudiant ne s'est lavé”
Enfin, R&S fournissent des exemples pour le français, basés sur la combinaison de
l'explétivisation et de la cliticisation de en18 :
(29) La vie dans ce royaume était cruelle. Des fillettes, il s'en perdait chaque semaine
dans la forêt. *Des princesses malveillantes, il s'en regardait un peu trop longuement
dans le miroir.
On voit en (29) que cette construction est licite quand le verbe ne prend qu'un argument interne,
ce qui est le cas de l'inaccusatif se perdre. A l'inverse, se regarder, qui est réfléchi, n'est pas licite
dans cet environnement, exactement comme le serait un verbe inergatif.
Il est donc peu probable que les verbes réfléchis (et ce, quelque soit la langue) aient un sujet
dérivé depuis une position d'objet directe, à la manière des inaccusatifs.
1.4.2.3 Les verbes en SE doivent être inergatifs
L'ensemble de ces exemples tend très fortement à montrer que les verbes réfléchis, n'étant ni
transitifs, ni inaccusatifs, sont en fait inergatifs.
Avant d'exposer les faits qui mènent R&S à postuler l'existence d'un paramètre lexique-syntaxe
pour les opérations sur la valence en général et pour la réflexivisation en particulier, et puisque nous
avons déterminé quelques points communs des verbes réfléchis, il convient de définir l'opération de
réflexivisation elle-même.18 Nous jugeons les exemples de R&S trop difficiles. La raison nous en a semblé être que cette combinaison convenait de toute façon mal au langage courant et quotidien, dont ils sont tirés. L'exemple donné est de notre facture et tente d'imiter la langue d'un conte. Nous trouvons que le résultat va tout à fait dans le sens de l'idée de R&S.
22
Pour Chierchia, il s'agissait d'une opération lexicale de réduction thématique, affectant un rôle
de thème :
(30) wash[ag-th] => washR[ag] ('R' pour 'réduction')
mais assurant que le verbe réduit ( VR(x) )est ensuite interprété comme V(x,x) :
(31) John washR[ag] est interprété comme John[ag] wash John[th] ,
Contra Chierchia, R&S affirment que le rôle correspondant à un argument interne n'est pas
supprimé de la grille thématique du verbe, bien que sa réalisation syntaxique soit bloquée.
Nous entrevoyons ici que la situation, telle que la conçoivent R&S, ne peut être simplement
décrite dans les termes habituels d'une opposition inaccusatif/inergatif, qui voudrait que les verbes
réfléchis soient en tout point identiques aux verbes inergatifs. R&S ont pris le parti de considérer les
verbes réfléchis (rappel : autres que les occurrences de liage) comme syntaxiquement inergatifs,
mais vont en donner une définition sémantique plus spécifique.
Dans la section qui suit, nous détaillons le fonctionnement de l'opération selon R&S, aussi bien
dans le lexique que dans la syntaxe.
1.5 Opération de réflexivisation et paramètre lex-syn
Cette opération affecte la valence syntaxique d'un verbe. Elle touche donc le nombre d'éléments
recevant les rôles thématiques du verbe. Le cœur de l'opération est présenté en (32) :
(32) Union des rôles-θ19 :
[θi] [ θj] → [θi-θj], où θi est un rôle-θ externe.
Le paramètre que les auteurs postulent est formulé comme en (33) :
19 Le terme 'Union des rôles-θ' est ce que nous avons trouvé de plus convenable pour traduire l'anglais bundling, utilisé par R&S, et qui signifie littéralement 'fait de faire un paquet'.
23
(33) Paramètre lex-syn :
La Grammaire Universelle permet aux opérations d'arité20 de s'appliquer soit dans le
lexique, soit dans la syntaxe.
Cependant, la différence paramétrique que l'on trouve entre les langues n'affecte pas l'opération
de réflexivisation en elle-même. Celle-ci est définie préalablement, puis la composante de la
grammaire où elle est réalisée créé certaines possibilités et en bloque d'autres.
1.5.1 Réflexivisation lexicale
La réflexivisation lexicale consiste non pas en l'élimination d'un rôle-θ, mais dans l'union du
rôle externe et du rôle interne, en conjonction avec le bloquage de la réalisation syntaxique de ce
dernier. Voici un exemple anglais:
(34) a. Max washed the child.
b. ∃e [wash(e) & Agent(e, Max) & Thème(e, the child)]
c. Max washed.
d. ∃e [wash(e) & Agent(e, Max) & Thème(e, Max)]
On voit dans cet exemple que les représentations sémantiques des deux phrases sont similaires,
la différence résidant dans l'assignation des deux rôles au même argument, tandis que d'un point de
vue syntaxique, le prédicat réfléchi a vu son argument interne supprimé.
Lorsque le paramètre a la valeur 'lexique', les auteurs jugent que l'union des θ-rôles doit
s'appliquer directement à l'entrée lexicale du verbe et à sa grille thématique. Avant qu'aucune
dérivation ait lieu, les deux rôles sont réunis pour former le rôle thématique complexe représenté en
(32), puis celui-ci est assigné à l'argument externe au cours de la dérivation syntaxique.
Une analyse de la réflexivisation lexicale doit également rendre compte du traitement du cas. En
effet, l'output syntaxique de ces verbes est nécessairement dénué d'argument interne, et il faut donc
20 Nous pouvons comprendre ici : 'opérations affectant la valence (syntaxique ou sémantique) des verbes'. Des exemples d'opérations affectant la valence sémantique seront vue dans le deuxième chapitre, avec notamment la 'décausativisation'.
24
que la nécessité d'assigner le cas accusatif soit supprimée, sans quoi sa non-assignation rendrait la
dérivation agrammaticale. Les auteurs jugent que ce processus doit également avoir lieu au niveau
du lexique. (35) résume l'opération de réflexivisation lexicale:
(35) Réflexivisation lexicale
a. Union des rôles-θ : l'opération s'applique à la grille thématique du verbe.
b. Cas: le trait accusatif du verbe est supprimé par l'opération.
(36) illustre l'application de ces deux clauses pour une phrase comme (34)c. :
(36) a. Entrée verbale: washACC [Agent] [Thème]
b. Output de la réflexivisation: washACC [Agent-Thème]
c. Output syntaxique: Max[Agent-Thème] washed.
L'interprétation de (36)c., et plus particulièrement celle du rôle-θ complexe assigné à Max, est
comme en (34)d. plus haut, une conjonction distributive où Max apparaît deux fois dans la
représentation sémantique : une fois comme agent, une fois comme thème.
1.5.2 Réflexivisation syntaxique
La réflexivisation syntaxique, pour pouvoir aboutir au même résultat, doit emprunter un autre
chemin, car les langues syn ne forment jamais leurs verbes réfléchis dans le lexique. Dans ces
langues, on ne trouve pas de verbes lexicalement réfléchis. Des concepts comme laver, pour être
réfléchis, doivent être précédés de l'élément clitique. Cette dérivation, la cliticisation, connaît la
même productivité que celle qui utilise l'anaphore himself en anglais : elle peut être appliquée à tout
verbe transitif. En même temps, nous avons vu que SE ne pouvait être considéré comme un
équivalent de himself et que les verbes en SE ne pouvaient être considérés comme relevant du liage.
Ainsi, une langue comme le français sera qualifiée de langue syn.
Une contrainte indépendante ((37)) exerce une influence sur la dérivation des verbes réfléchis
dans les langues syn :
25
(37) Contrainte sur l'interface lexique-syntaxe21 :
La composante syntaxique ne peut manipuler les grilles thématiques : l'élimination,
la modification et l'addition de rôles-θ sont illicites dans la syntaxe.
Tout ce que la syntaxe peut faire est donc d'opérer sur un verbe encore doté de tous ses attributs
lexicaux.
La réflexivisation syntaxique procède comme suit22 :
(38) a. Cas: le trait casuel est supprimé par la morphologie appropriée (par exemple SE)
b. Assignation multiple des rôles-θ: l'opération s'applique aux rôles-θ non-assignés
au moment où le rôle externe entre dans la dérivation23.
Une illustration est donnée par la phrase française en (39) :
(39) a. Jean se lave.
b. VP: [se laveθi-Agent, θk-Thème]]
c. IP: [Jean<θi, θk> [ se lavej [VP tj]]]
d. ∃e [laver(e) & Agent(e, Jean) & Thème(e, Jean)]
On voit que l'interprétation est la même que pour l'équivalent anglais, et que la différence
importante réside dans la réduction du cas accusatif par le clitique, là où l'entrée lexicale elle-même
était déjà dépouillée de son cas dans la phrase anglaise.
Un domaine où la réflexivisation syntaxique se distingue grandement de la réflexivisation
lexicale est celui des prédicats ECM. En voici un exemple français :
21 En anglais : Lexicon Interface Guideline22 Bien que R&S usent du terme 'bundling' dans les deux cas (syntaxique et lexical), il nous semble que l'opération syntaxique ne peut être simplement appelée 'Union des rôles-θ'. Nous proposons l'expression 'assignation multiple des θ-rôles' pour rendre compte du fait que dans la réflexivisation syntaxique, l'assignation des rôles est davantage une 'distribution', suivant temporellement la dérivation, ce qui peut mener à l'assignation de deux rôles d'agent (par exemple) de deux prédicats différents à un argument (cf. (40)). Cela est inconcevable dans le 'bundling' lexical au vu de sa formulation.23 Tous ces rôles, y compris le rôle 'externe', sont assignés simultanément à l'argument externe.
26
(40) a. Jean s'entend sermonner les enfants
b. V°2 : [V°2 sermonner<θi><θj>]
c. IP2 : [IP2 [sermonner<θi> [les enfants]θj]]
d. VP1 : [VP s'entend<θk> [IP2 [sermonner<θi> [les enfants]θj]]θl]
e. IP1 : [IP1 Jeanθk+θi [VP s'entend [IP2[sermonner [les enfants]θj]]θl]
En (40)c., le rôle de thème de sermonner est assigné à son objet direct, les enfants. Son rôle
d'agent, en revanche, n'est pas assigné. En (40)d., le verbe entendre, s'étant vu adjoindre se,
n'assigne plus de cas accusatif. C'est ainsi que la dérivation peut continuer, car il n'existe aucun
constituant plus bas pouvant recevoir ce cas. Le rôle de thème de s'entendre est lui assigné à la
proposition [IP2 sermonner les enfants]. Son rôle d'agent24 n'est lui non plus pas encore assigné. A
ce stade, il y a donc deux rôles non-assignés. En (40)e., c'est-à-dire au moment où le plus grand IP
prend le DP Jean comme spécifieur, ce dernier reçoit à la fois le rôle d'agent de s'entendre et celui
de sermonner.
Comme nous le mentionnions en note 22, le caractère particulier de l'opération, quand elle est
syntaxique, est de permettre l'assignation des rôles 'au fil' de la dérivation, occasionnant, comme ici,
l'assignation de deux rôles externes à un argument.
1.6 Conséquences de la valeur du paramètre : diagnostics
R&S utilisent un certain nombre de diagnostics pour déterminer la valeur du paramètre pour une
langue donnée.
1.6.1 ECM
Le premier vient juste d'être abordé : il concerne la possibilité de structures ECM réfléchies.
Celles-ci sont possibles dans les langues syn, mais non dans les langues lex :
(41) a. *Okosnak gondol-kod-t-unk (hongrois)
intelligent-DAT penser-réfl-PAS-S1p
“Nous nous croyions intelligents”
24 On pourrait objecter que entendre n'assigne pas un rôle d'agent, mais plutôt d'expérienceur. Cependant, quelque soit l'étiquette, il s'agit d'un rôle dit 'externe', ce qui suffit à l'argumentation.
27
b. Peter se smatra pametnim (serbo-croate)
Peter SE considérer-S3s intelligent-INSTR
“Peter se considère intelligent”
L'opération est impossible dans les langues lex car les structures ECM impliquent les rôles-θ de
deux prédicats distincts. Or une opération lexicale, qui agit seulement sur la grille thématique d'un
verbe, n'est pas à même de réunir ces rôles-θ. Seule une opération syntaxique le peut.
Notons que le besoin de rendre compte de ce contraste est très certainement la motivation
majeure pour l'hypothèse du paramètre lex-syn.
1.6.2 Nominalisation
Un deuxième diagnostic concerne les nominalisations réfléchies. Si la nominalisation est elle-
même une opération lexicale, l'on prévoit qu'elle puisse s'appliquer à des entrées lexicales
réfléchies, mais pas à des verbes devenus réfléchis au stade syntaxique. En effet, il existe des
nominalisations réfléchies dans des langues lex comme le hongrois et l'hébreu25 :
(42) a. hitraxcut ('self-washing') (hébreu)
b. mos-akod-ás (laver-réfl-nom : 'self-washing') (hongrois)
Par contraste, ce type de substantif est d'emblée exclu des langues syn. Pour les langues
romanes, l'intuition est que SE est de toute façon un marqueur verbal, morphologiquement
incompatible avec les substantifs. Mais il existe des nominalisations de verbes inaccusatifs (en SE)
qui, contrairement à eux, ne comportent plus l'élément SE :
(43) a. La porte s'ouvre
b. L'ouverture de la porte
Si l'on postule que l'opération qui aboutit à la dérivation de formes inaccusatives est
25 Dans ces deux langues, il existe un marquage réfléchi, rendant ces nominalisations indubitablement réfléchies, cependant, une langue comme l'anglais, qui est elle aussi 'lexicale' mais ne présente pas un tel marquage, ne dispose pas de moyens morphologiques de signaler qu’une occurrence donnée de washing est une occurrence du terme réfléchi.
28
invariablement lexicale (même en français), on l'oppose à la réflexivisation syntaxique. La
nominalisation trouve alors un input parmi les inaccusatifs, puisqu'elle est elle-même lexicale.
La raison pour laquelle les nominalisations réfléchies sont impossibles en français doit donc
être ramenée au paramètre lexique-syntaxe : il n'existe pas dans cette langue d'input lexical réfléchi
à nominaliser.
1.6.3 Productivité
Un troisième diagnostic est la productivité de la réflexivisation syntaxique par rapport à la
réflexivisation lexicale, improductive et associée à un ensemble fermé de verbes. Dans les langues
syn, la réflexivisation touche des verbes transitifs qui ne figurent pas dans la liste des verbes
lexicalement réfléchis ((44)a.), mais aussi des verbes à sujet-expérienceur ((44)b.) :
Rappelons qu'en russe, les formes avec clitique correspondantes n'existent pas :
(44) a. *On risujet-sja
b. *On ljubit-sja
Selon R&S, il existerait un ensemble universel, mais aux limites légèrement floues, de verbes
lexicalement réfléchis à travers les langues lex.
En ce qui concerne les langues syn que sont le français et l'italien, l'utilisation de SE est en fait
systématique pour la réflexivisation : l'opération ne cible pas tel ou tel item lexical, mais
virtuellement n'importe lequel. Il existe des cas où SE n'est pas licite (cf. (47) plus bas), mais cela
n'est pas dû à une restriction arbitraire : la cause s'en trouve dans le type de verbe ou de construction
ciblé.
1.6.4 Sélection thématique
Enfin, dans les langues lex, l'ensemble des verbes réfléchis est un sous-ensemble des verbes
transitifs sélectionnant un agent et un thème. En d'autres termes, il n'y existe pas de verbes réfléchis
datifs. Mais il en existe en revanche dans les langues syn. Ce contraste est illustré en (45):
(45) a. Jean s'est envoyé une lettre
29
b. *Dan hištaleʔax mixtav
Dan a envoyé-réfl lettre
A noter que la réflexivisation dative, comme il ressort de la discussion des ECMs plus haut, ne
peut se produire qu'au moment de l'entrée dans la dérivation de l'argument externe. La conséquence
en est qu'elle ne peut impliquer deux coarguments26 :
(46) *Jean si'est montré [les enfants]i
Corrélativement, la réflexivisation dative ne peut non plus toucher les prédicats à montée,
comme les passifs où les verbes de la classe sembler, car ceux-ci n'assignent pas de rôle à leur
argument syntaxique externe27 :
(47) a. *Jean se semble intelligent
b. *Jean s'est été recommandé
b'. *Gianni si è stato affidato
* « Jean s'est été confié »
Ce sont là les rares configurations où une anaphore argumentale est requise :
(48) a. Jean semble intelligent à lui-même
b. Jean a été recommandé à lui-même
b'. Gianni è stato affidato a sé stesso
Ainsi, bien qu'il existe des contraintes sur la réflexivisation syntaxique, nous découvrons que le
clitique SE peut également jouer le rôle d'absorber le cas datif, en plus de pouvoir absorber le cas
accusatif.
1.7 Conclusion
26 Ici, 'coarguments' est à comprendre comme : 'deux arguments internes'.27 Dans les contreparties grammaticales de (47)a./b., Jean devrait se voir assigner son rôle respectivement par l'adjectif
intelligent et par le verbe recommander.
30
Dans ce chapitre, nous avons exposé le fonctionnement de l'opération de réflexivisation selon
les lignes du paramètre élaboré par R&S.
Avant de détailler celle-ci, nous avons exposé deux cadres théoriques qui répondent d'une autre
manière à la question des verbes ou prédicats réfléchis. Nous y ferons appel dans le troisième
chapitre, qui mettra à profit les notions de liage syntaxique et de réflexivité des prédicats pour
rendre compte d'un ensemble de données géorgiennes.
Nous avons ensuite suivi l'analyse unifiée, fournie par R&S, du rôle du clitique SE dans les
constructions réfléchies des langues syn, qui consiste selon elles à éliminer la nécessité pour un
verbe d'assigner un cas. Cette analyse est opérationnelle non seulement pour ce qui concerne le cas
accusatif, mais aussi le cas datif. Dans le chapitre qui suit, nous montrons qu'elle peut même
s'étendre, dans certains cas plus isolés, à l'absorption du cas nominatif.
L'une des conclusions importantes est que les verbes réfléchis issus des opérations postulées par
R&S sont selon toute apparence des verbes inergatifs, qui continuent donc d'assigner un rôle à un
argument externe, mais éliminent la réalisation syntaxique du patient. Cette conclusion est
intéressante en particulier pour les langues syn, car l'élément SE se voit ainsi attribuer en quelque
sorte une place au sein du complexe verbal. C'est une intuition d'une même nature qui nous
poussera à examiner dans les deux chapitres qui suivent l'élément i- du géorgien, et à effectuer une
comparaison de ces deux éléments28.
SE n'est pas associé spécifiquement aux opérations que nous avons décrites (Union et
Assignation multiple des θ-rôles, le 'bundling' réflexif de R&S) mais plutôt à la fonction d'absorber
un cas, ainsi nous pouvons nous attendre à trouver sa présence également dans des constructions qui
ne donnent pas lieu à une interprétation réfléchie. C'est la prédiction que R&S font, et nous
consacrons le deuxième chapitre à l'illustration concrète de cette souplesse. Nous y traitons des
usages non-réfléchis de SE en mettant systématiquement en regard les équivalents géorgiens.
28 Aucun doute n'est permis quant à la place du morphème i- : il est interne au complexe verbal.
31
Chapitre 2 - Autres opérations : le cas du géorgien
2.1 Introduction
Dans ce chapitre nous considérons la pertinence du géorgien pour les hypothèses de R&S. En
adoptant leur point de vue, nous choisissons d’examiner conjointement le fonctionnement en
géorgien des deux opérations qui n’impliquent pas un processus comme l'union des rôles-θ. Pour
R&S, l'opération appelée décausativisation est à l'orgine des verbes inaccusatifs, tandis que celle
appelée saturation est à l'origine des constructions passives, impersonnelles et moyennes. Les deux
diffèrent fondamentalement l'une de l'autre, mais ont en commun la suppression syntaxique d'un
argument externe. On a vu dans le premier chapitre l'hypothèse que les verbes réfléchis
conservaient syntaxiquement l'argument externe, c'est-à-dire qu'après l'opération de réflexivisation,
leur grille thématique continue de contenir un rôle dit 'externe', qui doit être assigné à un argument
syntaxique externe.
Une deuxième motivation pour ce rapprochement est que dans la langue que nous examinons, le
point commun que nous venons d'évoquer est morphologiquement évident.
Dans la section 2.2, nous exposons tout d'abord la décausativisation et ses manifestations
syntaxiques et sémantiques, d'après l'analyse de R&S. En passant ainsi du compte-rendu d'une
opération (la réflexivisation, chapitre précédent) au compte-rendu d'une autre opération, très
différente, nous verrons très concrètement ce que l'on peut comprendre par 'clitique dédié à
l'absorption du cas'. Ensuite, nous discuterons l'anticausativisation, théorie développée par Andrew
Koontz-Garboden. Cette théorie peut être vue comme une manière différente de rendre compte des
phénomènes subsumés par la décausativisation. Nous verrons notamment qu'AKG postule une
opération unique (qu'il appelle d'ailleurs 'réflexivisation') pour dériver les verbes traditionnellement
appelés 'inaccusatifs' et 'réfléchis'. Un unique exemple géorgien permettra de mettre en doute la
pertinence de l'anticausativisation pour le géorgien29.
Dans la section 2.3, nous discuterons d'abord d'une autre opération décrite par R&S, appelée
saturation. Nous la caractériserons et décrirons ce qu'elle a de commun avec la décausativisation, et
ce qui diffère entre elles. Nous serons ensuite amené à faire un constat général sur la morphologie
verbale du géorgien, où il sera montré que la langue possède une morphologie non-active, qui se
29 Notons que pour AKG, il n'est à aucun moment question d'une opération universelle d'anticausativisation.
32
trouve recouvrir en partie les fonctions attribuées par R&S à SE. Notamment, nous montrerons que
les deux opérations décrite dans ce chapitre, bien que distinctes, ont des réalisations formellement
identiques en géorgien. Ce constat servira à circonscrire le premier type d'occurrences du morphème
i- que nous voulons étudier. Ce faisant, nous établirons que l'ensemble des formes où elles
apparaissent n'est pas équivalent à l'ensemble de celles où SE apparaît. Cela renforcera l'analyse
proposée par R&S pour SE et son statut à part, et permettra également de caractériser plus
précisément les aspects pertinents de la grammaire géorgienne.
2.2 Décausativisation et anticausativisation
Notre objectif dans cette première section sera d'abord de présenter une des opérations que R&S
décrivent : la décausativisation. Celle-ci est à l'origine des verbes inacussatifs selon R&S et n'est en
aucun cas présentée comme similaire à la réflexivisation. Le propos de R&S tient dans une analyse
de SE comme réducteur du cas qu'un verbe doit assigner. Cette propriété de SE permet la réalisation
de plusieurs opérations ayant des effets très différents sur la sémantique des verbes, y compris celle
qui dérive des verbes inaccusatifs. Nous verrons si le préfixe verbal i- du géorgien peut être analysé
de la même façon.
Dans un second temps, nous présenterons la théorie de l'anticausativisation, développée par
Andrew Koontz-Garboden. AKG propose pour la dérivation des verbes inaccusatifs des langues
romanes un compte-rendu en termes de 'réflexivisation'30. Nous introduirons alors les notions
requises pour cette analyse. Il serait inexact de dire qu'anticausativisation et décausativisation sont
deux opérations distinctes : il s'agit de deux analyses indépendantes de faits, eux, similaires. Nous
montrerons en quoi cette théorie diffère de, et complète, la vision de R&S.
Enfin, nous la mettrons à l'épreuve des faits géorgiens et concluerons que, si elles fait de bonnes
prédictions pour les langues romanes, il n'est pas possible de l'étendre au cas géorgien en raison de
faits morphologiques très clairs. Nous adopterons donc une position moins contraignante et plus
proche de celle de R&S. La position adoptée permettre d'établir un lien direct avec notre deuxième
section, où il sera question d'une autre opération, la saturation, qui dérive passifs, impersonnels et
moyens.
2.2.1 Décausativisation
30 'Réflexivisation' est compris dans un tout autre sens chez AKG que chez R&S.
33
2.2.1.1 La décausativisation selon R&S
Nous donnons en (49) le cœur de l'opération, tel que R&S la définissent :
(49) Décausativisation : suppression d’un rôle externe [+c]
V ACC (θ1[+c],θ2) => V (θ2)
(50) a. Le vent a cassé le vase
b. ∃e [casser(e) & cause (e,le vent) & thème (e,le vase)]
c. Le vase s’est cassé
d. ∃e [casser(e) & thème (e,le vase)]
Pour R&S, la décausativisation est une opération de réduction qui se fait non seulement au
niveau syntaxique, mais aussi au niveau sémantique. Un rôle externe [+c] est un rôle thématique de
cause. Cela signifie, selon le système de Reinhart (2002), un rôle qui porte le trait [qui cause un
changement]. Un autre trait qui peut être présent dans la matrice des θ-rôles est le trait [état mental
pertinent] : [+/-m]. Ce trait peut être porté, typiquement, par des rôles animés. Un rôle à la fois [+c]
et [+m] correspond au rôle traditionnellement appelé 'agent' et sera obligatoirement assigné à un
argument externe. Seul un rôle [+c] peut être éliminé par la décausativisation : il ne peut s'agir d'un
rôle spécifié pour le trait [+/-m].
La suppression du rôle donne lieu à une représentation sémantique comme en (49)d. ci-dessus :
le rôle est totalement absent. La preuve que R&S donnent pour cela est que la complémentation
agentive ou instrumentale de verbes inaccusatifs donne des résultats agrammaticaux :
(51) a. La branche s'est cassée
b. *La branche s'est cassée avec une hache
c. *La branche s'est cassée par Pierre31
R&S donne une analyse identique aux verbes à sujet-expérienceur :
31 Cet exemple n'est pas donné par les auteurs, mais nous le jugeons utile, notamment pour bien marquer le contraste avec l'opération discutée dans la section suivante, la saturation.
34
(52) a. Jean/le bruit a fâché Pierre
b. Pierre s'est fâché
c. *Pierre s'est fâché avec le bruit
d. *Pierre s'est fâché par Jean32
Pour illustrer le fonctionnement de l'opération dans une langue donnée, il est nécessaire de
fournir des paires de verbes différant minimalement et dans une direction unique. En anglais la
paire fournie en (53) ne permettrait pas de déceler un quelconque changement morphologique
associé à la suppression d'un rôle de cause :
(53) a. The wind broke the vase
b. The vase broke
En revanche, dans une langue comme le français, le membre dérivé montre en surface un tel
changement : un clitique réfléchi SE fait son apparition. L'analyse de R&S consiste à expliquer la
présence de cet élément par la nécessité d'absorber un cas accusatif qui ne serait sinon assigné à
rien.
2.2.1.2 La décausativisation en géorgien
Le géorgien dispose d'un élément, le préfixe verbal i-, qu'on peut voir comme étant associé à la
même opération :
(54) a. nino-m da-k'et'-a k'ar-i
nino-ERG PV-fermer-AOR.S3s porte-NOM
“Nino a fermé la porte”
b. k'ar-i da-i-k'et'-a
porte-NOM PV-i-fermer-AOR.S3s
“La porte s'est fermée”
(55) a. nino-m ča-dzir-a gem-i
32 Nous ne parlons pas ici de Jean s'est fâché avec Pierre (paraphrase du réciproque Jean et Pierre se sont fâchés)
35
nino-ERG PV-couler-AOR.S3s bateau-NOM
“Nino a coulé le bateau”
b. gem-i ča-i-dzir-a
bateau-NOM PV-i-couler-AOR.S3s
“Le bateau a coulé”
On conçoit une représentation formelle identique à celle des exemples français ci-dessus en
(49) :
(56) a. nino-m ča-dzir-a gem-i
∃e [couler(e) & cause(e,nino) & thème(e,le bateau)]
b. gem-i ča-i-dzir-a
∃e [couler(e) & thème(e,le bateau)]
Pour R&S, on parle ici d'une opération toujours lexicale, quelle que soit la langue : ceci est dû à
la contrainte sur l'interface lexique-syntaxe, qui empêche la suppression d'un rôle thématique dans
la syntaxe. Un argument en faveur de ce point de vue vient de l'existence de nominalisations de
verbes inaccusatifs et à sujet-expérienceur : si la nominalisation est elle-même toujours une
opération lexicale, et qu'elle doit logiquement avoir lieu à la suite de l'opération sur la valence, alors
cette dernière est également lexicale. En effet, l'on trouve de telles nominalisations en géorgien :
(57) a. k'ar-is da-k'et':v-a
porte-GEN PV-fermer.MASD-NOM
“la fermeture de la porte”
b. gem-is ča-dzir:v-a
bateau-GEN PV-couler.MASD-NOM
“le sabordage du bateau”
(57) montre que, comme en français, l'élément pertinent (i-) n'apparaît pas sur la
nominalisation :
36
(58) a. Le pantalon s'est rétréci au lavage
b. Le rétrecissement du pantalon au lavage
L'argument de R&S selon lequel SE est un affixe verbal, et est donc incompatible avec les
nominalisations, peut être réitéré ici : i- est également incompatible avec celles-ci, sans que cela
fasse obstacle aux nominalisations inaccusatives.
2.2.2 Anticausativisation
2.2.2.1 Présentation des données
Nous proposons de présenter, de manière complémentaire à l’analyse fournie dans R&S (2005),
la théorie de l’anticausativisation développée par Andrew Koontz-Garboden dans l’article
Anticausativisation (AKG 2008).
AKG fonde son analyse sur des données identiques à celles que l’on trouve dans la section de
R&S (2005) consacrée à la décausativisation, à savoir les contrastes comme :
(59) a. Kim broke the vase
b. The vase broke
Le parti pris de ce chercheur est de considérer ces données anglaises comme peu susceptibles de
nous éclairer sur la nature de l’alternance à l'œuvre, précisément à cause de l’absence de marquage
morphologique dans cette langue33.
AKG se tourne donc vers les données d’autres langues, qui affichent, elles, un marquage
explicite. Ce faisant, il remarque que l’alternance n’est pas uniforme ou unidirectionnelle. Soit
l’exemple warlpiri en (60) :
(60) a. wiri-jarri (warlpiri)
“become large”34
33 Tout au long de son article, AKG parle d’une alternance causatif/inchoatif. R&S rejettent le terme ‘inchoatif’ ici pour son ambiguïté, ‘inchoatif’ désignant fréquemment les verbes qui dénotent le début d’un événement ou d’une activité. Même si cet usage est en réalité légitime dans les cas abordés par AKG, puisqu’il traite des ‘change of state verbs’ (COS), nous conservons le terme ‘inaccusatif’, utilisé par R&S.
34 Pour la simplicité de l'expression, nous conservons les traductions anglaises données par AKG.
37
b. wiri-ma
“cause to become large”
A l’opposé de l’anglais, cet exemple illustre un cas où les deux membres de l’alternance sont
ouvertement dérivés d’une racine ; il est donc vain d’essayer de déterminer quelle forme est dérivée
de l’autre.
Suit un exemple quechua où seul le membre causatif est marqué :
(61) a. wirayay (quechua de Cuzco)
“become fat”
b. wiraya-chi-y
“cause to become fat”
Enfin, il existe des cas où seul le membre inaccusatif est marqué:
(62) a. wisq’ay (quechua de Cuzco)
“cause to become closed”
b. wisq’a-ku-y
“become closed”
On voit que les deux derniers types peuvent apparaître au sein d’une même langue. Un autre
exemple vient de l’espagnol, qui est la langue étudiée par AKG dans cet article :
(63) a. romper (espagnol)
“casser”
b. romperse
“se casser”
Bien sûr, le même traitement peut être appliqué à d'autres langues romanes, comme le montre la
traduction française. Bien qu'AKG n'indique pas, pour chaque cas qu'il cite ((60)/(61)/(62)), la
38
signification des morphèmes impliqués, on comprend que le morphème SE lui-même l'intéresse
pour être en même temps ' l'élément de plus' chez les inaccusatifs dérivés, et un morphème impliqué
dans les 'véritables' verbes réfléchis35, comme :
(64) matarse
« se tuer »
2.2.2.2 Inaccusatifs en SE : des verbes 'réfléchis'
C’est ce dernier type, cette dernière direction de dérivation, qu’AKG examine. Il la nomme
‘anticausativisation’, et non ‘décausativisation’, car le cadre théorique qu’il défend36 postule que les
opérations de formation lexicale ne suppriment jamais un opérateur de la représentation sémantique
lexicale (RSL) d’un verbe. En effet, le terme ‘anticausativisation’ n’implique pas une suppression,
mais seulement la dérivation d’une forme inaccusative à partir d’une forme causative. Ainsi, AKG
attaque l’idée selon laquelle la RSL de se casser se présenterait comme en (65)b. :
(65) a. [[casser]] = λxλy[y CAUSER DEVENIR cassé(x)]
b. [[se casser]] = λx[DEVENIR cassé(x)]
Naturellement, cette position va à l’encontre de celle de R&S, qui parlent d’une suppression du
rôle de cause.
Nous n’allons pas discuter de cette position et du désaccord qu’elle engendre. En revanche, nous
allons nous intéresser à l’une des conséquences de ce choix d’ AKG pour notre analyse.
Nous avons vu avec R&S l’important syncrétisme de SE, son implication à la fois dans des
formes réfléchies et des formes inaccusatives. Là où R&S expliquent sa présence dans ces dernières
par ses propriétés générales de réducteur de cas, SE étant alors un morphème ‘par défaut’, AKG
analyse ce qu’il nomme l’anticausativisation comme étant en réalité un cas particulier de
'réflexivisation'. De même qu’AKG a renoncé à analyser les faits anglais sous l’angle de
35 Nous utilisons ici réfléchi sans aucun égard pour ce qui a été exposé précédemment avec R&S, mais seulement au sens plus intuitif d'une 'action effectuée sur soi-même' - AKG l'utilise également avec ce sens dans son article et précise même : « 'vrais' réfléchis ». Quand, dans la suite, nous utilisons le terme réfléchi avec des guillemets ('réfléchi'), il s'agira en revanche de l'ensemble des verbes en SE, qu'AKG tente de regrouper sous une même étiquette.
36 L’hypothèse de la monotonicité.
39
l’anticausativisation en raison de l’absence de morphologie associée, sa compréhension de cette
opération comme une instance de la 'réflexivisation' semble motivée d’abord par l’identité des
morphèmes utilisés (dans les langues romanes) à la fois pour les verbes réfléchis et une part
importante des verbes inaccusatifs.
Son raisonnement fait intervenir une notation, plus complète que les RSL données plus haut,
enracinée dans la sémantique des événements et incluant des variables d’éventualités. Soient les
représentations (en (66)), en termes de dé-composition événementielle, de la paire alternante en
(65)37 :
(66) a. [[casser]] = λxλyλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & EFFECTEUR(v,y) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & cassé(s)]
b. [[se casser]] = λxλsλe[DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & cassé(s)]
'x' et 'y' sont des variables d'individus ; 's' est une variable d'état (state) ; 'e' est une variable
d'événement (event). Evénements et états forment ensemble ce que l'on appelle les éventualités ;
une éventualité, sans préciser s'il s'agit d'un état ou d'un événement, est notée 'v'. (66)a. peut se lire :
'(être) cassé' est un état s, x est le THEME de cet état, DEVENIR est la relation entre un événement
e et cet état s, et ainsi e est l'événement de devenir s ; il existe une éventualité v, et CAUSER est la
relation entre cette éventualité v et l'événement e de devenir s ; un individu y est l'EFFECTEUR de
l'éventualité v.
A noter que l'opérateur EFFECTEUR n'est pas à proprement parler un agent : on peut dire qu'il
est simplement 'à l'origine', de par ses propriétés, de l'éventualité.
Avant de développer son approche, AKG fournit ce qu’il considère être la dénotation (constante)
du clitique SE des langues romanes :
(67) SE : l’opérateur de la réflexivisation
[[se]] = λℜλz[ℜ(z)(z)]
37 Notons que la représentation de se casser ici est laissée volontairement inchangée par rapport à la supposition habituelle que l’opération produisant des verbes inaccusatifs élimine un rôle/un opérateur causal : cela rendra par la suite plus explicites les changements qu’AKG doit apporter pour soutenir son analyse.
40
La contribution de cet opérateur est ainsi de prendre comme argument une relation à deux
places et de restreindre sa dénotation à un ensemble de paires d’arguments identiques.
Les exemples suivants illustrent l’alternance pour deux verbes appartenant à ce que Levin
(1993) appelle les break-verbs :
(68) a. Jean a cassé le vase/ouvert la porte
b. Le vase s’est cassé
c. La porte s’est ouverte
Les verbes comme casser ont une propriété, illustrée ci-dessous :
(69) a. Jean a cassé la table
b. La hache a cassé la table
c. L’ouragan a cassé la table
d. Le poids des livres a cassé la table
Dans chacune de ces quatre phrases, l’argument externe appartient à une classe différente : un
agent, un instrument, un phénomène naturel, un état. L’argument externe des break-verbs est donc
thématiquement sous-spécifié. Cette propriété est à mettre en corrélation avec la lecture réelle des
inaccusatifs correspondants. En effet, selon une compréhension standard de la réflexivité, les verbes
commes se casser ne sont pas réfléchis, car dire que la table s’est cassée n’est pas dire que la table a
effectué une action sur elle-même menant à sa destruction.
Pour comprendre l’analyse proposée par AKG, il faut revenir à la représentation sémantique des
verbes. On se souvient que son postulat est qu’aucun opérateur ne peut être éliminé d’une
représentation. Un moyen de respecter cette ligne est de soumettre la dénotation de SE et celle du
verbe transitif casser à l’application fonctionnelle :
(70) [[se][([[casser]])
= λℜλz[ℜ(z)(z)](λxλyλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & EFFECTEUR(v,y) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & cassé(s)]])
= λz[λxλyλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & EFFECTEUR(v,y) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & cassé(s)]](z)(z)]
41
= λzλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & EFFECTEUR(v,z) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,z) & cassé(s)]]
= λxλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & EFFECTEUR(v,x) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & cassé(s)]]
Le chemin suivi a été d’identifier deux arguments, représentés par les opérateurs EFFECTEUR
et THEME, sans poser à aucun moment l’existence d’une représentation sémantique indépendante,
non-compositionnelle, pour le membre inaccusatif de l’alternance : se casser. Intuitivement, dire
que l’opérateur EFFECTEUR, d’une spécification suffisamment vague même dans le membre
causatif, est identifié avec THEME, c’est dire que THEME est compris comme ayant des propriétés
partiellement responsables de l’événement qu’il subit.38
2.2.2.3 Verbes réfléchis : généralisation
AKG propose ainsi une analyse selon laquelle c'est exactement la même opération qui
s'applique pour produire ce qu'on appelle habituellement les verbes 'inaccusatifs' et les verbes
'réfléchis'. La sous-section qui précède a traité des premiers, et nous abordons maintenant les
seconds.
Fondamentalement, l'effet de l'anticausativisation est de modifier la valeur sémantique d'un
verbe, pour donner en quelque sorte un 'nouveau' verbe. Dans les cas que nous avons vus, un verbe
transitif/causatif demandant deux arguments pour pouvoir leur assigner chacun un rôle thématique39
voit sa valeur sémantique modifiée pour que ces deux rôles soient assignés à un seul argument.
Nous avons évoqué une propriété des verbes entrant dans l’alternance causatif/inaccusatif : la
sous-spécification thématique de leur argument externe. En fait, cette propriété est directement liée
à la présence d’un opérateur EFFECTEUR dans leur LRS : elle est responsable du flou qui entoure
la façon dont l’événement se produit et l’entité qui est à l'origine de l’événement causal.
Ce qui caractérise les verbes entrant dans une alternance causatif/réfléchi est précisément de ne
pas avoir cette propriété. Soit la représentation sémantique du verbe laver :
(71) [[laver]]
38 Notons que le constat dont AKG tire son argument ici est exactement le même que celui de R&S quand elles parlent d'un argument externe [+c], qui est seulement une cause, non-spécifiée pour son état mental ou toute autre caractéristique.
39 AKG ne parle pas de rôles thématique : ce qu'on a vu dans les représentations qu'il utilise prend la forme d'opérateurs, mais il y a une ressemblance évidente avec l'analyse de R&S.
42
= λxλyλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & AGENT(v,y) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & lavé(s)]
On remarque que l’unique différence de cette RSL avec celle de casser est dans l’étiquette
accollée à l’entité initiatrice de l’événement causal : il s’agit d’un AGENT et non plus d’un
EFFECTEUR. C’est une manière de représenter une restriction sur la nature de cette entité. Suivant,
toujours, l’hypothèse de la monotonicité, l’ajout du morphème SE aura pour effet d’identifier
AGENT et THEME sans pouvoir rien modifier aux opérateurs présents :
(72) [[se laver]] = [[se]]([[laver]])
= λℜλz[ℜ(z)(z)](λxλyλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & AGENT(v,y) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & lavé(s)])
= λz[λxλyλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & AGENT(v,y) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & lavé(s)]](z)(z)]
= λzλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & AGENT(v,z) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,z) & lavé(s)]]
= λxλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & AGENT(v,x) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & lavé(s)]]
La lecture réfléchie provient de là : un item, un verbe, spécifié dès le stade du lexique pour
l’agentivité de son argument externe, ne peut donner lieu à une interprétation inaccusative au
moment de l'adjonction du clitique, pour lequel on n’a par suite pas besoin de postuler plusieurs
dénotations distinctes.
Répétons que nous ne discuterons pas du différend théorique qui existe entre les deux
approches : celle de R&S et celle de AKG. Nous considérons que les deux apportent des
contributions intéressantes à la compréhension du rôle du clitique SE, mais sous des angles
différents.
L’approche de R&S tente de définir une fonction unique pour ce dernier (un marqueur qui doit
apparaître en surface pour absorber un cas non-assigné) et constate presque collatéralement que
cette fonction couvre aussi bien des verbes sujets à la réflexivisation que des verbes sujets à la
décausativisation. Les deux opérations, elles, restent différentes (la réflexivisation étant, en plus,
constituée elle-même de deux sous-opérations) et la théorie de R&S part du principe qu'elles ne sont
pas toutes les deux aussi productives – que la décausativisation est toujours lexicale et donc
improductive, et que la réflexivisation est productive quand elle est syntaxique et improductive
43
sinon.
L’approche d’AKG, elle, considère comme première la composante morphologique : pour lui, si
SE apparaît dans ces deux types de verbes, c’est que ces deux types sont le résultat d’une même
opération, dont SE est le marqueur. Il ne suggère pas que SE ait pour fonction d’absorber le cas,
mais ne fournit pas non plus d’arguments allant à l’encontre de cela, si bien que cette analyse
pourrait être intégrée à la sienne de manière complémentaire.
Pour continuer l'exposé de la théorie de l’anticausativisation, nous suggérons de nous en servir
dans le cas de l’analyse du géorgien pour vérifier si le morphème i-, en plus d’être impliqué dans les
opérations sur la valence des prédicats, selon la vision de R&S, fonctionne également comme
‘morphème par défaut’ pour les inaccusatifs dérivés et les verbes réfléchis. Nous abordons les deux
cas de manière séparée, et l'examen des voies de la réflexivisation en géorgien se fera dans le
chapitre final. Cependant, dès la fin de la sous-section qui vient, nous aurons déjà circonscrit en
grande partie le statut de i-.
2.2.2.4 L'anticausativisation en géorgien
inaccusatifs dérivés
Nous redonnons ci-dessous l'exemple (55) :
(73) a. nino-m ča-dzir-a gem-i
“Nino a coulé le bateau”
b. gem-i ča-i-dzir-a
“Le bateau a coulé”
Pour être en adéquation avec le type de données qu'AKG utilise, nous pouvons compléter cet
échantillon en testant la capacité du verbe ča-dzir:v-a (« couler ») à prendre un argument externe
non-agentif. L'exemple (74) confirme que cela est possible :
(74) karišxal-ma ča-dzir-a gem-i
tempête-ERG PV-couler-AOR.S3s bateau-NOM
“La tempête a coulé le bateau”
44
Nous pouvons donc assigner la dénotation en (75) à ce verbe :
(75) [[ča-dzir:v-aCAUS]]
= λxλyλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & EFFECTEUR(v,y) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & coulé(s)]
Prenant en compte l'exacte équivalence de cette alternance en géorgien avec les alternances
illustrées chez AKG, nous devrions obtenir compositionnellement la dénotation de [[ča-dzir:v-
aINACC]] en appliquant une fonction [[i-]] à la valeur sémantique de [[ča-dzir:v-a CAUS]] :
(76) [[i-]] = λℜλz[ℜ(z)(z)]
(77) [[i-]]([[ča-dzir:v-aCAUS]]) = [[ča-dzir:v-aINACC]]
= λℜλz[ℜ(z)(z)](λxλyλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & EFFECTEUR(v,y) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & coulé(s)])
= λz[λxλyλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & EFFECTEUR(v,y) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & coulé(s)]](x,x)]
= λxλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & EFFECTEUR(v,x) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & coulé(s)]]
Nous avons tenté en (76)-(77) de développer la dérivation du membre à interprétation
inaccusative d'une paire alternante, et nous constatons une parfaite analogie avec le phénomène
qu'AKG prend, après analyse, comme étant un cas particulier de 'réflexivisation' : un élément
verbal, clitique ou affixe, identifie deux opérateurs.
'vrais' réfléchis
Comme précédemment, il nous faut désormais interroger les verbes sélectionnant
obligatoirement un agent, afin de rendre l'analyse cohérente. Un verbe géorgien candidat pour
représenter cette classe est peut-être le verbe ga-c'mend-a : 'nettoyer'.
(78) a. nino-m ga-c'mind-a pexsacml-eb-i
45
nino-ERG PV-nettoyer-AOR.S3s chaussure-PL-NOM
« Nino a nettoyé les chaussures »
b. *džagris-ma ga-c'mind-a pexsacml-eb-i
brosse-ERG PV-nettoyer-AOR.S3s chaussure-PL-NOM
* « La brosse a nettoyé les chaussures »
Dans le cadre que nous avons adopté, il ne fait aucun doute que ga-c'mend-a doit se voir
assigner la dénotation en (79) :
(79) [[ga-c'mend-a]]
= λxλyλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & AGENT(v,y) & DEVENIR(e,s) & THEME(s,x) & nettoyé(s)]]
Quant à la version du verbe préfixée en i-, elle devrait recevoir la dénotation en (80) :
(80) [[i-]]([ga-c'mend-a]])
= λxλsλe[∃v[CAUSER(v,e) & AGENT(v,x) & DEVENIR(e,s) &
THEME(s,x) & nettoyé(s)]]
C'est à ce point du raisonnement que nous pouvons commencer à imaginer les limites d'une
théorie qui voudrait qu'à travers les langues, les membres inaccusatifs de paires alternantes soient
'cousins' des verbes réfléchis en raison d'un élément partagé, un morphème unique pour les deux.
En effet, la forme à laquelle on attribuerait la dérivation [[i-]]([[ga-c'mend-a]]) (forme
prononcée : i-c'mind-eb-a) existe, mais n'indique pas que le sujet s'est nettoyé au sens premier. Elle
n'est donc aucunement la traduction du français se laver et ne peut être considérée comme réfléchie.
Sa bonne traduction serait plutôt être lavé.
Dans la section qui suit, nous abordons certaines questions touchant la morphologie des verbes
affichant le préfixe i-. Cela nous permettra de résoudre le problème que nous venons de soulever.
46
2.2.3 Morphologie verbale : une contradiction
Morphologie active vs non-active
Dans les exemples que nous avons donnés jusqu'ici, les verbes ont été présentés soit à l'aoriste,
soit sous la forme d'un nom verbal, et cela a masqué un autre élément par lequel les
transitifs/causatifs et les inaccusatifs qui en sont dérivés se distinguent :
(81) a. nino-m ča-dzir-a gem-i
“Nino a coulé le bateau”
b. gem-i ča-i-dzir-a
“Le bateau a coulé”
A l'intérieur de chaque paire, les deux verbes ne diffèrent que par la présence de i-. Cependant,
mis au futur, ces phrases donnent :
(82) a. nino ča-dzir:av-s gem-s
nino PV-couler-PR.S3s bateau-DAT
“Nino coulera le bateau”
b. gem-i ča-i-dzir-eb-a
bateau-NOM PV-i-couler-SUF-PR.S3s
“Le bateau coulera”
(83) a. nino da-k'et':av-s k'ar-s
nino.NOM PV-fermer-PR.S3s porte-DAT
“Nino fermera la porte”
b. k'ar-i da-i-k'et'-eb-a
porte-NOM PV-i-fermer-SUF-PR.S3s
“La porte sera fermée”
Les contrastes en (82)a-b/(83)a-b illustrent le marquage obligatoire des formes actives et non-
actives en géorgien. L'actif utilise une palette de suffixes : ici -av, mais aussi -eb, -ob, -am, -i, -ev,
47
-op, ou encore l'absence de suffixe40. Leur niveau de soudure avec la racine est élevé : quand ils
sont présents, rien ne peut intervenir entre eux et la racine. A l'inverse, le non-actif remplace
presque toujours ce suffixe par le suffixe -eb41. De plus, actif et non-actif tirent chacun leurs
marqueurs personnels de leur propre série. Par exemple, la troisième personne du singulier est
matérialisée par -s (cf.(82)a./(83)a.) à l'actif, mais par -a (cf. (82)b./(83)b.) au non-actif. Ce
dispositif reste intact au présent et au futur, mais tombe entièrement à l'aoriste : il n'y a plus aucun
suffixe et les marqueurs personnels sont tirés d'une même série, distincte des deux citées.
La fonction du ' i - non-actif'
Le contraste morphologique que nous venons de montrer entre les formes actives et non-actives
dépasse la présence de i-. Nous pouvons donc formuler l'hypothèse que dans l'alternance ča-
dzir:av-s/ča-i-dzir-eb-a, le membre inaccusatif est dérivé non pas en premier lieu par adjonction de
i-, comme suggéré plus haut en (77), mais plutôt par la présence du suffixe -eb- (ou -ev-/-ob-) et de
marqueurs personnels spécifiques comme -a.
Nous sommes donc apparemment en présence d'un argument pour rejeter une analyse de i-
comme moyen autonome de former des verbes inaccusatifs sur la base de verbes transitifs.
Un autre fait propre à la morphologie verbale du géorgien qui pourrait renforcer cet argument
est le suivant : il existe des paires alternantes où le membre inaccusatif est marqué seulement par les
marqueurs -eb-a :
(84) a. is mas a:tb:ob-s vs is tb-eb-a
il.NOM il.DAT chauffer-O3s-PR.S3s il.NOM chauffer-SUF-PR.S3s
“il chauffe x” “x chauffe”
b. is mas a:kr:ob-s vs is kr-eb-a
il.NOM il.DAT éteindre-O3s-PR.S3s il.NOM éteindre-SUF-PR.S3s
“il éteint x” “x s'éteint”
Les alternances en (84) semblent suggérer que le préfixe i- ne joue pas de rôle précis, puisqu'il
existe des verbes inaccusatifs entrant dans une alternance qui ne le contiennent même pas.
40 Ceci est entièrement déterminé au niveau du lexique.41 Presque, car les verbes en -ev à l'actif conservent ce suffixe au non-actif ; il en va également ainsi d'une grande
partie des verbes en -ob.
48
Cependant, les verbes comme tbeba et kreba (en (84)) constituent une véritable classe, très
restreinte et absolument improductive42, alors que la classe des verbes en i-...-eb-a, bien
qu'aujourd'hui également improductive, est extrêmement étendue. Nous pouvons donc pour le
moment nous contenter de considérer cette dernière classe de verbes43.
Si nous considérons seulement la classe en i-...-eb-a, nous ne pouvons réellement dire quelles
sont les contributions respectives des éléments i- et -eb-a, puisque les deux apparaissent
nécessairement en même temps. Ce que nous pouvons faire est en revanche d'adopter la position
suivante : proposer que le circonfixe i-...-eb-a remplisse exactement la fonction que nous croyions
pouvoir attribuer à i- seul.
(85) [[i-...-eb-a]] = λℜλz[ℜ(z)(z)]
Selon cette vision, il serait donc plus exact de remplacer les occurrences de [[i-]] (en (77) et (80)
plus haut) par des occurrences de [[i-...-eb-a]] pour obtenir les valeurs sémantiques que nous
souhaitions.
Sémantique de la morphologie non-active – voix non-active
L'examen de la fonction possible du morphème i- nous a conduit à remettre en cause son
autonomie : nous ne le voyons plus comme un équivalent géorgien du SE des langues romanes tel
qu'analysé par AKG et l'avons intégré dans un complexe plus large : un circonfixe i-...-eb-a.
Pouvons-nous attribuer à i-...-eb-a une fonction similaire à celle de SE ? Nous avons mentionné
que i-...-eb-a incarnait en fait une morphologie non-active en géorgien : il couvre les cas que l'on
traduirait dans une langue romane par des inaccusatifs en SE. Mais une différence que nous avons
constatée (cf.(80)) est qu'il n'est pas l'équivalent du SE des 'vrais' verbes réfléchis (c'est-à-dire
agentifs) ; en effet, la traduction française que nous avons fournie est une construction passive. Les
équivalents dans les langues romanes des constructions géorgiennes en i-...-eb-a se trouvent donc
42 Un trait distinctif de ces verbes est notamment qu'ils forment tous leurs participes passés passifs de la même manière : la racine est étendue par un 'préfixe' m- et un 'suffixe' -al/-ar. A cette racine étendue s'ajoutent ensuite tous les autres marqueurs habituels des participes passés passifs. Aucun verbe extérieur à cette classe n'est sujet à cela.
43 On peut même affirmer que les deux classes sont étanches, de sorte que l'analyse de l'une est indépendante de l'analyse de l'autre en ce qui concerne le rôle de i-. Les agrammaticalités suivantes illustrent ce cloisonnement:
a. *i-tb-eb-a, *i-kr-eb-a => la classe sans i- n'admet pas i-
b. *da-k'et'-eb-a, *ča-dzir-eb-a => la classe en i- n'admet pas l'absence de i-
Il va sans dire que l'on affaire ici à un fait purement lexical.
49
être des formes inaccusatives et passives (entre autres formes), mais en aucun cas réfléchies (au
sens premier d'une action effectuée sur le sujet par lui-même).
Il semble dès lors justifié de parler d'une voix non-active : si l'on considère que toute forme non-
active, par nature, a pour effet minimal de 'dé-externaliser'44 l'argument externe d'un verbe, on
comprend pourquoi les verbes réfléchis issus d'une forme transitive ne peuvent prendre cette forme,
et l'on envisage, à l'inverse, qu'une série d'autres constructions y trouvent leur place.
Nous discutons en détail les interprétations possibles des formes en i-...-eb-a dans la section 2.3.
2.2.4 Résumé
Dans cette section, nous avons exposé la décausativisation selon R&S (2005). Nous avons vu
qu'elle était l'opération qui dérive à la fois des verbes inaccusatifs et des verbes à sujet-expérienceur.
Nous avons illustré son fonctionnement pour quelques verbes géorgiens, sans apporter aucune
modification à la théorie.
Puis nous avons abordé la théorie de l'anticausativisation d'AKG. Nous avons montré en quoi
elle était complémentaire d'une analyse à la R&S : sans parler d'une fonction de réducteur de cas
pour SE, AKG lui attribue le rôle général d'un morphème de 'réflexivisation', où ce terme est utilisé
pour désigner l'identité d'un opérateur EFFECTEUR et d'un opérateur THEME. Son argument pour
inclure les inaccusatifs en SE parmi les verbes 'réfléchis' semble valide. En effet, dans les langues
romanes, la partition des verbes en verbes agentifs d'un côté, et verbes dont l'argument externe est
thématiquement sous-spécifié de l'autre, suffit à expliquer quel verbe en SE est réfléchi et lequel est
inaccusatif (d'après les acceptions usuelles).
Cependant, nous avons également montré qu'en géorgien, i-, que nous souhaitions analyser
comme SE, n'apparaissait jamais seul dans les constructions qui nous intéressent. De savoir que,
indépendamment du préfixe i-, toute forme verbale affichant un complexe [[suffixe radical -eb]+
[marqueur personnel de série -a]], doit être prise comme non-active, nous indique pourquoi elle ne
peut être réfléchie. En effet, une représentation sémantique où un AGENT est identifié avec un
THEME (nous voulons dire : où un AGENT est présent) entrerait en conflit avec les indications de
la morphologie non-active.
44 Par 'dé-externaliser', nous entendons un processus qui bloque l'assignation d'un rôle thématique (comme agent) au constituant qui se situe dans la position syntaxique canonique de l'argument externe. Dans une telle configuration, ce rôle peut soit rester entièrement absent de la syntaxe, soit être réalisé comme syntagme oblique (PP).
50
Ces précisions apportées, il devient possible d'aborder les cas du type i-c'mind-eb-a. Dans la
section suivante, nous tentons de comprendre comment l'opération dite de saturation, décrite par
R&S, est réalisée, en gardant un œil pour chaque cas sur les faits géorgiens.
2.3 Saturation
L'opération de saturation décrite par R&S comprend en réalité plusieurs sous-opérations,
menant à la formation de constructions passives, moyennes, ou impersonnelles.
Le noyau commun à toutes ces opérations est l'élimination d'un argument externe, non pas au
niveau sémantique, mais au niveau syntaxique seulement. Ceci constitue une différence essentielle
avec l'opération décrite plus haut. Le corrolaire de cette élimination syntaxique est la saturation de
l'argument externe par un opérateur existentiel liant une variable, qui est interprétée comme
l'argument externe du verbe.
Nous décrivons le fonctionnement de la saturation en discernant, comme le font R&S, l'effet de
l'opération elle-même (syntaxiquement et sémantiquement), et le rôle de SE. Là encore, l'argument
sera que SE, quand il est impliqué, ouvre la voie à l'opération en absorbant le cas du verbe.
Enfin, nous commentons pour chaque sous-opération la pertinence de l'analyse de R&S pour le
cas que nous étudions.
2.3.1 Passivisation
2.3.1.1 L'opération selon R&S
La passivisation peut être considérée comme l'opération standard subsumée par la saturation :
(86) a. La chambre a été nettoyée
b. ∃e∃x [nettoyer(e) & agent(e,x) & thème(e,la chambre)]
Selon R&S, que l'agent soit encore présent sémantiquement est démontré par la possibilité
d'ajouter un complément oblique comprenant soit un instrument, soit l'agent lui-même:
(87) a. La chambre a été nettoyée avec un aspirateur
51
b. La chambre a été nettoyée par Pierre
La forme géorgienne i-c'mind-eb-a que nous évoquions plus haut (en (79)-(80)) a précisément
ce type de lecture :
(88) a. k'edel-i ga-i-c'mind-eb-a
mur-NOM PV-i-nettoyer-SUF-PR.S3s
“Le mur sera nettoyé”
b. ∃e∃x [nettoyer(e) & agent(e,x) & thème(e,le mur)]
Nous pouvons démontrer que l'agent est présent, comme précédemment :
(89) a. k'edel-i ga-i-c'mind-eb-a c'q'l-it (=eau-INSTR)
“Le mur sera nettoyé avec de l'eau”
b. k'edel-i ga-i-c'mind-eb-a nino-s mier (=nino-GEN par)
“Le mur sera nettoyé par Nino”
2.3.1.2 Passifs 'synthétiques' vs. 'analytiques'
On vient de voir que l'opération de passivisation ne représentait pas un cas d'adjonction de SE.
En effet, les passifs les plus courants ne sont pas des formes verbales à part entière, mais des
constructions analytiques. Ce type de passifs est répandu dans la plupart des langues européennes :
(90) a. La maison a été détruite.
b. The house was destroyed. (anglais)
c. Das Haus wurde zerstört. (allemand)
d. Dom byl razrušen. (russe)
Au vu de ce que nous avons dit pour le géorgien, il semblerait que cette langue fasse exception :
(91) saxl-i da-i-ngr-a
52
maison-NOM PV-i-détruire-AOR.S3s
“La maison a été détruite”
Par opposition aux exemples précédents, la forme ici est synthétique. L'agent peut être exprimé :
(92) saxl-i da-i-ngr-a k'erdzo k'omp'ani-is mier
maison-NOM PV-i-détruire-AOR.S3s privé compagnie-GEN par
“La maison a été détruite par une compagnie privée”
Cependant, il faut signaler qu'une forme passive analytique a également cours en géorgien.
Celle-ci prend la forme :
(93) saxl-i da-ngr:e:ul-i-a
maison-NOM PV-détruire.PPas-ADJ-COP.PR.S3s(=être)
“La maison a été détruite”
Comme pour les langues citées plus haut, cette forme se décompose en [[dangreuli]a], c'est-à-
dire un participe passé (passif) et un auxiliaire, le verbe q'opna (« être ») conjugué.
Harris (1981) affirme la chose suivante : les passifs synthétiques du géorgien ne sont pas de
vrais passifs, (plutôt des inaccusatifs), tandis que les passifs analytiques en sont. Elle donne les
exemples suivants comme preuve :
(94) a. rezo da-i-xrč-o (passif synthétique)
rezo PV-i-noyer-AOR.S3s
“Rezo s'est noyé”
b. *rezo da-i-xrč-o vano-s mier (jugement donné par Harris)
* “Rezo s'est noyé par Vano”
c. rezo da-m:xrčv:al-i-a vano-s mier (passif analytique)
rezo PV-noyer.PPas-ADJ-COP vano-GEN par
“Rezo a été noyé par Vano” [Harris]
53
Ici, la prédiction de Harris est que si ces passifs synthétiques ne sont en effet pas des passifs, il
est normal qu'on ne puisse leur adjoindre un agent sous la forme d'un PP. Or, il se trouve que (94)b.
est acceptable45, contrairement au jugement de grammaticalité donné par Harris, même si les
phrases de ce type semblent infiniment plus rares que les formes du type (94)c.
Il nous faut cependant également mentionner que, de manière générale, le géorgien a une
préférence pour la voix active. Malgré cela, nous voyons ici quelle forme prend la voix non-active
en géorgien, et nous voyons que celle-ci ne conduit pas à des agrammaticalités quand elle est
utilisée comme construction passive avec complément d'agent (même si elle est plus couramment
impliquée dans des constructions inaccusatives).
Cette discussion du passif en géorgien renforce à nos yeux le statut de la morphologie non-
active dans cette langue, à laquelle nous avons déjà eu affaire dans le cas de la décausativisation.
Nous suggérons que tout ce que le complexe non-actif i-...-eb-a encode est ceci : l'argument interne
monte et prend le cas nominatif, pendant que le cas accusatif est supprimé46. L'inclusion ou
l'exclusion de l'argument externe n'est tout simplement pas encodée linguistiquement, laissant le
choix de l'exprimer ou non.
Une analyse comme celle de R&S reste pertinente si l'on continue de postuler comme elles deux
opérations sémantiques distinctes, dont l'une (la décausativisation) supprime un rôle thématique
tandis que l'autre ne fait qu'empêcher sa réalisation dans sa position canonique. Dans les deux cas,
l'argument externe est 'dé-externalisé', et cela suffit à légitimer la morphologie non-active.
2.3.2 Arbitrarisation
Les sous-opérations restantes se basent toutes deux sur le processus dit d'arbitrarisation. La
formation de verbes impersonnels et moyens implique que l'argument externe non-réalisé reçoive
une interprétation dite 'arbitraire' : ce n'est pas un x, mais un ensemble de x.
2.3.2.1 Moyens
La particularité des verbes moyens par rapport aux impersonnels est que l'événement est
spécifié pour sa généricité :45 Léa Nash ; communication personnelle46 Voir en annexe la discussion de la place du géorgien dans la typologie des langues. Le géorgien est généralement
connu comme une langue ergative ou « split-ergative », ce qui empêche a priori de parler d'un cas accusatif. Néanmoins, le schéma nominatif existe également en géorgien (au temps présent-futur), d'où l'idée que la voix non-active supprime le cas accusatif.
54
(95) a. Les nouveaux fours se nettoient facilement (avec un chiffon humide)
b. Gen e, xarb [nettoyer(e) & agent (e,xarb) & thème (e,les nouveaux fours)]
[ … facile (e,xarb)]
L'analyse de R&S est que SE est présent pour absorber le cas du verbe. Ce cas étant le cas
accusatif, rien n'empêche que l'opération se produise également dans le lexique, comme c'est le cas
en anglais :
(96) a. Potatoes peel easily (with our new knife)
b. “Les pommes de terre s'épluchent facilement” [ … (e,xarb)]
c. Gen e, xarb [éplucher(e) & agent (e,xarb) & thème (e,pommes de terre)] [facile ...
Pour R&S, le critère de productivité est pertinent ici pour distinguer les langues lex des langues
syn : tout verbe transitif français peut être sujet à cette dérivation, mais seuls certains verbes anglais
y sont sujets.
Le géorgien constitue un cas intéressant à cet égard :
(97) a. is k'edel-i advil-ad (=facile-ADV) i-c'mind-eb-a (c'q'l-it)
b. “Ce mur se lave facilement (avec de l'eau)”
c. Gen e, xarb [nettoyer(e) & agent (e,xarb) & thème (e,ce mur)] [facile(e,xarb)]
Signalons premièrement que l'opération est productive, ce qui est un argument pour qualifier la
langue de 'syntaxique' et du même coup analyser cette occurrence du circonfixe i-...-eb-a comme
nous l'avons fait plus haut pour les verbes inaccusatifs et les formes passives : un morphème
impliqué dans une opération sur la valence syntaxique47.
Deuxièmement, nous constatons que les formes passives et moyennes sont parfaitement
identiques. Quel que soit le statut que nous puissions attribuer finalement aux éléments i- d'une part
et -eb-a d'autre part, le complexe i-...-eb-a, responsable de l'absorption du cas accusatif, est
impliqué également dans la formation des constructions moyennes.
47 Notons que, par contraste avec les verbes inaccusatifs mentionnés en 2.2.3.ii, il n'existe aucune forme moyenne qui soit construite seulement à partir des suffixes -eb-a : i- est toujous présent.
55
2.3.2.2 Impersonnels
Enfin, l'arbitrarisation est également la source des verbes impersonnels selon R&S. Elles
distinguent deux types d'impersonnels.
Passifs impersonnels
Pour l'un d'eux, qu'elles appellent 'passifs impersonnels', SE absorbe le cas accusatif, d'où le
rapprochement avec les passifs :
(98) a. Qui, proexpl si mangiano spesso [gli spaghetti] (con i bastoncini)
b. Qui, [gli spaghetti]i si mangiano spesso ti
c. “Ici, on mange souvent des (les) spaghetti (avec des baguettes)”
d. ∃e∃xarb [manger(e) & agent(e,xarb) & thème(e,les spaghetti)]
Peu importe la position du NP, celui-ci se voit assigner le cas nominatif et déclenche l'accord du
verbe. En géorgien, on trouve une structure similaire48 :
(99) ak xšir-ad i-č'm-eb-a tesl-eb-i (axal c'el-s)
ici fréquent-ADV i-manger-SUF-PR.S3s graine-PL-NOM (nouveau-DAT année-DAT)
“Ici on mange souvent des graines (pour la nouvelle année)”
Ici, le NP reçoit également le cas nominatif, et l'accord est déclenché49. Comme auparavant, on
constate que le circonfixe i-...-eb-a a partie liée avec les opérations de réduction de valence
syntaxique en général. Et même si une forme comme mangiano, prise seule, ne présente pas une
morphologie non-active, le complexe se+V et le complexe i-...-eb-a ont ici une fonction
équivalente.
Impersonnels nominatifs
48 Nous ne pouvons pas affirmer que la montée du NP soit acceptable ici.49 Notons un fait indépendant : en géorgien, un verbe ne s'accorde jamais avec un NP pluriel non-animé. (104) Montre
clairement la présence de l'accord avec l'argument interne.
56
Le second type de verbes impersonnels est appelé par R&S 'impersonnels nominatifs' :
(100) Qui, proexpl si mangia spesso gli spaghetti
En effet, ici c'est le cas nominatif qui est absorbé par SE, tandis que le NP reçoit le cas accusatif.
L'italien est la seule langue pour laquelle R&S fournissent une illustration d'impersonnel nominatif :
le français n'est pas une langue pro-drop, et des langues lex pro-drop comme l'hébreu ou le russe ne
peuvent utiliser cette structure car le cas nominatif ne peut être absorbé dans le lexique50.
En géorgien, on trouve bien sûr des formes impersonnelles :
(101) ak xšir-ad k'l:av-en t'urist'-eb-s
ici fréquent-ADV tuer-PR.S3p touriste-PL-DAT
“Ici on tue souvent des touristes”
Cette construction est similaire à celles que l'on trouve en hébreu et en anglais:
(102) a. ∅ son'im šam muzika (hébreu)
proarb haïr-S3p ici musique
“Les gens détestent la musique ici”
b. Do you know what they say in this town?
En effet, l'accord est déclenché par un élément pro arbitraire portant le trait pluriel comme en
hébreu, ce que l'anglais, qui n'est pas pro-drop, opère au moyen du pronom habituel they, en lui
associant une interprétation arbitraire.
Le géorgien est à la fois une langue pro-drop et une langue syn, pourquoi n'y trouve-t-on donc
pas de constructions à l'italienne ? :
(103) *ak xširad i-k'vl-eb-a t'urist'-eb-s
ici fréquent-ADV i-tuer-SUF-PR.S3s touriste-PL-DAT
50 Le cas nominatif n'est pas un trait lexical du verbe, mais de la tête I(nflectionnelle) (R&S 2005).
57
C'est que la fonction du complexe i-...-eb-a semble dépasser celle du complexe se+V de
l'italien : la voix non-active y est irrémédiablement attachée, et un verbe de cette forme ne peut pas
et ne doit pas assigner de cas accusatif. i- ne peut donc avoir pour fonction de réduire le cas
nominatif en géorgien51.
L'autre construction disponible pour les impersonnels en géorgien est la suivante :
(104) ak xširad i-k'vl-eb-i-an t'urist'-eb-i
ici fréquent-ADV i-tuer-SUF-PR-S3p touriste-PL-NOM
“Ici on tue souvent des touristes”
La construction impersonnelle en géorgien a donc deux formes, l'une usant de proarb, comme
l'hébreu et presque comme l'anglais, l'autre du complexe i-...-eb-a accordé avec l'argument interne,
ce qui est réminiscent de ce que R&S appellent ' passif impersonnel' (cf. la construction en (99), en
réalité absolument identique à (104)).
2.3.3 Résumé
Nous remarquons qu'en géorgien, c'est la même construction, celle qui utilise un circonfixe i-...-
eb-a, qui est impliquée dans toutes les sous-opérations tombant sous la rubrique 'saturation' chez
R&S. Ceci est un indice de la 'puissance' de la morphologie non-active52. Celle-ci peut en général
recouvrir de nombreuses constructions. Le complexe i-...-eb-a du géorgien, qui est explicitement
51 Il existe une exception concernant la morphologie non-active : une variété de présent d'habitude/de répétition porte la morphologie non-active et assigne néanmoins le cas accusatif, comme dans :
∅/is i-c'er-eb-a c'eril-eb-s
proS3s/il.NOM i-écrire-SUF-PR.S3s lettre-PL-DAT
∅/me v-i-c'er-eb-i c'eril-eb-s
proS1s/je.NOM S1s-i-écrire-SUF-PR lettre-PL-DAT
*proexpl i-c'er-eb-a c'eril-eb-s
Il écrit/j'écris souvent des lettres
*Ca n'arrête pas d'écrire des lettres
Il semble que l'on arriverait aux impersonnels nominatifs décrits par R&S en remplaçant pro/is par proexpl, mais cette interprétation est strictement impossible.
52 Certaines données françaises indiquent que le complexe se+V peut lui aussi agir comme opérateur de la passivisation, même si cela est sans doute tombé quelque peu en désuétude :
Cette bâtisse s'est construite à la fin du XIXème siècle.
58
non-actif, semble remplir toutes les fonctions attribuées par R&S au SE des passifs, moyens, et
impersonnels. Cela s'explique aisément par le fait que les opérations correspondantes, en éliminant
l'argument externe au niveau de la syntaxe, deviennent intransitives. Nous avons vu avec R&S que
l'unique argument syntaxique des verbes réfléchis était externe, et que ces verbes étaient donc
inergatifs : on comprend que la morphologie non-active ne soit pas compatible avec ceux-ci.
2.3.4 Conclusion
Dans ce deuxième chapitre, nous avons abordé deux opérations sur la valence que R&S
caractérisent différemment.
Premièrement, la décausativisation, une opération syntaxique, mais surtout sémantique : elle
supprime un rôle thématique externe, et celui-ci ne peut être un rôle d'agent. Elle utilise le clitique
SE d'une manière assez régulière53 pour absorber le cas accusatif du verbe. Nous avons rendu
compte de l'analyse fournie par un autre auteur sur cette opération : AKG postule que l'opération qui
aboutit à la dérivation de formes à interprétation inaccusative est en fait la même opération que celle
qui donne à lieu à des interprétations réfléchies, la différence dans l'interprétation étant conditionnée
lexicalement (d'après la présence ou bien l'absence d'un AGENT dans la représentation lexicale du
verbe).
L'examen du géorgien a eu pour objectif de caractériser la fonction d'un morphème verbal i-
dans cette langue. Nous sommes parti de l'intuition que ce morphème pouvait jouer un rôle similaire
à SE : être impliqué dans la décausativisation en absorbant un cas devant normalement être assigné
par le verbe. Constatant que i- n'apparaissait jamais seul, nous avons tenté d'appliquer l'analyse de
SE au circonfixe qui contient i- : i-...-eb-a. Puis nous avons évoqué un cas problématique pour
l'analyse d'AKG, montrant que les formes en i-...-eb-a ne donnaient pas lieu à des interprétations
réfléchies lorsqu'elles touchaient des verbes agentifs.
En restant dans le cercle des langues romanes, l'analyse d'AKG se profile comme une alternative
à l'opération lexicale de réflexivisation posée par R&S ; à cet égard, elle fait des prédictions
similaires (cf. note 38 sur les traits des rôles externes)54
Deuxièmement, nous avons discuté de l'opération dite de saturation (passifs, impersonnels,
53 L'existence de paires comme casser(intr.)/se casser suggère que ce n'est pas SE qui absorbe le cas quand on parle d'une opération lexicale comme la décausativisation. Quelle serait alors sa fonction ?
54 Notons tout de même que cette analyse alternative échouera où elle commencera à traiter des prédicats ECM. Contrairement à l'analyse de R&S, qui dispose du mécanisme dit de l' 'assignation multiples des rôles-θ', elle n'est pas équipée pour en rendre compte.
59
moyens), et avons donné les arguments de R&S pour affirmer que cette opération supprime
l'argument externe au niveau syntaxique seulement (elle n'élimine pas son rôle thématique). Pour
chaque sous-opération, nous avons à nouveau rencontré le circonfixe i-...-eb-a du géorgien, et cela
nous a confirmé que celui-ci était le morphème non-actif de cette langue.
Que cette morphologie non-active soit utilisée dans tous les cas couverts par les deux opérations
décrites par R&S renforce cette analyse. i-...-eb-a produit, par définition, des formes verbales
intransitives et dont le sujet est dérivé (vient d'une position d'objet) ; on peut dire qu'il correspond à
toutes les constructions qui ont au moins pour effet d'éliminer syntaxiquement l'argument externe.
Les enseignements de cette discussion sont que i- n'est pas un équivalent de SE (il n'apparaît pas
seul), que i-...-eb-a n'est pas non plus un équivalent de SE (il ne correspond qu'à des constructions
intransitives à sujet dérivé), et qu'ainsi il est impropre à dériver les verbes réfléchis dont parlent
R&S (ceux-ci sont caractérisés comme intransitifs à sujet non-dérivé).
L'analyse de R&S concernant SE ne souffre aucunement de ces conclusions : elles renforcent au
contraire le statut 'à part' du clitique qu'elles ont décrit. En effet, SE a une action plus large que i-...-
eb-a, en ce qu'il absorbe seulement le cas du verbe et ainsi peut apparaître dans des formes
inergatives (les verbes réfléchis) ; i-...-eb-a, à l'inverse, est plus restrictif et ne permet pas cela.
Dans le chapitre qui vient, qui est consacré à la réflexivisation en géorgien, nous aborderons une
deuxième série d'occurrences du morphème i-, qui semble être impliquée dans un sous-ensemble
des prédicats réfléchis de cette langue.
60
Chapitre 3 - La réflexivisation en géorgien
3.1 Introduction
Dans ce chapitre, nous rendons compte des différentes manières d'obtenir des interprétations
réfléchies en géorgien.
Dans un premier temps - dans la section 3.2 - , nous nous attardons précisément sur les cas qui
ne sont pas abordés par R&S dans leur étude de 2005, à savoir les instantiations de liage (ou liage
syntaxique, ou liage réflexif). Nous avons mentionné que le liage était un phénomène universel,
mais qu'il était optionnel pour certains verbes, dans certaines langues (les verbes lexicalement
réfléchis de l'anglais, de l'hébreu etc..), voire marginal dans d'autres (lui-même en français, se stesso
en italien ; cf. (47)/(48), section 1.6.4). Nous montrons avec Amiridze (2006) que la division du
travail est encore différente en géorgien, où le liage joue un rôle important, plus encore qu'en
anglais, et donnons un aperçu des contraintes syntaxiques pesant sur cette dérivation.
Dans un second temps - section 3.3 - , nous détaillons le fonctionnement d'une autre stratégie,
indépendante du liage, et impliquant le morphème verbal pré-radical i-. Crucialement, cette
occurrence de i- ne dépend pas d'un circonfixe i-...-eb-a non-actif ou de tout autre morphème :
celle-ci est pleinement autonome. Suivant Amiridze (2006), nous considérons d'abord les deux
modes d'existence différents que connaît cette stratégie, l'une qualifiée de 'nominale', l'autre de
'verbale'.
Constatant avec Amiridze l'écueil d'une analyse dans le cadre de la théorie de la réflexivité de
Reinhart & Reuland (1993) seule - section 3.4 -, nous proposons - section 3.5 - d'en rendre compte
dans le cadre de R&S, le paramètre lex-syn, qui permet, au moins au premier abord, d'établir assez
commodément un parallèle avec les données romanes en attribuant à i- des propriétés de
suppression du cas.
Cependant, l'emploi parfaitement régulier du préfixe i- dans certains structures non-réfléchies
nous amènera à remettre en cause son statut de réflexiviseur ou de réducteur de cas – section 3.6.
Nous ferons alors une toute autre proposition quant au statut de ce i-. Nous aurons ainsi montré qu'il
existe deux morphèmes i- aux fonctions bien distinctes (dont un que nous n'avons pas réellement
défini, mais dont nous avons observé la distribution).
61
3.2 L'anaphore complexe tavisi tavi
Cette anaphore, qu'Amiridze nomme la stratégie 'POSS+tav-', est composée d'une tête nominale,
signifiant « tête », précédée d'un spécifieur sous la forme d'un possessif. Ce possessif est lui-même
un dérivé adjectival de tav-is, génitif de tav-i, et possède également des propriétés anaphoriques,
proches de l'anaphore, quand il est utilisé seul, par opposition à un autre possessif, mis-i, qui est
non-anaphorique. Dans ce qui suit, nous reprenons les diagnostics utilisés par Amiridze pour décrire
le comportement de l'anaphore vis-à-vis des contraintes de liage, c'est-à-dire, de la condition A.
3.2.1 Domaine et c-commande
Il s'agit de déterminer quels NPs peuvent lier l'anaphore :
(105) iliai pikr:ob-s, rom gia-sj s-džer-a, k'axa-sk
ilia-NOM penser-PR.S3s que Gia-DAT OI3s-croire-PR.S3s Kakha-DAT
∅-sur-s, [bakar-isl dzma-m]m a:k-o-s
OI3s-souhaiter-S3s Bakar-GEN frère-ERG féliciter-OPT-S3s
[tavis-i tav-i]*i/*j/*k/*l/m
[POSS+tav.3sg]-NOM [Amiridze]55
“Iliai pense que Giaj croit que Kakhak veut que [le frère de Bakarl]m se*i/*j/*k/*l/m félicite”
Dans l'exemple (105), l'anaphore, venant en toute fin de phrase après plusieurs NPs, ne peut être
liée que par un seul d'entre eux, le dernier, bakaris dzmam. La contrainte de localité est à l'œuvre :
l'anaphore doit être liée par un constituant de sa propre proposition. Comme preuve que la
contrainte de localité ne tient pas compte de la compétition des antécédents, soit l'exemple en
(106) :
(106) *k'axa-si ∅-sur-s, bakar-is mšobl-eb-ma
Kakha-DAT OI3s-souhaiter-PR.S3s, Bakar-GEN parent-PL-ERG
55 Tous les exemples de (105) à (121) (sauf (109)) et de (128) à (136) (sauf (135)) sont tirés d'Amiridze (2006).
62
a:k-o-n [tavis-i tav-i]i
féliciter-OPT-S3p [POSS.3s+tav]-NOM
*“Kakhai souhaite que les parents de Bakar sei félicitent”
Ici, le NP [bakar-is mšobl-eb-ma], qui est au pluriel, ne possède pas les bons traits pour être
l'antécédent de [tavis-i tav-i]i, qui est singulier. Pour autant, k'axai, qui possède le trait de singulier,
ne peut pas non plus être son antécédent, car il n'est pas local.
De plus, le fait qu'elle ne puisse être coïndicée avec le NP bakaris, qui est spécifieur de dzmam,
montre qu'elle doit être liée par un antécédent qui la c-commande.
Comme point de comparaison, soit l'exemple islandais en (107) :
(107) Joni segir aδ Maria elski sigi.
John says that Maria loves.SUBJ him
“Johni says that Maria loves himi.”
Au contraire de l'islandais, le géorgien ne possède pas d'anaphores à longue-distance, qui
peuvent être liées en dehors de leur proposition.
Il n'est pas non plus possible de l'utiliser comme logophore. Ainsi, alors que l'anglais permet la
phrase suivante :
(108) There are groups for people like yourself
il n'est pas possible de dire en géorgien :
(109) *[šen-i tav-is] msgavs-i xalx-is-tvis džgup-eb-i
[POSS.2s+tav-GEN]-NOM comme-ADJ gens-GEN-pour groupe-PL-NOM
arseb:ob-s
exister-PR.S3s
63
“Il y a des groupes pour les gens comme toi”
3.2.2 Influence du mouvement-NP sur le liage
Le géorgien permet un ordre des mots relativement libre, mais il s'agit de vérifier si certains
types de mouvement peuvent influencer les relations de liage à l'intérieur d'une proposition.
3.2.2.1 L'anaphore tavisi tavi
L'anaphore tavisi tavi tolère le mouvement-NP :
(110) a. k'ac-ii a:k:eb-s [tavisi tav-s]i
homme-NOM feliciter-PR.S3s [POSS.3s+tav]-DAT
b. [tavisi tav-s]i a:k:eb-s k'ac-ii
[POSS.3s+tav]-DAT féliciter-PR.S3s homme-NOM
“L'homme se félicite”
La seule différence entre ces deux ordres concerne un effet de discours, l'emphase sur l'objet
direct.
En revanche, l'on obtient des dérivations agrammaticales quand l'anaphore apparaît en position
de sujet, et ce indépendamment de l'ordre des mots56 :
56 Les verbes à inversion offrent des exemples similaires. Au présent, le marquage du cas est interverti entre le sujet et l'objet. L'expérienceur est marqué au datif et la source au nominatif. Malgré cela, le sujet et l'objet continuent de remplir leurs fonctions respectives vis-à-vis des contraintes de liage, comme dans les exemples suivants :
a. mei m-dzul-s [chem-ii tav-i]i je.DAT OI1s-haïr-PR.S3s [POSS.1s+tav]-NOM
b. [chem-ii tav-i]i m-dzul-s mei [POSS.1s+tav]-NOM OI1s-haïr-PR.S3s je.DAT
“Je me hais”
Le cas inverse, où c'est l'anaphore qui est marquée au datif et donc comprise comme sujet, est de manière prévisible, agrammaticale, comme :
a. *mei m-dzul-s [chem-si tav-s]i je.DAT OI1s-haïr-PR.S3s [POSS.1s+tav]-DAT
b. *[chem-si tav-s]i m-dzul-s mei [POSS.1s+tav]-DAT OI1s-haïr-PR.S3s je.DAT * “Moi-mêmei mei hais”
64
(111) a. *[tavis-ii tav-i]i a:k:eb-s k'ac-si57
[POSS.3s+tav]-NOM féliciter-PR.S3s homme-DAT
b. *k'ac-si a:k:eb-s [tavis-ii tav-i]i
homme-DAT féliciter-PR.S3s [POSS.3s+tav]-NOM
* “Lui-mêmei felicite l'hommei”
Ces faits illustrent que le mouvement de l’anaphore tavisi tavi se fait toujours vers des positions
non-argumentales (A'-scrambling), liées à des effets de discours, et qu’ainsi ce mouvement ne crée
pas de nouvelles relations de liage, ni ne perturbe des relations de liage déjà existantes. Le
comportement de l’anaphore au sein de prédicats à trois places confirme cela :
(112) a. me bakar-si [tav-is-ii tav-i]i aγ-v-u-c’er-e
je.ERG bakar-DAT [POSS.3s+tav]-NOM PV-S1s-u-écrire-AOR.S1s
b. me [tav-is-ii tav-i]i bakar-si aγ-v-u-c’er-e
je.ERG [POSS.3s+tav]-NOM bakar-DAT - - - - - - -
c. *me [tav-isi tav-s]i bakar-ii aγ-v-u-c’er-e
je.ERG [POSS.3s+tav]-DAT bakar-NOM - - - - - - -
d. *me bakar-ii [tav-isi tav-s]i aγ-v-u-c’er-e
je.ERG bakar-NOM [POSS.3s+tav]-DAT - - - - - - -
“J'ai décrit Bakari à lui-mêmei”
Dans les exemples grammaticaux, l’anaphore est l’objet direct ; en (112)a. elle suit l’objet
indirect, et en (112)b. elle le précède. Cela montre que changer l'ordre des mots n'affecte pas la
grammaticalité d'une phrase déjà grammaticale. Dans les exemples agrammaticaux, elle est l'objet
indirect, et l'on voit que quelle que soit sa position, elle ne peut pas être liée par l'objet direct.
Du point de vue de la théorie du liage, l'anaphore tavisi tavi est donc toujours interprétée dans sa 57 Une partie importante du travail d'Amiridze, aussi bien dans sa thèse de doctorat (2006) que dans une série d'articles
publiés auparavant, a été de tenter de caractériser tavisi tavi. En effet, certains contextes très précis, que nous n'abordons pas ici, permettent tout à fait sa présence en position de sujet. Par exemple, tavisi tavi k'lavs k'acs (littéralement « Lui-même tue l'homme ») est pleinement grammatical sous une interprétation figurée, où « l'homme » est vu comme responsable de ce qui mènera à sa perte.
65
position de structure profonde.
3.2.2.2 Le possessif réfléchi tavisi
Le possessif tavisi a un comportement différent. Lorsqu'il est enchâssé dans le sujet, il ne peut
être lié par l'objet direct s'il précède celui-ci, mais le mouvement de l'objet direct à gauche de la
proposition, c'est-à-dire en position de c-commander le constituant contenant le possessif ([tavis-i
N]), lui permet de le lier :
(113) a. *[tavis-ii deida] nino-si xat':av-s
POSS.REFL.3s tante-NOM nino-DAT peindre-PR.S3s
*[Sai tante] dessine Ninoi
b. nino-si [tavis-ii deida] xat':av-s
nino-DAT POSS.REFL3s tante-NOM peindre-PR.S3s
≈ “Ninoi est dessinée par [sai tante]”
Au sein d'un prédicat ditransitif, on trouve la même relation entre l'objet direct et l'objet indirect,
qu'entre le sujet et l'objet direct précedemment. Un objet indirect avec tavisi comme spécifieur ne
peut être lié par l'objet direct qui le suit, mais le peut s'il le précède :
(114) a. *nino-m [tavisi deda-s] bavšv-ii ∅-a:nax-a
nino-ERG [POSS.REFL.3s mère]-DAT enfant-NOM OI3s-CAUS.voir-AOR.S3s
b. nino-m bavšv-ii [tavisi deda-s] ∅-a:nax-a
nino-ERG enfant-NOM [POSS.REFL.3s mère]-DAT OI3s-CAUS.voir-AOR.S3s
“Nino a montré l'enfanti à [sai mère]”
Enfin, c'est la même situation entre un sujet et un objet indirect :
(115) a. *[tavis-mai da-m] gela-si c'eril-i mi-s-c'er-a
[POSS.3s.REFL sœur]-ERG gela-DAT lettre-NOM PV-OI3s-écrire-AOR.S3s
66
b. gela-si [tavis-mai da-m] c'eril-i mi-s-c'er-a
gela-DAT [POSS.3s.REFL sœur]-ERG lettre-NOM PV-OI3s-écrire-AOR.S3s
≈ “Gelai a reçu une lettre de sai sœur”
Ainsi, la possibilité en géorgien d’effectuer un mouvement-NP vers une position argumentale
permet de créer des relations de liage.
Enfin, par contraste avec (110)b, [tavis-i N] en position d'objet direct ne peut être lié par le sujet
que s'il le suit :
(116) a. *[tavisi da-s] a:k:eb-s k'ac-ii
[POSS.3S.REFL sœur]-DAT féliciter-PR.S3s homme-DAT
b. k'ac-ii a:k:eb-s [tavisi da-s]
homme-DAT féliciter-PR.S3s [POSS.3s.REFL sœur]-DAT
“L'homme félicite sa sœur”
Ainsi, contrairement à l'anaphore tavisi tavi, c'est la position de surface de [tavis-i N] qui
importe pour la théorie du liage.
3.3. Le préfixe verbal i- :
Parmi les trois stratégies qu'Amiridze considère, il en est deux qui impliquent le préfixe i-, l'une
'nominale', au même titre que tavisi tavi, et l'autre 'verbale'. Nous procédons comme Amiridze en
présentant les deux formes séparément, mais la section sur la seconde d'entre elles sera l'occasion de
discuter de leur similarité.
3.3.1 i- , 'stratégie verbale'
i-, comme voyelle pré-racine, reflète la coréférence entre le sujet et l'objet indirect :
67
(117) a. me mo-v-i-č'er-i namcxvar-i
je.ERG PV-S1s-i-couper-AOR.S1s gâteau-NOM
“Je me suis coupé du gâteau”
b. me mo-v-č'er-i namcxvar-i
je.ERG PV-S1s-couper-AOR.S1s gâteau-NOM
“J'ai coupé du gâteau”
(118) a. šen ga-i-tal-e vašl-i
tu.ERG PV-i-éplucher-AOR.S2s pomme-NOM
“Tu t'es épluché une pomme”
b. šen ga-tal-e vašl-i
tu.ERG PV-éplucher-AOR.S2s pomme-NOM
“Tu as épluché une pomme”
L'ajout du seul préfixe dans ces exemples de verbes trivalents est ce qui cause la lecture
réfléchie. Notons que sa présence bloque l'utilisation de tavisi tavi :
(119) *mei mo-v-i-č'er-i [tavisi tav-s]i namcxvar-i
je.ERG PV-S1s-i-couper-AOR.S1s [POSS.1s+tav]-DAT gâteau-NOM
* “J'i ai coupé du gâteau à moi-mêmei”
Ceci suggère que i- en lui-même est responsable de la lecture réfléchie.
Les exemples agrammaticaux en (120)b./(121)b. montrent que bien que la combinaison de i- et
de formes transitives soit licite (les exemples précédents sont ditransitifs), elle connaît des
contraintes :
(120) a. me v-a:k:eb-∅ mas
68
je.NOM S1s-féliciter-PR.S1s il.DAT
b. *me v-i-k:eb-∅
je.NOM S1s-i-féliciter-PR.S1s
“Je me félicite”
(121) a. šen a:k'rit'ik':eb-∅ mas
tu.NOM critiquer-PR.S2s il.DAT
b. *šen i-k'rit'ik':eb-∅
tu.NOM i-critiquer-PR.S2s
“Tu te critiques”
On voit ici que i- n'a pas la propriété d'identifier un sujet et un objet direct.
On a vu dans le chapitre précédent que i- pouvait être vu comme une partie intégrante d'un
circonfixe dont la fonction est de marquer ouvertement une forme comme non-active. Or, la
réflexivisation en i-, qui nous intéresse ici, procède exclusivement par la préfixation de i- à des
formes transitives, et donc actives. Comme nous l'avons illustré dans le deuxième chapitre, la
morphologie du géorgien est absolument univoque en ce qui concerne l'opposition actif/non-actif.
Rappelons que deux constantes se font jour dans la relation entre les formes actives et non-actives :
- à une diversité de suffixes possibles pour les verbes transitifs (ainsi que les autres formes
actives), correspond une grande uniformité chez les formes non-actives.
- les marqueurs de personne et de nombre sont tirés de séries entièrement différentes selon
que la forme est active ou non-active.
Contrairement aux exemples donnés dans le deuxième chapitre, il n'y a pas ici de basculement
d'une morphologie active à une morphologie non-active. Non seulement le suffixe est préservé,
mais le verbe continue de prendre un objet direct comme argument. Dans ce qui suit, nous ne
traiterons que de ces cas.
Une série de données très proches des précédentes constitue un argument pour donner un statut
69
théorique analogue au i- géorgien et aux morphèmes étudiés dans R&S (2005), notamment SE dans
les langues romanes, ou sich en allemand. Il s'agit des constructions transitives ayant comme objet
direct des possessions inaliénables :
(122) a. *Jean a lavé les pieds
b. ?Jean a lavé ses pieds
c. Jean s'est lavé les pieds
(123) a. *Maria abrio los ojos (espagnol)
b. Maria se abrio los ojos
“Maria s'est ouvert les yeux”
(124) a. *Johann kämmte die Haare (allemand)
b. ?Johann kämmte seine Haare
c. Johann kämmte sich die Haare
“Johann s'est peigné les cheveux”
(125) a. ?is še-γeb:av-s tm-eb-s (géorgien)
b. ?is še-γeb:av-s tavis tm-eb-s
c. is še-i-γeb:av-s tm-eb-s
“Il se teindra les cheveux”
Le point commun de ces exemples est l'obligation d'utiliser un morphème réfléchi pour
exprimer qu'un sujet exerce une action sur une possession inaliénable, au détriment de constructions
où la possession a un spécifieur sous la forme d'un adjectif possessif58.
Il faut de plus noter que la forme préfixée du géorgien connaît un usage plus large que les seules
constructions avec possession inaliénable :
58 A l'heure qu'il est, nous n'avons pas les données permettant d'exclure absolument (125)a. et b., mais nous n'avons jamais rencontré que la forme en (125)c.
70
(126) a. me ga-v-i-recx:av-∅ mankana-s
je.NOM PV-S1s-i-laver-PR.S1s voiture-DAT
(littéralement : “je me laverai la voiture”)
“Je laverai ma voiture”
b. me da-v-i-k'arg-e gasaγeb-i
je.ERG PV-S1s-i-perdre-AOR.S1s clef-NOM
(lit.: “je me suis perdu la clef”)
“J'ai perdu mes clefs”
Il semble donc indéniable que i- joue un rôle de réflexiviseur, même si cette fonction connaît
des contraintes (il ne peut remplacer tavisi tavi). De la même manière que SE ou sich, i- semble
absorber un argument syntaxique devant recevoir le rôle thématique de bénéficiaire. On peut donc
pour l'heure faire la proposition suivante quant à la contribution sémantique de i-. Soit un item
lexical ban, associé au concept verbal laver :
(127) [ban] = λxλy. y lave x
[ban'] = λRλxλy. y lave l'objet qui est dans la relation R avec x
[i-ban'] = λRλy. y lave l'objet qui est dans la relation R avec y
où R est une relation possessive/bénéfactive qui tient entre deux individus
(par exemple : 'être la main de')59
Dans le premier chapitre, nous avons exposé l'argumentation de R&S sur l'opération de
réflexivisation, notamment la séparation qu'elles opèrent entre deux types d'opérations relevant de la
réflexivisation : l'opération lexicale et l'opération syntaxique. La section 1.6.4 Sélection thématique
a servi à montrer une des différences importantes entre les langues lex et les langues syn le fait que
seules ces dernières permettaient la réflexivisation dative. La possibilité de la réflexivisation dative
dans les langues syn découle de la nature-même de l'opération syntaxique, que nous avions
rebaptisée 'assignation multiple des rôles' : l'opération a lieu au niveau purement syntaxique et
59 ban n'est pas à comprendre ici comme une forme verbale finie.
71
donne les rôles non-assignés à l'argument externe quand celui-ci entre dans la dérivation. Cela peut
se produire parce que SE est présent pour absorber le cas datif.
Selon la présente analyse, la fonction dévolue à i- est la même que celle de SE. Avant
l'adjonction de i- (au niveau de ban'), un argument supplémentaire, une relation fonctionnelle, est
introduit, et celui-ci sert à invoquer l'individu qui est dans cette relation avec l'argument externe du
prédicat. Si l'item ban' était instancié, il signifierait donc 'laver le … de ...' Le préfixe i-, lui,
identifie les arguments de la manière suivante : il absorbe le cas datif que ban' doit assigner, et ce
faisant déclenche l'assignation du rôle de bénéficaire à l'argument externe au moment où celui-ci
entre dans la dérivation, produisant l'interprétation réfléchie (dative) dont nous parlons.
Il semble donc que l'opération que nous venons de décrire est similaire à celle que nous avons
appelée 'assignation multiple des rôles'60 et qui utilise SE. Dans la sous-section qui suit (3.3.2), nous
poursuivons la même hypothèse, mais pour rendre compte d'un cas particulier, i+tavi. La section
3.4 nous servira à nous démarquer d'une analyse de ce i- dans l'esprit de R&R, et la section 3.5 sera
l'esquisse d'une représentation de l'action du i- 'réflexiviseur' dans le cadre de R&S.
3.3.2 i+tavi , 'stratégie nominale'
Nous abordons maintenant ce qu'Amiridze appelle la deuxième 'stratégie nominale', c'est-à-dire,
selon ses termes, une construction qui produit une interprétation réfléchie à la fois en modifiant le
verbe et en appelant la présence d'une anaphore.
3.3.2.1 tavi sans i-
La partie nominale de la construction, tavi, est selon toute apparence la même que celle que l'on
trouve dans tavisi tavi ('tête'). Amiridze la considère comme une anaphore et cherche à en définir le
statut. Il s'agit d'abord de montrer en quoi elle se démarque de tavisi tavi et qu'elle est bien une
construction à part entière. Soit la paire minimale en (128), où (128)a. comporte l'anaphore 'pleine',
tandis que (128)b. comprend seulement tavi :
(128) a. mei bakar-s [čem-ii tav-i]i aγ-v-u-c'er-e
je.ERG bakar-DAT [POSS.1s+tav]-NOM PV-S1s-u-écrire-AOR.S1s
60 Cependant, il est important de noter que, si nous adoptons une analyse de ce type, nous sommes obligé de postuler une étape intermédiaire ban', qui ne peut pas en tant que telle être réalisée.
72
“Je me suis décrit à Bakar”
b. mei bakar-sj tav-ii/j aγ-v-u-c'er-e
je.ERG bakar-DAT tav-NOM PV-S1s-u-écrire-AOR.S1s
“Je me suis décrit à Bakar”
(OU b. :
“J'ai décrit Bakar à lui-même”)
Le fait que les deux phrases soient synonymes peut laisser croire que tavi est simplement un
vestige d'une forme plus complexe tavisi tavi, tavisi étant optionnel, peut-être pour des raisons
phonologiques. Quant à i-, il n'y aurait pas à expliquer son absence ici, mais plutôt à expliquer
indépendamment sa présence dans certaines autres formes réfléchies.
Amiridze affirme que cette optionnalité de tavisi ne vaut que pour les verbes à trois arguments,
comme dans l'exemple précédent ((128)), et ne s'applique pas aux verbes à deux arguments ((129)) :
(129) a. mei [čem-ii tav-i]i v-a:k-e
je.ERG [POSS.1s+tav]-NOM S1s-féliciter-OD3s-AOR.S1s
b. *mei tav-ii v-a:k-e
je.ERG tav-NOM S1s-féliciter-AOR.S1s
c. mei tav-ii v-i-k-e
je.ERG tav-NOM S1s-i-féliciter-AOR.S1s
“Je me suis félicité”
(129)c. montre qu'une alternative à tavisi tavi est i+tavi dans les verbes à deux arguments, mais
en aucun cas tavi seul. Tavi ne semble pas donc être une simple variante de tavisi tavi.
Une autre indication que tavi n’est pas une simple variante de tavisi tavi est celle-ci : dans les
constructions où l'on peut remplacer l’un par l’autre, les deux phrases n’expriment pas exactement
la même chose. Le remplacement de tavi en (129)c. par tavisi tavi en (130) donne lieu à une lecture
contrastive qui n’existe pas en (129)c. :
73
(130) mei [čem-ii tav-i]i v-i-k-e
je.ERG [POSS.1s+tav]-NOM S1s-i-féliciter-AOR.S1s
“Je me suis félicité, MOI”
où la seule lecture possible est une lecture focalisée.
i+tavi est donc en lui-même un moyen de réflexiviser un prédicat.
3.3.2.2 tavi avec i-
i+tavi et le liage
En ce qui concerne ses propriétés de liage, mentionnons que tavi (si, comme Amiridze, on la
voit comme une anaphore) est soumise exactement aux mêmes contraintes que tavisi tavi, à savoir
que :
-elle doit obéir à la contrainte de localité
-elle doit être c-commandée par son antécédent
-elle n'est jamais une logophore
-les relations de liage ne sont pas affectées par l'ordre des mots.
Pourtant, il y a des différences entre tavisi tavi et i+tavi : une restriction sémantique régit la
distribution de tavisi tavi et i+tavi. Néanmoins, cette restriction mise à part, les deux semblent être
presque toujours interchangeables :
i+tavi obligatoire
Il existe des contextes où seul i+tavi est à même de réflexiviser un prédicat. Amiridze établit
qu'un sous-ensemble des verbes transitifs, se rapportant notamment aux actes de violence et de
destruction physique, est concerné61 :
(131) a. *k'ac-mai mo-k'l-a [tavis-ii tav-i]i
homme-ERG PV-tuer-AOR.S3s [POSS.3s+tav]-NOM
61 Amiridze évoque ici la notion appelée affectedness.
74
b. k'ac-mai mo-i-k'l-a tav-ii
homme-ERG PV-i-tuer-AOR.S3s tav-NOM
“L'homme s'est tué”
Amiridze note l'identité formelle des constructions en i+tavi et celles où la présence d'une
possession inaliénable en position d'objet direct requiert le préfixe i- devant le verbe ((132)/(133)).
De plus, ce qui rend les phrases suivantes (a)grammaticales semble être le même critère que pour
les constructions en i+tavi :
(132) a. *vangog-mai tavis-ii q'ur-i mo-č'r-a
Van Gogh-ERG [POSS.3s oreille]-NOM PV-couper-AOR.S3s
b. vangog-ma q'ur-i mo-i-č'r-a
Van Gogh-ERG oreille-NOM PV-i-couper-AOR.S3s
“Van Gogh s'est coupé l'oreille”
(133) a. *giorgi-mi tavis-ii p'ir-i ga-p'ars-a
giorgi-ERG [POSS.3s visage]-NOM PV-raser-AOR.S3s
b. giorgi-m p'ir-i ga-i-p'ars-a
giorgi-ERG visage-NOM PV-i-raser-AOR.S3s
“Giorgi s'est rasé”
Ce fait concorde avec le critère du degré d'affectedness qui ressort de l'exemple (131).
i+tavi impossible
Là où i+tavi est obligatoire pour des raisons qu'Amiridze associe au degré élevé auquel l'agent
est affecté, i+tavi est parfois exclu :
(134) a. *k'ac-ii e-lap'arak'-eb-a // i-lap'arak'-eb-a tav-si
homme-ERG *e // *i-parler-SUF-PR.S3s tav-DAT
75
b. k'ac-ii e-lap'arak'-eb-a [tav-isi tav-s]i
homme-ERG e-parler-SUF-PR.S3s [POSS.3s+tav]-DAT
“L'homme se parlait à lui-même”
Amiridze attribue cette impossibilité au faible degré d'affectedness de l'agent dans ce type de
constructions intransitives indirectes.62
Ceci laisse à penser que tavisi tavi est en réalité davantage restreint sémantiquement par rapport
à i+tavi.
3.3.2.3. Une première hypothèse sur la sémantique de i+tavi
Nous pouvons d'ores et déjà avancer une proposition quant à l'interprétation des constructions
en i+tavi, qui prendra la forme d'une analyse au moins partiellement commune de celles-ci et de
celles en i+objet possédé :
(135) [k’l:av] = λxλy. y tue x
[k’l:av’] = λRλxλy. y tue l’objet qui est dans la relation R avec x
[i-k’l:av’] = λRλy. y tue l’objet qui est dans la relation R avec y
[i-k’l:av’ tavi] = λy. y tue l'élément qui est dans la relation d'identité avec y
= λy. y tue y
Une analyse comme celle-ci rend justice à la similitude des constructions en i+tavi et en i+objet
possédé, car elle met en évidence leur parenté sur le plan syntaxique. En effet, il est en théorie
toujours possible de soumettre un verbe transitif à la dérivation qui mène jusqu’à l’adjonction de i-.
Si des restrictions existent, elles seront davantage à mettre sur le compte de la sémantique du verbe
et/ou de l’objet en question.
Le fait central est que sous cette analyse, le concept verbal, une fois modifié pour prendre une
relation comme argument et préfixé pour identifier un agent et un bénéficiaire, attend un argument,
qui sera compris comme un objet dans une certaine relation avec l’agent. Si, et seulement si, cette
62 Il semble que cela soit le cas. Néanmoins, l'on pourrait aussi avancer que ces formes verbales sont particulières en ce qu'elles exigent un préverbe e- (qui régit l'objet indirect). Ce préverbe e- aurait de toute façon la priorité sur i-, car e- et i- sont des morphèmes d'une même famille apparaissant toujours à la même place préradicale ; or, ces morphèmes ne peuvent coexister dans une même forme.
76
relation est matérialisée par le NP tavi, l’on obtient, par une métaphore grammaticalisée, une
interprétation réfléchie identique à celle que l’on aurait obtenue avec l’anaphore tavisi tavi.63
3.4 i- et tavi dans le cadre de la réflexivité
3.4.1 Place de l'élément tavi dans le cadre de la réflexivité
Pour Amiridze, il est nécessaire de définir le statut de l'élément anaphorique tavi, à savoir sa
spécification pour les traits [R] et [SELF], afin de l'intégrer dans la typologie des expressions
anaphoriques.
Premièrement, tavi, par définition, est toujours dépourvu de spécifieur : il n'est donc jamais
accompagné d'un élément qui pourrait lui associer des traits de personne ; le genre n'est pas une
catégorie grammaticale en géorgien, et donc pas davantage pour tavi ; le trait de nombre n'apparaît
jamais sur tavi, bien que son antécédent puisse tout à fait être au pluriel :
(136) bakar-ma da ilia-m k'arg-i sc'avl-it tav-i/*tav-eb-i
bakar-ERG et ilia-ERG bonne étude-INSTR tav-SG/*PL-NOM
ga:mo-i-čin-es
PV-i-distinguer-AOR.S3p
“Bakar et Ilia se sont distingués par de bonnes études”
L'absence de ces traits sur une expression anaphorique est ce qui la spécifie pour le trait [-R]64,
et par là l'empêche de fonctionner comme pronom : une des fonctions potentielles d'un pronom est
de référer à un antécédent non-linguistique, et ces traits (les 'traits-φ') facilitent l'accès à cet
antécédent.
Deuxièmement, pour Amiridze, il est clair que tavi est spécifié pour le trait [-SELF], puisqu'elle
considère que toutes ses occurrences sans i- sont des versions abrégées de tavisi tavi, et que par
suite, aucune occurrence de tavi seule ne peut être considérée comme étant à même de réflexiviser
un prédicat. La conclusion tirée par Amiridze est que tavi, portant les traits [-R -SELF], est une
anaphore SE, au même titre que le zich néerlandais, par exemple, dont on a vu qu'il n'apparaissait 63 Même si nous envisageons que la construction en i+tavi soit porteuse de connotations dont tavisi tavi serait
dépourvue.64 Un NP pourvu de 'traits-φ' peut être [+R], et peut aussi être [-R], comme himself par exemple . En revanche, un NP
dépourvu de 'traits-φ' est nécessairement [-R].
77
qu'après un verbe lexicalement réfléchi.
Amiridze note elle-même que cette conclusion n'est pas satisfaisante car elle échoue à définir le
rôle de i- dans ces constructions. Nous évitons ce problème en analysant tavi comme un élément
dont la contribution sémantique est la relation d'identité. Ainsi tavi, bien que nominal, ne sera pas
considéré comme une anaphore.
3.4.2 Place de l'élément i- dans le cadre de la réflexivité
La problème soulevé par Amiridze sur la base de ces faits est qu'au sein de la théorie de la
réflexivité, il est impossible de définir clairement la contribution de ce morphème. La condition B
de la théorie pose qu'un prédicat réfléchi doit être marqué pour la réflexivité, c'est-à-dire que soit le
verbe lui-même est lexicalement réfléchi, soit il prend, dans la syntaxe, une anaphore SELF comme
argument. Or ici, aucune de ces deux conditions n'est remplie.
Tout d'abord, dans l'idée que i- est un élément ajouté au niveau syntaxique à une racine, rien ne
permet de penser que cette racine est lexicalement réfléchie. L'analyse de R&S prédit non
seulement que la réflexivisation syntaxique est productive, au contraire de la réflexivisation lexicale
- et l'adjonction de i- est, précisément, productive -, mais aussi que l'on ne trouve pas de
réflexivisation dative lexicale (cf. (45)b. section 1.6.4), l'opération lexicale ne touchant que des
verbes sélectionnant un agent et un thème - or, ce que i- fait est justement d'identifier un agent et un
bénéficiaire, mais jamais un agent et un thème (cf. (120)/(121), section 3.3.1). De plus, i- ne semble
pas être une anaphore, et surtout ne peut pas être une anaphore SELF, dans la mesure où il ne peut
pas réflexiviser n'importe quel prédicat quand il apparaît sans tavi.
Une proposition avancée par Amiridze est que le marquage morphologique verbal soit inclus
dans les moyens de créer des prédicats réfléchis, à l'instar du marquage lexical ou par une anaphore
SELF. Cependant, elle considère comme une barrière le syncrétisme de i- : pour elle, tous ses
usages non-réfléchis65 sont problématiques et rendent difficile son analyse comme marqueur de la
réflexivisation.
3.5 i- et le paramètre lexique-syntaxe
Bien que formellement distincte de la manière dont la théorie de la réflexivité de R&R rend
compte des prédicats réfléchis, une analyse suivant les lignes du paramètre lexique-syntaxe semble
65 Notamment le i- des formes non-actives.
78
de prime abord pouvoir combler le vide constaté par Amiridze. En effet, même si R&S (2005) ne
parlent pas ouvertement d'un 'marquage' réfléchi dans le cas de SE, elles montrent que son
utilisation, comme réducteur de cas, ouvre la voie à plusieurs opérations, dont l'une a pour effet
d'identifier deux arguments en réunissant des rôles-θ distincts au sein d'un rôle-θ complexe :
l'opération de réflexivisation.
Il s'agit d'appliquer ce raisonnement aux verbes transitifs géorgiens préfixés en i- (en tentant
toutefois d'expliquer pourquoi cette dérivation ne touche que le cas datif). Nous l'avons esquissé
plus haut (cf. (127), section 3.3.1) en représentant les arguments syntaxiques exigés par un verbe au
fil de la dérivation. Nous pouvons maintenant représenter la dérivation syntaxique en indiquant
l'assignation des θ-rôles suivant l'idée de R&S :
(N.B. : -les italiques représentent les mots géorgiens
-xel est la racine 'main' sans aucune flexion
-ban est la racine 'laver' sans aucune flexion
-<...> = θ-rôles non-assignés ; [...] = θ-rôles assignés )
(137) banACC<ag-th>
=> banACC-DAT<ag-ben-th> (cf. (127) : ban')
=> VP : [VP banACC-DAT<ag-ben-th>]
=> VP : [VP banDAT<ag-ben> [DP xel[th]]]
=> VP : [VP i-ban<ag-ben> [DP xel[th]]] (cf. (127) : i-ban')
=> IP : [IP dato[ag-ben] [VP i-ban [DP xel[th]]]
=> dato i-ban-s xel-eb-s
dato i-laver-PR.S3s main-PL-DAT
(138) Interprétation :
a. ∃e [laver(e) & ag-ben(e,dato) & th(e,les mains de Dato)]]
b. ∃e [laver(e) & ag(e,dato) & ben(e,dato) & th(e,les mains de Dato)]]
c. “Dato se lave les mains”
79
Sous cette analyse, il n'existe qu'un moyen de rendre compte de l'impossibilité de produire une
relation réfléchie entre un rôle d'agent et un rôle de thème grâce à la préfixation en i-. Nous devons
postuler que tout verbe VACC-DAT<ag-ben-th> doit assigner le cas accusatif au NP qui reçoit le rôle de
thème. i- devient un élément qui, comme SE d'après R&S, absorbe un cas, mais ne peut pas
absorber le cas accusatif. Ainsi nous entrevoyons pourquoi ce type de relations réfléchies ne peut
être exprimé que par tavisi tavi (et i+tavi).
Disons, à propos des critères établis par R&S pour distinguer langues syn et langues lex, que la
dérivation que nous avons présentée ici est une réplique de celle proposée par R&S pour les langues
syn. i- y est vu comme similaire à SE : il intervient au niveau syntaxique pour absorber un cas66.
3.6 i- morphème bénéfactif
Un emploi non-mentionné de i-
Il nous faut mentionner un emploi de i- susceptible de remettre en cause le cheminement que
nous avons suivi jusqu'à maintenant avec Amiridze. Cet emploi est cantonné dans son travail à une
rubrique Other-Directed Benefactive i- and u- in 3-Argument Verbs (pp. 168-169), elle-même
contenue dans une section destinée à lister les emplois problématiques (syncrétiques) de i-. Nous
avons mentionné que cette diversité d'emplois était un problème pour Amiridze en ce qu'elle
empêchait de l'analyser comme un morphème de réflexivisation. Parmi ces emplois, on trouve des
formes comme :
(139) a. k'edel-i i-msxvr-ev-a (inaccusatif)
mur-NOM i-s'effondrer-SUF-PR.S3s
« Le mur s'effondre »
b. saxl-i i-ngr-ev-a (passif synthétique)
maison-NOM i-détruire-SUF-PR.S3s
« La maison est en train d'être détruite »
c. is q'oveltvis i-gin-eb-a (déponent)67
66 Cependant, cette opération, que nous avons appelée 'assignation multiple des rôles', trouve également sa motivation dans le besoin d'expliquer l'existence de prédicats ECM réfléchis.
67 Les déponents sont des verbes d'activité marqués comme non-actifs.
80
il-NOM tout.le.temps i-jurer-SUF.PR.S3s
« Il passe son temps à jurer »
Mais on y trouve également des formes comme :
(140) is amanat-s ga-m-i-gzavn:i-s ('other-directed benefactive')
il-NOM colis-DAT PV-OI1s-i-envoyer-PR.S3s
« Il m'enverra un colis »
Les exemples en (139) nous sont déjà connus (particulièrement (139)a./(139)b.) : il s'agit des
constructions que nous avions caractérisées, dans le deuxième chapitre, comme non-actives, en
montrant qu'elles pouvaient correspondre aussi bien à des traductions inaccusatives que passives.
Les cas comme l'exemple (140), en revanche, n'ont pas encore été traités. Ils posent question car
ils n'ont pas la morphologie non-active en commun avec les exemples en (139). Au contraire, ce
sont des formes actives, comme les réfléchis en i- que nous avons examinés. Les deux types de
constructions, réfléchie et 'other-directed benefactive', sont très ressemblantes. Comparer (141) avec
(140) :
(141) is amanat-s ga-i-gzavn:i-s
« Il s'enverra un colis »
Ainsi, les formes dites 'other-directed benefactive' ne diffèrent des formes réfléchies que par la
présence d'un marqueur personnel précédant immédiatement i-, et i- seul est la marque des formes
réfléchies.
Un paradigme régulier
Il peut être utile de présenter le paradigme complet d'une de ces formes :
(142) a. man ga-m-i-gzavn-a c'eril-i « Il m'a envoyé une lettre »
81
b. - - - ga-g-i-gzavn-a - - - « Il t'a envoyé une lettre »
c. - - - ga-u-gzavn-a - - - « Il lui a envoyé une lettre »
d. - - - ga-gv-i-gzavn-a - - - « Il nous a envoyé une lettre »
e. - - - ga-g-i-gzavn-a-t - - - « Il vous a envoyé une lettre »
f. - - - ga-u-gzavn-a - - - « Il leur a envoyé une lettre »
Ce paradigme montre une chose : pour les 3èmes personnes du singulier et du pluriel, en lieu et
place d'une combinaison [[marqueur OI]+[i-]], on trouve simplement une voyelle u-. Cela peut
laisser penser que i- n'est pas un morphème bénéfactif régulier. Nous proposons au contraire de
considérer u- comme la réalisation de cette combinaison68. De cette manière, nous ramenons
l'ensemble du paradigme bénéfactif à des formes comportant i-.
i- morphème bénéfactif
Nous jugeons que i- doit en fait être le morphème normal de la bénéfactivité. Cela implique que
nous devons réinterpréter toutes les occurrences du i- 'réfléchi' examinées précédemment comme
des occurrences de constructions bénéfactives. Nous faisons en (143) un rappel du calcul proposé
dans la section 3.3.1 i- comme stratégie verbale pour rendre compte des formes 'réfléchies' :
(143) [ban] = λxλy. y lave x
[ban'] = λRλxλy. y lave l'objet qui est dans la relation R avec x
[i-ban'] = λRλy. y lave l'objet qui est dans la relation R avec y
où R est une relation possessive/bénéfactive qui tient entre deux individus
(par exemple : 'être la main de')
On voit ici que deux étapes successives, ban' et i-ban', aboutissent à une lecture réfléchie. Nous
avons mentionné rapidement que l'étape ban' était le fruit d'une stipulation visant à augmenter la
grille thématique du verbe, i- ayant la fonction d'absorber le cas datif et d'imposer l'identité des
68 Un fait pouvant peut-être soutenir cette idée est que les marqueurs OI de 3ème personne apparaissent de manière plus irrégulière que ceux des autres personnes : ils peuvent avoir plusieurs réalisations différentes, dont une 'nulle', devant certaines consonnes et devant voyelle. Ainsi, que sa présence ici soit seulement matérialisée par un changement vocalique est plausible.
82
deux arguments. Postuler cette étape ban' est peut-être problématique, car elle n'est jamais réalisée
dans la langue, mais doit seulement servir d' 'input' à l'opération qui adjoint i-.
Maintenir cette idée alors que nous venons de suggérer que i- était présent régulièrement dans le
paradigme bénéfactif n'est pas économique. En effet, nous devrions alors affirmer que i-, dans les
formes bénéfactives, assure la même fonction que l'item ban' dans les formes 'réfléchies' (la
fonction proprement bénéfactive), et qu'il y perd du même coup sa fonction d'identifier les
arguments (puisqu'elle n'est pas requise).
Nous proposons donc d'intégrer les formes en i-, que nous avons appelées 'réfléchies' jusqu'à
maintenant, dans le paradigme bénéfactif, comme membre supplémentaire. Puisque nous avons
émis l'hypothèse que l'incorporation d'un complexe [[marqueur OI]+[i-]] était caractéristique de
chaque membre de ce paradigme, nous posons qu'une forme en i- seul suppose toujours la présence
d'un élément muet SELF, un morphème non-prononcé prenant la place du marqueur d'objet indirect.
Cet élément serait à considérer comme la seconde anaphore dont le géorgien dispose, à côté de
tavisi tavi, et sa fonction pourrait être définie comme étant identique à SE si l'on parle de la
propriété d'identifier deux arguments, mais distincte de lui eu égard à la fonction principale que
nous avons retenue pour SE : celle d'absorber le cas du verbe. Dans le verbe géorgien, cette fonction
serait assurée par le morphème i-.
Ainsi, la fonction du morphème i-, que nous cherchons à définir prioritairement dans ce
mémoire, ne comporterait plus qu'une dimension, celle d'une sémantique bénéfactive (avec
éventuellement un pendant adversatif), qui n'est à son tour que l'une des deux dimensions de la
fonction remplie par le morphème SE.
3.7 Conclusion
Dans ce chapitre nous avons commencé par aborder le cas de l'anaphore tavisi tavi et avons
montré qu'elle était sensible aux conditions du liage d'une manière assez proche de l'anglais himself.
En discutant les deux stratégies traitées par Amiridze affichant le préfixe i-, nous avons été
amené à faire une proposition sur la contribution sémantique de cet élément. Cet élément
s'adjoindrait à un verbe demandant une relation comme argument et identifierait les deux arguments
individus. Nous avons alors considéré i+tavi comme un cas particulier de i-V, où tavi ferait que
cette relation est la relation d'identité.
Nous avons ensuite constaté comme Amiridze que l'élément i- pouvait difficilement être analysé
83
dans le cadre de la réflexivité, n'étant ni une anaphore SELF, ni un marqueur lexical de réflexivité.
Nous avons alors tenté de l'analyser dans le cadre de R&S, c'est-à-dire de le voir comme un
morphème agissant sur le cas datif d'un argument bénéficiaire. Par là il nous semblait possible de
'sauver' le caractère réfléchi de i-.
Enfin, nous avons inclus dans notre raisonnement les usages bénéfactifs, mais non-réfléchis, de
i-, et nous en sommes venus à la conclusion que, contre toute attente, i- ne pouvait tout simplement
pas être considéré comme un réflexiviseur. Nous avons donc pris la décision de voir i- comme le
morphème bénéfactif habituel, et ses usages réfléchis comme un cas particulier de version
bénéfactive.
Une implication de cela, que nous avons considérée, est la nécessité de la présence d'un élément
ayant l'interprétation d'un morphème SELF, mais sans contenu prononcé, sans quoi nous ne
pourrions pas déterminer ce qui est responsable de l'interprétation réfléchie des constructions que
nous avons examinées.
84
Conclusion
Dans ce mémoire, nous avons tenté de décrire le phénomène sémantique de la réflexivisation
d'un point de vue général, avant de prendre une orientation comparativiste en examinant les
réalisations de ce phénomène dans une langue, le géorgien, et en confrontant ces réalisations à celle
que l'on trouve dans d'autres langues, comme l'anglais ou le français.
La manifestation de la réflexivisation est l'identification de deux arguments d'un verbe. Dans le
premier chapitre, nous avons suivi les arguments proposés par deux auteurs, Reinhart & Siloni
(2005), pour qui ce phénomène subsume des opérations et des mécanismes divers. Au-delà des
anaphores comme himself, qu'elles caractérisent comme régies par les conditions de la théorie du
liage, elles postulent une opération, appelée réflexivisation, qui est en réalité la conjonction de deux
sous-opérations. L'une serait lexicale, l'autre syntaxique, et elles seraient respectivement
caractéristiques de l'anglais et du français, par exemple.
La considération d'une telle 'paramétrisation' fait deux prédictions notables. Premièrement, un
contraste de productivité opposerait les verbes réfléchis de ces deux types de langues : en anglais,
les verbes réfléchis forment un groupe fermé et figé au niveau du lexique, tandis qu'en français,
l'opération touche indistinctement tout verbe de la langue. Deuxièmement, il est prédit que
l'opération, quand elle est syntaxique, permet la formation de prédicats ECM réfléchis : des
exemples sont fournis et un compte-rendu technique de cette possibilité est proposé.
Un élément central dans l'étude accomplie par R&S est le clitique verbal SE, dont toutes les
langues romanes disposent. Elles en font une analyse aux implications assez complexes. En effet, si
leur intérêt premier est l'opération de réflexivisation, elles veulent attribuer à SE une fonction qui
soit assez générale, afin que celui-ci participe non seulement aux constructions réfléchies, mais
aussi à toute une série d'autres constructions. SE aurait la fonction d'absorber le cas qu'un verbe doit
assigner, et ce processus se produirait au niveau de la syntaxe. Dans le cas des verbes réfléchis,
selon R&S, un argument interne serait supprimé syntaxiquement pendant que son rôle thématique
serait assigné à l'argument externe, en même temps que le rôle de ce dernier.
L'implication d'une telle analyse de SE est que celui-ci peut apparaître dans de nombreuses
autres constructions, dérivées selon R&S par des opérations tout à fait différentes de ce qu'elles
85
appellent la réflexivisation : ce sont les opérations qui donnent naissance aux formes inaccusatives
et passives, pour ne citer que les plus notables.
Nous avons vu dans le deuxième chapitre que la première d'entre elles, la décausativisation,
avait pour effet d'éliminer l'argument externe d'un verbe à la fois syntaxiquement et
sémantiquement. SE peut alors être vu comme un morphème empêchant l'assignation du cas
accusatif que le verbe porte, ce qui est cohérent avec la vision établie des inaccusatifs, selon
laquelle un argument du verbe recevant un rôle 'interne' (de thème, par exemple) monte dans une
position externe au syntagme verbal et y reçoit le cas nominatif.
Nous avons également présenté une analyse que l'on peut voir comme alternative à celle de
R&S, et qui a été proposée par Andrew Koontz-Garboden (2008) sous le nom de théorie de
l'anticausativisation. Celle-ci prend comme point de départ des données similaires à celles utilisées
par R&S pour discuter les verbes inaccusatifs. Plutôt que de postuler une opération comme la
décausativisation, qui supprimerait un rôle thématique de la grille d'un verbe, AKG postule que
l'opération qui crée des verbes à interprétation inaccusative à partir d'une base transitive est
identique à celle qui crée des verbes à interprétation réfléchie, et que le morphème associé à cette
opération est SE. La seule action de cette opération est l'identification d'opérateurs présents dans les
représentations sémantiques lexicales attribuées aux verbes individuels. Selon lui, si une telle
représentation contient un opérateur AGENT, le verbe aura une lecture réfléchie quand on lui
adjoint SE, et une lecture inaccusative si elle contient un opérateur EFFECTEUR.
Nous avons considéré cette proposition comme intéressante, car elle est à certains égards plus
économique que celle avancée par R&S : elle ne pose qu'une opération, là où R&S parlent de
réflexivisation et de décausativisation. Cependant, nous avons mentionné qu'elle ne pouvait rendre
compte de la possibilité de prédicats ECM réfléchis, ce qui est une importante lacune.
Pour chacune de ces propositions, nous avons mis en regard avec les données utilisées par les
auteurs des données tirées du géorgien, partant d'une intuition qu'un morphème verbal i-, très
présent dans cette langue, pouvait peut-être remplir une fonction similaire à celle de SE. Nous
avons cependant très rapidement montré que le verbe géorgien possédait un moyen morphologique
dont la présence éventuelle indiquait sans ambiguïté sa nature non-active. Ce moyen est un
circonfixe i-...-eb-a, et dépasse donc le i- seul.
Nous avons alors estimé qu'il était difficile d'attribuer au i- présent dans ce circonfixe une
fonction propre. En prenant le circonfixe i-...eb-a lui-même comme point de comparaison avec SE,
nous ne pouvions que conclure que les deux éléments n'étaient pas de même nature, le premier ne
86
pouvant marquer que des formes à sujet dérivé, alors que le second peut s'adjoindre à des verbes
transitifs sans les transformer en verbes inaccusatifs.
Le reste du chapitre a en quelque sorte confirmé ces conclusions en abordant le cas de
l'opération de saturation décrite par R&S. Nous y avons montré que la passivisation avait pour effet
minimal de dé-externaliser l'argument externe d'un verbe, même si elle ne le supprimait pas
sémantiquement. Puis nous avons constaté que le même circonfixe géorgien, i-...eb-a, pouvait
également remplir cette fonction. Qu'aussi bien des formes inaccusatives que passives puissent
avoir recours à cet élément n'est pas surprenant, si l'on considère que son rôle est avant tout
d'indiquer la dé-externalisation de l'argument externe (et non sa suppression).
L'examen de cet ensemble de données géorgiennes ne remet en cause ni les propositions de
R&S, ni celles d'AKG. Bien plutôt, il tend à montrer que l'occurrence de la voyelle i- qui nous a
interessé jusque là ne pouvait être analysée de la même manière que SE, et ce, quel que soit le cadre
adopté.
Dans le troisième et dernier chapitre, nous nous sommes d'abord penché sur un moyen de
produire des interprétations réfléchies en géorgien dont l'on peut rendre compte grâce à la théorie du
liage : l'anaphore tavisi tavi. Nous appuyant sur les données fournies par Amiridze (2006), nous
avons montré qu'elle obéissait à des contraintes comparables à celles auxquelles himself est soumis
en anglais. Au titre des différences observées avec ce dernier, mentionnons le fait qu'il est constitué
d'un possessif lui-même réfléchi, tavisi, qui peut apparaître sans tavi et avoir alors un comportement
différent (vis-à-vis du liage) de l'anaphore nominale tavisi tavi.
Puis nous avons commencé à considérer une autre occurrence de la voyelle i-, très présente
également dans le verbe géorgien, et, de plus, située dans la même position au sein du complexe
verbal. Suivant Amiridze, nous avons mentionné les deux stratégies de réflexivisation dans
lesquelles ce i- est impliqué. Il s'agit premièrement d'une stratégie 'nominale', i+tavi, qui adjoint i-
au verbe et requiert également que le NP tavi, signifiant littéralement « tête », soit placé en position
d'objet direct du verbe, et deuxièmement d'une stratégie 'verbale', dont la seule manifestation est i-.
Nous avons pensé qu'il était judicieux de présenter la stratégie 'verbale' avant la stratégie
'nominale', en raison d'une intuition selon laquelle la seconde pourrait être dérivée de la première.
Des exemples de constructions comprenant des verbes préfixés en i- ont été présentés. Deux
remarques ont immédiatement été faites : premièrement, les formes concernées ne sont pas non-
actives, contrairement aux cas vus dans le deuxième chapitre, elles sont au contraire actives, et
87
même transitives ; deuxièmement, elles ne correspondent pas réellement aux verbes réfléchis en SE
que nous avons vus dans le premier chapitre. En effet, bien qu'elles puissent être considérées
comme réfléchies, elles ne seraient traduites dans une langue comme le français que par des formes
où la relation réfléchie tient entre l'agent et le bénéficiaire, et en aucun cas entre l'agent et le thème.
Cependant, nous avons considéré que reconnaître cette possibilité offerte par le verbe géorgien,
l'utilisation d'un morphème verbal i- pour exprimer un certain type de relations réfléchies, était une
avancée importante, qui n'exigeait de nous qu'une stipulation : poser qu'un verbe transitif préfixé en
i- ne pouvait pas ne pas assigner le cas accusatif à son argument interne.
Nous avons ensuite étendu ce résultat à première vue satisfaisant à la stratégie 'nominale',
i+tavi. Il s'est agi de considérer cette dernière comme un cas particulier de la stratégie 'verbale', en
i- seul. Nous avons décrit sa particularité vis-à-vis d'elle comme la présence obligatoire du NP tavi
en position d'objet direct, celui-ci perdant alors sa signification littérale et ayant pour contribution
sémantique la relation d'identité. Nous avons noté qu'une telle analyse ne nécessitait pas de
considérer tavi comme une anaphore, contrairement à la tentative d'Amiridze, et que cela était un
résultat souhaitable. Au niveau interprétatif, nous avons décrit cette construction comme largement
équivalente à la construction en tavisi tavi.
L'étape finale de notre raisonnement a été motivée par la conscience de l'existence d'un 'autre'
emploi de i-, mentionné par Amiridze sous une rubrique 'cas problématiques'. Il s'agit de l'emploi
régulier de cette voyelle dans le paradigme bénéfactif, où elle apparaît immédiatement après un
marqueur personnel d'objet indirect, avec néanmoins un allomorphe u- pour la troisième personne.
Le fait que ce que nous avions appelé jusque là 'réflexivisation en i-' n'ait en réalité couvert que des
cas de réflexivisation dative est cohérent avec ce paradigme bénéfactif, qui par définition n'a pour
éléments variables que les marqueurs d'objets indirects, normalement marqués au datif.
Nous avons alors proposé d'intégrer les formes réfléchies dans ce paradigme, en postulant
l'existence d'un morphème SELF, une anaphore non-prononcée, remplissant la fonction de
réflexiviseur proprement dite, et laissant la fonction de réducteur de cas au morphème i-.
En résumé, au terme de notre recherche, effectuée sur un ensemble de données géorgiennes, il
s'avère que nous n'avons pas pu répondre par la positive à la question : existe-t-il en géorgien un
morphème équivalent au SE des langues romanes, tel qu'il est décrit par R&S ? Nous avons
identifié deux séries d'occurrences d'une voyelle i-, dont la première n'a pour l'instant pas pu être
définie comme élément pleinement autonome. Cependant, nous avons pu constater au moins sa
88
présence et son implication presque systématiques dans un complexe plus large i-...-eb-a, que nous
pensons, lui, avoir correctement défini comme marqueur de la voix non-active.
Mais cette fonction n'est pas celle de SE.
La deuxième série d'occurrences de la voyelle i- nous a montré que celle-ci ne pouvait être dite
correspondre à SE que dans la mesure, limitée, où l'un comme l'autre absorbent le cas. Mais i-
apparaît selon nous dans toutes les formes bénéfactives, et pas seulement réfléchies, tandis que SE,
bien qu'il absorbe également le cas en tant que morphème bénéfactif, a une distribution plus
restreinte puisqu'il n'apparaît de toute évidence jamais dans des formes simplement bénéfactives : si
d'aventure un verbe auquel on adjoint SE demande à l'origine deux arguments, l'identification de ces
arguments aura lieu.
Nos résultats sont en grande partie ceux d'une enquête empirique et comparative : ils tendent à
clarifier la situation qui prévaut dans une langue donnée, le géorgien, en mettant à profit des notions
théoriques et techniques élaborées en interrogeant d'autres langues. Sur un plan assez personnel, ces
résultats tendent également à conférer aux notions évoquées, à nos yeux, un très grand relief, et à
nous faire ressentir le besoin de découvrir, dans l'avenir, de possibles généralisations concernant les
morphèmes impliqués dans les formes réfléchies. Dans des cas comme celui de SE, notamment,
nous devrons approfondir les implications des deux termes du choix suivant : définir une
sémantique de SE, ou bien définir des opérations sémantiques indépendantes de SE.
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Annexes
Annexe 1 : Aperçu grammatical
Le nom
Le géorgien connaît sept cas : le nominatif, l'ergatif, le datif, le génitif, l'instrumental, l'adverbial
et le vocatif.
Il existe plusieurs classes de noms, dont la grande majorité arbore un -i final au nominatif (la
forme de citation). Cette classe, la 1ère classe, est la classe des noms à radical consonantique. Les
2ème et 3ème classes sont celles des noms à radical vocalique et sont constituées respectivement de
noms en -a/-e et de noms en -o/-u. Nous présentons ci-dessous la déclinaison de chacune des
classes.
• Système casuel :
Suivent les déclinaisons des noms k'ac-i («homme»), deda (« mère ») et gogo (« fille », au sens
de « jeune femme ») :
I II III
Nominatif k'ac-i deda gogoErgatif k'ac-ma deda-m69 gogo-mDatif k'ac-s deda-s gogo-sGénitif k'ac-is ded-is gogo-sInstrumental k'ac-it ded-it gogo-tiAdverbial k'ac-ad ded-ad gogo-dVocatif k'ac-o deda-v gogo-v
69 L'allomorphe de la désinence -ma quand celle-ci est précédée d'une voyelle est -m. Par exemple, nino => nino-m.
90
On voit que chaque classe est caractérisée par une interaction différente entre les radicaux et les
désinences.
Parmi ces cas, le datif, l'ergatif et, dans une moindre mesure, l'adverbial, méritent quelques
remarques (les autres cas ont strictement les mêmes fonctions que dans des langue comme le latin,
l'allemand ou le russe) :
-le datif :
Ce que toutes les grammaires du géorgien (qu'elles soient géorgiennes ou étrangères) appellent
'datif' correspond en réalité à la fois à ce que l'on appelle 'accusatif' et 'datif' dans la plupart des
langues européennes. En effet, il n'y a aucune différence formelle entre ces deux cas en géorgien :
c'est la même désinence -s qui est utilisée.
Pour rappel, l'accusatif est le cas de l'objet direct, tandis que le datif est celui de l'objet indirect
(ou oblique, ou prépositionnel dans beaucoup de langues, comme par exemple le cas de la
préposition mit, « avec », en allemand). Le géorgien possède lui aussi des adpositions qui régissent
le datif, comme les suffixes -ši (« dans ») et -tan (« (ensemble) avec »).
-l'ergatif :
Ce cas est réservé aux sujets des verbes transitifs et inergatifs au temps aoriste. Nous présentons
plus bas des arguments tirés de Amiridze (2006) allant à l'encontre d'une caractérisation de ce cas
comme étant réellement l'ergatif.
-l'adverbial :
L'adverbial est fréquemment utilisé là où d'autres langues utilisent un autre moyen (les suffixes
-ment en français, -ly en anglais etc.). Bien des formes en -ad pourraient également être traduites
par des périphrases en « comme... ». Si l'on s'en tient à cette analyse en termes de cas, la partie du
discours que l'on appelle 'adverbe' est extrêmement réduite en géorgien.
• Autres catégories :
-le nombre : le pluriel se manifeste en géorgien par un suffixe analytique, -eb-. Il s'insère entre
la racine et la désinence de cas. Sa forme reste toujours la même (il n'est jamais sujet à une
91
réduction, par exemple). En revanche, s'il est présent au sein d'un nom de classe II ou III, le nom
aura la forme nominative en -i, c'est-à-dire qu'il suivra le paradigme de classe I. Par exemple :
deda => ded-eb-igogo => gogo-eb-i
-le genre : le genre n'est pas une catégorie en géorgien ; il ne se manifeste dans aucune partie du
discours.
Le verbe
Le verbe est la partie du discours où s'exprime le mieux la complexité de la langue géorgienne.
Nous n'en donnons ici qu'un très bref aperçu.
• Expression de la personne et du nombre du sujet :
Le verbe géorgien est connu pour être polypersonnel, c'est-à-dire pour exprimer à la fois le
sujet, l'objet direct et l'objet indirect en son sein. L'objet direct de troisième personne étant muet,
nous présentons ci-dessous la conjugaison d'un verbe transitif au présent en ne faisant varier que
l'expression du sujet70 :
v-c'er « je l'écris» v-c'er-t « nous l'écrivons » c'er « tu l'écris » c'er-t « vous l'écrivez » c'er-s « il l'écrit » c'er-en « ils l'écrivent »
Parmi les éléments variables (apparaissant ici en gras), on distingue plusieurs phénomènes :
-un préfixe v- indique la première personne-deux suffixes, -s et -en encodent à la fois la 3ème personne et une indication de nombre-l'absence du préfixe v- ou de l'un des deux suffixes -s et -en indique la 2ème personne-un suffixe -t indique le pluriel aux 1ère et 2ème personnes
Nous établissons l'existence de deux groupes de marqueurs :
- v- et -t forment un groupe de marqueurs analytiques : ils n'expriment qu'une seule information- -s et -en forment un groupe de marqueurs synthétiques : ils expriment plus d'une information
70 Ces formes peuvent avoir une lecture intransitive.
92
Cela devient évident quand on compare ces formes à celles de l'aoriste :
da-v-c'er-e « je l'ai écrit » da-v-c'er-e-t « nous l'avons écrit »da-c'er-e « tu l'as écrit » da-c'er-e-t « vous l'avez écrit »da-c'er-a « il l'a écrit » da-c'er-es « ils l'ont écrit »
Ici, nous avons indiqué en gras ce qui était nouveau par rapport au présent (sauf le préverbe
da-), et l'on voit que les éléments v- et -t sont toujours présents et ont toujours la même fonction,
tandis que d'autres éléments sont apparus : les désinences -e, -a, et -es. -e ne distingue pas la 1ère et
la 2ème personne, mais est en opposition à -a et -es, qui expriment tous deux la 3ème personne.
Comme au présent, ces deux derniers encodent également une distinction de nombre.
Ces remarques constituent le minimum essentiel de ce que l'on peut dire sur l'expression du
sujet dans le verbe géorgien au présent et à l'aoriste71.
• Expression de l'objet direct :
Concernant l'expression de l'objet dans le complexe verbal, notons que l'expression de l'objet
direct et de l'objet indirect diffèrent grandement. Les formes que ce dernier peut prendre sont une
question particulièrement complexe en comparaison avec celles de l'objet direct. Nous présentons
ci-dessous une conjugaison où la personne et le nombre de l'objet direct varient, tandis que le sujet
est à la 3ème personne du singulier :
m-xed-av-s « il me voit » gv-xed-av-s « il nous voit »g-xed-av-s « il te voit » g-xed-av-s-t72 « il vous voit » xed-av-s « il le voit » xed-av-s « il les voit »
On voit ici que les 1ère et 2ème personnes du pluriel ne sont plus exprimées d'une manière
parallèle, comme c'était le cas pour le sujet : la 1ère personne du pluriel objet est exprimée par un
préfixe à part : gv-, tandis que la 2ème personne du pluriel utilise le même préfixe, g-, que pour
celle du singulier, mais en lui ajoutant -t.
Notons que contrairement à l'expression du sujet, l'expression de l'objet direct reste inchangée à
l'aoriste : on peut dire que l'objet direct n'est rendu que par des morphèmes analytiques (ou l'absence
de morphèmes pour la 3ème personne).
71 Un autre aspect essentiel concerne l'expression des sujets-expérienceurs, qui sont sujets au phénomène de l'inversion. Des structures parallèles au français littéraire « Il me tarde » ou « Peu me chaut » sont la norme pour les structures à sujet-expérienceur du géorgien. Ceci dépasse notre aperçu et ce mémoire.
72 Ceci est un exemple de la « compétition des morphèmes verbaux » : -s disparaît au profit de -t.
93
• Séries :
Ce que nous avons appelé ici 'présent' et 'aoriste' sont des conjugaisons. Cependant, ces deux
termes désignent également des 'séries'. La série du présent contient en réalité six conjugaisons,
dont la deuxième la plus notable après le présent est le futur. La série aoriste, quant à elle, contient
deux conjugaisons, dont la seconde est l'optatif (ou subjonctif aoriste).
Nous n'allons pas donner les formes de ces conjugaisons, mais indiquons seulement qu'il existe
une relation de dérivation entre chacune d'elles à l'intérieur de chaque série. Ainsi, le futur est dérivé
du présent par l'ajout d'un préverbe73 à celui-ci. Par exemple :
v-c'er « je l'écris » => da-v-c'er « je l'écrirai »
Notons que l'aoriste requiert également la présence du préverbe, mais qu'il n'est pas dérivé de la
série du présent.
Il existe une troisième série, celle du parfait, comprenant trois conjugaisons (dont l'une est
aujourd'hui tombée en désuétude). Cette série est caractérisée par le phénomène de l'inversion des
fonctions grammaticales de sujet et d'objet direct et par une sémantique complexe, ce qui rendrait sa
description ici inappropriée.
• Suffixes verbaux 'lexicaux' :
Il existe une série de suffixes que nous appellerons 'lexicaux', car ils sont fixés définitivement
pour chaque verbe. Nous donnons ci-dessous un exemple de verbe pour chacun de ces suffixes :
- -∅ : c'er-∅ « tu écris »- -i : targmn-i « tu traduis »- -av : xat'-av « tu peins »- -am: sv-am « tu bois »- -eb : a-tav-eb « tu termines »- -ob : pikr-ob « tu penses »- -ev : a-ngr-ev « tu détruis »
Les suffixes lexicaux ont la caractéristique d'être présents dans toutes les formes de la série
73 Le préverbe est lexicalement déterminé. Pour l'immense majorité des verbes, ses propriétés sont temporelles et/ou aspectuelles. Seuls certains verbes de mouvement peuvent se voir attacher n'importe quel préverbe, car ceux-ci prennent alors une connotation spatiale (qui constitue leur sémantique d'origine).
94
présent, et absents dans toutes les formes de la série aoriste (-ev, toutefois, laisse derrière lui un
réflexe -i).
• Transitifs et inergatifs
Le géorgien possède une classe de verbes, que Tschenkéli (1958) appelle Mittelverben (« verbes
moyens »), et dont la plupart des membres sont inergatifs. Beaucoup d'entre eux sont des verbes
dénominaux et portent le suffixe lexical -ob, comme sc'avl-ob « tu étudies », dérivé du substantif
sc'avl-i74.
La morphologie des verbes inergatifs géorgiens est assez aisément circonscrite : ce sont soit des
Mittelverben, soit des verbes transitifs habituels avec une lecture d'objet implicite. Il est crucial de
comprendre que la morphologie en (i)-...-eb-a, que nous avons analysée dans ce mémoire, ne peut
pas recevoir une interprétation inergative.
Annexe 2 : guide pour la lecture des gloses
Nous utilisons dans les gloses les abréviations suivantes :
-noms de cas :
NOM nominatifERG ergatifDAT datifGEN génitifINSTR instrumentalADV adverbial
-fonction, personne et nombre :
S sujetOD objet direct
74 Cette classe verbale est, selon Tschenkéli, déficiente, en ce qu'elle construit toutes ses formes hors présent (hors de la conjugaison présent) selon le modèle des verbes transitifs en -eb.
95
OI objet indirect1, 2, 3 personnes, p nombre
-temps et mode :
PR présentAOR aoristeOPT optatif
-autres :
PV préverbeMASD masdarPL plurielSUF suffixe verbal (formes non-actives uniquement).PPas participe passé (passif)ADJ adjectif (terminaison adjectivale)COP copulePOSS(.REFL) possessif (/poss. réfléchi)CAUS causatif (morphème)
Conventions :
• Représentation des phrases géorgiennes :
Tous les morphèmes se voient séparés les uns des autres par un tiret, sauf :
-les suffixes lexicaux, séparés des racines par un double point, afin de mettre en
évidence leur soudure
-certaines occurrences d'un a- pré-racine, sémantiquement vide, mais distinct à la fois
des préverbes et des racines ; il peut tomber dans certaines conditions, mais quand il
est présent, rien ne peut le séparer de la racine
-les divers constituants des participes passés, eux aussi soudés
96
• Gloses :
-les racines sont traduites par des infinitifs
-quand un seul morphème exprime plusieurs notions, celles-ci sont séparées par un point ;
c'est ainsi que nous rendons justice aux désinences synthétiques de temps/mode/personne/nombre
comme -a, glosé « AOR.S3s » ; dans les formes de 1ère personne de l'aoriste, nous rendons -e par
« AOR.S1s », même si, en fait, « S1s » est déjà présent sous la forme du préfixe v- : cette
redondance permet de rappeler que -e contient tout de même une information de personne (« non-
S3s/p »)
-les suffixes verbaux de formes actives et leurs éventuels réflexes dans les masdars restent
non-glosés
-les préverbes, étant presque toujours sémantiquement vides, sont simplement glosés « PV »
-le futur n'est pas indiqué, car il est le produit de la désinence du présent et de la présence
d'un préverbe
Annexe 3 : l'ergativité du géorgien en question
Nous présentons ici des arguments allant à l'encontre de l'idée que le géorgien est une langue
ergative. Ils sont tirés de Amiridze (2006).
Le schéma habituel des langues ergatives est le suivant : le sujet d'un verbe transitif reçoit un
cas qui lui est dédié (appelé cas ergatif), tandis que le sujet d'un verbe intransitif (inaccusatif ou
inergatif) et l'objet direct d'un verbe transitif reçoivent un autre cas (appelé cas absolutif).
Soient les exemples suivants, à l'aoriste :
a. k'ac-ma da-čex-a šeša
homme-ERG PV-couper-AOR.S3s bois-NOM
« L'homme a coupé du bois »
b. k'ac-ma i:t'ir-a
homme-ERG pleurer-AOR.S3s
« L'homme a pleuré »
97
c. k'ac-i c'a-vid-a
homme-NOM PV-partir-AOR.S3s
« L'homme est parti »
En a., la glose indique que le sujet reçoit le cas ergatif. L'objet direct, lui, reçoit un cas appelé
nominatif, et non absolutif. Même si le terme n'est pas le terme habituel, il s'agit tout de même d'un
cas différent de celui du sujet (avec de plus une connotation de 'cas le plus basique du système', ce
qui est cohérent avec l'idée que le géorgien est une langue ergative).
En c., on a affaire à un verbe inaccusatif, et le sujet est marqué au même cas que l'objet direct en
a.
Le cas problématique est b., où le verbe est intransitif (inergatif), mais où contrairement à c., le
sujet est marqué au cas dit ergatif. Cela ne correspond pas au schéma ergatif, mais au schéma actif,
qui regroupe les transitifs et les inergatifs en exigeant que les sujets des uns et des autres soient
marqués par un même cas.
Il existe, en plus des schémas ergatif et actif, un schéma nominatif (la norme parmi les langues
européennes). Celui-ci distingue le sujet de l'objet direct, indépendamment de la nature du verbe
(transitif, inergatif, inaccusatif) : le sujet sera toujours au cas nominatif, tandis que l'objet direct sera
toujours marqué par un autre cas, le cas accusatif.
Les exemples ci-dessus montrent que le géorgien n'est pas non plus une langue nominative, dans
la mesure où dans cette langue, un sujet peut être marqué par un cas autre que le nominatif (ici le
cas appelé 'ergatif'), et un objet direct par un cas autre que l'accusatif.
Les exemples que nous venons d'utiliser sont à l'aoriste, et les formes de ce temps suggèrent que
le géorgien est une langue active. Cependant, le temps présent/futur appelle d'autres
commentaires. Sans qu'il soit nécessaire de donner d'autres exemples, mentionnons simplement qu'à
ce temps, le marquage du cas en géorgien est exactement identique au schéma nominatif (une
différence, peut-être superficielle, avec les langues nominatives est que l'on appelle toujours 'datif'
le cas que reçoit l'objet direct d'un verbe transitif, et non 'accusatif'; par ailleurs, ce 'datif' est
également le cas de l'objet indirect au présent/futur et à l'aoriste, chose à laquelle l'on est plus
accoutumé)
Enfin, le temps parfait offre les faits suivants :
a. k'ac-s mo-u-k'l:av-s datv-i
homme-DAT PV-u-tuer-PR.S3s ours-NOM
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« L'homme a (apparemment) tué l'ours »
b. k'ac-s u-t'ir-i-a
homme-DAT u-pleurer-PF-COP.PR.S3s
« L'homme a (apparemment) pleuré »
c. k'ac-i mo-m:k'vd:ar-a
homme-NOM PV-mourir.PPas-COP.PR.S3s
« L'homme est (apparemment) mort »
Contrairement aux exemples précédents, ici le cas du sujet chez les transitifs et inergatifs n'est
plus l' 'ergatif', mais le datif. Cependant, comme à l'aoriste, ils ont un comportement commun, et qui
s'oppose à celui du sujet des inaccusatifs. On ne trouve donc pas non plus ici un schéma ergatif,
mais plutôt un schéma actif.
Le géorgien n'est donc ni une langue ergative, ni une langue 'split-ergative', selon l'analyse
d'Amiridze. Elle serait davantage une langue 'split-nominative-active', nominative en ce qui
concerne le temps présent/futur, et active en ce qui concerne les temps aoriste et parfait.
Il semble que les noms donnés aux cas en géorgien ne reflètent pas pleinement les analyses
grammaticales générales que l'on peut fournir pour cette langue : ainsi du 'datif', qui remplit, au
temps présent/futur, la fonction de l'accusatif bien connue (en plus de celle du datif), et ainsi
également de l' 'ergatif', qui marque les sujets inergatifs à l'aoriste, contrairement à la classification
établie.
Pour conclure, la présence en géorgien d'un temps qui affiche un schéma casuel typiquement
nominatif (présent/futur) nous autorise, au moins dans ce cas précis, à fournir une analyse des
constructions passives et inaccusatives (la saturation et la décausativisation de R&S) similaire à
celle que l'on fournit pour des langues européennes plus fréquemment étudiées. Parler d'une
absorption du cas accusatif dans ces constructions en géorgien nous semble dès lors acceptable. La
situation est sans doute plus complexe quand il s'agit d'analyser ces constructions aux temps aoriste
et parfait, puisque les formes actives de ces temps n'assignent pas de cas accusatif. Ces questions
doivent donc être laissées à d'autres travaux.
99
Références bibliographiques
-Amiridze, Nino : On the aspect of reading of Georgian anaphors in subject position. In J.-Y. Kim, Y. A. Lander, and B. H. Partee, editors, Possessives and Beyond: Semantics and Syntax, volume 29 of University of Massachusetts Occasional Papers in Linguistics, pages 427–439. GLSA Publications, Amherst, Massachusetts, 2004.
-Amiridze, Nino : Georgian reflexives in subject function in special contexts. In S. Müller, editor, Proceedings of the HPSG05 Conference, pages 449–466, Stanford, 2005. CSLI Publications. Available at http://cslipublications stanford.edu/.
-Amiridze, Nino : Georgian Reflexives in Subject Function in Special Contexts. Extended abstract in Workshop on Binding Theory and Invariants in Anaphoric Relations (hosted by HPSG'2005): Workshop Notes, A. Branco, F. Costa, and M. Sailer (eds), 1-5. University of Lisbon, Technical Report DI-FCUL TR-05-11.
-Amiridze, Nino : Reflexivization Strategies in Georgian. LOT Dissertation Series 127. Utrecht, Netherlands, 2006.
-Abuladze, Lia et Andreas Ludden : Lehrbuch der georgischen Sprache. Buske, Hamburg, 2006.
-Fähnrich, Heinz : Kurze Grammatik der georgischen Sprache. Verlag Enzyklopädie, Leipzig, 1987.
-Harris, Alice C. : Georgian Syntax. Cambridge University Press, Cambridge, 1981.
-Klimov, Georgij A. Einführung in die kaukasische Sprachwissenschaft. Aus dem russischen übersetzt und bearbeitet von Jost Gippert. Hamburg: Helmut Buske Verlag, 1994, pp. 88-134
-Koontz-Garboden, Andrew : Anticausativization. Natural Language and Linguistic Theory 27:77-138, 2008.
-Reinhart, Tanya : The theta system: syntactic realization of verbal concepts. OTS working papers, 2000.
-Reinhart, Tanya et Eric Reuland : Reflexivity. Linguistic Inquiry, 24:657–720, 1993.
-Reinhart, Tanya et Tal Siloni : The lexicon-syntax parameter: Reflexivization and other arity operations. Linguistic Inquiry, 36(3):389–436, 2005.
-Samsel, John : A Role and Reference Grammar Analysis of Georgian Morphosyntax. University of California at Davis MA Thesis, 1992.
-Tschenkéli, Kita : Einführung in die georgische Sprache. Zwei Bände. Amirani Verlag, Zürich, 1958.
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Remerciements
Je souhaite remercier un certain nombre de personnes qui n'ont parfois RIEN à voir les unes avec les autres. L'ordre a un sens à certains endroits, mais pas à d'autres. Avec ça...
Professeurs : Orin Percus, Ali Tifrit, Hamida Demirdache, Nicolas Guilliot, Olivier Crouzet, Anne Croll, Maela Revolt, Jean-Pierre Angoujard, Sébastien Motta, Léa Nash
Doctorantes : Oana Lungu, Hongyuan Sun, Dafina Ratiu, Ji-Young Choi
A la fac : Agnieszka Duniec, Mohammed Abuodeh, Damien Bianco, Sophie Moracchini, Lucas Tual, Mélanie, Nathalie, Catherine, Jérémy Zehr, Claudie Guyon, Typhanie Prince, Hanh Nguyen, Boubakar Sidiki-Diarra. Laurence Voeltzel.
Amis, potes, connaissances : Timothée Blit, Florian Piton, Fabrice Marchal, Jerry Brusco, Yasser Abou El-Hassan Chafik, Ronan Guérin, Nolwenn Guérin, Lionel Frener, Thibaut, Simona Launikonyte, Anna Morvant
Famille : mes parents Philippe et Eliane Gautier, ma grand-mère Elizabeth Bouvais, mon grand-père défunt Michel Gautier, mon oncle Michel Gautier, mes cousines Flora Doressamy et Kohava Taïeb-Sade
Au boulot : Fabrice Desbois, Sonya, Hugo, Maureen, Orianna, Benjamin, Laura, Justine, Gladys, Marie
Autres : Jacques Guihard, Marcelle Maugin, Jacques Cheminade
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