almanach de la littérature ukrainienne contemporaine

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Другий альманах перекладів французькою мовою уривків творі українських сучасних письменників

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Conçue dans le cadre du projet « Plus de pays, plus de livres » destiné à promouvoir la littérature ukrainienne

à l’étranger, la publication en français d’une édition enrichie de l’Almanach de la littérature ukrainienne contemporaine est une heureuse nouvelle. Outre le fait qu’elle permet aux lecteurs et aux curieux de se faire une idée plus précise de la vitalité bien réelle de la création poétique, littéraire et romanesque en Ukraine, elle accompagne la montée en puissance des échanges entre nos deux pays dans ce domaine.

La présence d’un stand ukrainien au Salon du livre de Paris en mars 2013 — une première ! — en est une illustration. Cette présence fait suite à celle de sept écrivains ukrainiens au Salon du Livre en 2012. Cette année, un programme de rencontres et de conférences permettra au public et aux professionnels de l’édition de découvrir plus activement les ressorts et les contours d’une littérature en éveil. L’enjeu consiste à faire connaître, lire et entendre des auteurs ukrainiens, encore souvent méconnus en France, afi n de favoriser la parution en français de leurs ouvrages. En novembre 2012, le festival « Littératures européennes Cognac », qui a accueilli l’Ukraine comme invité d’honneur, a rempli cette mission à merveille, en faisant connaître au grand public français des auteurs et des éditeurs ukrainiens. Un rendez-vous « fondateur », en quelque sorte, et porteur de promesses pour l’approfondissement de notre relation et de nos échanges culturels.

L’Ambassade de France en Ukraine soutient activement ces développements. Le réseau culturel français (l’Institut français d’Ukraine et les Alliances françaises) met en place de nombreux projets visant à consolider ces liens. Chaque année, romanciers, philosophes, intellectuels font le déplacement à Kiev et dans les grandes villes du pays à notre invitation et à celle de partenaires ukrainiens. Plusieurs d’entre eux sont traduits en langue ukrainienne avec le soutien du Programme d’aide à la publication Skovoroda de l’Ambassade de France, un instrument de coopération de

première importance (plus de 250 publications en 20 ans). Je formule le vœu que le rythme de ces rencontres et des publications s’intensifi e à l’avenir pour mieux servir la circulation des auteurs et des idées entre nos deux pays et que la littérature ukrainienne occupe, notamment dans l’édition en langue française, la place qui lui revient.

Eric TosattiConseiller de coopération et d’action culturelle

Directeur de l’Institut français d’Ukraine

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TABLE DES MATIÈRES

Forostyna, OxanaGrymytch, Maryna Havryliv, Tymophiy Kokotuha, Andriy Kononenko, YevheniaKouchnir, Anton Makarov, Yuriï Riabtchiï, IvanTchystiak, Dmytro

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Oxana FOROSTYNA

Oxana Forostyna a écrit les premières pages de Duty Free, devenu son premier roman, encore en 2001. Elle travaillait alors à Lviv, sa ville natale, en tant qu’attachée de presse de « Dzyga », un lieu intellectuel et culturel unique qui s’occupait de l’organisation

des concerts, des festivals et était en charge d’une gallérie d’Art contemporain. Revenue au journalisme en 2003, elle était responsable de la rubrique politique au quotidien « La gazette de Lviv », puis elle a été reporter à la radio « Voice of America » et a travaillé en free-lance pour les média étrangers (BusinessWeek, Transitions Online, The Ukrainian Observer). Consultante en communication pour pro.mova, elle est devenue l’adjointe du rédacteur de la revue Krytyka et la rédactrice en charge de la publication on-line Krytytchni richennia. Elle habite actuellement à Kyiv.

©Rickard Kilström

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Oxana FOROSTYNA

Un de ces palais, en l’occurrence celui d’un nou-vel arrivant de Dnipropetrovsk ayant l’intention de s’établir à Lviv pour se consacrer à « l’import-export et quelques projets à la frontière polonaise en tant... qu’expert », manquait de peintures.

— T’as déjà fait l’amour dans un lit à vingt mille dollars ?

— Non, répondit Wanda en toute sincérité.— Voilà… du cerisier, fait sur mesure… L’expert en

coopération transfrontalière caressait amoureusement le dossier en cerisier. — Ils ont l’air un peu naze…

L’expert était en train de scruter des poissons pré-historiques dans un grand aquarium. Au-dessus étaient posées quelques grosses piles du journal « Business ».

— Ils sautent dehors, ces monstres ! — répondit le propriétaire au regard interrogateur de Wanda. — Sur les invités, ha-ha-ha ! Je plaisante. Non, mais sérieu-sement, quand on leur donne à bouffer, ils se mettent à sauter, alors faut faire gaffe à ses doigts.

— Et comment vous les nourrissez ?— C’est bien ça le problème, il leur faut de vrais

poissons, ce sont des carnivores quand même. Mon chauffeur allait dans une animalerie, mais quand ils ont pigé que c’était pour en faire de la bouffe, ils ont refusé. Maintenant, on achète du veau au marché… Donc, regarde par ici : ici et là il faut accrocher quelque chose. Un truc qui aille bien avec le reste.

Première édition : Calvaria, 2013192 р.ISBN : 988-966-663-400-2Droits de traduction : Calvaria

1999, septembre

À Lviv, avoir une tête connue était bien utile vis-à-vis de la clientèle. À ceux qui achetaient des appartements dans des immeubles anciens, Wanda présentait ses amis restaurateurs, en qualité de consultants / sous-traitants (ou consultants / sous-hommes, c’est selon). Si le contact avec les clients passait pas trop mal, s’ils avaient de l’argent et qu’ils n’étaient pas trop primaires, elle essayait aussi de leur refourguer pour leur nouvel appartement ses amis artistes peintres (ce qui lui rap-portait une petite, mais assez confortable commission par les temps qui couraient). Les plus excentriques leur commandaient même des fresques. Bien que les véritables excentriques achetassent des villas et fi ssent venir des designers d’Italie : ils devaient, à la demande des propriétaires, transformer ces modestes hôtels particuliers des gynécologues d’avant-guerre en une version miniature de Palazzo Ducale. Ils agrémentaient les vieilles villas de véritables merveilles : étoiles au plafond, marbre et dorures dans les salles de bain, chan-deliers et baldaquins, armures de chevalier et sabres de samouraï, ours et faucons empaillés, diplômes ima-ginaires d’université américaine sous verre, médailles, récompenses, lettres de noblesse, miroirs aux cadres monumentaux, sculptures d’antiques divinités, icônes russes et fontaines chinoises d’intérieur.

DUTY FREE

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Oxana FOROSTYNA

« Avec le reste » allait bien la peinture d’Hansel et Gretel. Une semaine plus tard, dans leur atelier, l’expert examinait quelques œuvres : il en fi t le tour et, après évaluation, arrêta son choix sur deux huiles sur toile représentant le quartier historique de Stare Znesinnia tout de cuivre et de verdures.

— C’est un exemplaire unique ? — demanda l’expert en se mettant à transpirer.

— Bah oui… — Hansel était un brin désarçonné par la question.

— Sûr ? — l’expert s’assombrit et souffl a de nouveau, cette fois, parce qu’il tentait, le menton contre sa poi-trine, d’allumer une cigarette avec son briquet en or, suspendu sur une chaînette en or un peu trop courte.

— Bien évidemment… tout est en exemplaire unique, à l’exception des eaux-fortes, bien entendu.

La précision avait semé le doute, ce qui n’était pas du goût de l’expert.

— Tu comprends, je m’en fous de l’argent, je peux t’en ajouter s’il le faut. Mais tu dois comprendre, il me faut une exclusivité !

Hansel qui n’avait toujours pas capté, essaya de suivre sa pensée.

— Fais gaffe, mec, si j’apprends que t’as fait la même chose à quelqu’un d’autre… ou même quelque chose d’approchant…, écoute bien, mec, je te retrouverai !

Hansel et Gretel restèrent fi gés sur le canapé, une expression polie au visage. Les bijoux de Gretel se mirent à tinter. Wanda voulut disparaître sous terre, non sans avoir embarqué l’expert.

— Donc, tu me donnes celle-ci et celle-là. Tu m’a compris, n’est-ce pas ?

Pour la première fois de son existence, Wanda com-mençait à bien gagner sa vie. Quelque temps après, elle commença même à dégager des marges confor-tables, et se mit à croire qu’elle ne revivrait plus jamais l’humiliation d’emprunter de l’argent à ses parents (question d’autant plus douloureuse que leurs salaires de l’université et de la bibliothèque étaient modestes) ou bien, ce qui était encore plus humiliant, qu’elle ne devrait plus emprunter par l’intermédiaire de son mari, à son beau-père, haut fonctionnaire local au salaire bien plus important, mais qu’avaient piqué plus d’une fois les reproches de son entourage au sujet des pitreries radiophoniques de Wanda et son indifférence affi chée pour la cause patriotique et la construction de l’État. Il y avait aussi la solution presque désespérée auprès d’amis désargentés, sans parler d’aller mettre au clou ses bijoux, ou bien encore, vendre aux bouquinistes ses incunables. La radio lui manquait, elle était irritée par les rendez-vous professionnels et les répétitions qui tombaient en même temps, mais la vie s’organisait petit à petit. Elle commençait à l’apprécier. Son seul regret était qu’Eliga s’était éloigné. Peut-être qu’elle s’était trop habituée à sa fi délité de chien et son admiration, mais il vivait ici depuis suffi samment longtemps pour ne pas perdre cette candeur qui lui plaisait tant à leurs débuts. Plus il gagnait en assurance, moins sûre d’elle

était Wanda, qui se sentait même moins désirable. Elle savait qu’il menait sa vie de son côté, qu’il avait de nouveaux amis, qu’il était devenu plus critique à l’égard de ce qu’elle faisait, et qu’il commençait même à contester ses choix politiques. Cependant, il continuait toujours à l’écouter avec attention, encore que cette attention n’eût peut-être été que la consé-quence d’une insuffi sante connaissance de la langue. Il exigeait toujours plus d’attention, et un jour lui demanda même d’emménager chez lui, rue Lytcha-kivska, soulevant ainsi la question qu’ils n’avaient pas abordée depuis leur première rencontre. Tenant ses poignets, il racontait quelque chose sur la liberté et la vie devant soi. Wanda était tellement surprise qu’elle demanda quelques jours de réfl exions, tout en sachant déjà qu’elle ne s’y risquerait jamais.

Pendant ce temps, Eliga s’était rapproché du milieu des expats qui travaillaient à Lviv. D’ailleurs, «milieu» est probablement un mot un peu fort : il s’agissait en réalité d’un groupe d’une dizaine de jeunes gens qui s’étaient retrouvés on ne sait par quel miracle à cet endroit. Ils se réunissaient chaque vendredi dans un bar de la place Rynok, puis ils en choisissaient un autre, puis allaient aux « Poupées » et enfi n, les plus aguerris continuaient dans un autre club. Chemin faisant, les hommes prenaient congé, avec plus au moins de succès, une habitante de souche à leur bras. Autrement dit, ils profi taient de la vie, comme le faisaient leurs collègues en Europe de l’Est, depuis dix ans environ. La compa-gnie comportait toujours deux ou trois autochtones. Les jeunes hommes en constituaient la minorité et étaient plutôt doués, réservés et abordaient des sujets généraux, comme les perspectives de la démocratie en Ukraine ou les sortes de bières.

— There is no democracy here, disait une Cana-dienne à l’allure sportive, en direction d’Eliga. Elle étudiait le système électoral ukrainien. — No demo-cracy… Ne-ma demokrati-i, avait-elle répété on ne sait pourquoi en ukrainien. Probablement pour qu’Eliga comprenne dans quel merdier se trouvait la démocratie dans ce pays. La Canadienne devait s’envoler chez elle peu de temps après, et plaisantait dans un excès de mélancolie, au sujet de sa maman qui n’avait toujours pas réussi à localiser, sur une carte, l’endroit où s’était retrouvée la chair de sa chair.

Les femmes de Lviv qui ornaient la compagnie, étaient divisées en deux grands groupes. Dans la mino-rité riche en sous-groupes, on trouvait des femmes un peu plus âgées, du style de Fée (elle venait de temps en temps à ces agapes, mais ne restait jamais bien longtemps), femmes qui travaillaient plus ou moins avec ces Américains-Canadiens-Allemands-Hollandais, ou bien étaient obligées de s’occuper d’eux, pour traduire ou bien aider les amis de leurs amis, ou bien pour s’amuser un peu tout simplement dans cette nouvelle compagnie, en se souvenant avec nostalgie de leurs stages-études-missions-bourses. La composante masculine de la soirée les intéressait,

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Oxana FOROSTYNA

bien évidemment, mais comme les dames étaient sans illusions, elles appréciaient les expats surtout pour leurs habits propres, leur odeur agréable, leur retenue dans la consommation d’alcool et, par conséquent, leur joli teint et leurs bonnes manières. En règle générale, elles pouvaient parfaitement soutenir une discussion en anglais et ressembler à leurs consœurs occidentales, se conduisant en femmes émancipées, du moins en présence de ces dernières, du moins par solidarité.

La deuxième catégorie, celle qui réchauffait l’air ambiant, était beaucoup plus intéressante. Ses re-présentantes — des étudiantes, futures médecins, vétérinaires, économistes, juristes — considéraient la bière du vendredi soir comme un dernier combat. Car, avant de s’y rendre, il leur fallait mentir à leur Vassia du moment; faire un discours sur leurs devoirs fi liaux, s’inventer un exposé particulièrement diffi cile à pré-parer sans attendre chez une copine; faire un travail d’explication auprès de maman afi n qu’elle ne grille pas bêtement sa couverture; raser soigneusement tout ce qu’il faut; enfi ler une belle lingerie; s’habiller pas trop vulgaire, mais assez pour faire impression, à côté de ces mal baisées de Canadiennes aux gros culs; passer chez le coiffeur et le manucure; et enfi n, pendant toute la soirée, rester sur le qui-vive pour éviter de croiser un des potes de Vassia, ou bien une des pétasses de son immeuble, mais, Dieu merci, ils ne fréquentaient pas ce genre d’endroits. Ces étrangers, on ne sait pour quelle raison, aimaient les restos avec de la musique hippie à la con, d’ailleurs, ils étaient eux-mêmes des hippies à la con. Si Vassia apprenait avec qui sa chérie picolait, il en ferait déguster à elle et à toute cette bro-chette cosmopolite. Mais puisque Vassia consacrait les soirées libres de sa meuf à des amusements virils, la fi fi lle souriait avec insistance au coopérant hollandais ou au businessman canadien, écoutait poliment leur baragouinage en mauvais ukrainien ou mauvais russe, s’essayait même à parler dans son mauvais anglais, dissimulant courageusement son ennui, supportant encore plus courageusement la froide politesse des femmes de la première catégorie, celle des étrangères, et celle des homos de toute nationalité. Car sa princi-pale mission, lors de ces soirées, était de montrer à ce bourgeois que de la classe, elle en avait, en songeant le cœur en émoi, qu’elle pourrait envoyer paître son Vassia, sa superbe Lada et les éternels nids-de-poule; envoyer se faire voir le maudit quartier de Sykhiv, avec ses bus crasseux, épouser un Hollandais, vivre en Hol-lande — VIVRE EN HOLLANDE ! Mais si ce nigaud ne se laissait pas convaincre par le mariage, alors pourquoi ne pas rester avec Vassia, c’était même touchant ça, rester avec Vassia, et qui plus est patriotique. C’était le patriotisme même, c’était l’amour de la Patrie, c’était un sens du sacrifi ce que toutes ces salopes de Toronto ne pourraient jamais comprendre.

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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MarynaGRYMYTCH

Maryna Grymytch, auteur de 8 romans, lauréate du concours « Couronnement du Verbe » (2000, 2001, 2002). Elle travaille dans différents genres qu’elle n’hésite pas à croiser, ce qui explique la diversité des horizons de ses lecteurs. Maryna

Hrymytch est considérée comme un maître de sujet, alors que son activité scientifi que en tant qu’ethnographe, folkloriste, historienne et philologue confère à ses créations un solide contexte intellectuel.

Née en 1961 à Kyiv, elle a grandi dans le milieu des gens de lettres, parmi les écrivains connus ou plus confi dentiels, les rédacteurs et les éditeurs.

Docteur ès sciences historiques et philologiques, Maryna Hrymytch a enseigné à l’Université Taras Chevtchenko de Kyiv et à l’Université d’Alberta (Canada).

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Maryna GRYMYTCH

un vrai serveur et non pas un pervers déguisé, comme on le lui avait dit à Paris. Auguste, soulagé, ouvrit complètement la porte. Oui, c’est lui, le vieux con, pas la peine de paniquer. Il était vêtu d’un pourpoint rouge et tenait un plateau en maillechort avec du thé. Auguste a pris le plateau.

Le train se balançait de plus en plus. Il faisait moche dehors et l’image déprimante d’un pays étranger se rapprochait progressivement. Ce pays ne se réjouissait pas de l’arrivée d’ Auguste, qui de son côté comprenait que ce sentiment était tout à fait réciproque.

Sur la table, il a déplacé le porte-verre en maille-chort avec un monogramme, une serviette blanche avec un monogramme brodé, une cuillère avec un monogramme, et des espèces de brioches rondes posées sur une petite assiette avec un monogramme. Il a pris le plateau : du maillechort ou bien de l’argent ? Non, plutôt du maillechort. Auguste a commencé à observer son refl et dans le plateau bien poli et brillant.

« Dis-moi, monsieur Guivont, où ça va te mener tout ça ? » Une mine de papier mâché pas rasée et extrêmement déprimante le regardait. Une mine d’un Français qui faisait route vers un trou paumé au fi n fond de l’Empire russe où un bourgeois local, pro-priétaire d’une usine de sucre, Pavlo Oleksandrovitch Oksamytenko avait fondé un lycée privé pour enfants, y compris pour les siens. Ce propriétaire était clairement fou, car seul un échappé d’un asile pouvait avoir l’idée

Première édition : Duliby, 201384 р.ISBN 978-966-8910-65-4 (série)ISBN 978-966-8910-67-8Droits de traduction : Duliby

1895

La nuit lui semblait agitée. Le train cahotait régu-lièrement, Auguste était secoué dans la couchette inférieure, se levait de temps en temps, refaisait son lit, qui périodiquement glissait à terre, puis se recouchait et faisait des rêves bizarres. Comme celui où il a une forte envie de sucré, il mange son mille-feuilles pré-féré, mais n’en ressent pas le goût, il mange de plus en plus, mais ne peut toujours pas en ressentir le goût...

Auguste s’est encore réveillé, cette fois-ci à cause d’un grincement de porte. Il s’est levé en sursaut de son lit. On l’avait prévenu à Paris : dès le passage de la frontière russo-austro-hongroise, les voleurs, les maniaques et les pervers seront tentés de l’agres-ser. Voila ça a commencé,pensa Auguste Guivont, en retenant son souffl e sur la couchette inférieure du compartiment de première classe.

Quelqu’un gratta de nouveau à la porte . Qui est-ce? Auguste rassembla tout son courage pour que sa voix ne soit pas trop geignarde.

« Bonjour, monsieur, voulez-vous tchaiok ? Je veux dire « thé », du thé, voulez-vous du thé ? »

Auguste ouvrit lentement la porte du comparti-ment. A travers l’étroite fente, la gueule rouge d’un serveur avec une moustache bien dense sous le nez le regardait. Grâce au ciel, c’était la même gueule qu’à Vienne, qui, à la gare, ne l’avait pas laissé monter dans son compartiment de première classe. « Commence par dessoûler, alors tu seras le bienvenu ». Donc, c’était

VOULEZ-VOUS TCHAIOK, MONSIEUR? :NOUVELLE

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Maryna GRYMYTCH

d’inviter un professeur de lettres et d’art dans un trou pareil. Pavlo Oleksandrovitch lui avait offert un billet de première classe, mais aussi un salaire considérable et une pension.

A la base, c’était François qui devait y aller, mais à cause de tous ces bavardages à propos du « trou perdu », des pervers et des voleurs, il avait eu la frousse. Il s’est mis à essayer de convaincre tous ses amis de le rem-placer, mais tout le monde l’envoyait valser en riant. Il ne pouvait pas ne pas y aller puisqu’il avait déjà signé le contrat et reçu une grande avance qu’il avait déjà dépensée. Par chance, la somme de l’avance égalait la somme d’argent qu’il avait prêtée à Auguste. Donc, il a commencé à faire du chantage à Auguste à cause de sa dette, sachant bien que ce dernier ne pourrait jamais la rembourser. En état d’ivresse, Auguste a accepté cette offre et a signé un accord avec François chez le notaire. Le matin, il avait la gueule de bois mais il n’avait pas d’autre choix que de commencer à faire sa valise. En fait, il n’avait pas grande chose à empaqueter. Depuis deux ans, il n’avait rien écrit, donc sa garde-robe était tout à fait compacte et rentrait dans une seule valise. Mais, il a quand même volé de l’argent dans la caisse de madame Truffaut, s’est acheté deux nouvelles chemises dans la boutique la plus chère, quelques paires de chaussettes, du parfum ainsi que quelques foulards en soie.

Auguste goûta le thé et fi t la grimace. Il avait oublié de le sucrer. Après le rêve du mille-feuilles, il avait une envie maladive de sucré, donc il a jeté un morceau de sucre raffi né dans son thé. Il a commencé à remuer le thé avec sa cuillère, mais le morceau de sucre ne voulait pas se diluer. Alors, il a cassé et cassé le morceau de sucre avec la cuillère tout en remuant le thé dans le sens des aiguilles d’une montre. Après au moins une centaine de tours, il a commencé à tourner sa cuillère dans le sens inverse. Contrairement à toute logique, le morceau de sucre s’est fi nalement dilué et il a pu goûter le thé. Mais pendant tout ce ce temps, le thé était devenu presque froid. Dégoûtant.

L’idée de fuir Paris n’était pas si mauvaise après tout. Rien que madame Truffaut, cette bonne femme ne l’aurait jamais lâché, à sa manière, candide et féminine, elle lui faisait du chantage. Auguste en avait marre des ébats dans son lit de sa chambre minuscule en face d’un cimetière, après son déménagement de son appartement bohème mansardé du centre de Paris. Madame Truffaut était propriétaire des chambres en face du cimetière, mais il ne pouvait pas se permettre même la pire de toutes ces chambres, donc le seul moyen de rembourser au moins une petite partie de la dette importante était de chahuter, de temps en temps, dans son lit et de lui dédier quelques œuvres dignes d’un graphomane. Dans un premier temps, Auguste l’aimait bien : Madame Truffaut savait y faire au lit, mais sa jalousie était devenue pathologique, parbleu, elle se prenait pour la seule femme de sa vie, sa muse, on peut dire, donc il ne pouvait ramener aucune jupe

dans sa chambrette, alors que c’est ce qu’il voulait, parce que, malgré tous les avantages du corps de madame Truffaut, Auguste était un vrai Français, donc madame Truffaut seule ne lui suffi sait pas.

Auguste a goûté le thé, du bon thé, il a même souri, en se rappelant de sa fuite des chambrettes meublées de madame Truffaut, avec son sac de voyage, sa machine à écrire, et son paquet de livres, alors qu’elle ronfl ait paisiblement dans son lit après une session intense de parties de jambes en l’air. Cette nuit-là, il a rapidement traversé le cimetière qu’il contournait avec horreur pendant la journée à cause de la peur qu’éveillaient chez lui les cadavres. Cette nuit, il n’avait plus peur du tout, même quand il trébuchait sur les tombes dans le noir, en murmurant à droite et gauche « pardons » et « excusez-moi »*. Après tout, c’était beaucoup plus effroyable de faire face aux créanciers, ces hyènes, ces hamadryas, de se rabaisser devant ces morveux, de signer des papiers de banque, des contrats, en un mot, c’était l’angoisse. Il se rassurait lui-même du fait que, après tout, sa fuite de Paris était un acte de lutte pour la liberté, enfi n, à proprement parler, pour la sienne.

Il prit le train Paris-Vienne, picola une bouteille de vin taxée à la sommellerie de madame Truffaut et dormit jusqu’à Vienne. A son arrivé, le billet de pre-mière classe pour le train Vienne-Lemberg-Moscou l’attendait, et le serveur à la gueule rouge et à la brosse à souliers en guise de moustache le regardait de long en large, qu’est-ce qu’il en avait à faire, l’imbécile, s’il avait bu ou non !

Grâce à tous ces souvenirs et à un verre de thé fort et bien sucré, le moral d’Auguste s’améliora. Comme un élève de primaire, il s’assit à côté de la fenêtre pour ne pas rater l’arrêt de Zhmerynka. Quelque part par là , près de cette gare, Balzac s’est marié avec sa, comment elle s’appelle... Bref, la compatriote de madame Truffaut. Et ce n’est pas pour la belle vie que Balzac a rappliqué ici, dans ces forêts et ces marécages, et pas non plus au nom du grand amour ou de la passion ardente, comme le décrivent les médiocres biographes, quelle passion peut-il y avoir ? Quel charme peut-il y avoir au troisième âge, quand le foie est comme une pierre en dessous des côtes ? Quand la vessie agit comme bon lui semble ? Tout simplement, le notre cher Bal-zac avait faim, et qui pourrait mieux le comprendre qu’Auguste à présent ?

Par la fenêtre, le paysage était très monotone : des forêts, encore des forêts, et fi nalement encore plus de forêts. Nom d’un petit bonhomme, est-ce que le commun des mortels habite ici ? De temps en temps, Auguste paniquait : et s’il n’y avait personne pour l’accueillir, que ferait-il dans ces forêts ?

En plus, il n’a pas un kopeck en poche, il n’est pas comme Balzac qui avait une compatriote de madame Truffaut à ses côtés, comment elle s’appelait... ah oui, * en français dans le texte

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Maryna GRYMYTCH

madame Hańska. Comparé à l’écrivain inconnu Auguste Guivont, Balzac était fort chanceux, avec sa situation, il pouvait vivre sans se soucier de rien, il pouvait se consacrer à l’écriture de ses romans.

La gueule rouge à la brosse à chaussures sous le nez apporta le petit-déjeuner : du pain, du saucisson et des œufs bouillis. Bon sang ! Où sont les croissants ? La confi ture ? Le beurre ? Le café ? Le fromage ? Auguste devint déprimé, ouvrit son sac de voyage, prit la der-nière bouteille de vin, picola et s’endormit.

Il ronfl ait jusqu’à ce que la gueule rouge à la brosse à chaussures sous le nez l’informât, par l’interstice des portes entrouvertes du compartiment:, «  Monsieur, dans quarante minutes, c’est votre arrêt, Vorozhba ». Il se leva en sursaut et réalisa sa toilette du matin : il se rasa, se parfuma, mit sa nouvelle chemise blanche, cira ses chaussures — pour qu’ils sachent, dans leur trou perdu, quel trésor de Paris même faisait halte chez eux !

Le train a freiné et s’est fi nalement arrêté. Auguste a adopté la mine souffreteuse du nouvel Honoré de Balzac et est solennellement descendu du train luxueux Paris-Lemberg-Moscou. Son sac de voyage dans une main , ses livres dans l’autre, le serveur tenait sagement sa machine à écrire.

« Bienvenue, M. Guivont ! Permettez-moi de me présenter : Je m’appelle Andriï Oleksandrovitch Hlinka, le directeur et le professeur du lycée pour garçons de Pavlo Ivanovitch Oksamytenko de la ville d’Oksamy-tivka de la province de Kharkov. »

C’était un homme très propre, mince, il avait la même chemise qu’Auguste, et le même parfum qu’Au-guste. Tu parles d’un « trou paumé »!

« Je vais faire porter votre bagage, monsieur ». « Ne vous inquiétez pas, je n’ai plus de bagage ».

Le visage du directeur du lycée ne trahissait aucun étonnement, mais Auguste se justifi a en prononçant négligemment « Omnes porto mecum! »*.

Ils traversèrent le nouveau bâtiment de la gare et débouchèrent sur une petite place, et Auguste comprit qu’une réception en grande pompe avait été préparée pour lui. Il est possible que Pavlo Oleksandrovitch Oksa-mytenko lui-même, le propriétaire de l’usine de sucre et le fondateur du lycée, soit présent. Il semblerait que cette monumentale sculpture d’un bourgeois russe soit son portrait. Un groupe de garçons vêtus de redingotes et de casquettes identiques se tenait en ligne devant lui. C’est donc les futurs cobayes de ces expériences pédagogiques, pensa Auguste. Boutons arrachés, lèvres fraîchement blessées, cheveux décoiffés, les garçons s’étaient visiblement bagarrés il n’y avait pas plus de dix minutes. Les yeux au beurre noir chez au moins deux gosses témoignaient du fait que les bagarres étaient monnaie courante dans le lycée où Auguste avait l’honneur d’occuper le poste de professeur de français, de lettres et d’art. Quatre gosses parmi une dizaine avaient des visages larges avec des tâches * Latin : Je porte tout avec moi

de rousseur et de la paille en guise de cheveux. Ils étaient de taille différente et présentaient une grande ressemblance avec le monument du bourgeois russe. A vrai dire, sa coupe de cheveux faisait penser à un hérisson, mais le visage rond et rouge était tout de même parsemé de tâches de rousseur. Le monument bourgeois a enlevé sa casquette en tendant la main pour saluer Auguste, une véritable pelle celle-là. « Nous vous saluons, monsieur le professeur, je suis Pavlo Ivanovitch Oksamytenko, le fou qui a fondé dans ce trou le lycée pour ingénieurs destiné aux bons à rien , y compris aux miens ». Sa prononciation ne rappelait en rien le français, son accent était horrible, néanmoins, sa forte poignée ressemblait à un avertissement, du genre : ne tentez même pas, monsieur le professeur, de vous échapper d’ici.

Pendant ce temps, le directeur et le maître Andriï Oleksandrovitch Hlinka, comme un chef d’orchestre, leva les bras, et Auguste comprit que les élèves du lycée allaient réciter un discours de bienvenue répété à l’intention de leur nouveau professeur. Auguste s’est préparé à écouter sagement les élèves et à faire mine d’être content. Les garçons ont scandé tous ensemble et très fort: « Bon-jour-mon-sieur-Guiv-no! »

« Bande d’abrutis, ils ne peuvent même pas ap-prendre le nom de leur professeur, et c’est moi qui dois leur enseigner la littérature française ainsi que les bases de ma théorie sur la liberté ! » Auguste avait le moral à zéro tout en continuant d’affi cher son sourire de pédagogue. Il vit du coin de l’ œil que le directeur Hlinka avait rougi, alors que le bourgeois Pavlo Iva-novitch s’était mis à distribuer avec sa pelle des baffes à ses « copies » rousses. Auguste a compris que les petits scélérats avaient fait exprès de mal prononcer son nom, mais dans quel but ? Il s’agissait de tirer ça au clair pendant cette année scolaire.

Traduit par Danylo Ostash, Sophie Maillot

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Il a publié des recueils de poèmes Les arabesques de la mémoire (1995), Les lois de la géographie (1997), L’heure des solitaires (1998), Pour revenir à l’énoncé (2002), Le carnet de la visite guidée (2006) ; des recueils d’essais Les signes du temps. Essais de lecture (2001), Le texte entre les cultures (2005), Mon Ukraine à moi (2008), un recueil de récits Le carnet d’Ulysse et des romans Où est ta maison, Ulysse ? (2006), Le monde magique. Maintenant. et Le monde magique.

Naguère (les deux datent du2010), ainsi que Le monde magique. Entre naguère et maintenant (2011), un certain nombre de livres traduits, des études sur l’histoire de la littérature autrichienne, un ouvrage théorique La forme et la fi gure. L’identité dans l’espace artistique. Les ouvrages de Tymophiy Havryliv sont traduits en polonais, en tchèque et en allemand. Il a dirigé la rédaction d’une édiition en trois volumes sur la littérature, l’art et le cinéma expressionniste.

C’est une écriture très soignée, une véritable localisation sensorielle, on pense au style de Marcel Proust, de Joseph Roth, de Bruno Schulz.

Une prose aussi parfaite dans son expression méditative, une telle profondeur d’image dans les détails, cela ne se trouve guère de nos jours.

Quelle littérature nationale ne voudrait avoir un tel héros littéraire ?

Igor Bondar-Terechtchenko

Tymophiy HAVRYLIV

Il est écrivain, traducteur littéraire, journaliste et théoricien de littérature, docteur ès lettres. Né à Ivano-Frankivsk, ces derniers temps il vit et travaille à Lviv.

Tymophiy Havryliv mène une activité littéraire intense non seulement en Ukraine mais aussi en Allemagne et en Autriche. Il a publié des recueils de poèmes et des essais, des histoires drôles, des nouvelles, des romans, de nombreuses traductions et de nombreux travaux de théorie littéraire. Ses articles et ses essais ont paru dans la presse ukrainienne et européenne, notamment dans la Frankfurter Rundschau.

Dès 1997 Tymophiy Havryliv donne des traductions littéraires, dirige des séries de tra-ductions et des études littéraires sur la poésie et le théâtre autrichien etc. Ainsi, il a traduit pour le lectorat ukrainien les poèmes du grand poète moderniste autrichien Georg Trakl, les ouvrages de l’écrivain le plus scandaleux célèbre par sa critique de « l’âme autrichienne » Thomas Bernhard ; il a fondé la série des traductions « La pièce autrichienne au XIXe et au XXe siècles » etc. Son édition bilingue des Œuvres de Robert Trakl a été désignée par la critique ukrainienne comme meilleur livre traduit de l’année 1997.

© Y.Bakay

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Tymophiy HAVRYLIV

où trônait, comme faisant partie du mobilier, le maître des lieux, la pièce était dépourvue de chaise. « Qui êtes-vous ? » la question désarçonna Jacques et Mathilde. « C’est à quel sujet ? » « Au sujet de l’appartement, — marmonna Jacques. — Mathilde est déjà très enceinte. » « Mathilde… », le fonctionnaire savourait le prénom comme un bonbon, tout en laissant comprendre : « Et savez-vous combien de Mathilde me cassent les pieds tous les jours ? » « Nous ne… », Jacques tentait de remplir le vide, mais il fut interrompu, comme si on lui faisait comprendre que dans ce bureau, le droit exclusif de créer le vide et de le remplir ne lui appartenait pas : « Qu’est-ce qui vous amène avec Mathilde ? » — « Nous sommes venus… » se lança de nouveau Jacques, mais, voyant la mine de l’autre côté de la table, se tut de nouveau. « Je vous écoute, — le fonctionnaire regarda négligemment par-dessus leurs têtes. — Continuez ». « Nous devons bientôt bénéfi cier d’un appartement » récita Jacques comme une poésie à l’école. « Félicitations », répond l’autre avec indif-férence. « Nous voudrions… » Jacques cherchait et n’arrivait pas à trouver les mots justes. « … demander une plus grande surface ». C’était Mathilde. Jacques tressaillit. Son ventre était censé faire offi ce d’argument pour éviter la queue ; il eût été ridicule d’en espérer plus. « Demander… » — l’espace d’un instant, le clerc fi t glisser le mot sur sa langue comme s’il essayait d’en percevoir le goût.

Première édition : Calvaria, 2013312 р.ISBN : 988-966-663-340-1Droits de traduction : Calvaria

[…]« Comment tu me trouves ? » demande Mathilde

avec une coquetterie affectée. Autrefois, Jacques se collait contre son ventre rebondi guettant avidement les battements du petit cœur dans le corps minuscule en train de se former. Dès qu’elle était tombée enceinte, Jacques s’était ramené avec un énorme bouquet, un tas presque — cent cinq chrysanthèmes — qui ont eu du mal à franchir la porte du foyer. Tout au long des neuf mois, Jacques chantonnait quelque chose dans sa barbe, au point que Mathilde avait l’impression que ce n’était pas elle, mais lui qui attendait un enfant. Retirant l’oreiller de sous sa robe, Mathilde a mis fi n à l’incertitude et au souvenir à la fois doux et fugace.

Dans les couloirs sombres, aux murs recouverts à mi-hauteur d’homme, de peinture à l’huile devenue crasseuse, se pressaient déjà pas mal de malheureux dans leur genre. Feignant la fatigue, Mathilde se laissa tomber sur le banc qu’on venait de libérer pour elle. Jacques se tenait à côté, se reportant d’un pied sur l’autre. C’est à ce moment qu’une voix interpella Mathilde. Elle appartenait à une femme obèse appuyée contre le mur, et qui s’éventait avec un formulaire. « Ça doit être le septième mois ? » « Neuvième », soupira Mathilde. « Grands Dieux ! », c’est ainsi qu’ils ont pu entrer sans faire la queue.

Arrivés au seuil, Jacques et Mathilde attendaient patiemment. Outre le fauteuil derrière une large table,

SORS ET PRENDS

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Tymophiy HAVRYLIV

L’appartement disposait de tout, y compris d’une cuisinière et d’un linoléum, le même qu’au foyer, mais de couleur bleue. Petit à petit les murs s’habillaient d’armoires, de commodes et d’étagères. L’espace se remplissait sans trop d’effort, comme par lui-même, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de place libre. Les photo-graphies, les coupures de journaux, les pin’s, les vases, les fl acons, les carafes, une pharmacie familiale, le savon domestique, la lingerie, une boîte au couvercle transparent qui laissait voir des papillons desséchés, épinglés sur le tissu, dont un sans aile, des trousses, des stylos, des cahiers, un voilier fi gé dans le verre, un service de cuisine, le sabre de verre apporté par Jacques du Caucase, des livres. Bientôt tout cela sortait audacieusement des tiroirs, pointait son nez curieux, dressait sans vergogne ses oreilles, se répandait sans gêne sur le canapé, se hissait en petites pyramides et hurlait dans les coins, tombait par terre et s’accumulait sous les pieds.

Au début de leur vie conjugale, alors qu’ils s’étaient rencontrés à l’âge adulte, ils pouvaient passer des heures à discuter, Mathilde tenait le rôle de celle qui parle, Jacques jouant celui qui écoute, se contentant de demi-mots. Il soliloquait lorsqu’il fallait se révolter, lorsqu’il fallait se réjouir, mais aussi lorsqu’il devait dire quelque chose et lorsqu’il devait répondre. Il soliloquait pour acquiescer et lorsqu’il convenait de nier, cependant de plus en plus souvent, son apport à la conversation revêtait la forme d’un siffl ement qui se transformait en râle. Au début, cela irritait Mathilde, mais elle fi nit par dresser un mur de séparation, et ce n’est que depuis peu que le ronfl ement commençait à la bercer ; elle s’endormait sous cet accompagnement, comme d’autres femmes dans les bras de leurs maris et de leurs amants.

[…]La vie — si légère ! — dilapidant tout sans compter,

déversait ses joies à la pelle; et quand il ne restait plus rien, ne distribuait plus que des miettes rassies. Ils se tenaient debout devant monsieur le maire, Jacques en costume trop court, et une rose au revers qui lui donnait l’aspect d’un clown.

Tout le monde devait chercher l’alliance, que Jacques avait malencontreusement fait tomber : la maîtresse de cérémonie, les employés, les témoins, les jeunes mariés et la femme de ménage qui fi nit par la ramasser dans la poussière : un rond brillant en alliage imita-tion or. Dans l’émotion, Jacques avait enfi lé la bague à Mathilde sur le mauvais doigt. « L’essentiel c’est que ce soit votre doigt ». « Bien évidemment », Mathilde avait plaisanté en retour, Jacques restant silencieux et tout à son aise.

La robe de mariée était une location, vieillotte, avec un col en faux duvet relativement bien conservé, et des gants ajourés : combien de mariées l’avaient déjà portée ? Qui, en premier, avait offert cette robe, aujourd’hui suspendue au cintre en bois d’une boutique de loca-

tion, après qu’elle eût rempli sa destination première ? Beaucoup de choses échouaient ici, reliquat d’un temps révolu, ressemblant sans y ressembler à ces automnes de la steppe, avec l’herbe humide de rosée et le soleil qui se levait sur la stipa et, par la suite, accompagnait Mathilde sur le chemin de sa vie. D’impitoyables balais en chassaient les bribes mais le passé resurgissait ici et là, traqué et circonspect, fantasmagorique et aux clins d’œil triomphateurs.

Mathilde se changea dans les toilettes, dans l’odeur toxique du chlore, peinant dans sa hâte à quitter une robe qui semblait avoir juré de la transformer en éter-nelle mariée. Elle s’empressait de rendre ce qu’elle avait emprunté, le magasin n’étant ouvert que jusqu’à quatorze heures. Les gens se retournaient à leur pas-sage : un jeune homme gauche, une robe sur le bras et une rose au revers de sa veste dont se séparaient, en tournoyant jusqu’au sol, les pétales, et la femme qu’il traînait derrière lui, tel un nomade sa proie. « L’amour, ça ne se commande pas » criait-on sur leur passage.

« D’aucuns empruntent pour la semaine », — une femme corpulente, entre deux âges bien prononcés, déployait la robe sans précipitation. « Rien d’étonnant, ajouta Jacques. — Cela n’arrive qu’une fois dans la vie ». « Il arrive que cela ne soit pas le cas. Un de nos clients en a emprunté douze fois — un record », on sentait le poids de l’expérience sur ses épaules. « Quelle horreur ! » lâcha rapidement Mathilde, traînant Jacques vers la porte. « Au revoir ! » leur dit l’employée. Jacques ouvrit sa bouche, mais Mathilde s’empressa de la lui fermer. « Quel au revoir ? » le sermonna-t-elle dehors. « Si je devais me marier comme l’autre type, assurait Jacques, — ce serait toujours avec toi ». « Qu’il est bête ! » dit-elle, plus douce. « Avec toi, je suis prêt à me marier… », sans le laisser terminer, Mathilde écourta la discussion par un baiser.

Avant cela, après avoir attendu dans ce couloir sombre et imprégné d’odeurs de peinture à l’huile, Jacques et Mathilde étaient entrés dans une pièce où des bancs étaient accolés aux murs, et un drapeau à franges dorées se tenait penché contre le piédestal d’un buste en plâtre, comme s’il était fatigué par le spectacle toujours le même. Les paroles, envolées cérémonieuse-ment, tombaient comme des confettis. Au milieu, contre une table laquée — imitation de l’autel — se mirait un bouquet de dahlias aux grandes corolles et généreux pétales, conférant à la cérémonie un esprit d’authen-tique fraîcheur. « Acceptez-vous… » « Vraiment! » « Et vous ? Acceptez-vous… » — « J’accepte ». « Sont unis par les liens du mariage, Mathilde Khrystoslavivna (la maîtresse de cérémonie s’était un peu emmêlée les pinceaux avec le patronyme de Mathilde) Kotchubey et Jacques Markovytch Tchoukhlib… »

On les congédia par une autre porte. Des rideaux massifs, sur d’immenses fenêtres, drapaient l’espace encore vide, sans laisser passer la lumière du jour. La faible lumière des ampoules dans les appliques, éclairait les parois d’où regardaient rois, princes et magnats

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peints à l’huile, et qu’on n’avait pas eu le temps de décrocher, comme sur le mur d’en face, où les portraits se trouvaient déposés par terre, tournant timidement le dos aux visiteurs. Une partie des crochets libérés portait désormais des portraits de révolutionnaires rebelles, si bien qu’ils se faisaient face : d’un côté, les nobles un brin étonnés, de l’autre — les insurgés ; c’était un jeu de patience, une silencieuse rivalité de l’histoire, passée et présente. Sur un des tableaux, le peintre n’avait pas encore eu le temps de tout recouvrir. En dépassait la tête d’un certain Oulianov (Lénine), parure princière accrochée à sa zibeline, et triomphe affi ché dans son regard. L’ensemble avait l’air d’un terrible affront, comme si la contrerévolution avait écrasé la vermine de Thermidor.

Dans le silence et la solitude, sous ces regards croi-sés et fi gés, son corps s’était mis à trembler. Mathilde sentait venir la faute qu’on venait de légitimer, mais qu’on n’avait pas encore inscrite au registre. Une Kotchoubey était devenue légitime, c’est à dire unique et légitime épouse d’un Tchoukhlib, alors que tout le monde l’appellerait toujours Markovytch.

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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AndriyKOKOTUHA

Andriy Kokotuha est né en 1970 à Nijyn dans la région de Tchernihiv, dans la famille d’une infi rmière et d’un plombier. Dans son enfance il rêvait de devenir bibliothécaire.

Il est diplômé de journalisme à l’Université Taras Chevtchenko de Kyiv. Son premier roman a été publié en 1987. Andriy Kokotuha est considéré comme patriarche de roman policier gothique, alors que lui-même se considère comme auteur du genre néo-gothique, implanté au cœur des problèmes sociaux du pays, où une place de choix est réservée au folklore ukrainien et aux traditions littéraires ukrainiennes.

En tant que journaliste, Andriy Kokotuha a travaillé pour différents organes de presse et des chaînes de télévision. Auteur de 21 romans policiers, il a gagné de nombreux prix en Ukraine dont Babaï d’or (Prix du Roman policier) et Couronnement du Verbe. Le tirage global de ses romans atteint 120 000 exemplaires.

« La zone d’anomalie » est un roman policier qui se déroule sur fonds de Tchernobyl et joue sur les peurs et les fantasmes qu’inspire la zone d’exclusion autour de la centrale.

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Andriy KOKOTUHA

— Victor, acquiesça-t-il, — qui vous l’a dit et à quel sujet ?

— On me l’a dit au téléphone. J’ai téléphoné ce matin et j’ai expliqué mon affaire…

La fi lle était toujours mal à l’aise. Chamray avait même l’impression qu’elle se retenait à peine pour ne pas tourner les talons et s’enfuir.

— D’accord, allons dans mon bureau, — indiqua Victor, laissant passer son hôte.

Lui ayant ouvert la porte de son bureau, le journa-liste l’invita d’un geste à entrer, puis ferma la porte, lui désigna la chaise, alors que lui-même s’installait au coin du bureau.

Il arrêtait périodiquement de fumer, et il était justement dans une phase d’arrêt — sans cigarette. Cela fait quatre mois qu’il tenait le coup. Néanmoins, le cendrier au logo de la société détentrice du journal trônait toujours sur la table. Chamray le poussa vers la fi lle. Celle-ci l’apprécia comme il se doit, sortit de son sac un paquet de longues cigarettes blondes pour dames, un briquet luxueux et l’alluma. Ayant surpris le regard de Victor, elle fi t jouer le briquet dans ses doigts :

— Un cadeau.— Ah, — Chamray ne trouva rien de mieux à lui

répondre.La visiteuse laissa tomber le briquet dans le dédale

de son sac, puis fi t tomber la cendre et planta sur Vic-tor un regard d‘attente. Ce dernier, à son tour, lâcha :

Première édition : Nora-Druk, 2009248 р.ISBN : 978-966-2961-39-3Droits de traduction :Agence Pierre Astier & Associes France [email protected]

— C’est vous, Victor ? Bonjour, on m’a dit de m’adresser à vous…

L’inconnue avait l’air d’avoir tout au plus vingt-cinq ans, peut-être même pas. Chamray n’apercevait rien de pathologique dans sa personne ni dans son regard. D’habitude, il avait affaire à ceux qui entraient en contact avec les mondes parallèles, des gens plus âgés et à l’aspect typique. La jeune femme était habillée correctement, avec goût même, mais semblait peu sûre d’elle. Ce n’était pas une beauté éclatante, mais elle était tout de même très attirante. À l’évidence, elle prenait soin d’elle.

Au contraire, les fous locaux qui constituaient le lot quotidien de Chamray, étaient toujours sûrs d’eux, de leurs paroles, de leurs faits et gestes; ils étaient toujours persuadés d’avoir raison. Leurs vêtements démodés étaient négligés et puaient la sueur, leurs bouches exhalaient une odeur fétide, et leurs cheveux laissaient choir des pellicules grosses comme des fl ocons Noël. Les hommes étaient soit barbus, soit rasés de près, jusqu’au bleu de la peau couverte de coupures. Les femmes ignoraient l’existence des coiffeurs. Mais surtout, ils avaient tous en commun un sacré débit, capable d’infl uencer les vigiles, pourtant habitués à ce genre de public.

Celle-ci se taisait, se faisait petite comme une souris dans un parc de chats.

LA ZONE D’ANOMALIE

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Andriy KOKOTUHA

— Alors ?— Quoi ? — la fi lle cligna de ses yeux légèrement

bridés qui confi rmaient la présence de sang oriental dans ses gênes.

— Quelle est votre affaire, pourquoi êtes-vous êtes là ? — lança-t-il pour l’encourager. — Comment vous appelez-vous, d’ailleurs ?

— Tamara. Toma. Nom de famille — Tomilina. Un long ongle verni fi t de nouveau tomber la cendre.

— Parfait, Toma Tomilina. En quoi puis-je vous être utile ? Puisqu’on vous a dit de venir me voir…

Tamara Tomilina garda silence un instant. — Par quoi commencer ? Je ne sais même pas…— Il faut toujours commencer par le début, —

conseilla Chamray. — C’est bien le problème. Je ne sais pas où cette

histoire commence, mais surtout comment tout cela va se terminer. Vous vous occupez de toutes sortes de phénomènes extraordinaires, n’est-ce pas ?

— Non. Nous écrivons dessus. S’en occupent, ou pour être plus précis, les étudient des spécialistes dans des établissements spécialisés. Bien évidemment, nous sommes en contact étroit avec ces eux, c’est pourquoi…

— Ces spécialistes vont m’expédier à l’asile ! — coupa court Tamara et fi t une longue inspiration. — Vous savez, il y a un hôpital spécialisé à Zaritchany ? Et moi, je ne suis pas folle, ici — elle toucha sa tête — tout va bien. Seulement, il y des faits que je ne peux pas vérifi er toute seule. Et vous dans votre journal, vous ne faites que vérifi er ce genre d’historie.

— Que veut dire « ce » genre, Toma ? — Chamray sentit qu’il allait falloir être patient. — Voulez-vous être plus précise, au lieu de tourner autour du pot...

— C’est bien le problème, je ne sais pas comment commencer pour que vous ne m’envoyiez pas à l’asile.

— Nous n’envoyons personne à l’asile, — dit Victor en voulant la rassurer. — Racontez-moi plutôt, et je déciderai moi-même ce qu’il faut faire et comment réagir. Croyez-moi, j’en ai entendu des histoires…

— OK, se décida enfi n Tamara Tomilina. — Vous vous intéressez aux zones d’anomalie ?

— C’est notre profi l, confi rma Chamray. — Si vous en connaissez une que nous ignorons, n’hésitez pas. Je ne pourrais que vous en remercier.

— Il existe une zone comme celle-là. À plus de 100 kilomètres d’ici, entre les districts de Narodnytsky et d’Ovrutsky. Il y a là-bas un village, Pidlisne. Ou plutôt — il y avait — car il a été presque totalement déplacé après Tchernobyl. Un petit village qui est pratiquement mort. Il y en a beaucoup par ici, dans la zone d’exclusion…

— Stop ! — Chamray l’arrêta d’un geste. — Pardonnez bien sûr cette question idiote, mais vous avez quel âge ? Moi, j’ai eu trente ans cet été. Lorsque Tchernobyl a sauté, je terminais ma première année de maternelle, mais je me souviens très bien de toute cette panique. Nous sommes même partis plusieurs fois en cures, avec

d’autres enfants considérés comme « tchernobyliens ». Mais moi-même, je ne saurais vous raconter de pareils détails, sans me renseigner au préalable…

— Ne me coupez pas la parole ! — Tamara écrasa d’un geste nerveux le mégot au fond du cendrier, et ne savait plus quoi faire de sa main. Elle sortit une nouvelle cigarette et l’alluma — Ne me coupez pas, j’ai déjà du mal à trouver les mots. C’est bien cela le problème — elle avait pris une pause presque théâtrale — le fait est… Le fait est que je devais naître dans ce même Pidlisne au printemps quatre-vingt-six, quand la centrale a explosé.

Chamray s’adossa à la chaise, tentant d’analyser ce premier élément d’information.

— D’accord, — fi nit-il par lâcher. — Que voulez-vous dire par « devais naître » ? Et pourquoi là-bas ? Et quand êtes-vous née en fait ?

— Je peux vous montrer mon passeport. Je l’ai sur moi d’ailleurs.

Comme pour confi rmer ce qu’elle venait de dire, Tamara Tomilina, la cigarette préalablement calée contre le rebord du cendrier, fouilla dans son sac et fi nit par extraire de ses tréfonds un passeport, en l’ouvrant à la bonne page.

— Lieu de naissance — région de Khmelnytsky, district de Starokostiantynivsky, village... Ouais, — de nouveau Chamray ne savait pas comment réagir. — Et alors ?

— Vous avez vu la date de naissance ?— Le 4 mai 1986. Vous avez déjà vingt-deux ans,

balança on ne sait pourquoi Chamray. — J’y suis pas pour l’instant. Ai-je laissé passer quelque chose que je n’aurais pas dû ?

— Tchernobyl a sauté le 26 avril, — Tamara lui par-lait désormais comme à un enfant à qui on explique pourquoi on ne doit pas mettre les doigts dans la prise. — Je suis née huit jours plus tard. Bien que je n’aurais pas dû naître si tôt; selon tous les calculs, maman aurait dû accoucher plusieurs semaines plus tard. Notre famille vivait dans ce même Pidlisne, un petit village. Lorsque tout cela est arrivé, mon père donna une somme énorme pour l’époque, pour qu’un voisin conduise sa femme enceinte dans sa famille, en Podolie. On croyait que c’était plus sûr là-bas. C’est ainsi que je suis née là où je n’aurais jamais dû naître.

— Ouais, — Chamray se frotta le menton. — Et… cela a un sens quelconque ?

— À la lumière de ce qui m’arrive ces derniers temps, oui. — Tamara cacha son passeport et reprit la cigarette. — Cela fait quelques semaines que Pidlisne m’appelle.

Sans tenir compte de la réaction de Victor, Tamara poursuivait, le fi xant droit dans les yeux :

— Là-bas, à Pidlisne, les gens disparaissent. Là-bas, c’est la zone d’anomalie, un lieu maudit. C’est pour cela d’ailleurs qu’on a commencé à déplacer les gens de là-bas presque en priorité. J’aurais dû naître là-bas, j’ai un lien avec cette terre. Maintenant Pidlisne m’appelle. Il

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veut que je revienne. Il veut me prendre, m’engloutir, vous comprenez ? Me récupérer pour toujours. Ou s’emparer ne serait ce qu’en partie de ma mémoire ? C’est clair ? Pas la peine de me regarder comme ça — je suis bonne pour l’asile ou quoi ?

Chamray ne doutait pas que sa nouvelle connais-sance était parfaitement saine d‘esprit.

Il ressortit une certitude de sa petite expérience, depuis qu’il côtoyait ceux qui étaient liés de près ou de loin aux mondes parallèles et aux phénomènes paranormaux : la véritable folie ou une légère déviance ne doute jamais de sa normalité. De plus, pour ces gens-là, c’est le reste du monde qui déraille; et s’il tient encore, c’est bien grâce à des gens comme eux.

Tamara Tomilina se comportait de manière suffi -samment équilibrée pour qu’un expert comme Chamray la croie. À quelques détails près, certes. Puis elle raconta l’histoire suivante.

Les régions de Narodytsky et d’Ovrutsky sont effectivement considérées comme les plus touchées par Tchernobyl. Une partie fut déclarée, il y a plus de vingt ans déjà, zone d’exclusion; les habitants en ont été massivement déplacés. Pourtant, on n’a forcé personne, ce qui explique qu’il reste des habitants ici et là, principalement des personnes âgées. Ils meurent petit à petit, mais même après leur mort, lorsqu’il n’y aura plus personne, les zones d’exclusion, les villages et les hameaux abandonnés, seront toujours sous la surveillance de l’armée.

Tout cela, Victor Chamray le savait déjà. Ce qu’il ignorait, c’est que ces dernières années,

aux alentours de Pidlisne, des gens disparaissaient sans laisser de trace. Comme personne n’en parlait, il devait décider de croire Tamara ou pas. Elle affi rmait que sa famille avait été déplacée, malgré sa fuite dans la région voisine. Après son lycée, Tamara était allée étudier à Kyiv, mais pour diverses raisons, elle abandonna la fac, rentra à la maison, puis déménagea à Jytomyr et prit un travail. Où et lequel — la fi lle ne l’avait pas dit, et Victor ne le lui avait pas demandé. Visiblement, c’était sans importance.

Ce qui est important, c’est qu’un jour de marché, il n’y a pas si longtemps, Tamara avait revu ses anciennes voisines de Pidlisne qui, comme elle, furent jadis déplacées. C’est ainsi qu’elle apprit que, depuis un an et sans motif apparent, plusieurs de leurs proches ou connaissances partaient à Pidlisne pour ne jamais en revenir. Pas tous, en réalité. Certains revenaient, mais selon les cas, sans souvenir aucun de ce qui avait pu se passer dans les jours, semaines ou mois précédents.

La seule chose que ces personnes étaient en mesure de dire, c’est qu’elles ressentaient comme un étrange appel vers cet endroit. L’une d’elles avait même dit : « Pidlisne rappelle les siens ! ».

Il est pratiquement impossible aujourd’hui de loca-liser tous ceux qui un jour ou l’autre se sont retrouvés dans la zone d’anomalie et en sont revenus avec des troubles de la mémoire. Tamara citait des noms qui

ne disaient rien à Chamray, et qui ne risquaient pas de lui dire quoi que ce soit à l’avenir. Selon elle, une fois revenus de la zone, les gens repartaient vers une destination inconnue. Peu importe laquelle, mais lointaine. Tamara avait même supposé que certains travaillaient clandestinement.

[…]Il ne se passait rien d’extraordinaire.Outre le fait que le village dit «anormal» de Pidlisne

ne fi gurait pas sur la carte de la région de Jytomyr. Malgré tous ses efforts, Chamray ne put rien trouver entre les régions Narodnytsky et Ovrutsky. Le Net, éternel outil-miracle, n’avait rien apporté de plus. Le moteur de recherche avait fait ressortir plusieurs localités du même nom; il y en avait même une dans la région de Jytomyr, mais dans un tout autre secteur.

Victor n’abandonna pas. Et n’avait aucune raison de la faire. Tout d’abord, les cartes qu’il avait consul-tées n’étaient plus toutes jeunes. Si le petit village de Pidlisne s’était retrouvé dans la zone d’exclusion et qu’on l’avait déplacé dans la précipitation, il avait tout simplement pu disparaître des cartes récentes.

[…]Pour l’instant, il n’y avait rien d’anormal. La pluie s’était calmée peu à peu, ils eurent même

droit à un peu de soleil. Pas vraiment éclatant, comme par beau temps, mais froid, indifférent, comme il peut l’être en novembre. Sa lueur ne faisait que renforcer le tableau déjà sombre qui s’offrait à leurs yeux.

Le village de Pidlisne, car ce devait être lui, était situé dans une petite vallée et faisait penser à une sorte de grand îlot coincé au milieu de la forêt. Probablement, en des temps meilleurs, y avait-il eu ici d’autres moyens d’accès ? C’est même certain : le village ne semblait pas être assez grand pour avoir sa propre école, mais pas encore assez petit pour ne pas avoir d’enfants en âge d’être scolarisés. Il devait bien être relié au monde extérieur, du moins, à l’époque soviétique, quand les paysans n’étaient pas encore libres de leurs déplace-ments. Et puis Toma Tomilina affi rmait qu’elle devait naître dans ce Pidlisne-là.

Donc, pensa Chamray, on pouvait théoriquement en conclure que ce village devait être rattaché à la commune voisine. Il ressortit la carte, la déploya et l’examina. Exact, c’est là, Balachevytchi. Ils l’ont dépassé lors de leurs pérégrinations, il y avait même un panneau bringuebalant, rongé de rouille, mais encore lisible. Balachevytchi a également été déplacé, mais c’est à près de 10 kilomètres de là. Ils ont tourné autour bien plus longtemps, mais en deux décennies, les routes abandonnées ont tout simplement disparu. Balachevytchi était aussi à la limite des deux régions. Les gens n’ont pas fait exprès de s’installer dans un Pidlisne que la logique aurait voulu dans une autre région. Impossible d’établir, vingt ans plus tard, quel était son emplacement exact.

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Chamray se frotta le nez et rangea la carte dans sa poche. Elle n’était plus d’une grande utilité.

Il semblerait que Pidlisne ait été traversé par une seule voie, d’environ trois kilomètres. Elle était bordée de part et d’autre par des maisons autrefois coquettes et vivantes, aujourd’hui à moitié en ruine, vides et abandonnées. Sur le toit de l’une d’elle, Chamray aperçut une antique antenne télé penchée à 30°. Il ne fut pas le seul.

— On regardait la télé ici, — dit Jora le photographe dans son dos. — C’était donc civilisé. Mais pourquoi n’y en a-t-il qu’une ?

— Pour la même raison qu’il n’y a plus aucune vitre dans tout le village. Pas d’écriteau non plus, — fi t entendre Hrycha. — Tu ne trouveras rien qui ait de la valeur dans les maisons. Ça fait un bail que les chasseurs de ferraille ont fait une putain de razzia ici. Les antennes sont en métal. Même les fi ls électriques ont été enlevés des poteaux, regarde.

Effectivement, le long de la route, les poteaux électriques sortaient du sol comme des piques nues.

Victor essaya d’imaginer comment les gens avaient vécu ici. Comment ils empruntaient cette route, com-ment ils fêtaient les mariages, promenant les beaux-parents en carrioles sur cette même route. Il imagina les cortèges funèbres et déduit aussitôt que le cimetière ne devait pas être très loin. Un cimetière abandonné dans un village reculé et abandonné : le lieu de prédilection des auteurs des romans d’épouvante.

Pour ne pas rester en montant toutes sortes de scenarii dans la tête, Chamray avança. Le professeur Horbatko le suivit, la tête enfoncée dans les épaules. Jora s’était déjà installé et faisait cliquer son appareil à la recherche de décors lugubres. Il savait déjà ce qui était le mieux pour illustrer ce genre de reportage. Hrycha ne faisait que tourner la tête.

— Eh, les gars, même les corbeaux ne viennent plus ici, dit-il, voulant faire part d’une autre de ses observations.

— Mais il y a des voitures, — remarqua Horbatko. — Au moins, il y a eu des gens ici. Je ne sais pas de quand elles datent, mais il y a des empreintes de pneu sur la route. On ne vient pas ici par hasard, il me semble.

— C’est sûr, — confi rma Hrycha. — je ne serais pas venu ici deux fois.

— C’est clair que le lieu n’est pas très agréable, — acquiesça le professeur. L’aura est mauvaise, je le sens. Je ne peux pas l’expliquer, je le sens, c’est tout.

Tout en discutant, les hommes s’engagèrent dans l’artère principale du village abandonné, et se retrou-vèrent sur ce qui devait être autrefois la place centrale. Elle avait une forme d’ovale irrégulier, traversé par l’unique route du village. Jetant un regard à gauche, Hrycha ne put s’empêcher de s’esclaffer. Tout le monde regarda dans sa direction. Ce qui faisait rire le chauf-feur, c’était un piédestal vide laissant apercevoir de petits immeubles qui dans le passé auraient pu faire offi ce de mairie.

— Je vous parie ma dent en or qu’il y avait un Lénine ici ! — dit-il joyeusement. Mais on lui a fait la peau. Probablement pour le cuivre qu’il contenait.

— Et pourquoi tu rigoles toi, je comprends pas, — dit Chamray irrité.

— Dans les années 90 à la con, tu sais combien de ces merdes j’ai pu brasser avec ces deux-là ? — dit-il en montrant ses mains. — Qu’est-ce que t’as à regarder ?

[…]Serhiy Brajnyk était entré dans la police après son

service militaire. Personne n’était venu le chercher. Rien dans sa vie

passée n’aurait pu infl uencer ce choix de carrière. À la différence de nombreux autres collègues de la Crime entrés avant ou après lui, Brajnyk n’avait jamais eu à regretter son choix. Il n’avait tout simplement pas de temps pour les méditations philosophiques. Il se sentait tout bonnement à sa place et n’avait jamais attendu d’une enquête policière, même à ses débuts, quoi que ce soit de romantique ni, à l’inverse, n’avait jamais considéré cette place comme particulièrement lucrative, comme un poste permettant à un bon pro-fessionnel d’amasser toutes sortes de contrats juteux.

Dans le même temps, Serhiy Brajnyk ne se voyait pas comme un fl ic vraiment intègre. Il se réservait toujours le droit d’enfreindre la loi, si cela pouvait permettre — exception faite des cas mineurs — de résoudre plus rapidement une énième affaire de meurtre. Il lui était plus facile de s’arranger avec un junky, un cambrioleur ou une professionnelle, qu’avec un homme d’affaires ou un politicien local : ceux-là, il les envoyait paître. Sauf s’ils étaient du côté des victimes ou ne tentaient pas de s’immiscer dans l’enquête.

En fait, pour une grande part, ce trait de caractère valait depuis dix ans au capitaine Brajnyk l’étiquette de pur et dur. D’ailleurs, ses détracteurs les plus zélés étaient persuadés qu’il n’obtiendrait jamais ses galons de commandant. Ou alors le jour de sa retraite, si une balle ou un coup de couteau ne l’avaient pas tué avant.

[…]L’été dernier, Valentyna Mykolaïvna Horokhovets,

une septuagénaire vivant seule dans la région de Novohrad-Volynsky, quitta sa maison pour ne jamais y revenir.

Deux mois auparavant, un fonds de bienfaisance appelé « L’Espoir », dont le siège social se trouve à Kyiv, l’avait prise sous sa tutelle. D’après les actes notariés, sa petite maison de campagne devait échoir au fonds si sa propriétaire demeurait introuvable plus d’un an. La vieille vivait seule et perdait petit à petit la tête. Le fonds qui s’était engagé auprès d’elle, lui avait assuré une surveillance médicale suivie : une infi rmière et un travailleur social venaient la voir trois fois par semaine. Les voisins l’ont confi rmé. Ils ont également confi rmé que la vieille pouvait se perdre à tout moment, surtout l’été. On la retrouvait dans la forêt environnante, sur

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Andriy KOKOTUHA

le chemin du village voisin, ou bien, dans le meilleur des cas, près de son propre village.

Les malades mentaux et les alcooliques ont com-mencé à disparaître dans différentes localités de la région. Dans la seule ville de Jytomyr, il y en a eu au moins six. En règle générale, ils habitaient dans les banlieues, et demeuraient livrés à eux-mêmes.

Quatre des disparus étaient liés à « L’Espoir ». Cinq étaient aidés par l’organisation religieuse « La Com-munauté Charitable» installée dans l’agglomération de Jytomyr. Sept ont cédé leur bien à l’organisation de bienfaisance « Chance ». Deux autres furent en contact, on ne sait trop comment, avec la société « Le Samaritain ».

Traduit par Iryna Dmytrychyn

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Yevhenia KONONENKO

Elle est poétesse, prosateur et traductrice littéraire de l’anglais et du français. Elle travaille au Centre ukrainien des recherches culturelles. Elle a participé à de nombreuses rencontres internationales littéraires, culturelles et scientifi ques : en Ukraine, en France,

aux Etats-Unis, en Pologne, en Finlande, en Estonie, en Russie etc. Lauréate de quelques prix littéraires et de prix de traduction.

Elle est née à Kyiv et y habite. Elle a d’abord reçu une formation de mathématicienne, puis a obtenu son diplôme de traductrice du français et de l’anglais.

L’œuvre littéraire d’Yevhenia Kononenko comporte des poésies, des nouvelles, des essais, des récits et des romans, quelques livres pour enfant, un certain nombre des travaux sur la culture populaire et les problèmes des genres, ainsi que bien des articles vulgarisateurs.

Elle a été couronnée par le prix Mykola Zérov du Ministère de la culture d’Ukraine et de l’Ambassade de France, par les prix littéraires « Granoslov », ceux des revues Soutchasnist’ et Bérézil, du cote de popularité national « Le livre de l’année » et du concours national des romans, des scénarios pour cinéma et des pièces Le couronnement du Verbe, lauréate du 2nd concours des pièces pour la radio « Faisons renaître un genre oublié » de la Radio nationale d’Ukraine, du Concours national de meilleure nouvelle sur Kyiv « Affectueusement, de Kyiv » et du 1er prix au Festival littéraire international « Simplement ».

Bibliographie : L’Imitation (roman), La trahison. TRAHISON made in Ukraine (roman),La nostalgie (récit), La victime d’un maître oublié (roman), Sans mec (récit), Les rêves perdus (nouvelles),Les putains se marient, elles aussi (nouvelles), Nouvelles pour les fi lles non-embrassées (nouvelles), La librairie « CHOC » (nouvelles et essais)

Dans les littératures dites « riches », des écrivains de ce genre forment tout un contexte littéraire en fixant le côté émotionnel de la société. Dans la prose française du siècle dernier, c’est ainsi qu’écrivait Françoise Sagan, dans la prose anglaise c’est le cas d’Iris Murdoch.

Olexandre Krasiouk

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Yevhenia KONONENKO

tomber sur quelqu’un aux Açores), l’avant-goût d’un lointain voyage leur donnait toujours le tournis. Les voyages semblent prolonger la vie qui s’écoule à une vitesse indépendante de sa qualité. La vie passera, de même que seront passées les Açores, comme l’avait écrit à sa place un poète russe soviétique, inoubliable et pourtant à moitié oublié, que sa mère aimait beau-coup à l’époque, et qu’elle aimait sans doute encore aujourd’hui d’ailleurs.

Dounia, la période soviétique de la littérature russe, ce n’était pas vraiment son dada. Elle admirait la prose russe du XIXe siècle. Citer les poètes russes à haute voix à en faire trembler les fenêtres, c’était plutôt le répertoire de sa mère. Il y avait déjà plus de cinq ans qu’il ne l’avait pas vue, elle le professeur de littérature russe d’une école de Kiev désormais à la retraite à qui il transférait régulièrement une certaine somme d’argent. Et plus de vingt ans qu’il ne prenait plus en considération ses conseils sur la vie. Mais les vers russes qu’elle déclamait avec inspiration pour commenter tout ce qui se passait dans le monde ou dans leur famille, eux, résonnaient encore dans sa tête, surgissant au bon ou au mauvais moment de l’imbroglio fl ou des années passées.

« J’ai insuffl é en toi notre Mère Russie, comme avec une pompe ! », lui répétait-elle haut et fort, citant l’ambiguë Marina Tsvetaïeva en le poussant du doigt. Et elle n’avait pas tout à fait tort.

Première édition : Calvaria, 2012128 р.ISBN : 988-966-663-336-4Droits de traduction : Calvaria

Extrait chap. 2« Les Plus belles années de sa vie... »

Reconnaître que cette période au tournant des années 80 et 90 était la plus belle de sa vie, c’était admettre le fait que l’avenir ne lui réservait rien de mieux. Et il n’en avait pas envie.

Quand sa vie s’était-elle mise à manquer de signes d’authenticité ? Lorsqu’il renonça à Lada ? Ou bien lorsqu’il renonça à l’Ukraine ? Du reste, y avait-il vrai-ment renoncé ? Dans le monde globalisé d’aujourd’hui, on ne renonce pas à sa patrie. On l’intègre à la globalité mondiale. Parfois, lors de congrès internationaux, il croisait de vieilles connaissances. Certaines venaient d’Ukraine pour donner des conférences, d’autres fi gu-raient déjà depuis longtemps au rang d’autres nations.

À cette époque, les années passaient à une vitesse folle. On dit qu’émigrer, c’est comme tout reprendre depuis sa naissance. Quel âge avait-il en tant qu’Améri-cain ? Un peu moins que Miroslav. Et qu’avait-il devant lui ? Une croisière aux îles Galápagos avec Dounia, pour les vacances de Noël ? Une conférence aux Açores, où on lui proposerait d’être interprète ? Il était bien révolu le temps où l’attente d’un voyage à venir faisait naître en lui des émotions incroyables, proches d’un frisson cosmique. Parmi ses connaissances ukrainiennes, qu’il croisait de par le monde (et il allait encore sûrement

UN MOTIF RUSSE

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Yevhenia KONONENKO

C’est l’Ukraine qui l’avait aidé à s’éloigner de cette Russie que sa mère avait insuffl ée en lui avec une pompe, et pas seulement sa mère, mais toute la réalité soviétique. L’Ukraine était entrée dans sa vie comme une femme aimée fantasque avec laquelle on ne se mariera peut-être jamais, mais qu’on quittera et retrouvera par intermittence jusqu’à la mort. Sa propre mort ou la sienne. En effet, quand il était étudiant, contrairement à ce que l’on croit habituellement sur cette période de la vie, il n’avait ni bons amis ni bonne fi ancée. Tous les sentiments aigus de la jeunesse lui étaient venus un peu plus tard, lorsque l’Union soviétique commençait à tomber en morceaux. L’année de la fi n de ses études, un soir il s’était retrouvé par hasard à une fête chez une connaissance, où il avait soudainement découvert la vraie vie. Il y avait des gars avec qui l’on pouvait discuter jusqu’à l’aube et se quitter avec la sensation qu’on n’avait pas tout dit. Il y avait de jolies fi lles qui contrairement à ses camarades de fac n’avaient pas pour unique but de se marier à la première occasion décente. Et avec elles aussi on pouvait discuter jusqu’à l’aube, oubliant même à quel point elles étaient jolies. À vrai dire, avec elles on pouvait lier les deux. Il avait passé la nuit avec une jeune fi lle dès ce premier soir, et ça avait été le début de son initiation nationale. À compter de cette nuit, l’ukrainien était devenu pour lui la langue de l’amour. C’était autre chose qu’avec Lada. La jeune fi lle l’avait remercié pour ce moment de joie vécu ensemble et avait dit qu’elle se souviendrait de cette nuit avec plaisir. Ça n’avait pas été la dernière fois qu’il l’avait vue, mais il ne s’était rien passé de plus, comme ça arrive. Parfois pourtant, ils échangeaient d’ardents regards et des sourires malicieux. Si pareille chose s’était produite avec une de ses camarades de fac, l’hystérie aurait saisi la demoiselle le lendemain même : elle n’avait plus ses règles et ses parents allaient la tuer si elle ne se mariait pas.

Ce genre de cercles de gars intelligents et de fi lles modernes, de gars modernes et de fi lles intelligentes, se constituait et se séparait dans cette ville de Kiev peuplée de millions d’habitants, pour des motifs qui n’étaient pas forcément liés aux questions politiques et linguistiques du pays. Mais c’était le cas du cercle sur lequel il était tombé, et ses membres l’avaient accepté comme l’un des leurs. Pour la première fois de sa vie, l’ukrainien était devenu une langue pour communiquer, et pas seulement la langue de l’école, du théâtre ou de la poésie, et ça c’était chouette. Cela répondait peut-être à l’esprit du temps, parce que c’est précisément à cette époque qu’on s’était mis à parler à haute voix du fait qu’au sein de l’URSS, l’Ukraine dépérissait, périclitait, se fl étrissait et que même les Ukrainiens n’en voulaient plus. Elle ne « fl eurissait » et ne « rayonnait » pas, contrairement à ce que chantaient obséquieusement les poètes ukrainiens soviétiques grassement payés. Ces mêmes poètes se mettaient déjà à composer avec emphase des poèmes sur les changements sociétaux. Mais dans son cas personnel, les nouvelles idées qu’il

avait adoptées n’avaient rien de conjoncturel. Dans le monde ukrainien, il avait commencé à ressentir réellement ce mouvement intérieur et cette envie de vivre qui lui manquaient auparavant.

Il y avait longtemps qu’il écrivait de la poésie sans pour autant se prétendre poète. Ses tout premiers vers lui étaient venus en russe. Mais en ukrainien, il lui semblait plus facile d’écrire et le résultat paraissait porteur de plus de sens. Aujourd’hui encore, il lui arrive de se souvenir d’un vers écrit à l’époque, au dos d’un répertoire téléphonique. En ukrainien, il pouvait chanter n’importe quelle mélodie sans fausse note, bien que Dieu ne l’eût pas particulièrement doté d’une voix de chanteur. Mais chanter en chœur, avec les voix de ses amis qui renforçaient la sienne, ça c’était une sensation indicible ! Et jusqu’à présent ses oreilles conservaient les sonorités de ces chansons, plus de vingt ans plus tard.

Non seulement ses nouveaux amis parlaient ukrai-nien naturellement, mais ils ironisaient joyeusement au sujet de leur propre « ukrainité ». Pour aucun d’entre eux, l’ukrainien n’était la langue natale. En leur temps, ils avaient tous commencé à babiller en russe. C’était une autre affaire pour l’ukrainien, qui était devenu la langue de leur renaissance, la langue d’une existence plus intéressante et plus nourrie, la langue secrète d’un cercle d’élus. Oui, des gens comme eux il n’y en avait que très peu dans la capitale de l’Ukraine, même dans la nouvelle vague d’enthousiasme patriotique de ces années-là. Mais ils n’étaient pas des marginaux, des parias. Au contraire, ils étaient une sorte d’aristo-cratie. Pourtant, ils ne se préoccupaient pas de leurs origines biologiques. Ils parlaient avec légèreté de leurs grands-parents russes ou juifs et de leurs parents conformistes aux carrières soviétiques. Il remarqua Lada pour la première fois, alors qu’elle était en train de parler sans complexes de son père, directeur de la chaire de communisme scientifi que de quelque uni-versité après avoir occupé un poste assez haut placé dans l’élaboration de l’idéologie soviétique. On a les parents que Dieu nous a donnés, et on n’en aura pas d’autres. Ensuite, c’est à nous de faire notre propre vie.

Aujourd’hui, il comprend bien que ses amis de l’époque avaient leurs zones interdites : des sujets dont ils ne voulaient et ne pouvaient pas parler même avec leurs amis les plus proches. Mais ils lui avaient fait découvrir des aspects de la vie auxquels il n’aurait jamais eu accès du temps de l’Union soviétique. Ce n’est pas simplement qu’ils parlaient de sujets nationaux, ça n’aurait pas été intéressant. Mais ils parlaient de tout en ukrainien, et il avait l’impression qu’en russe, il n’aurait jamais découvert tous ces nouveaux pans de sens qui s’étaient ouverts à lui.

Il s’était mis à toujours tendre l’oreille quand, dans l’espace russophone et bruyant des rues, trams ou cafés de Kiev se faisaient entendre des mots d’ukrainien. Il écoutait attentivement qui parlait, et comment on parlait. Tiens, un mélange comique d’ukrainien et

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Yevhenia KONONENKO

de russe... La prononciation est ukrainienne, mais le lexique... Dans son cercle d’amis, ils s’amusaient à imiter avec dédain ce mélange bâtard qu’on appelle le sourjik, produit d’inconscientes bouches ukrainiennes peu instruites. Ces fi lles de la campagne, quant à elles, parlent un pur ukrainien étonnamment bon. Elles doivent être d’une localité où le sourjik n’a pas encore pris racine. L’ukrainien est véritablement leur langue natale. Mais elles n’ont pas conscience de la beauté de leur langue, et bientôt elles auront appris à causer comme à la ville, peut-être même sans l’accent de la campagne. Voilà un Galicien*, avec son lot de mots et intonations caractéristiques. Lui aussi parle sa langue natale. Quant à l’autre, son interlocuteur, c’est un russophone, ça s’entend tout de suite, mais dans une discussion avec un gars de l’ouest, il s’efforce de lui montrer qu’il peut sans problème passer à l’ukrainien s’il le faut. Pourtant, il n’arrête pas de buter sur les mots et de faire des fautes ridicules. Mais voici qu’un cadre soviétique prend la parole. D’une voix forte, il étale son ukrainien avec une correction à vous donner la nausée, mais d’impalpables signes le trahissent : il parle la langue morte de l’Ukraine soviétique. C’est d’ailleurs ainsi que parlait le professeur Nebouvaïko. Et si l’on entend de l’ukrainien prononcé ni comme à la campagne ni comme en Galicie, sans les maladresses kiéviennes ni l’emphase soviétique sentant le renfermé, c’est qu’on n’est pas loin de l’un des siens.

Traduit par Clément OLLIVIER

* Originaire de Galicie, région de l’ouest de l’Ukraine où, du fait de son appartenance à l’empire Austro-hongrois et de sa soviétisation plus tardive (elle faisait partie de la Po-logne entre deux guerres), la langue ukrainienne diffère lé-gèrement de celle du reste de l’Ukraine et est parfaitement identifi able, entre autres, en raison de son vocabulaire aux apports germaniques et polonais et de sa prononciation.

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Anton KOUCHNIR

Anton KOUCHNIR est né en 1983 à Kiev, ville qu’il aime, même si parfois son amour peut revêtir des formes perverses. Il s’est essayé à la spéléologie et à l’exploration urbaine, au parcours, au graffi ti, au pochoir, etc. Il a achevé ses études à la faculté

du Journalisme de l’Université nationale Chevtchenko de Kyiv. Encore étudiant, il a publié ses premiers ouvrages dans la revue universitaire Saint Volodymyr. Puis il s’est consacré à la critique littéraire, notamment dans les journaux Dzerkalo Tyjnia et Oukraïna Moloda. Il dirige le groupe littéraire Chabach. Anton Kouchnir a également été tour à tour journaliste, correcteur et rédacteur. Ces derniers temps, il se consacre aux projets en ligne, et dirige le blog «translitera.org» qui se focalise sur la culture du livre et les phénomènes paralittéraires. En 2011, a obtenu une distinction au concours du « Couronnement du Verbe ».

« Urban strike », le premier roman d’Anton Kouchnir, a été récompensé « Meilleur espoir de l’année » par le journal « L’Ami du lecteur ». En 2012, il a été invité au Festival des Littératures Européennes de Cognac.

« Urban strike » tâche de montrer que ceux qui ne sont pas d’accord avec leur entourage doivent créer leur propre espace vital qui les mettrait plus à l’aise.

Albiï Choudria,Le service ukrainien du BBC

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Anton KOUCHNIR

tripoter n’importe où. Et ne me touche plus jamais sans ma permission.

− Il faut que je te la demande à chaque fois ?− Ouais.− Je peux te toucher ?− Non.− OK, mais je peux au moins te poser une question ?− Vas-y.− Ça ne te dérange pas?− Nan, pourquoi ça devrait me déranger. Il faut

juste faire plus attention. C’est vrai, je ne peux dormir que sur le côté ou sur le ventre. Et pour ce qui est de la position du missionnaire, on peut oublier. Mais de toute façon, je n’ai jamais aimé être en dessous. Allons nous promener, comme ça tu sécheras plus vite. » Elle me prit de nouveau par la main et me tira en avant.

« Et alors toi, tu peux me toucher sans en avoir la permission ?

− Oui, moi je peux. »

Si l’idée venait à quelqu’un de créer un parc à thème « L’Enfance au début des années 90 », il ressemblerait exactement à cela. Des lampadaires en béton avec une épaisse superposition d’annonces illisibles depuis une éternité. Des cabines téléphoniques rayées avec des appareils téléphoniques gris et massifs, dont les com-binés ont été arrachés depuis longtemps. Des pavillons en bois avec des bancs cassés, gribouillés aux marqueurs et recouverts d’une couche de tessons de bouteilles et de mégots. Un théâtre d’été, qui a survécu à au moins trois incendies, et dans l’intervalle desquels les murs ont été recouverts de graffi tis de qualité douteuse, et de traces de divers fl uides biologiques. Un asphalte fi ssuré, avec de part et d’autre les restes éparpillés et émiettés des bordures. Des chemins de dalles carrées en béton, où l’herbe pousse à travers les interstices.

L’herbe qui a poussé absolument partout, a envahi les trottoirs et les terrains de jeux avec les balançoires cassées et les échelles rouillées.

L’odeur de l’herbe chauffée au soleil, coupée et gorgée de sève, qui monte au-dessus du genou est vertigineuse et sucrée. Notre mémoire est vulnérable face aux odeurs. On oublie les mots qui semblaient être les plus importants dans la vie, on oublie les gens qui nous étaient les plus chers et familiers, on oublie tout ce que l’on a vu et entendu, mais on n’oublie pas les odeurs.

On peut rayer de sa vie ses vieux amis, jeter ses fi chiers audio à la poubelle, changer de garde-robe,

Date de publication : 2013 Tous droits réservés à «Nora-Druk»

Trice était la première à descendre du pédalo, j’ai posé ma main sur son dos, comme pour la soutenir. Cela ne s’est pas avéré assez convaincant. Le tas de ferraille rouillé ballottait tant bien que mal sur l’eau, le ponton en bois était tout proche, et Trice tenait remarquablement bien l’équilibre.

« Alors, tu en as bien profi té ? » demanda-t-elle avec un sourire froid, le pied à peine posé sur la terre ferme. Un fossé s’est ouvert sous mes pieds.

Si on se tient debout avec un pied sur le pédalo et l’autre sur le ponton, il suffi t de s’attarder quelques secondes pour que l’embarcation s’éloigne du bord, qu’on glisse et tombe la tête la première dans l’eau sale. Heureusement, je ne me suis pas cogné la tête. Au moment où j’émergeais de l’eau, Trice se tenait debout sur le quai au-dessus de moi, pliée de rire.

« Pardon » dit-elle, lorsque elle eut fi ni de rire. Pen-dant ce temps, j’avais eu le temps de me débarrasser de mes vêtements trempés et d’enlever les algues de mes cheveux. « Si tu voyais ta tête, t’as l’air tellement vexée et étonnée. »

Eh bien, au moins ça aura détendu l’atmosphère. Et il est vrai que je me suis conduit comme un imbécile. Avant cela, je ne pensais pas qu’un piercing puisse me choquer. Quel naïf.

Sur le dos, le long de la colonne vertébrale, Béa-trice avait deux rangs d’anneaux en argent implantés sous la peau, six de chaque côté. Un ruban couleur bordeaux était tendu entre eux, de sorte qu’il rappelait le lacet d’un corset. Seulement voilà, il n’y avait pas de corset. Trice portait une robe légère, nouée dans son cou, laissant le dos nu. Le ruban « sur le corset » était noué d’une manière savante, et je ne pouvais pas m’empêcher de penser que Trice ne pouvait pas l’attacher toute seule, et que quelqu’un devait l’aider.

« Cela doit sûrement t’arriver souvent.− Pas du tout, personne ne s’est encore noyé dans

un lac sous mes yeux…− Je vais me vexer.− Oh pardon, pardon. J’ai du mal à me retenir. Toi

non plus tu ne t’es pas retenu. Je ne dirais pas que ça arrive souvent. Ça a même un côté positif. D’habitude les hommes veulent te peloter les fesses. Et quand il essaye de toucher ton dos… ça a quelque chose de romantique, tu ne trouves pas ?

− J’en doute.− Tu as raison d’en douter. Je suis quelqu’un de

tactile, sans contact physique je deviens folle, mais ça ne veut pas dire que n’importe qui a le droit de me

LE MAÎTRE DU JEU

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Anton KOUCHNIR

changer son profi l sur Facebook, apprendre à aimer l’alcool cher et la cuisine raffi née. Seules les odeurs nous rappelleront toujours qui on est. Elles nous rap-pellent que notre jeunesse sentait le goudron chaud, le porto sucré bon marché avec un arrière-goût de vernis pour meubles, la veste en cuir usée et les caresses dans les broussailles touffues, après lesquels demeure un sentiment de gêne face à l’autre, les tâches sur les vêtements, les égratignures sur la peau, et l’odeur de l’herbe estivale, qui coupe la respiration, chatouille le palais, imprègne les vêtements, et reste à tout jamais gravée dans notre mémoire.

Avant de mener une fi lle à un rendez-vous, l’idéal serait de connaître les odeurs de son enfance. Les petits plats préparés par maman, les arbres qui fl eurissaient dehors, les friandises que l’on achetait lors des grandes fêtes, le cuir chaud des sièges automobiles quand on l’emmenait l’été chez mamie. Il est impossible d’y résister. En un mot, Trice savait où m’emmener.

Le parc était tout proche de Zaibatsu, je suis passé plus de mille fois à côté, mais il ne m’est jamais venu à l’esprit d’y entrer pour me promener. Simplement, il y avait un monument devant l’entrée, à côté duquel il était pratique de donner rendez-vous. Quand je suis arrivé, Béatrice était déjà là.

Il n’y a que les idiots qui fi xent un premier rendez-vous dans un parc pourri, où ils n’ont jamais mis les pieds. D’autant plus que j’avais déjà réservé une table dans un café sympa au centre-ville. Mais avant que je puisse dire quoi que ce soit, elle m’a pris par la main et nous nous sommes engagés le long de l’allée.

Au début, la conversation ne prenait pas. Cela arrive souvent, quand on discute depuis longtemps avec une personne sur le net, et qu’on la rencontre ensuite en vrai. Un problème d’interfaces. Si nous avions eu des smartphones et que nous avions commencé à com-muniquer sur Skype, cela aurait été bien plus simple.

C’était énervant. Je me suis tiré de Zaibatsu en pleine journée de travail, j’avais du boulot à rattraper la nuit, c’est pourquoi je marchais et râlais en silence pour claquer bêtement quelques heures de liberté. Soudain, les arbres de part et d’autre du chemin avaient disparu, et nous arrivâmes sur un espace inondé de lumière, au milieu duquel un étang refl était les rayons du soleil. Quatre catamarans, trois jaunes et un rouge, se balançaient paisiblement sur l’eau. On le choisit sans discuter, peut-être parce que c’était celui qui semblait être le moins rouillé.

J’ai alors proposé de pédaler tout seul, car cela n’aurait pas été pratique pour Trice, avec sa longue robe, mais sans dire un mot elle la remonta jusqu’à mi-cuisse. Durant les premières minutes, j’ai vraiment essayé de ne pas mater ses jambes, jusqu’à ce que nous arrivions au milieu de l’étang, que Trice s’adosse sur son siège, mette les pieds sur la barre au-dessus des pédales, ce qui eut pour effet de relever encore plus sa robe.

Elle sortit deux cigarettes, en alluma une, et me tendit l’autre.

«  Je ne fume pas, merci.− Alors, tiens-la juste dans ta main. Je ne vais pas

fumer toute seule. »Quand nous descendîmes à terre, il n’y avait plus

aucune froideur dans notre conversation.« Des barbes à papa ! Il y a des barbes à papa là-bas

! » s’écria joyeusement Trice et courut en sautillant jusqu’à la tente bleue d’où parvenait un vrombissement suspect. Une bonne femme d’une cinquantaine d’années était assise dans la tente, elle portait un tablier syn-thétique de couleur identique, qui à l’évidence faisait offi ce d’uniforme. L’appareil pour la fabrication de la barbe à papa faisait penser à une cuvette en aluminium rayée, avec une tête métallique au milieu. C’est l’image que j’en gardais depuis l’enfance. Comme à l’époque, des fi ls blancs sucrés couraient dans tous les sens dans la cuvette. Et comme avant, la vendeuse les enroulait autour d’une baguette en bois, jusqu’à obtenir une grosse touffe aérienne. Nous achetâmes deux barbes à papa dont nous commençâmes de suite à manger une, et nous décidâmes d’en acheter une troisième, pour ne pas avoir à revenir.

La vendeuse nous souriait gaiement avec ses vraies dents en or, jusqu’à ce que Béatrice lui tourne le dos et se dirige vers le banc, en tenant dans chaque main un nuage blanc sucré. La bonne femme changea ins-tantanément de visage : son sourire avait disparu, tandis que ses yeux étaient devenus ronds et exorbités.

Il n’y avait rien de surprenant : son piercing attirait les regards. Et même sans cela, Trice ne passait pas inaperçue, c’est évident. Une peau très claire et pâle, presque sans maquillage, une robe couleur sable avec des sandales assorties. Sans aucun bijou. On aurait dit du pastel, presque transparent, s’il n’y avait eu ses yeux surlignés de noir et sa coiffure. Elle avait des cheveux coupés courts, foncés, même noirs, sûrement teints, et des mèches blanches pointées dans tous les sens, hérissées comme des aiguilles.

Le pavillon ressemblait à une machine à remonter le temps. De la peinture verte décollée, des fenêtres à barreaux en armatures soudées. À côté de la fenêtre, il était écrit en caractères gras : « Machines de jeux ». Avant, l’inscription devait probablement être en rouge, mais maintenant elle avait presque fusionné avec la couleur du mur. Près de la porte, un type aux cheveux rasés, vêtu d’un t-shirt et d’un pantalon de survête-ment, fumait assis sur une chaise en plastique. En voyant les clients, il éteignit sa cigarette puis entra dans le pavillon.

À l’intérieur, il faisait sombre, on étouffait, comme dans les trains ou les tramways en été. Ça sentait le métal chaud, le caoutchouc brûlé, le plastique, et encore autre chose d’insaisissable. Il n’y avait qu’eux qui pouvaient sentir comme ça. Les machines de jeux du début des années 90. À la place des jetons, il y avait des pièces de monnaie soviétiques de quinze kopecks. Le

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Anton KOUCHNIR

gars au survêtement les échangea contre des hryvnias à un taux ridicule, puis il alluma le courant. Elle était debout, le visage collé contre le périscope, agrippée aux manettes. Le doigt posé sur le bouton de lancement de torpille. Elle se tenait debout à moitié courbée, car la hauteur du périscope avait tout de même été conçue pour des enfants. J’aurais pu lui mater les fesses à loisir, elle ne s’en serait pas rendue compte, mais au lieu de ça j’observais avec intérêt le champ de bataille à travers l’écran du haut.

« La bataille navale » était la reine des machines de jeux. Il n’y avait pas une seule salle, où l’on ne la trouvât pas. Il n’y avait pas que les salles, on trouvait « La bataille navale » partout : dans les gares, les halls de cinéma, dans les centres de vacances.

Le périscope était comme dans un véritable sous-main, en se collant contre le caoutchouc noir, on était totalement isolé du monde extérieur, et devant les yeux, il ne restait que la surface sombre de la mer, les silhouettes des navires au loin, les traces de feux des torpilles qui se dirigeaient à toute vitesse vers leur cible.

Traduit par Justine Donche

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Yuriï MAKAROV

Yuriï Makarov, journaliste, présentateur de télévision, écrivain. Né en 1955 à Sofi a dans une famille d’émigrés, il habite Kyiv depuis 1961. Son père était prisonnier politique. En 1978, il achève ses études de philologie romane et germanique à l’université

Taras Chevtchenko de Kyiv et débute comme professeur de français au Conservatoire de la capitale ukrainienne. Depuis, il a travaillé comme auteur et présentateur de programmes culturels sur les principales chaînes ukrainiennes. De 2007 à 2009, rédacteur en chef de la revue Ukraïnskyï Tyjden, réalisateur de fi lms documentaires, lauréat de plusieurs prix dans le domaine de la télévision. Auteur de romans, entre autres « La couche populaire » (2002), et « Le génie du lieu » (2010).

©Oxana Tseatsura

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Yuriï MAKAROV

Matviï décida de ne pas parler de la manœuvre de Léna, à quoi bon inquiéter grand-mère ?

— Mamie, j’ai tout compris. Arrête seulement de t’angoisser, sinon après, tu devras prendre du Korvalol***.

— Ah mon chéri ! Le Korvalol, c’est pour les jeunes, moi, ça ne me fait plus rien.

Matviï décida d’être parfaitement sincère.— Tu me prends pour un idiot ? Tu crois que je

ne sais pas que tu vas mourir avant moi ? Soit dit en passant, ce n’est pas sûr, je pourrais très bien me faire renverser par une voiture, ou me faire tabasser par des voyous. Donc, pas la peine d’en parler à voix haute, cela s’appelle provoquer la colère de Dieu. De toute façon, je te donne ma parole: Nastia fait partie de la famille. Et quoi d’autre ?

— Je ne t’ai pas tout dit au sujet des cousins suisses. Tu comprends, ils peuvent éviter ceux qui chercheront à se faire reconnaître comme membres de la famille.

— Le pauvre cousin de Jytomyr ?— Non, ils ont peur des imposteurs. C’est que la

sœur de ma grand-mère n’a pas émigré comme ça. Tu sais quel nom de famille elles avaient ? Dolgopo-lova. Ielyzaveta Mykaïlivna Dolgopolova et Kateryna Mykaïlivna Dolgopolova.

Matviï essaya de se concentrer.— Me souviens pas, mais ça me dit quelque chose.— Katenka Dolgopolova était la deuxième femme

d’Alexandre II. On a même dû tourner des fi lms là-dessus, ou peut-être pas...

Prendre conscience des détails de sa généalogie lui demandait apparemment un effort particulier.

— Donc, tu veux dire... que ma propre arrière-ar-rière-grand-mère était la sœur de la tsarine?

— Pas un seul jour elle n’a été tsarine. Ils se sont mariés, mais en secret, un an avant qu’il ne soit tué. Mais bon, qu’est-ce que ça veut dire « en secret » ? Tout le monde était au courant, et les gens n’approuvaient pas. Mais ça ne se faisait pas de juger le tsar, et du coup, tante Katia était traitée très froidement. Bref, elle n’a pas eu la vie facile.

— Tante ?— C’est ainsi qu’on l’appelait dans la famille. Donc,

après la mort du tsar, elle est partie à l’étranger. Et elle n’a plus jamais été à St Pétersbourg. Mais, elle se ren-dait à Kyiv. Matviïka, tu me crois au moins? Peut-être crois-tu que ta grand-mère avec l’âge perd la raison ?

— Je ne sais quoi te dire, Ba. Bien sûr, tout cela est incroyable, je dois me faire à l’idée. Mais... je ne *** Nom d’un médicament pour le cœur. NdT.

Date de publication : 2013Tous droits réservés à «Nora-Druk»

Dans la chambre de grand-mère, les médicaments sentaient plus fort que d’habitude.

— Ne fais pas attention, mon petit. C’est le cœur. Il fait à nouveau des siennes. C’est terriblement désa-gréable, mais ce n’est pas dangereux. On n’en meurt pas. Tu n’es pas venu nous prendre notre arrière-pe-tite-fi lle, j’espère?

— Non, Ba*. Tu ne vas pas me croire, j’ai apporté de l’argent.

— Mais on a tout ce qu’il faut. Et on a déjà tout calculé jusqu’au prochain versement de ma retraite, pas vrai, Nastia?

Nastia acquiesça, mais ne semblait guère convain-cante. Motia** mit un billet vert dans la coupe à fruits du buffet, où se trouvait habituellement l’argent de grand-mère pour les dépenses courantes.

— Ne discute pas. Maintenant, je sais comment vous faire chanter.

Combien de choses j’ai pu tirer d’ici, pensa-t-il, jamais je ne pourrais rembourser. Mamie céda:

— Nastounia, tu peux aller à la pharmacie alors ?Matviï se crispa intérieurement de honte: regar-

dez-le, un bienfaiteur venu apporter cent hryvnias. Et elles, elles ont fait leurs comptes, sauf qu’il n’y a pas d’argent pour les médicaments.

Nastia partit en laissant Sonka dans son landau, et la grand-mère, pour une raison inconnue, commença à s’agiter.

— Arrange-moi l’oreiller, je veux être assise plus haut. Et rapporte-moi cette boîte.

D’abord une histoire courte, après, une longue.— Je t’écoute Ba. Mais pour l’instant, je n’ai eu le

temps de rien faire.— Je ne parle pas de cela. Commençons par Nastia.— Qu’est-ce qui ne va pas ?— Donne-moi ta parole que, quand je ne serai plus,

vous ne chasserez pas Nastia.— Mais qu’est-ce que tu dis, Ba!Je sais ce que je dis. La maison est vieille, tu ne

pourras pas l’entretenir et il faudra vendre, j’ai accepté cela, ce n’est pas grave, vous achèterez un appartement dans un clapier, mais Nastia est fi ère, elle partira et tu ne la retiendras pas. Je ne m’inquiéterais pas si tu étais seul, mais ta reine, elle n’est pas méchante, elle... Tu te rappelles, avant nous nous disions : il n’y a rien à en tirer.

* Diminutif affectueux de baboussia qui veut dire mamie. NdT.** Diminutif de Matviï, « Mathieu ». NdT.

LE GÉNIE DU LIEU

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Yuriï MAKAROV

ressens rien. C’est comme si on m’avait dit que mon grand-père était le cardinal de Richelieu. Comment aurais-je réagi ? L’héritage ne m’appartient pas, et pour le reste... Je vais rentrer à la maison et lire un peu, alors, peut-être je ressentirai quelque chose.

— Eh oui, il vaut mieux ne pas compter sur l’héri-tage. À moins qu’une restitution ne soit annoncée dans le pays. Alors tu pourras prétendre à notre mai-son. Mais il y a peu de chance pour que ces parvenus* reconnaissent une quelconque propriété, à part la leur. Quant au fait que tu ne ressentes rien, eh bien, c’est naturel, il me semble. Moi-même, je ne ressens pas grand-chose. Alors que ta pauvre arrière-grand-mère, ma mère, a vécu à Kyiv jusqu’à sa mort et, pas une fois, pas une, elle n’est passée par la rue Jylianska, devant sa propre maison. Elle pouvait faire un détour de tout un kilomètre rien que pour ne pas se retrouver à côté. Il y en a à qui la chance ne sourit pas... Alors qu’elle pouvait émigrer, mais elle a refusé. Ainsi, elle mourut à l’arrivée des Allemands à Kyiv.

— Mamie, tu es fatiguée.Matviï ne supportait pas les larmes, alors que sa

grand-mère s’était déjà mise à pleurer. Mais cette dernière sourit immédiatement.

— Allez, Motenka, tout ça n’est pas si triste. Je t’ai toi, Sonietchka et ta crétine de maman, qui n’est pas si mauvaise, et la vie fut longue et parfois même heureuse. Mais, attends, ce n’est pas tout ce que j’avais à dire. Tante Katia aimait beaucoup ma mère. Et lors d’une de ses visites, elle laissa une boîte avec des papiers très importants à ses yeux, que l’on garda depuis dans la maison. Et, quand les commissaires ont pris le pouvoir, maman et oncle Petrus l’ont cachée dans le sous-sol. Cependant, n’oublie pas: il n’y a aucun trésor là-bas, ni or ni argent. Il n’y avait presque pas d’or à la maison, et ils avaient remis toute l’argenterie au Torgsin**. Et les papiers sans doute ont disparu depuis longtemps. Combien d’années ont passé ? Quatre-vingt-cinq ? Quatre-vingt-six ? Pendant tout ce temps, dans ce sous-sol, il y a eu probablement le bureau du logement, l’association « Les mains habiles » et un atelier de plomberie et maintenant, sans doute, un restaurant. Et s’il y restait quelque chose ? Oncle Petrus était un grand artiste, il posait les poêles de telle façon que les maîtres faisaient son éloge. Il a emmuré la boîte et a repeint le mur par-dessus. Donc, si on ne savait pas où la chercher, on ne pouvait pas la dénicher.

— Mamie, mais pourquoi tu ne me l’as pas raconté avant ?

— Avant, Motenka, mon instinct me retenait: à personne, pas un mot ni sur ma famille, ni sur mes

* En français dans le texte. NdT.** Magasins de l’époque soviétique qui ont existé entre 1931 et 1936. Littéralement « Commerce avec les étrangers ». La population pouvait y échanger des objets de valeur, prin-cipalement en or ou en argent contre de la nourriture. En Ukraine, lors de la famine 1932-1933, ces magasins étaient une source de subsistance pour les personnes disposant de quelques objets de valeur. NdT.

parents. J’ai vécu jusqu’à quatre-vingt-quatre ans en me fi ant à cet instinct. Et ta maman non plus ne sait pas grand-chose. Il faut dire que ça ne l’intéressait pas beaucoup. Tiens, regarde: dans cette enveloppe il y a tout pour les cousins, s’ils veulent prendre contact. Et là, c’est le dessin d’oncle Petrus qui explique où il a caché les papiers. Fais-en ce que tu veux. Maintenant, mon petit-fi ls, je suis à bout de force. Baisse mon oreiller, je vais somnoler un peu.

Grand-mère n’avait pas choisi le meilleur moment pour se décharger de son secret. Il ne s’agissait pas tant du fait que ça lui cause des soucis supplémentaires et des sujets de réfl exion, mais les papiers, il valait mieux ne pas les prendre avec lui: il suffi rait que ses chas-seurs l’attrapent là maintenant, et adieu les reliques de famille. Mais, il ne pouvait pas non plus ne pas les prendre: grand-mère soupçonnerait tout de suite qu’il traversait en ce moment une période aussi peu enviable que celle de ses parents en 1918.

En sortant de chez sa grand-mère, comme la veille, il emprunta l’arrière-cour, en fait de vrais potagers, la parcelle des voisins, puis un chantier qui heureuse-ment était mal surveillé, pour déboucher sur l’arrière d’un supermarché. Supposer que de telles manœuvres fassent disparaître la fi lature était diffi cile, à moins qu’on ne le surveille depuis un satellite... Mais non, il est peu probable que des sbires d’Opanasovytch aient atteint un tel niveau de high-tech : pour cela il fallait moins aimer la bière et la boxe à la télévision.

Il attendit d’être dans le tramway pour allumer son téléphone portable: son père l’avait prévenu que, théoriquement, on pouvait détecter sa présence, tout dépendait des forces impliquées dans l’opération. Cela Matviï ne pouvait le deviner et il n’essaya pas de le faire. Il y a des domaines où il est déconseillé de s’engouffrer en amateur. Étrangement, on ne le sur-veillait ni à l’arrêt du tramway, ni près de chez lui. Ou bien il était surveillé par des gens très qualifi és, mais alors, pourquoi la veille ils ne se cachaient pas ? Mais est-ce vraiment important ? Il s’avère qu’on se fatigue vite quand on n’a pas l’habitude d’être constamment surveillé. Nous ne sommes pas des Stierlitz***. Dans quelques jours, se manifestera une étrange indifférence : pourvu qu’il n’y ait pas d’enfant aux alentours et advienne que pourra.

La nouvelle concernant son lien de parenté avec le tsar n’a pas réjoui. Tout ce dont il se souvenait à propos d’Alexandre II, c’était qu’il avait interdit l’impression des livres ukrainiens et que sa statue, œuvre d’Anto-kolski****, se dressait dans la cour du musée de la rue Terechtchenkivska. Et aussi, de son adolescence, il se souvenait d’une querelle familiale avec des amis de

*** Personnage d’un roman de Y. Semenov, puis d’un fi lm « Dix-sept instants de printemps  » qui a connu une im-mense popularité en URSS : une sorte de James Bond so-viétique qui était espion en Allemagne nazie. NdT.**** M. Antokolski (1843 — 1902), sculpteur russe. NdT.

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Yuriï MAKAROV

mamie, venus de Piter*: oncle Kostia essayait de prouver que la Russie, avec l’assassinat du tsar, avait perdu sa chance de développement européen, alors que père tonnait : « Il n’avait besoin ni d’une constitution, ni d’un zemstvo**, mais d’un passage vers Constantinople, lisez Dostoïevski! » Ensuite, ils se mirent à parler du libéralisme et papa coupa court: « Le libéralisme russe s’arrête à la question ukrainienne. Vernadski. Point barre. » Oncle Kostia se vexa, quant à maman, elle organisa une séance de savoir-vivre à la maison, en disant qu’il faudrait au moins être poli avec les invités. Son père parvint à se calmer et marmonna: « Pour toi, ce sont des invités. Mais eux-mêmes, ils sont persuadés qu’ils sont en province. Tu te rappelles ce que «province»*** signifi e en latin? »

Traduit par Sophie Maillot

* Nom familier désignant Saint-Pétersbourg. NdT.** Assemblée locale élue des nobles dans la Russie tsariste. NdT.*** Provincia (latin): littéralement, conquête. NdA.

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Journaliste, traducteur et écrivain, Ivan Riabtchiï habite Kyiv. Journaliste, il réalise des émissions littéraires à la Radio Nationale d’Ukraine, notamment un journal d’actualité littéraire « L’éclat du livre » qui lui a valu en 2011 le Prix national de la meilleure émission

consacrée à la littérature. Critique littéraire, Ivan Riabtchiï collabore à plusieurs médias. Formateur, il organise les rencontres scientifi ques en Europe pour les écoliers ukrainiens au sein du Centre national « La jeune Académie des Sciences d’Ukraine ». Traducteur, il a traduit deux romans de Michel Houellebecq, des nouvelles de Jean Lorrain, Escal-Vigor de Georges Eekhoud, Pierre Nozière d’Anatole France. Il travaille actuellement à la traduction de L’Enfant bleu d’Henry Bauchau. Il participe à de nombreux congrès internationaux de traducteurs littéraires, et est membre de l’Association des traducteurs des pays de la CEI et des Etats baltes.

Écrivain, il est auteur du recueil des nouvelles Les Macabrés (Prix littéraire ukraino-allemand Oles’ Hontchar). Parfaitement bilingue, Ivan Riabtchiï écrit en ukrainien et en russe. Deux des nouvelles de son recueil Les Macabrés sont traduites en français par l’auteur (avec Jean-François Kosta-Théfaine). Il termine actuellement son nouveau roman Les Damnés d’Aloë qui traite de l’adoption d’un enfant aux talents mystiques par un couple lesbien. Il travaille aussi à un récit pseudo-biographique sur Vladimir Maïakovski et le mystère du coup d’Etat en Russie en octobre 1917.

En effet, les sujets qu’il traite sont peu communs pour notre littérature. Ce n’est pas un hasard  : la littérature européenne, française notamment, lui est plus proche que les lettres slaves. Ses ouvrages forment un ensemble des mythes interprétés par l’un de nos contemporains, et ceci avec une profonde analyse psychologique de la réalité.

Raïsa Ivantchenko,Lauréate du Prix National

d’Ukraine Taras Chevtchenko

Ivan RIABTCHIÏ

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Ivan RIABTCHIÏ

rantaines sans date ni fi n ; ses paumes saisies par le froid de la porte métallique, Emma laissa une femme en uniforme blanche la faire fouiller par le scanneur des bactéries, toucha la console par sa carte d’identité et descendit sur l’escalier roulant.

Aux aiguilles ou à poil !Tes boutons te font tache ! Eternues si tu veux mourir !

Les graffi tis bigarrés galopaient sur les murs. Un bouquin en velours reposait dans son sac. Le

bouquin était volumineux mais léger presque sans poids ; les dernières années avant-globule le niveau des maîtres-imprimeurs augmenta sensiblement ; il était impossible de trouver un livre qui ne soit pas en même temps une merveille (ou un monstre, qui sait ?) des nouvelles technologies. Mais quand les épidémies et les révoltes des médecins ont eu le dessus les livres furent proclamés « un moyen supplétif et très agressif de la propagation des maux ». On inventa même une maladie spéciale — le typhus papetier. Pour préserver de la maladie on surfaçait les pages par une liquor miasmatique, les pages se ratatinaient, s’émiettaient comme la banquise au printemps. Ensuite on ferma toutes les librairies et les imprimeries, l’usage des manuels en papiers fut interdit dans les écoles. On organisa la production des livres en plastique et en d’autres matières peu naturelles. Tous les producteurs étaient aux ordres des fonctionnaires.

Ses doigts glissèrent sur la couvre-livre. Emma hésitait si elle pouvait sortir le bouquin.

— Tiens ! Tant de fous ! Elle se retourna. Personne. L’individue la plus

proches était à cinq marches plus haut, une vielle aux besaces. La voix pourtant appartenait à une personne jeune, très énergique et autoritaire. Un énorme chapeau aux épis gris frisés fl ottait à deux marches plus bas. Un autre escalier, à gauche, était vide et mort.

— Tournes pas ! Reste tranquille ! « C’est bizarre, pensa Emma, mes pensées ont une

voix masculine ». Elle essaya de méditer quelque chose de plus sérieux

: la petite Astre perdut demaine sa porte-globules donc il faut acheter une autre ; Emma trouva un trou sur le treillage protecteur d’une des fenêtres, ce trou était grande comme une mouche, Emma pensa soudain que les couleuvres pourraient pénétrer dans la demeure. Il y avait trop de couleuvres ce dernier temps...

Ce jour elle sentit la douleur là où la femme com-mence.

« Bordel de merde !, pensa-t-elle, c’est ça les consé-quences des courses glacées. Docteur Grillé s’amusera ».

Elle se crispa, se remémora le museau de docteur, son nez pointu, ses petits yeux noirs, ses dents lon-gues et jaunes, les poils roux sur son menton. Un être intermédiaire entre loup et marmotte.

La douleur était brutale mais brève. Peu après on sortit le couteau de son ventre, maintenant elle pou-vait travailler. Emma se mit à recopier les porte-prix, déjà pour la troisième fois pendant ces quinze jours. Son chef était très content : sa gueule enfl ée comme un ballon triomphait par un sourire interminable. Les clients, il les nommait « ces gens-là » pas autrement, à son avis « les malades » ne méritaient plus d’estime.

Emma mit sa main entre les hanches, pris du froid dans sa blouse. Sa vêture était blanche. Quelqu’un frappa. Elle lança un regard noir. C’était une vielle, d’âge mort, au visage jaune, aux yeux enfoncés lui-sant sans lueur. Ce n’était pas une femme plutôt un fantôme. Sa bouche cria sans voix, pleine de tronçons putréfi és, et ferma tout à coup. Mais c’est la pause-buffet ! Putain, est-ce qu’elle ne le voit pas ? Pourquoi les gens sont-ils si bêtes ? Emma fi t un signe de la main, cette signe devrait exprimer l’interdiction d’entrer, et plongea de nouveau dans ses chiffres et sa douleur. Le mal sanglotait comme une source dans la futaie serrée de son corps...

La pharmacie c’est le socle de la société !Vaccination ou prison ! Il n’y a rien d’impossible pour les médecins !

Des dizaines des banderoles planaient au-dessus de la foule sur le Maïdan. La troisième Révolution des Globules piaillait pendant deux mois. Les tentes s’entassaient autour du monument de l’Indépendance : les blancs aux croix rouges et les rosés aux paumes émeraudes pliées en forme du coeur. Les tentes du Parti des médecins et de l’Union des juges s’enlaçaient comme une couple difforme des amants multicolores aux drapeaux balbutiants et aux fumées tourbillonantes des cuisines roulantes.

Emma glissa au souterrain ; elle leva le col, banda la bouche par une masque protectrice, baissa son visage dans un cache-nez peluché, puis fi la — protégée de toutes les épidémies et au-dessus du troupeau des humains — devant les kiosques fermés pour les qua-

JOURNÉE DES COULEUVRES

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Ivan RIABTCHIÏ

Aussitôt elle se souvint du conte lu le soir pour Astre, il s’agissait d’une princesse et de son fi ancé-couleuvre. C’était un vieux tome au papier lourd, rêche et jaune ; le couleuvre sur le dessin ressemblait au boa, un gros serpent tropique, et la princesse était visiblement trop jeune pour avoir un fi ancé... Il y a trop de couleuvres ce dernier temps... Elle vit un vrai serpent une seule fois, dans le terrarium de l’école d’Astre. Mais ce mois elle en trouve un chaque matin à la cuisine et au balcon. D’où viennent-ils ?

Le médecin chef et en même temps le président buvait du thé au citron et au miel devant la table couverte par la gaze aux teints jaune-bleu. C’était une gaze unique, une matière vivante qui tuait toutes les bactéries sur l’étendue de dix centimètres. Posez vos mains sur elle, pressez et restez calme pour quelques instants, et votre chaire se nécrosera. Dans ce bureau tout était fait en gaze : les rideaux lourdes, tout un système des rideaux avec une télécommande, la ten-ture, les meubles, un faux tapis arménien aux croix gammées...

Le président n’a pas aimé le thé. Certes, la gaze chassait les microbes mais aussi rayonnait une énergie mortuaire que les publicités à la télé vantaient comme « la lumière tonifi ant du bonheur » et « le don impayable du Dieu ». Le médecin chef fi t un bond soudain — on dirait un serpent se faufi la sur son dos. Les aiguilles des rayons froids de la gaze piquaient son chair, ses lames se plantaient aux pieds, aux paumes, sous les aisselles, se glissaient sous les paupières, sous les gencives... Le thé goûtait de la mort.

Le président pressa le bouton sur le fauteuil. La porte ouvrit et le secrétaire-conseiller Ascolde entra, en boitillant.

— La voiture est prête ? — demanda le président, en reléguant le thé entamé.

— Oui, Votre Santé, la voiture vous attend, — grinça le secrétaire.

Une voix jeune et sonore résonna dans sa tête.Le président se retourna, étonné — personne, sauf

Ascolde. L’éclopé l’attendait près de la porte...

Traduit par Ivan Riabtchiï

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Dmytro TCHYSTIAK

Dmytro Tchystiak est né à Kiev. Après des études de philologie romane à l’Université Taras Chevtchenko de Kyiv et un doctorat sur les mythes antiques dans le théâtre de Maurice Maeterlinck il y enseigne la théorie de la traduction. Il partage sa vie entre l’Ukraine et d’autres

pays où il cherche les voix des auteurs à traduire ou bien y rencontre des lecteurs enthousiasmés (Albanie, Arménie, Belgique, Bulgarie, France, Grèce, Slovénie etc.). Traducteur de Marguerite Yourcenar, de Maurice Maeterlinck, de Paul Willems et de nombreux poètes francophones, dont Liliane Wouters, Yves Bonnefoy, Anne Perrier, mais également des auteurs ukrainiens adaptés en français (Olexiï Dovgyï, Anna Bagriana, Andriï Malychko, Iouriï Mosénkis, Natalia Krouténko, Pavlo Tytchyna, une vingtaine en tout). Poète et prosateur trilingue (ukrainien-russe-français), traducteur littéraire prometteur (Prix de la traduction littéraire de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour « le rayonnement de la littérature belge de langue française à l’étranger », en 2012), il est aussi critique littéraire et chercheur en littérature qui collabore dans la presse ukrainienne la plus intelligente, membre de l’Association des journalistes européens. Il est chef du département de la francophonie de la revue Mova ta istoriïa. Dmytro Tchystiak a obtenu de nombreux prix littéraires ukrainiens mais aussi quelques distinctions internationales. Ainsi, sa nouvelle Limite a reçu le 1er Prix au concours Interrégional des Jeunes Auteurs et a été publiée par les Editions de l’Hèbe en Suisse (2008). Une autre, Champ du soir et du matin sur la tragédie du peuple ukrainien sous le stalinisme a obtenu le Prix de la nouvelle de Kraainem en 2009 (Belgique), vient de paraître aux Editions de l’Institut culturel de Solenzara et a été publiée en allemand, en russe et en croate. Son recueil de poèmes Verger inassouvi (Prix ukraino-allemand Oles’ Hontchar, 2010) vient de paraître chez Christophe Chomant éditeur en France et dans une grande maison d’édition ukrainienne. De même, une édition du Verger en Albanie, en Grèce, en Macédoine et en Serbie est prévue au cours de cette année. En 2013 il a publié en français une anthologie de la poésie ukrainienne, Clarinettes solaires, et une nouvelle en hommage à Maurice Maeterlinck, Un oiseau face à la mer, aux éditions de l’Institut culturel de Solenzara. Il travaille sur un roman sur l’Holocauste du peuple ukrainien en 1932-1933, le Holodomor, un recueil de nouvelles sur les mythes grecs revisités et un livre d’essais satiriques.

Avec Dmytro Tchystiak nous avons affaire à un écrivain de haut niveau, un poète qui reste au cœur de l’humain et en même temps doté de l’émotion de l’au-delà.

Jeton Kelmendi, Membre de l’Académie Européenne des Sciences, des Arts et des Lettres,

(Extrait d’une préface à l’édition albanaise des poèmes de Dmytro Tchystiak)

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Dmytro TCHYSTIAK

IV

déjà le temps est vert déjà la terre t’appelle sans une issue aux retrouvaillesmais point de deuils où la journée tomba ces pierres murmurent encore du chant de sourceet ces racines qui tremblent de feuillage sans une issue aussi aux retrouvailles

apporte ce songe des pierres des eaux et d’oraux grands soleils couchés à transparaître de pleurs de lune encore si ces vergers paroles troubles cloches à l’unissonne sont que songes la terre brûlant de naîtrevers les hauteurs

[...]

SANG NOIR ET BLEUExtrait du roman inédit

*Après la pluie, la lumière a perdu de sa férocité,

elle caressait le chemin en amoureuse, d’une main tremblante, une main-fl eur d’aster. Les maisons se sont faites rares, les champs ont cédé la place aux sous-bois et la route montait toujours. Il a ôté sa chemise encore trempée de pluie et s’est abandonné aux charmes crépusculaires : ces chiens de sapins qui guettaient les cygnes de nuages, ces yeux de bleu dans la chevelure de chênes, et la montagne à graver auréolée du silence.

Mais déjà la tristesse montait comme une vague, déjà les ombres prenaient un élan menaçant contre les grandes clartés en dérive et il devinait derrière lui tant d’été semé jadis sur les feuilles et achevé ces jours-ci dans la grisaille des feux purifi cateurs, une fumée douceâtre et énivrante, mais est-ce que cela importait, puisqu’il s’approchait des hauteurs bleues aux ailes d’ange, au silence d’ange, puisqu’il échappait à la mort, si majestueuse était-elle. À peine quelques grillons tout bas, tout bas, du côté des villages...

Mais il y a eu ces deux cris stridents, l’un après l’autre, dans son dos, deux coups de revolver, et le voilà ébloui en se retournant : pas d’oiseaux mais des cris d’or, comme les pétales d’une immense fl eur, tombés

I

vois c’est le glaive qui profère la rivière du feuvers ces ondines enfl ammées et l’envol des fi gures

orphelinesl’aigle d’armoise trinité de la rose en accordsclairs à la main enchantée où le sang rejaillit tel

un rireà renverser les collines vers les mers desséchéesonde après onde les monts se retrouvent en chantantciel après ciel se retrouvent dans ta voix ineffablemorne oiseau ignorant tes clartés éclatées

III

mais aux confi ns de ces lunes moroses aux brouil-lards flamboyants dans le reflet d’une journée en allée vers l’amen de la source ombres des pierres tracassant l’eau bleutée ces clochettes écarlates ces chevaux écarlates à l’envol sur les pousses premières de blancheur tout déchire ton regard comme une foudre ô miroitement souterrain comme une lame de rayons entamant thrènes pour un monde s’en allant ces fl eurs mordorées ont tissé voix cloche à cloche oh ! si loin ! cloche à cloche ! ou une faux aux collines sous peu enneigées par un matin chaud d’enfer la rosée triomphante de nuit la lumière si première est tombée et tu trembles de chœurs à la source une faible vapeur scintillante et la faux terrassant la clarté cloche à cloche à ta bouche fl orissant de quel cri tout-puis-sant il te fauche ! il te fauche ! et pourtant ce regard de bleuet en allée vers le ciel de ce corps vaporeux à la faux et ces cloches à l’église aux villages des vents un regard embrassant tout un ciel puis la cloche qui tinte suspendue et le sang est tombé de la main du faucheur goutte à goutte sur les pousses si blanches oh ! quel cri tout-puissant l’a fauché sans faucher le regard amoureux oh ! collines corps à perte de vue blancs si blancs et la cloche appelant tout un monde vers le bleu du regard éclatant ô mon frère de passage aux clartés tu me voiles de joie à ta lame de faux d’un amour à renaître dis-moi si ton chant a duré par la plaie au regard amoureux mais l’éclat a viré en argent et les fl eurs écarlates ont tremblé crépuscule et ces cloches d’église te rappellent au portail de ta nuit rien qu’une lame de lumière a suffi et la voix retrouvée

Première publication : Tchystiak, Dmytro.Verger inassouvi : Poèmes 2006-2011.Rouen, Christophe Chomant Editeur, 2011. 98р.ISBN 978-2-84962-226-1 Droits de traduction : Dmytro Tchystiak

MONTAGNES

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Dmytro TCHYSTIAK

on ne sait d’où et dans ces pétales tant d’images déi-fi ées ! — les broussailles de vigne ensanglantée, une femme à l’enfant, quelques maisonnettes blanches, quelques courges rayonnantes et lui-même, enfant solaire au faîte de cette falaise, tout près du ciel en dérive. Le vent odorant animait les pétales et déjà la treille de vigne saignait dans les ténèbres, et les ombres s’emparaient de lui. Alors il accéléra son pas en quête du soleil couchant. La lumière est devenue plus vio-lente, on sentait les traces du feu au visage, cependant un calme extraordinaire enveloppa la route — pas une branche ne crissait, pas un grillon ne troublait la béatitude des clartés — il s’allongea sur un tombeau de feuilles d’érable et fi xa le ciel de tout son cœur — le bleu vieillissait de blanc, versait une musique profon-dément grave, alors que le soleil poudroyait dans ses yeux. C’est étrange, la naissance d’une musique aux approches du crépuscule, dans un vide solennel, quand un couteau de lumière te transperce à crier, mais tu ne cries pas, tu te lèves en harmonie avec le mouvement de cette fl eur immense des clartés en dérive, tu écartes la vigne ensanglantée et tu le vois enfi n, le fl euve en allée du soleil, et tu sens les larmes venir à toi, est-ce à cause de tant de bleu ? — alors qu’au loin s’allume la première étoile du soir, et ton cœur se déchire entre le bleu et l’or, mais ce n’est plus une étoile — une barque de lumière guidée par un jeune dieu — ton cœur se déchire entre le bleu et l’or ? — un jeune dieu qui te mènera au bord de la nuit, vers la fl eur perdue, et tu dévales la pente le temps d’un éclair, les herbes jaunes et noires s’illuminent à ton passage, et tu vois son visage de feu, un rien étonné, tu t’arrêtes, haletant, l’air d’un faune après son songe d’après-midi, et tu sais désormais que la musique, la fl eur, le bleu et l’or avaient raison...

— Tu m’emmènes au bord de la nuit ? — Oui, professeur, rayonne-t-il, et il ajoute, timide,

mais vous êtes jeune...— Je viens de naître. Ainsi se termine l’été.

*C’était un dimanche. Le soleil devenait insuppor-

table, il fauchait les herbes au ras du sol, les fl eurs tombaient évanouies, et seul le parfum d’armoise laissait un arrière-goût de pourriture.

Un frisson parcourut Andriï à l’entrée de ce jardin — aucune respiration du vent, les arbres immobiles comme sur un dessin, la maison comme morte, un silence glacial par cette journée d’enfer. Il le vit sur une paillasse sous la rose tremière, deux pétales, comme les blessures, tremblaient à son cou, et un rayon jouait à ses lèvres. Andriï s’allongea près de lui et contempla ses cheveux en désordre, sa chemise blanche déboutonnée jusqu’à la poitrine, son sourire léger d’enfant émerveillé par quelque rêve, ou par le rêve du jardin enchanté, ses bras ouverts en arrière comme s’il accueillait le soleil.

« Il dort, pendant que... » pensa Andriï. Une hache appuyée contre le mur de la maison lui brûla le visage, dans l’éclat ardent. Mais voici qu’un papillon blanc se pose sur la lame. Après un long temps d’hésitation, Andriï effl eure le bras du professeur et murmure :

— Camarade Arcade, camarade Arcade...C’est alors que les paupières s’ouvrent lentement,

les yeux d’un vert clair, puis de plus en plus azurés se posent sur le cerisier, le papillon blanc s’envolant de la hache, puis sur le jeune homme au regard triste. Un léger bruissement du vent anime à ce moment-là les feuilles du cerisier, et le papillon blanc vient se poser sur les cheveux d’Andriï.

Ils se sourient. — Excusez-moi, jeune homme, je me suis assoupi,

murmure Arcade pour ne pas troubler le papillon. — C’est dimanche. Je viens vous chercher pour aller

à l’église. Tous les professeurs doivent y être. C’est très important. On doit en fi nir avec Dieu, l’opium du peuple.

Arcade tressaille, puis se tourne vers le papillon blanc en allée vers le cerisier, et de l’ombre, murmure tout bas:

— Vous y croyez vous, en Dieu ? Pas de réponse. Puis il regarde dans les yeux d’enfant triste, profon-

dément. Les pétales de rose tremblent encore à son cou.C’est alors qu’Andriï se jette dans ses bras dans

un sanglot.Un oiseau entame son chant d’automne, doucement,

puis de plus en plus fort. C’est le chant aux approches du départ.

Une ombre a enveloppé la hache et le cerisier. Plus de senteurs d’armoise.

*Maria marchait lentement comme dans un demi-

sommeil. Elle n’entendait plus les cris à ses côtés. On la bousculait en dépassant, on l’interpellait — en vain. Elle s’avançait par habitude, après avoir couru, vite, vite, on brûle Dieu, lui a-t-on crié, mais soudain, cet éclat blanc d’asters écrasés, la glaça comme si c’était déjà l’hiver, et pourtant elle vit, arrivée sur la place du village, ce grand spectacle du dimanche, les hommes en noir, corbeaux aux coupoles lumineuses, puis les nuages semant le gris, et les cloches tombées à terre avec un grand tremblement, les croix renversés du ciel, sur les asters, les hommes en rouge et les icônes traînées dans la boue, les images coupées à grand couteau pour enlever l’argent sur les restes d’iconos-tase, les Saintes Vierges deshabillées de leurs mantes dorées, quelques hommes en blanc et en bleu aux bras liés, un prêtre hautain au regard mort, au geste hiératique mal à propos, vers ce monde en sanglots, à genoux ou pétrifi é, quelques pauvres trésors sur les charettes, et ces croix scintillant de sang, jetés sur les voitures noires comme sur les tombes à l’abandon, on démarra, et ils s’enfonçaient dans la terre, rayant les fl eurs qui ne saignaient plus, personne, personne ne

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protégeait l’église, la peur suait, montait comme une odeur d’urine, puis il y eut cet ivrogne qui cracha sur l’image du Christ en majesté, attiré par les hommes noirs et rouges à boire à la mort des dieux anciens, une femme gisait sur le sol, morte ? puis un énorme feu s’empara des visages saints si adorés, et une prière monta tout au fond d’elle, implorant la vengeance au ciel, mais pas de foudre terrassant les bêtes d’antéchrist, à peine un gris, sans une goutte de larme.

Alors elle tourna le dos à l’église et bousculant les gens se mit à courir de plus en plus vite. A sa porte, par terre, elle trouva le vieil Arsène, essoufl é, en larmes, il n’avait plus de forces pour rejoindre les autres.

— Alors ? murmura-t-il écœuré.— Je vais vous chercher un peu d’eau, eut-il pour

réponse.

Traduit par Dmytro Tchystiak

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Almanach de la littérature ukrainienne contemporaine

Traducteurs :

Iryna Dmytrychyn [email protected]

Danylo Ostash [email protected]

Sophie [email protected]

Clément OLLIVIER [email protected]

Dmytro Tchystiak [email protected]

Ivan Riabtchyї[email protected]

Justine [email protected]

Rédacteur littéraire [du projet]:

Sviatoslav Mazuryk (Святослав Мазурик)[email protected]

ISBN 978-966-663-409-5CALVARIA2013

« Plus de pays — plus de livres »Créer les conditions pour mieux présenter la littérature de l’Ukraine à travers le monde, favoriser les échanges et élargir les frontières littéraires, élaborer les stratégies communes pour mieux intégrer la littérature ukrainienne dans la littérature européenne, mettre en place un réseau mobile actif et effi cace de coopération entre les écrivains, les traducteurs et les éditeurs du monde et l’Ukraine, — telles sont les missions du projet.

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