amour et justice dans le chevalire au lion
Post on 05-Jul-2015
525 Views
Preview:
TRANSCRIPT
Abderrazak HALLOUMI, mémoire de maîtrise soutenu à l’Université de Poitiers en 1990.
Texte intégral
AMOUR ET JUSTICE
DANS
LE CHEVALIER AU LION DE CHRÉTIEN DE TROYES (Yvain )
DE CHRÉTIEN DE TROYES
Mémoire pour la maîtrise de lettres modernes présenté par :
ABDERRAZAK HALLOUMI
sous la direction de :
M.PIERRE GALLAIS ; maître de conférence à l'université de Poitiers.
1989 - 1990
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : DU CONTE MERVEILLEUX AU ROMAN
A "Li PRIMERAINS VERS" DANS YVAIN : le sens de l'aventure et de l'amour faussés
I- LE RÉCIT DE CALOGRENANT ET L'ANTICIPATION DE L'AVENTURE :
II- L'AVENTURE D'YVAIN, une aventure faussée d'avance:
III - UN AMOUR FAUSSE D'AVANCE ET LE PROBLÈME DU FAUX MARIAGE:
B- LA CRISE DE L'AMOUR ET DU MARIAGE: LE CONFLIT ENTRE AMOUR ET ACTION
I - LE DEPART D' YVAIN ET LA NAISSANCE DE LA CRISE
II- LA TRANSGRESSION DE L'INTERDIT ET LA PUNITION IMPOSEE PAR LAUDINE
DEUXIEME PARTIE: LE REPENTIR ET LA REDEMPTION D'YVAIN OU LA CHEVALERIE AU SERVICE DE LA JUSTICE
A - LA RECONQUETE DE LA RAISON ET DE LA LUCIDITE
I - L'épisode de l'onguent magique:
II- La rencontre avec le lion:
B - YVAIN CHEVALIER DU DROIT ET DE LA JUSTICE
C- YVAIN CHEVALIER CIVILISATEUR
I- LA COUTUME MALEFIQUE DU CHATEAU DE PESME AVENTURE
II LE DUEL JUDICIAIRE OU LA COUTUME ARBITRAIRE DE L'ORDALIE
TROISIEME PARTIE:AMOUR, JUSTICE ET CHEVALERIE OU LE SENS DE L'INITIATION D'YVAIN
A- LA RECOMPENSE D'YVAIN: LE PARDON DE LAUDINE.
1- Le retour d'Yvain à la fontaine:
2 - La pes sanz f i n"
B- LE CHEVALIER AU LION : LE RECIT D'UNE INITIATION ?
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
I - Textes:
A- En Ancien Français : Editions critiques
B - Traductions en Français moderne
II - Ouvrages et Etudes généraux
III - Ouvrages consacrés au CHEVALIER AU LION et à Chrétien de Troyes:
IV- MEMOIRES DE MAITRISE :
V- Articles consacrés à la littérature française médiévale
NOTES
Retour en haut
INTRODUCTION Nous assistons, au XII ème siècle, à un éveil esthétique de l'Europe occidentale : le
monde des arts bouge et se transforme. La "renaissance" touche tous les niveaux: la société
s'épanouit, les mœurs se policent. L'accroissement de la richesse et du loisir, ainsi que de la
culture laïque, le progrès de la vie urbaine, le développement des universités, l'exaltation de la
femme dans la religion et dans la chevalerie, tous ces éléments vont donner une impulsion au
monde des arts. "Fermentation de toutes ces choses, bourgeonnement un peu désordonné,
audace créatrice", tels sont les termes qu'emploie Georges Duby dans son Histoire de la
civilisation française (p.75) pour définir le XIIème siècle français, le "siècle du grand progrès".
[1]
C'est de cette société en pleine mutation que va surgir toute une littérature courtoise, en
langue vernaculaire, encouragée par de grands mécènes telles que Aliénor d'Aquitaine et sa fille
Marie de Champagne. Des clercs fréquentent tes cours célèbres d'Angleterre et de Champagne,
véritables foyers artistiques, et composent des œuvres qui vont marquer le " siègle". Et parmi eux
se trouve Chrétien de Troyes dont l'œuvre magnifique va dépasser de loin celle de ses
contemporains et va marquer l'histoire du roman en tant que genre littéraire- Ce n'est pas sans
raison que les critiques le présentent comme étant le "clerc" qui a donné ses lettres de noblesse
au roman arthurien.
Chrétien de Troyes ne conçoit pas son œuvre comme un simple divertissement: elle doit
enseigner et éduquer. Chacun de ses romans illustre une thèse et semble répondre aux besoins
et aux interrogations de son public: Erec et Enide, le premier roman de Chrétien, par exemple,
prouve que la valeur chevaleresque ne doit pas être sacrifiée à la sécurité du bonheur au foyer,
car l'amour ne peut pas subsister sans l'admiration. Quant à Cligés dont le sujet rappelle Tristan,
soutient que le véritable amour ne peut s'épanouir que dans les liens sacrés du mariage.
Dans le Chevalier au lion, Chrétien aborde encore une fois le problème de l'amour, du
mariage et de la chevalerie. La lecture de ce roman fait resurgir de nombreuses questions,
questions qu'auraient pu se poser de jeunes chevaliers contemporains du maître champenois: le
service de l'idéal chevaleresque doit-il passer avant le service de la femme aimée ? Le chevalier
doit-il se défier de l'amour qui lui fait oublier prouesse et gloire? Ou bien faut-il absolument servir
la dame aimée et n'accomplir de prouesse que dans ce service d'amour? Serait-il possible de
concilier les devoirs d'un chevalier envers sa dame et envers la chevalerie?
L'histoire Yvain va développer toutes ces interrogations. C'est peut-être cela qui a conduit
certains critiques à voir en Yvain le roman d'Erec à rebours. Pourtant, dans le Chevalier au lion,
l'amour, thème favori des romans courtois est relégué au second plan: il va servir de toile de fond
à la "conjointure" du roman- En effet, ce qui va intéresser Chrétien avant tout c'est le problème de
la justice: il va montrer, à travers l'exemple de son héros, que la chevalerie se doit d'être au
service de la communauté: à la fin du roman, Yvain va atteindre la dimension de héros
civilisateur, non pas pour ses actions en faveur de l'amour (comme Erec) mais pour ses ,"travaux"
en faveur de la justice.
Les deux thèmes, celui de la justice et celui de l'amour, se côtoient dans notre roman;
s'interpénètre se complètent: dans cette étude nous allons essayer de voir comment au début du
roman, 1'aventure et 1e mariage du héros débouchent sur une impasse car sa tentative était
fondée sur une injustice et comment par la suite sa quête du droit et de la justice le mettent sur la
voie de la sagesse et du véritable amour- En quelque sorte nous essaierons de suivre le
processus d'individuation d'Yvain et l'élaboration de son Moi à travers ses différentes
pérégrinations .
Retour en haut
PREMIÈRE PARTIE :
DU CONTE MERVEILLEUX AU ROMAN
Le chevalier au lion est considéré par de nombreux critiques comme le roman de
Chrétien de Troyes le mieux élaboré, le mieux construit. Avec Erec et Enide, il présente différents
points communs au niveau du plan et de la structure et, dans une moindre mesure, au niveau de
la "matière" et du "san". "De l'un à l'autre le- parallélisme est frappant." [2] Jean Frappier dans
son Etude sur Yvain[3] souligne que les deux romans de Chrétien (le premier et le troisième) ont
presque une structure analogue et s'articulent, dans les deux cas, en trois parties.
D'abord une longue exposition qui occupe le tiers du roman (dans Yvain, du vers 1 au
vers 2476 de l'édition Roques.) Puis une crise qui fait rebondir l'action et qui constitue le nœud
de l'intrigue. Enfin, un troisième partie (la partie la plus longue du roman : dans Yvain du vers
2795 au vers 6808) où le héros tente de reconquérir son bonheur : Erec, par ses actions, montre
à Enide et au reste du monde qu'il n'est pas " recréant", quant à Yvain, par sa prouesse et sa
droiture, il va essayer d'obtenir le pardon de Laudine.
La construction des romans de Chrétien est très solide, leur structure est très cohérente.
En effet "Chrétien de Troyes concevait le roman comme un ensemble organisé, il attribuait à la
"conjointure" une valeur fonctionnelle; destinée qu'elle était dans sa pensée non seulement à
éclairer, mais encore à soutenir le sens de l'œuvre."[4] Il écrit dans le prologue d'Erec et Enide[5]
:
" Por ce dist Crestien de Troies 9
que reisons est que totevoies
doit chascun panser et antandre
a bien dire et a bien aprandre;
et tret d'un conte d'avanture
une molt bele conjointure,
par qu'an puet prover et savoir
qui s'escïsence n'abondone
tant con Dex la grasce l'an done". 18
Ainsi, Chrétien de Troyes a pris soin d'élaborer un roman bien structuré, un roman dont l'intrigue
est très cohérente
Dans un premier temps nous allons essayer d'analyser le fonctionnement de la première
partie d'Yvain en mettant l'accent sur la manière qui fait que le Chevalier au lion passe du conte
merveilleux ("un conte bleu", comme Frappier appelait la première séquence d'Erec et Enide) au
véritable roman.
En d'autres termes, nous allons essayer de voir comment le roman de Chrétien de Troyes
commence comme un conte merveilleux, où nous retrouvons les fonctions dégagées par Vladimir
Propp dans son étude sur le conte populaire,[6] pour se métamorphoser en un roman au sens
plein du terme. Mais il faut remarquer que dans cette première séquence du Chevalier au lion
(nous nous référons au découpage effectué par P. Gallais[7] nous sommes dans ce que Greïmas
appelle "le contenu inversé"[8] ; c'est à dire que tous les éléments, toutes les valeurs sont
inversées- Yvain, dans cette première séquence est plutôt le "champion" de l'injustice que de la
justice.
Tous ces éléments, nous allons essayer de les examiner plus en détail dans la première
partie que nous avons intitulé :"Du conte merveilleux au roman"- Dans un premier moment
nous étudierons le sens de "l'aventure et de l'amour" faussé dans "Li primerains vers" d'Yvain.
Dans une seconde partie, nous parlerons de la crise de l'amour et du mariage; c'est à dire du
conflit entre Amour et Action. Cependant l'injustice initiale qui a motivé l'aventure d'Yvain est à
l'origine de tous les problèmes : pseudo-amour, faux mariage.
A "Li PRIMERAINS VERS" DANS YVAIN : le sens de l'aventure et de l'amour faussés :
I- LE RÉCIT DE CALOGRENANT ET L'ANTICIPATION DE L'AVENTURE :
Le roman de Chrétien de Troyes débute par l'évocation de la cour d'Arthur un jour de
Pentecôte. Dans cette cour légendaire tout le monde célèbre cette grande fête religieuse. Mais,
exceptionnellement, le roi Arthur et la reine Guenièvre se retirent dans leur chambre dès la fin du
repas. Tout le monde s'étonne du retrait du roi. En effet, habituellement, Arthur, les jours de
grandes fêtes, demeure avec ses chevaliers. Dans le Chevalier de la charrette (Lancelot)[9]
Chrétien précise :
"Et dit qu'a une Ascension 30
li roi Artus cort tenue ot,
riche et bele tant con lui plot
si riche com a roi estut.
Après mangier ne se remut
Li rois d'antre ses compaignons". 35
Pourquoi Chrétien éprouve-t-il le besoin d'insister ? Est-il extraordinaire que le roi
demeure avec ses invités après la fin du repas? Cette précision ne prend pleinement son sens
que par rapport au Chevalier au lion, roman rédigé à la même époque que Lancelot. C'est une
allusion directe à l'épisode initial d'Yvain où il est également question de la fin d'un repas, un jour
de grande fête :
"Mes cel jor molt se merveillierent 42
del roi qui ençois se leva,
si ot de tex cui malt greva
et qui molt grant parole an firent
par ce que onques mes nel virent
a si grant feste an chanbre antrer
por dormir ne por reposer;
mes cel jor ensi li avint
que la reïne le detint,
si demora tant delez li
qu'il s'oblia et endormi". 52
Dès le début du roman, c'est à dire juste après le prologue officiel[10] (ou plus
exactement le pseudo-prologue), Chrétien insiste sur le fait que le comportement du roi Arthur
était inhabituel en ce jour de Pentecôte. Cette insistance peut induire le 1ecteur à penser que
quelque chose d'anormal, d'extraordinaire va se produire. Effectivement cette sieste d'Arthur va
être à l'origine d'une querelle entre le sénéchal Keu et Calogrenant. P. Gallais a évoqué, dans un
de ses articles[11], les conséquences de ce sommeil inhabituel du roi :"Comme Dieu, Arthur
maintient le monde dans l'existence. Toute action semble se passer en dehors de lui, mais sans
lui elle est impossible : c'est de sa cour que tout procède, c'est à elle qu'affluent les dons et qu'ils
en découlent, à elle qu'arrivent toutes les demandes et d'elle que partent les champions élus pour
toutes les nobles causes. On pourrait croire que s'il n'était pas là, tout le circuit continuerait à
fonctionner: rien de plus faux. Qu'Arthur se cache un instant, qu'il prolonge un moment sa sieste
une après-midi de Pentecôte, et voilà que la dispute éclate entre les chevaliers de la table
ronde." Le sénéchal Keu "qui molt fu ranponeus,/ fel et poignanz et venimeus" [12]est le principal
instigateur de cette dispute. C'est lui qui par ses sarcasmes a provoqué Calogrenant, "uns
chevaliers molt avenanz", et a manqué de respect envers la reine Genièvre.
C' est dans cet univers que commence le roman d'Yvain. Cette présentation de la cour montre
d'emblée le climat dans lequel l'Aventure tentée par Yvain va voir le jour.
Mais revenons au récit de Calogrenant : alors qu'Arthur et Guenièvre se sont retirés dans
la "Chanbre" ; des Chevaliers d'Arthur devisent entre eux- Ils écoutent Calogrenant raconter
pour la première fois son aventure ou plutôt sa mésaventure. Il faut remarquer que le lecteur n'a
aucune idée sur le contenu de l'histoire racontée : le seul détail connu, c'est que l'aventure tentée
par Calogrenant n'a pas été la cause de son honneur mais, au contraire, de sa honte. Pour en
savoir un peu plus les auditeurs de Chrétien de Troyes devront attendre que la reine Guenièvre
se joigne aux chevaliers : c'est sur la demande de la reine (qui use de son autorité) que
Calogrenant accepte de recommencer son récit dont il va cette fois nous donner toute la teneur-
Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, Calogrenant, dans une sorte de prologue[13], exhorte ses
auditeurs à faire attention à ce qu'il va dire :
"Cuers et oroilles m'aportez, 150
car parole est tote perdue
s'ele n'est de cuer entandue 152
(…………………………….)
Et qui or me voldra entandre 169
Cuer et oroilles me doit randre,
Car je vuel pas parler de songe
Ne de fable, ne de mançonge" 172
Calogrenant ne demande pas qu'on l'écoute mais qu'on l'entende. (Le verbe "entendre"
en ancien français a une valeur plus forte qu'en français moderne- " entendre" provient du latin
intendere, qui a pour sens "tendre vers; d'où "être attentif à" et c'est le sens que nous
retrouverons dans l'ancienne langue.)[14] D'emblée, dans ce passage didactique sur le thème
"les oroilles et le cuer", le narrateur (Calogrenant) invite son auditoire à le comprendre[15] : ce
qu'il va raconter n'est ni un songe, ni une fable, moins encore un mensonge. Calogrenant ne va
retracer que la vérité, toute la vérité et rien que la vérité : c'est à dire qu'il va parler d'événements
"réels" dont il a été le témoin, voire 1'acteur principal. Et par cette insistance sur "entendre"
Calogrenant (Chrétien) invite ses auditeurs à chercher le " sens" de cette aventure. Après cette
préparation de son auditoire, Calogrenant entreprend de raconter effectivement sa mésaventure :
(vers 172 à 580)
Sept ans plus tôt, Calogrenant, jeune chevalier, fraîchement adoubé était parti seul
"quérant aventures" dans la forêt de Brocéliande. Un jour au sortir de cette forêt, il avait été
accueilli dans la "bretesche" d'un vavasseur très hospitalier [16]; Calogrenant avait passé la
soirée avec la fille du vavasseur accueillant dans "le plus joli pré du monde. Après le souper et à
la demande de son hôte, notre chevalier avait promis de repasser par son manoir- Le lendemain,
dans un essart, il avait rencontré un géant immense et fort laid, gardien de taureaux sauvages.
Sur ses indications, Calogrenant s'était dirigé vers la fontaine sous le pin : une fontaine
merveilleuse qui "bouillonne bien qu'elle soit plus froide que marbre". Bien qu'averti des
conséquences terribles qui devaient en résulter, Calogrenant transgresse 1'interdit (en jetant de
1'eau de la fontaine sur le perron) et provoque une tempête effroyable- Une fois l'orage apaisé, il
a vu le pin qui protège la fontaine se couvrir d'oiseaux qui chantent harmonieusement-
Calogrenant s'abandonne au charme de cette musique, lorsque le chevalier défenseur de la
fontaine arrive sur lui avec un grand bruit, l'accusant d'avoir, en déchaînant la tempête, saccagé
sa forêt et Ebranlé son château sans raisons évidentes:
"et dist: "Vassax, molt m'avez fet, 491
sans desfïance, honte et let.
Desfïer me deüssiez vos,
Se il eüst reison an vos,
Ou au moins droiture requerre,
Einz que vos me metissiez guerre". 496
Calogrenant était évidemment dans son tort : par son action, i1 a saccagé le domaine de
la fontaine, et le défenseur de la fontaine, qui est dans son droit ("Plaindre se doit qui est batuz /
et je me plaing, si ai reison : vers 502-503), a décidé de châtier 1 e profanateur. Les deux
chevaliers s'affrontent en combat singulier. Calogrenant a le dessous. Le défenseur de la fontaine
repart en emmenant son cheval. Déçu et humilié, Calogrenant est reparti de son côté en
abandonnant son armure. L'aventure tentée par Calogrenant a donc fini bien piteusement. Notre
chevalier clôt son récit en disant : "Ainsi allai-je, ainsi revins-je ; au retour, je me tins pour un
écervelé. Voilà mon histoire : j'ai eu la sottise de vous la conter, ce que jamais encore je n'avais
voulu faire."[17]
En tentant l'aventure de la fontaine magique, Calogrenant voulait mettre à 1'épreuve sa
"proesce" et son "hardemant". Pour lui, "Avanture" ne met en jeu que la force, le courage et la
vigueur physique. "I1 est le représentant type d'une chevalerie désoeuvrée, en quête de
réalisation personnelle."[18] Notre malheureux narrateur n'a pourtant, même sept ans plus tard,
pas compris le sens profond de l'aventure qu'il a tentée. "Calogrenant (…) rapporte, sans
apparemment en avoir perçu le sens, une aventure (… ) dans laquelle il a échoué" .[19]
"Précurseur malheureux, mais informateur fidèle"[20] . Calogrenant a le mérite de mettre la cour
au courant de l'existence de la merveille- Mais pourquoi a-t-il mis si longtemps avant de dévoiler
son secret?
Selon Begoña Aguiriano[21], et cela n'est qu'une hypothèse parmi d'autres, " pendant
sept ans le silence a été nécessaire, et même obligatoire, mais maintenant c'est le moment
propice re-,initier l'expérience dans laquelle un autre héros prendra la relève et s'acheminera
vers sa propre rénovation."
Le récit de Calogrenant va anticiper à la fois sur l'Aventure et sur les événements du
roman: par ce procédé, Chrétien de Troyes fait 1'économie de la description du chemin suivi par
Yvain pour atteindre la fontaine magique- Il ne s'attarde pas sur des événements déjà racontés- Il
se contentera d'évoquer le voyage d'Yvain - depuis la cour d'Arthur jusqu'à la fontaine
merveilleuse - seulement en 51 vers (vers 760 à 810).
Que que il parlait ensi 649
Li rois fors de la chambre issi
(------------------------)
et la reïne maintenant
les noveles Calogrenant
li reconta tot mot a mot
que bien et bel conter li sot. 660
Ces "noveles Calogrenant", outre leur fonction d'anticipation, suscitent des réactions
différentes: alors qu' Yvain déclare qu'il s'en ira, tout seul, "venger la honte" de son cousin, Arthur
émerveillé par l'histoire rapportée par Guenièvre, déclare de son côté qu'avant quinze jours, il ira
"veoir" la fontaine magique et "la tempeste et la merveille" (vers 665-667), accompagné de tout
ceux qui le voudront- La décision d'Arthur enchante toute l'assemblée, à part Yvain qui craint que
la gloire de 1'Aventure ne lui soit confisquée au profit de Keu ou de Gauvain. C'est pour cette
raison qu'il se résout à courir tout seul l'aventure - Et c'est à la dérobée qu'il s'en va avant tous les
autres.
Ainsi s'achève cette longue exposition constituée principalement par le récit rétrospectif
qui a pour but de présenter dans sa totalité l'aventure de la fontaine ; et cela avant même que le
héros du roman (Yvain) ne se mette en route.
II- L'AVENTURE D'YVAIN, une aventure faussée d'avance:
Par ses informations, Calogrenant a suscité l'émerveillement et excité le désir, aussi bien
d'Yvain que de la cour d'Arthur. Yvain ne court l'aventure de la fontaine que parce qu'elle lui a été
dévoilée par Calogrenant- Contrairement à Lancelot qui n'est mû que par son amour lorsqu'il part
délivrer la reine Guenièvre des griffes de Méléagant, Yvain, selon l'expression de René Girard,
est pleinement médiatisée par les paroles de son cousin. P. Gallais a défini ce processus "Par
médiatisation, j'entends, à la suite de René Girard, plutôt qu'à celle de Lucien Goldmann, cette
propension que l'homme a peu à peu acquise et renforcée, à interposer quelque chose Ou
quelqu'un entre soi-même et l'objet qu'il désire." [22] Yvain va là où on lui dit qu'il pourrait trouver
l'Aventure. Il ne fait que suivre les traces de Calogrenant, ne cessant de se remémorer. les
descriptions déjà faites par son cousin. Yvain n'a rien à découvrir. En résumé, il ne fait qu'imiter
son cousin : la tentative d'Yvain ne peut plus être placée sous le signe du hasard, mais plutôt
sous le signe du connu, du "déjà vu". A ce propos, Jean Frappier écrit : "L'aventure est jalonnée
par les épisodes que nous connaissons déjà : l'accueil parfait de l'hôte et de sa fille, la rencontre
des taureaux sauvages et de leur monstrueux gardien, 1'arrivée à la fontaine magique"[23]
D'emblée, l'aventure tentée par Yvain semble comme "désarmorcée" puisqu'il n'y a rien à
découvrir. L'aventure de la fontaine est faussée dès le départ. Cette "perversion initiale" peut nous
induire à penser que, pour Yvain. Il ne s'agit pas d'une véritable aventure puisqu'elle lui est
racontée avant qu'il ne la tente. Cette anticipation de 1'aventure fait problème: nous sommes bien
en plein "contenu inversé" car jamais une aventure n'est racontée avant d'être tentée. En effet
l'aventure est toujours placée sous le signe du hasard, du destin- De plus, dans l'aventure, nous
trouvons toujours cette dimension du mystère de l'inconnu et de l'impr6vu: par exemple, Erec,
dans Erec et Enide, en poursuivant les provocateurs de la reine Guenièvre, n'avait aucune idée
sur l'endroit où il allait. 11 n'était mû que par la volonté de châtier un chevalier qui a fait outrage à
la reine. Il ne savait pas que ses pas le mèneraient à conquérir la plus belle femme du monde tout
en vengeant l'offense faite à la reine. De même, Lanval, le héros du Lai de Marie de France [24],
oublié par lie roi Arthur lors de la distribution des " femmes e teres" (vers 16), en Sortant un jour
de la ville pour se changer les idées, ne savait pas qu'il rencontrerait une fée qui lui octroierait et
amour et richesse:
S' amur e sun cors li otreie. 133
Are est Lanval en dreite veie!
Un dun 1i ad duné après:
Ja cele rien ne vudra mes
Que il nen ait a sun talent ;
Doinst e despende largement,
Ele li troverat asez.
Mut est Lanval bien assenez :
Cum plus despendra richement,
E plus avra or e argent ! 142
Lanval a été élu parmi tous les mortels pour jouir de l'amour de la fée qui a quitté sa tere
(vers 111) spécialement pour lui : lui seul ; pourra la voir et la rencontrer à tout moment et à
n'importe quel endroit car aucun autre homme ne pourra la voir ni entendre sa voix (vers 165 à
170). En quittant la cour d'Arthur, sans but bien défini, il rencontre l'Aventure (au sens de "ce qui
doit arriver") qui lui fait connaître son destin et qui va définitivement changer le cours de sa vie.
Peut-on mettre sur un pied d'égalité l'aventure tentée par Yvain et celles tentées par Erec
et Lanval ? Peut-on parler d'aventure authentique en ce qui concerne Yvain ?
Il est dès lors évident que la véritable aventure d'Yvain ne commencera que là où prenait
fin celle de Calogrenant : à partir du moment où - si les choses se passent comme il l'espère - il
sera vainqueur du défenseur de la fontaine. Tout ce qui peut suivre cette victoire espérée est
absolument inconnu et Yvain ne s'y est nullement préparé. Ainsi, l'aventure "véritable" commence
pour Yvain Là où il pensait qu'elle allait s'achever : en poursuivant Esclados Le Roux, le
défenseur du domaine de la fontaine, après l'avoir gravement blessé, Yvain ne s'attendait pas à
être pris au piège, ni à tomber amoureux de Laudine, la dame de la fontaine. Yvain ne croyait pas
que l'aventure allait prendre un autre tournant.
Yvain considère l'aventure de la fontaine comme une simple distraction, un simple
divertissement. La fontaine perd une partie de son caractère merveilleux, pour se transformer en
une sorte d'aventure banalisée ; comparable à un simple tournoi où l'on prouve sa capacité à
manier les armes. Pas davantage que Calogrenant Yvain ne semble pas percevoir le sens
profond de l'aventure qu'il tente. L'aventure de la fontaine perd tout son caractère mystérieux.
"Tous les indices de l'aventure, le merveilleux, l'insolite, marques de la forêt aventureuse, sont
réduits, banalisés"[25] pour laisser place à une sorte de circuit touristique où tout est préparé
d'avance. Yvain n'a pas le temps d'admirer les paysages tellement il est hanté par le désir
d'atteindre le plus rapidement possible la fontaine magique, quels que soient les obstacles et les
"divertissements" qu'il rencontre :
Qui que le doie conparer, 772
Ne finera tant qu'il voie
Le pin qui la fontaine onbroie,
Et le perron et la tormante
Qui grausle, et pluet, et tone, et vante. 776
Yvain se fixe un but et il faut qu'il l'atteigne coûte que coûte. Rien ne pourrait le détourner
de son objectif ; rien ne pourrait le retarder- Même devant le spectacle merveilleux qu'offre le
vilain gardien des taureaux sauvages, Yvain, contrairement à Calogrenant, ne pose pas de
questions au géant pour savoir s'i1 est " boene chose ou non". Il se contente de se signer plus de
cent fois devant la laideur du vilain- Yvain reprend son chemin sans perdre un instant :
Puis erra jusqu'à la fontaine, 800
Si vit quan qu'il volait veoir.
Sans arestez et sans seoir
Versa sor le perron de plain
De l'eve le bacin tot plain. 804
P. Gallais, dans son article "Yvain" et la logique hexagonale de l'imaginaire[26],
commente l'attitude d'Yvain : "Il nous fait penser à ces touristes qui ne relèvent les yeux de leur
guide que pour saisir leur appareil photographique, ou ne décollent de leur siège que pour se ruer
au musée ou au cabaret signalés en grosses lettres ". Tout ce qui compte pour Yvain, c'est
provoquer la tempête pour attirer le défenseur de la fontaine et le vaincre. Cet empressement
d'Yvain peut nous faire penser, dans une moindre mesure, à l'attitude de Lancelot quand il part à
la recherche de la reine Guenièvre. Tout au long de la première partie du Chevalier de la
Charrette, Chrétien nous montre un Lancelot qui ne pense qu'à délivrer sa "dame la reïne".
Lancelot "crève" son cheval pour arriver à temps à sauver la reine des griffes de Méléagant.
Chrétien écrit :[27]
Bien loing devant tote la rote 268
Mes sires Gauvains chevalchoit ;
Ne tarda gaires quant il voit
Venir un chevaliers le pas
Sor un cheval duillant et las
Apantoisant et tressüé. 273
En effet, dès qu'il a appris la nouvelle (on ne sait pas de quelle façon) Lancelot accourt
pour sauver sa dame. Il se lance directement dans la quête sans se soucier de son état ni de sa
fatigue. Aucun obstacle ne peut l'empêcher de continuer son chemin, rien ne peut le divertir-
Lancelot va au bout de ses forces, refuse de se reposer. Il prend juste te temps de changer de
monture avant de s'élancer à nouveau :
Einz monta tantost sor celui 293
Que il trova plus pres de lui
(…………………………..)
Li chevaliers sonz nul arest
S'en vet armez par la forest 300
Lancelot ne pense qu'à une chose: rattraper le provocateur Méléagant qui a emmené la
reïne Soucieux d'accomplir sa "mission". Lancelot en vient à perdre la notion de la réalité. Tout à
entier ses pensées, il ne sait s'il existe ou s'il n'existe pas. Seul, l'amour guide ses pas, Il ne
pense qu'à la reine. Il est préservé des tentations par 1a grâce de l'amour et la pensée de sa
dame:
Et cil de la charette panse 711
Con cil qui force ne deffanse
N'a vers Amors qui le justice;
Et ses pansers est de tei guise
Que lui meïsmes en oblie,
Ne set s'il est, ou s'il n'est mie,
Ne ne 1i manbre de son non,
Ne set s' il est arméz ou non,
Ne set ou va, ne set don vient;
De rien nule ne li sovient
Fors d'une seule, et par celi
A mis les autres en obli,
A cela seule panse tant
Qu'il n'ot, ne voit, ne rien n'antant 724
Lancelot s'engage à fond dans sa quête: sa cause est juste car il va à la fois délivrer sa
dame et châtier un insolent provocateur (Méléagant) qui a fait Outrage au royaume de Logres en
lui enlevant sa reine.
Si Lancelot part à la recherche de la reine, c'est pour rétablir la justice. Mais peut-on dire
la même chose pour Yvain quand il tente 1'aventure de 1a fontaine ?
Contrairement à Lancelot, Yvain ne s'engage dans 1'aventure que pour montrer à la cour
qu'il est un chevalier accompli et qu'il va réussir là où Calogrenant a échoué. Aller venger son
cousin n'est qu'un prétexte pour quitter cette cour qui s'endort, qui stagne. Yvain éprouve le
besoin "d'échapper à la vie monotone de "courtisan" pour parcourir le monde et se couvrir de
gloire"[28] Il obéit à cette règle qui dit que tout chevalier se doit de chercher 1'aventure qui
rehaussera son "pris".
Mais Yvain semble Confondre aventure et simple règlement de compte: il veut venger
son cousin qui a été "honni" sept ans plutôt ! Le prétexte d'Yvain manque de justesse car
Calogrenant a mérité son châtiment: Calogrenant était dans son tort. Il a saccagé en provoquant
la tempête, tout le domaine de la fontaine. Sa punition a été bien douce par rapport au méfait qu'il
a commis et le défenseur de la fontaine a été généreux en lui laissant la vie sauve. (Il ne faut pas
oublier. Que depuis que la coutume de la fontaine été instaurée, (c'est à dire depuis 60 ans,
Calogrenant est le premier chevalier à revenir vivant) . Le prétexte d'Yvain est fallacieux d'autant.
plus que Calogrenant, en racontant son aventure n'attendait nullement qu'on aille le venger.
La décision de tenter cette aventure est surtout influencée par la cour. D'Arthur: Yvain
veut prouver au sénéchal Keu qu'il est capable d'affronter et de vaincre le terrible défenseur de la
fontaine. C'est pour cette raison qu'Yvain, après avoir tué Esclados Le Roux, est très anxieux, car
les gens du domaine enterrent la dépouille de leur maître, seule preuve qu'Yvain a remporté la
victoire :
A tant s' en part et cil remaint 1343
qui ne set an quel se demaint
que del cors qu'il voit qu'an enfuet
li poise, quant avoir n'en puet
aucune chose qu'il an port
tesmoing qu'il l'a ocis et mort;
s'il n'en a tesmoing et garant
que mostrer puisse a parlemant,
donc iert il honiz en travers,
tant est kex, et fel, et pervers,
plains de rampones et d'enui,
qu' il ne garra ja mes a lui,
einz l'ira formant afeitant
et gas et rampones gitant,
aussi con il fist l'autre jor. 1357
L'aventure tentée par Yvain se réduit ainsi à une simple réponse à des provocations:
piqué dans son amour-propre par les sarcasmes de Keu, Yvain ne pense, même au fin fond de sa
prison (la chambre où Lunete l'a caché) qu'à trouver un moyen de prouver sa victoire.
Heureusement, devenu le nouveau défenseur de la fontaine, Yvain assouvit sa vengeance, lors
d'un combat singulier, en faisant faire la torneboele à Keu.
"Au fond, comme 1'écrit P. Gallais, Yvain ne cherche que l'aventure. Du moins, l'exploit,
la performance".[29] Comme son cousin Calogrenant, Yvain ne veut prouver que sa proesce et
son hardemant. Son combat contre Esclados, le défenseur de la fontaine, ne semble nullement
motivé par un désir de rétablir la justice. Le combat contre Esclados est même injuste: Yvain est
pleinement dans son tort. Sans raisons valables, sans motivations justes, et par un acte
démesuré, il déchaîne une tempête effroyable, pour faire sortir Esclados de sa tanière. Yvain,
comme un fauve, traque sa proie et la blesse à mort: non satisfait de sa victoire, il décide de
poursuivre le défenseur de la fontaine pour l'achever afin d'exhiber sa dépouille comme un
trophée. Dénué de pitié, il s'acharne injustement contre Esclados Le Roux qui ne fait qu'exercer
un droit légitime en défendant la fontaine. Esclados n'a rien d'un agresseur ni d'un provocateur: ce
n'est pas lui qui a été à la cour d'Arthur chercher querelle. Ce sont les gens de la cour qui
l'agressent en transgressant l'interdit de la fontaine. Esclados a le droit de se défendre et il a
raison car Yvain a saccagé son domaine. Il faut se rappeler ici les propos du défenseur de la
fontaine quand il s'est adressé à Calogrenant (vers 491 à 516): Esclados parle de reison, droiture,
car s'il doit châtier le provocateur (en lui faisant rebrousser chemin) ce n'est que justice. De plus,
malgré les dommages causés à son domaine, le défenseur de la fontaine se contente de se
plaindre (vers 503)[30] et laisse la vie sauve à son adversaire, alors qu'il avait le moyen de
l'achever.
Yvain dans la situation initiale du roman ne montre guère qu'il est un parfait chevalier,
preux et courtois. C'est un provocateur et un agresseur- Son acte est doublement criminel: il
saccage le domaine de la fontaine et assassine son défenseur. Yvain n'est pas sans défaut: il est
présomptueux, emporté. Il n'a pas le sens de la mesure: nous sommes loin du chevalier' juste et
généreux qu'il sera à la fin du roman .
Nous sommes en plein "contenu inversé" car Yvain n'a pas le sens de la justice et se
comporte comme un vil meurtrier. Pour le moment, Yvain peut être considéré comme le champion
de l'injustice. L'aventure tentée par Yvain qui est déjà pervertie d'avance se clôt par un meurtre.
Même sa victoire sur Esclados ne peut pas être considérée pleinement comme une victoire-
Yvain a confondu Aventure et fait d'armes et il devra payer cher cette erreur. Son expiation de
toutes ses fautes sera longue et difficile avant d'atteindre à la sagesse, la mesure et surtout la
justice.
Dans ce début de roman, Chrétien de Troyes a chargé son personnage de valeurs
négatives afin de mieux mettre en valeur la rédemption d'Yvain. Chrétien nous montre tout ce
que ne doit pas être un bon chevalier- Un bon chevalier ne doit pas chercher l'exploit pour l'exploit
et l'aventure ne doit pas se transformer en fait d'armes.
L'aventure est d'abord le moyen de l'accomplissement de soi. Mais Yvain, emporté par sa
fougue, semble confondre toutes ces valeurs- En quittant la cour d'Arthur, Yvain n'a voulu que
combattre et vaincre. Son aventure, ou plutôt sa tentative d'aventure est dénuée de tout sens
profond. Et c'est avec justesse que Jean Frappier écrit : "Chrétien a donc voulu nous donner dans
la première partie de son roman l'image d'une prouesse triomphante, juvénilement triomphante,
mais altérée dans sa pureté par un manque de réflexion et de mesure".[31]
III - UN AMOUR FAUSSE D'AVANCE ET LE PROBLÈME DU FAUX MARIAGE:
La mesure, telle est la qualité essentielle qui semble faire défaut à Yvain. Tout ce qu'il
entreprend est irréfléchi. "Le début du roman nous montre en Yvain un être excessif, aux
réactions sans doute spontanées et juvéniles, mais brutales et irréfléchies, suscitées par l'instinct
plus que par la raison."[32] Emporté par sa fougue, Yvain se laisse prendre par des événements
qu'il n'arrive plus à maîtriser. De la même manière qu'il se laisse prendre au piège des portes du
chastel qui se referment sur lui, Yvain est "piégé" par l'Amour. Il y a une relation étroite entre ces
deux sortes de piège; et le premier prépare le second. En effet, Yvain dans son empressement à
poursuivre Esclados Le Roux se retrouve enfermé entre deux portes, dans une salle richement
décorée (vers 961-966)- Il est en plein désarroi car les gens du Chastel veulent le mettre à mort
pour venger leur seigneur; quand une demoiselle qu'il avait jadis aidée à la cour d'Arthur (vers
1004-1015) le sort de ce mauvais pas en lui donnant un anneau d'invisibilité. Grâce à cet anneau
magique, Yvain échappe à ses poursuivants et observe à loisir, sans être vu, tout ce qui se passe
autour de lui: par une petite fenêtre, il regarde dehors et épie la très belle dame de la fontaine qui
pleure la mort de son mari. Il est subjugué par la grâce de la dame et il en tombe follement
amoureux. Plus il la contemple et plus il l'aime. Son amour pour elle grandit à chaque instant:
Et mes sires Yvains est ancor 1420
A la fenêtre ou il l'esgarde;
Et quant il plus s'an done garde,
Plus l'ainme, et plus li abelist. 1423
Dès ce premier "contact" avec Laudine, Yvain conçoit pour elle un brûlant amour. Il est
totalement captivé. Laudine a ravi son cœur et il ne peut plus s'échapper de cette nouvelle prison
qu'est l'amour, Yvain jouit des délices de l'amour, Il vit des moments très forts: la salle où il est
enfermé devient le cadre de ses méditations amoureuses. Paradoxalement, il ne cherche plus à
sortir de sa prison car il est tellement captivé par ce "novel Amors" qu'il commence à apprécier
son séjour. Il prend sa résolution de rester captif: "Mialz vialt morir que il s'en aut " ( vers1544). De
"captif réel" il devient un "reclus d'amour".[33]
Si Yvain refuse de quitter sa prison. bien que Lunete lui ait proposé à maintes reprises de
le faire évader. c'est parce qu'il obéit plus à la passion, à l'élan du cœur qu'à la raison.
Succombant une fois de plus à son emportement, Yvain s'éprend trop rapidement de Laudine. Il
n'a pas le temps de réfléchir à ce qui lui arrive. L'amour que conçoit Yvain pour Laudine n'est pas
le fruit d'une longue et mûre réflexion, mais le résultat d'une réaction spontanée et instinctive.
Yvain se met à adorer une dame dont il ignore tout, sauf le fait qu'elle est très belle: "une des plus
belles dames / c'onques veïst riens terrïene -"(vers 1146-1147). Il s'embrase aussi rapidement
pour la dame de la fontaine qu'il s'était embrasé pour 1'Aventure. C' est avec une grande justesse
que Maurice Accarie écrit: "L'amour conçu pour la dame de la fontaine et sa conquête
apparaissent alors comme un coup de tête parmi les autres, Yvain s'enflammant pour Laudine
comme il s'est enflammé pour l'aventure et s'enflammera à nouveau pour les tournois."[34]
Vu sous cet angle, le sentiment qu'éprouve Yvain pour Laudine est plus de l'ordre du désir que de l'amour véritable: Yvain ne semble chercher que la beauté extérieure, la beauté physique. Cette attirance que ressent Yvain pour Laudine pourrait sembler normale et acceptable dans tout autre contexte car quoi de plus compréhensible pour un jeune homme que de succomber à la beauté et à la sensualité ?
Mais l'amour d'Yvain pour Laudine est aberrant car il s'éprend injustement de la veuve de
celui qu'il a tué. L'image de Laudine déchirant ses vêtements, s'arrachant les cheveux, se tordant
les poignets, se frappant la poitrine et hurlant son deuil aurait dû affliger Yvain ou du moins le
culpabiliser. Or c'est le contraire qui se passe. Après un court moment de compassion, Yvain se
délecte à contempler la veuve et lui trouve une grande beauté. Le désespoir semble décupler la
grâce de Laudine et Yvain n'y est pas insensible.
L'amour d'Yvain pour Laudine est pervers. Il est né du spectacle de la douleur qui, pour Yvain, augmente encore sa beauté. Au fond, c'est la douleur de Laudine qui éveille le désir d'Yvain. Ce dernier exprime son attirance pour la veuve d'Esclados dans un long monologue où il décrit la grande beauté de Laudine:
"Grant duel ai de ses biax chevox 1465
C'onques rien tant amer ne vox,
Que fin or passent, tant reluisent.
D'ire n'espranent et aguisent,
Quant je les voi ronpre et tranchier;
N'onques ne pueent estanchier
Les lermes, qui des ialz li chieent:
Totes ces choses me dessient.
A tot ce qu'il sont plain de lermes
Si qu' il n'en est ne fins ne termes,
Ne furent onques si bel oel.
De ce qu'ele plore me duel,
Ne de rien n'ai si grant destrece
Come de son vis qu'ele blece,
Qu'i1 ne 1'eüst pas desservi:
Onques si bien taillié ne vi,
Ne si fres, ne si coloré;
Mes ce me por a acoré
Que ele est a li enemie.
Et voir, ele ne se faint mie
Qu'au pis qu'ele puet ne se face,
Et nus cristauz ne nule glace
N'est si clere ne si polie.
Dex! Por coi fet si grant folie
Et par coi ne se blece mains ?
Par coi detort ses beles mains
Et fiert son piz et esgratine?
Don ne fuet ce mervoille fine
A esgarder, s'ele fust liee,
Quant ele est or si bele iriee? 1494
La douleur rend-elle Laudine si admirable ? Ou Yvain ne la trouve-t-il splendide que dans
la mesure où elle est au comble du deuil à cause de lui? Il éprouve une passion folle pour
Laudine: son sentiment est démesuré- C'est un amour aveugle. Yvain confond amour véritable et
désir. Yvain est entrain de vivre un faux amour qui va le conduire indéniablement à un pseudo-
mariage.
On ne peut fonder un mariage sur un simple " coup de tête" ou "coup de cœur". Tout a
été trop rapide et Yvain n'a pas eu, vraisemblablement, le temps de réfléchir à ce qui lui arrive: il
rencontre, aime et épouse une femme, trois ou quatre jours seulement après être arrivé au
domaine de la fontaine. Dans son empressement, Yvain s'unit avec une femme qu'il ne connaît
pas, une femme qu'il a juste aperçue à travers une fenêtre. De la même façon Laudine, travaillée
par sa suivante Lunete qui lui a vanté les mérites de l'assassin d'Esclados, s'enflamme pour
Yvain. Elle en tombe amoureuse bien qu'elle ne l'ait jamais vu. Elle décide de le prendre pour
mari en remplacement d'Esclados Le Roux. La haine qu'elle avait pour Yvain se transforme trop
rapidement en amour comme l'avait espéré Yvain:
"D'or en droit ai ge dit que sages 1439
que fame a plus de cent corages.
Celui corage qu'ele a ore,
Espoir, changera ele ancore
Ainz le changera sans espoir;
Malt sui fos quant je m'an despoir,
Et Dex li doint ancor changier," 1445
Laudine n'a pas mis longtemps à changer: le mort vient juste d'être enterré qu'elle
accepte déjà l'idée de remariage. Par certains côtés, Laudine nous rappelle le conte de la
matrone d'Ephèse. Chrétien ne semble pas ignorer cette histoire qui était très en vogue à son
époque: Marie de France a composé une fable sur ce thème- Et signalons aussi l'existence
(postérieure sans doute) d'un fabliau intitulé: Celle qui se fist foutre sur la tombe de son mari.
Ce fabliau a en commun avec le roman de Chrétien de Troyes le fait de souligner l'inconstance
féminine, et sa conclusion n'est pas sans rappeler le passage que nous avons évoqué un peu
plus haut (Yvain vers 1439-1445):
"Par ce tieng je celui a fol 114
qui trop met en fame sa cure.
Fame est de trop foible nature,
De noient rit, de noient pleure,
Fame aime et het en trop poi d'eure;
Tost est ses talentz remuez:
Qui fame croit, si est desvé. 120
Pourtant, malgré les rapprochements que nous pouvons effectuer, il est évident que
Chrétien n'a pas voulu faire de Laudine une nouvelle matrone d'Ephèse. En effet, si elle passe
aussi vite de la haine à l'amour, ce n'est pas tout à fait d'elle-même. Sans l'intervention de Lunete,
Laudine n'aurait pas songé à remplacer de si tôt le défenseur de la fontaine. Sa douleur quand
elle pleure la mort de son mari est sincère.
C'est Lunete qui va tout faire pour persuader Laudine de sécher ses larmes et de songer
à prendre un époux car il va falloir défendre la fontaine: le roi Arthur arrive dans une semaine et
Laudine ne devra pas compter sur ses chevaliers qui sont trop lâches pour repousser qui que ce
soit. Dans un premier temps, la veuve s'indigne et chasse sa suivante, mais sa curiosité a été
éveillée. La suivante revient et prouve à sa maîtresse qu'Yvain est plus vaillant qu'Esclados
l'ancien défenseur de la fontaine. La nuit, la Dame réfléchit a la proposition de sa confidente.
Dans son for intérieur elle est d'accord pour prendre Yvain comme époux: elle se persuade selon
"droit son et reison" (vers 1776) qu'elle ne doit pas le haïr- Dans une sorte de procès où elle joue
tous les rôles, elle disculpe Yvain:
"Viax tu donc, fet ele, noier
que par toi ne soit morz mes sire?
- Ce, fet-il, ne puis je desdire,
Einz 1'otroi bien. - Di donc por coi
Feïs le tu? Por mal de moi
Por haïne, ne por despit?
- Ja n'aie je de mort respit
S'onques por mal de vos le fit.
Donc n'as tu rien vers moi mespris
Ne vers lui n'eüs tu nul tort,
Car s'il poïst, il t'eüs mort;
Por ce, mien escïant, cuit gié
Que j'ai bien et a droit jugié." 1774
Pour Laudine, Yvain n'est pas dans son tort puisqu'en tuant Esclados il ne voulait pas lui faire de
mal. Elle lui pardonne son geste.
Le "procès" d'Yvain a été rapide: sa faute, si on peut encore parler de faute, a été
minimisés. Laudine est complètement acquise à sa cause, et durant leur première entrevue,
Yvain n'aura pas beaucoup de peine à se justifier de son meurtre: Il évoque la légitime défense.
(vers 2001 à 2006)
Yvain fait sa déclaration d'amour. Il ne reste plus à Laudine qu'à régler le côté politique de
ce remariage: l'assemblée des barons donne son sentiment- le sénéchal de Laudine prononce un
discours dans lequel i1 démontre que le remariage de la Dame est une nécessité absolue (vers
2083 à 2106). Tout le monde approuve le choix de Laudine:
"Tant li prient que ele otroie 2139
ce qu'ele feïst tote voie,
qu'Amors a feire 1i comande
ce don los et consoil demande;" 2142
Ayant eu l'approbation de ses gens, Laudine peut épouser sans remords le meurtrier de son mari:
l'honneur de la dame est sauf et tout scandale est évité .
En épousant Yvain Laudine fait, bien que nous ne nions pas que l'amour y soit pour
quelque chose, un mariage de raison: elle a trouvé un défenseur pour sa fontaine, un défenseur
capable de repousser n'importe quel agresseur. Leur union n'est pas conçue comme une
véritable conjonction mais plutôt comme un contrat. Laudine n'était disposée à épouser Yvain
que dans la mesure où ce dernier acceptait de défendre sa fontaine:
"- Et oserïez vos enprandre 2035
Por moi ma fontaine a desfandre ?
- Oïl voir, dame, vers toz homes.
- Sachiez donc, bien acordé somes ". 2038
Tout en ne mettant nullement en doute la force et la véracité des sentiments de Laudine,
il faut convenir qu'elle a cherché dans son remariage un certain intérêt. Il en est de même pour
Yvain qui joint l'utile à l'agréable: en épousant Laudine, il est en mesure de prouver à Keu et à la
cour d'Arthur qu'il a réellement vaincu le défenseur de la fontaine et que, par-là - même, il a vengé
la honte de son cousin. Ainsi Laudine va apparaître en quelque sorte comme la preuve et la
marque de sa victoire.
Mais Chrétien de Troyes ne semble pas partager l'enthousiasme de ses deux
protagonistes. Il ne semble guère approuver leur union. Un mariage dont l'origine était à la fois
une injustice et un coup de foudre est loin de convenir à notre auteur qui condamne cette union
par la sécheresse de sa description de la nuit de noce:
"Mes or est mes sire Yvains sire 2166
et li morz est toz oblïez;
cil qui l'ocist est marïez;
sa fame a, et ensanble gisent" 2169
Entre Laudine et Yvain il n'y aura aucune communion. Ils sont figés sur leur couche
nuptiale comme deux "gisants". Par son silence, Chrétien nous montre déjà que la réussite de
leur mariage semble s'annoncer assez mal.
Le mariage est la. Conclusion de l'aventure de la fontaine et le récit pourrait s'arrêter ici:
Yvain a réussi son pari. Il a vengé la honte de son cousin et il s'est marié avec la dame de la
fontaine. Mais nous n'avons pas affaire à un conte merveilleux, un "conte bleu": le Chevalier au
lion est un véritable roman. Logiquement, le récit ne peut pas se clore sur un faux mariage. Pour
Chrétien, le couple constitué par Yvain et Laudine n'est pas le couple idéal. Leur relation fondée
sur une injustice ne peut pas durer. Dans Yvain, comme dans Erec, le mariage ne constitue pas
une fin en soi mais annonce une crise dont la solution mènera les protagonistes vers la sagesse
et la perfection.
La situation initiale que constitue ce "premerains vers" est ambiguë, ironique: toutes les
valeurs sont perverties, faussées. Nous sommes en plein "contenu inverse": injustice, pseudo-
amour et faux mariage, et le héros devra logiquement et nécessairement tendre vers le "contenu
posé"; c' est à dire vers la justice et le vrai mariage. Mais la quête d'Yvain sera longue et
périlleuse. " " Li premerains vers" dans Yvain, comme dans Erec, ne contient pas la "première
épreuve" dans le sens où l'emploie R.BEZZOLA mais constitue la situation où tous les éléments
du roman se mettent en place". [35]
B- LA CRISE DE L'AMOUR ET DU MARIAGE: LE CONFLIT ENTRE AMOUR ET ACTION
Un tel mariage, qui clôt la première séquence du Chevalier au lion ne peut pas
constituer une conclusion du roman. C' est avec le mariage que les choses sérieuses peuvent
commencer. Il n'est pas une fin ou un aboutissement en soi, mais il est le commencement d'une
vie à deux qui est, elle aussi une "aventure". Le mariage est la consécration par la société de
l'amour que partagent deux jeunes gens.
Par exemple, Erec a tenu à célébrer ses noces, en grande pompe, à la cour d'Arthur. Il
n'a pas voulu se marier à la "sauvette". De même, Laudine, bien qu'elle soit la Dame du domaine
de la fontaine (elle est comtesse dans le conte gallois Owein[36]) a voulu avoir 1'accord de ses
barons avant d'épouser Yvain. L'amour doit toujours aboutir au mariage qui est, selon Chrétien
l'institution sociale capable de 1e préserver. Quand l'amour est réellement partagé, les deux
amants doivent se marier- C'est la leçon que nous tirons du Cligés[37], quand la reine Guenièvre
déclare au jeune Alixandre et à Soredamor qui s'aiment passionnément: (Cligès, vers 2304 -
2307)
"Par mariage et par enor
vos antroconpaigniez ansanble .
Ensi porra, si con moi sanble
Vostre amors longuement durer."
Le mariage garantit la permanence de l'amour. L'union conjugale telle que la présente
Guenièvre est le seul dénouement honorable de la passion. C'est le cas pour Alixandre et
Soredamor dont le mariage a été le couronnement de leur amour, amour qui durera toute leur vie.
Chrétien de Troyes est tout à fait opposé à l'amour démesuré, à l'amour- passion
symbolisé par le couple, tristement célèbre, Tristan et Yseut, et qu'il condamne quand il fait dire à
Fénice : (Cligès, vers 3150 - 3154)
Je ne me porroie acorder
A la vie qu'Iseuz mena
Amors an li trop vilena:
Car ses cors fu a deus rantiers
Et ses cuers fu a 1'un antiers.
Le mariage seul unit véritablement les amoureux. Il préserve de toute tension entre l'individu et la
société .
Chrétien de Troyes se fait le chantre de l'amour conjugal, mais pas de n'importe quel
mariage: ce qui intéresse notre auteur c'est le vrai mariage; un mariage où règne une "pes sanz
fin".[38] Dans ses romans, il a toujours donné deux conceptions du mariage: le faux et le vrai - Ce
qui explique, selon Maurice Accarie, la structure même de ses romans: "La structure bipartite des
romans conjugaux n'est pas une astuce d'écrivain, mais une nécessité de la lecture morale
opposant les faux et les vrais mariages pour aboutir à la définition d'une union idéale" . [39]
Tel qu'il les a présentés à la fin de la première séquence de son roman, Chrétien nous
induit déjà à penser que les deux personnages ont fait un faux mariage. Tout ce qu'Yvain fait est
irréfléchi, depuis son départ de la cour d'Arthur pour tenter l'aventure de la fontaine jusqu'à son
mariage avec Laudine. Son action n'est motivée que par un désir de gloire personnelle: pour lui,
l'aventure de la fontaine se résume à un simple exploit et Laudine n'est qu'un trophée qu'il a
vaillamment mérité. Toute la suite du roman sera impliquée par cette grave erreur de jugement.
Au niveau psychologique et moral, Yvain est encore incomplet, et il devra évoluer pour devenir un
homme mûr et responsable. Yvain a réussi trop facilement et a obtenu trop rapidement la main de
Laudine. Il n'a pas vraiment mérité la dame de la fontaine pour qui il n'a éprouvé qu'un violent
"coup de foudre". Il s'est trompé sur la nature de ses sentiments car, peu de jours après son
mariage, il est déjà prêt à quitter cette femme qu'il dit aimer plus que tout au monde- Et c'est pour
cette raison qu'il ne va pas résister longtemps aux exhortations de Gauvain qui lui a demandé de
repartir courir les tournois avec lui. Yvain se laisse convaincre si facilement que le lecteur doute
de ses sentiments: le goût de l'action chevaleresque chez Yvain passe avant le service de la
femme aimée- le choix d'Yvain va déclencher la crise du mariage et va poser le problème du
conflit entre Amour et Action.
I - LE DEPART D' YVAIN ET LA NAISSANCE DE LA CRISE
C'est avec l'arrivée, attendue prévue et, d'Arthur et de sa cour que la. Crise de l'amour et
du mariage va naître. Dans les romans de Chrétien, du moins dans Erec et Enide et Le
Chevalier au Lion, le mariage, qui clôt la première séquence du récit va être ébranlé par une
crise. Une crise qui met à jour la fragilité d'un mariage conclu trop rapidement: elle est provoquée
par une tension entre l'individu et la société. Elle naît d'événements extérieurs au couple pour
s'intérioriser et se transformer en conflit intime.
En s'ingérant dans les affaires du couple, le monde extérieur engendre une crise grave.
Mais ce conflit est nécessaire pour faire avancer les choses. Le véritable roman ne commence,
aussi bien dans Erec et Enide que dans Le Chevalier au Lion, qu'après le mariage. La crise,
véritable nœud, fait rebondir l'action. "Chrétien n'est pas de ces romanciers qui dénouent leur
intrigue sur l'heureuse fin des épousailles. Il sait au contraire que ce dénouement est trompeur, et
c'est ensuite seulement que commence l'épreuve de vérité". [40]
Le mariage rapidement conclu doit être mis à l'épreuve- Pour mériter le bonheur les protagonistes doivent passer par des épreuves, ce qu'ils n'ont pas fait au début: les conflits sont nécessaires car ils vont mener le couple vers le vrai mariage.
C' est avec la crise que l'Aventure authentique commence. Reto. R. Bezzolo, dans le
sens de l'aventure et de l'amour [41]a mis en lumière cette idée. Il écrit, en faisant un parallèle
entre Yvain et Erec: "Dans les deux cas, cette suite d'aventures naît d'une crise dans l'amour du
héros, crise qui éclate après la conquête de la dame et l'apparent "happy end" du mariage; dans
les deux cas, le héros n'a pas compris ce qui s'est passé dans sa vie lorsqu'il fut appelé par le
sort à conquérir l'amour de sa dame. " Ainsi, 1'exploit accompli par le jeune homme irréfléchi doit
céder la place à l'aventure de l'adulte. Le héros doit se mesurer à la vie pour s'accomplir et se
transformer en chevalier parfait, en amant et en époux fidèle et accompli.
L'union de Laudine et d'Yvain qui pourrait être régulière et sans histoire se complique avec l'intervention de Gauvain. Ce dernier demande à Yvain de reprendre ensemble leur campagnes de tournois pour quérir gloire et honneur. Il exhorte son ami à courir à nouveau l'aventure, seul moyen selon Gauvain, pour préserver l'amour de Laudine- Un bon chevalier ne doit pas se détourner de la prouesse sinon il ne mérite plus d'être aimé :
Amander doit de bele dame 2491
Qui l'a a amie ou a fame,
Que n'est puis droiz que ele l'aint
Que ses los et ses pris remaint. 2494
Dans la logique de Gauvain, le chevalier se doit de prouver et de clamer, constamment, haut et
fort, sa gloire et son renom. En restant auprès de Laudine, Yvain risque de devenir "recreant".
L'épouse ne doit nullement empêcher le chevalier de s'épanouir. Et le seul moyen pour garder la
forme, c'est de fréquenter les tournois. Gauvain, au nom de l'amitié qu'il éprouve pour Yvain,
conseille à son ami de repartir avec lui.
Dans ses propos, Gauvain semble résumer la leçon d'Erec et Enide: l'époux ne doit pas
s'adonner exclusivement au bonheur de l'amour conjugal. Yvain ne doit pas tomber dans les
mêmes erreurs qu'Erec. On ne sait pas si Gauvain y fait référence, mais on peut être sûr que
Chrétien, lui, fait le rapprochement avec son premier roman. En effet, Erec s'est détourné de la
chevalerie pour ne s'occuper que d'Enide. Il s'est adonné à un bonheur égoïste:
Mes tant l'ama Erec d'amors, 2430
Que d'armes mes ne li chaloit,
Ne a tornoiemant n'aloit.
N'avoir mes soing de romoier :
A sa fame volt dosnoier,
Si an fist s'amie et sa drue;
En li a mise s'antendue,
En acoler et an beisier;
Ne se quierent d'el aeisier. 2438
Les chevaliers d'Erec déplorent qu'il n'aille plus tournoyer avec eux. Ils commencent à le blâmer
et à le traiter de recreant.
Erec a commis un péché à la fois envers la chevalerie et envers les règles de l'amour
courtois: en négligeant les tournois, Erec ne considère pas Enide comme sa dame mais
simplement comme sa fame. Erec n'aurait pas dû oublier qu'Enide est avant tout une dame qu'il
doit toujours conquérir et à qui il doit toujours faire honneur- Mais dans la logique d'Erec "le
tournoi n'a rien à faire avec le mariage. Le chevalier ne "tournoie" pas en l'honneur de sa femme,
mais bien pour conquérir toujours à nouveau les grâces de sa dame". [42]
Gauvain ne souhaite pas à son ami de revivre les problèmes d'Erec et d'épuiser
rapidement son amour car "un bonheur retardé gagne en saveur, et plaisir léger, remis à plus
tard, est plus doux à goûter qu'une félicité savourée sans répit". (vers 2517-2520) Il continue sa
démonstration pour prouver à son ami que partir tournoyer est une nécessité, mais une nécessité
qui donnera ses fruits car l'amour de la dame n'en sera que plus grand! Seuls les actes de
bravoure et la prouesse chevaleresque permettront la durée et l'épanouissement de l'amour:
"Joie d'amors qui vient a tart 2521
sanble la vert busche qui art,
qui dedanz rant plus grant chalor
et plus se tient en sa valor,
quant plus demore a alumer". 2525
Gauvain s'érige en apôtre de la Fin'amors: le chevalier doit se défier de l'amour qui lui fait bientôt oublier prouesse et gloire. le chevalier doit mettre sa prouesse au service de la dame aimée. Pour
Gauvain, la prouesse semble être la seule preuve d'amour qu'un chevalier puisse donner à sa dame. Yvain finit par être convaincu:
Mes sire Gauvains tant li dist 2541
Ceste chose, et tant li requist
Qu'il creanta qu'il le diroit
A sa fame, et puis s'an iroit
S'il an puet le congié avoir; 2545
Pour atteindre son objectif, Yvain recourt à 1a solution du don contraignant pour obliger
Laudine à le laisser partir. Gauvain a éveillé le conflit latent entre Amour et Action. Consciente de
ce problème Laudine trouve un compromis: Yvain peut aller, encore une fois, courir les tournois
pour esprover sa proesce et son hardemant, mais seulement pour une année.[43] Laudine résout
le conflit entre amour et action d'une manière très raisonnable- Ses concessions aux exigences
de la Chevalerie permettent de sauvegarder l'amour et le mariage.
Ayant obtenu la permission de son épouse, Yvain quitte le domaine de la fontaine pour
repartir avec la cour d'Arthur. Les époux se séparent et se font les plus tendres adieux.
Si Yvain est un combattant redoutable et un fier guerrier, il n'a rien du parfait mari. Il n'avait pas à partir. Son devoir était de rester auprès de sa femme et la protéger comme le pin protège la fontaine magique. Emporté encore une fois par son désir de gloire, il décide de partir. Gauvain a su éveiller en lui la tentation de combattre et de s'exhiber dans des tournois futiles. Les Conseils de Gauvain sont mauvais et très discutables et Yvain n'a pas raison de le suivre. Comment a-t-il pu accorder crédit aux conseils de quelqu'un qui ne connaît rien à l'amour véritable, quelqu'un qui est incapable de se stabiliser et de se marier ?
Gauvain, "soleil de la chevalerie" peut être, n'a rien compris à la situation d'Yvain. En
effet, le conflit entre amour et action, entre amour et chevalerie n'a pas lieu d'exister puisqu'en
épousant Laudine, Yvain est devenu le défenseur de la fontaine. Il pourra, en repoussant les
éventuels agresseurs, concilier son amour pour sa dame et son amour pour la chevalerie : en
restant auprès de Laudine, Yvain ne deviendra pas recreant. Yvain ne vit pas la même situation
qu'Erec- Et à cette occasion, nous exprimons notre total désaccord avec Maurice Accarie qui écrit
dans un de ses articles : "Il ne fait aucun doute qu'en cet instant Yvain est sur la pente
dangereuse de la recreantise et que l'avertissement de son compagnon est légitime : chevalier
sans amour au début du roman, il est devenu amoureux sans chevalerie".[44] Nous ne pensons
pas qu'Yvain puisse déjà être, même pas au bout de quinze jours, sur la "pente dangereuse de la
recreantise". De plus il paraît peu probable qu'Yvain soit devenu un "amoureux sans chevalerie"
puisqu'il doit défendre la fontaine.
Gauvain n'a pas à s'ingérer dans la vie du couple. Il a peut-être été jaloux du bonheur de
son ami, alors que lui souffre de la solitude et ne vit que dans le monde des apparences, car la
fin'amors et tout son protocole ne sont qu'un jeu qui ne mène à rien de sérieux comme par
exemple sa petite aventure avec Lunete. Gauvain, contrairement aux autres héros, est incapable
de franchir le pas. Il ne peut pas vivre avec une seule personne- Il est connu pour ses
nombreuses aventures galantes, aussi bien chez Chrétien que chez d'autres romanciers. "A la
différence de Lancelot et de Perceval Gauvain reste en effet, d'un roman à l'autre, un être
incapable ou empêché par quelque force obscure, d'aller jusqu'au terme de son désir, de se
forger les lignes nettes d'un destin héroïque ou amoureux".[45] Gauvain est donc condamné à
rester ce chevalier porteur des valeurs, parfois rétrogrades, de la cour d'Arthur.
La fin de son discours n'est pas sans nous faire penser qu'il éprouve une certaine
amertume en pensant à sa condition. Il envie la chance d'Yvain :
"ne por ce ne le di ge mie, 2529
se j'avoie si bele amie
con vos avez, biax dolz conpainz,
foi que je doi Deu et toz sainz
molt a ennuiz la leisseroie!
A escïant, fos an seroie ." [46] 2534
Gauvain laisse donc entendre, à la fin, que s'il avait rencontré une femme comme Laudine, il
serait resté auprès d'elle. Il aurait été fou de la laisser.
Mais Yvain, ingénu comme il est, ne semble pas bien percevoir le sens profond des
paroles de Gauvain. Tout ce qu'il en retient c'est la nécessité de partir. Yvain manque encore de
réflexion et de mesure. Il n'est pas encore capable de se prendre en main tout seul- Il a toujours
besoin qu'on le guide, qu'on lui montre ce qu'il faut faire. Mais en choisissant délibérément de
partir avec Gauvain, Yvain ne réalise pas qu'il commet une faute grave envers "recreantise" par
l'abandon de sa femme n'est pas la bonne solution; Yvain n'a pas su concilier Amour et
Chevalerie- Le choix d'Yvain montre à quel point le héros n'a pas encore pris conscience de tout
ce qui lui est arrivé: l'aventure de la fontaine n'est pas perçue comme une véritable initiation mais
simplement comme un exploit. Cette confusion, Yvain va la payer très cher en perdant l'amour de
sa dame et en tombant dans la folie.
II- LA TRANSGRESSION DE L'INTERDIT ET LA PUNITION IMPOSEE PAR LAUDINE :
En revenant dans son monde d'origine, Yvain reprend ses habitudes de Chevalier de la
cour d'Arthur. Il passe son temps avec son ami Gauvain, à tournoyer et à se montrer devant les
dames et les gentilshommes de Bretagne. Il se donne à cœur joie à ces manifestations
mondaines qui donnent satisfaction au besoin de bataille qu'éprouve le chevalier. Toujours
victorieux, Yvain semble prouver qu'il n'est pas recréant et qu'au contraire il est vaillant chevalier.
Pendant plus d'une année, avec Gauvain, il ne fait qu'accumuler 1es actes de prouesse et de
bravoure.
S'adonnant totalement à ces plaisirs, Yvain s'oublie et oublie par la même de penser à sa
femme. Et il ne pouvait pas y penser puisque Gauvain de toutes les manières, l'en aurait
empêché. Le couple Gauvain / Yvain se substitue au couple Yvain / Laudine; Gauvain couve son
ami. Il l'étouffe et ne lui laisse aucun moment de répit. Yvain n'a pas le temps de penser puisque
Gauvain l'emmène à tous les tournois:
Aus tornoiemanz vont andui 2671
Par toz les leus ou l'en tornoie ; 2672
Gauvain fait tout pour ne pas perdre son ami et, pour Yvain, l'amitié partagée semble prendre le
pas sur l'amour.
Yvain, sur les Conseils de Gauvain, a quitté sa femme pour raviver son amour et pour
mieux la mériter. Mais le remède se révèle être pire que le mal: sa femme est oubliée et le délai
accordé est largement dépassé.
Pris dans la tourmente des perpétuels tournois, il laisse passer le moment du retour et
quand il s'en rend compte, il est désormais trop tard. Le mal est fait et Yvain doit payer sa faute.
Voyons comment cet épisode est décrit dans le roman.
Un jour, alors qu'il était de nouveau à la cour d'Arthur après une longue campagne de
tournois, Yvain songe à sa femme (la première fois depuis son départ) et réalise qu'il n'a pas
tenu sa promesse. Et à ce moment précis, une dameisele montée sur un palefroi noir arrive
précipitamment à la cour. C'est la messagère de Laudine, qui salue Arthur, Gauvain et toute la
cour à l'exception d'Yvain "le menteur, le trompeur, le déloyal, le fourbe qui l'a trompée et
abusée". Laudine signifie publiquement sa rupture avec Yvain. ce dernier n'a pas été à la hauteur
de son amour. Elle l'a attendu vainement et fidèlement alors que lui l'a dédaignée. Mais
désormais tout est fini entre eux. Yvain doit rendre l'anneau qui était le symbole de leur amour et
de leur union. Yvain est abasourdi par ce malheur qui fond sur lui. Il doit fuir pour cacher sa
douleur et sa honte. Il aurait préféré que la terre l'engloutisse car seule la mort est capable
d'effacer ses tourments. Il quitte la cour en courant, traverse les champs pour se réfugier au fin
fond de la forêt.
La rupture avec Laudine était inévitable. Yvain a transgressé l'interdit: en ne revenant pas
au terme de l'année, il rompt son engagement et la dame a le droit de le punir en lui retirant
confiance et amour. Yvain est coupable et ce n'est que justice si Laudine le punit. Tous les torts
sont du côté d'Yvain car sa femme l'avait averti que les conséquences seraient irrémédiables et
que son courroux serait sans 1imite:
Mes l'amors devanra haïne
Que j'ai en vos, toz an soiez
Seürs, se vos trespassïez
Le terme que je vos dirai;
Sachiez que ja n'en mantirai:
Se vos mantez, je dirai voir.
L'interdit qu'a posé Laudine à Yvain correspond exactement à l'interdit imposé par la fée
au mortel qui jouit de ses faveurs[47] : son amant a tous les droits sauf celui de transgresser
l'interdit. C'est le scénario que nous trouvons dans le Lai de Lanval: si Lanval dévoile da relation
avec la fée il risque de ne plus la revoir:
" Amis, fet ele, or vus chasti, 143
Si vus cornant e si vus pri :
Ne vus descovrez a nul humme
De ceo vus dirai ja la summe :
A tuz jurs m'avriez perdue,
Si ceste amur esteit seüe :
Jamés nem purrïez veeir
Ne de mun cors seisine aveir." 150
Comme Yvain, Lanval n'a pas respecté la volonté de sa dame: il a transgressé l'interdit et il perd par-là toutes les faveurs accordées par la fée.
La ressemblance entre nos deux héros est grande - Tous deux après la punition imposée par leurs dames respectives ont vécu des moments difficiles - Ils en viennent parfois à souhaiter la mort pour se punir de leurs méfaits:
Lanval:
Lanval i vet od sun grant doel; 357
Il l'eüssent ocis sun veoil! 358
Yvain:
Ne het tant rien con lui meïsme, 2792
Ne ne set a cui se confort
De lui qui soi meïsme a mort. 2794
Nos deux héros ont commis un péché: c' est contre Amour qu'ils ont failli. Il ne leur reste plus que le repentir. Leur douleur est accablante et leur expiation sera longue et difficile avant de pouvoir jouir à nouveau des joies de l'amour.
Mais la rupture dans le cas d'Yvain va avoir plus d'impact que dans Lanval. La crise que
provoque Laudine est plus brutale car c'est devant tout le monde qu'elle lui a reproché sa faute et
signifié la rupture- Yvain ne se sent plus le droit de siéger à la Table Ronde; il doit partir, s'exiler.
Mais la perte de l'amour est encore plus grave que celle de l'honneur: Yvain ne peut plus vivre, et,
à défaut de la mort, son seul refuge semble désormais être la folie.
En cessant de posséder l'anneau d'invincibilité que lui avait donné Laudine en gage d'amour, Yvain réalise que la séparation avec sa femme est irrémédiable. En effet, l anneau transmis par Laudine symbolise l'amour et garantissait la réunion.
Si l'anneau symbolise l'amour de Laudine, sa reprise signifie sa colère et sa décision de
rupture. Yvain est conscient de cela. Il sait désormais que le seul lien entre lui et sa femme est
brisé et que tout espoir de se faire pardonner est perdu à jamais. Il a été inconscient de préférer
la compagnie de Gauvain à celle de Laudine, et, maintenant il mesure l'ampleur de sa faute. Sa
douleur, son désespoir, lui montent à la tête comme un torbeillons (vers 2806) qui lui fait perdre la
raison.
Yvain n'a eu que ce qu'il mérite. Si Laudine le punit sévèrement ce n'est que justice. Il n'a
pas cessé d'accumuler les transgressions et de se comporter en faux- héros: il doit payer
chèrement tous ses actes irréfléchis et démesurés- Yvain doit expier toutes ses fautes: il a oublié
et il n'avait pas le droit de le faire. Il doit se rappeler constamment que le meurtre d'Esclados n'a
pas été vengé, que son mariage avec Laudine n'est pas une partie de plaisir et qu'il s'était
engagé, par un contrat, à défendre la fontaine. Laudine a pardonné la première transgression car
il fallait trouver un défenseur pour la fontaine. Mais Yvain a failli à ses devoirs d'époux, d'amant et
de Chevalier. Laudine a donc tous les droits de le châtier.
Pour Yvain, l'aventure de la fontaine finit bien piteusement. L'exploit du chevalier est
complètement remis en question. Yvain n'a pas montré sa prouesse et son hardemant. Il a prouvé
qu'il n'est pas encore un chevalier accompli et que son parcours est loin d'être achevé. Il doit
rompre avec le passé pour entreprendre une véritable quête dans laquelle il se comportera en
héros, au sens plein du terme.
La crise que provoque Laudine fait rebondir l'action du roman, ou plutôt le "conte bleu" se
mue en véritable roman. Yvain est un personnage problématique, contrairement au héros du
conte. C'est après la crise qu'Yvain prend conscience de la nécessité d'évoluer pour tendre vers
le " contenu posé" , c'est à dire devenir un chevalier juste et un mari parfait.
Retour en haut
DEUXIEME PARTIE:
LE REPENTIR ET LA REDEMPTION D'YVAIN U LA CHEVALERIE AU SERVICE DE LA JUSTICE
Le Chevalier au lion, comme nous l'avons vu dans la première partie, continue à suivre
le scénario archétypique du motif de la fée à la fontaine.[48] Yvain, comme le héros des contes
merveilleux, après avoir transgressé l'interdit (ce que Laurence Harf-Lancner appelle le " pacte")
va essayer de reconquérir son épouse. Ce motif est très récurrent dans 1a 1ittérature et se
retrouve dans tous les folklores. Nous ne citerons que quelques exemples : l'histoire d'Eros et
Psyché dans Les métamorphoses d'Apulée, le roman de Partonopeus de Blois, Hassan de
Bassorah dans les Mille et Une Nuits. Dans tous ces cas le héros (ou l'héroïne), ayant perdu
1'objet de son amour, se met en quête pour retrouver le bonheur. Tous les personnages que nous
avons cités, subissent des épreuves, accomplissent des ,'travaux" pour mériter le pardon.
Comme ces illustres héros, Yvain va s'affirmer en sortant de l'ombre pour commencer sa
véritable Aventure. Il va signifier son repentir, non par de simples paroles mais par des actes, par
des travaux dignes d'Hercule. la quête d'Yvain va être placée sous le signe de la justice: la
Chevalerie que va symboliser désormais Yvain est une chevalerie exemplaire qui rend service à
l'humanité en défendant le droit et la justice - Yvain va lutter avec acharnement contre le mal sous
toutes ses formes - mais surtout sous celle de l'injustice.
La quête d'Yvain va être longue et difficile- Mais ce sera un moyen pour accomplir sa
destinée: l'aventure ne sera plus perçue comme un exploit, mais comme une recherche de
l'identité, de la découverte et de l'affirmation du (vrai) Moi. Elle va permettre à Yvain de réaliser
son unité (puisque le cœur est resté chez Laudine et que le corps est parti avec la cour d'Arthur
v.2641- 2652 [49]), de se réconcilier avec lui-même, avec la société dont il s'est exclu, et enfin- ce
qui est à ses yeux le plus important- avec Laudine.
A - LA RECONQUETE DE LA RAISON ET DE LA LUCIDITE
La folie d'Yvain dure peu et le personnage tirant les leçons du passé se met en quête du
"contenu posé" de son histoire. Nous allons désormais avoir affaire à un homme nouveau, à "1'
autre visage du héros"[50]. Ce changement est la conséquence de deux épisodes.
I - L'épisode de l'onguent magique:
Si la folie est due à la condamnation d'un femme, en l'occurrence Laudine, " sa fame",
Yvain ne sort de cet état que grâce à 1'intervention d'une autre femme.
En quittant la cour d'Arthur, meurtri par la douleur, Yvain se réfugie dans la folie. Il erre
dans la forêt et vit comme un homme sauvage jusqu'au jour où une dame et deux puceles de sa
suite l'aperçoivent en train de dormir sous un arbre. L'une des deux demoiselles s'approche de lui
et le reconnaît à une cicatrice qu'il portait au visage. Elle s'étonne de le voir dans un état aussi
déplorable. Affligée, la demoiselle retourne à sa maîtresse pour la mettre au courant de sa
découverte: "Dame, j'ai découvert Yvain le chevalier le mieux éprouvé du monde et le plus
émérite; mais j'ignore dans quel malheur est tombé un homme aussi noble; peut-être est-ce
quelque chagrin qui le fait vivre dans un tel état: on peut bien devenir fou de douleur et il est clair
qu'il n'a pas toute sa raison; jamais en vérité il n'en serait venu à mener une vie si pitoyable s'il
n'avait perdu 1'esprit".[51] Puis la demoiselle prie la dame de venir en aide à Yvain car s'il guérit il
serait capable de la défendre contre son ennemi juré, le comte Alier.
La demoiselle joue ici le même rôle que Lunete: toutes les deux se rallient à la cause
d'Yvain et essayent de convaincre leurs maîtresses de lui venir en aide. Dans les deux cas, les
suivantes invoquent la raison d'état:
Lunete:
"Mes or dites, si ne vos griet, 1618
vostre terre qui desfandra
quant li roi Artus i vendra
qui doit venir l'autre semainne
au perron et a la fontaine ?" 1622
La suivante de la dame de Norison:
"Car trop vos a mal envaïe 2934
li cuens Aliers qui vos guerroie.
La guerre de vos deux verroie
A vostre grant enor finee,
Se Dex si boene destines
Li donoit, qu'il ne remeïst
En son san, et s'antremeïst
De vos eidier a cest besoing". 2941
Comme Laudine, la dame de Norison se plie à la volonté de sa suivante. Elle la rassure, car elle a
en sa possession un onguent magique, donné par la sage fée Morgane, qui peut guérir Yvain et
lui ôter de la tête "tote la rage et la tempeste". Revenue à son chastel, la dame confie à sa
suivante le précieux remède tout en lui recommandant de ne pas le gaspiller car il suffit d'en
appliquer une petite dose sur le front pour que te malade recouvre sa raison.
La pucele se hâte de rejoindre le "fol". Arrivé auprès de lui, elle l'enduit sur tout le corps,
oubliant ainsi les recommandations de sa maîtresse. Elle réussit sans peine à lui chasser du
cerveau " la rage et la melencolie"(vers 3001): l'auxiliaire magique de la dame de Norison semble
être l'antidote à la punition de Laudine. A son réveil Yvain retrouve sa raison mais son corps est
encore faible. La suivante l'emmène au château de sa maîtresse. Yvain y reçoit tous les soins
jusqu'à ce qu'i1 se rétablisse totalement.
Insistons encore une fois sur le parallèle que l'on peut établir entre Lunete et les
suivantes de la dame de Norison. Dans les deux cas, ces puceles s'occupent d'Yvain comme des
mères: elles le lavent et l'habillent. En superposant les deux situations il apparaît que Chrétien
utilise presque les mêmes termes pour décrire ces rituels:
Lunete:
Si le fet chascun jor baignier
Son chief laver et apleignier;
La dame de Norison et ses suivantes:
Sel baignent, et son chief li levent 3130
Et sel font rere et reoignier
La barbe a plain poing sor la face. 3133
Jusqu' ici les femmes sont toujours au service d'Yvain et font tout pour satisfaire ses désirs: on a l'impression que Lunete et les suivantes de la dame de Norison jouent le rôle de mère.
Le séjour d'Yvain chez la dame de Norison est la première étape de la reconquête de la
raison et de la lucidité: Yvain est désormais sorti de la folie et il opère son retour vers la
civilisation et vers la société. C'est pour cette raison que l'utilisation de l'onguent magique revêt
une importance capitale car c'est à partir de ce moment qu'Yvain va commencer son processus
d'individuation[52] : l'onguent magique, outre le fait qu'il purifie et semble effacer le passé, va
faire d'Yvain un homme nouveau: Yvain va devenir un chevalier qui met son épée et sa prouesse
au service des opprimés. Toute son action va être pour l'ordre, le droit et la justice.
Au sortir de la folie, Yvain prend conscience de ce que doit être un véritable chevalier.
Yvain le prouve très vite: juste après son réveil, il demande à la pucele qui l'a guéri s'il peut lui
être utile:
"Dameisele, or me dites donc 3074
se vos avez besoing de moi?"
A ce moment, nous semble-t-il, Yvain donne l'impression qu'il réalise déjà qu'il a un devoir à accomplir et qu'il lui faut renoncer à l'égoïsme et au désir effréné de gloire personnelle qui l'animait lorsqu'il était parti tenter l'aventure de la fontaine, puis lorsqu'il avait quitté sa femme pour aller courir les tournois avec Gauvain.
Utile, Yvain va le devenir en prenant la défense de la dame de Norison. Il ne cherche plus
l'exploit pour l'exploit. Il montre qu'il assume pleinement sa fonction de chevalier en combattant
pour la justice.
Selon Chrétien, un bon chevalier ne peut réellement prouver sa valeur qu'en servant des causes justes et celle de la dame de Norison en est une.
En prenant le parti de sa bienfaitrice, Yvain opte pour l'ordre et pour le bien: il refuse de
rester impassible devant 1'injustice. Il décide donc de combattre le comte Alier qui saccage le
domaine de la dame de Norison pour la forcer à l'épouser. Le comte Alier est outrecuidant, un
provocateur sans vergogne, poussé par la "conveitise" (le vice le moins noble qui soit).
Le comte Alier est dans son tort et ses actions sont démesurées, comme l'étaient celles
d'Yvain dans la situation initiale du roman. C'est pour cette raison que nous avons l'impression
qu'Yvain en luttant contre le comte Alier, mène en quelque sorte une confrontation avec son
"ombre". En venant à bout de l'opposant, Yvain surmonte définitivement son "mal": l'agressivité et
la démesure. Le passé d'Yvain, c' est à dire toute la période d'avant la folie, est dépassée: c' est à
un homme nouveau que nous avons affaire maintenant, un homme nouveau qui commence sa
quête du "contenu posé" .
Cette quête se fait loin de la cour d'Arthur qu'Yvain a quittée pour se réfugier dans la
forêt. Son destin est entre ses mains; la véritable aventure, qui ne signifie pas seulement "preuve
de valeur et de vertu" mais aussi "recherche d'une félicité perdue",[53] a commencé. En effet, en
défendant la dame de Norison, Yvain entreprend déjà sa quête de Laudine. En venant en aide à
cette figure de la féminité, Yvain inconsciemment pense à sa femme. A ce propos; Gérard
Chandès écrit: "Sauver la féminité, qui l'a préservé de la mort (...) dans la folie (la dame de
Norison) pour acheter celle qu'il a oubliée, telle est la motivation première d'Yvain". [54] Il est
certain donc, que la défense de la dame de Norison est le premier maillon de la chaîne qui va
mener Yvain à la réconciliation avec Laudine. Sinon, pourquoi refuse-t-il l'offre de la dame de
Norison qui lui propose de devenir son amie et sa femme. On pourrait penser que s'i1 n'y avait
pas eu Laudine, Yvain aurait pu accepter cette union. Mais pour lui une telle éventualité est
inconcevable et, malgré sa séparation avec la dame de la fontaine, il veut lui rester fidèle et se
faire pardonner car l'amour qu'il lui porte semble être trop grand pour être nié d'un coup. Comme
l'a expliqué Jean Claude Aubailly,[55] Yvain se retrouve après sa victoire sur le comte Alier dans
une situation comparable à celle qu'il a vécue après sa victoire sur Esclados Le Roux. Mais i1 ne
retombe pas dans les erreurs du passé: Yvain est maintenant capable de freiner ses désirs.
Donc, ce n'est pas sans raison qu'il refuse l'offre de la dame de Norison, laquelle ne lui apparaît
que comme une projection, une autre image de Laudine.
La rencontre avec la dame de Norison est une étape importante dans le processus
d'individuation d'Yvain. Outre le fait qu'elle lui permet de sortir de la folie pour revenir dans le
monde des hommes, elle lui donne aussi l'occasion de renouer avec la chevalerie qu'il a quittée
en s'exilant volontairement de la cour d'Arthur. Et c'est en ce sens que le combat contre le comte
Alier revêt une importance capitale: il est le premier combat après la folie, et le premier d'une
série de combats pour le bien et la justice.
Ce premier combat suffit " à le faire exister à nouveau pleinement"[56] en tant que
véritable chevalier. En effet, pendant ce combat , Yvain donne des preuves surabondantes de sa
force et de sa prouesse: il se bat comme un lion et décime les rangs de ses ennemis. Son
courage redonne espoir à ses compagnons (les gens de la dame de Norison) et les force à se
battre avec vaillance:
Et cil qui avec lui estoient 3167
Por lui grant hardemant prenoient;
La prouesse d'Yvain est comparable à celle de Lancelot, qui, lorsqu'il se mêle à la bataille
des captifs de Logres, par sa vaillance, vient seul à bout de tous les ennemis. En voyant Lancelot
se battre bravement et en apprenant qu'i1 est l'homme qui 1es sortira de 1'exil, les captifs
prennent exemple sur lui car la joie fait décupler leur courage:
De la joie que i1 en orent
Lors croist force, et s'an esvertüent
Tant, que mainz des autres an tüent,
Et plus les mainnent leidemant
Por le bien feire seulemant
D'un seul chevalier, ce me samble,
Que par toz les autres ansanble. Lancelot, 2426 -2432
Celui qui a vaincu l'épreuve de la folie est maintenant investi d'une puissance qui transforme tout son entourage:
Que tex a poinne ovrer antasche, 3169
Quant il voit c'uns prodon alasche
Devant lui tote une hesoingne,
que maintenant honte et vergoingne
1i cort sus, et si giete fors
le povre cuer qu'il a e1 cors,
si li done sostenemant,
cuer de prodome et hardemant. 3176
Yvain, à la tête de ses compagnons, ne met pas longtemps à vaincre ses adversaires et à capturer l'ennemi de sa bienfaitrice.
Dès ce premier combat pour la justice, Yvain est considéré par la foule de Norison
comme un héros; Ces gens qui le connaissent à peine lui décernent les plus grands éloges et le
font accéder à la dimension mythique [57]de héros salvateur: la prouesse d'Yvain est supérieure à
celle de Roland:
Et veez cornant il le fet 3229
De l'espee quant il la tret !
Onques ne fist par Durandart
Rolanz des Turs, si grant essart
En Roncevax ne an Espaigne. 3233
Yvain surpassant et dépassant le légendaire Roland est maintenant capable de s'attaquer à quiconque. Désormais aucun obstacle ne peut l'empêcher de gagner, de vaincre.
Ce premier combat d'où Yvain sort comblé de gloire et de louanges restera inconnu à la
cour d'Arthur et à la cour de Laudine- La réintégration du héros dans la société ne fait que
commencer et il devra encore fournir les preuves de son évolution.
Le combat contre le comte Alier est le premier volet du diptyque que constitue l'épreuve
que Greïmas appelle "qualifiante". Le deuxième volet est la rencontre avec le lion.
II- La rencontre avec le lion:
Nous avons vu que l'onguent magique a rendu la raison et la lucidité à Yvain et que le combat contre le comte Alier lui a permis de se mesurer contre son "ombre". mais dans le "roman", il y a un épisode qui joue un rôle primordial dans la poursuite du processus d'individuation, c' est la rencontre avec le lion.
Cet épisode est important dans 1a structure et dans le sens du roman. Il se place
exactement au centre du roman (vers 3337- 34491 et sans doute, ce n'est nullement 1'effet du
hasard puisqu'il est capital dans la définition du sens de l'évolution d'Yvain. Placé en position de
pivot, il délimite un avant et un après, ou plus exactement une fin et un re-commencement. En
effet, dès 1a rencontre avec le lion. Yvain va trouver le sens de son aventure, le sens de son
engagement: à partir de ce moment rien ne sera plus pareil. La transformation d'Yvain va devenir
radicale: il ne sera désormais que "le chevalier au 1ion"; te chevalier défenseur du droit et de la
justice.
Voyons d'abord comment cette rencontre est évoquée dans le roman. Après avoir quitté
la dame de Norison, Yvain s'enfonce de nouveau dans une forêt profonde, quand soudain il
entend un grand cri de douleur. I1 décide de s'approcher et découvre, dans un essart, un serpent
qui tient un 1ion par 1a queue . Ce serpent crache des flammes et brûle les reins de son ennemi -
Après un léger moment d'hésitation où i1 délibère en lui-même, Yvain prend parti pour le lion, car,
nous dit Chrétien:
Lors dit qu'au lÿon se tanra, 3353
Qu'a venimeus ne a felon
Ne doit an feire se mal non,
Et li serpanz est venimeus
Si 1i saut par 1a boche feus
Tant est de felenie plains. 3357
Yvain a évolué. Il n'est plus ce personnage dont les actions sont toujours dictées par les autres (décision de tenter l'aventure de la fontaine, décision de partir courir les tournois). Pour la première fois depuis le début du récit de Chrétien, la volonté d'Yvain s'exprime en toute indépendance: venir en aide au lion est un choix librement assumé.
Se protégeant à l'aide de son bouclier pour éviter les flammes, Yvain armé de son épée
attaque le serpent et le coupe en deux puis en plusieurs morceaux. Pour dégager le 1ion, il doit
lui amputer un bout de sa queue où est restée accrochée la tête du venimeux reptile. Après cela,
Yvain s'apprête à se défendre contre le lion quand ce dernier prouve qu'il est réellement une
"beste gentil et franche" (vers 3371), Au lieu d'attaquer le héros, le lion lui prouve sa
reconnaissance:
Si s'estut sor ses piez derriere 3394
Et puis si se ragenoillait,
Et tote sa face moillait
De lermes, par humilité. 3397
Dans cette attitude le lion se prosterne comme un vassal qui se soumet à son seigneur; il semble choisir Yvain comme maître, lui faire hommage et lui promettre respect et fidélité. La posture du lion n'est pas sans nous faire penser à celte qu'avait prise Yvain pendant son entrevue avec Laudine:
"Mes sire Yvains maintenant joint 1974
ses mains, si s'est a genolz mis 1975
Le parallèle entre ces deux scènes est frappant et le fait de les superposer montre à quel point
Yvain a évolué: au début, c' est lui, dans l'attitude du parfait amant, qui s'agenouille devant
Laudine pour implorer son pardon et pour lui donner la preuve de sa soumission, mais maintenant
Yvain est devenu un seigneur devant qui se prosternent le lion et, plus tard, la nièce de Gauvain.
En portant secours au 1ion, Yvain opte pour le bien. Le serpent qu'il a combattu est le
symbole du mal: il représente l'ennemi contre lequel il faut lutter. Dans beaucoup de religions le
serpent est perçu comme le synonyme des ténèbres: par exemple, dans la Bible , Satan est
apparu dès le début de la création sous la forme de serpent pour entraîner Adam et Eve à leur
perte et les faire déchoir du paradis. C' est pour cette raison que dans l'imaginaire chrétien. Le
serpent est senti comme l'incarnation du mal. Il représente toutes les valeurs négatives: traîtrise,
félonie (rappelons qu'il a attaqué le lion, dans le récit de Chrétien de Troyes, par derrière, par la
queue ).
Dans Yvain, le serpent est doublement maléfique: outre le venin qu'il secrète, il lance du
feu par sa gueule qui est plus grande qu'une marmite. Les f1ammes qu'il crache ne sont pas sans
nous faire penser au diable et, la largeur de sa gueule, à l'enfer. [58] Le serpent tel qu'i1 est décrit
par Chrétien accumule toutes les images du mal. Il déborde de négativité et l'emploi de l'adjectif
"plains" (vers 3357) amplifie le caractère ténébreux et maléfique du reptile.
Si le serpent est porteur de toutes les valeurs négatives et s'il est perçu comme 1'envoyé
de Satan, comme le représentant de l'ombre collective, le 1ion est connu pour être un animal
solaire incarnant les valeurs positives: la loyauté, la justice, le courage et l'honneur. Il est le
symbole de la force rayonnante, de la royauté. Tout le monde s'accorde pour dire qu'il est le roi
des animaux et nombreuses sont les œuvres 1ittéraires qui le mettent en scène comme figure de
la royauté: il est le roi Noble dans le Roman de Renart, cruel avec les méchants et bienveillant
avec les justes. Ce n'est pas sans raisons, nous semble-t-il, que le lion figure sur les écussons
des rois chrétiens à l'époque des croisades "1'écu au 1ion appartient aux chrétiens, l'écu au
dragon est attribué aux païens".[59] Cette pratique est peut-être un souvenir de 1 'Apocalypse
[60]où Jésus est appelé "Lion de la tribu de Judas" et où Satan est apparu sous la forme d'un
dragon que la Christ combat afin de sauver l'humanité.
Le combat du 1ion et du serpent dans Yvain dépasse la simple lutte entre deux animaux
sauvages. En effet, ce motif assez répandu au XIIème siècle, n'est pas dénué d'une certaine
valeur morale, voire philosophique: le combat du 1ion et du serpent f figure aussi dans
l'iconographie. "A Saint-Christol (Vaucluse 3ème quart du XIIème siècle), une base de colonne, à
droite de l'autel, présente un lion dévorant un serpent, les pattes posées sur une colonne".[61]
Sachant que l'art au Moyen Age est utilisé pour l'enseignement religieux, afin de permettre aux
gens de 1 ire sur la pierre ce qu'ils ne peuvent pas lire dans les livres (" "Ut hi qui 1itteras nesciunt
in parietibus videngo legant quae legere in codicibus non valent" disait le pape Saint-Grégoire le
grand [62]). La présence d'un tel motif dans les églises n'est pas motivé par un but purement
ornemental: le 1 ion est la représentation du Christ vainquant Satan; c'est une allégorie de la lutte
du bien contre le mal.
Cet aspect de combat entre les forces du bien et les forces du mal se retrouve aussi chez
Chrétien; mais une différence subsiste quand même chez 1'auteur d'Yvain, qui, contrairement à
ses adaptateurs et continuateurs, ne fait aucun commentaire sur le combat du lion et du serpent ,
et nous permet donc de l'étudier sous différents aspects et à la lumière de plusieurs théories
Cette scène, qui est à la fois simple et complexe a une grande valeur symbolique. Elle
peut être rapprochée du combat des bons et des mauvais dieux dans la mythologie celtique: cette
lutte est éternelle dans l'Autre Monde et, pour décider de la victoire les bons dieux doivent
recruter un mortel qui est le seul à pouvoir provoquer l'issue du conflit.[63] Dans Yvain, nous
retrouvons cette situation, puisque le combat du lion et du serpent-dragon a lieu dans un essart
(l'absence d'indication géographique peut nous induire à penser que cela se passe dans l'autre
monde). On peut imaginer que les deux ennemis se prennent chacun par la queue, formant par là
une sorte de cercle vicieux qui nous fait penser à la figure de l'ouroboros[64]. En intervenant,
Yvain accomplit un acte "diaïrétique" (1er régime de l'imaginaire de G. Durand). Il brise le cercle
en tranchant le serpent. En réalisant un tel acte, Yvain semble couper le mal à sa racine. Il prend
le parti du bien et choisit l'ordre contre le chaos. Selon Mircea Eliade[65] "le serpent symbolise le
chaos, l'amorphe non manifesté (…), le foudroyer et le décapiter équivaut à l'acte de création,
avec passage du non manifesté au manifesté, de l'amorphe au formel ". Cela est d'autant plus
clair puisqu'Yvain en sortant de la folie, figure suprême du chaos, passe à un acte de création, à
la création d'une société plus juste, plus équitable, en combattant le mal sous toutes ses formes.
Tout le parcours du chevalier Yvain va être impliqué par cette action et par la conjonction avec le
lion. Désormais il va être le défenseur du droit. Accompagné par son double symbolique l (le lion)
sa quête va être axée sur un rétablissement continuel de l'ordre et de la justice.
Si l'épisode de l'onguent magique et le combat contre le comte Alier ont permis à Yvain
de réintégrer son Moi et de redevenir le chevalier preux et courtois qu'i1 était, le compagnonnage
du lion confirme son entrée dans le chemin du processus d'individuation. De ce point de le lion
peut être considéré comme la figure de l'inconscient positif et le serpent comme le côté négatif de
l'inconscient. En intervenant dans le combat du lion et du serpent, Yvain sonde en quelque sorte
son inconscient afin d'éclairer, si l'on peut dire, son conscient et de lui donner l'énergie nécessaire
pour continuer son combat.[66]
Ayant récupéré sa raison et sa lucidité, Yvain peut désormais entreprendre la quête qui le mènera vers la "pez sanz fin", vers la réconciliation avec Laudine.
La conjonction avec le lion est déterminante dans la suite du roman; cette rencontre
permet à Yvain de bénéficier des qualités de son compagnon: force morale et physique, sens du
droit et de la justice. Remarquons ici que Chrétien a occulté toutes les valeurs négatives du 1 ion:
en lui coupant la queue contaminée par le venin du serpent, Yvain l'a en quelque sorte
transformé. Et ce changement est à double sens. Les deux compagnons " finissent par se
ressembler: le lion s'humanise au contact d'Yvain qui, grâce à ce compagnon particulier, dépasse
son statut de chevalier."[67]
Yvain et son 1ion vivent ensemble dans la forêt. Le 1ion subvient aux besoins de son maître, il veille sur son sommeil:
et il tint son chief an repos 3472
tote la nuit sor son escu
a tel repos corne ce fu;
et li Iÿons ot tant de sens
qu'il veilla et fu an espens
del cheval garder, qui pessoit
1'erbe qui petit 1'engressoit. 3478
L'attitude du lion nous rappelle celle d'Enide qui, elle aussi, veille pendant qu'Erec dort. Chrétien emploie presque les mêmes termes pour décrire les deux situations:
A son chief a mis son escu Erec, 3096 - 3099
Et la dame son mantei prant,
Sor lui de chief en chief l'estant
Cil dormi, et cela veilla.
J. Dufournet a vu "dans la queue coupée (vers 3378-3383) une métaphore de la
domestication, voire de la féminisation,[68] et nous pouvons partager son point de vue. Il nous
semble évident qu'il y a une certaine parenté entre Enide et le 1ion. Une autre scène dans le
roman confirme notre sentiment. Quinze jours après leur rencontre, Yvain et son compagnon
arrivent par "aventure a la fontainne desoz le pin" (vers 3484-3485). En retrouvant ces 1ieux
familiers, Yvain, fou de douleur, s'évanouit- Et dans sa chute, son épée glisse de son fourreau et
le blesse- En voyant le sang couler, le lion croit que son "compaignon et seignor" est mort, il
décide de se suicider. Heureusement Yvain revient à lui au bon moment pour stopper son élan.
De même, Enide, à l'instar du lion, pensant que son mari est mort, est prête à se tuer avec l'épée
de son seigneur. (Elle n'est sauvée que par l'arrivée du comte de Limors).
Les similitudes entre le 1ion et Enide sont nombreuses. Comme elle, il va être présent
aux côtés de son maître tout au long de l'aventure. Le lion participera à tous les combats d'Yvain:
contre Harpin de la Montagne, contre les trois accusateurs de Lunete, contre les deux nuitons de
Pesme Aventure. Il aidera constamment Yvain à combattre les forces du mal sous ses diverses
formes. Mais il ne prendra pas part au dernier combat d'Yvain car monseigneur Gauvain, "le soleil
de la chevalerie" n'a rien de diabolique. Ceci est aussi à rapprocher du dernier duel livré par Erec
(contre Mabonagrain, dans le verger de la joie de la cour) auquel Enide, elle non plus, n'assiste
pas.[69]
La reconquête de la raison et de la lucidité chez Yvain est le résultat de trois moments
forts: 1'épisode de l'onguent magique qui guérit Yvain de sa folie, le combat contre le comte Alier
qui marque son retour à la chevalerie, la conjonction avec le lion. Ces trois moments réunis font
qu'Yvain renaît, se transforme et se mue en un autre. Yvain, ayant rétabli la paix en lui-même,
peut désormais s'employer pleinement à défendre les autres. Il va sortir de l'isolement où l'ont
plongé et la punition imposée par Laudine et la folie pour revenir à la société dont il va essayer de
corriger les erreurs et les abus. Et c'est en ce sens qu'Yvain entreprend son Aventure qui signifie
selon E. Köhler: "l'effort difficile imposé par la vie pour rétablir la relation devenue incertaine entre
l'individu et la société". [70] Les rapports entre Yvain et la cour d'Arthur se sont dégradés après la
crise provoquée par Laudine. Aucun membre de la Table Ronde n'a essayé de le retenir lorsqu'il
a subitement fuit la cour. "L'abandon dans lequel tombe le héros pris de désespoir est la preuve
de la faillite de la communauté qui n'a plus rien à lui dire et le laisse livré à lui-même".[71]
Si l'an leissierent seul aller: 2801
Bien sevent que de lor parler
Ne de lor siegle n'a il soing. 2803
La faute d'Yvain était individuelle, et ne peut être expiée que par des actions en faveur de
la société. Sa quête " devient une épreuve parce qu'elle l'éclaire, l'instrument de son
perfectionnement moral."[72] Mais c'est seulement en se détachant du groupe qu'il peut accomplir
sa mission, sa purification en vue du pardon de la communauté et de sa dame, Laudine.
Le repentir et la rédemption d'Yvain vont se traduire dans les actes plus que dans les
propos- Il va essayer de montrer, en entreprenant des " travaux" en faveur du droit, qu'il a le droit
d'aimer et d'être aimé. Et le compagnonnage du lion lui est d'un grand secours car, comme l'a
montré Martine Orange, le "1ion est à la fois un emblème et un programme"[73]. Un emblème
puisqu'Yvain va changer de nom et adopter le senhal qui lui ouvrira les portes du domaine de la
fontaine; un programme puisque la nouvelle identité va faire de lui le chevalier du droit, celui "qui
met sa poinne a conseillier / celes qui d'aïe ont mestier". (vers 4811-4812] et qui soutient les
causes justes.
La défense de la dame de Norison[74] et du lion s'inscrit dans ce que Greïmas appelle "
l'épreuve qua1ifiante". Cette épreuve l'est vraiment et la suite de l'Aventure d'Yvain ne fera que
conforter notre point de vue.
B - YVAIN CHEVALIER DU DROIT ET DE LA JUSTICE
La quête d'Yvain va être désormais orientée vers des combats en faveur de la justice. Il
est investi d'un mission. Il est "élu" pour servir les gens qui sont opprimés. Yvain a changé
totalement: i1 abandonne définitivement le monde des tournois pour accomplir son véritable rôle
de chevalier. Combattre n'est plus une parade mais une nécessité. Son aventure a maintenant un
sens: il met sa prouesse et sa bravoure au service du bien. Ses actions deviennent de plus en
plus d6sintéressées pour servir un idéal. Ce changement dans la conduite d'Yvain est, selon
nous, la conséquence du choix qu'il a fait lors de la lutte du lion et du serpent: comme il a "tué" le
mal symbolique en tranchant, le serpent-dragon, i1 va s'attaquer à un "mal" plus personnifié en la
personne des opposants qu'il rencontre sur sa route.
Yvain est e chevalier du droit et de la justice. Il est le vengeur des faibles et il va le
démontrer à plusieurs reprises: la première fois en sauvant la famille de Gauvain de la
persécution du géant Harpin de la Montagne. Ce géant s'est attaqué au beau-frère de Gauvain, a
tué deux de ses fils, en a pris quatre autres en otage et qu'il menace de tuer si leur père refuse de
lui livrer sa fille. En apprenant les malheurs de cette famille, Yvain est très touché. Il a pitié de ces
gens, mais n'accepte d'être 1eur " champion" que sous certaines réserves: i1 n'est prêt à affronter
le géant, que dans la mesure où ce dernier viendra assez, tôt pour ne pas l'obliger à violer un
autre engagement. La réaction d'Yvain pourrait sembler assez déroutante, car, comment peut-on
fixer des conditions dans un tel moment de détresse?
L'attitude d'Yvain est 1égitimée par 1e fait qu'il a déjà promis à Lunete de venir la
défendre contre le sénéchal de Laudine et ses deux frères. En ne voulant un aucun cas manquer
à sa parole, Yvain montre qu'il a compris qu'un contrat doit toujours être honoré. Et i1 a bien payé
pour le savoir, lui qui a perdu l'amour de sa femme et qui a sombré dans la folie pour n'avoir pas
tenu ses engagements. Il a failli à son devoir une fois et i1 ne semble pas prêt à recommencer
1es mêmes erreurs car, comme le dit le proverbe arabe, "un bon croyant ne se fait, jamais piquer
deux fois par un même scorpion". Après avoir une fois outrepassé le dé1ai accordé par sa
femme, Yvain prend conscience du problème du Temps qui devient une obsession chez lui. Son
aventure, si on peut dire, n'est qu'une sorte de "course contre la montre" . Outre les
représentants du mal, Yvain doit se mesurer au temps. Philippe Walter a montré que tout le
drame d'Yvain (la folie, l'errance dans 1a forêt) est 1a conséquence directe d'un rendez-vous
manqué. "Dans le chevalier au1ion, écrit-i1, 1e temps devient une véritable force contre laquelle
doit lutter le héros. Après sa p6riode de folie, dès son retour à la vie consciente, Yvain est
confronté à 1'urgcnce du temps".[75]
C' est sans doute pour mettre en valeur le problème du temps et pour rehausser l'action
de son héros que Chrétien scinde en deux, l'épisode de Lunete. Dans un premier moment nous
avons affaire à Lunete empoissonnée, auquel répondra un autre événement, celui de Lunete
délivrés. Entre ces deux moments, Chrétien a intercalé l'épisode de Harpin de la Montagne, non
seulement pour entretenir le suspens comme le pense Claude Lecouteux qui écrit: " cet épisode
fonctionnant comme un retardateur de l'action principale et visant à augmenter la tension du récit
- Yvain arrivera-t-il à temps pour sauver Lunete du bûcher ,- n'est pas indispensable à l'économie
du Chevalier au lion."[76]; mais aussi, et surtout, pour monter que son héros est désormais
capable de mener deux affaires en même temps. Chose qu'il fera à nouveau dans l'épisode des
deux filles de Le Noire Epine et de Pesme Aventure. En entrelaçant les épisodes, Chrétien ne fait
qu'augmenter le mérite et la prouesse d'Yvain.
Examinons de plus près l'épisode de Harpin de la Montagne et voyons comment i1
fonctionne. En revenant par hasard à la fontaine, Yvain en compagnie de son lion entend la
plainte d'une femme emprisonnée dans la chapelle (la chapelle était déjà mentionnée par
Calogrenant lorsqu'il a fait la description de la fontaine). Elle lui annonce qu'elle va être
condamnée à être brûlée vive si aucun chevalier n'arrive, le lendemain avant midi, pour défendre
sa Cause. Ayant reconnu en cette femme Lunete qui, jadis, lui est venue en aide à maintes
reprises, et ayant su qu'il était A l'origine de ses "problèmes", Yvain promet d'être son "champion".
En attendant 1e moment du duel judiciaire, i1 la quitte Pour chercher un endroit où passer la nuit.
Et c'est là qu'il arrive au château du beau-frère de Gauvain .
Yvain va rendre la joie à cette famille torturée, en combattant leur odieux ennemi. Aidé
par son lion, il réussit. A venir à bout du géant Harpin qui est une personnification du mal et qui
n'est pas sans nous faire penser à l'ogre: c'est un géant, vêtu d'une peau d'ours et armé d'une
massue. Harpin est d'une essence satanique comme le félon reptile. C'est ce qui nous induit à
penser que le combat que mène Yvain contre ce géant, est une sorte de réduplication du combat
du l ion et du serpent cc qui montre que le bien et le mal semblent être en lutte perpétuel1e.
Harpin a un certain côté diabolique. Il s'est attaqué à la famille de Gauvain pour le plaisir
de faire du mal. Il est ignoble car si 1e vavasseur refuse de lu i accorder sa fi1le, il la prendra de
force et la 1ivrera à ses valets:
Devant la porte, en mi un plain, 4106
s'areste li jaianz, et crie
au preudome que il desfie
ses filz de mort, s'il ne 1i baille
sa fille; et a sa garçonaille
la liverra a jaelise,
car il ne l'ainme tant ne prise
qu'an li se daingnast avillier;
de garçons avra un millier
avoec lui sovant et menu,
qui seront poeilleus et nu
si con ribaut et torchepot,
que tuit i metront lor escot. 4118
Harpin est un monstre qui accumule tous les vices. Sa démesure est aussi bien physique
que morale. Orgueilleux, il veut dédaigner 1a " puce1e" qu'i1 a essayé d'obtenir par tous 1 es
moyens et au lieu d'en jouir lui-même. Il promet de la livrer à jaelise et à putage. Au contraire,
Yvain est un homme (et même pour ainsi dire, un "surhomme" puisqu'il est un chevalier) et il ne
peut permettre un tel outrage. Sa conscience lui demande de venir en aide à cette pauvre famille
- objectif qui, en premier ressort, lui est dicté par son inconscient, le seul véritable guide éthique
de la psyché: c'est "instinctivement" que désormais Yvain est porté vers le bien. Il ne combat ni
pour de l'argent ni pour la gloire: son action n'est motivée que par le désir de faire respecter le
droit et la justice. En effet, Yvain a refusé toutes les offres du vavasseur qui voulait lui donner une
partie de ses biens, en répondant:" Dex me desfande /que je ja rien nule n'en aie "(vers 4052-
4053). Il ne veut aucune récompense de la part des gens qu'i1 aide, et peut-être sonde-t-il au
pardon de Laudine qui sera pour lui la plus grande gratification- Et nous avons l'impression que
chaque combat. Accompli en faveur de 1a justice, le rapproche de p1us en plus de sa femme.
Aidé par son compagnon, Yvain, qui a déjà montré, lors du combat contre le comte Alier,
qu'i1 pouvait 1utter "con 1i Iÿons antre les dains"(vers 3199), arrive facilement à bout de son
adversaire. En vainquant le géant Harpin il redonne la joie à 1a famille persécutée, en rendant la
1iberté aux quatre neveux de Gauvain et en préservant l'honneur de leur sœur. Ayant accompli
sa "mission", Yvain repart. I1 refuse (encore une fois) 1'ofFre du vavasseur qui lui propose
d'emmener avec l u i ses quatre fils. Il n'accepte aucune compagnie, à part le lion qui fait partie
désormais de lui et qu'il aime autant que lui-même. Cet attachement au lion, Yvain 1' a déjà
montré quand il s'est opposé à La décision des gens du castel du beau-frère de Gauvain qui
étaient effrayés par le 1ion et auraient préféré 1e laisser dehors. Yvain alors, a
déclaré:"qu'autretant laim come mon cors"(vers 3?92) . Et. En partant de là, ne pouvons-nous pas
considérer le lion comme le substitut de Laudine?
Nous avons vu, grâce aux rapprochements avec Erec et Enide, que le lion a un certain
côté féminin: il représente la figure de 1'anima.[77] Il fournit à Yvain. Comme Enide le fait. A Erec,
1'énergie nécessaire et suffisante pour venir à bout de ses adversaires et pour combattre le
mal. .Le lion occupe donc la place laissée vacante par 1audine et Yvain reporte son amour sur
son compagnon. En ce sens, si l'amour et l'action semblent être opposés dans la situation initiale
d'Yvain, un certain équilibre s'opère maintenant, dans lu mesure où le 1ion est peut-être
considéré comme la figure de la Dame-Anima pour reprendre l'expression de Jean-Claude
Aubailly. [78]
S'étant acquitté de sa "tâche", Yvain arrive à temps pour sauver Lunete, car, désormais
Dieu est de son côté. Il ne compte plus seulement sur sa force physique, sur son habileté à
manier les armes pour vaincre le mal. Il met toute sa foi en Dieu. Rappelons ce qu'il disait à
Lunete lorsqu'elle était prisonnière:
"mes, se Deu plest an cui je croi, 3755
il an seront boni tuit troi. 3756
Conscient de sa puissance et de la noblesse de son entreprise, Yvain rassure Lunete et lui
promet d'être vainqueur. Tout se passe comme si Yvain se sent investi par Dieu d'une mission qui
Consiste à porter secours aux opprimés et à rétablir le droit et la justice.
En plus de l'aide du lion, Yvain a désormais deux nouveaux adjuvants. En arrivant à
1'endroit du duel judiciaire, et en voyant Lunete toute nue dans sa chemise, 1igotée et. prête à
être jetée dans le bûcher, Yvain éprouve un grand chagrin, mais ne il ne perd pas confiance, car,
nous dit Chrétien:
mes boene fiance an lui a 4326
que Dex et droiz li aideroit
qui en sa partie seroit :
en ses aides molt se fie
et ses lïons nel rehet mie.. 4330
Yvain est dans le droit et aucun adversaire, aussi puissant soit-il, ne peut s'opposer à sa volonté.
Yvain montre qu'il n'a pas peur du lutter contre trois adversaires à la fois et. qu'il dédaigne le
danger, car il se sent très fort. En effet, il a le sentiment d'être le chevalier investi par Dieu qui,
selon lui, ne fait qu'un avec le droit. Suivant la logique d'Yvain. Dieu est là pour apporter son aide
à celui qui s'érige en défenseur de la justice: Dieu est avec les justes. Yvain place son héroïsme
sous le regard du Créateur dont la compagnie et l'assistance valent mieux que toutes les autres.
C'est. ce qu'il affirme en s'adressant aux trois accusateurs de Lunete:
"Et qui le voir dire an voldroit 4437
Dex se retint de vers le droit
et Dex et droiz a un s'an tienent;
et quant il de vers moi s'an vienent
dons ai ge meillor conpaingnie
que tu n'as, et meillor aïe. "
Yvain est maintenant le représentant de Dieu et de la justice. Il défend une cause juste, en
1'occurrence celle de 1'innocente Lunete qui, à aucun moment, n'a trahi sa maîtresse. Yvain,
avec 1' aide de son 1ion, vient à bout de ses trois adversaires. En vainquant, il prouve la loyauté
de Lunete et il la réhabilite au grand jour. Laudine renonce à sa colère et accorde, sans réticence,
le pardon à sa "suivante". "Les trois accusateurs, nous dit Chrétien furent brû1és sur le bûcher
qu'on avait. Allumé pour elle: c'est un principe de justice que celui qui condamne autrui à tort doit
périr de la mort qu'il réservait à sa victime". (vers 4564-4569).
Si le combat contre Harpin de la Montagne est exigé par 1a pitié, la défense de Lunete
est commandée par le désir de rétablir la justice et de faire éclater la vérité. Yvain a prouvé à la
cour de Laudine que Lunete "ne fist, ne dist, ne ne pensa" trahison envers sa maîtresse. Une fois
de plus, Yvain a vaincu le mai. En se mettant au service des autres, i1 assume par là pleinement
sa fonction de chevalier le devient le garant de l'ordre, le garant d'un monde constamment
menacé par le: chaos et par les forces maléfiques, sous ses différentes expressions.
Les deux combats que mène Yvain dans la troisième "spire" du roman, (le premier au
poste 0 et le deuxième au poste I) [79] sont sous le signe de ce que R. Bezzola appelle "la lutte
pour le toi". Yvain met fin à son égoïsme pour se consacrer à la "protection du faible, et en
particulier de la femme contre un agresseur sans scrupules".[80] Les actes de bravoure sont de
plus en plus désintéressés. Ils ne sont plus motivés par le désir de gloire personnelle.
Ce qui est remarquable dans ces deux combats; c'est le fait qu'Yvain se bat à la place de
Gauvain qui est parti chercher la reine Guenièvre au royaume de Gorre. Par deux fois, Chrétien
fait ainsi allusion au Lancelot, roman sans aucun doute élaboré en même temps que le chevalier
au lion. Ces deux allusions sont faites pour expliquer l'absence de Gauvain dans l'affaire Lunete
et dans la défense de sa famille. Mais cette explication, venant de la part de Chrétien, est à
analyser avec perspicacité. Elle n'est pas gratuite et ne va pas sans ironie. Le dessein de
Chrétien est évident: c'est la dégradation du personnage de Gauvain. Cela est d'autant plus clair
quand on sait quel rôle peu reluisant i1 a joué dans la quête de la reine Guenièvre et comment il
s'est fait dépasser par Lancelot à qui revient tout le mérite: Gauvain n'a fait qu'escorter la reine
délivrée du royaume de Gorre jusqu'à la cour d'Arthur !
Gauvain, chez Chrétien, n'est pas le héros. I1 est souvent, - avec délicatesse mais avec
efficacité- tourné en dérision, aussi bien dans Le Chevalier de la charrette et le conte du Graal
que dans le Chevalier au lion. Son absence dans les moments cruciaux te1s que la défense de
Lunete- à qui il avait pourtant promis d'être son chevalier servant :
"Ma dameisele, je vos doing 2434
et a mestier et sang besoing
un tel chevalier con je sui;
ne me changier ja par autrui
se amander ne vos cuidiez;
vostre sui et vos resoiez
d'are en avant ma dameisele". 2440
montre qu'il ne tient pas sa parole, et que sa relation avec Lunete est superficielle. " Il faut
reconnaître que le personnage de Gauvain apparaît sous un jour ridicule. Chrétien amplifie un
trait de caractère fugitivement signalé par Wace: le donjuanisme, le goût. Pour les propos galants
et le flirt qui témoignent d'une incapacité radicale à aimer vraiment." [81]Chrétien rabaisse
Gauvain pour mieux exalter Yvain. En effet, se battre à la place du "soleil de la chevalerie" ne fait
que grandir le mérite d'Yvain qui dépasse Gauvain sur le plan moral puisque l'amour qui le relie à
Laudine est sincère, et sur le plan de la prouesse et de la bravoure car i1 représente désormais
1'idéal chevaleresque tel qu'il est conçu par Chrétien.
Les exploits d'Yvain auraient pu se terminer après le duel judiciaire qui 1'a opposé aux
trois accusateurs de Lunete car, en réhabilitant la suivante de Laudine, il montre à sa femme -
mais celle-ci, on le sait, ne devine pas son identité-[82] qu'il a changé, qu'elle avait raison de
l'épouser et qu'il est maintenant digne de sa confiance et de son amour. Ses actions en faveur de
1a justice auraient pu être couronnées par le pardon de Laudine. On peut se demander pourquoi
Yvain a préféré rester incognito et repartir alors qu'il est si près de son but. Yvain a déjà reconnu
sa faute par deux fois: la première en sombrant dans la folie, la seconde quand il revient tout à fait
par hasard à l a fontaine magique et qu'i1 exprime son repentir dans un long monologue (vers
3.525-3556). Tout son parcours depuis sa sortie de la folie jusqu'à son arrivée à la cour de
Laudine st une longue période de pénitence. Yvain a signifié son repentir par des mots et sa
rédemption par des actes en venant en aide à des femmes opprimées: la bravoure et la noblesse
du chevalier réparent la faute de 1'époux volage. Contrairement à Maurice Accarie qui écrit que:
"1es premières aventures d'Yvain ne sont au contraire nullement liées aux souvenirs de la dame
et à 1'espoir d'une réconciliation",[83] nous pensons qu'en venant en aide à des femmes en
danger (1a dame de Norison, la nièce de Gauvain et Lunete), Yvain, certainement, se souvient de
son épouse délaissée.
Dans le conte de la Dame de la fontaine, l'essentiel de l 'action se clôt quand Owein
sauve Lunet du bûcher. L'adaptateur gallois écrit: "Owein et Lunet allèrent ensemble aux
domaines de la Dame de la fontaine; et, quand Owein en sortit, il emmena la dame avec lui à la
cour d'Arthur, et elle resta sa femme tant qu'elle vécut." Cela peut nous induire à penser que la
réconci1iation entre Owein et sa femme s'accomplit dans ce qui correspond presque à la
"troisième spire" du roman de Chrétien de Troyes, et exactement au poste I3 de l'hexagone
logique. [84]
Mais, contrairement à Owein, Yvain ne se sent pas encore mûr pour demander le pardon
à sa dame, bien que cette dernière ait reconnu sa valeur quand elle lui a dit:
Certes, fet ele, ce me poise, 4587
ne tieng mie por tres cortoise
la dame qui mal cuer vos porte.
Ne deüst pas veher sa porte
a chevalier de vostre pris
se trop n' eüst vers li mespris. 4592
Yvain décide de repartir car il pense qu'il n'est "gueres renomez" (en tant que "chevalier
au lion", et c'est. vrai) et qu'il doit accomplir tous ses "travauz"(vers 4586) afin de mériter
définitivement l'amour et le pardon de Laudine- Il s'est certes justifié aux yeux de sa femme- sans
qu'elle en soit consciente- mais sa mission n'est pas encore achevée car il doit montrer qu'i1 est
devenu le meilleur .
C- YVAIN CHEVALIER CIVILISATEUR:
Les derniers " travauz" d'Yvain vont être placés sous le signe du "contrat social". Le plan
auquel il passe maintenant est le plan "collectif", c' est à dire ce que Reto. R. Bezzola a appelé,
en parlant de la dernière épreuve d'Erec, "la lutte pour la communauté".[85] Yvain continue sa
"croisade" contre l'injustice en prenant la défense des faibles- Mais après être venu en aide à des
individus opprimés ("la lutte pour le toi": la nièce de Gauvain, Lunete), il va désormais élargir son
champ d'action en s'attaquant à un mal d'ordre collectif, qui fait du tort à toute la communauté.
Yvain va dépasser le statut de chevalier du droit et de la justice pour atteindre la dimension d'un
héros civilisateur, voire d'un "messie" puisque son action va transformer la société, corriger ses
défauts et limiter ses abus. Grâce à ses victoires successives, il va bouleverser l'ordre établi pour
faire respecter le droit, la justice et la dignité humaine.
I- LA COUTUME MALEFIQUE DU CHATEAU DE PESME AVENTURE:
Selon Gérard Chandès, l'épisode de Pesme- Aventure constitue le deuxième centre du
roman[86] (le premier est le combat du lion et du serpent- dragon. ) Loin d'être superflu comme le
pensaient certains critiques de la fin du siècle dernier, cet épisode est déterminant pour
comprendre Le sen que Chrétien a voulu donner à son roman: Pesme Aventure apporte la preuve
que le héros atteint le terme de son initiation et "marque le point culminant de sa quête de
rédemption spirituelle".[87]
Chez l'adaptateur gallois, cet épisode n'est pas senti de la même manière que chez
Chrétien. En effet, le combat d'Owein contre le Noir oppresseur vient après la réconciliation avec
la dame de la fontaine et perd par là toute sa valeur. On peut même dire qu'il est inutile et qu'il
n'est rattaché qu'artificiellement à l'ensemble de l'intrigue,[88] alors que dans Yvain l'épisode de
Pesme Aventure est complètement intégré dans la "conjointure" du roman. Il fait partie d'un tout et
il est essentiel pour la logique du récit. Le considérer comme superfétatoire, c' est amputer le
roman et négliger la "leçon" que Chrétien de Troyes veut faire passer, c'est à dire l'illustration des
différentes étapes de l'initiation et de l'évolution d'Yvain. De ce point de vue, l'épisode de Pesme
Aventure peut être perçu comme "le dernier étage" de l'ascension chevaleresque d'Yvain. I1 nous
apparaît donc évident que ce n'est pas gratuitement que Chrétien fait faire à son héros un
quatrième tour de spire de "1'hexagone logique"[89] et fait continuer son itinéraire qui est
désormais placé sous le signe de l'épreuve glorifiante ou de "la lutte pour la communauté".
L'épisode de Pesme Aventure apporte la preuve que le héros a atteint la maturité et a enfin
compris quel rôle doit jouer un chevalier dans la société.
Avec l'épisode de Pesme Aventure, Yvain inaugure la séquence finale de son parcours: c' est là qu'a lieu le dernier affrontement contre les forces du mal et c'est là qu'il accomplit son action la plus significative et la plus glorifiante. En effet, c' est seulement après cette épreuve
qu'Yvain va réintégrer la cour d'Arthur et se jugera enfin digne de retourner auprès de sa femme.
Comme dans le cas de l'épisode de Harpin de la Montagne qui scinde l'épisode de
Lunete en deux, Pesme Aventure est imbriquée dans l'affaire des deux sœurs de la Noire Espine.
Cet enchâssement des deux épisodes donne plus d'importance à l'action d'Yvain: sa participation
au duel judiciaire qui l'opposera à Gauvain à la cour d'Arthur, est subordonnée à 1'épreuve de
Pesme Aventure. Yvain se doit donc de remporter ici la victoire car c' est la condition sine qua non
pour être le champion de la cadette de la Noire Espine.
Avant de rentrer dans le détail, nous allons voir en quoi consiste l'affaire de la Noire
Espine et comment elle est liée à 1'épreuve de Pesme Aventure.
Après avoir défendu la cause de Lunete, Yvain quitte le domaine de Laudine en
emportant son lion blessé:
Si s'an vet pansis et destroiz 4646
por son lÿon qu'il li estuet
porter que siudre ne le puet.
En son escu 1i fet litiere
de la mosse et de la fouchiere ;
quant il li ot feite sa couche
au plus soef qu'il puet le couche
si l'en porte tot estandu
dedanz l'envers de son escu. 4654
Jusqu'à ce qu'i1 trouve asile dans "une maison molt fort et bele" (vers 4657) dont les occupants
lui font le plus bel accuei1. Les blessures d'Yvain et de son 1 ion sont pansées - Les deux
compagnons séjournent là, jusqu'à guérison complète. Mais pendant leur convalescence, le
seigneur de la Noire Espine vient à mourir en laissant deux filles. L'aînée décide de garder tout
l'héritage en refusant e céder quoi que ce soit à sa cadette- Spoliée, cette dernière annonce:
…………………que ele irait 4708
a 1a cort le roi Artus, querre
aide a desresnier sa terre. 4710
Cette décision d'aller demander l'aide du roi Arthur est significative dans la mesure où il est considéré comme un roi "droiturier": il est soutien et colonne de la justice". Mais va-t-il assumer réellement son devoir? A-t-il réellement le pouvoir de le faire? Nous y reviendrons ultérieurement.
L'aînée ayant appris la décision de sa sœur, la devance et acquiert à sa cause, "le soleil
de la chevalerie", Monseigneur Gauvain, qui accepte de soutenir sa cause à condition que leur
accord reste secret. Arrivée trois jours après, la cadette sollicite elle aussi l'aide de Gauvain, qui
refuse car il a déjà entrepris une autre affaire, (la défense de la sœur aînée!) Les deux sœurs
comparaissent devant le roi, qui, ayant reconnu le droit de la cadette, invite l'aînée à lui céder la
part qui lui revient- Cette dernière refuse, ne cède pas d'un pouce, et ne se prête à aucune
concession car elle est sûre de l'appui du meilleur chevalier du monde (Gauvain):
…."Sire, Dex me confonde 4786
se ja de ma terre 1i part
chastel, ne vile, ne essart,
ne bois, ne plain, ne autre chose". 4789
Tout ce qu'elle accepte, c'est "de s'en remettre au résultat du combat qui opposera son propre
champion à celui que sa sœur avancera pour justifier son droit".[90] Elle voudrait même que le
duel judiciaire ait lieu immédiatement. Le roi est d'accord sur le principe mais s'interpose pour
réclamer un délai de "Quatorze jorz"[91] (vers 4797)afin que la cadette puisse trouver un
chevalier "qui voelle desresnier son droit" (vers 4792) - L'aînée se plie à la décision du roi dont
elle reconnaît le pouvoir:
Et cele dit: "Biax sire rois, 4799
Vos poez establir vos lois
Tex con vos plest et boen vos i ert
N'a moi n'ateint, n'a moi n'a fiert
Que je desdire vos an doive;
Si me covient que je reçoive
Le respit, s'ele le requiert". 4805
L'attitude de l'aînée de la Noire Espine paraît bien paradoxale: elle, qui s'est quand même
opposée à la décision d'Arthur quand il l'a sommée de rendre son droit à sa sœur cadette, affirme
maintenant, de toutes ses forces se soumettre et obéir à la loi du roi. De même, comment se fait-
il qu'Arthur, le roi puissant et à la cour rayonnante, symbole de paix et de justice, semble être
dans l'incapacité de faire régner le droit? Tout le monde sait que la cadette a été spoliée et
pourtant personne n'ose bouger le petit doigt pour changer 1e cours des événements. Arthur nous
apparaît comme un roi sans pouvoirs réels. Il n'a pas pu infléchir la décision de l'aînée et on a dû
recourir à cette coutume barbare qu'est l'ordalie alors que le conflit opposant les deux soeurs
aurait pu être réglé à l'amiable. Il nous semble donc évident qu'Arthur n'a pas assumé son rôle de
gardien de loi et te droit et la ]justice sont une fois de plus bafoués.
La déshéritée se résigne elle aussi à accepter l'idée du duel judiciaire et se met en quête
de ce fameux chevalier au lion (dont elle a entendu parler par les neveux de Gauvain), ce
champion épris de justice
Qui met sa poinne a conseillier 4811
Celes qui d'aïe ont mestier. 4812
Pour lui confier sa cause, car elle est sûre qu'il ne lui refusera pas son aide. Elle le cherche en
vain, pendant des jours, et elle doit s'arrêter vaincue par la maladie et le chagrin. C'est une autre
pucele qui, après avoir pris le relais, réussit à trouver le chevalier au 1ion. Elle le met au courant
de toute l'affaire et le supplie avec éloquence de courir au secours de la déshéritée (vers 5051 à
5088), lui représentant la gloire et le prestige qu'il pourrait tirer en cas de victoire et allant jusqu'à
le provoquer en remettant, indirectement sur le tapis, le problème de la "recreantise" quand elle
lui déclare:
"Or m'an responez, s il vos plest, 5086
se vos venir i oseroiz
ou se vos vos reposeroiz". 5088
Mais Yvain a-t-il besoin de cela pour accepter de prendre la défense de quelqu'un qui est
dans la détresse ? A-t-il le loisir de se reposer alors que c'est dans son intérêt d'augmenter sa
renommée et son "pris" en terminant toutes les épreuves afin de reconquérir Laudine et de
mériter son pardon?
II faut se rappeler les raisons qui ont poussé Yvain à quitter Laudine après avoir réhabilité
Lunete: Il a affirmé à Laudine qu'il n'était "gueres renomez" et qu'il doit mener sa mission jusqu'au
bout. (Lors finera mes travauz toz, vers 4586).
Pour Yvain, prendre la défense de 1a cadette de la Noire Espine Il est de son devoir de
secourir les opprimés. Il est le chevalier du droit et de la justice qui, toujours prêt à se sacrifier,
accepte sans hésitation de prendre parti pour les justes causes. Qu'on en juge par sa réponse à
la pucele:
N'ai soing, fet il, de reposer ; 5089
Ne s'en puet nus hom aloser,
ne je ne reposerai mie,
einz vos siudrai, ma dolce amie,
volantiers,. la ou vos pleira;
et se de moi grant afeire a
cele por cui vos me querez,
ja ne vos an desesperez
que je tot mon pooir n'en face
or me doint Dex et cuer et grace
que je, par sa boene aventure,
puisse desresnier sa droiture . 5100
Yvain, encore une fois, nous donne la preuve qu'il a pris réellement conscience de la fonction
véritable du chevalier. De plus, Yvain, symbole de la pénitence, ne peut que venir en aide aux
opprimés en mettant sa force et sa bravoure au service du droit et de la justice. Il ne peut se
reposer alors qu'il y a des gens qui souffrent de l'injustice.
L'affaire des deux sœurs de la Noire Espine, telle qu'elle se présente dans le roman,
semble encore appartenir à la sphère de "la lutte pour le toi". En effet, quand Yvain décide de
soutenir la cause de 1a cadette, il s'agit de combattre pour une seule personne comme c'était le
cas dans l'affaire de Lunete par exemple. Mais, par l'intercalation de Pesme Aventure, l'affaire de
la Noire Espine va s'enrichir d'un sens nouveau (le dénouement sera bénéfique à toute la
société), va atteindre une autre dimension pour se transformer en une véritable " lutte pour 1a
communauté".
Au niveau du sens et de la structure, les deux épisodes sont étroitement liés "l'un emboîté
dans l'autre (comme à la " spire"3) tombant donc respectivement en 0 (contre 1es deux démons)
et en I (contre Gauvain), les deux grands combats terminaux d'Yvain ne sont qu'en position de
"sub-contraires" - C' est qu'ils ont le même sens et sont liés contre le même adversaire: le mal".
[92]
En effet, Yvain va combattre dans les deux cas des coutumes maléfiques: le tribut humain au château de Pesme Aventure et l'ordalie à la cour du, roi Arthur. Dans les deux cas, ces coutumes barbares f ont du tort à toute 1a communauté.
C'est en chevauchant en direction de la cour d'Arthur en compagnie de son lion et de la
pucele, qu'Yvain rencontre l'aventure la plus mystérieuse et la plus fantastique. Le jour est sur
son déclin quand les trois compagnons approchent du château de Pesme Aventure. L'accueil fait
aux nouveaux venus est sinistre:
"Mal veigniez, sire, mal veigniez! 5109
Cist ostex vos fu anseigniez
Por mal et por honte andurer
Ce porroit un abes jurer" . 5112
Yvain ne prend pas en considération ces propos contraires aux lois et aux règles de l'hospitalité et
se dirige vers le château mais il est de nouveau assailli par un flot d'insultes:
"Hu!Hu! Maleüreus, ou vas? 5125
S'onques en ta vie trovas
sui te feïst honte ne let,
la ou tu vas t'an iert tant fet
que ja par toi n'iert reconté" . 5129
Ne comprenant pas les causes d'un tel accueil, Yvain se met en colère et riposte à cette foule en délire. Une dame d'un certain âge 1'interpelle à son tour, justifie l'attitude des insulteurs, en lui expliquant qu'ils essaient par leurs menaces de le détourner d'entrer dans la forteresse pour demander le gîte et le couvert . La dame lui dit que c' est le moyen utilisé par les gens Pour dissuader les arrivants de pénétrer dans 1e château, sans pour autant oser le leur dire. En outre, elle l'informe qu'une coutume, à laquelle tout le monde est obligé de se plier, interdit aux gens d'accueillir chez eux des chevaliers étrangers:
"Et la costume est ça forstex 5149
que nos n'osons a noz ostex
hebergier, por rien qui aveigne,
nul preudome qui de fors veigne" 5152
Malgré tous ces avertissements et conseils, Yvain et ses compagnons se précipitent dans le
château de Pesme Aventure: il n'en fallait pas plus pour tenter la curiosité et le courage notre
preux chevalier.
L'attitude d'Yvain n'est pas sans nous faire penser à celle d'Erec qui, ayant décidé de
tenter l'aventure de "la Joie de la Cort ", ne se laisse pas infléchir par les paroles de la foule qui
admire sa beauté et le plaint:
A mervoilles l'esgardent tuit ; Erec, 5453 - 5477
La vile an fremist tote et bruit,
tant an conseillent et parolent;
nes les puceles qui querolent
lor chant an laissent et retardent.
Totes ansanble le regardent
et de sa grande biauté se saignent
et a grant mervoille le deplaignent.
" Ha ! Dex ! dit l'une a l'autre, lasse !
Cist chevaliers, qui par ci passe,
Vient a la Joie de la Cort.
Dolant an iert einz qu'il s'an tort :
onques nus ne vint d'autre terre
la Joie da la Cort requerre
qu'il n'i eüst honte et domage
Et n'i leissast la teste an gage. ”
Après, por ce que il l'antande,
dient an haut : “ Dex te desfande,
chevaliers, de mesavanture ;
car tu ies biax a desmesure,
et molt fet ta biautez a plaindre,
car demain la verrons estaindre :
a demain est ta morz venue ;
demain morras sanz retenue,
se Dex ne te garde et desfant."
La foule qui accueille le héros ne lui est pas hostile, elle lui manifeste même une certaine sympathie. Erec les entend, mais rien ne le fait changer d'avis: plus l'épreuve s'annonce dangereuse et plus il la désire de tout son cœur. De plus, ni Enide, ni Guivret, moins encore le roi Evrain, ne réussissent à l'en détourner.
Comme Erec, Yvain choisit délibérément, poussé par une force mystérieuse, de tenter
l'aventure de Pesme Aventure. Ecoutons sa réplique à la dame d'un certain âge:
"Dame, fet il, Dex le vos mire! 5169
Mes mes fins cuers leanz me tire
si ferai ce que mes cuers vialt. " 5171
Quel besoin éprouve-t-il de tenter cette aventure? N'est- il pas plus simple qu'il continue
son chemin pour rejoindre la déshéritée (la cadette de la Noire Espine), afin de faire triompher le
droit et la justice? Peut-être a -t- il le sentiment que Pesme Aventure se distingue des autres
épreuves par son caractère mystérieux et qu'elle est aussi extraordinaire que l'aventure de la
fontaine magique? Selon Bernard Marache, "la Pesme Aventure a aussi fonction de pendant à
l'épreuve de la fontaine, Yvain peut y retrouver l'aventure perdue par sa faute."[93] Ainsi, Pesme
Aventure, dans le cas d'Yvain, apparaît comme une sorte de compensation à son premier échec.
De plus, contrairement à l'aventure de la fontaine magique, Pesme Aventure est pour lui le fruit du
pur hasard et elle correspond au sens premier du mot " aventure" (ce qui doit advenir, ce qui doit
arriver, l'événement qui doit lui faire rencontrer son destin) . C' es t la grande aventure que Reto
R. Bezzolo définit comme étant "une grâce accordée aux seuls élus, à ceux qui en sont dignes. "
[94]
Il serait intéressant de comparer Pesme Aventure à l'épreuve finale d'Erec et Enide: "la
Joie de la Cort". Les deux aventures semblent avoir des appellations en complète opposition,
pourtant leurs issues ont une véritable communauté d'esprit: les deux héros de Chrétien
entreprennent ces épreuves en faveur de la société. Dans les deux cas, leur victoire aboutit à
l'abolition de la coutume et engendrent 1ibération et joie.
L'action d'Erec va rendre la "joie" au peuple de Brandigan en levant l'interdiction qui dure
depuis sept ans et qui l'empêche d'accéder au verger merveilleux où hiver comme été tes fruits
sont mûrs. En tentant l'aventure, Erec rend le verger à la communauté et la "joie" à la cour du roi
Evrain: vaincu, Mabonagrain à la fois protagoniste et victime de la coutume, n'a plus de raison de
vivre retiré du monde avec son amie. Erec est un véritable héros civilisateur car "du fait de sa
victoire sur Mabonagrain ( il ) met un point final à la coutume créée par un égoïsme arbitraire,
reconduit lui-même dans le monde et délivre toute une communauté d'un charme fatal et de
l'obscurcissement de la vie. "[95]
Yvain va aussi, grâce à sa prouesse et sa vaillance, rendre après un combat acharné
contre les deux fils de "Netun", la liberté à trois cents pucelles. De sa victoire va naître la joie
djeunes filles qui se retrouvent enfin délivrées après tant d'années de servitude et de misère, et la
joie des habitants de l'île aux pucelles qui pourront après dix ans de souffrance, récupérer leurs
enfants. Ce sera la joie de leur royaume, l'île délivrée de la pire des coutumes, c'est à dire celle
du tribut humain et de la déportation. Le triomphe d'Yvain fait que la malédiction qui accable le
château de Pesme Aventure est définitivement levée.
Voyons maintenant comment se présente l'épisode de Pesme Aventure: Yvain et ses
deux compagnons entrent dans la forteresse, accueillis par un portier bourru qui cependant leur
1ivre passage. Bientôt se présente à leurs yeux un spectacle inattendu: Trois cents pucelles
misérables sont enfermées dans un préau clos de gros pieux aigus, occupées à divers ouvrages
de soie et de f ils d'or. La description que nous fait Chrétien de Troyes de cette scène est très
touchante : les vêtements des jeunes filles sont déchirés et souillés, leurs visages amaigris et
creusés par la faim. Leur condition appelle la pitié. Yvain s'émeut de ce spectacle et essaye
d'interroger le portier pour en savoir plus à leur sujet:
mes di moi, par l'ame ton pere, 5220
dameiseles que j'ai veües
an cest chastel, don sont venues,
qui dras de soie et orfrois tissent,
et oevres font qui m'abelissent ?
qu'eles sont de cors et de vout
meigres, et pales et dolantes
si m'est vis que beles et gentes
fussent molt, se eles eüssent
itex choses que lors pleüssent." 5230
Le portier refusant de le renseigner, Yvain découvre une porte qui lui permet d'approcher
les tisseuses. Elles lui racontent la cause de leur présence et de la triste vie qu'elles sont
contraintes de mener: dix ans auparavant, le jeune roi de "1'Isle as puceles", en quête d'aventure,
a eu le malheur de passer par ce château où habitent deux monstres, nés des amours d'une
femme et d'un "netun". Ayant perdu le combat qui l'opposa aux deux "maufés", et pour se sortir
d'un mauvais pas, le jeune roi s'engagea à envoyer chaque année un tribut de trente pucelles et
cela jusqu'à ce que les deux monstres soient vaincus.
Les jeunes filles ont perdu tout espoir de recouvrer un jour la liberté. Mais leur misérable condition n'est rien comparée aux tourments que subissent les chevaliers hébergés dans ce château maudit et qui succombent sous les coups des deux diables. Les pucelles mettent donc Yvain au courant de ce qui risque de lui arriver car il subira certainement le même sort que ses prédécesseurs.
Yvain quitte les "puceles" et continue sa visite de la forteresse. N'ayant trouvé personne
dans la "sale", les trois compagnons parviennent dam un verger où les attend un spectacle tout
aussi inattendu que le premier, En effet, ils aperçoivent:
un riche home qui se gisoit 5357
sor un drap de soie ; et lisoit
une pucele devant lui
en un romans, ne sai de cui;
et por le romans escoter
s'i estoit venue acoter
une dame; et s'estoit sa mere,
et 1i sires estoit ses pere ; 5364
Yvain et ses compagnons reçoivent le plus courtois des accueils: tous les occupants du
verger font fête aux nouveaux venus. La fille du "riche home" s'occupe particulièrement d'Yvain:
elle lui lave elle-même les mains, le visage et le cou, et le revêt de riches vêtements. Yvain passe
une agréable soirée en compagnie de ses hôtes qui se montrent fort agréables.
Le lendemain, après avoir passé une nuit paisible et entendu dans une chapelle une messe célébrée en l'honneur du Saint Esprit, Yvain demande congé à son hôte. Mais le "riche home" refuse de le laisser partir et lui réplique:
Je nel puis feire par reison :
En cest chastel a establie
Une molt fiere deablie
Qu'il me covient a maintenir.
Le châtelain explique à Yvain qu'il doit se mesurer aux "deus sergenz molt granz et forz". En cas de victoire, il pourra épouser sa fille et jouir de tous ses biens. Yvain refuse la proposition du "riche home" en lui répondant qu'il ne touchera ni à la fille ni à la terre. Mais le châtelain interprète le refus d'Yvain comme un signe de couardise (vers 5488) et lui signifie que le combat est inéluctable :
"Por rien eschaper ne s'an puet 5494
nus chevaliers qui ceanz gise
se est costume et rante asise
qui trop avra longue duree
que ma fille n'iert mariee
tant que morz ou conquis les voie. 5499
Yvain se résout à affronter les deux " sergenz" hideux et noirs qui surgissent, portant des
bâtons et 1e corps protégé par une armure. En voyant le lion, ils exigent qu'on l'enferme dans une
chambre. Yvain accepte et engage 1e combat entre les deux effrayants "maufés". Bientôt, il faiblit
sous les coups et l'issue du combat n'est pas difficile à deviner. I1 est en grand danger quand son
lion réussit à sortir de sa prison. L'animal se jette sur les ennemis de son maître et son
intervention fait basculer les rapports de force: l'un des monstres est tué, l'autre demande merci.
Le "riche home" et sa femme acclament le vainqueur et lui offrent leur fille en
récompense: ils insistent pour l'avoir comme gendre. Yvain refuse courtoisement. Tout ce qu'il
accepte c'est la libération des trois cents pucelles.
Yvain a accompli l'épreuve la plus glorifiante et la plus significative. Il a rendu "enor et
joie" (vers 5334) à trois cents pucelles qui avaient perdu tout espoir de recouvrer un jour la liberté
et qui n'hésitent pas maintenant à le fêter à l'égal d'un messie et à le comparer à Dieu! Chrétien
nous dit:
… ne ne cuit pas qu'eles feïssent 5774
tel joie com eles li font
a celui qui fist tot le mont,
s'il fust venuz de cie1 an terre . 5777
Yvain dépasse la "simple" condition de chevalier pour atteindre une autre dimension. "A
l'instar du Christ qui rejeta les âmes captives hors de 1'enfer, le chevalier arthurien est un
libérateur. En ce sens aussi il devient un héros, et le chevalier Yvain rejoint Erec et Lancelot; le
premier avait levé la malédiction du verger merveilleux et donné la joie de la cour à toute la
contrée, le second avait réussi à délivrer les captifs et la reine Guenièvre au royaume de Gorre".
[96]
Comme dans Erec et Enide, à la fin de l'épisode de "la Joie de la cort", les gens viennent
acclamer 1e héros et regrettent leurs paroles et leurs insultes de la veille. Ils se réjouissent du
succès d'Yvain car désormais ils "ne verront plus de jeunes chevaliers aller à la mort et ne
souffriront plus du malheur des serves".[97]
Si dans l'épisode de Harpin de la Montagne, Yvain a combattu le mal symbolisé par
l'avidité et la haine sadique du géant qui incarne à merveille le personnage de l'ogre, il affronte à
Pesme Aventure une autre facette du mal: la cupidité et l'exploitation. Au terme d'un combat
difficile l'opposant à deux monstres, Yvain abolit une coutume[98] qui asservit la communauté. A
l'instar de Tristan, par sa bravoure et sa vaillance il met fin à un odieux trafic d'esclaves. Les
trente pucelles déportées tous les ans de "l'isle as puceles" (depuis que la coutume existe, c'est à
dire depuis dix ans) nous font penser aux jeunes gens de Cornouailles qui doivent être déportés
pour servir les vils appétits matérialistes du Morholt et 1'aider à s'enrichir. Ecoutons ce qu'il fait
savoir au roi Marc:
"Vous devez également lui dire ce que je désire avoir comme tribut: je veux un
enfant sur trois qui dans son pays sont nés les quinze dernières années. (. . .)
Les garçons sont destinés à être mes serfs, et les demoiselles, je les mettrai dans
mon bordel afin que matin et soir elles gagnent pour moi beaucoup d'argent".
[99]
Un mot très intéressant ressort du discours du Morholt et qui met l'accent sur sa rapacité
et sur son désir acharné du gain, c'est le mot argent.
Contrairement au Morholt dans le Tristrant d'Eilhart von Oberg, le "riche home" ne fait
pas se prostituer les jeunes filles, mais il les exploite, d'une manière tout aussi condamnable, en
les obligeant à tisser des fines étoffes dans leur prison nuit et jour. Il les fait "vivre" - si cela peut
s'appeler "vivre" - dans un dénuement total alors que leur travail lui rapporte une somme énorme.
Le "riche home" exploite la "costume" de Pesme Aventure afin de s'enrichir sans se soucier de la
condition des jeunes filles. Il est 1'exact précurseur des capitalistes du XIXème siècle qui eux
aussi, sans vergogne, exploitaient des masses de prolétaires. Le "riche home", outre sa cupidité a
"aliéné"[100] les trois cents pucelles qui travaillaient pour lui: de leur complainte ne ressort
aucune condamnation. Leur condition serait seulement meilleure si "le riche home" daignait les
payer un peu plus ! :
Toz jorz dras de soie tistrons, 5292
ne ja n'en serons mialz vestues;
toz jorz serons povres et nues
et toz jorz fain et soif avrons;
ja tant chevir ne nos savrons
que mialz en aiens a mangier
Del pain avons a grant dongier
Au main petit, et au soir mains,
Que ja de l'uevre de nos mains
n'avra chascune par son vivre
que quatre deniers de la 1ivre;
et de ce ne poons nos pas
assez avoir viande et dras
car qui gaaigne la semainne
vint solz n'est mie fors de painne.
Mes bien sachiez vos a estros
que il n'i a celi de nos
qui ne gaaint cinc solz ou plus.
De ce seroit riches uns dus !
Et nos somes ci an poverte,
s'est riches de nostre desserte
cil por cui nos nos traveillons.
Des nuiz grant partie veillons
Et toz les jorz por gaaignier,
qu'il nos menace a mahaignier
des manbres, quant nos reposons ;
et por ce reposer n'osons. 5318
Cette partie de la "complainte" montre que les jeunes filles sont complètement dénaturées par 1a relation qu'elles entretiennent avec le châtelain de Pesme Aventure: elles ne cherchent en aucun cas à se révolter. ce qui les fait souffrir le plus, semble-t-il, ce n , est pas le fait d'être en captivité, mais plutôt le manque de richesse. A les entendre, on pourrait même supposer que leur vie serait agréable si elles avaient plus d'argent! Les tisseuses de Pesme Aventure sont complètement atteintes, elles aussi, par le virus de l'argent. Elles sont si totalement perverties qu'elles oublient leur triste condition de captives et adhèrent à l'idéologie "bourgeoise" véhiculée par le maître de Pesme Aventure.
La coutume de Pesme Aventure est maléfique dans la mesure où elle favorise la
cupidité, le règne de l'argent, la perte des valeurs morales et surtout l'aliénation de la
communauté: cette coutume nuit à toute la société et ne répond qu'aux aspirations égoïstes et
perverses d'un vil individu.
A travers cet épisode, Chrétien de Troyes semble pressentir les risques que court la société si elle ne fait rien pour s'opposer à la volonté de puissance de certaines personnes, qui ne pensent qu'à s'enrichir (sur le dos des autres, évidemment ! ). Peut-être aussi il semble avertir la noblesse des dangers qui l'attendent si elle n'est pas assez vigilante face à la bourgeoisie montante, qui risque un jour de prendre totalement en charge le pouvoir économique et d'asservir toute la communauté.
C'est au château de Pesme Aventure que les deux mondes, la bourgeoisie symbolisée
par "le riche home" et la noblesse représentée par le chevalier le plus parfait, sont en totale
opposition. Pour le premier, tout ce qui compte c'est le profit, c'est l'argent; pour le second,
1'important c'est 1' attachement au bien, à la justice et aux valeurs morales: Yvain, c' est le héros
qui cherche à faire régner la justice, à établir une société juste et à détruire tous les vices qui
peuvent porter atteinte à la dignité humaine. C' est pour cette raison qu'il a refusé à deux reprises
de s'associer aux affaires du "riche home" en rejetant la proposition d'un éventuel mariage avec
sa fille, la première fois avant d'engager le combat contre les deux maufés
" Sire, fet- il, je n'en quier point. 5473
Ja Dex ensi part ne m'i doint,
et vostre fille vos remaingne," 5475
La seconde fois après sa victoire:
"Et je, fet-il, la vos redoing. 5697
Qui vialt, si l'ait ! Je n'en ai soing
Si n'en di ge rien por desdeing :
Ne vos poist, se je ne la preing,
Que je ne puis, ne je ne doi. 5701
Par ses deux refus (des terres et de la fille), Yvain montre qu'il n'est pas rentré dans 1e château de Pesme Aventure pour chercher un bénéfice personnel: s'il a dû combattre, c'est seulement pour mettre fin à la coutume du tribut humain et pour libérer les trois cents captives. En dédaignant les offres du "riche home", il donne encore une fois la preuve de son désintéressement et de ses hautes qualités morales: l'argent, cet objet aliénant, ne le tente pas.
Yvain ne pouvait pas participer au système pervers qui régit le château de Pesme
Aventure et qui se base sur l'exploitation d'un grand nombre de personnes. Son rôle, c' est de
modifier ces règles instaurées arbitrairement. De plus, il ne pouvait pas oublier ses engagements,
d'abord vis à vis de Laudine qu'il s'était promis de rejoindre, ensuite vis à vis de la cadette de la
Noire Espine dont il doit être le champion à 1a cour du roi Arthur.
L'épisode de Pesme Aventure marque le point culminant de l'apogée d'Yvain: son attitude
renforce son caractère de héros civilisateur qui lutte pour la justice et pour l'élaboration d'une
société idéale; sa conduite irréprochable prouve qu'il est maintenant digne d'être reconnu comme
le meilleur puisqu'il a acquis toute la sagesse, la mesure et toutes les valeurs qui font de lui un
chevalier juste et courageux assumant ses responsabilités vis à vis de la communauté, et qu'il a
le droit de jouir de l'amour de Laudine.
II LE DUEL JUDICIAIRE OU LA COUTUME ARBITRAIRE DE L'ORDALIE
Le dernier combat que mène Yvain en faveur du droit et de la justice a lieu à la cour du
roi Arthur. Il constitue la dernière étape de son parcours chevaleresque avant son retour définitif
auprès sa femme Laudine, la dame du domaine de la fontaine. C' est à l'occasion du duel
judiciaire qu'Yvain revient à la cour d'Arthur - cour dont ii s'est volontairement détaché avant de
sombrer dans la folie - , non pas pour s'y réintégrer, mais pour réparer un tort en défendant le
droit de la cadette de la Noire Espine qui a été spoliée par sa sœur aînée. En ce sens, Yvain, en
arrivant incognito à la cour n'a d'autre but que de faire triompher la justice.
Après avoir rapidement pris congé des captives qu'il vient de délivrer, Yvain, en
compagnie de son 1ion et de la messagère de 1a cadette de la Noire Espine, se remet en route
et au bout d'une semaine il rejoint le château où s'est réfugiée la déshéritée. Ils prennent la
direction de la cour car le délai de quarante jours[101] accordé par le roi Arthur, est à la veille
d'expirer.
Dès l'aube, tout est prêt pour le duel qui doit opposer les deux champions - Mais ne
voyant pas venir sa sœur, l'aînée exige du roi Arthur qu'il Lui rende son "droit", en d'autres termes
elle demande que l'affaire soit close afin qu'elle puisse rentrer dans son domaine pour jouir de la
totalité de l'héritage sans rendre, désormais, aucun compte à sa cadette. Mais le roi stoppe son
élan, car il sait qu'elle est perfide et qu'elle a tort:
Li dit:"amie, a cort real 5906
doit en atendre, par ma foi,
tant con la justice le roi
siet et atant por droiturier" 5909
A ce moment, surgit la sœur déshéritée en compagnie de son champion. Elle fait une nouvelle fois appel aux bons sentiments de son aînée pour qu'elle lui laisse au moins sa part. Mais tous ses efforts sont inutiles car l'autre s'obstine à revendiquer tout l'héritage:
"Max fex et male flame m'aide 5972
se je t'an doing don tu mialz vives!
Einçois asanbleront les rives
De la Dunoe et de Seone,
Se la bataiIle nel te done ." 5976
Le duel judiciaire est inévitable.
Les deux champions, gardant tous les deux l'incognito[102] engagent le combat sans une
parole ni une menace. Le duel est sans merci: les combattants ne se ménagent ni l'un ni l'autre
(vers 6117 - 6142). La bataille est tellement acharnée que les spectateurs essaient d'arrêter le
duel par un règlement à l'amiable entre les deux sœurs: la cadette est prête à faire des
concessions, mais l'aînée reste toujours intransigeante. Ils supplient le roi d'attribuer d'autorité un
tiers ou un quart du domaine à la déshéritée, et de séparer les deux vaillants chevaliers. Arthur
refuse cette solution,
Et li rois dit que de la pes 6181
ne s'antremetra il ja mes,
que l'ainz nee suer n'en a cuer
tant par est mal criature, 6184
et le combat reprend après une courte pose. Le duel est interminable: les deux chevaliers sont tous les deux complètement épuisés et ils se rendent compte que ni 1'un ni l'autre ne pourra remporter la victoire.
Yvain, la voix rendue méconnaissable par la fatigue, s'adresse à son rival pour le féliciter et Gauvain en fait autant. Les deux chevaliers se nomment, se reconnaissent et se jettent chacun dans les bras de l'autre. Chacun déclare à son ami qu'il est vaincu ( que l'autre est vainqueur).
Ainsi, le duel judiciaire n'a pas réussi à résoudre le problème qui opposait les deux sœurs
de la Noire Espine. Nous avons même l'impression que tout reste à faire: le roi Arthur et ses
barons accourent auprès des deux champions qui revendiquent une nouvelle fois…leur défaite !
Pour arrêter les assauts de générosité et de courtoisie des deux amis, il n'y a plus qu'à s'en
remettre à l'arbitrage du roi Arthur.
Acculé, le roi Arthur se voit dans l'obligation d'exercer pleinement son devoir de juge et de
souverain "droiturier". Par une ruse, digne du roi Salomon, Arthur provoque un renversement de
situation et confond l'aînée de la Noire Espine:
"ou est, fet il, la dameisele 6378
qui sa seror a fors botée
de sa terre, et deseritée
par force et par male merci?
- Sire, fet ele, je sui ci.
- La estes vos? Venez donc ça.
Je le savoi bien pieça
que vos la deseritiez
ses droiz ne sera plus noiez
que coneü m'avez le voir
La soe part par estovoir
Vos covient tote clamer quite. 6389
Grâce à la finesse d'esprit du roi Arthur la vérité éclate au grand jour: l'aînée de la Noire Espine est dans son tort. Prise au piège, elle avoue et malgré ses protestations, elle doit se soumettre au verdict du roi- Et c'est ainsi que la cadette récupère la part d'héritage qui lui revenait.
Grâce à l'intervention d'Yvain, une fois de plus, le bien et la justice finissent par triompher.
Yvain a rendu la "joie" à la cadette de la Noire Espine en l'aidant à récupérer son "droiz" et à jouir
de sa part d'héritage; Mais cette affaire de la Noire Espine dépasse la simple et banale querelle
des deux sœurs pour se transformer en un problème qui touche toute 1a communauté. En effet,
l'issue du combat qui a opposé Yvain à Gauvain met à jour les failles d'un système judiciaire
défaillant, désuet et se basant sur une "coutume": comment est-il possible de régler un différent
en négligeant les règles fondamentales du droit ? Comment se fait- il que le roi Arthur réputé
comme "droiturier" et qui a reconnu dès le début la perfidie de la sœur aînée, ne pouvait résoudre
le conflit qu'en passant par le duel judiciaire ?
En interrompant le duel judiciaire, Yvain montre que cette coutume n'a plus lieu d'exister. Il force ainsi le roi Arthur, et par de là toute 1a communauté, à contester l'utilité de cet usage qui est présenté ici comme contraignant, injustifié et inefficace. L'attitude d'Yvain, ou plus exactement l'indécision de l'issue du duel judiciaire, va pousser Arthur à assumer ses responsabilités de souverain en rendant la justice selon les règles du droit et non en se fondant sur des pratiques aléatoires et superstitieuses.
Transformer cette cour sclérosée et complètement empêtrée dans ses traditions
irrationnelles, tel est l'ultime combat que doit mener Yvain: il va bousculer l'ordre établi pour
instaurer les fondements d'une société plus juste- Son action n'est pas vaine puisque la cour
d'Arthur, réputée pour être la plus "rayonnante" est en fait une assemblée dont les yeux sont
tournés vers le passé et qui ne pense ni au progrès ni à l'avenir. Arthur " souverain suprême de
cette cour" semble être prisonnier de sa fonction de gardien de la coutume. Ecoutons- le décrire
son rôle:
"Je sui rois, ne dooit pas mantir,
ne velenie consantir,
ne fausseté ne desmesure:
reison doi garder et droiture.
Ce appartient a leal roi
que il doit maintenir la loi,
vérité et foi et justice.
Je ne voudroie an nule guise
feire desleauté ne tort,
ne plus au foible que au fort.
N'est droiz que nus de moi se plaigne
ne je ne vuel pas que remaigne
la costume ne li usages,
que siaut maintenir mes lignages.
De ce vos voloie alever
autres costumes, autres lois,
que ne tiens mes peres, 1i rois
l'usage Pandragon, mon pere,
qui fut droiz et anperere,
doi je garder et maintenir,
Que que il m'an doie avenir".
(Erec et Enide, édition Foerster, vers 1793 - 1814 )
Enfermé dans son attachement maladif aux usages et aux habitudes instaurés par son
père, Arthur apparaît comme un roi faible qui n'a aucun pouvoir. Il n'est donc pas un véritable
souverain dans la mesure où il ne peut prendre aucune décision innovante: "la loi suprême pour
Arthur est de régner dans l'esprit de son père et de son "lignage".[103] C'est pour cette raison
qu'au début d'Erec et Enide, il décide de remettre au goût du jour la vieille coutume de "la
chasse au blanc cerf" pour divertir sa cour. Et malgré les avertissements de Gauvain qui craint
que l'ordre ne soit troublé, (chaque chevalier risque de vouloir soutenir, les armes à la main, que
son amie, est la plus belle et qu'elle mérite le baiser), Arthur ne peut pas revenir sur sa parole. Il a
fallu l'intervention d'Erec le seul chevalier qui n'ait pas participé, à cette chasse, pour désamorcer
la crise et pour ramener la paix dans la cour d'Arthur. C'est une constante de la cour d'Arthur: la
solution ne peut venir que de 1'extérieur car seul le chevalier qui s'en détache (Lancelot, Erec,
Perceval et Yvain) peut faire bouger cette assemblée statique et limiter les dégâts. Erich Köhler
écrit à ce propos: "la coutume dont l'observance constitue (.. .) la base juridique du royaume
arthurien, mettrait en danger ce royaume lui-même sans ce chevalier élu dont le mérite sert à
rétablir l'unité déjà perturbée."[104]
L'intervention d'Yvain, ramène l'ordre dans la cour de ce roi faible qu'est Arthur. Elle
dénonce ce côté "infaillible" et ridicule de l'idéologie arthurienne; le héros ainsi conteste la
souveraineté d'Arthur, pour s imposer comme le "super-champion" de la justice, une justice,
comme l'a écrit Pierre Gallais, "supérieur à la justice " coutumière" du roi Arthur, supérieure même
à la justice "courtoise" de son neveu Gauvain"[105]. Yvain le héros positif a changé le cours des
choses et son action n'a pas été vaine puisqu'elle lui a permis d'instaurer un nouveau système, de
modifier les conceptions de l'ordre établi: le droit est introduit à la cour d'Arthur. Et désormais la
mesure va prendre le pas sur la force et la sagesse va remplacer l'aide improbable de Dieu (à
l'occasion des duels judiciaires). Grâce à Yvain la justice des hommes 1'emporte sur la justice
divine: en matière de droit, la raison l'emporte sur la foi.
Yvain a atteint le point culminant de sa quête. Il a vaincu le mal et 1'on mesurer l'étendue de son parcours chevaleresque. Que nous sommes loin de ce jeune chevalier, qui était au début du roman le "champion de l' injustice" et qui n'avait pas hésité à aller saccager le domaine de la fontaine et à convoler en justes noces avec la veuve de celui qu'il avait tué! Maintenant, il est devenu un héros (nous dirions même un super héros) qui a dépassé Gauvain, le " soleil de la chevalerie", aussi bien au niveau de la courtoisie que de la bravoure et de la vaillance. N'est-ce pas Gauvain en personne qui t'avoue à son oncle, le roi Arthur, quand il déclare :
"Bien nos somes antrebatu, 6336
et se no fussiens conbatu
encore un po plus longuemant,
il m'en alast trop malement
que, par mon chief, il m'eüst mort
par sa proesce, et par le tort
celi qui m'avoir el chanp mis." 6341
En tenant tête à Gauvain, "Yvain prouve qu'il a conquis sa maîtrise et que la perfection
qu'il a acquise au service du bien se traduit par des prouesses supérieures à celles dont il était
capable à l'époque où, sans avoir affronté l'épreuve, il brillait déjà parmi les plus valeureux des
guerriers".[106] En d'autres termes, il est devenu, le premier chevalier de la cour.
Le dernier combat que mène Yvain est le seul où le 1ion n'intervient pas, car
Monseigneur Gauvain n'a rien de diabolique (il n'a rien à voir avec Harpin de la Montagne ou les
deux monstres du château de Pesme Aventure). De plus en tenant le 1ion éloigné, Yvain parvient
à garder l'anonymat, ce qui facilitera ultérieurement sa reconnaissance en tant que chevalier au
lion. L'absence du lion permet ainsi à Chrétien de distinguer cet ultime combat des autres
épreuves: ici Yvain doit faire ses preuves seul devant toute la cour. Et cette dernière le reconnaît
à sa juste valeur quand, à la fin du duel Judiciaire, le 1ion réussit à rejoindre son maître. Tout
s'explique: Yvain et le chevalier au lion qui a sauvé les neveux et la nièce de Gauvain, ne font
qu'une même et seule personne. Gauvain remercie son ami de lui avoir rendu ce service et la
supériorité d'Yvain éclate au grand jour.
L'absence du lion pourrait s'expliquer aussi par le fait qu'Yvain et son compagnon ne font
qu'un. En d'autres termes, Yvain a acquis, grâce au compagnonnage de la noble bête, toutes les
valeurs positives du lion- En effet, Maurice Accarie, commentant un passage que nous avons
déjà cité (vers 4646- 4654) écrit: " L'important est que le noble animal, signe de toutes les vertus,
s'incorpore au bouclier du héros. Le symbole héraldique est clair: le 1ion devient le blason
d'Yvain. Il ne suit plus de chevalier, mais celui-ci l'emporte, avec lui, en lui; c' est un autre lui-
même, ou mieux, c' est lui-même l'être nouveau- Dès ce moment (mais dès ce moment
seulement) Yvain, (. . . ) n'est plus un chevalier avec un lion, mais le chevalier au lion .(…)
Désormais, l'un et l'autre ne font qu'un: le lion est devenu Yvain, Yvain est devenu le 1ion . "
[107]
L'association d'Yvain avec le lion est le signe de son élévation spirituelle[108]. Ses
combats successifs en faveur du droit et de la justice, son humilité (il était le premier à se déclarer
vaincu a l'occasion du duel judiciaire qui l'opposait à Gauvain) et son sens de la mesure et de la
sagesse montrent qu'il appartient désormais à 1acatégorie des héros parfaits, nous dirons même
mythiques.
Arrivé au terme de son parcours, et après avoir expié sa faute, i1 ne peut désormais
demeurer à la cour d'Arthur qui a pourtant reconnu pleinement sus mérites car sa place est
ailleurs: il est inconcevable qu'Yvain réintègre la cour pour occuper la seconde place, derrière
6auvainr ,alors qu'il n'a pas cessé de donner des preuves de sa suprématie. Et, comme tout
« héros civilisateur », après avoir laissé une empreinte ineffaçable dans le monde, il doit partir
pour enfin jouir auprès de sa femme du repos qu'il a bien mérité. Yvain quitte le monde d'Arthur
car la vraie vie qui l'attend est auprès de Laudine. Mais sa renommée restera toujours gravée
dans la mémoire des gens, car les "héros" ne meurent jamais; Et si nous devons résumer les
qualités d'Yvain, ce sera par le biais de Gauvain à qui Chrétien fait dire vers la fin du conte du
Graal: [109]
"… Li uns mesire Yvains a non, 8152
li cortois, li bien affaitiez;
tot le jor en sui plus haitiez
quant al matin veoir le puis,
tant sage, tant cortois le truis. . . " 8156
Retour en haut
TROISIEME PARTIE:
AMOUR, JUSTICE ET CHEVALERIE
OU LE SENS DE L'INITIATION D'YVAIN
Le centre du problème dans le Chevalier au 1ion est la justice. Ce n'est pas l'Amour qui
est alors traité partout, dans toute la littérature du XIIème siècle. Yvain n'est pas exalté, en tant
que héros civilisateur, pour son action en faveur de l'amour, mais en faveur de la justice. I1
apporte le bien et la justice au monde et se retire auprès de Laudine pour jouir de l'amour- ce qui
n'est que justice - ce qu'i1 a mérité pour ses combats pour la justice!
Si Yvain est devenu le champion de la justice, c' est que, au début, il était celui, si 1'on
peut dire, de l'injustice. Il ne pourra retrouver 1' amour sur le plan personne - que lorsqu'i1 aura
rétabli la justice - sur le plan personnel et sur le plan collectif.
II y a donc une relation étroite entre Amour et justice dans le Chevalier au lion.
L'évolution d'Yvain se fait suivant un double axe: deux quêtes se c6toient pour aboutir au même
résultat. L'initiation à la chevalerie est doublée par une transformation du sentiment d'Yvain pour
Laudine. Cette double conquête de l'amour et de la justice va faire d'Yvain un chevalier parfait, un
héros complet et un mari idéal. Ainsi et dans cette mesure le Chevalier au lion apparaît comme
un roman initiatique au sens plein du terme.
A- LA RECOMPENSE D'YVAIN: LE PARDON DE LAUDINE.
C'est en accomplissant ces différents " travauz" en faveur du droit qu'Yvain sent qu'il peut
mériter le pardon de Laudine et réintégrer définitivement le domaine de la fontaine - Laudine avait
le droit de punir Yvain, cela n'était que justice. Elle a le devoir de pardonner au chevalier au lion.
Après avoir œuvré pour le bien des autres et pour le bonheur de la société, Yvain décide
de prendre son destin en main. S'étant réhabilité aux yeux de la cour, il lui reste tout de même
une dernière action à accomplir: montrer à Laudine qu'il a désormais changé et qu'il est digne de
son amour. La mission de l'époux prend le pas sur celle du chevalier. I1 décide de renoncer aux
plaintes pour devenir l'artisan de son propre bonheur. I1 a compris que sa place était auprès de
Laudine. Une fois guéri de ses blessures, Yvain réalise que, sil n'obtient pas le pardon de sa
femme, il risque de perdre la vie. Sa souffrance n'est pas feinte; la blessure de son 'cœur" est trop
profonde pour être guérie par une autre personne que Laudine:
Mes sire Yvains qui, sanz retor, 6511
avoit son cuer mi en Amor,
vit bien que durer ne porroit,
mes par Amor an f in morroit,
se sa dame n'avait merci
de lui qu'il, qu'il se morroit por li;[110] 6516
Obtenir le pardon devient une nécessité pour Yvain car il y va de sa vie. Il doit reconstituer 1'unité de son moi: le cœur d'Yvain doit reprendre sa place dans le corps car:
Li rois le cor mener an puet 2641
mes del cuer n'en manra il point,
car si se tient et si se joint
au cuer celi qui se remaint
qu'il n'a pooir que il 1'en maint,
des que li cors est sans le cuer
don ne met il estre a nul fuer;
et se li cors sanz le cuer vit
tel mervoille nus borne ne vit. 2652
Cette dissociation du cœur et du corps chez Yvain signifie que l'harmonie est rompue,
d'où la nécessité d'opérer une véritable conjonction entre les deux parties afin qu'i1 retrouve une
"pes" intérieure. Yvain ne pouvait supporter plus longtemps ce déchirement: il a largement réalisé
l'ampleur de sa faute et a tout fait pour l'expier. Il est passé par les pires épreuves, mais toutes
ses pensées étaient destinées à sa Dame, Laudine. Il a donné plus d'une fois la preuve qu'il était
un "amanz verais et leax". Tel un pénitent tenaillé par les remords, il s'est engagé dans des
aventures périlleuses où il a montré sa noblesse, sa mesure, son courage, son sens de la justice
et surtout sa fidélité envers sa femme.
1- Le retour d'Yvain à la fontaine:
Le seul moyen trouvé par Yvain pour rentrer en grâce auprès de Laudine, c'est de
retourner à la fontaine magique et déchaîner la tempête aussi longtemps qu'il faudra. Ainsi, la
dame de la fontaine, n'aura le choix qu'entre la réconciliation (la "pes") et un perpétuel ouragan:
Et panse qu'il se partirait 6507
toz seus de cort, et si iroit
a sa fontainne guerroier;
et si feroit tant foudroier,
que par force et par estovoir
li covanroit feire a lui pes
ou il ne fineroit ja mes
de la fontainne tormanter
et de plovoir, et de vanter. 5516
La répétition à trois reprises de 1'adverbe " tant" et 1'emploi du verbe 'guerroier", montrent à quel
point Yvain est décidé à jouer sa dernière carte. C'est le sursaut de quelqu'un qui a compris que
son existence n'a aucun sens s'i1 ne peut pas la partager avec sa "fame".
Yvain toujours accompagné de son lion qui fait, comme nous L'avons déjà vu, partie
intégrante de lui-même, arrive à la fontaine magique. Il déchaîne, comme il l'avait dit, un ouragan
si terrible que la forêt de Brocéliande est prête à disparaître. Chrétien nous dit :
Ne cuidez pas que je vos mante
que si fu fiere la tormante
que nus n'an conteroit le disme,
qu'il sanbloit que jusqu' an abisme
deüst fondre la forez tote!
Les efforts conjugués d'Yvain et de son lion (remarquons l'emploi du pluriel: "puis errerent tant
que il virent / la fontaine; et plovoir i firent", vers 6523- 4; ce qui nous invite à penser que le lion
aide son maître aussi dans cette dernière entreprise) font que la force de la tempête est
amplifiée. Jamais l'orage n'aura atteint une telle intensité[111] . Les habitants du domaine de la
fontaine sont pris de panique. Même la hautaine Laudine: " craint que son château ne soit
complètement effondré: les murs vacillent, le donjon tremble et il s'en faut de peu qu'il ne
s'écroule". Apeurée, elle demande l'avis de sa suivante Lunete qui lui conseille la nécessité de
faire appel au chevalier au 1ion, celui qui tua le géant et vainquit les trois chevaliers car lui seul
est capable d'arrêter la tourmente.
Lunete avertit sa maîtresse que le chevalier ne consentira à leur venir en aide, que si
Laudine lui promet de faire l'impossible pour mettre un terme à sa disgrâce auprès de sa dame.
Laudine consent, mais Lunete juge plus prudent de la lier par un serment solennel: elle la fait jurer
sur les reliques ( vers 6605 à 6628). Prises ainsi au jeu de la vérité, la dame de la fontaine ne
peut plus se dérober.
Apparaissant à intervalles réguliers dans le roman, Lunete se révèle être un personnage
important qui fait avancer l'intrigue: c'est elle qui vient en aide à Yvain au début alors qu'il était
poursuivi par les gens d'Esclados le Roux, c'est elle qui organise son mariage avec Laudine; c'
est en quelque sorte elle qui, par la nécessité de la sauver du supplice, remet, au milieu du
roman, Yvain et Laudine en présence - mais Yvain ne peut saisir cette occasion…ici encore,
Lunete, en habile manœuvrière, prépare le terrain et se charge de réconcilier les deux époux.
Comme l'a remarqué Marie Noëlle Lefay-Toury, les interventions de Lunete "sont toujours liées à
l'amour d'Yvain et de Laudine, qu'il s'agisse du mariage, de la rupture et enfin de la réconciliation.
" (3) [112]
Lunete part à la recherche d'Yvain et le trouve bien plus vite et bien plus prêt qu'elle ne
pensait. Tous les trois, Lunete, Yvain et le lion prennent la route du "chastel". Laudine est
impatiente de savoir qui est enfin le chevalier au lion. Elle ne reconnaît pas son mari. Lunete lui
loue les mérites du héros avant de lui annoncer que ce chevalier n'est autre que "mes sires
Yvains (son ) espos "(vers 6748).
Laudine sursaute et ne cache pas son mécontentement d'avoir été jouée de la sorte. Pourtant, elle a juré, et le "hoquerel"(vers 6751) de Lunete la force à tenir sa promesse. Elle exprime sa fureur et s'emporte contre sa suivante qui, selon elle, vient de lui rendre un étrange service en lui faisant aimer malgré elle celui qui ne 1'aime ni l'estime. Laudine aurait préféré souffrir que de pardonner à ce mari qui jadis l'a oubliée et délaissée:
Mialz volsisse tote ma vie 6756
vanz et orages endurer,
et s'il ne fust de parjurer
trop leide chose et trop vilainne
ja mes a moi, por nule painne,
pes ne acorde ne trovast. 6761
L'attitude de Laudine est celle de la dame hautaine qui campe sur ses positions. Son
amour-propre l'empêche de se soumettre à la raison de son cœur. Elle a pardonné la première
fois à Yvain le meurtre de son mari, Esclados le Roux, mais elle n'est pas prête de lui pardonner
la blessure profonde qu'il lui a infligée au cœur: elle a été délaissée, elle qui comptait les jours en
attendant avec impatience le retour de son mari. Elle a été déçue dans son amour. Elle a perdu
sa confiance en Yvain, ce qui explique selon nous cette conduite. Yvain ne devrait pas être
surpris puisqu'il était déjà averti à deux reprises: la première fois avant qu'il ne quitte le domaine
de la fontaine pour aller courir les tournois en compagnie de Gauvain, sa femme l'a mis en garde
des conséquences fâcheuses qui pourraient survenir s'il n'honorait pas le contrat (la défense de la
fontaine, et le retour au bout d'une année), la seconde fois quand la messagère vient à la cour
d'Arthur pour lui annoncer sa disgrâce auprès de Laudine:
Yvain, n'a mes cure de toi 2769
ma dame, ainz te mande par moi
que ja mes vers li ne reveignes 2771
En transgressant pour la seconde fois l'interdit pose par Laudine, Yvain sait à quoi i1
s'expose. Il s'attend à être confronté au refus obstiné de son épouse. Mais en passant outre à la
décision de Laudine, et grâce au stratagème de Lunete, Yvain, arrive à amadouer l'intransigeance
de sa fame.
Voyant que sa grâce est proche, Yvain demande à Laudine de lui accorder son pardon:
Mes sire Yvains ot et antant
que ses afeires bien li prant,
qu'il avra sa pes et s'acorde,
et dit: "Dame, misericorde
doit an de pecheor avoir.
Conparé ai mon fol savoir
et je le dui bien conparer.
Encore une fois, nous avons recours à l'édition Foerster[113] dont la leçon retenue nous semble
mieux correspondre à la fin du roman et au sens qu'en a voulu donner Chrétien de Troyes. Yvain
avoue qu'il a péché, qu'il a compris l'ampleur de sa faute. Mais cela est désormais du domaine du
passé. Il a payé chèrement son erreur et cela n'était que justice. Yvain, revendique la miséricorde
de sa dame qu'il estime avoir d'ores st déjà mérités. Laudine l'avait jadis puni en lui retirant
l'anneau, symbole et gage de leur amour, maintenant elle a le devoir de lui pardonner. Yvain,
après avoir exprimé sa pénitence par des actions, par des "travoz" en faveur du droit et de la
justice, signifie maintenant son repentir par des mots. Mais comme l'a remarqué Jean Charles
Payen, Yvain "ne va pas se livrer à d'excessives démonstrations extérieures". [114] Yvain était
aliéné, il n'était qu'un étourdi car il s'était laissé influencé par la cour qui l'a entraîné sur les
chemins des divertissements: c'est la "folie" (le terme est utilisé par Yvain) qui est à l'origine de
tous ses maux, pourtant Yvain ne se dérobe pas à ses responsabilités. Il a été un "recréant"
d'amour, mais maintenant il promet de ne plus commettre 1a moindre faute à cet égard:
Folie me fist demorer, 6774
si m'an rant corpable et forfet,
et molt grant hardemant ai fet
qant devant vos osai venir ;
mes s'or me volez retenir,
ja mes ne vos forferai rien. 6779
Le héros n'implore pas le pardon de Laudine à genoux. Nous sommes loin du jeune
Yvain, du début du roman, qui emporté par sa passion, n'hésite pas à s'humilier devant Laudine
et à sa soumettre à ses exigences. Il est maintenant "plus mûr, plus réfléchi, n'a plus la tête
chaude du jeune homme qui perdait la raison par remords".[115] Rappelons-nous comment, i1 se
comportait vis à vis de Laudine pendant leur première entrevue :
Mes sires Yvains maintenant joint
ses mains,si s'est a genolz mi
et dit, come verais amis:
"dame, voir, ja ne vos querrai
merci, einz vos mercïerai
de quan que vos me voldroiz feire,
que rien ne me porroit despleire.
- Non, sire? Et se je vos oci?
- Dame, la vostre grant merci,
que ja ne m'an orriez dire el ."
Ce n'est plus en fin'amant qui se soumet à tous les caprices de sa Dame, qu'Yvain exige
la réconciliation: c'est le chevalier, fort de ses victoires successives qui est maintenant debout et
qui force la dame à lui pardonner. Un mari courtois a des devoirs certes, mais il a aussi des droits
et l'ascension chevaleresque d'Yvain, sa mesure et son sens de la sagesse, le rendent
maintenant digne de la grâce de Laudine.
La dame de la fontaine lui a pardonné sa faute. Yvain est maintenant venu au bout de ses
épreuves, nous dit Chrétien:" il est aimé et chéri de sa dame, et il le lui rend bien- Aucun de ses
tourments ne lui reste en mémoire, car la joie qui lui vient de sa si tendre amie les lui fait oublier".
[116]
Tout ce qui est bien , finit bien. Chrétien a trouvé le moyen de ménager l'amour-propre de
Laudine et la dignité de son héros tout en les réconciliant à la fin de son roman. "Cette
réconciliation écrit jean Frappier dans son Etude sur Yvain, est une victoire du chevalier et de la
dame sur eux-mêmes, car , lui, a dû grandir incomparablement en valeur pour surmonter et abolir
sa faute, et elle, son amour-propre étant sauf, a renoncé à l'orgueil au fond de son cœur"[117] .
2 - La pes sanz f i n"
Dans un passage précédant le duel qui oppose Yvain à Gauvain, Chrétien de Troyes
introduit, dans une centaine de vers (vers 5993 - 6100) un développement sur le motif de l'amour
et de le haine. Il se demande comment deux sentiments totalement opposés peuvent cohabiter:
peuvent se haïr. Seule l'ignorance, le "non savoir" (vers 6772) empêche l'éclosion de ce saint sentiment qu'est l'amour, et permet à la haine de l'emporter. cette réflexion, qui à première vue, semble concerner seulement Gauvain et Yvain se combattant à mort à l'occasion du duel judiciaire, s'adapte aussi à la situation de Laudine et d'Yvain: Laudine aveuglée par sa fierté, par
son amour-propre qui l'empêche de se connaître, et de voir qu'elle aime encore Yvain: chez elle, son
Laudine a l'air d'être fâchée mais en réalité elle est toujours amoureuse de son mari. C'est ce qui explique le dénouement du chevalier au lion. Il a fallu la ruse de Lunete pour que l'amour de Laudine sorte de sa cachette.
L'amour a chassé la haine, les ennemis sont désormais réconciliés. Les époux vont
profiter, après les dures épreuves qu'ils ont passées, d'une paix bien méritée. Leur mariage va
reprendre un nouveau souffle, mais cette fois sur des bases plus solides: la passion et
l'aveuglement vont disparaître pour laisser la place à la raison et à la mesure. Leur union se
transforme et trouve un équilibre: la relation esclave-maîtresse, vassal-suzeraine est abolie au
profit de l'égalité entre les deux conjoints. Désormais, la paix entre Laudine et Yvain peut devenir
éternelle:
Le roman de Chrétien se clôt sur la "pes" infinie. Et à ce propos, nous ne pouvons que
nous opposer à la lecture que fait Maurice Accarie qui, se fondant sur l'édition Roques:
[et que nous traduisons ainsi: j'ai expié mon aveuglement (ma folle déraison) et je veux bien le
payer], affirme que le Chevalier au lion est un roman ouvert, car, selon lui, Yvain devra encore
accomplir des travaux pour mériter l'amour et le pardon de Laudine. Donc le dénouement tel qu'il
est donné par Chrétien n'en est pas réellement un. M. Accarie écrit: "Yvain accomplit des actions
de plus en plus méritoires, mais elles n'ont aucun retentissement sur le cœur de Laudine, elles ne
servent à rien, et elles ne débouchent que sur une illusion de dénouement. la ligne se prolonge,
s'étend bien au-delà de cette fin factice, appelle d'autres exploits où Yvain reconquerra Laudine.
On ne revient pas toutefois au point de départ: cette nécessité de toujours "comparer le
nonsavoir" vraisemblablement donnée par la situation conjugale où Chrétien est encore enfermé -
d'une "pes sanz fin" si les termes de l'accord sont respectés. "[118]
Il nous semble donc que cette mauvaise lecture du roman de Chrétien, élude tout le sens
du Chevalier au lion qui est avant tout l'illustration de l'évolution d'Yvain. Et si les actions de ce
dernier n'ont aucun retentissement sur la dame de ta fontaine, pourquoi est-elle d'accord pou
faire appel au chevalier au lion:
et dont Lunete ne manque pas de lui rappeler les mérites?
A la suite de Pierre Gallais[119] nous ne croyons pas que la fin d'Yvain est pessimiste, et
que, comme le soutient Maurice Accarie, "en réalité, comme Guenièvre, Laudine renvoie le héros
à l'humilité, lui fait comprendre que rien n'est obtenu, qu'il aura toujours à la reconquérir".[120]
Cela n'a aucun sens dans la mesure où rien, dans le texte de Chrétien, ne permet de soutenir une
telle lecture. Est-ce qu'on pourrait croire qu'Yvain aurait d'autres aventures? Chrétien de Troyes
ne déclare-t-il pas son roman bien clos quand il écrit:
Sans suite possible, si ce n'est mensonge ou fable, Chrétien coupe court à toute attente du
lecteur. Pour le maître champenois, faire revenir Yvain dans le siegle, c'est avouer que sa
"conjointure" est battue en brèche et que le" sen" de son roman s'effondre.
Contrairement à l'adaptateur gallois qui à la fin du conte de la dame de la fontaine,[121]
fait réintégrer Owein dans le monde d'Arthur pour courir d'autres aventures après la mort (?) de
sa femme, Chrétien de Troyes (s'il avait connu cette version, il l'aurait sans doute réfutée)
n'envisage pas une suite aux aventures de son héros car cela reviendrait au point de départ, c'est
à dire à l'alternance entre Amour et Action, solution qu'il ne peut accepter car elle a déjà montré
ses limites et a été à l'origine du conflit entre Yvain du conflit entre Yvain et la dame de la
fontaine.
La "pes sanz fin" d'Yvain sera auprès de Laudine dans cet "autre monde" que constitue le
domaine de la fontaine. A l'instar du pin qui protège et couve la fontaine merveilleuse, Yvain sera
en harmonie totale avec son "amie chiere et fine" et cela pour toute l'éternité. En dehors du
Temps et de l'Espace, le domaine de Landuc, ce "locus amoenus" se referme sur les deux époux.
Ce lieu saint où Yvain trouve le repos et la paix est un " paradis"; un éden éternel et dont la
description que nous fait Chrétien, au début du roman, n'est pas sans nous faire penser à la
Jérusalem céleste:
Il n'est pas impossible que la description du domaine de Landuc s'inspire de la vision de
l'Apocalypse. Dans les deux cas nous avons l'évocation de l'eau: la fontaine magique dans le
roman de Chrétien, le "fleuve d'eau de la vie, limpide comme du cristal"[122] dans le récit de saint
Jean. L' "arbre de vie, produisant douze fois des fruits, rendant son fruit chaque mois, et dont les
feuilles servaient à la guérison des nations"[123] correspond dans le chevalier au lion au pin qui
ne perd pas ses feuilles et qui protège la fontaine.
Dans les deux situations on insiste sur le thème de la lumière: lumière du Seigneur qui
illumine la ville d'un côté, éclat des rubis qui soutiennent l'émeraude constituant le perron de la
fontaine de l'autre. La chapelle de Barenton représente l'Eglise et nous fait penser au temple du
Seigneur. Les parallèles entre les deux récits sont notables, mais ce qui nous semble le plus
important et le plus évocateurs c'est que ces deux 1ieux saints sont réservés aux seuls élus: "il
n'entrera chez elle rien de souillé, ni personne qui se livre à l'abomination et au mensonge. "
[124]
Yvain a expié ses péchés et il est rentré dans l'éternité pour "régner aux siècles des
siècles". P. Gallais a écrit: "Yvain monte au ciel et devient une constellation. le Lion, évidemment".
[125] Nous serons mêle tentés de dire que le héros de Chrétien accède au Paradis, peut-être pas
la Jérusalem Céleste, mais le Paradis de l'Amour où règne une paix et une joie perpétuelles. Plus
rien ne viendra troubler le bonheur bien mérité des deux époux.
Cette "pes sanz fin" et Chrétien choisit bien ses mots, montre que toute tension disparaît
au sein du couple. "L avenir des deux amants est un présent indéfini, un "état" de réconciliation
prolongé à l'infini". [126]
A la fin du roman, le mariage d'Yvain et de Laudine est présenté comme exemplaire,
comme idéal. Maintenant, nous sommes en plein "contenu posé" et cette fois les deux
protagonistes ont contracté le vrai mariage au sein duquel peut s'épanouir l'amour véritable. 8t
c'est à la lumière du dénouement d'Yvain que s'explique le "pseudo - prologue"[127]. Chrétien de
Troyes oppose donc deux conceptions de l'amour: la sienne ( le mariage d'amour et l'éga1ité des
époux dans le mariage) et la doctrine de la fin' amors qui n'est qu'un jeu, un divertissent pour ses
contemporains. Chrétien de Troyes critique sévèrement la dégradation qu'i1 commence à
remarquer dans leurs comportements :
Pour le maître champenois, l'amour est un sentiment noble qui engage l'avenir et la destinée de deux individus. C'est un sujet trop grave pour être pris à la légère. L'amour authentique source de 1'honneur, de la largesse, de la prouesse et de la courtoisie n'est pas un amusement.
Encore un fois, Chrétien de Troyes chantre de l'amour conjugal, reprend son idéal, déjà
défendu dans Erec et Enide et dans Cligés. Il célèbre la valeur de l'amour conjugal et sans
partage.
Nous sommes loin du Lancelot, roman composé parallèlement au Chevalier au lion, où
Chrétien devra sacrifier cette valeur à la célébration de la "fin' amors" chantée par les troubadours
et assurer que "Bien est qui aime obéissant". On a pu être choqué et déçu, en tant que lecteur,
par la façon dont Lancelot, oubliant la chevalerie, se soumet à tous les caprices de sa maîtresse.
C' est le triomphe de 1'amour courtois. La femme assure son pouvoir sur le héros: il n'a aucun
droit, il n'a que des devoirs. La Dame domine tout, comme la Comtesse Marie de Champagne,
inspiratrice du roman[128], assure son pouvoir sur le romancier auquel elle impose une thèse
qu'elle sait ne pas être sienne.
Dans Yvain, Chrétien de Troyes, 1ibéré de toute entrave, de tout engagement[129] ,
donne libre cours à sa pensée créatrice. “ A la souveraineté de la dame a succédé l’égalité des
époux. Telle est la nuance “ d’amour fine ” que Chrétien proposait en exemple à son auditoire
courtois : le mariage d’amour et l’égalité des époux dans le mariage, qui prend toute sa valeur par
leur union morale, leur confiance entière et réciproque. ”[130]
B- LE CHEVALIER AU LION : LE RECIT D'UNE INITIATION ?
Dans Le chevalier au lion, le thème de l’amour, thème favori des romans courtois, ne
constitue qu’une toile de fond au récit de Chrétien. Il est donc relégué au second plan. Ce qui
intéresse Chrétien, nous semble-t-il, c’est de réfléchir sur le rôle que doit jouer la chevalerie dans
la société. Son propos est donc de montrer la voie dans laquelle devrait s’engager cette “ caste ”
pour œuvrer au bien de la communauté. Son roman illustre une thèse : comment l’Aventure, tant
recherchée par les chevaliers, qui est devenue une simple distraction où l’on exhibe sa capacité à
manier les armes, doit avoir un sens et être orientée vers un idéal. Cet idéal, pour Chrétien, est
l’utilisation de la prouesse pour lutter contre l’injustice. Tel est le “ sen ” qui se dégage du
Chevalier au lion.
L’œuvre telle qu’elle est conçue par le maître champenois n’est pas seulement destinée
au divertissement de son publie. Il veut plaire certes, mais surtout instruire. Son œuvre appartient
à ce qu’on pourrait appeler une littérature “ sapientielle ”, une littérature qui enseigne la sagesse
et la mesure. Chrétien propose, à travers ses romans, un mode de vie dans la vertu et l’idéal. Un
idéal qu’il défend, en tant qu’ “ humaniste ”, non point pour l’opposer au réel, mais dans l’espoir
d’améliorer le réel par la vision de l’idéal . “ Le chez Chrétien a. . . l’ambition d’être beaucoup plus
qu’un simple narration et de mettre un riche tissu d’aventure au service d’une leçon qui tend à
l’exaltation des valeurs morales du chevalier.”[131] Cette ambition didactique et moralisatrice se
dégage dès son premier roman Arthurien, Erec et Enide dont le prologue[132] contient déjà toute
l’intention de Chrétien :
Il se présente déjà comme un intellectuel qui se refuse à n’être qu’une sorte de conteur mondain, un simple amuseur de cour ; Il précise déjà le rôle de l’écrivain (de l’intellectuel) qui faillirait à sa mission s’il gardait pour lui seul toutes les connaissances qu’il a acquises : un bon “ clerc ” a le devoir de divulguer son savoir afin d’en faire profiter son auditoire- C’est pourquoi lui, Chrétien de Troyes, va le faire en racontant une histoire cohérente, divertissante et instructive. Ainsi, par le biais de la fiction romanesque il va définir un idéal chevaleresque, nous dirons même qu’il va ; faire le portrait du chevalier parfait détenteur de toutes les valeurs : humilité, pitié, prouesses, bravoure, générosité et courtoisie. Toutes ces vertus semblent se retrouver, en ce qui concerne le roman qui nous intéresse, chez Yvain qui représente pour Chrétien l’image du chevalier parfait et dont l’exemple doit servir de modèle pour la noblesse.
Avec moins de hardiesse qu’un Jean de Salisbury[133], qui “ dénonce la noblesse
féodale comme une société vénale de courtisans auxquels il ne ménage pas ses
sarcasmes ”[134], Chrétien, dans “li premerains vers ” du Chevalier au 1ion, accuse la chevalerie
qui vit, coupée du reste de la société, selon des règles et des lois mondaines qui n’apportent
aucun profit au reste de la communauté : les chevaliers n’utilisent leurs prouesses que dans des
tournois destinés à amuser les habitants des “ chastels ” . Devenue en marge de la société, la
chevalerie n’assume plus sa véritable fonction qui est d’assurer la sécurité, de faire régner l’ordre
et de veiller au bien-être de toute la communauté.
Pour illustrer ses idéaux, Chrétien n’hésite pas à démythifier la cour Arthurienne et à souligner tous ses aspects négatifs : le roi qui s’endort un jour de grande fête, les chevaliers qui s’insultent et qui ne pensent qu’à renforcer leur prestige “ mondain ”. Pour Chrétien, la chevalerie est en crise et elle a perdu toutes ses valeurs. Elle se dégrade en se lançant dans des quêtes stériles de la vaine gloire. Cette déchéance de la caste des guerriers semble resurgir à travers les propos de Calogrenant quand le géant gardien des taureaux sauvages, lui demande que1 homme i1 est et ce qu’il cherche :
“ - je sui, fet-il, un chevaliers 358
qui quier ce que trover ne puis,
assez ai quis, et rien ne truis…
- Et que voldroies tu trover ?
- Avanture, por esprover
ma proesce et mon hardemant ” . 363
La réponse de Calogrenant, qui est pourtant “ uns chevaliers molt avenanz ”(vers 59) montre le
désarroi de la chevalerie.
Chrétien va remédier à ce problème en montrant la voie que doivent suivre les chevaliers- Il va
montrer par l’intermédiaire d’Yvain, que la chevalerie peut trouver ce qu’elle cherche, qu’elle peut
assouvir sa soif de gloire tout en se mettant au service du droit et de la justice.
Et c’est en ce sens que le Chevalier au lion nous apparaît comme le récit de l’initiation
d’Yvain à la chevalerie telle que la conçoit Chrétien de Troyes. L’exemple d’Yvain, consacré
“ héros civilisateur ” à la fin du roman, va ouvrir de nouveaux horizons à la noblesse : si on ne
conçoit pas la chevalerie sans amour, et l’amour sans chevalerie, de la même façon, chevalerie
sans quête de la justice et du droit n’est pas chevalerie. Et cela Chrétien n’a pas cessé de le
montrer tout le long de son récit. En effet, il a proposé trois modèles de vie chevaleresque. Le
premier, c’ est l’image d’Yvain jeune chevalier courtois qui n’ignore rien du métier des armes mais
qui échoue lorsqu’il entreprend l’aventure de la fontaine, car sa tentative était sous le signe de la
prouesse orgueilleuse et égoïste. Son aventure n’avait pas de sens et ne servait aucun idéal, à
part peut-être prouver qu’il est un chevalier accompli. Et Chrétien a condamné cette première
expérience d’Yvain.[135] En second, ce que Chrétien dénonce aussi, c’est le caractère
exclusivement mondain que peut prendre la vie chevaleresque. Cette chevalerie est symbolisée
par Gauvain qui entraîne son ami Yvain sur la voie des tournois pendant plus d’une année : le
tournoi donne, certes, satisfaction au besoin de bataille qu’éprouve le chevalier, mais il ne
représente que le côté égoïste et stérile de la chevalerie. La vie que mènent Yvain et Gauvain
d’un tournoi à un autre “ tourne à vide, elle cause un dénuement spirituel ”.[136] Il nous apparaît
donc évident que Chrétien ne pouvait pas l’offrir en modèle à son auditoire. Le troisième modèle,
cette fois préconisé par le maître champenois, est une vie chevaleresque tournée vers la quête du
droit et de la justice : Yvain, après sa sortie de la folie ne combat que pour les causes justes. I1 a
compris que sa bravoure à toute épreuve doit être mise au service des faibles et des opprimés.
Renonçant à 1’égoïsme, Yvain devient suivant l’expression de Jean Frappier, presque “ un saint
de la chevalerie ” [137]. Il est le symbole de la perfection chevaleresque, que doivent prendre en
exemple tous les chevaliers.
L’idéal chevaleresque de Chrétien de Troyes déjà amorcé dans Erec et Enide est repris
sous un autre angle dans le Chevalier au lion . En effet, si dans son premier roman l’amour est
le moteur de l’action puisqu’Erec lutte pour l’amour et montre qu’il est digne de régner, Yvain pour
sa part lutte pour la justice et prouve qu’il est digne de l’amour- D’un roman à l’autre, l’optique de
Chrétien évolue et son idéal devient de plus en plus spirituel : Yvain par certains côtés annonce
déjà la quête de Perceval. Peut-être Chrétien sentant que l’humanisme laïque de son époque est
en faillite, et que le salut ne peut venir que de Dieu lui même, n’hésitera-t-il plus à placer la
spiritualité Chrétienne à la source des plus hautes valeurs chevaleresques et courtoises. Ne dit-il
pas dans le prologue du Conte du Graal :
Diex est caritez , et qui vit 47
en carité selon l’ escrit,
sainz Pols le dist et je le lui,
il maint en Dieu, et Diex en lui. 50
Dans Yvain, Chrétien a encore traité le problème de la chevalerie et de l’amour conjugal,
mais le dénouement de son roman nous induit à penser qu’il est préoccupé par une question plus
profonde, celle du salut dans l’optique chrétienne et qu’il mettra à jour dans son Perceval. Ainsi il
va passer de l’amour humain à l’amour divin. Chrétien dérive de plus en plus vers le mysticisme
à la fin de sa carrière .[138]
Retour en haut
CONCLUSION Jean Claude Aubailly, dans un compte rendu de la thèse de Gérard Chandès (le
serpent, le femme et l’épée), écrit : “ Tout roman est à “ lire” du point de vue du héros,
modèle de comportement, dont le rôle est de rétablir le contact avec la source vitale de
l’inconscient [et par suite, la numinosité du symbole royal) par l’exemple de sa propre
individuation ”[139] Ceci ne peut que nous intéresser dans la mesure où tout dans le
Chevalier au 1ion tourne autour d’Yvain, qui à la fin se révèle être un chevalier
exemplaire, nous dirons même un homme qui a atteint la sagesse et a accédé au Soi.
Chrétien de Troyes nous fait suivre tout le processus dl individuation de son héros.
L’itinéraire d’Yvain a consisté à sonder son inconscient afin d’éclairer si l’on peut dire son
conscient.
Nous ne craignons pas d’envisager le roman de Chrétien sous cet angle car nous
ne pouvons pas négliger tout l’apport de la psychanalyse et surtout des études de C . C.
Jung (que nous avons connu par le biais des travaux de Pierre Gallais, Gérard Chandès,
Jean Claude Aubailly. . . ) ce qui ne peut qu’enrichir notre vision de ce chef d’œuvre de la
littérature médiévale. Le chevalier au lion est une œuvre si dense qu’il faut être armé de
plusieurs méthodes d’investigation et de recherche pour arriver à comprendre “ un peu ”
de la pensée de Chrétien. En effet, prétendre cerner la totalité du “ sen ” de ce roman est
une véritable gageure, car à chaque lecture un détail nouveau, un élément inaperçu
resurgissent, et c’est cela qui fait la force de cet intellectuel du XIIème siècle dont
l’œuvre continue à intéresser les critiques et les chercheurs.
Chrétien de Troyes, le “ père fondateur ” du roman occidental, [140]donne
l’impression de toujours raconter la même chose et de traiter le même thème- Et pourtant,
que de différences entre Cligès et Erec ou bien encore entre Erec et Yvain , pour ne
prendre que ces trois exemples- Mais il y aura toujours des gens qui seront tentés de
dire que Chrétien n’innove pas et parle toujours de la même chose. A ceux- là, nous
ferons la même réponse que fit Marivaux à ceux qui lui reprochaient d’écrire la même
pièce et qui affirmaient que les Serments indiscrets ressemblaient à la Surprise de
1’amour : “ je ne vois rien là dedans qui se ressemble : il est vrai que dans l’une et dans
l’autre situation tout se passe dans le cœur, mais ce cœur a bien des sortes de
sentiments, et le portrait de l’un ne fait pas le portrait de l’autre ” .
Même s’il utilise le cadre arthurien pour situer ses romans, même s’il nous fait
baigner dans cet univers féerique et merveilleux, nous ne sommes jamais loin de la
réalité, pas seulement celle du XIIème, mais aussi celle du XXème siècle. Les problèmes
abordés par Chrétien sont toujours d’actualité : la justice n’est - elle pas encore l’un de
nos soucis permanents ? Et ne sommes nous pas confrontés constamment dans notre
vie quotidienne à ce conflit entre Amour et Action, entre devoirs du mariage et devoirs du
Travail ? L’homme moderne n’est - il pas lui aussi soucieux de trouver un compromis pour
trouver la “ pes ” ? Et c’est en ce sens, que Chrétien nous apparaît comme un humaniste
qui a réfléchi sur le problème de l’homme : l’exemple d’Yvain dépasse le simple
personnage du roman. C’est une personne qui vit et dont nous partageons les joies et les
dépits ; sa propre “ individuation ” nous met sur la voie de la nôtre. Espérons qu’un jour,
nous aussi, nous arriverons à avoir une “ pes sanz fin ”.
Mais n’oublions pas que, avant, demeure le plaisir de lire, plaisir de découvrir
une œuvre qui nous invite à rêver, à nous évader et surtout à réfléchir sur nous-mêmes et
sur notre existence.
Yvain et son histoire resteront gravés à jamais dans la mémoire des lecteurs :
n’est-ce pas le but de Chrétien qui dit à la fin du prologue d’Erec et Enide :
Des or comancerai l’ estoire
qui toz jorz mes iert an mimoire
tant con durra crestiantez ;
de ce s’est Crestïens vantez..
Le roman reste “ vivant ” et à chaque “ lecture ” un nouveau voyage se prépare : l’histoire devient
éternelle et nous invite à nous y plonger afin d’échapper aux vicissitudes de notre morne
existence.
top related