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5 Introduction Il est des textes qui semblent voués à n’être que des médiateurs de lecture pour des événements historiques ou pour d’autres textes. Ils sont convoqués comme documents historiques, ou, au mieux, comme moyens de lecture d’autres textes, littéraires eux ! Ils ne sont presque jamais lus comme texte en soi. Ils sont pure transparence 1 , référence d’un autre textuel. Textes rendus muets sur eux-mêmes par la place qu’on leur donne dans le champ culturel ; textes à qui on ne demande presque jamais de parler d’eux-mêmes : de leur écriture, de leur stratégies énonciatives, de leurs rôles discursifs, de la place qu’ils ont dans le champ culturel. C’est un véritable continent noir qui se tient sur les marges de la Littérature, celle qui est étudiée et figure dans les manuels 2 . Ce constat qui concerne en premier lieu la littérature française 3 , reste toujours valable pour la littérature algérienne de langue française. J’avais nommé cet ensemble textuel apparemment indéfinissable essai 4 , reprenant le terme générique qui semblait évident. J’avais étudié des textes maghrébins écrits en français, pour voir comment un genre particulier pouvait s’acclimater dans une région où le français était une pratique linguistique inédite. J’avais essayé de dégager quelques caractéristiques qui permettraient leur classement sous une même étiquette générique. 1 Cf. F. RECANATI, L’Enonciation et la transparence. Pour introduire à la pragmatique, Paris, Seuil, 1979. Le constat que fait RECANATI à propos de la phrase, considérée comme “transparente” par rapport à un contenu qu’elle exprimerait, est valable pour un genre, l’essai, qui serait expression d’idées déjà présentes. Les citations dans le corps du texte sont données en italiques simples, dans les notes, elles sont entre guillemets. 2 Les frontières entre la Littérature et la non-Littérature s’estompent, mais les pratiques des manuels (ces lieux où la littérature se constitue contre ce qui n’est pas elle) reconduisent souvent les clivages entre les deux domaines. 3 Des études sur “l’essayistique” ont depuis paru : Marc ANGENOT, La Parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982. 4 Cf. Z.ALI BEN ALI, Essai de typologie d’un genre. L’essai maghrébin, thèse de 3ème cycle, Aix-en-Provence, février 1980.

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Introduction

Il est des textes qui semblent voués à n’être que des médiateurs delecture pour des événements historiques ou pour d’autres textes. Ils sontconvoqués comme documents historiques, ou, au mieux, comme moyensde lecture d’autres textes, littéraires eux ! Ils ne sont presque jamais luscomme texte en soi. Ils sont pure transparence1, référence d’un autretextuel. Textes rendus muets sur eux-mêmes par la place qu’on leurdonne dans le champ culturel ; textes à qui on ne demande presquejamais de parler d’eux-mêmes : de leur écriture, de leur stratégiesénonciatives, de leurs rôles discursifs, de la place qu’ils ont dans lechamp culturel.

C’est un véritable continent noir qui se tient sur les marges de laLittérature, celle qui est étudiée et figure dans les manuels2. Ce constatqui concerne en premier lieu la littérature française3, reste toujoursvalable pour la littérature algérienne de langue française. J’avais nommécet ensemble textuel apparemment indéfinissable essai 4, reprenant leterme générique qui semblait évident. J’avais étudié des textesmaghrébins écrits en français, pour voir comment un genre particulierpouvait s’acclimater dans une région où le français était une pratiquelinguistique inédite. J’avais essayé de dégager quelques caractéristiquesqui permettraient leur classement sous une même étiquette générique.

1 Cf. F. RECANATI, L’Enonciation et la transparence. Pour introduire à la pragmatique, Paris,

Seuil, 1979. Le constat que fait RECANATI à propos de la phrase, considérée comme

“transparente” par rapport à un contenu qu’elle exprimerait, est valable pour un genre,

l’essai, qui serait expression d’idées déjà présentes.

Les citations dans le corps du texte sont données en italiques simples, dans les

notes, elles sont entre guillemets.2 Les frontières entre la Littérature et la non-Littérature s’estompent, mais les pratiques des

manuels (ces lieux où la littérature se constitue contre ce qui n’est pas elle) reconduisent

souvent les clivages entre les deux domaines.

3 Des études sur “l’essayistique” ont depuis paru : Marc ANGENOT, La Parole pamphlétaire.

Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982.

4 Cf. Z.ALI BEN ALI, Essai de typologie d’un genre. L’essai maghrébin, thèse de

3ème cycle, Aix-en-Provence, février 1980.

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Je voudrais continuer ici la réflexion commencée alors en reprenantles questionnements et en les prolongeant. La question est restéequasiment entière :

Est-ce une marque du genre que le flottement de la nomination etles pérégrinations du genre ? Je voudrais poser quelques élémentscomme base d’une poétique historique, selon la formule de BAKH-TINE, pour un genre dont le statut littéraire (la place dans le champlittéraire) est loin d’être évident.

Comment trouver un protocole de lecture pour cette Babeltextuelle commencée il y a bien longtemps, marquée par la mort-témoignage du sage au verbe irrépressible, Socrate ? L’attitude deSOCRATE éclaire les positions de tous ceux qui refusent, dans leurdiscours, l’ordre des choses et des idées.

Même s’il ne saurait être question d’aborder une étude de l’essaidans la culture occidentale, les grandes césures d’une histoireintellectuelle projettent, par comparaison, un éclairage sur le corpusretenu. L’essai francophone algérien est, au moins pour une part5, héritierd’une tradition qui lui est parvenue par la colonisation6 et l’écolefrançaise7. Remonter, même très sommairement, à l’origine (à uneorigine, l’autre étant surtout du côté de l’oralité de la langue première)d’une pratique discursive permet d’en constiture l’archive (FOUCAULT8)pour en comprendre les lois de production et de mutation. Doublehéritage, et donc double aspect de l’archive. Cet héritage est direct àtravers la lecture des textes, que cette lecture se fasse à l’école ou enmarge du corpus des textes lisibles à l’école. Il est indirect et arrive par legenre. En adoptant une attitude critique devant les discours admisl’essayiste se situe dans la lignée de MONTAIGNE. En dénonçant

5 Il faudrait voir en quoi ces textes sont également héritiers d’une autre tradition, celle de la

littérature et de la rhétorique arabes. L’un des signes les plus évidents tient à certaines

attaques de discours : les salutations du début, les interpellations liminaires, etc. (Cf. le

texte de l’Emir KHALED). Sans préjuger d’une étude qui reste à faire, on peut dire que

l’oralité qui souvent habite ces essais s’inscrit probablement dans la rhétorique arabe. Une

telle étude montrerait une circulation interlinguistique et interculturelle (dans le texte d’un

même écrivain) qui viendrait contredire les séparations entre francophones et

arabophones.

6 Il faudrait également voir dans quelle mesure il ne s’agit pas de retour. On sait que

l’héritage scientifique grec a été repris par les Arabes. Quand quelle mesure des éléments

littéraires et rhétoriques ont-ils également été repris ?

7 Christiane ACHOUR a montré comment les textes littéraires (surtout le texte fictionnel)

étaient habités par les textes enseignés. Les textes s’élaborent entre réitération et

détournement / déconstruction. Cf. C. ACHOUR, Abécédaires en devenir. Idéologie

coloniale et langue française en Algérie, Alger, ENAP, 1985.

8 Cf. Michel FOUCAULT, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

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l’injustice, l’inégalité, il dénonce ainsi le scandale en le provoquant ; il estdans la lignée de VOLTAIRE et ZOLA...

Comment aborder cette nébuleuse de textes très divers, courts ouplus longs, publiées dans un journal, une revue, réunis avec d’autressous un titre commun, ou occupant, lorsqu’il s’agit d’un long textesolitaire, l’espace de tout un livre, et même quelquefois de plusieursvolumes ?

Comment lire ces textes qui, dans un pays où le français, languede l’écriture, est pris entre une double pulsion de revendication et derejet, renouent avec la vocation première du genre, questionnentl’ordre du monde, remettent en question les vérités tranquilles,perturbent les évidences, brouillent les clartés et les frontières...?

Pour mener cette étude, je procéderai par sondages dans le corpus,par analyses complètes ou plus parcellaires. J’adopterai ainsi ce qui mesemble le principe même du genre : pas de démarche rigoureusementconstruite, mais une stratégie globale. Le but est de montrer commentdes textes fonctionnent, comment ils relèvent d’une pratique discursivequi permet de les regrouper génériquement. Mon travail aura deuxvisées :

tracer une histoire du genre (une poétique historique) dans uncontexte précis, celui d’une écriture dans une langue autre. Lesarticulations historiques et politiques ont des équivalents dans le blocdiscursif, sans qu’il y ait forcément une étroite concordance ;

esquisser une générique qui permet de dégager les lois deproduction et de fonctionnement de textes qui sont tenus hors ducorpus littérature. Ces lois seront dégagées des textes eux-mêmesqui peuvent ainsi informer leurs lectures possibles.

L’analyse de ces textes sera caractérisée par une stratégie de l’étoile-ment qui permet d’aborder le problème de plusieurs côtés, un peu à lamanière de l’essai.

Je limiterai mon corpus à l’Algérie et prendrai en considération unelongue période historique, en allant du geste scripturaire inaugural deHamdan KHODJA en 1833 aux années de l’indépendance. Restrictiondonc à un seul pays, ce qui me permettrait de mieux suivre lesfluctuations d’une pratique d’écriture, qui malgré son apparente non-conformité à des règles génériques, reconduit de façon plus ou moinsvisible des modèles, des habitudes, des façons de dire... qui relèventd’un genre, lui-même assez protéiforme et mouvant pour ne pas êtrereconnu immédiatement. Restreindre le champ d’étude à un seul pays nem’empêchera pas de mettre quelquefois en contrepoint un exemple prisailleurs, pour l’éclairer autrement.

Extension dans le temps : remontée vers l’origine du genre en Al-gérie, pour ensuite en suivre les grandes étapes. Car, comme dans tousles pays où le français est une langue à la fois imposée et conquise, une

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langue de l’extérieur que l’on fait sienne, le genre essai se conjugue trèsétroitement à l’histoire. En effet, aussi bien au Sénégal, avec par exempleCheikh Anta DIOP, qu’aux Antilles avec Aimé CESAIRE, qu’en Afrique duNord avec Albert MEMMI, KATEB Yacine ou Jean AMROUCHE, deshommes exclus de l’Histoire vont devenir acteurs de discours(quelquefois en même temps qu’ils devenaient acteurs politiques)9. Ilsdisent je et se veulent sujets de leur histoire. Ils prennent la parole unpeu comme on prend le maquis, hors des parcours (des discours)convenus, avec et contre les valeurs qui étaient admises jusque-là,instaurant une sorte de guérilla dans le champ discursif organisé et réglésans eux.

SARTRE a senti ce changement d’attitude et de positionnementdans le champ discursif. Dans sa préface aux Damnés de la terre deFrantz FANON, il écrit pour présenter le livre aux lecteurs européens10 :

On y parle de vous souvent, à vous jamais […]. Un ex-indigène “de langue

française” plie cette langue à des exigences nouvelles, en use et s’adresse aux

seuls colonisés […]. Quelle déchéance : pour les pères, nous étions les uniques

interlocuteurs ; les fils ne nous tiennent même plus pour des interlocuteurs

valables : nous sommes les objets du discours.

SARTRE pointe une nouvelle pratique linguistique et unchangement d’interlocuteur. Les fils, qui, comme leurs pères se sontbattus pour la France et qui, comme eux, ont cru aux promesses faites,ne se comportent pas comme les pères. On leur avait dit qu’à la fin de laguerre un changement dans leur situation de colonisé interviendrait. Ilsse sont battus pour la France. Ils ont ensuite attendu que les engage-ments pris soient respectés… SARTRE ajoute plus loin11 :

Les pères, créatures de l’ombre, “vos” créatures, c’étaient des âmes mortes,

vous leur dispensiez la lumière, ils ne s’adressaient qu’à vous, et vous ne preniez

pas la peine de répondre à ces zombies. Les fils vous ignorent : un feu les éclaire

et les réchauffe, qui n’est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous

sentirez furtifs, nocturnes, transis : chacun son tour.

Pourtant, même ces pères, tournés vers un unique interlocuteur quiles ignorait, et qui ont commencé, en une propédeutique douloureuse etsouvent maladroite, à prendre la parole dans la langue apprise à l’école,ont un discours dérangeant, dissonant dans le réglage discursif qui ne

9 Cheikh Anta DIOP, Nations nègres et culture, Paris, Présence Africaine, 1954 ; Aimé

CESAIRE, Le Discours du colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1954 ; Albert MEMMI,

Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, éditions Buchet-Chastel,

1957 ; KATEB Yacine, Abdelkader et l’indépendance algérienne, Alger, éditions En

Nahdha, 1947 ; Jean AMROUCHE, L’Eternel Jugurtha, dans la revue L’Arche,1946.

10 FANON, Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961.

11 Op. cit., p. 13.

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prévoyait aucune place pour eux. Ces colonisés qui écrivent en françaiscommencent généralement par poser ce que l’on peut appeler un postulatd’existence : nous sommes, nous avons été ainsi dans l’histoire et nousne méritons pas le sort qui nous est fait en colonisation. Cette affirmationse construit à partir des valeurs enseignées (notamment celles de 1789)et des failles et des faiblesses du discours fort et monologique desmaîtres du pays, et donc de la parole.

Il est possible de reprendre la périodisation thématique qu’Abdel-kébir KHATIBI propose pour le roman maghrébin. Ce critique distingue12 :

a - De 1945 à 1953, le roman ethnographique prédomine (avec description de

la vie quotidienne) : Sefrioui, Feraoun, Mammeri, Dib (première manière).

b - De 1954 à 1958, le problème de l’acculturation constitue la préoccupation

majeure de cette deuxième tendance : Chraïbi, Memmi.

c - De 1958 à 1962 règne le littérature militante centrée sur la guerre d’Algérie :

Bourboune, Djebar, Kréa, Haddad, Dib (deuxième manière).

Cette périodisation s’articule sur la périodisation historique etpolitique. Pour l’essai, la première période, qui pose une identité et déjàrevendique, commence très tôt, dès 1880. Dès que les coloniséscommencent à écrire en français, ils utilisent un verbe dérangeant. Lemilitantisme commence, de façon incontestable, en 1930.

On voit déjà que le chronotope historique ne coïncide pas toujours,loin s’en faut, avec le chronotope culturel, mais il sera toujours possiblede dégager des lignes de convergence (ou de divergence). On pourraainsi voir comment certaines périodes faibles au plan politique sont despériodes fortes, des périodes de maturation, au plan symbolique : ainsi,en Algérie, mais aussi pour d’autres pays colonisés, la période 1945-1954 qui va de la répression des manifestations de Sétif (au lendemainde la fin de la seconde guerre mondiale qui voit la remise au pas descolonisés qui avaient cru que la liberté était aussi pour eux !13) audéclenchement de la guerre de libération et à la relance des mouvementsd’indépendance, voit la publication de textes, d’essais, qui dressent entotems identitaires des ancêtres résistants (l’Emir Abdelkader et Jugurthaen Algérie, le roi Christophe aux Antilles, Béhanzin en Afrique noire, etc.).

Cette notion de chronotope permettra de rendre compte du travaildu texte, pris dans le champ historique. Elle permettra de repérer lesgrandes articulations historiques telles qu’elles structurent le champintellectuel et littéraire.

12 Abdelkébir KHATIBI, Le roman maghrébin, Paris, Maspero, 1968, p. 27-28.

13 Cette remise au pas sanglante s’est passée non seulement en Algérie, mais aussi au

Sénégal (massacre des Africains cadres subalternes de l’armée ) et à Madagascar où il y

eut quelque 90 000 morts en 1947...

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Il sera difficile de rester dans le cadre de ce travail. Les besoins dela démonstration me feront quelquefois en sortir. Parcequ’il seraintéressant de faire le détour par d’autres textes, produits ailleurs, dansun contexte comparable14. Parce qu’il est indispensable de mettre enregard des textes étudiés ceux qui constituent leur cadre discursif. Parcequ’il est difficile de faire coïncider coupure historique et coupure littéraire.Ainsi, les textes de Lacheraf, publiés avant 1962, sont repris après. En1965, leur destinataire change. l’Autre auquel on s’adresse c’étaitl’historien français, le tenant de la colonisation, etc. A sa place apparaîtl’Algérien tenté par une écriture lapidaire de l’Histoire, par unearabisation simplificatrice, etc. Les essais féminins constituent un en-semble qu’il est intéressant de considérer avant et après 1962. Cette datedevient une articulation importante dans une production qui sera étudiéecomme un tout.

La démarche de l’essai, qui refuse le strict formalisme, qui peutpister la thèse projetée par divers protocoles, sera la mienne. Celle d’uneliberté qui peut sembler synonyme de désordre. Mais il faut la considérercomme une méthode adaptée à des textes formellement très divers.

14 J’ai mené cette démarche en étudiant les textes de CESAIRE, GLISSANT, SENGHOR, MEMMI ou

KHATIBI... Cf. les articles cités en bibliographie.

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1° partie :Les problèmes méthodologiques.

L’essai depuis Montaigne.

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Chapitre 1 :Eléments pour une poétique historique

A PROPOS DE QUELQUES NOTIONS

Comment lire des textes qui sont considérés comme importants,mais qui n’ont jamais été pris comme textes ? Ils jouent un rôlefondamental dans le champ intellectuel, qu’ils contribuent à structurer et àdynamiser, mais n’ont jamais été étudiés comme réseau complexe designification. Refoulés dans la catégorie du discours d’idées, de l’essai ouétude, ils renvoient à une extériorité. Ils sont expression d’une idée (uncontenu) située ailleurs, dans une sorte de hors-texte préexistant.

Il s’agit de considérer ces textes non plus comme transparence15,mais comme résistance, comme travail de signifiance.

Comment se construit et s’organise ce genre de texte ? Comments’élabore et s’étoile la thèse principale – ou thèse matrice ? Et les thèsessecondaires, comment semblent-elles quelquefois effacées, oubliées ouabandonnées pour faire résurgence à un moment donné du texte ? Aquelles stratégies, argumentatives ou plus généralement discursives,cette organisation répond-elle ? Quels sont les présupposés etsoubassements à partir desquels les thèses se construisent ? Quels sontles discours qui sont convoqués en texte, et selon quelles procédures :citations directe ou indirecte, allusion, reformulation ? Pour quels usagesdiscursifs : pour être repris et réitérés ou pour être réfutés ? Quelles sontles figures et postures discursives en texte et comment s’organisent-ellesles unes par rapport aux autres ?...

Les questions pourraient être multipliées qui permettraient d’envi-sager l’essai comme texte, comme discours. Pour mener ce questionne-ment, il est possible d’adapter les méthodes et instruments d’analyse dudiscours. Mais une caractéristique du genre fait problème. L’essai, surtoutdans des pays où le discours peut avoir des implications sur le champsocial et politique, est projeté vers une efficacité située hors de sonespace. Le texte peut difficilement être réduit à des limites restreintes, iléchappe toujours vers autre chose, qui lui pré-existe ou qu’il appelle à 15 Cf. F. RECANATTI, La transparence et l’énonciation. op. cit.

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venir. L’essai est un genre qui se conjugue étroitement à l’histoire et onne peut le couper de ce qu’on appelle le contexte. Ce contexte deproduction et de réception sera forcément un aspect important dansl’analyse.

Comment rendre compte de caractéristiques génériques et d’unfonctionnement particuliers? La question a déjà été posée depuis long-temps pour les genres où les préoccupations ésthétiques sont plusvisibles que dans l’essai.

Pour BOURDIEU, par exemple, il s’agit de

dépasser l’opposition entre une esthétique interne, qui s’impose de traiter

l’œuvre comme un système portant en lui-même sa raison d’être, définissant lui-

même dans sa cohérence les principes et les normes de son déchiffrement, et une

esthétique externe, qui, le plus souvent au prix d’une altération réductice,

s’efforce de mettre l’œuvre en rapport avec les conditions économique,s sociales

et culturelles de la création artistique 16.

Comment concilier les deux dimensions d’un texte, son organisationet son système internes, quasi autonomes et ses relations (sonimplication) avec le contexte de production?

Il faut tout de suite préciser que ce contexte de production estprésent en texte. Par le jeu des forces du champ discursif, par un jeucomplexe de citations, etc., ce contexte est convoqué en texte. L’histoire,la société, la politique, etc. sont autant d’énoncés organisés dans l’en-semble textuel.

LE CHRONOTOPE

La notion de chronotope a été adaptée par Mikhaïl BAKHTINE17 quil’emprunte au domaine des mathématiques et de la biologie pourdésigner la combinaison de l’espace et du temps en un tout :

Nous appellerons chronotope, ce qui se traduit, littéralement, par “espace-

temps” : la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été

assimilée par la littérature […]. Il exprime l’indissolubilité de l’espace et du temps

[…]. Nous entendons chronotope comme une catégorie littéraire de la forme et du

contenu 18.

La notion de chronotope permet de mettre en évidence le travailspécifique dont le texte est le lieu, que le texte littéraire rend possible.

16 Pierre BOURDIEU, “Champ intellectuel et projet créateur”, in Les Temps modernes, n°

246, nov. 1966, p. 905.17 M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.18 Ibid., p. 237.

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Les deux dimensions sont transformées et synthétisées. Une nouvelledimention naît, qui sera spécifique de la littérature. Bakhtine ajoute :

Ici le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que

l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de

l’Histoire19.

Le temps et l’espace ne sont plus des notions abstraites. Elleséchangent leurs qualités, deviennent concrètes. Soumises à l’épreuved’une subjectivité, ces catégories ne sont plus extérieures et sont prisesdans l’Histoire. Elles prennent les marques de la situation particulière quiles caractérise et se présentent comme un complexe résultant de leurfusion.

Importance du chronotope pour une typologie des genres

Selon BAKHTINE, le chronotope présente

Une importance capitale pour les genres. On peut affirmer que ceux-ci avec

leur hétéromorphisme, sont déterminés par le chronotope 20.

Le chronotope peut permettre de dépasser la diversité formelle d’unensemble textuel et d’approcher une sorte de caractère invariant. Il peutpermettre de définir un genre ; il se situe à la formation même du genre,quand le genre intègre les catégories de l’espace et du temps. Lethéoricien russe a pu ainsi établir une typologie des genres romanes-ques. Parlant des chronotopes qu’il a étudiés, il note qu’ils

se placent à la base de variantes précises du genre “roman” qui s’est

développé au long des siècles21.

On touche ici à l’articulation entre étude générique et étude historique.

Importance du chronotope pour une histoire de la littérature

Pour rendre compte de l’articulation texte / histoire, BAKHTINEdistingue implicitement plusieurs chronotopes. Il définit le chronotopehistorique, qu’il appelle le véritable chronotope historique ou chronotoperéel ; ou encore chronotope extérieur réel. La littérature a assimilé

de façon compliquée et sporadique : on n’adaptait que certains de ses aspects,

accessibles dans certaines conditions historiques ; on n’élaborait que certaines

formes de reflet du chronotope réel dans l’art 22.

19 Ibid., p. 23720 Ibd.., p. 238.21 Ibid., p.391.22 Ibid., p.238.

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On a donc le chronotope historique et le chronotope littéraire (l’éla-boration esthétique). Cela permet de poser les jalons d’une histoire litté-raire qui prend en compte : l’originalité du travail littéraire, de la distancede l’écrivain face à la langue et aux discours déjà constitués. Tout celareprésente pour lui un matériau et un lieu à travailler, à refaçonner pourun usage inédit et encore habité par les autres formes. Ce travail varie etprend des formes très diverses dans le temps.

BAKHTINE constate que les formes génériques peuvent avoir unepériode de créativité et de dynamisme. Elles peuvent ensuite se figer. Leschronotopes sont alors transmis, mémoire et archive, par le genre qui lesa élaborés. On aura alors des formes qui persistent

même après avoir perdu complètement toute signification véritablement

productive et adéquate. D’où la coexistence, dans la Littérature, de phénomènes

anachroniques, ce qui complique à l’extrême le processus historico-littéraire 23.

Ces anachronismes, persistance de formes a-historiques, permettentde mettre en parallèle des textes différents.

La notion de chronotope prend en compte également l’originalité dutravail littéraire à l’intérieur de chaque genre. C’est là l’autre aspect dontle chronotope permet de rendre compte. Cet aspect découle duprécédent et permet de comprendre les similitudes entre espaces ettemps différents. C’est parce qu’il se retrouve dans une situationcomparable à celle du penseur grec au Ve siècle avant Jésus-Christ,c’est parce que, comme SOCRATE, il négocie sa place dans la cité, quel’essayiste algérien engage tout son être dans un texte.

Le chronotope permet de rendre compte des similitudes entre dessituations historiques et culturelles que l’on sent, intuitivement,semblables ou comparables, sans vraiment arriver à le montrer.

Les chronotopes littéraires déterminent en fait les différents genres(ou sous-genres, car les définitions de BAKHTINE fluctuent). La notionconcerne surtout le roman et exclusivement les genres littéraires. Celarelance la question du classement de l’essai comme genre littéraire.BAKHTINE propose indirectement une solution à travers l’étude de labiographie et de l’autobiographie antiques. Les remarques qu’il fait pources genres peuvent être reprises pour l’essai et dépasser la question dece qui est littéraire ou pas.

Le chronotope de base est, pour ces genres, celui de la vie de celuiqui cherche la vraie connaissance24. Dans l’essai, également, il s’agitd’une quête d’une valeur absolue : la vérité, la justice, etc. Celui quiprend la parole et dit je parle pour tous.

23 Ibid.,p. 238.24 Ibid., p. 278.

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Une autre caractéristique des genres étudiés par BAKHTINE inté-resse l’essai. Les premiers textes sont normatifs et pédagogiques. Lesessayistes veulent, eux aussi, donner une leçon, expliquer, démontrer,réfuter, etc. Dans l’essai, souvent la visée pédagogique (nous dirions laréprésentation pédagogique) croise d’autres représentations : polémique,scientifique, etc. On a une véritable stéréoscénie : plusieurs scènes où sejouent en même temps plusieurs représentations. BAKHTINE signale quela première autobiographie est un plaidoyer (il s’agit du plaidoyerd’ISOCRATE) :

Ces formes d’autobiographie et de biographies classiques n’étaient pas œuvres

littéraires de caractère livresque, détachées de l’événement socio-politique concret

de leur retentissante publicité. Bien au contraire, elles étaient entièrement définies

par cet événement, elles étaient des actes verbaux, civico-politiques, glorification

ou autojustification publique d’un homme réél […] Son chronotope réel, c’est la

place publique, l’agora25.

On retrouve des caractéristiques comparables dans l’essai : l’impactsocial de l’essai, sa projection vers quelque chose qui n’est pas lui, versune efficacité qui lui est extérieure. Ce discours se déploie en public etvise la communication avec le plus grand nombre.

BAKHTINE a dégagé un autre chronotope, celui du seuil, dutournant et de la crise. Ces termes sont valables pour l’essai. Lesintellectuels algériens, surtout les premiers, se tiendront au seuil dunouveau monde qui s’offre à eux dans la violence.

BAKHTINE étudie le processus historico-littéraire26 qui a abouti à labiographie et à l’autobiographie. A la base, il y a la déploration ou thrène,puis l’enkomion ou éloge funèbre et commémoratif. Le discoursargumentatif et réflexif fait suite au discours direct, il vise l’adhésion del’allocutaire. Il y a passage de l’expression de la sensibilité à un discoursplus de réflexion. Cette notion de chronotope permet de mieux identifierun ensemble de textes ou un texte isolé, d’en dégager lescaractéristiques.

L’INTERTEXTUALITE

La notion vient compléter cet appareil méthodologique. Elle proposeune démarche pour étudier le dialogisme dans un texte. Un texte lit etécrit d’autres textes. Il absorbe et transforme d’autres textes, d’autresénoncés :

25 Ibid., p. 280.26 Ibid., p. 278

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L’intertextualité […] désigne le travail de transformation et d’assimilation de

plusieurs textes opéré par le texte centreur qui garde le leader-ship27.

Ce travail, conscient, voulu, ne concerne pas la reprise volontaire. Eneffet, tout texte est montage de citations d’autres textes, plus ou moinsrepérable. Tout texte s’écrit à partir du déjà écrit et du déjà parlé. Onsera en droit de parler d’intertextualité

lorsqu’on peut repérer dans le texte des éléments structurés antérieurement à

lui, au-delà du léxème28.

Il est possible de reprendre la distinction que fait RIFFATERREentre intertexte et intertextualité29. Le premier est constitué par le vastecontinent des textes que le texte centreur a intégré, sans qu’il y ait eu unedémarche volontaire. L’intertexte constitue le milieu dans lequel le textes’élabore. Il serait comme l’idéologie. Il hante et traverse le texte etpermet de le situer, dans le temps, dans l’espace et par rapport àl’idéologie. Il est l’une des composantes importantes du cadre discursif.

L’intertextualité permet de voir comment le texte en écriture travailledes énoncés qu’il intègre dans sa trame. Les énoncés repris serontorientés vers une signification précise. Les sèmes en sont limités ourecalibrés, prolongés ou détournés. Le texte centreur peut répéter cesénoncés ou leur faire dire autre autre chose que ce qu’ils disaientexplicitement. La répétition, c’est par exemple, la répétition du savoirscolaire. On est dans l’ordre de la citation, de l’allusion et de l’emprunt.Ces énoncés peuvent être subvertis, soit dans leur structure phrastique,soit au niveau sémantique. Ce sont tous les jeux de mot, ce sont tous lesdétournements. Enfin, ces énoncés peuvent être totalement reformulés,recréés. Les énoncés sont détournés de leurs significations originelles.On trafique

les pôles idéologiques […]. Alors s’ouvre le champ d’une parole neuve, née

des fissures du vieux discours, solidaire de lui. Malgré qu’ils en aient, ces vieux

discours injectent toute leur force de stéréotype à la parole qui les contredit, ils la

dynamisent30.

Sur les ruines des vieux discours, à partir de leur sclérose, le dis-cours neuf peut se tenir. Contester pour pouvoir dire, bloquer pour fairepartir un nouveau discours. L’intertexualité est une notion fondamentalepour l’étude du texte pris dans ses relations à l’ensemble des autrestextes. Dans l’étude de l’essai, elle permet de rendre compte de sondialogisme.

27 L. JENNY, “ La stratégie de la forme”, in Poétique n° 27, 1976, p. 262.28 Ibid. p. 262.29 Cf. RIFFATERRE, “L’intertexte inconnu”, in Littérature, n° 41, 1981, p. 4.30 L. JENNY, art. cit., p. 262.

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L’archéologie : archive, énoncé, stratégie...

La méthode archéologique de Michel FOUCAULT propose unedémarche et des notions qui permettent de rendre compte des textesproduits dans un contexte discursif précis. Elle permet de comprendrecomment ces textes sont devenus possibles et ont été produits.

Cette théorie enveloppante s’articule sur deux notions : l’archive etl’énoncé. La première est définie comme le système général de laformation et la transformation des énoncés31. Elle permet ainsi de voircomment le discours (concepts, histoire et explications) sur la folie s’estconstitué. Ce n’est pas une continuité, mais une discontinuité, avec desruptures, des failles, des points faibles où la cohérence n’est plusévidente. Elle permet l’élaboration des lois qui rendent compte desénoncés. Selon Angèle KREMER MARIETTI, elle touche à un niveau

situé entre la langue définissant le système de construction des propositions et

le corpus recueillant les données des paroles effectivement prononcées32.

L’archive permet de rendre compte de l’articulation de la langue, decette donnée de base, point de départ de multiples possibles, surl’actualisation effective des énoncés. L’énoncé est l’objet discursif pourlequel les lois et la démarche archéologiques sont élaborées et mises enœuvre.

Il apparaît comme un élément dernier indécomposable susceptible d’être isolé

en lui-même et capable d’entrer dans un jeu de relations avec d’autres éléments

semblables à lui 33.

Il est l’atome du discours34. Cet atome est déterminé au niveau de l’ar-chive par la combinaison (la résultante) de la langue et du corpus, despossibles et de l’actualisation.

L’archéologie est une méhode d’analyse qui décrit les énoncés, leurformation et leur transformation. Elle rend compte des stratégies, c’est-à-dire des moyens qui rendent un énoncé énonciable. Elle permet demontrer (de déceler et de lire) les ruptures dans le continuum discursif.Elle est une remontée à l’origine des énoncés, à ce qui les fonde. Elle estainsi une démarche historique35. Elle permet d’écrire l’histoire desformations discursives.

31 M. FOUCAULT, op. cit, p. 171.32 A. K. MARIETTI, Michel Foucault. Archéologie et généalogie, Paris, Librairie Générale

Française, Le livre de poche, 1985, p. 148. Première édition, Paris, Seghers, 1974.33 M. FOUCAULT, p. 106.34 Ibid., p. 107.35 FOUCAULT précise: “Je n’ai jamais présenté l’archéologie comme une science, ni même

comme les premiers fondements d’une science future”, op. cit., p. 269.

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Elle permet de mettre en évidence les relations d’engendrement etd’évolution des énoncés : comment sont-ils élaborés ? Sur quels socles ?en opérant quelles coupures avec les énoncés qui ont été leur matièrepremière ?

On peut dire que la démarche archéologique se situe sur l’axediachronique. Si elle pointe l’origine de l’énoncé, c’est pour en suivreensuite l’évolution, selon les rapports de force du champ culturel, selonles conditions d’énonciation.

La démarche de Pierre BOURDIEU est, elle, davantage (mais passeulement) de l’ordre de la synchronie. Elle permet de rendre compte del’organisation du champ culturel (ou intellectuel, ou littéraire).

LE CHAMP INTELLECTUEL

BOURDIEU refuse la séparation entre étude immanente du texte etétude externe, qui le réfère à une autre réalité dont il serait expression,reflet, etc. L’œuvre a une double dimension, esthétique et sociale. Elleest création originale et acte de communication. Elle occupe une placespécifique dans le champ intellectuel. Cette notion permet de rendrecompte de la position de l’œuvre par rapport aux autres agents. Cechamp,

à la façon d’un champ magnétique constitue un système : c’est-à-dire que les

agents ou les systèmes d’agents qui en font partie, peuvent être décrits comme

autant de forces qui, en se posant, s’opposant et se composant, lui confèrent sa

structure spécifique à un moment donné du temps 36.

Les positions qu’occupent l’auteur, le concept d’œuvre, la matéria-lité du livre, l’éditeur, le critique, etc., et leurs relations les uns avec lesautres, font la configuration du champ intellectuel. Ces positions etrelations évoluent. Le producteur intellectuel, l’artiste comme lescientifique ou le philosophe, trouve devant lui un rôle déjà arrêté, unchamp de forces déjà constitué. Il peut reconduire cette situation ou latransformer. Son geste transformateur est soumis aux rapports de forcesdes autres champs (politique, social, scientifique...).

La structure du champ est un état du rapport de forces entre les agents ou les

institutions engagées dans la lutte ou, si l’on préfère, dans la distribution du capital

spécifique qui, accumulé au cours des luttes antérieures, oriente les stratégies

ultérieures 37.

36 BOURDIEU, “Champ intellectuel et projet créateur”, in Les temps modernes, n° 246, nov.

1966, p. 865.37 P.BOURDIEU, Questions de sociologie, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p. 114.

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A l’éclairage de cette notion de champ intellectuel, il sera possiblede cerner la position de l’écrivain colonisé. Sa position lui vient de lastructuration du champ, par le rapport des forces culturelles, sociales etpolitiques. Cette position, il la construit après l’avoir gagnée, lui, l’intrus.Rien, dans le réglage du champ qui se met en place au lendemain del’arrivée des Français, ne prévoyait son intervention en tant queproducteur de sens. Ce champ ne prévoyait que des textes et discourseuropéens. Il intègre des discours qui lui préexistent (comme les récits duDocteur SHAW et de SHALER38) ou qui ont été élaborés (réitération etcompilation à l’occasion de la conquête).

Il fait partir de nouveaux discours et rend d’autres inaudibles,quasiment impossibles à tenir : les isotopies du déficit civilisationnel et dela barbarie des Algériens se mettent en place. Elles seront de véritablesmatrices discursives qui vont engendrer une multitude de textes dans lamême lignée thématique. Mais les isotopies sur la générosité et l’espritchevaleresque de l’Arabe ou du Maure donneront lieu à des discoursmarginalisés, qui auront une petite place dans le champ culturel.

Albert MEMMI avait montré la constitution et les métamorphoses dudiscours colonial qui opère une dévaluation systématique des valeurs : lagénérosité devient imprévoyance, etc.39

L’écrivain colonisé s’aventure dans un monde qui ne le prévoyaitpas. L’école lui avait ouvert les portes d’un univers où il ne devait êtreque toléré. Toléré et / ou refoulé sur les marges du champ intellectuel, ilaura une position qui tient de l’impossible. Il n’était prévu que commereproducteur de discours déjà constitués. Après une période propé-deutique marquée par la réitération et l’imitation de modèles esthétiquesdéjà dépassées, il va ouvrir les voies de l’inconnu et de l’inédit. Sonintervention va alors travailler à perturber le champ intellectuel.

Le champ discursif

BOURDIEU avait défini les champs intellectuel, culturel et littéraire.Découlant de cette définition, la notion de champ discursif peut êtreretenue. Elle présente l’avantage de se limiter aux textes et permet deprendre en compte l’ensemble constitué par les divers discours.Polarisation donc sur les textes, à partir desquels les autres forcespeuvent être retrouvées. En effet, le point de départ est constitué par letexte. C’est dans son champ que sont organisées les différentes forcesdu champ intellectuel et social. C’est dans ses relations, qu’il a établies,avec les autres textes que peuvent être étudiées ces forces. Ce textepeut occuper diverses positions dans le champ discursif : majeure oumineure.

38 Thomas SHAW, Voyage dans la Régence d’Alger, Oxford, 1738 ; et William SHALER,

Esquisse de l’Etat d’Alger ..., Boston, 1826.39 Albert MEMMI, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Buchet-

Chastel, 1957, Rééd. Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1973.

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Le champ est toujours pris entre stabilité et mouvementdestructurant. Il se constitue par l’équilibre momentané entre lesdifférentes forces, entre les différents pôles discursifs. Dans le champ enconstitution en 1830, on peut repérer le pôle de la mission civilisatrice dela France et celui du droit des Européens (à faire cesser la piraterie, etc.).Des intrus, imprévus, peuvent intervenir et prendre place dans ce champ.Ils vont travailler à changer la configuration du champ de forces.

L’horizon discursif

Dans la même perspective, nous pouvons avancer la notiond’horizon discursif ou cadre discursif. Cet horizon est présent en texte,ne serait-ce que par des allusions. Mais il est posé comme une extérioritéau texte sur lequel il ne fait pas peser de contrainte. Il constitue unensemble de repères par rapport auquel l’écriture se constitue. Ilconstitue un ensemble de références qui permettent la communication. Lapérennité de la présence française constitue l’un des éléments importantsde l’horizon discursif jusqu’au lendemain de la première guerre mondiale,jusqu’à la revendication d’indépendance lancée par MESSALI Hadj.

Le cadre discursif est constitué par la masse des textes produits, quijouent le rôle de repères et de références mais qui ne sont pasdirectement lus par le texte ici et maintenant.

Les formations discursives

Cette notion empruntée à PECHEUX permet de mieux rendrecompte de la dynamique du champ intellectuel (ou culturel ou discursif).

Nous appellerons [...] formation discursive ce qui dans une formation

idéologique donnée, c’est-à-dire à partir d’une position donnée dans une

conjoncture donnée déterminera par l’état de la lutte des classes, ce qui doit être

dit40.

Dans le monde colonial, la séparation colonisés / colonisateurs sesurimpose sur la lutte des classes et la voile. Ce qui doit être dit estdirectement déterminé par la situation coloniale. Les indigènes ne peu-vent qu’être dans la réitération-reproduction. Ils vont répéter sans fin desénoncés de la mission civilisatrice de la France, du retard de leur société,etc. Rien ne devrait changer et le maintien de l’identique41 devrait assurerla pérennité des discours (et des formations sociales). Mais un autremouvement crée une tension vers le changement.. Le champ discursifdans lequel les écrivains vont intervenir n’est pas figé. Il est pris entre la

40 Michel PECHEUX, Les Vérités de La Palice. Linguistique, sémantique, philosophie, Paris,

Maspero, 1975, p. 130.41 Ibid., p. 131.

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reproduction et le changement. L’Ecole française enseigne en mêmetemps, et contradictoirement, les valeurs de la supériorité civilisationnellede la Métropole et les valeurs de 1789. On peut comprendre la constanteréférence des discours des intellectuels colonisés aux valeurs de laRévolution française.

Les acteurs discursifs

Dans la perspective de cette spatialisation du textuel, la notiond’acteurs discursifs permet une individualisation des éléments quitravaillent à la signifiance. Les figures et les postures de ces acteurs nesont pas exactement identiques à celles qui se retrouvent dans le champpolitique. Cette notion permet de dépasser l’apparente contradiction entrela position occupée par l’auteur dans la champ politique ou social et laposition qu’il se donne en texte.

Ainsi, un écrivain, tout en reconduisant le discours colonial, peutouvrir un autre discours, par exemple celui de la permanence berbère quia survécu à tous les envahisseurs. Glissement du projet discursif vers larevendication, presque à l’insu du locuteur. Tension à la limite del’incohérence qui vient de sa situation.

La constitution du sujet discursif

Lorsque les Algériens, conquis, occupés puis colonisés, se mettentà écrire en français, leurs textes s’inscrivent, dès 1833, dans uneexpérience primordiale de l’altérité. Ils parlent d’eux-mêmes et de leursociété, de leur pays et de leur culture. Ils font leurs premiers essais dansune langue extérieure, et dans laquelle il faut façonner son verbe. Ils’adressent à un public qui semblait ne pas les prévoir comme sujets deparole. Le premier texte publié provoque une perturbation du champdiscursif qui se met en place. Hamdan KHODJA tente, en prenantdirectement la parole, en se posant comme sujet énonciateur et en disantje, d’échapper à l’enfermement dans l’objectivation (en devenant sujet dediscours pour ne plus être seulement objet de discours). Dans ce jeu demiroir renversé, il se veut maître de son image (de son identité). Il est,figure emblématique de l’intellectuel algérien en colonisation, somméd’écrire pour être / devenir. Etre c’est être parlant et écrivant dans l’Autrelangue.

Les individus sont “interpellés” en sujets-parlants (en sujets de leur discours)

par les formations discursives qui représentent “dans le langage” les formations

idéologiques qui leur correspondent 42.

Les premiers colonisés qui s’expriment en français vont avoir,jusqu’au discours de la revendication d’indépendance (qui rend une unité 42 Ibid., p. 143.

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et une cohérence), un discours clivé. Ils sont pris entre la réitération dudiscours dominant (lui même contradictoire) et la production d’un autrediscours, impossible à tenir.

Cette situation de l’impossible vient de leur formation. Ils sont lesenfants d’une société vaincue et dominée. Au moment où ils émergentsur la scène de l’écriture (où ils disent je en français), c’est la période dela domination politique et juridique. Restructuration de la propriété auprofit des Européens. Donc, du jour au lendemain, les relations naturelles(non soumises au temps) sont bouleversées. Restructuration de lanomination : les anthroponymes de type tribal sont remplacés,quelquefois par des sobriquets43.Ils seront les otages qu’une sociétévaincue doit offrir au vainqueur, littéralement, puisque les enfants deschefs de la résistance furent envoyés dans les écoles française, etsymboliquement. Ils seront les éclaireurs de leur société envoyés dansl’Autre monde, pour en ramener savoir et des bribes de pouvoir.

Ils sont sommés de se déterminer comme figures exemplaires,illustration et justicication de la colonisation. Ils sont en même temps lesporte-parole de leur société. Cette situation sur deux mondes opposés,dans la gueule du loup, fera que leur discours sera comme uneimpossibilité de discours et une fuite vers d’autres possibles.

Le dialogisme : un discours toujours précédé

Tout texte produit par un colonisé est un texte précédé, qui arrivedans un champ discursif déjà fixé, ou en voie de l’être, qui a pour horizondiscursif un ensemble textuel qui lui est antécédent. On peut ici reprendrela remarque de Pierre MACHEREY à propos des voyages des romans deJules VERNE : les découvreurs sont des re-découvreurs. Ils ne sontjamais les premiers ; quelqu’un les a toujours précédés sur cette îleinhabitée qu’ils croyaient vierge de tout contact humain44. De la mêmefaçon, les Algériens prenaient la parole en français ne le font pas dans unpaysage vide. Ils prennent place dans un cadre déjà bien constitué, oùdes repères sont déjà en place, où des valeurs sont bien installées, etdéjà presque fossiles. Le dialogisme est le principe fondateur de cestextes.

Texte / discours

Texte et discours. Les deux substantifs seront utilisés pour désignerles mêmes unités d’étude : des énoncés ou des ensembles d’énoncés.

43 En effet, les officiers des bureaux arabes qui établirent l’état civil à la française pro-

cédèrent au fractionnement de la tribu. Ils donnèrent quelquefois des patronymesridicules : noms de légumes, noms désignant des tares : imbécile, boiteux, etc.

44 Pierre MACHEREY, Pour une théorie du texte littéraire, Paris, Maspero, 1968.

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Le texte est une pratique signifiante où se réalise la rencontre du sujet et de la

langue 45.

Pour préciser, BARTHES cite Julia KRISTEVA :

C’est un appareil translinguistique qui redistribue l’ordre de la langue en

mettant en relation une parole communicative directe avec différents énoncés

antérieurs ou synchroniques 46.

Le texte résulte du choix et du travail qu’un sujet énonciateur (quiémet un énoncé vers un récepteur)) opère dans la langue. On peutreprendre ici la conception du mot telle que Julia KRISTEVA l’emprunte àBAKHTINE. Le mot (l’énoncé minimal) est un complexe sémique, uncroisement de sens, un croisement de surfaces textuelles. Il est aussi entant qu’énoncé le lieu de rencontre d’un je et d’un tu 47. Cette conceptiondu texte rencontre celle de discours .

Il est défini comme étant une unité égale ou supérieure à la phrase ; il est cons-

titué par une suite formant un message ayant un commencement et une clôture.

Le discours est encore défini comme étant le langage mis en action, lalangue assumée par un sujet parlant48. Le discours comprend lesopérations d’énonciation et leurs résultats, les énoncés 49.

Pour ce qui nous intéresse, ces définitions du texte et du discourscomme complexes où se rencontrent, pour le premier, le sujet et sonénoncé, et pour le second l’énonciation et l’énoncé, ne sont pas trèséloignées d’une de l’autre. On peut donc utiliser les deux notions dansune acception commune.

45 Roland BARTHES, article “Texte” in Encyclopaedia Universalis.46 Cité par BARTHES, art. cit.47 Cf. Julia KRISTEVA, Sémiotiké, Paris, Seuil, 1978.48 Jean DUBOIS et alii, Dictionnaire de linguistique, Paris, Larousse, 1973.49 Annie BOONE et André JOLY, Dictionnaire terminologique et systématique du langage,

Paris, L’Harmattan, 1996.

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Chapitre 2 :Eléments pour une histoire de

l’essai en tant que genre

HISTOIRE D’UN MOT, NAISSANCE NOMINALE D’UN GENRE

MONTAIGNE ET LES ESSAIS

Avec MONTAIGNE s’ouvre le premier chapitre de cette histoirefragmentée (en est-elle pour autant lacunaire ?) de l’essayisme50. Le motessai est adopté par l’écrivain qui, faute d’un terme adéquat dans lelexique générique de son temps, le prend pour désigner le complexetextuel qu’il met en chantier (en écriture). Avec cet honnête homme, c’estune dynamique discursive nouvelle qui est inaugurée. Celle-ci peutrenvoyer à SOCRATE, même si MONTAIGNE déclare sa filiationintellectuelle avec d’autres auteurs.

Comment commence ce premier acte de l’essayisme ? Par uneretraite, par un retrait du monde, un désengagement du mouvement subiet non assumé du monde. Mais, dans le cas de MONTAIGNE, retrait,désengagement, est-ce synonyme de désintérêt ? MONTAIGNE partici-pait, jusqu’à cette date de la retraite, à l’exercice du pouvoir : il jouissaitd’une reconnaissance sociale et avait des charges politiques. En effet, ilétait entré au Parlement de Bordeaux à vingt-quatre ans (en 1657).Treize ans plus tard, il prenait une décision d’une extrême importance:celle de quitter ses fonctions publiques et de se retirer dans sa librairie,installée dans une tour de son château. Il veut se consacrer à l’étude et

50 Cf. Marc ANGENOT, La Parole pamphlétaire . Typologie des discours modernes, Paris,

Payot, 1982. Il parle d’essayistique.

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à la publication des œuvres de son ami LA BOETIE, mort sept ans plustôt.

A partir de LA BOETIE et de Raymond SEBOND

Comme dans le cas de Socrate, c’est le hasard -ou la fatalité, c’està dire l’Histoire- qui décide de la position de MONTAIGNE dans le champintellectuel de son époque. Il vient à l’écriture de façon doublementbiaisée, par un double détour :

Il est légataire intellectuel de son ami LA BOETIE et s’attelle à lapublication de sa Servitude volontaire.

Poussé par son père, il traduit et publie en 1559 La Trilogienaturelle de Raymond SEBOND.

Ces deux textes sont comme des prétextes à sa propre écriture.Eléments dynamiques qui vont impulser et comme légitimer sonintervention comme commentateur ? Cette hypothèse semble plausiblequand on pense que l’écrivain met, très tôt, en œuvre une pratique del’entreglose résolument moderne51.

Mais un second acte scripturaire accompagne cette première entre-prise et, très rapidement, la rejette dans l’ombre. Sept ans après la mortde son ami, MONTAIGNE entre en littérature. La mise en scène discursivede cet événement a été imaginée par Michel BUTORr : MONTAIGNE notela pression de son entourage :

Les plaintes qui me cornent aux oreilles sont comme cela : “oisif ; froid aux

offices de l’amitié et de la parenté et aux offices publiques, trop particulier”.

BUTOR prend la suite, à la manière de l’auteur des Essais :

Mais que faites-vous ?

– Je lis, j’écris vaguement.

– Quel genre de choses écrivez-vous ?

– Oh, je prépare la publication du discours de La Servitude volontaire de mon

ami La Boétie.

– Cela nécessite-t-il si long temps ?

– C’est que je l’entoure, je l’encadre avec des pièces de moi.

– Des traités ?

– Pas exactement.

– Des discours ?

– Encore moins.

51 “Nous ne faisons que nous entregloser”, écrit-il, rendant visible le principe intertextuel du

champ littéraire.

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– De quoi y est-il question ?

– Un peu de tout

– Comment cela se présente-t-il ?

– C’est que j’ai beaucoup hésité, j’hésite encore, ce n’est pas mûr...52

Au texte déjà en écriture mais non encore “prêt”, s’ajoute un dis-cours d’accompagnement, commentaire et dérivation. C’est la dynamiquescripturaire de l’essai en tant que genre qui est ainsi dégagée. Samatière, le socle sur lequel il se développe, ce sont les discours déjàconstitués53. L’essai selon MONTAIGNE dit ce qui est déjà là ; il se consti-tue à partir, en marge, autour, au travers, contre, avec...., ce qui est déjàconstitué en tant que discours.

L’entrée solennelle en écriture

“L’Entrée de MONTAIGNE en littérature est cérémonieuse commeune entrée en religion”, note Michel BUTOR. En effet, le futur écrivain faitpeindre sur le mur de sa librairie cette devise :

L’an du Christ 1571, âgé de trente-huit ans, la veille des Calendes de mars,

anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, las depuis longtemps de sa

servitude du Parlement et des charges publiques, en pleines forces encore se

retira dans le sein des doctes vierges, où, en repos et sécurité, il passera les jours

qui lui restent à vivre […].

BUTOR ajoute : Quelle solennité et quelle présomption ! 54 Théâtrali-sation55 plutôt. Mise en scène. L’originalité de MONTAIGNE et l’importancede sa démarche apparaissent d’abord dans la rupture opérée : avec lesactivités et les façons de faire qui étaient les siennes et celles de sonépoque, pour se consacrer à autre chose.

Avant même de commencer à écrire, il décide de vivre autrement,de sortir de la conception et du cours habituels de la vie. Ecrire serapour lui une activité qui va doubler et remplacer la participation directe à

52 BUTOR, “Le monde des Essais”, in Essais, Paris, 10-18, 1965, Tome II*, p. VII-VIII.53 Ainsi, les très nombreuses citations de MONTAIGNE ne sont ni superflues ni secondaires.54 Cf. la présentation du Livre I, p. XIV.55 Selon l’expression de Christiane BOUTOUDOU, Montaigne. Textes et débats, Paris, Le

livre de Poche, 1984, p.10.

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la vie : s’il n’a plus de charge officielle, MONTAIGNE n’en continue pasmoins à prendre part à l’histoire agitée de cette période56.

Les Essais sont directement branchés sur l’actualité57. On sait queMONTAIGNE a traité les sujets plus divers, en gros tous les sujets de sonépoque : la peur ou les cannibales, l’amitié ou l’éducation des enfants, ledormir ou l’ignorance, la fainéantise ou les livres...

Traité de philosophie, traité de morale, ensemble de réflexions surla vie... Le(s) livre(s) de MONTAIGNE c’est tout cela. Mais ce quicaractérise le plus son entreprise, c’est le fait que tout les sujets traitéssont passés par le crible d’une conscience aiguë, d’une conscienceirréductible à nulle autre.

Le projet de MONTAIGNE

L’auteur présente son projet dans l’adresse au lecteur :

C’est icy lecteur un livre de bonne foy. Il t’advertit dès l’entrée que je ne m’y

suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Il n’y ay en nulle considération

de ton service, ny de ma gloire. Je l’ay voué à la commodité particulière de mes

parens et amis […] je veus qu’on m’y voie en ma façon simple,naturelle et

ordinaire, sans contantion et artifice : car c’est moy que je peins [...]. Ainsi, lecteur,

je suis moy-mesme la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu employes

ton loisir en un subject si frivole et si vain58.

La stratégie discursive de MONTAIGNE est entièrement donnée ici :le sujet ? Lui-même, en tant que subjectivité. Son texte sera le miroir59,déformé et déformant à travers lequel se construira une consciencechangeante, fluctuante et contradictoire. Son texte est tissé par lesmultiples itinéraires d’une sensibilité et d’une pensée, qui sont prisesdans l’Histoire et qui sont constituées dans et par l’écriture. Avec ceténoncé du projet d’écriture, nous avons la scène discursive del’interpellation du sujet en écriture. Ecriture-miroir d’autres textes ? Lechamp intellectuel de son époque est revisité et ainsi restructuré. Denouvelles relations au savoir de son temps (c’est à dire à des textes) sontainsi établies : ce sera l’archive de son propre texte.

56 Il est élu et réélu maire de Bordeaux (1580-1583 et 1583-1585). Il mène des négociations

entre Henri IV et le Gouverneur de Guyenne ; il assiste en observateur aux Etats Générauxde Blois (1588) ; il écrit à Henri IV et refuse une place à la Cour.

57 C. BOUTOUDOU parle de “livre d’actualité”.58 MONTAIGNE, Essais, Paris, Union Générale d’Editions, 10-18, 1965, p. 3-4.59 Il ne s’agit évidemment pas d’un quelconque reflet d’une quelconque réalité préexistant...

Le miroir est constitué par cette relecture de discours constituant le champ intellectuel. Ilest donné par MONTAIGNE comme ce qui se construit à partir de cet avant textuel quiconstitue ainsi son archéologie.

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Le lecteur-destinataire est double. D’abord le premier, avoué,revendiqué comme lecteur direct, intime, celui qui est constitué par lesparents et les amis. Puis le second, différé, convoqué et réfuté : auquelMontaigne s’adresse directement en texte (alors qu’il ne s’adresse pas àceux pour qui, d’après ses déclarations, il écrit).

Le texte

Les Essais se présentent – sont donnés à lire – comme unensemble complexe, multiforme. Il est en effet difficile de définir l’attitudede MONTAIGNE . On connaît la diversité des lectures qui ont été faites dutexte et de son auteur: à un MONTAIGNE stoïcien succède un autreépicurien, puis un sceptique, un chrétien ou un pyrrhonien.60 L’auteurmultiplie les postures, semble porter successivement plusieurs masques.

On a toujours tenté de réduire son texte à une unité, à un sens enbloc. Or, ce complexe textuel fonctionne comme un carrefour, rencontreet bifurcation, convergence et dispersion :

C’est le lieu de convergence des savoirs de son époque. Les Essaisconstituent une sorte de compilation et de bilan du savoir de l’honnêtehomme. MONTAIGNE lit et réécrit les Auteurs (c’est à dire les auteursantiques).

Cette formidable érudition [...] se traduit essentiellement par l’affleurement

constant, dans ce discours, de citations antiques [...]. Montaigne paraît entretenir,

avec les auteurs de l’Antiquité, une relation privilégiée de communication, qui rend

la frontière peu sûre entre le développement personnel, le commentaire et la

paraphrase 61.

C’est également le livre d’une conscience individuelle marquéed’une irréductible originalité :

– Ainsi, lecteur, je suis moy-mesme la matière de mon livre 62.

– Somme, pour revenir à moy 63.

60 Cf BUTOR, présentation des Essais : “Etant donné le nombre énorme de citations que

comportent les Essais, des emprunts que les historiens de plus en plus avertis réussissentà déceler sous les passages apparemment les plus personnels, il est clair qu’en faisant unmontage d’extraits de son ouvrage on réussira à lui faire dire les choses les plusdifférentes, à nous proposer un Montaigne stoïcien, pyrrhonien, épicurien, chrétien, ce quiconsiste à vrai dire seulement à défaire son propre travail, à reconstituer Sénèque avec cequi vient de Sénèque, Pyrrhon avec qui vient de Sextus, Epicure avec ce qui vient deLucrèce (op. cit., p. XII).

61 BOUTOUDOU, op. cit., p.762 MONTAIGNE, op. cit., “Avertissement”,63 Ibid., Livre II, Ch. 17, p. 472.

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32

– Enfin, toute cette fricassée que je barbouille icy, n’est qu’un registre des

essais

de ma vie, qui est pour l’interne santé, exemplaire assez, à prendre l’instruction à

contre poil64.

MONTAIGNE a conscience de pratiquer une écriture particulière, quiest étroitement liée à l’Histoire. C’est comme une nécessité :

– L’escrivaillerie semble estre quelque simptome d’un siecle débordé. Quand

escrivismes nous tant que depuis que nous sommes en trouble 65.

Dans ces lignes, nous avons des indications sur la dynamique del’écriture de l’essai : écrire pour répondre au trouble , troubles sociaux –surtout la guerre –, trouble des systèmes signifiants et des discours.L’écriture serait comme une tentative pour essayer de comprendre ce quise passe, comme un accompagnement de l’Histoire.

MONTAIGNE met en place une stratégie discursive originalecaractérisée par une pratique nouvelle et par une nouvelle conception del’écriture. Dans l’avertissement Au lecteur, il ne cesse d’insister sur lecaractère privé de son entreprise:

– Je ne me m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée.

– Je veux qu’on m’y voie en ma simple façon, naturelle et ordinaire, sans

contantion et artifice: car c’est moy que je peins 66.

On pourrait multiplier les énoncés dans lesquels l’écrivain ne cessede répéter qu’il écrit une sorte de journal intime, destiné aux membres dela famille et aux amis. Mais pourquoi l’adresse est-elle faite au lecteur ?Lecteur est le premier mot du texte !

Coquetterie oratoire ? Peut-être. Mais il y a plus. Tout ens’adressant à un lectorat plus vaste, MONTAIGNE ne cesse d’affirmer quec’est lui qui parle, à sa façon, des sujets les plus divers examinés à partirde ses postures, selon son humeur... Il proclame une liberté absoluedans son écriture, quitte à tout prendre à contre-poil – justement enprenant tout à contre-poil.

MONTAIGNE désigne ainsi une pratique de l’essai: aller regarderderrière les sens admis, interroger les formations et les pratiquessémantiques habituelles, retouner, réveiller les évidences, y porter letrouble. CESAIRE, ou FANON, ou Ferhat ABBAS... qui interrogent lanotion de civilisation, dans les discours et dans les pratiques de la Francecolonisatrice, procèdent de la même façon en prenant les habitussémantiques à contre-poil.

64 Ibid., Livre III, Ch. 13, p. 370.65 Ibid., Livre II, Ch. 9, p. 201.66 Ibid., Avertissement au lecteur, p. 3-4.

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A ce lecteur continuellement relancé, MONTAIGNE propose un dis-cours nouveau. C’est à travers sa sensibilité et sa perception particulièresque tout, et surtout tous les discours de son temps, aussi bien les savoirsnobles que les vérités populaires (souvent en les frappant les uns contreles autres), sera examiné.

Cette disposition se conjugue avec une écriture nouvelle, qui dedéploie dans une réflexion sur sa propre genèse.

J’adjoute, mais je ne corrige pas... Mon livre est toujours un 67.

Pourquoi ce refus de revoir, de reprendre. La paresse naturelle deMONTAIGNE ou sa difficulté à écrire ne sont pas des arguments sérieux.En fait, l’écrivain met en place une écriture susceptible de rendre compted’un projet précis:

– Qui ne voit pas que j’ay pris une route par laquelle, sans cesse et sans

travail, j’iray autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde 68.

– Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’aage en

autre [...] mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon

histoire à l’heure 69.

Un écriture de l’instant, de l’actuel, une écriture qui accompagne etdouble l’événement, qui se veut archive et synopsis sensible de sondéroulé dans le temps. Cette réflexion, d’une étonnante modernité,accompagne l’écriture de MONTAIGNE . Ainsi, dans le chapitre intitulé Dela vanité, il note :

Moy à cette heure et moy tantost, sommes bien deux ; mais quand meilleur ?

Je n’en puis rien dire 70.

La réflexion qui se déploie dans ce chapitre est protéiforme et sejoue, selon la pratique discursive de l’essai, sur plusieurs scènes : enmême temps qu’il tente de cerner au plan philosophique la question del’unité et de la vérité de l’Homme (le changement d’opinion est-il trahisonou conformité à la vérité de l’instant ?), MONTAIGNE pose le problèmed’une conscience particulière, d’une écriture qui collerait à ce projet :

Mon livre est toujours un afin que l’acheteur ne s’en aille les mains du tout

vuides, je me donne loy d’y attacher (comme ce n’est qu’une marqueterie mal

jointe), quelque emblème supernuméraire. Ce ne sont que sur poids, qui ne

condamnent point la première forme, mais donnent quelque pris particulier à

chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. De là toutefois il

67 Ibid., Livre III, Ch. 9, p. 224.68 Ibid., Livre III, Ch. 9, p. 200.69 Ibid., Livre III, Ch. 2, p. 22.70 Ibid., Livre III, Ch. 9, p. 224.

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adviendra facilement qu’il s’y mesle quelque transposition de chronologie, mes

contes prenans place selon leur opportunité, non toujours selon leur aage 71.

Une écriture qui affiche sa pratique du palimpseste, une écriture quiarchive ses différents états repérables au niveau des jointures.MONTAIGNE semble avoir tenté, bien avant MALLARME, le Livre unique :toujours le même et pourtant en continuel changement, pour inclure leparamètre temporel. Faut-il en déduire que le Livre (les livres), toujours lemême et toujours en écriture, soit un complexe stratifié où se retrouvent,chronologiquement ordonnés, les états successifs du texte ? Un autreparamètre vient se combiner avec la chonologie des écritures : les ajoutsse font selon leur opportunité.

MONTAIGNE met en pratique une écriture auto-réflexive. BUTOR,dans l’introduction au Premier livre72 souligne la difficulté à repérer textecité et texte citant, à repérer les rajouts. Il compare l’écriture deMONTAIGNE à la peinture de l’époque : elle se constitue à partir d’unetexte central (La Servitude volontaire) qui va jouer le rôle de foyer qui vadynamiser les autres textes, qui sont comme des excroissances, desmonstres par rapport au texte central. Puis chacun de ces textes –excroissances monstrueuses – devient un foyer qui émet des rayons oudes lianes à la rencontre des autres 73.

Cette relation de solidarité multiforme (de brouillage des identitéstextuelles) se retrouve dans la pratique même de la citation. MON-TAIGNE reste dans la tradition de son époque: c’est un honnête hommequi lit les Anciens et s’abrite derrière leur autorité. Il compile, engrangedes informations. Mais il fait également un autre usage de la citation :

Je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par foiblesse de

mon langage tantost par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts,

je les poise 74.

Il relit et ré-écrit : le texte cité et réveillé, dégagé du sens figé qui luia été conféré est alors de l’ordre du scriptible 75. C’est son propre texte quifixe les règles de citation : celle-ci répond à une nécessité de ce texte.Antoine COMPAGNON montre que les Essais sont le lieu, et l’occasion,d’une véritable révolution dans la relation aux textes antérieurs.L’allégation (l’autorité de la tradition) diffère de la citation, (la répétitionqui engage le sujet). Toutes deux

représentent deux pôles concurrents dans la stratégie de la répétition au XVIe

siècle, l’un commandé par l’éthique médiévale du discours et par le commentaire,

71 Ibid., Livre III, Ch. 9, p. 224.72 BUTOR, Introduction du Premier livre, “L’origine des Essais”, p. III.73 BUTOR, op. cit., p. XLVIII.74 MONTAIGNE, op. cit., Livre II, Ch. 10, p. 112.75 Cf. Roland BARTHES, S / Z, Paris, Seuil, 1970, Rééd. Coll. “Points”.

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l’autre par la Renaissance et l’imprimerie. Chacun correspond à un système

différent de contrainte sur l’écriture. Mais le système de contrôle scolastique (par

la tradition, par une instance extérieure au texte, qui exige l’allégation comme

déclaration d’allégeance) s’est relâché, et la régulation classique (par le sujet) ne

s’est pas encore instituée.

Les Essais occupent une position intermédiaire entre deux modèlesculturels qui cohabitent pendant

cette période ambiguë où tout n’est pas encore joué : les deux sont possibles.

Ils sont un mélange hybride d’allégation et de citation ; il leur sert de relais 76.

Face à l’héritage culturel, au déjà-là textuel, MONTAIGNE aura uneposition intermédiaire. Il passe par la référence (et la déférence) auxdiscours antécédents, mais dans sa lecture-réécriture, il est déjà du côtédu sujet. Tout est soumis à l’examen d’une conscience et d’une sensibilitésingulières. Mais son irréductible originalité renvoie à l’Homme : Chaquehomme porte la forme de l’humaine condition 77.

Se dire, se peindre, c’est dire et peindre l’homme. Pour cela, unepeinture aussi pointilleuse que possible, mimétique, qui colle au temps.La peinture reste vraie parce qu’elle épouse le temps et obéit aux lois deses fluctuations. Ainsi, l’écriture de MONTAIGNE accompagne lesmutations, celles d’une vie, celles d’une époque. Elle est une réflexion surles problèmes du moment : L’escrivaillerie semble estre quelquesimptome d’un siècle débordé 78.

MONTAIGNE met en place une écriture de la fluctuation et dumouvement. Rien n’y est fixe ou fixé. Elle est à l’œuvre dans un texteouvert, lui aussi, sur de multiples scriptibles. Ces caractéristiques ont, enpartie, rendu possibles les différentes lectures des Essais79.

Ainsi, au XVIe siècle, dans l’écriture de MONTAIGNE, une forme(sens) inédite se met en place. Elle correspond à un moment de transitionentre deux périodes. Outre la nomination générique, le complexe textueldes Essais permet de déjà dégager les premières caractéristiques del’essai comme genre. L’essai travaille les discours déjà constitués. Il lesremet en mouvement, les relativise et les fait dériver, les fait dialoguer ets’opposer. Il est second, discours toujours précédé ; il est dialogique.

Cette rapide remontée vers l’origine du genre80, et aux Essais, opèreune coupure dans la production du discours d’idées. Elle ne tient pascompte d’une continuité, qui permettrait de repérer des écritures

76 COMPAGNON, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, 1979, p. 283.77 MONTAIGNE., op. cit., Livre III, Ch. 2, p. 22.78 Ibid.79 Les Essais auront une place de choix dans la constitutions du système culturel.80 Il est évident que l’on peut retrouver une pratique de l’essai comme genre avant

MONTAIGNE. Mais c’est avec lui que le genre apparaît en tant que tel.

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annonciatrices de celle de MONTAIGNE. Mais elle permet de donner unearchive au genre et d’étudier son archéologie.

PEREGRINATIONS ET PERMANENCE D’UNE DEFINITION

Cette conception de l’essai comme genre de la légèreté et del’incomplétude se retrouve dans les dictionnaires. On sait que cesgardiens de la langue sont des lieux où s’élaborent et se transmettent desvaleurs culturelles. Ils reprennent, et relancent, une certaine organisationde champ culturel. Comment y est défini le terme, et le genre, essai ?

Sans prétendre faire une étude exhaustive, il est possible d’opérerquelques sondages dans les dictionnaires pour voir comment y est définile genre et quelle évolution connaît cette définition.

a – La rubrique genre accède aux dictionnaires longtemps après queMontaigne a nommé (et ainsi créé) cette écriture particulière.

Essay : Epreuve. “C’est une dangereuse invention que celle des géhennes et

semble que ce soit plutôt un essay de patience que vérité” Montaigne, II, 5 81.

Montaigne est cité comme auteur, comme utilisateur du substantifporteur des sèmes habituels, mais pas comme inventeur d’un sémantismenouveau. Le genre ne fait pas encore son entrée dans le dictionnaire.

b – Dans le Dictionnaire de l’Académie française de 169482, on a uneacception littéraire et esthétique, mais pas encore générique:

Essay : se dit […] des premières productions d’esprit qui se font sur quelque

matière pour voir sy l’on y réüssira. Il a voulu faire voir par cet essai qu’il estait

capable de reüssir en quelque chose de plus grand.

Ce n’est pas encore la conception montaignénienne. Ce dictionnaireconnaît plusieurs rééditions83. Dans celle de 1835, outre la définitionprécédente, on trouve ce complément :

Il se dit encore de certains ouvrages qu’on intitule ainsi soit par modestie, soit

parce qu’en effet l’auteur ne se propose pas d’approfondir la matière qu’il traite.

Essais de géométrie [...]. Les Essais de Montaigne...

81 HUGUET, Dictionnaire de la langue française du seizième siècle, Paris, 1946.82 Paris, chez la veuve Jean Baptiste Coignard, dédié au Roy, 1694.83 En 1718, 1740, 1762, 1798, 1835, 1879.

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Cette définition se retrouve dans l’édition de1897 :

Divers auteurs ont donné par modestie ce titre à leurs ouvrages (essais de

phisique: essais des merveilles de la nature, essais de morale. Les Essais de

Montaigne. Il y a des essais de morale de Monsieur Nicole […]

C’est donc tardivement, longtemps après le texte de MONTAIGNE,que le substantif essai comme genre entre dans le lexique reconnu parl’Académie française.

Le genre est marqué par l’incomplétude : l’auteur d’un essai ne veutpas revendiquer d’emblée le statut d’écrivain. Par ailleurs, il ne va pasjusqu’au bout de ce qu’il y aurait à faire. Commence la définition pardéfaut. L’essai est projeté vers un modèle qu’il ne peut atteindre. Maiscomment est défini ce modèle, selon quels critères? Le dictionnaire n’endit rien. Mais la marque générique de l’essai est donnée et deviendrapermanente.

c – Cette définition va traverser les périodes et les dictionnaires. Ellesera reprise, quasiment telle quelle jusqu’à aujourd’hui. On la retrouvedans le dictionnaire de BESCHERELLE84 :

Litt : se dit de certains ouvrages qu’on intitule, soit que l’auteur ne se propose

pas d’approfondir la matière qu’il traîte, soit par modestie. Essais de géométrie.

Essais de physique, de morale, de littérature, essai sur la peinture, sur la musique.

Les Essais de Montaigne.

Bel exemple de cette pratique de l’entreglose dont parle MON-TAIGNE lorsqu’il pointe un aspect du fonctionnement du champ culturel.Réitération sans fin ; itération quasi simultanée d’un même énoncé dontles éléments sont permutés ou légèrement changés. Dans cette secondedéfinition, on a une permutation des énoncés des deux traitscaractéristiques, mais rien de différent d’une définition à l’autre.

d – Dans le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle (1866-1879)85,la définition se précise:

En litt., le nom “Essai” est donné à des ouvrages dont le sujet, la forme, la

disposition ne permettent pas de les classer sous un titre plus précis, mieux

déterminé. Mais cela ne signifie pas que l’ouvrage est superficiel et traité

légèrement, mais un ouvrage qui n’entre pas dans tous les développments que

comporterait le sujet.

84 B. BESCHERELLE Aîné, Bibliothécaire du Louvre, membre de la Société de Statistique

Universelle, de la Société grammaticale, etc., Dictionnaire, Paris, Simon et Garnier frèreséditeurs, 1835, 2ème édition.

85 Pierre LAROUSSE, Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle (1866-1879), réimpriméGenève - Paris, Slatkine, 1982.

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On peut y voir aussi un sentiment de modestie chez l’auteur en face d’un vaste

sujet, dont il ne peut prétendre embrasser toute l’étendue.

Essais : fut utilisé pour la première fois par Montaigne pour désigner ses notes,

pensées sur lui-même et ce qui l’intéresse [...].

MONTAIGNE a abordé presque tous les sujets de son époque, sansplan précis, en abordant d’autres problèmes que ceux annoncés par latête de chapitre.

Cet article intègre la dimension historique, thématique et mêmeformelle du genre. Il tient davantage compte de l’originalité d’une certainefaçon de traiter le sujet. Il y aurait une autre possibilité d’écriture, maisl’auteur choisit de ne pas la pratiquer. Il n’y a plus de jugement de valeurpar rapport à une norme. Mais c’est toujours par rapport à un modèle quilui est extérieur qu’il est évalué. Le genre est défini comparativement à unautre genre, qui n’est jamais ni nommé ni clairement défini. Ce genre-référence entrerait dans tous les développements du sujet.

Le texte de MONTAIGNE est évalué par rapport à un modèle decohérence : cohérence entre le titre et le texte, dans le texte même... Ilest caractérisé, selon cette définition, par le manque. On voit donc quec’est faute de pouvoir trouver une désignation et des critères génériquesadéquats qu’on classe un texte dans la catégorie essai. Qui classe ?L’éditeur, le critique ou l’écrivain lui-même, qui respectent ainsi l’orga-nisation du champ littéraire. On est toujours dans la définition par défaut,par le manque. Cet énoncé est toujours le même en 193086...

e – Cette définition est reprise dans les dictionnaires de PierreROBERT87 . Dans l’ouvrage de 1955, on trouve :

Litt. (depuis Montaigne) : se dit d’un ouvrage qui a quelque rapport avec un

traité mais s’en éloigne généralement par une plus grande liberté de composition

et de style.

Ouvrages faits d’articles en général courts, vifs et variés, plus ou moins

artificiellemnt réunis sous un titre général.

Dans cet énoncé, le genre-critère est nommé. Le traité, sans autreprécision, est tacitement posé comme plus rigoureux que l’essai. Ladéfinition pointe, ce faisant, ce qui constitue la caractéristique génériquela plus intéressante : cette liberté qui permet de jouer avec les règlessémantiques et formelles88.

86 Larousse universel, publié sous la direction de Paul Augé, Paris, 1930.

87 Pierre ROBERT, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française,Paris, 1955 ; Dictionnaire historique de la langue française, sous la directiond’Alain REY, Paris, 1992.

88 Les autres genres jouent aussi avec les lois qui les font appartenir à une classe générique.Subversion, parodie... autant de modes d’écriture possibles. Mais pour l’essai, cette libertéest un trait générique.

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Cette définition se retrouve telle quelle jusqu’en 1984. Ce n’est quedans l’édition de 1992 qu’il y a un changement notable :

Essai : désigne (1580, Montaigne) un ouvrage littéraire en prose qui traite d’un

sujet sans viser à l’exhaustivité.

Le genre est enfin défini en soi, sans comparaison avec un autregenre. Toutefois il reste encore une définition par manque, même s’il n’ya plus de jugement implicite.

f – Dans le Grand dictionnaire des lettres89, on a une définition quisemble débarrassée de tout jugement de valeur :

Ouvrage ou long article de revue dans lequel l’auteur traite librement d’une

question sans prétendre épuiser le sujet.

Le genre n’est plus défini à travers un comparatisme négatif. Ledisctionnaire donne des caractéristiques objectives.

g – Le dérivé essayiste apparaît dans les dictionnaires à la fin du XIXesiècle. Il désigne les auteurs d’essais :

– Essayiste : [...] de l’angl. “essay”, essai. Littér. Nom donné aux auteurs

d’essais, et particulièrement aux écrivains anglais qui rédigent dans les revues et

les journaux des chroniques scientifiques, religieuses ou artistiques.

– Encycl. Il importe de ne pas confondre l’”essayiste” avec le journaliste. Celui-

ci raconte les faits de chaque jour, le plus souvent sans commentaire [...].

L’“essayiste”, au contraire, traite chaque sujet avec certains développements,

l’expose, en recherche l’origine, le juge, le condamne ou l’approuve. En un mot,

l’objet que poursuit l’essayiste est la critique, tandis que le journaliste se propose

surtout de renseigner [...]. Chacun écrit dans un recueil à part : l’essayiste dans

une revue, et le journaliste dans une feuille quotidienne, c’est-à-dire un journal 90.

Cet énoncé est encore réitéré dans l’édition de 1930 (un seulchangement: il importe de ne pas confondre est remplacé par il estnécessaire de ne pas confondre : il faut s’adapter aux façons de parler dumoment...).

Le dictionnaire donne plusieurs informations : sur les pratiquesscripturaires, sur leurs finalités, sur le lieu et le statut éditoriaux du textejournalistique et de l’essai. Ici, c’est l’essai qui serait plus du côté de lanorme, de la complétude. C’est l’article de journal qui est implicitementdéfini par le manque.

Une seule forme d’essai est retenue : le texte publié et publiabledans une revue. C’est donc un texte assez court (même s’il est plus long

89 Grand dictionnaire des lettres, Paris, Larousse, 1986.90 Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle (1866-1979), op. cit.

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que l’article journalistique), qui ne peut constituer le texte d’un livre.Pourtant, VOLTAIRE par exemple avait publié des essais qui occupentplusieurs tomes.

Les dictionnaires donnent également des renseignements sur lespérégrinations géographiques (et historiques) du substantif. Lesessayistes apparurent d’abord en Angleterre, au XVIIIe siècle :

Les premiers essayistes furent des moralistes qui exposaient en un style

simple des idées moyennes. ce fut par ses “Essais” que Bacon, à l’instar de

Montaigne, entre en communication avec le public [...] 91.

L’essai, après sa naissance en tant que genre avec le texte deMONTAIGNE, ne devient un genre vraiment productif que beaucoup plustard, au XVIIIe siècle. C’est à la même période, durant ce siècle desLumières, qu’il migre en Angleterre où le nom de métier “essayiste” estforgé. Pourtant cette dormance d’un siècle ? Pourquoi n’y a-t-il pasd’essai au XVIIe siècle ? C’est le siècle de la poésie et du théâtre ; leroman commencera... C’est également le siècle de l’absolutisme, d’unpouvoir centralisé en un lieu, Versailles, autour d’un homme, le Roi Soleil.Au siècle suivant, d’autres perspectives se dessinent... Le débat d’idéesest animé par VOLTAIRE, DIDEROT et les Encyclopédistes... EnAngleterre, la fin de l’absolutisme se produit plus tôt. Sans aller très loindans une étude qui demanderait un autre cadre, on peut constater que laproduction d’essais, aussi bien en France qu’en Angleterre, se fait enregard (souvent avant) de bouleversements sociaux et politiques trèsimportants. On lit dans le dictionnaire cette précision :

L’Angleterre dut certainement à ces recueils [il s’agit des périodiques] une

partie de ses grands hommes et de sa vie politique. D’autre part, il est vrai, la

grande littérature y perdit ; les grandes œuvres devinrent rares. Les écrivains se

plurent à se tenir en contact continuel avec l’opinion [...] 92.

Plusieurs indications sont données : l’essai permet une interventiondirecte dans le champ politique. Il est action. Il permet également unecommunication plus directe entre un émetteur et des récepteurs visés. Lemoyen de communication (le canal) est également plus direct : le journalet la revue réduisent le temps qui sépare l’écriture de la lecture. Le texteatteint son destinataire quasiment dès qu’il est produit. La communicationest immédiate, le contact entre l’essayiste et le lecteur n’est pas différé.Ils seront de ce fait marqués par des signes de l’oralité. Les critiquesparlent de style incisif, vivant, etc. pour désigner une rhétorique qui resteproche de celle des genres de l’oralité. Harangue, interpellation... , il estfacile de retrouver les traits de ces genres dans les essais.

91 Op. cit.,entrée “essayiste”.92 Grand Dictionnaire Universel, op. cit.

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Ces caractéristiques de l’essai au XVIIIe siècle ne se retrouverontpas toujours telles quelles dans l’essai. Le contact direct avec le publicnotamment ne sera pas toujours reconduit. Il suffit que les conditionsmatérielles de publication changent, que l’on passe de la revue au livre,pour que les conditions de communication changent.

HISTOIRE D’UN GENRE

Le détour par MONTAIGNE et la pérégrination dans lesdictionnaires nous donnent les premiers éléments d’une histoire du genreencore à écrire. Ces quelques jalons nous sont nécessaires pour établirun cadre générique pour l’essai francophone en Algérie.

On sait que la transmission des lois génériques peut se fairedirectement, de texte (fondateur, comme les Essais ou non) à texte. Ellepeut se faire par le genre lui-même : si on veut écrire un roman, on sait,par l’école et les lectures, etc., qu’il y a un certain nombre de règles àrespecter pour que le texte produit soit reconnu comme roman.

On peut donc dire que le genre est héritier d’une tradition de laliberté intellectuelle et d’un certain non-conformisme. L’essayiste est,souvent inconsciemment, dans la lignée générique de MONTAIGNE , maisaussi dans celle de SOCRATE qui, dans la mémoire occidentale, est àl’origine de la figure de l’intellectuel. On peut aussi retenir d’autres jalonsdans la formation de la figure de l’intellectuel. VOLTAIRE s’engagea pourle rétablissement de la vérité : contre les préjugés de son époque, contrele climat d’intolérance, il voulut rétablir la justice, selon des critères quisont hors du champ habituel de la justice. ZOLA osa renverser le rapportde forces et se faire justicier face à l’appareil judiciaire et militaire. C’estlors de l’affaire DREYFUS que le mot intellectuel est fondé, lancé d’abordcomme une insulte avant d’être repris à leur compte par ceux qui étaientinsultés.

SARTRE est la figure la plus représentative de notre temps. Il pritposition sur les grandes questions du moment, notamment sur la guerred’Algérie. Engagement total. L’écrivain, essayiste, romancier etphilosophe, renoue avec cette tradition de l’intellectuel pris dans lesproblèmes, tous les problèmes, de la cité. L’appartement de SARTRE futplastiqué deux fois. Il fut question de le mettre en prison. On connaît laréponse du général DE GAULLE : On ne met pas VOLTAIRE en prison. Ilsignale ainsi cette lignée des intellectuels qui passe par le siècle desLumières ; il signale également un changement dans le champ culturelOn ne peut enfermer SARTRE, pourquoi ? Ce n’est point parce que celan’a plus d’importance. C’est parce que l’écrivain occupe une telle placedans le champ intellectuel, mais aussi politique qu’on ne peut le touchersans provoquer des perturbations importantes. Retour vers un rôle et uneposition de l’intellectuel qui semblaient oubliés.

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Nous voyons ainsi s’esquisser un profil de l’intellectuel, nous avonsdes repères pour déterminer ses positions. Il produit un discours plusdirectement branché sur l’actualité et les problèmes de son temps et desa société. Il ne reconduit ni les discours ni les valeurs en place. Il seraitplus du côté du franc-tireur que de celui qui suit les chemins tracés.

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Chapitre 3L’intellectuel : positions et fonctions

On nomme habituellement intellectuel celui qui intervient dans lechamp culturel pour poser des questions là où rien ne semble faireproblème. Mais qu’est-ce qu’un intellectuel ?

Comme le genre essai, le substantif est apparu dans un contexteprécis, celui de l’affaire DREYFUS. Il a servi à désigner le rôle – lanouvelle fonction – que joua ZOLA et, à sa suite, plusieurs universitaires,écrivains et artistes, dans cette affaire. Le 13 janvier, l’écrivain publie saLettre à Monsieur Félix Faure président de la République, baptiséeJ’accuse par le rédacteur en chef, Georges CLEMENCEAU93. Pour tousceux qui s’étaient sentis concernés par l’affaire, il s’agit

d’ouvrir une polémique publique, et d’empêcher un étouffement définitif de

l’affaire 94

L’écrit quitte les lieux et les formes qui étaient devenus les siens.Des hommes qui n’étaient pas désignés pour cette mission prennent encharge un problème qui ne relève pas de leurs compétences. Ilss’attaquent à l’Institution (à deux de ses piliers : l’armée et la justice) etprennent à témoin l’opinion publique. Le scandale permet de dénoncer unscandale encore plus grave et le manquement à des principes poséscomme valeurs absolues. Le journal permet une communication plusdirecte et vise un public qui n’est pas celui auquel s’adressenthabituellement ces hommes.

L’intervention de ces hommes vise une efficacité et supplée unedéficience de l’ appareil d’Etat. ZOLA écrit :

Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me

traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour ! J’attends 95.

93 Cf. ORYet SIRINELLI, “L’intellectuel : définition”, in Les Intellectuels en France, de l’affaire

Dreyfus à nos jours, Paris, A. Colin, 1986, p. 5.94 Ibid., p. 5.

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Cette action déroge aux habitudes installées dans le champ culturel.Courage et exigence de lumière et de vérité : l’écrivain se fait tribunal. Unnouveau rôle demande une nouvelle dénomination. C’est GeorgesCLEMENCEAU qui utilise le qualificatif intellectuel comme substantif pourdésigner le nouveau groupe :

N’est-ce pas un signe, tous ces “intellectuels” venus de tous les coins de

l’horizon qui se groupent sur une idée96.

Le mot est né, lesté par les sèmes d’engagement commun autourd’une valeur (ou d’un système devaleurs). Mais le mot ne prendra quelorsqu’il est repris par BARRES, pour fustiger cette action. Il se répand etsera ensuite endossé par le même BARRES, pour désigner son propregroupe. Le substantif né dans la polémique en gardera les marques :

S’il est des concepts qui sont intrinsèquement liés à l’image de l’intellectuel, ce

sont bien ceux de débat et de valeurs, le pour et le contre se traduisant souvent

dans les deux camps par Vérité / Erreur, Bien / Mal 97.

Ces caractéristiques sont celles que j’avais dégagées pour l’essaimaghrébin98: l’essayiste est celui qui va rétablir la vérité, qui travaille lessystèmes de valeurs, et qui se sent investi d’une mission en faveur desautres.

ORY et SIRINELLI proposent la définition suivante de l’intellectuelen France :

L’intervention de l’intellectuel se devra d’être, d’emblée, manifeste. Il ne sera

pas l’homme qui pense [...] mais l’homme qui communique une pensée : influence

interpersonnelle, pétitionnement, tribune, essai, traité... Et dans son contenu la

manifestation intellectuelle sera conceptuelle, en ce sens qu’elle supposera le

maniement de notions abstraites. Nulle nécessité, là non plus, de produire les

concepts en question. L’usage en suffira 99.

On a, énoncées ici, deux caractéristiques de l’intellectuel quipeuvent être reprises pour l’essayiste. L’intellectuel est identifiable par unsigne tangible : son texte, son discours..., en un mot par sa productionintellectuelle. Il travaille au niveau du concept, sans être producteur deconcept. C’était là une des caractéristiques majeures de l’essai quej’avais déjà dégagée pour les textes maghrébins. Les concepts existentdéjà et ils seront travaillés, soit reconduits tels quels, soit bricolés etadaptés à l’objet.

95 Ibid., p. 596 Ibid., p. 6.97 Ibid. p. 8.98 Cf. Z. ALI-BENALI, Essai de typologie d’un genre..., op. cit.99 ORY et SIRINELLI, op. cit., p. 9.

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L’intervention de l’intellectuel se situe dans le présent, dans l’ici etmaintenant. Elle se caractérise par le refus de reconduire les véritésadmises sans les soumettre à un examen critique. L’intellectuel estl’empêcheur de tourner en rond, dressé face à tous les conformismes100.

Son attitude est d’abord celle d’un contestataire. Son discours seraforcément iconoclaste. Il a une sorte de vocation d’opposant. Sonopposition au système de valeurs établies peut être radicale et secaractériser par une grande violence. Ce sera la position de FANON. Ilfait de la violence, qu’il projette comme seule possibilité, le principe-même de son écriture. La notion de table rase, reprise et réactualiséedans le nouveau contexte de la lutte contre la colonisation, constituera ladynamique-même du texte. Tout ce qui n’entre pas dans cette conceptionest écarté.

La définition rejoint celle de Jean-Paul SARTRE qui écrit quel’intellectuel est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas101.

Personne ne l’a désigné pour cette tâche. Personne, surtout parmiceux qui ont le pouvoir, n’accepte son rôle de dérangeur. Il n’a, sauf s’ilréussit dans son entreprise, aucune consécration. Plus encore selonSARTRE : tout le monde s’approprie ce qu’il produit. Homme nu, hommedémuni, il ne se veut possesseur d’aucun savoir et donc d’aucun pouvoir.Il est toujours en quête de vérité. Quête solitaire, à contre-courant. Mais,paradoxalement, cette quête n’a de sens que si elle concerne le plusgrand nombre. Cet homme qui se donne seul un statut et une fonction seveut quête de vérité et exigence de liberté. Mais son itinéraire solitaire n’ade sens que s’il est pris dans plusieurs autres itinéraires. Son destin nepeut être dissocié des autres. C’est pour cela que même lorsqu’il dit je,l’intellectuel est porte-parole.

Ces caractéristiques de l’intellectuel semblent (en regard du travaildéjà effectué sur l’essai) convenir pour les textes retenus ici. Mais sepose alors une autre question, celle de l’efficacité de l’intellectuel.SARTRE dit qu’on lui reproche son inefficacité, son impuissance. Cegrief est encore plus virulent en Algérie. Le discours sur l’impuissance,l’inutilité et la trahison des intellectuels est l’un des plus communs. Ilremonte très loin. On peut le trouver chez FANON, qui demande àl’intellectuel algérien et africain d’être à l’écoute et à l’école du peuple102.On le retrouvera après chez les dirigeants politiques. On le retrouvejusque dans la chanson103...

100 Ibid. p. 9101 SARTRE, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972, p. 12.102 FANON, Les Damnés de la terre, op. cit.103 Cf. la chanson d’AZIZ qui a pour titre Moi aujourd’hui je m’en fous. Le chanteur écrit : “Les

intellos sont au kilo / La brosse se fait au stylo / Du Caire à la Sorbonne / Dites-moi siparmi eux il y a un homme”.

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Abdallah LAROUI propose une hypothèse explicative pour une telledisqualification104. Selon lui l’histoire de l’intellectuel arabe est celle de lanécessité de penser la relation à l’Autre, qui est l’Occident. Trois façons,avec chaque fois une figure de l’intellectuel, se succéderont. Le clercassimile l’opposition Occident / Orient à l’opposition Christianisme / Islamet tentera une réponse en termes religieux. Sa démarche ne peut aboutir.Lui succède le politicien qui pense que la fin des régines autoritaires et laliberté permettront de régler de façon satisfaisante le décalage entre lesdeux mondes. Enfin le technophile ne croit qu’à l’efficacité technicienne...

Dans le modèle explicatif qu’établit LAROUI, pour l’écrivainarabophone, la figure de l’intellectuel évolue en fonction des tentativespour répondre à la question de l’altérité posée par la présence del’occidental.

Il nous semble que ces figures peuvent se retrouver dans les textescomme objet de discours, comme modèles explicatifs ou à atteindre. Maisl’ensemble des intellectuels retenus ont davantage à voir du côté del’intellectuel occidental. Les positionnements et les rôles de ces hommess’inscrivent dans la lignée de VOLTAIRE ou SARTRE. C’est qu’en étantdans une langue, on est dans son champ culturel, on adopte peu ou prouses références, ses auteurs, ses textes...

Les multiples et régulières déclarations sur l’inutilité de l’intellectuelsont peut-être signe qu’il n’est pas si vain que ça. Les pressions etrépressions qu’il subit sont une preuve de l’importance -réelle oupossible- de son intervention. Il peut faire bouger les choses, ouintroduire l’idée de leur relativité.

SIRINELLI105 étudie l’exemple de la guerre d’Algérie. Le manifestedes 121 lancé en automne 1960, avec comme figure emblématiqueSARTRE, provoque l’ébranlement d’un mythe (celui de la pérennité de laprésence française en Algérie). L’intervention des intellectuels a rendupossible ce qui ne l’était pas. La violence des réactions contre SARTREet les journaux qui étaient les canaux de diffusion de tels textes estparlante. Il y eut des défilés où l’on criait : Fusillez SARTRE. L’apparte-ment de l’écrivain et les locaux des journaux furent plastiqués.

Marqués par la solitude et la liberté, le rôle et le discours del’intellectuel installent le questionnement, et l’ouverture sur autre chose,au cœur même des certitudes.

104 Cf. LAROUI, L’Idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero, 1967, rééd. 1977.105 SIRINELLI, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle,

Paris, Fayard, 1990.

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ELEMENTS POUR UNE THEORIE DU GENRE ESSAI

Un genre de la légèreté ?

L’essai est un genre qui n’est pas vraiment accepté dans le corpusde la Littérature. Le constat peut être rapidement fait à la lecture desmanuels classiques ou des anthologies.

Les remarques que fait ADORNO à propos de l’essai allemandpeuvent quasiment être reprises telles quelles pour l’essai francophone. Ilnote :

en Allemagne, l’essai est décrié comme un produit bâtard ; il lui manque une

tradition formelle convaincante 106.

Là encore, l’essai serait caractérisé par un déficit de règlesformelles, clairement définies. Le genre n’ayant pas été défini comme teln’est pas reconnu comme tel. A ce manque au niveau formel s’ajoute sontype d’intervention dans le champ culturel. Il incite à la liberté intel-lectuelle. Aux yeux des tenants de l’ordre et de la stabilité (des idées etdu politique, etc.), ce genre de la fronde ne peut être totalement admis.Enfin, la dernière caractéristique désigne le dialogisme du genre.

On ne peut [...] assigner un domaine particulier à l’essai. Au lieu de produire

des résultats scientifiques ou de créer de l’art, ses efforts mêmes reflètent le loisir

propre de l’enfance qui n’a aucun scrupule à s’enflammer pour ce que les autres

ont fait avant elle [...]. Il ne remonte pas à Adam et Eve, mais part de ce dont il

veut parler ; il dit ce que cela lui inspire, s’interrompt quand il n’a plus rien à dire, et

non quand il a complètement épuisé le sujet 107.

Parole sur une parole déjà émise, énoncé à partir d’un autreénoncé, texte qui lit et écrit un autre texte. Toujours second par rapport àd’autres textes, l’essai fait de la citation (pas toujours fidèle) et ducommentaire (presque toujours très libre) la dynamique-même de sonélaboration.

La légèreté avec laquelle les sujets sont traités, et qui en fait desamusettes, n’est pas un trait stable du genre. Ce refus de la solennitétient davantage à la stabilité du champ social et politique qu’au genre lui-même. Cette désinvolture s’efface dès que des questions qui engagent ledevenir de la société viennent à se poser. L’Allemagne nazie condamnases intellectuels et brûla leurs livres. En France, des intellectuels peuventrappeler le droit à l’affirmation de la liberté : reprendre le droit de décidersoi-même, d’exercer son propre jugement...

106 Theodor W. ADORNO, “L’essai comme forme”, in Notes sur la littérature, traduit de

l’allemand par S. MULLER, Paris, Flammarion, 1984, p. 5.107 Ibid., p. 6.

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Cette possibilité pour l’essai à devenir un genre des questionscruciales est au niveau de son refus (formel) du figement :

Il est radical dans son non-radicalisme, dans sa manière de s’abstenir de toute

réduction à un principe, de mettre l’accent sur le partiel face à la totalité, dans son

caractère fragmentaire108.

C’est cette faculté, cette radicalité, à adopter des attitudes nondoctrinales, ouvertes sur l’ailleurs et l’autre possible qui permet à l’essaide poser des questions vitales. En période de crise, lorsque les valeurssont remises en cause, ce qui n’était que jeu futile sans pari vital peutdevenir attaque et sédition.

LITTERATURE MINEURE ? ECRIRE EN FRANÇAIS, TRIPLEIMPOSSIBILITE

Genre minorisé, genre marginalisé dans le champ culturel, l’essai enAlgérie subit une autre marginalisation, celle de l’ensemble de la sociétécolonisée. On peut reprendre la définition de la littérature mineureélaborée par DELEUZE et GUATTARI pour rendre compte de l’écriturede KAFKA :

Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une

minorité fait dans une langue majeure 109.

Les Algériens qui écrivent en français, comme les autres colonisésdans la même situation, sont issus d’une société minorisée. Leur littéra-ture sera marquée par cette minorisation. En marge du champ intellectuelvisible et admis, ils auront une pratique linguistique marquée, commedans le cas de KAFKA.

Cela implique la déterritorialisation linguistique. Le contexte deproduction du texte de KAFKA est pris dans une triple impossibilité :Impossibilité de ne pas écrire, impossibilité d’écrire en allemand,impossibilité d’écrire autrement110.

Ce triangle du discours de l’impossible peut être repris pour lalittérature algérienne en français, en situation coloniale. Les écrivainssont sommés d’écrire pour ne pas disparaître, pour échapper àl’enfermement de l’autre discours. Ils écrivent pour affirmer l’existence –le droit à l’existence – d’un société défaite et déjà réifiée dans le discoursdu conquérant. Ils utilisent la langue française, langue de la nécessité,langue du présent, deuil de la langue première disqualifiée. Pour dire je

108 Ibid., p. 13.109 Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Ed. de

Minuit, 1975, Rééd., 1984, p. 29.110 Ibid., p. 30.

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face à l’Autre, pour émerger en tant que sujet, l’Autre langue est la seulepossible. Nécessité de passer par une extériorité linguistique, par ladéterritorialisation linguistique, pour être.

Cela implique également le caractère politique et collectif de cettelittérature. Les écrits des Algériens, quelles que soient leurs qualités, nelaissent jamais – ou très rarement – indifférente aucune des composantesde la société coloniale. On peut repenser à la violente polémique quiaccueillit la publication de La Colline oubliée de MAMMERI111. Salué par lacritique européenne comme l’expression de l’âme berbère, il fut fustigépar les nationalistes algériens pour son manque d’engagement. Le texten’est plus lu comme fiction, comme investissement esthétique, etc. Il estsurinvesti par le politique. Tout texte pèse lourd et l’on écrit dans lagueule du loup112. Ecrire dans l’Autre langue est un acte qui implique unengagement total.

Le caractère mineur de la littérature des colonisés explique, pourune grande part, le fait que l’essai soit si important. L’essayiste, voixsingulière, ne parle jamais seulement pour lui. Sa voix est habitéed’autres voix. Il est toujours, d’une façon ou d’une autre, porte-parole desa société, ou d’un groupe de cette société. Parlant pour les siens, il nepeut, même lorsqu’il affirme sa reconnaissance du bien-fondé de lacolonisation, que revendiquer et remettre en cause cette colonisation.

Racine et rhizome : dialogisme et dérivation

La notion de livre-rhizome permet de rendre compte du fonctionne-ment dialogique de l’essai en tant que genre : depuis MONTAIGNE, sacaractéristique la plus évidente est qu’il est second. Il parle du déjà parlé.Il est du côté de la réitération déformante. Le livre-rhizome désigne uneconception du texte comme ouverture et non comme clôture, commebouillonnement et mouvement et non comme figement et ordre. Ils’oppose au livre-racine, organisé et qui obéit à une logique binaire 113.

Le rhizome procède par variation, expansion, conquête, capture, piqûre. A

l’opposé du graphisme, du dessin ou de la photo, à l’opposé du calque, le rhizone

se rapporte à une carte qui doit être produite, construite, toujours démontable,

connectable, renversable, modifiable, à entrées et sorties multiples, avec ses

lignes de fuite114.

111 Mouloud MAMMERI, La Colline Oubliée, Paris, Plon, 1952.112 Cf. KATEB Yacine qui utilise souvent cette formule pour désigner la position de l’écrivain

de langue française.113 DELEUZE et GUATTARI, “Introduction : Rhizome”, in Capitalisme et schizophrénie. Milles

plateaux, Paris, Ed. de Minuit, 1980, p. 11-12.114 Ibid., p. 32.

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L’essai, qu’il s’agisse du texte de MONTAIGNE ou des textes pro-duits par les essayistes algériens, vient se greffer sur les textes antécé-dents. Greffe multiforme qui opère simultanément sur plusieurs textes etdiscours, à plusieurs niveaux. Elle joue sur plusieurs scènes, mouvante,en constante transformation. Les radicelles qu’elle fait partir peuvent secroiser, se superposer, se greffer à leur tour, s’arrêter puis repartir, etc.

Mais alors que le rhizome est défini comme n’ayant ni début ni fin,l’essai opère une coupure, celle de l’ici et maintenant. Il bloque lecontinuum discursif pour insérer ses voies / voix. Il opère des dérivationssur des sens inédits ou interdits. Il esquisse alors une ligne qui fuit vers ledevenir, qui déstabilise (déracine) le présent. Le rhizome peut être retenuun peu comme une métaphore qui rendrait compte du foisonnement dudiscours de l’essai. Mais il ne rend pas compte de l’ouverture finale surun possible devenir.

Ces quelques notions permettent de poser plusieurs questions aux textesretenus. Elles créent un réseau d’interrogations convergentes, qui projettentun éclairage multiforme sur le texte. Un peu à la manière de l’essai, par unesérie de questionnements désordonnés mais tournés vers une finalitécommune, elles proposent un protocole de lecture de textes quelquefois trèsdifférents les uns des autres.

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2° partie :La résistance-dialogue, 1880-1930

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Chapitre 1 :Nécessité d’une parole pour être

LE CHAMP DISCURSIF A LA VEILLE DE 1830

Quels étaient les discours sur la Régence d’Alger la veille de 1830 ?Comment s’organisait le champ discursif ? Quelles en étaient les lignesde force ? Quelles vérités permettaient de voir et de comprendre ceuxqu’on appelait encore les Algériens ? La production intellectuelle relativeaux trois pays du Maghreb est d'une affligeante pauvreté, constateLucette Valensi115.

C'était ce que constatait aussiGabriel ESQUER dans sonintroduction à la publication de Documents inédits sur l'Histoire del'Algérie après 1830116. Les notes de BOUTIN résultent d’une mission dereconnaissance à Alger, effectuée du 24 mai au 17 juillet 1808. C’étaitNapoléon 1er qui, pensant qu'un pied sur cette Afrique donnera à penserà l'Angleterre, avait demandé à son ministre de la Marine de rassemblerles renseignements sur les Etats barbaresques.

Les recherches faites ne procurèrent pas de renseignements appréciables.

Quoique la France entretînt des agents en Barbarie depuis la seconde moitié du

XVIe siècle, on ne savait, en 1808, rien de précis sur ces pays 117.

Déguisé en bourgeois, BOUTIN parcourut des parties de la ville oùles chapeaux ne paraissent pas et où c'est une espèce de merveille quede passer par la Porte Neuve 118. Les informations que BOUTIN enverraau Ministre de la Marine sont de trois sortes :

115 L. VALENSI, Le Maghreb avant la prise d'Alger, Paris, Flammarion, 1969, p. 11.116 G. ESQUER, Reconnaissance des villes, forts et batteries d'Alger par le Chef du Bataillon

Boutin (1808), suivie des mémoires sur Alger par les consuls de Kercy (1791) et Dubois-Thainville (1809), textes publiés par G.E., Paris, Librairie ancienne Honoré Champion,1927.

117 Ibid., p. IV-V.118 BOUTIN, cité par ESQUER, op. cit., p. XVII.

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1 – Sur ce qui faisait l'objet de sa mission, la reconnaissance d'Alger et de ses

moyens de défense, il rapportait des renseignements d'une minutie et d'une

exactitude remarquables 119.

2 – Il donne d'autres renseignements d'une portée plus générale sur les ports

principaux des Régences d'Alger et de Tunis, sur l'eau, le climat, la température,

les maladies, la langue, l'étendue, la division, la population du royaume d'Alger, les

productions du pays, le commerce, les revenus de l'Etat, les monnaies, enfin, les

itinéraires d'Alger à Constantine et à Bône, d'Alger à Grau, Mascara, Arzew,

Mostaganem 120.

3 – Il emprunte le reste [...] à l'ouvrage du docteur Shaw, Travels and

observations relating to several ports of Barbary and the Levant, qui était, après

soixante-dix ans, comme il l'est resté de longues années encore, la principale

source de renseignements sur les Régences barbaresques 121.

Ontre les renseignements d'ordre militaire, BOUTIN joint à sonrapport des informations sur le pays, ses ressources, la population... Letroisième type de renseignements résulte d'une opération (citation etreformulation) d'un texte qui date de trois quarts de siècle. Ce derniergenre de discours renvoie à une pratique caractéristique de cette pé-riode : la citation enchaînée, reprise de texte en texte.

On peut considérer le texte de BOUTIN comme le lien textuel où sefait le point du savoir (du discours) sur les Etats barbaresques. Ilcondense ce qui se disait jusque-là. Il va ensuite servir de base (dematrice) à d'autres textes.

Thomas SHAW a été chapelain du Consulat de Grande-Bretagne àAlger de 1720 à 1732. Il publie un livre sous le titre Travers andobservation relating to several parts of Barbary and Levant, en 1738122. Lelivre est réédité en 1808. Il est traduit en français en 1743123. Une nouvelletraduction, qui ne retient que ce qui concerne l'Algérie, est publiée en1830124. Cette dernière édition en France est directement motivée par lesévénements qui se préparent et déjà se passent.

Quoique cette relation date déjà de plus d'un siècle, elle offre cependant le

meilleur traité que nous possédions sur la géographie ancienne et même moderne

des régences d'Alger et de Tunis. D'ailleurs, en Barbarie, comme dans presque

tous les Etats ottomans, il n'y a rien de changé depuis Shaw, sinon les hommes ;

119 ESQUER, op. cit., p. XVII.120 Ibid., p. XVII-XVIII.121 Ibid., p. XVIII.122 Edité à Oxford, réédité à Edimburg.123 Publié à La Haye.124 Traduction de J. MAC CARTY, membre de la société de géographie de Paris, publié par

Marlin. Les premières éditions comprenaient des notes sur d'autres régimes...

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ce sont toujours les mêmes situations, le même culte, les mêmes préjugés, les

mêmes mœurs, le même despotisme 125.

Cet énoncé, pris dans le processus de condensation sémantique(de formation discursive) participe à la formation de vérités qui vont servirde filtres à la connaissance. La Barbarie est bloquée, comme la Belle auBois Dormant, dans le temps. Comme elle, elle s'est arrêtée d'évoluer il ya cent ans. Immuable, elle attend...

Il est donc possible, il est légitime de reprendre un discours qui dated'un siècle. Le même discours faisait un constat semblable :

Depuis plusieurs siècles, les Mahométans ont singulièrement négligé les arts et

les sciences, quoique à une époque ils aient été presque les seuls peuples qui

s'appliquassent avec succès à l'étude de la philosophie, des mathématiques et de

la médecine 126.

Bien que SHAW rappelle une époque de grandeur, le jeu de miroirsse réfléchissant l'un l'autre — un peu comme une mise en abime —confère une permanence à un fait d'ordre historique ou sociologique.Celui-ci devient une vérité qui caractérise les hommes et leur pays127. Parailleurs, lorsque SHAW décrit les habitudes des hommes, leur façon devivre et de s'habiller, il se réfère constamment à l'histoire antique et à laBible. Il écrit, à propos du bournousse :

Il y en a qui sont bordés d'une frange en bas, comme celui de Parthénaspe, et

celui de Trajan, que l'on voit sur le bas-relief de Constantin 128.

Le présent est pour le voyageur une image, à peine transformée, dupassé. C'est que le présent présente peu d'aspects positifs. Le portraitdes Algériens est tout d'une pièce.

Les Arabes sont éminemment paresseux et n'exercent aucun art ni aucune

profession ; ils passent leur vie entière soit à ne rien faire, ou à s'amuser 129.

La paresse : voilà d'un des points forts du discours qui fonctionnerapar la suite. Il semble découler d'une observation objective. Mais, dansl'énoncé qui suit, le lien entre les différents moments de la chaîneargumentative semble assez fantaisiste. La politesse des Arabes ne doitpas tromper :

Néanmoins, toute cette politesse n'influe en rien sur les inclinations des

Arabes. Naturellement perfides et voleurs déterminés, on les voit quelquefois

125 J. MAC CARTY,Voyage dans la Régence d'Alger, Avertissement.126 Ibid., p. 77.127 SHAW cite LANGER de TASSY, auteur d'une histoire d'Alger publiée en 1727.128 Ibid., p. 112.129 Ibid., p. 125.

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dépouiller le matin sur le chemin ceux qu'ils ont accueillis la veille avec la plus

touchante hospitalité 130.

A la paresse s'ajoutent la perfidie et le vol. Déjà le portraitgrimaçant, qui fige aux limites du semblable, est bien esquissé. Mais letexte de SHAW ne dresse pas un bilan exclusivement négatif, il reconnaîtaux Turcs certaines qualités comme la tolérance religieuse, ou unecertaine bonté envers les esclaves... La description s'accompagne d'unappel à dompter ces forbans qui glacent d'effroi nos paisibles navigateurs131. Et ouvre sur plusieurs perspectives : le dédommagement de ceux quise seraient engagés dans le conflit ; la transformation des pirates qui

élevés insensiblement jusqu'à nous par la communication de nos lumières [...]

abjureraient avec le temps un fanatisme que l'ignorance et la misère avaient

seules jusque-là nourri [...] 132.

Les lignes générales du champ discursif qui accompagnera laconquête sont déjà à l'œuvre dans le texte de SHAW . La conquête de laRégence est doublement justifiée, par la nécessité de mettre fin à lapiraterie et par la perspective d'un enrichissement. La cause de la justicese conjugue à celle de l'argent. Les Algériens sont des hommesdégénérés, décadents, condamnés par l'Histoire et damnés par Dieu. Ilssont aux confins de l'humain. On peut les soumettre, parce qu'ils leméritent. On peut les soumettre, pour les libérer du joug turc et pour lesfaire évoluer.

Le texte de SHAW va devenir la référence. Il sera la sourced'innombrables énoncés qui y seront repris ou qui seront élaborés à partirde ce pôle dynamique. BOUTIN y puise tout ce qui concerne le discoursqui tient l'Autre à distance, figé dans son étrangeté. Pour lui, les Turcssont routiniers et superstitieux133. Il ne parle pas de mensonge mais del'esprit d'exagération de ces gens-là 134. Par contre, il préconise d'êtresévère mais juste envers les habitants de respecter les mosquées, lesfemmes, les maisons ou jardins de campagne, et de payer exactement.Car, dit-il, la violation d'un seul pourrait entraîner de grands malheurs 135.

Le texte de BOUTIN , par exemple, ne s'occupe pas vraiment ni dela dépravation ni de la paresse des Algériens. Il observe ce que samission lui rend observable. Il voit d'abord les forces armées et leur

130 Ibid., p. 131. SHAW ajoute que les Arabes entretiennent des haines héréditaires

"accomplissant ainsi, encore aujourd'hui, ce que l'ange prédit à Agar touchant Ismaël :"qu'il serait un âne sauvage ; qui lèverait la main contre tous, et que tous lèveraient lamain contre lui" (op. cit., p. 131). Condamnation qui ressemble à une damnation divine.

131 Ibid., p. 213.132 Ibid., p. 215.133 ESQUER, op. cit., p. 25. Remarquons que les Juifs ne sont pas mieux traités ! Ils sont

"encore plus remuants et plus avides de gain que partout ailleurs" (p. 54).134 Ibid., p. 46. Cela lui permet de ramener le chiffre de 80.000 soldats turcs à 60.000.135 Ibid., p. 52.

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localisation. Il évalue ensuite les possibilités (l'air, l'eau, les richesseseffectives et potentielles, etc.). Il donne enfin des indications pour réussirla conquête.

Par contre un autre texte écrit à la même période que la Recon-naissance des villes de BOUTIN, reprend les vérités toutes faites. Il s'agitdes Mémoires de DUBOIS-THAINVILLE, le Consul de France à Alger, quireçut BOUTIN et l'accompagna dans certaines de ses randonnées136. Lediplomate, qui vivait depuis huit ans à Alger, retient que

Le concubinage des Turcs et des Maures avec les Négresses est fort commun

à Alger [...]. Les Turcs sont fiers, féroces, portés au brigandage, insolents [...] ou

bas et rampants [...].

Une avarice qui n'a point d'exemple, une avidité insatiable, ajoutées à de

mauvaises qualités, la fourberie la plus subtile, la souplesse que donne l'habitude

de l'esclavage, une corruption de mœurs inconnues aux Nations européennes,

une méchanceté réfléchie et vous aurez une idée du caractère des Maures 137.

Les Turcs, les Maures, les Nègres, les Juifs, les Mzabis... chacunede ces populations a un ou plusieurs défauts, et l'ensemble des Algériensconcentre presque toutes les tares. Mais quelques-uns peuvent êtresauvés, comme les Arabes ou Khbaïs [qui] sont peut-être les moinspervers de tous les barbaresques. Ils ont l'amour de l'indépendance 138. Onvoit déjà s'esquisser la ligne de partage qui permet de mettre à part unepopulation susceptible d'être sauvée.

Les Arabes sont très paresseux ; ils passent une grande partie de leur vie à

s'amuser et à fumer ; ils sont très polis entre eux et grands faiseurs de

compliments, mais d'une fierté sauvage à l'égard des étrangers, parce qu'ils

méprisent toutes les autres Nations, envers lesquelles ils sont en général traîtres

et trompeurs.

Les coutumes des Arabes sont encore ce qu'elles étaient il y a 3000 ans [...] 139.

Parmi les Turcs, les mœurs sont extrêmement relâchées, la plupart vivent avec

des concubines maures ou arabes, et beaucoup se livrent à des plaisirs qui

prouvent l'excès de leur dépravation [...]

En général, les habitants des Etats d'Alger ont des mœurs fort corrompues [...]140.

Les Algériens sont généralement très avares. La plupart des chefs de famille

ont un trésor enterré 141.

136 Ibid., p. 122-150.137 Ibid., p. 134-135.138 Ibid., p. 136.139 Ibid., p. 133.140 Ibid., p. 133

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Des phrases simples des assertions sans quasiment demodalisation : le portrait est brossé à grands traits. Il plaque sur le pays àconquérir un filtre à connaissances. Les officiers de la conquêten'arriveront pas dans un pays inconnu. Le savoir en kit qui leur est offertdans ce petit livre de route s'enracine dans l'histoire. On rappelle lestentatives de débarquement des Espagnols.

Les conquérants reprendraient ainsi une entreprise commencée il ya longtemps. L'ennemi est tenu à distance, dans une étrangeté presqueradicale, envers de ce qu'il faut être : dépravés, paresseux, traîtres ettrompeurs, avares à trésors... La figure de l'autre est déjà bien claire.Pourtant, d'autres traits pourraient concurrencer ce portrait-robot :

Les Algériens, qui tiennent à leur réputation, mènent une vie simple et

laborieuse, et observent strictement la religion 142.

Ils peuvent éventuellement être décrits comme des hommes coura-geux, (les Turcs), comme des hommes jaloux de leur indépendance (lesKabyles), comme des hommes hospitaliers (les nomades)... mais ce sontsurtout les traits négatifs du portrait qui sont transmis de texte en texte etdeviennent des vérités. Ce qui frappe, c'est la convergence des énoncés.L'entreglose comme dit Montaigne, ne consiste pas seulement à réitérer,à reprendre un énoncé pour le relancer. Le nouvel énoncé ajoute unnouveau sème, accentue un trait au portrait.

Le livre de BOUTIN sera oublié pendant une vingtaine d'années,jusqu'en 1827. On s'en souviendra et il servira de base aux travaux de laCommission constituée en 1828 sous la présidence du général LOVER-DO. L'Aperçu historique statistique et topographique sur l'Etat d'Alger àl'usage du corps expéditionnaire d'Afrique avec plus, vues et costumes,publié par ordre du Ministère de la Guerre 143 reprend, note ESQUER, despassages entiers du premier. Il puise également dans SHALER144. Ilaboutit ainsi à SHAW par deux voies : SHALER et BOUTIN. On yretrouve les traits caractéristiques d'un portrait pré-façonné :

Les Maures de la campagne ont le caractère guerrier ; leur adresse à cheval

est fort remarquable 145.

141 Ibid., p. 135.142 Ibid., p. 134.143 Paris, Ch. Picquet, p. 183.144 William SHALER fut consul général des Etats-Unis à Alger. Il publie une Esquisse de l'Etat

d'Alger considéré sur les rapports politique, historique et civil. Le titre est suivi de cetteindication "Contenant un tableau statistique sur la Géographie, la Population, leGouvernement, les Revenus, le Commerce, l'Agriculture, les Arts, les Manufactures, lesTribus, les Mœurs, les Usages, le Langage, les Evénements politiques et récents de cepays", publié à Boston, en 1826. Le livre est traduit en français par M. X. BIANCHI,"Secrétaire interprète du Roi", et publié à Paris, Ladvocat, 1830.

145 Ibid., p. 129.

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Les Maures sont très voleurs et l'on ne peut s'éloigner des villes sans une

escorte 146.

Ce rapide parcours à travers des textes qui constituent une chaînediscursive qui part de SHAW147 permet d'avoir un aperçu de la constitutiondu champ discursif Algérie.

L'ensemble discursif qui se met en place pendant un siècle secaractérise par le monologisme. Malgré le jeu de réitération et decitations qui fait remonter l'origine du discours très loin dans l'Antiquité,malgré le système d'entreglose, il n'y a pas de dialogue. L'énoncé est del'ordre de la vérité, sans énonciateur (la vérité parle d'elle-même), sansallocutaire et surtout sans contestation possible. On n'entend jamais lavoix de l'Autre. Et d'abord, parle-t-il ? Il est menteur et ne peut doncparler. Il est de l'ordre de l'Etrange, à peine un homme. C'est un hommedécadent et dépravé ou un homme fossile. Tenu aux limites de l'humain,il offre, dans le discours qui le fige et le façonne, une sorte d'image-symbole d'un comportement à venir. Concupiscent, voleur et cruel,installé sur une terre prometteuse et inexploitée... sa domination et lamise en exploitation de son pays sont d'avance légitimées148. Phagocytédans un savoir à l'emporte-pièce, l'Algérien est livré aux futursconquérants.

CADRE GENERAL POUR UN DIALOGUE DE L'IMPOSSIBLE

1833 : les Français sont à Alger depuis trois ans déjà. Leur arrivéebrutale dans un ville jusque là réputée imprenable est vécue comme unecatastrophe, comme une fin des temps. On peut entendre, exhumé del'écrit qui l'a préservé de l'oubli, le chant de deuil de ce jeune homme,étudiant alors dans la capitale, qui vécut la chute de la Fière.

Je suis, ô monde, sur Alger désolé !

Les Français marchent sur elle

Avec des troupes dont Dieu sait le nombre

Ils sont venus dans des vaisseaux qui vont sur la mer en droiture ;

Ce n'est pas cent vaisseaux et ce n'est pas deux cents,

L'arithmétique s'y est perdue,

146 Ibid., p. 131.147 Qui cite lui-même d'autres textes : LAUGIER de TASSY.148 Certains textes, comme celui de DUBOIS-THAINVILLE (op. cit.) ou de SHALER (op. cit.)

contiennent des appels explicitent à une intervention directe des puissances européennes.D'autres, comme celui de BOUTIN (op. cit.), prévoient la mise en exploitation du paysaprès son occupation.

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Les calculateurs en ont été fatigués,

Vous auriez dit une forêt, ô musulmans !

[...]

La mort vaut mieux que la honte :

Si la mère des villes est prise,

Que vous restera-t-il, ô musulmans ?149

Le poète dit sa douleur, et celle des habitants de la ville. Verbesolitaire, de l'ordre du soliloque, presque du discours intérieur.

Le je se fond dans le collectif. Ce type de parole ne cherchepresque pas à communiquer, à toucher un interlocuteur. Il ne cherche pasvraiment un destinataire parce qu'il n'en a pas besoin 150. Discourssolitaire, ou, plus exactement monologique : son auditoire est déjàacquis ; il est de l'ordre du public interne, une sorte d'auto-public : ce quele poète dit aurait pu, on peut le supposer ici, être écrit par quelqu'und'autre. Discours fermé sur lui-même, porté par la même tentation del'effacement de l'Autre comme interlocuteur (sur la scène discursive) quecelui de l'autre bord qui ne prévoyait pas vraiment une interventiondiscursive des vaincus.

C'est entre (et contre) l'enfermement de chacun des deuxensembles discursifs qui accompagnent, commentent et déchiffrent laconfrontation armée — chacun de son côté et en ignorant l'autre — quese situe l'intervention de Hamdan KHODJA. Le livre de cet homme aucarrefour de plusieurs cultures, à la bifurcation de deux mondes qui nepeuvent déjà plus envisager l'échange que dans la violence, jette unepasserelle par-dessus les clôtures discursives. Alors que ce n'est pas (ouplus) le moment, il tente un dialogue forcé (poussé aussi loin quepossible et mettant l'interlocuteur visé dans l'obligation de répondre). Onsait que ce dialogue ne démarrera que vers 1880, une fois la période desgrandes résistances armées close pour un temps151.

1833, la mère des villes, sous l'action des conquérants, subit unemétamorphose spatiale et architecturale radicale. Des places sontdégagées en taillant dans la masse du bâti ; des rues droites tranchentcomme des épées dans la masse de la ville et ignorent l'ancienneconfiguration ; des mosquées sont détournées de leur vocation première

149 Long poème recueilli et traduit en français longtemps après la mort du poète, un certain

ABDELKADER. Le poème a été recueilli par Eugène DAUMAS qui note: “Depuis que noussommes entrés en Algérie, pas une ville n’a été occupée, pas un combat n’ été livré, pasun événement capital n’est arrivé qui n’ait été chanté par quelque poète arabe.” DAUMAS,Moeurs et coutumes d’Algérie, Introduction d’A. DJEGHLOUL, Paris, Sindbad, 1988,première édition: 1853.

150 Cf. J. DERRIDA, La voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1967, p. 53-54.151 Cf. A. DJEGHLOUL, “La formation des intellectuels algériens modernes (1880-1930)” in

Lettrés, intellectuels et militants en Algérie 1880-1950, Oran, Paris, PUF, 1964 ; rééd.1979 ; LHSC, Alger, ODU, 1986.

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et deviennent arsenaux ou hôpitaux, ou églises et cathédrales152. Uneautre métamorphose double ce changement du paysage urbain : lesnoms des rues et des places ne sont plus les mêmes. Les noms premierssont masqués (seront-ils pour autant tous oubliés, pour toujourseffacés ?) sous des noms doublement péjorants :

FILHON, écrit Assia DJEBAR, choisit des donner aux rues d 'Alger des noms

d'animaux, ceux que portaient les vaisseaux de guerre de l'expédition française 153.

La transformation nominale ouvre déjà sur la perte du nom originel(lui-même résultant d'une longue chaîne de mutations, lui-même signed'une stratification nominale qui porte les marques des périodeshistoriques : berbère, punique, romaine, arabe puis, quelquefois turquecomme ce fut le cas à Alger). L'on a déjà les prémices du grimage destoponymes et des anthroponymes, qui sera par la suite pratiqué à largeéchelle. FILHON donne aux rues les noms des bateaux conquérants, etla marque des nouveaux maîtres s'inscrit dans l'espace. Le hasard faitque ces noms sont également des noms d'animaux. La péjoration quidoublera l'établissement de l'état-civil (1886) et d'une nomenclature depatronymes selon le modèle français, est déjà en pratique, presque parinadvertance154.

Ainsi, en 1833, Alger est une ville prise, marquée par unerestructuration qui, volontairement, ignore l'ancienne ordonnance del'espace et ses premières nominations. La ville et ses lieux sont re-nommés (et donc dé-nommés), et, déjà, rendus amnésiques de leurancienne configuration et de leurs premières appellations. Alger est, dèsle début de la présence française, une ville marquée par la perte.

152 Cf.C.- A. JULIEN, Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit.153 Cf. Assia DJEBAR,Villes d'Algérie au XIXe siècle, Paris, Centre culturel algérien, 1984,

p. 17.

154 Il est frappant de voir que cette prise de possession spatiale par la nomination adéjà les caractéristiques de la pratique de nomination qui sera utilisée par la suite.On donnera des noms symboliques des victoires françaises : place Bugeaud etrue d'lsly ; Cavaignac ou Canrobert (pour les villes et villages). On reprendraaussi les toponymes européens : Chateaudun du Rhummel, etc. Cette pratiqueannonce le grimage dévalorisant des noms patronymiques. Les nomsemblématiques des tribus (Ouled..., Aït..., N'...) reculent et s'estompent derrièredes noms qui s'inscrivent dans une autre logique. Les nouveaux noms ont desallures de sobriquets et affichent des filiations totémiques carnavalisées: "Tête debouc" et "Le bossu", "La patate" et "L'idiot"... (Dmagh el Atrouss et Bouhadba,Batata et Lagoun...).

BOUDJEDRA, dans les 1001 années de la nostalgie (Paris, Denoël, 1979) reprend cethème de la perte du nom et de son effacement derrière le sobriquet. Le grand-père S.N.P.a subi une double dépossession : d'abord l'oubli total du nom derrière la nom-désignationS.N.P., puis la colonisation nominale puisqu'il finit par être nommé d'après son patron.

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Mais, en 1833, seule Alger est occupée et rien, comme le noteA. DJEGHLOUL, n'est vraiment irrémédiable, n'est vraiment irréversible155.Le mythe de son invincibilité semble bien loin, mais rien n'estdéfinitivement perdu, et le reste du pays est libre. En France même, deuxpartis, les colonistes et les anti-colonistes, s'opposent sur la question dela permanence et de la forme de la présence française. Jusqu'en 1834,rien n'est vraiment décidé. A Alger, les hommes de l'occupation, militaireset civils, ne sont pas toujours d'accord sur la conduite à tenir.

C'est vers la fin de cette période, courte mais dense en possiblesd'avenir, où rien ne semble vraiment décidé, que se situe la publicationde texte de Hamdan KHODJA, en octobre 1833. Cette publication s'inscritdans un ensemble de démarches entreprises par l'auteur du Miroir (titreen langue arabe), ou Aperçu historique et statistique sur la Régenced’Alger (en français), et par certains notables d'Alger.

C'est dans cette conjoncture d'ensemble qui fait de l'occupation un processus

grave mais limité et éventuellement réversible que s'inscrivent et se comprennent

les initiatives prises par un certain nombre de notables algérois, kouloughlis et

maures 156.

Ces hommes forment un groupe étonnant, inattendu en ces tempsde la séparation et de la confrontation. Par leur histoire et par leursitinéraires, ces hommes seront des intermédiaires ; ils se voudront de larace de ces passeurs de gué qu'évoquera Mouloud MAMMERI bien desannées plus tard157. Qu'ils soient kouloughlis158 ou maures, ces hommesavaient une fonction dans l'administration ou la justice, qui en faisaientles collaborateurs, souvent respectés, des Turcs.

H. KHODJA était professeur de droit et grand propriétaire foncier : ilpossédait des terres et des fermes dans la Mitidja et des immeubles àAlger. Son père avait un poste officiel dans le gouvernement turc :

Mon père était législateur et professeur de lois, et il a rempli la charge de

makataay ou premier secrétaire. C'est de lui que je tiens la connaissance du

155 Cf. ”Introduction” in Hamdan KHODJA, Miroir. Aperçu historique et statistique sur la

Régence d’Alger, traduit de l’arabe par H. D., Paris, Goetsky, 1833, rééd. Paris, Sindbad,1985, Introduction d’A. DJEGHLOUL

156 DJEGHLOUL, op. cit., p. 14.157 Cf. Machaho et Telem chaho. MAMMERI parle de son rôle de "passeur de gué" entre deux

cultures, celle de l'oralité et celle de l'écrit. Comme H. KHODJA, mais différemment, il estde ces "vecteurs de modernité", témoins privilégiés de la fin d'un monde dont ils gardent lamémoire.

158 C'est H. KHODJA lui-même qui donne une définition de ce terme : "Les enfants quiproviennent des mariages entre ces deux peuples (Sarrasins et Turcs) sont appelésKouloughlis" (p. 88).

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principe gouvernemental des Turcs, et c'est de son vivant que j'ai étudié notre

législation. J'ai même occupé une chaire à sa mort 159.

Celui qui prend le risque de présenter son monde, par écrit, dans lalangue de l'Autre, parle longuement de lui. Il est possible de reconstituerla vie exemplaire de cet algérien hors du commun. En 1830, Si Hamdanben Athmane KHODJA est âgé de 58 ans. C'est une personnalité en vueà Alger, mais aussi à Constantine dont le Bey, Ahmed, est son gendre. Ila voyagé en Europe (France, Angleterre...), dans le monde musulman(Turquie, Tunisie...). Il parle le français et l'anglais mieux qu'il ne les écrit.Il est ouvert aux idées nouvelles et est prêt à accueillir le changement quivient du Nord :

Pour ce vieux et riche notable admirateur des "Lumières", la victoire française

peut ne pas être une catastrophe 160 .

Pour lui, l'irruption des Français peut mettre fin au figement d'unmonde trop lent à se mettre en mouvement. Il ose envisager la présencedes Français (non la conquête, mais leur présence) sous un aspectpositif. Il n'est pas le seul de son espèce. Ils sont en effet une poignéed'hommes, notables, brasseurs d'argent mais aussi, pris dans lemouvement accéléré de l'histoire, du mouvement des idées. Ils ferontainsi fonction d'intellectuels sans vraiment y avoir été préparés. En effet,on peut imaginer quel aurait été l'itinéraire d'un KHODJA sans laconquête de son pays. Il aurait continué à faire les travaux pour lesquelsil avait été préparé ; il se serait enrichi (ou ruiné). Mais tout se seraitpassé selon un schéma tracé d'avance. Tous les événements, y comprisles plus inattendus, seraient survenus avec un fort taux de prévisibilité.

Comment comprendre la position de ces passeurs de gué, de ceshommes qui vont se présenter, face aux Français comme des interlo-cuteurs valables (DJEGHLOUL) ? Ils se sont posés en interlocuteurs :

Inter-locuteurs : ils se placent dans un espace discursif médian,encore mal défini, en avant de leur communauté (dont ils se sententindissolublement solidaires). Solidaires mais avec des positions diffé-rentes, voire opposées : la communauté se replie sur des positions deretrait, de l'échange et du refus. Résistance de plus en plus inconfortable,de plus en plus intenable. Et c'est au nom de cette communauté queHamdan KHODJA et ses semblables vont engager le dialogue. Commentdéfinissent-ils cette communauté ? Comment légitiment-ils leur prise deparole ? Ils vont se placer face aux conquérants. Position inconfortable(celle-ci, comme celle de leurs compatriotes) et ambiguë. Pourquoi cettepoignée d'hommes s'est-elle senti investie d'une mission particulière :parler au nom et pour l'ensemble de leurs frères, pour leur nation ?

159 Le Miroir..., p. 112. Cette information, par-delà la précision apportée, participe de la

légitimation de parole : c'est quelqu'un qui connaît le gouvernement turc, qui en a uneconnaissance de l'intérieur, qui parle.

160 DJEGHLOUL, op. cit., p. 17.

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Les historiens ont souvent souligné l'opportunisme, voire la duplicitéde ces hommes. Ainsi, H. KHODJA était le type même du notable mauresoucieux par-dessus tout de ses intérêts" écrit C.- A. JULIEN. GeorgesYVER lui non plus ne peut croire à la sincérité de son engagement :

Hamdan prit une part très active à cette campagne en faveur des Algériens. Il

affecta même de reléguer ses intérêts personnels au second plan, pour se

consacrer à la défense de ses compatriotes 161.

Les historiens ont la même sévérité pour BOUDERBA :

BOUDERBA, qui se rallia à la cause française, dès la chute de Fort l'Empereur,

passait pour traîner derrière lui le lourd passé d'une banqueroute frauduleuse à

Marseille. Pellissier de Reynaud le considérait comme "un homme d'esprit, fin et

rusé, mais sans le moindre principe de moralité et plus tracassier qu'habile 162.

Et on retrouve un avis comparable concernant un autre membre de cegroupe des passeurs de gué, Hamdan BEN AMIN EL-SECCA :

Il était d'une autorité révoltante, d'une bravoure plus que suspecte et d'une

improbité non équivoque 163.

Double jeu ou jeu fluctuant avec la situation ? Ces notables ontprobablement été poussés par le désir de préserver ou de récupérer leursbiens, peut être par l'envie de s'enrichir. Mais aussi par la volonté dejouer un rôle dans la nouvelle organisation de l'Etat et de l'administrationqui semble se profiler. Ces hommes ont voulu saisir cette possibilitéimposée et offerte : une greffe de modernité, un moyen pour impulserquelque chose de nouveau.

Ce n'est que lorsque les Français ne respecteront pas leursengagements, qu'ils lanceront des attaques (verbales) pour défendreleurs compatriotes. Longtemps, ils auront cette position de balancementavant de se retirer dans l'exil et le silence.

Ces hommes ont réellement cherché à jouer un rôle d'intermédiaire(porte-parole et, peut-être, bouc émissaire) dans ce premier temps de laconfrontation. Dans ce contexte, en publiant son livre, Hamdan KHODJAse pose en interlocuteur des Français. L'étymologie, qui restitue lamémoire du mot, vient éclairer le rôle complexe de ces premiersintellectuels algériens, engagés dans l'aventure de la modernité(aventure commencée dans la violence et qui se poursuivra toujours dansla violence, durant toute la colonisation, et aujourd'hui encore !)164

161 "Si Hamdan Ben Othman Khodja", in Revue Africaine, 1913, p. 111.162 JULIEN, C.- A., Histoire de l’Algérie contemporaine, op. cit., p. 73.163 Cité par JULIEN, op. cit., p. 73.164 A croire que les agitateurs d'idées ne peuvent que provoquer la violence. On peut rappeler

la condamnation, depuis 1992, des intellectuels et des journalistes, qui, combattant par lesmots, doivent être combattus par le sabre.

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A l'origine du mot, nous retrouvons le latin interloqui : interrompre165.Interrompre ? N'est-ce pas ce que font ces hommes en intervenant dansun débat qui ne leur faisait aucune place ? L'un des premiers sens du motinterlocuteur désigne le personnage qu'un écrivain introduit dans undialogue. Voilà, mieux éclairée, la scène discursive et le rôle que veutassumer Hamdan KHODJA : il s'insère dans un débat qui ne le prévoyaitpas et se fait porteur d'un discours inattendu, dissonant. C'est làl'originalité du statut de l'auteur du Miroir : porter un questionnementiconoclaste dans un réglage discursif. C'est là la position de l'intellectueldans un pays où les questions sur le devenir sont toujours des questionsessentielles, des questions de vie et de mort. On mesure toutel'importance du livre de H. KHODJA quand on relit les réfutations qu'ilavait immédiatement suscitées, quand on voit que des personnalitéspolitiques et militaires, des acteurs de la Conquête comme CLAUZEL, luiavaient immédiatement répondu. Il fallait lui opposer d'autres discours,faire barrage. Et déjà le premier dialogue, sur la scène du débat d'idées,s'engage.

Mais c'était trop tôt. L'auteur, après avoir vainement essayé dedéplacer le débat à Paris, est contraint à l'exil. Après six années de lutte,il part pour Istamboul. Il écrit à Ahmed BOUDERBA :

Il ne m'est plus possible de rentrer dans un pays gouverné par BOURMONT,

où l'on jette le monde en prison et où l'on prend l'argent qu'il possède 166.

Sa voix devient inaudible, n'ayant plus aucun espace où sedéployer. Par ce statut d'interlocuteur (celui qui surgit dans le débat etveut y participer) qu'il aura eu pendant ces quelques années d'incertitude(C.-A. JULIEN), l'auteur du Miroir a cru qu'il pouvait infléchir le cours desévénements et perturber l'élaboration discursive qui déjà façonnait lepays et ses habitants. Pendant trois ou quatre ans, il s'est voulu le porteparole de ses compatriotes. La suite de l'Histoire montrera que l'heure deH. KHODJA, de BOUDERBA et d’autres n'était pas encore venue. Ilfaudra attendre encore quelque cinquante ans ; il faudra attendre que lepremier échange, la guerre de conquête pour les uns et de résistancepour les autres soit achevée167, pour que le dialogue préfiguré par ceshommes s'engage.

165 Cf. Dictionnaire Paul Robert, 1985 et Dictionnaire Larousse, 1979.166 Lettre de H. KHODJA à BOUDERBA, du 26 mai 1836, citée par A. TEMIMI, in Le Beylick

de Constantine et Hadj Ahmed Bey 1830-1837, Tunis, Publications de la Revue d'Histoiremaghrébine, Vol. 1, 1978, p. 283.

167 Du moins dans sa forme générale, massive, car toute l'histoire de la colonisation del'Algérie est jalonnée de résistances.

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PREMIERS ECRITS ALGERIENS

Après le texte de Hamdan KHODJA, signe annonciateur de la prisede parole des Algériens, et exception faite des textes, en arabe, de l’EmirABDELKADER, il faudra attendre les années 1880 pour voir les Indi-gènes, musulmans français... publier des écrits en français. Il faudraattendre la fin des grandes résistances armées, de ce qu’AbdelkaderDJEGHLOUL appelle la résistance-refus168 où l’échange avec l’Autre sefaisait dans la violence, pour que commence le temps de la résistance-dialogue. La période qui commence alors

est sur le plan politique […] un moment faible. Révolu le temps glorieux des

communautés rurales sur le pied de guerre, pas encore venu celui, héroïque des

mouvements de masse qui, quelques dizaines d’années plus tard, conduiront

l’Algérie à l’indépendance 169.

Ce moment couvre cinquante ans et se situe entre deux autresmoments forts. Il ne connaît aucun événement marquant ; il ne voitémerger aucune de ces personnalités algériennes marquantes (commeFerhat ABBAS, MESSALI Hadj ou BEN BADIS) qui vont initier le discoursnationalitaire.

Dans ce pays où elle est partout chez elle, la colonisation sembles’inscrire dans la durée. Personne ne semble la remettre vraiment encause : nulle ombre, nulle autre perspective... Les débats portent sur ledevenir des Indigènes : que seront-ils dans la nouvelle Algérie enformation? Indigènes soumis et exclus des bienfaits de la civilisationfrançaise ou assimilés? On sait que l’un des points forts des discoursd’accompagnement de la conquête, puis de la colonisation, porte sur lamission civilisatrice de la France qui a libéré le peuple arabe de latyrannie et de l’obscurantisme des Turcs. Le champ intellectuel esttraversé par trois types de discours (trois thèses) : un discours qui tientles Indigènes pour des barbares réfractaires à toute idée de progrès. Cediscours conforte les positions des colons les plus radicaux, qui refusentl’octroi de droits aux Indigènes (représentation dans les conseilsgénéraux et droit électoral par exemple). Contestant ces positionsinjustes et non conformes à l’idéal républicain, un discours en faveur desAlgériens se développe soit en Algérie même par certaines personnalités(comme MERCIER, maire de Constantine), soit en métropole. Enfin, lesIndigènes auront une pratique globale de refus de la naturalisation.Naturalisés, ils deviendraient citoyens français. Mais à quelle juridictionseront-ils soumis : aux lois civiles française, ou garderont-ils leur statutpersonnel, régi par la loi musulmane (mariage, divorce et polygamie ;égalité de droits pour l’homme et la femme en ce qui concerne

168 Abdelkader DJEGHLOUL, op. cit., p. 3-29.169 Ibid., p. 3.

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l’héritage) ? En gros, ni les colons ni les indigènes ne tenaient à lanaturalissation. Au tournant du siècle, il était

évident que personne en Algérie ne tenait à la naturalisation ; les Musulmans

par fidélité à leur foi ou parce qu’ils se réservaient pour un autre destin ; les

Européens d’Algérie parce qu’ils ne pouvaient admettre que les Indigènes fussent

ou devinssent des français comme eux 170.

Pourtant quelques Algériens tenteront le passage de l’autre côté.Mais personne ne s’y fondra au point de perdre toute marque de sonancienne appartenance. Leur voix, solitaire, échappe aux cloisonnementsqui se forment et se renforcent. Passés de l’autre côté, ils reviendront aumilieu du gué pour tenter un échange entre les deux mondes. On lestaxera d’assimilés et d’assimilationnistes. Le compartimentage estconforme aux clivages politiques qui déjà s’opèrent, mais ne tient pascompte de la complexité de l’histoire vécue et de l’appréhension qu’enont ces individualités particulières,

ces personnalités fragiles, buttes-témoins d’un futur incertain, exprimant surtout

la précarité du présent171. Ces hommes nouveaux intériorisent de manière

dynamique la modernité coloniale à la fois externe et imposée et dans le même

temps la retournent partiellemnt contre le système colonial 172.

Ces hommes, détachés de leur société d’origine, sans jamaisrompre totalement les liens qui les y rattachent, tournés vers le nouveaumonde qui semble s’offrir à eux, se veulent des ouvreurs de pistes, desiniatiateurs de possibles à-venir. Ils poseront à leur tour, pour eux etsurtout pour leurs coreligionnaires (ils utilisent souvent ce terme), lesquestions fondamentales de leur être et de leur devenir. Que serons-nousne cessent-ils de questionner. Ils refusent implicitement d’être des exclus(indigènes, barbares, fanatiques, etc.). Ils veulent une place dans lanouvelle cité en construction, mais ne veulent pas renoncer à ce quiconstitue les derniers retranchements d’une résistance qui prend desformes nouvelles, qui emprunte les voies culturelles .

On voit, dès ces années 1880, se constituer les pôles symboliquesde cette résistance basse, presque secrète. Dépossédés de multiplesfaçons, du pouvoir politique et de la terre, il ne reste aux Algériens quedes lieux symboliques où se tenir et continuer à être : la religion, lalangue, la structure familiale. Dans ce contexte, ces hommes nouveauxvont tenter de reprendre pied dans le mouvement de l’histoire enintervenant d’abord dans le champ intellectuel. Formés à l’école fran-

170 Charles-Robert AGERON, Les Français musulmans et le France (1871-1919), deux tomes,

P.U.F., 1968, T.1, p. 365.171 DJEGHLOUL, art. cit., p. 3.172 Art. cit., p. 3

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çaise, ces intellectuels vont prendre la parole173 en français. Ils sevoudront toujours, d’une façon ou d’une autre, les porte parole d’ungroupe plus ou moins important (tous les indigènes, ou les évolués, oules berbères). Ils portent, de façon souvent timide, des revendications aunom de ceux pour qui ils parlent ; ils demandent des écoles, plus dejustice, le respect... Aujourd’hui, à l’éclairage d’actions et de discours plusradicaux, plus tranchés, ces hommes et leurs discours semblent ambigus.Ils furent pourtant les initiateurs du mouvement de reconquête de soi, desa mémoire.

Leurs textes resteront proches de la voix qui les a produits. Ilsgarderont des marques de l’oralité originelle. C’est peut-être la marquegénérique (et historique) de l’essai algérien. C’est sûrement aussi unecaractéristique de l’écrirure fictionnelle. Cette oralité confère unedimension autre à la polyphonie constitutive de l’écriture romanesque.Oralité quelquefois éruptive qui vient casser, comme dans le textekatébien, la cohérence linéaire de l’écrit. Voix-ogresse habitée d’autresvoix, qui s’enroule sur elle-même, spirale et vertige...174

Dans l’essai, l’oralité est doublement caractéristique :

– de sa naissance, son adoption, dans une société marquée parl’oralité. Le discours, oral, obéit à des règles rhétoriques précises :interpellation, exhortation, etc. ;

– de sa situation dans les champs intellectuel et politique (surtout poli-tique). L’écrit est comme un médiat de la parole. L’écrivain se confère lestatut de porte-parole et l’écrit est, d’une certaine façon, porte-voix.

L’essai, genre au carrefour de plusieurs autres écritures (scienti-fique, philosophique, historique et même biographique...), sera le genrede ce moment. Ecrire, publier en français, est un acte qui ouvre devantl’intellectuel algérien des années 1880 des voies inconnues. Les mots nepeuvent être gratuits. Dès ce moment, écrire c’est s’engager, c’estengager son être et sa voix sur des chemins périlleux.

On touche ici à une particularité de l’écrit, et de l’essai en tantqu’intervention qui relève du politique (de la gestion de la cité), en Algérieoù intervenir dans le champ intellectuel ne saurait être indifférent. Alorsqu’en Occident, on ne meurt plus, depuis longtemps, pour des idées,ailleurs où la clôture du débat sur l’être et le devenir (que sommes-nouset que serons-nous ?) ne s’est pas encore opérée, le champ intellectuelest un champ de mines. En Occident, le temps où SOCRATE étaitcondamné à boire la ciguë pour son enseignement (des mots qui 173 Il faut remarquer que les premiers textes, souvent publiés dans des journaux, résultant

quelquefois d’une intervention orale, restent très proches de l’oralité et en gardent lesmarques.

174 Dans les contes algériens, lorsque l’Ogresse s’endort les voix des animaux qu’elle adévorés dans la journée se font entendre au fond de sa gorge. Voix qui remontent de ladévoration, voix enfouies et ré-articulées dans la gorge de l’Ogresse, dans “la gueule duloup”, dit KATEB.

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n’avaient même pas le poids de l’écrit, ni celui de l’assertion, puisqueSOCRATE procédait par questionnements) ; le temps où VOLTAIRE etDIDEROT allaient en prison pour leurs écrits et où le premier ne suivaitpas le sens commun et refusait de tenir pour coupable celui que toutcondamnait sauf la vérité ; le temps où ZOLA mettait en jeu toute sanotoriété dans le champ intellectuel pour défendre la vérité et amenaitpar là-même la désignation de ce statut qui n’avait pas encore de nompar un mot lancé presque comme une insulte : intellectuel ; ces temps, oùles mots pesaient lourd, semblent définitivement révolus. Toutefois, il nefaut pas oublier que SARTRE, pour ses prises de position sur la guerred’Algérie, justement, vit son appartement plastiqué. Mais globalement, enOccident, l’essai moderne a perdu l’arrière-fond vital 175. Il n’y est plusquestion de vie et de mort, et l’ironie, la légèreté ou le brio ne sont quemasques de cette perte. L’essayiste continue toujours à parler

des questions ultimes de la vie mais toujours aussi sur un ton laissant croire

qu’il ne s’agit que de tableaux et de livres, que de jolis ornements inessentiels de

la grande vie ; et qu’il ne s’agit pas non plus de l’intériorité la plus profonde mais

seulement d’une belle et inutile surface 176.

Ce rapide parallèle entre deux mondes, l’un où les questions ultimesde la vie semblent réglées pour longtemps et l’autre où elles sont prisesdans un bouillonnement (qui les suscite et qu’elles entretiennent), et danslequel l’intellectuel est pris, permet de dégager une spécificité de l’essaidans ces pays comme l’Algérie où se posent encore des questionsessentielles. Il ne peut être pure spéculation intellectuelle, jeu plus oumoins brillant à la surface des concepts et des valeurs. Ecrire, dans unmonde où la parole peut être balle tirée 177, est une aventure de tous lesdangers. Ecrire dans l’Autre langue, c’est déjà, surtout en ces années oùles stigmates de la défaite sont encore partout visibles, un acte insensé.Risques multiples de perte de soi et pour sa communauté. Aller dans lalangue de l’Autre, c’est risquer la coupure. Mais, pour ces ouvreurs depistes, il n’y avait pas d’autre possibilité que ce voyage solitaire etpérilleux vers l’autre monde, offert et défendu.

Il était implicitement demandé à l’indigène colonisé et évolué deredire sa leçon. En effet, que pouvait-il dire, lui qui avait bénéficié desbienfaits de l’action civilisatrice, sinon sa reconnaissance et les louangesde cette action? Il va essayer de tenir le discours obligé. Expressionlourde, ou gênée : ces discours sont lestés du poids de la réalité vécue.On a souvent souligné le style ampoulé et malaisé de ces premiers

175 Georges LUKACS, “A propos de l’essence et de la forme de l’essai”, in L’Ame et les

formes, traduit de l’allemand par Guy HAARSCHER, Paris, Gallimard, 1974, p. 22.176 Ibid., p. 8. Cette remarque pointe une caractéristique du champ intellectuel occidental: les

discours ne semblent plus représenter un danger mortel. Cela vient surtout d’une stabilitéglobale des sociétés. Rien ne dit que si l’équilibre des forces est de nouveau remis encause, parler et écrire ne redeviennent lieux d’enjeux vitaux.

177 L’importance de la parole émise est soulignée dans ce proverbe qui dit que la parole estballe tirée, une fois sortie, elle ne peut revenir à son point de départ.

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textes. On a trop vite fait d’oublier que ces hommes étaient les premiers àtenter l’aventure de l’écriture dans une autre langue et, surtout, dans despratiques discursives inédites. En effet, alors que l’intellectuel algérienqui écrivait en arabe continuait dans des sillons tracés depuis longtemps,celui qui se lançait dans l’autre voie tombait, sans aucune préparationdans un champ intellectuel déjà constitué, avec d’autres règles du jeu,qu’il lui faut découvrir et pratiquer, découvrir en les pratiquant.

Se dire et dire son monde, dans une autre langue, pour continuer àêtre. Ecrire, pour ces hommes et pour leur société qui quelquefois lesconsidéra comme perdus pour elle, est un acte plein, qui engage toute lavie. Ecrire pour ne pas se perdre ; affirmer une irréductible originalité.MEMMI analyse ainsi cette position de l’impossible :

On s’est étonné de l’âpreté des premiers écrivains colonisés. Oublient-ils qu’ils

s’adressent au même public dont ils empruntent la langue? Ce n’est pourtant ni

inconscience, ni ingratitude, ni insolence. A ce public précisément, dès qu’ils osent

parler, que vont-ils dire sinon leur malaise et leur révolte? Espérait-on des paroles

de paix de celui qui souffre d’une longue discorde?178.

Rupture dans la logique coloniale : le colonisé ne pouvait querépéter la leçon apprise. Mais alors sa voix serait inaudible. Ne reste quele dire dérangeant, inattendu.

On peut ainsi comprendre peut-être pourquoi c’est par l’essai (etnon par le roman) que, dans l’Algérie colonisée, les premiers écrivainsfrancophones commencent leur intervention dans un champ intellectuel,qui ne prévoyait pas de place pour eux.

L’essai est inaugural parce qu’il permet une intervention directedans le débat, sans médiation par la fiction, mais aussi sans l’impact et lepoids de la démarche politique. Il correspond alors à la positionparticulière de ces hommes solitaires, détachés de la tribu où chacunavait sa place, et sommés par l’histoire de trouver leur voix/voie. A lamanière de MONTAIGNE, ils vont interroger les discours et savoirsconstitués et se situer sur leurs articulations, leurs failles et leurscontradictions, pour lancer d’autres possibles. Leur parole est celle d’unje solitaire, en quête d’un interlocuteur à venir, qui comme eux serait àcheval sur les frontières et les clôtures. Mais ces hommes isolés,individualités irréductibles, veulent parler pour le collectif. Solitaires etparlant pour tous, leur position semble intenable car elle s’inscrit surplusieurs contradictions :

– entre eux et leur société : ils sont regardés comme étant passés del’autre côté, dans l’autre monde. M’torni, celui qui a tourné, qui a retournésa veste. Celui qui a trahi, qui est perdu pour les siens. M’torni, c’est ainsique sont désignés les premiers Algériens qui optent pour la

178 A. MEMMI, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Buchet-Chastel,

1957, rééd. J. J. Pauvert, 1966, p. 144.

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naturalisation. C’est aussi ainsi que sont quelquefois désignés lesintellectuels francophones...

– dans le discours colonial contradictoire, qui traîne encore des bribesd’un discours républicain et avance des thèses sur la barbariecongénitale de l’indigène.

Les premiers textes en français, aujourd’hui oubliés, continuent àposer des questions qui sont loin d’être, aujourd’hui encore, réglées. Ilsportent les marques de leur chronotope historique (les conditions de leurproduction, un champ discursif façonné par des valeurs, celles de lacolonisation, avec lesquelles ils doivent composer), ce qui gêne leurlisibilité. Mais ils constituent une certaine archive pour les textes quis’écriront par la suite, dans leur sillage et contre eux. Comment se cons-tituent ces textes, quels statuts leurs auteurs s’y donnent-ils, quelles rela-tions (réitérations et déconstructions) entretiennent-ils avec les discoursqui les précèdent et qui constituent l’horizon et le cadre discursifs danslesquels ils prennent sens, quelles nouvelles thèses lancent-ils...? Et,avant toute chose, quel est le champ intellectuel, et plus précisément lechamp discursif, dans lequel ils se situent. Comment se structure-t-il ?

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Chapitre 2Le champ discursif

Je suis ce malheureux comparable aux miroirs

Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir

Comme eux mon oeil est vide et comme eux habité

De l’absence de toi qui fait sa cécité.ARAGON, Le Fou d’Elsa, Contre-chant

Comment caractériser le champ discursif dans lequel sont produits (écrits,publiés, lus...) les textes de cette période ? Deux livres, publiés à une vingtained’années d’intervalle, proposent un certain éclairage sur ces cinquante années aucours desquelles la colonisation semble un processus irréversible. Ces deux textessont des produits du chronotope historique : ils s’inscrivent et s’écrivent dans cetemps précis. Ce faisant, ils contribuent à le caractériser et à constituer le champdiscursif dans lequel ils se placent.

Le premier texte est publié en 1906 par Ismaël HAMET, sous le titreprogrammatique Les Français musulmans du Nord de l’Afrique179. Lesecond, sous le titre L’Algérie dans la littérature française 180 est publié parCharles TAILLART cinq ans avant la célébration du Centenaire de lacolonisation. Ces deux livres, que l’on peut considérer comme deuxbalises du champ intellectuel de cette période, éclairent, chacun à safaçon, les tendances générales des productions discursives. Tous deuxsont globalement dans la même orientation. Leurs auteurs sont pourl’assimilation : explicitement pour HAMET, de façon plus implicite pourTAILLART, malgré une apparente objectivité qui vient davantage de sonprojet d’écriture (rendre compte des textes écrits sur l’Algérie) que d’uneprise de position dans ce sens. Tous deux se situent de plain pied, lepremier directement, le second en passant par la relecture d’autrestextes, dans le débat de l’heure : quel sera le statut des Indigènes ?Pourront-ils (du moins pour ceux qui auront eu accès à l’école française)être français ? Et comment? Pourront-ils conserver leur statut personnel ?

179 Publié à Paris par Armand Colin.180 Publié à Paris par la Librairie Ancienne Champion en1925.

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Leur faudra-t-il passer par la naturalisation pour espérer obtenir uneplace dans la fonction publique ?... Ces questions constituent quelques-uns des points forts du champ discursif de l’époque.

Ces deux textes sont ainsi, par le chronotope historique, dans unerelation dialogique avec l’intertexte (l’ensemble des discours) qui cons-titue le champ discursif sur lequel ils se détachent, dans lequel ilsprennent sens, tout leur sens à ce moment. Des éléments de l’intertexteenglobant sont re-structurés dans la dynamique de ces textes où ils sontécrits (inscrits, réécrits, déconstruits, détournés, bricolés). Ils y apparais-sent à travers une pratique multiforme de la citation, directe ou allusive,infime partie visible des icebergs discursifs qui courent sous le texte, dontils contribuent à créer la tension 181. Ces icebergs discursifs sont présentsen texte ; c’est à partir d’eux, de leurs réitérations ou de leurs réfutations,que l’écriture nouvelle se projette. Ils constituent quelques-uns des pointsforts du champ discursif, comme par exemple les assertions les Turcsétaient des tyrans oppresseurs, ou la France est venue libérer le peuplealgérien et lui porter la civilisation, etc., qui résultent de la condensationd’un ensemble discursif complexe (fait de vérités qui tombent sous le bonsens commun, de faits scientifiques considérés comme irréfutables, detextes littéraires, etc.). Le texte s’écrit en renforçant ou en déplaçant leslignes de force qui courent entre ces icebergs, en en créant d’autres...

Par ailleurs, ces deux textes sont en relation dialogique l’un avecl’autre. Il est possible de dire, aussi paradoxal que cela puisse paraître,que c’est le texte de HAMET, pourtant écrit vingt ans auparavant, quiinterpelle, qui lit et réécrit celui de TAILLART. Parce que ce dernier est,par son statut d’énonciateur, premier par rapport à l’écrivain indigène,parce qu’il propose une somme de l’ensemble des textes traitant del’Algérie, et une certaine image du champ discursif qui est ainsi composé,avec lequel le texte de HAMET construit une relation intertextuelle.

Cette relation intertextuelle permet de forcer l’Autre discursif (pas letexte particulier de TAILLART, mais tout texte produit par un Européensur l’Algérie) à dialoguer. Dialogue qui procède donc par forçage , commece fut le cas pour Hamdan KHODJA dont rien ne laissait prévoirl’intervention dans le débat qui se tenait au-dessus des vaincus de 1830.Remarquons que dans la très longue liste des auteurs (plus de 3000)recensés par TAILLART, très peu d’Indigènes : moins de dix. Pourtantces derniers publiaient déjà, très souvent encouragés et sollicités par desFrançais favorables à leur intégration ou tout au moins à leur expression

181 Dans une première étude sur l’essai (ALI BENALI, Essai de typologie d’un genre. L’essai

maghrébin, thèse de 3ème cycle, Aix-en-Provence, 1980), cette image de l’icebergdiscursif dont seule une infime partie apparaît en texte alors que le reste constitue la partabsente, socle et ombre, à partir de laquelle le texte se tient (se tisse et se tend), m’avaitsemblé adéquate pour rendre compte du travail de l’essai sur les autres discours.

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directe. On aurait pu penser que TAILLART, qui semble poussé par unsouci d’exhaustivité, aurait cherché à les recenser182.

L’auteur, en traçant les pourtours de cette galaxie textuelle danslaquelle s’élabore le complexe discursif Algérie, permet ce faisant d’envoir la part d’ombre, faite de silences forcés et de paroles muettes tentantd’échapper à l’aphasie. On ne peut accuser ce partisan de l’assimilationde censure. Tout se passe comme si, à la veille de la commémorationd’un siècle de présence française, il faisait preuve d’une incapacité àpercevoir, dans le champ intellectuel (celui du débat d’idées, de lacréation littéraire) cet indigène qu’il considère par ailleurs commealgérien, au même titre que l’européen183. Le texte de HAMET, bien queprécédant celui de TAILLART, s’écrit dans cette zone de l’ombre et dusilence. Le chronotope historique rend visibles les relations inter-textuelles entre les deux livres. Il permet de comprendre comment le textepublié en 1906 relit et, d’une certaine façon, déconstruit et conteste celuiqui paraît en 1925.

Quelques exemples pris simultanément dans les deux textes nouspermettront de mettre en évidence cette relation dialogique. On pourraitparler de relation de métatextualité, de commentaire 184, de répétition oude détournement, du texte de HAMET avec celui de TAILLART (quidonne une image du grand texte général, somme de l’ensemble destextes produits, qui est comme un montage de citations, directes oureformulées, d’autres textes).

Ce schéma permet de spatialiser les relations entre les différentstextes. La prise en considération du chronotope historique et du champdiscursif permet de rendre compte de la position seconde (globalementde réponse) des textes produits par les colonisés par rapport au discoursdes Européens qui occupe une position première, d’antériorité, car iln’envisage pas vraiment un retour, réponse ni même écho. Le champdiscursif constitué par les textes des Européens marqué par lemonologisme, alors que les écrits es indigènes sont dialogiques.

Texte d’Ismaël HAMET

(1906)

182 Les auteurs indigènes cités par TAILLART sont ABDALLAH, HAMET,TOUNZI, BEN

BRAHIM, BRIHMAT (ou BEN BRIHMAT), SEDIRA. Aucun des romanciers qui avaientcommencé à publier comme BEN CHERIF ou Abdelkader FIKRI. le seul romancier est citéest BEN BRAHIM qui écrit en collaboration avec DINET (Khadra la danseuse, 1910).Pourtant, TAILLART remarque : “Environ deux cents romans ou nouvelles [ont été] publiésen volumes ou dans des revues” (op. cit., note de la page 519).

183 TAILLART, op. cit., p. III.184 Cf. Gérard GENETTE, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982,

rééd. Coll. “Points” 1992, p. 11.

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Relations

métatextuelles

(visibles dans et par

le chronotope historique)

Texte de Charles

TAILLART (1925)

Citations

Citations

relations

métatextuelles

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Galaxie textuelle

(1880-1930)

TITRES

Les titres sont une première façon de prendre position dans lechamp intellectuel. Le titre de HAMET, Les Musulmans français du Nordde l’Afrique, propose une synthèse qui est loin d’être réalisée, ni mêmeadmise par tous. Il fonctionne comme s’il anticipait sur l’histoire, commes’il forçait l’histoire en considérant le problème comme réglé. Cetteanticipation, cette projection dans l’avenir, est également décelable dansle choix des deux termes, musulmans et français, et dans les rôlessyntaxiques qui leur sont attribués. Ces deux termes peuvant êtresubstantifs ou qualificatifs, la subordination de l’un à l’autre permet déjàde lire la thèse qui sera développée dans le corps du texte. L’énoncé dutitre permet de poser (de présupposer) la synthèse comme déjà réalisée.Le débat, la démonstration seront une expansion, un développement, del’assertion du titre.

Par contre, le titre de TAILLART, L’Algérie dans la littératurefrançaise, semble plus neutre, moins visiblement engagé dans le débatsur l’assimilation. Il a davantage à voir du côté de la littérature et s’inscritdans la catégorie des études de type recensement thématique. Mais lescirconstances de publication ne sont pas indifférentes. Dansl’introduction, l’auteur établit un lien entre son livre et la célébration duCentenaire. Il veut dresser un bilan du traitement de l’Algérie commethème littéraire, comme sujet historique, comme cadre de l’histoire,comme prétexte, etc.

Ainsi, pour HAMET, le projet d’écriture, la thèse centrale (ou thèse -matrice), dès le titre, dès cet avant texte qui annonce et résume le texte,est tout entier, ramassé, resserré 185, projeté en avant et déjà travaillant,perturbant et refaçonnant, le champ discursif.

AVANT-TEXTES

Le texte de TAILLART propose un état des lieux discursifs de plusd’un siècle. Il organise ceux-ci pour en donner une certaine lisibilité. Illégitime son entreprise : implicitement, en faisant suivre (selon unepratique courante à l’époque) son nom de l’indication de sa profession :vice-recteur de l’Académie d’Alger. Explicitement, dans l’Introduction enindiquant qu’il a passé vingt-cinq ans en Algérie.

185 “Resserré” est donné comme équivalent de “Résumé”, cf. LITTRE, Dictionnaire de la

langue française.

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Un tel séjour permet de se familiariser, écrit-il, on ne peut pas ne pas y

réfléchir, ne pas en discuter avec les gens compétents et spécialisés, ne pas lire

ce qu’en diverses époques des hommes qui aimaient l’Algérie ont écrit […]. C’est

de cette lecture, de cette initiation que ce livre est sorti 186.

A la légitimation de l’entreprise par les compétences profession-nelles s’ajoute celle de l’expérience et de l’intérêt. Bien que n’étant pasun Algérien (c’est-à-dire né en Algérie), l’initiation qu’il a eue du pays luipermet d’en parler.

Pour HAMET, la légitimation de la prise de parole se fait de deuxfaçons :

– d’abord par l’indication des titres et qualités professionnelles à lasuite de son nom. Officier interprète à l’Etat Major de l’Armée , c’est unmilitaire, qui participe de l’exercice direct de l’autorité, qui parle. C’estégalement un interprète : un passeur de gué, qui permet l’échange entreceux qui sont l’autorité (la force) et ceux qui la subissent.

– puis par l’intervention de quelqu’un qui peut (autorité et savoir)prendre la parole et introduire le nouveau venu – et tout indigène est, parson statut, un nouveau venu, voire un intrus – dans le champ discursif.C’était une pratique très courante à l’époque. L’avant-propos du livre deHAMET est signé par LE CHATELIER, professeur à l’Université. Celui-cile présente et en indique les lignes de lecture. Il calibre, oriente lalecture ; il retient tout ce qui va dans le sens de l’assimilation. Il soulignela double qualité de Musulman et de Français de l’auteur et reprend sonappel :

Puisse votre appel être entendu tel qu’il est - avec sa signification entière, et

notre “politique indigène” d’Algérie et de Tunisie devenir une politique d’instruction,

de progrès social et d’émancipation, qui, de nos “sujets” musulmans, demain fera

des “citoyens” 187.

Il avait auparavant indiqué dans quel sens allait HAMET :

Vous nous le montrez [le monde musulman], dans le présent - et le présent,

c’est la moisson féconde du progrès qui germe et grandit 188.

Les présupposés, les archives discursives de cet énoncé, quirésume d’une certaine façon une partie du livre, sont clairs : lacolonisation est une civilisation. Cette assertion sera réitérée (sur troispages !). HAMET parle de

cette terre d’Islam française, se revivifiant au souffle de l’instruction - et se

préparant ainsi fécondée, aux destinées de la civilisation africaine189.

186 TAILLART, op. cit., p. III.187 Ibid., p. III.188 LE CHATELIER, Préface à l’essai de HAMET, op. cit., p. I.189 Ibid., p. II.

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Le préfacier reprend ici l’énoncé du titre (Musulmans français, Terred’Islam française) : dans les deux cas, le mot français est un qualificatif,donc second par rapport à l’élément permanent de la personnalité del’indigène. Mais cette convergence des positions ne tient pas longtemps.En effet, pour LE CHATELIER, la colonisation, assimilée par un proces-sus métonymique à instruction, est une remise en mouvement, un réveil àla civilisation.

Pour HAMET, la lecture de l’histoire sera légèrement différente.Dans son Introduction, il annonce son projet : l’étude de l’influence fran-çaise sur les populations qui vivent désormais en contact permanent surle sol algérien190. D’emblée, il pose un postulat, sous-jacent à ce projet :

Les Musulmans se sont de plus en plus fondus en un seul peuple, composé du

fond berbère auquel s’est incorporé le groupe arabe, un certain nombre de nègres

dispersés par l’émancipation et les Coulouglis qui ne se signalent plus guère que

par leurs noms turcs 191.

La colonisation a joué un rôle dans cette unification, mais elleintervient dans un processus commencé bien longtemps avant l’arrivéedes Français, celui de l’unification d’un peuple qui finit par assimiler, paringérer192l’élément étranger. Dans le corps du texte, HAMET reprend,réitère, ré-énonce, les éléments de la thèse de la décadence et du retarddes indigènes. Mais le traitement énonciatif – l’énonciation, c’est-à-dire lafaçon de dire – lui permet de sortir – de se sortir – de la répétition et degauchir les vérités assénées dans le discours colonial.

Premier décalage dans la répétition, premier écart... HAMET utilise,pour désigner les Musulmans français, le mot peuple. La relationsynonymique établie par l’auteur, lorsqu’on se reporte au discourscourant de l’époque, est inhabituelle et signale une différence. Parailleurs, HAMET réitère le discours courant sur l’anarchie et le désordrequi régnaient avant la conquête française. L’action de la France

se révèle […] par les changements considérables qu’entraîne le passage du

régine d’indépendance et d’anarchie au régine d’ordre et de domination 193.

Comment lire cet énoncé ? Comment comprendre ces équationsamputatoires reprises et resémantisées (avec une rigidité qui entraîneune sorte de fossilisation de l’énoncé ; l’énoncé est repris tel quel ; il neserait pas un enjeu) par HAMET ? Les couples indépendance = anarchie

190 HAMET, op. cit., p. 1.191 pour l’assimilation., p. 6.192 Cf la notion d’anthropophagie culturelle développée par Oswald De ANDRADE,

Anthropophagies, traduit du brésilien pas Jacques THIERIOT, Paris, Flammarion, 1982.La relation à la culture venue de l’extérieur est vue autrement. Celui qui est en position desoumission la dévore et la fait ainsi sienne.

193 Ibid., p. 12.

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et ordre = domination194 sont repris et donnés comme des évidences. Lasobriété de la formule, qui ne s’encombre d’aucune nuance, qualificatif ouadverbe, fait presque frémir. A moins qu’elle ne vise à situer la scènediscursive au cœur du champ intellectuel du moment. Il y aurait aussitravail (jeu ) de l’énoncé, sans forcément implication de l’énonciateur : laréitération est forcée, outrée et en devient quasi caricaturale. Le bonélève récite sa leçon : il répète ces vérités en les détachant de lui-même.Il montre ainsi, exhibe comme un objet ce qu’il énonce.

L’émergence du nouveau français, assimilé au point de dire je enréitérant l’énoncé-matrice du discours colonial195, la constitution du sujet,clivé, semble relancée vers un autre discours, en dehors du cadrecolonial.

PROJET

Le projet de TAILLART est exposé en détail dans l’Introduction :

Que savait la France en 1830 sur Alger et sur la Régence d’Alger ? Quels

mouvements d’idées ont créé et développé la conquête, l’occupation, l’orga-

nisation de l’Algérie ? Que savons-nous maintenant de l’Algérie de l’Antiquité ?

Jusqu’à quel point a-t-on scruté ce passé si riche en événements passionnants,

cette longue période pendant laquelle successivement Carthaginois, Latins,

Vandales, Byzantins ont possédé une terre qui fut âprement disputée par des

civilisations et des religions si diverses ? Quelle lumière a-t-on réussi à projeter

dans l’obscurité du Moyen-âge du Moghreb et de la période turque ? Enfin, qu’a-t-

on écrit sur notre conquête du Tell, de la Kabylie, du Sahara : l’histoire en est-elle

définitivement composée, ou l’attendons-nous encore ? Quelles idées essentielles

peut-on tirer soit des ouvrages historiques proprement dit, soit des biographies,

soit des Mémoires, soit des Correspondances. Comment se caractérise cette

copieuse production ?

Vient ensuite l’examen des ouvrages d’ordre purement littéraire : qu’ont vu de

l’Algérie ceux qui l’ont décrite ? Comment ont-ils analysé et noté les éléments

caractéristiques dont l’ensemble fait son attrait et son charme, la lumière, le ciel,

les couleurs, la terre, le pittoresque des costumes, l’originalité de la vie indigène ?

Jusqu’où ont-ils pénétré l’âme indigène, les mœurs, les coutumes, la religion ?

L’Algérie a été célébrée en vers : dans ces poèmes algériens s’en trouve-t-il de

puissants, de séduisants, de personnels, d’artistement façonnés, dont la beauté ait

accru la valeur du patrimoine poétique français ?

194 FANON, dans Les Damnés de la terre, commencera par exhiber sur la scène discursive

les équations du discours colonialiste.195 Colonial est pris ici au sens de discours qui porte sur la colonisation, thèse et illustration.

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Quelles pièces de théâtre ont des titres algériens: est-ce bien l’Algérie et les

Algériens, européens ou indigènes, qu’on y a mis sur la scène?

Et enfin prend place l’étude du roman algérien: que révèle-t-il des mœurs des

Européens et de celles des indigènes ? Quelle Algérie a-t-il représentée, une

Algérie de convention ou l’Algérie de la réalité ? Finit-il par constituer une genre

indépendant du genre français, ou ne fait-il que rentrer dans le roman exotique

français ? 196.

TAILLART propose un parcours, et une lecture, des textes produitssur l’Algérie pendant un siècle. Sa démarche est sous-tendue par uneconception de la littérature : le recensement englobe des productions qui,habituellement, ne se sont pas à l’époque intégrées au corpus de lalittérature. Il retient les ouvrages historiques, les biographies, les corres-pondances, mais reconduit la séparation avec ce qui est purementlittéraire. Il semble que la thématique Algérie ait motivé cette pratique durecencement. En effet, l’auteur ne s’occupera, presque exclusivement,que de l’aspect thématique (il fera quelques remarques sur l’aspectlittéraire de certains romans, sans plus) .

On peut également voir comment apparaît sa position sur la colo-nisation, la mission civilisatrice de la France, le statut de l’indigène, etc.En effet, ce discours de présentation, cet état des lieux discursifs, esttraversé par les idées-force de l’époque, qui sont ainsi relancées etréactivées. Ainsi, l’emploi du substantif conquête, déterminé par notre estun indice de la position de l’auteur qui est de plain pied dans le discoursde son temps. L’une des idées-force du champ discursif est l’irréversibilitéde la colonisation, son caractère définitif. De nombreux textesfonctionnent – ou font comme si c’était le cas – à partir de ce préconstruit,l’irréfutabilité de la colonisation. C’est un fait admis – du moins tous fontcomme si cela était ainsi – la France est définitivement installée enAlgérie. Ce serait un peu comme un point matrice à partir duquel tous lesfils discursifs vont partir, vont devenir possibles. Le texte de TAILLARTest sous-tendu par une argumentation en faveur de l’assimilation (plutôtégalitaire). Il parlera de résistance légitime de ceux qui ont étédépossédés de leurs terres. Il dénoncera les abus et injustices, maisaucune ombre ne vient voiler ce point de départ.

L’énumération, sous forme de questions des différents états desétudes historiques sur l’Algérie, devrait obéir au principe de la neutralitéscientifique ; mais concernant le Moyen-Age et la période turque,l’opposition lumière (projetée par les historiens) / obscurité (de cettepériode) rejoint l’une des oppositions majeures du discours global dejustification de la colonisation. Cette assertion se retrouve sous diversesformes dans le corps du texte, où elle reparaît comme soubassement àd’autres arguments. On la retrouve ainsi formulée :

196 TAILLART, op. cit., p. II - III.

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Les indigènes sont des hommes ; quel que soit leur état social, quels que

soient leur barbarie, leurs vices, il faut, tout en se tenant sur ses gardes, se

conduire en hommes à leur égard ; dans une guerre entre deux peuples à

civilisations inégales, le plus civilisé ne doit pas adopter les habitudes sauvages de

son adversaire ; de même dans la prise de possession. Nous sommes-nous

conformés à cette règle ? 197.

C’est là l’un des exemples des très nombreux essaimages de cettematrice discursive (la mission civilisatrice justifiée par la barbarie et leretard des indigènes). Dans cet énoncé, elle court sous la dénonciationdu manque de civilisation de certains Français. Plus loin, l’auteur relancela dénonciation par le détour d’une citation extraite des procès-verbauxde la Commission d’Afrique : Nous avons débordé en barbarie lesbarbares que nous venions civiliser. La position de l’auteur est mise entexte de diverses manières : par la citation directe, reprise à son proprecompte ou tenue à distance, mais surtout par le discours indirect libre. Enreprenant presque littéralement un autre discours (en fait recréé, enimage illustrant le discours raciste), TAILLART inscrit le sien, au détourd’un commentaire ajouté, d’une interrogation toute rhétorique et dont laréponse est suggérée, etc.

Ces quelques exemples permettent de deviner la complexité de la

position du locuteur. S’il est pleinement dans la conception colonialiste,

l’auteur n’en a pas moins une position nuancée, très souvent critique sur

le traitement fait aux Indigènes (qu’il intègre, aux côtés des Européens,

dans le terme d’Algériens).

Le texte de HAMET, par delà le balisage de son champ discursif pasles valeurs-repères du discours ambiant (le discours de la colonisation),travaille les éléments de ce discours : l’assimilation revendiquée, etposée comme inscrite dans les possibles, comme déjà en voie deréalisation, est en dehors des définitions qui en sont proposées ; elle estautre. Le sujet constitué en texte, qui dit nos populations coloniales198, vaavoir une position originale, inédite en ce qu’elle n’entre pas dans lesprévisibilités du camp discursif constitué, qui provoque des vibrations,des tremblements (et déjà des affaiblissements) des figures, des rôles etdes blocs discursifs. L’énonciateur masque sa présence derrière uneénonciation apparemment objective, apparemment neutre. Il s’efface pourlaisser place à l’énoncé que le bon sens, le sens logique (dans le champidéologique) rendent irréfutable ; cet énoncé pourrait être le fait de touténonciateur qui tiendrait un discours sensé, etc. Ruse du sujet, qui peutpointer le bout du nez plus loin. Ainsi, un énoncé peut être repris

197 Ibid., p. 129.198 HAMET, op. cit., p. 13.

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plusieurs fois au cours du texte. Il constitue un isosème 199qui courra toutau long du texte. HAMET écrit :

Car si l’Indigène a le respect de la force, ce n’est pas de la force qui émane

d’un sabre ou d’un bâton, mais bien de la force organisée, comme un

gouvernement puissant et des institutions stables 200.

On peut considérer que domination 201 est repris par force (de telsexemples courent tout au long du texte). Le premier énoncé est brut,globalement répétitif, double jumeau et quasi caricatural, de ce qui esthabituellement dit, de l’isosème courant. Ici, il est travaillé, nuancé, tra-versé par d’autres isosèmes qui vont en détourner le sémantisme habi-tuel. Un glissement s’opère : de la force (domination) du sabre et dubâton à la force organisée et ordonnée, c’est-à-dire au gouvernement.

Deux lignes de force du champ discursif apparaissent ici. Laposition discursive de HAMET est entre les deux, pour leur donner sens.L’assimilation, qui se constitue sur la déconstruction de la thèse del’inassimilabilité des Indigènes. La première position est égalementprésente dans le livre de TAILLART : son pôle est occupé par les texteset des pratiques discursives. HAMET cite l’un des rêves de génocidepropre des Indigènes (comme ce fut le cas des Indiens d’Amérique), parl’introduction de l’alcool et des épidémies. Le commentaire renvoie à laposition de TAILLART qui écrit :

Que de telles horreurs aient été proposées dans ces livres, c’est le témoignage

qu’elles se formulaientsalors dans des cercles […] 202.

Par ailleurs, il juge directement la conduite des soldats français :

La guerre d’Afrique fut toujours une guerre de razzias, de dévastations,

d’incendies, souvent sans merci 203.

Il ajoute, pour expliquer la conduite des Indigènes :

Une telle conduite se paye par un long ressentiment que les opprimés lèguent

à leur spetits enfants. Les auteurs de telles erreurs les oublient vite ; d’ailleurs ils

199 La notion d’Isotopie, prise chez BARTHES (S/Z, Paris, Seuil, 1970, rééd Coll. “Points”,

1976), nous avait permis de rendre compte du montage et de la complexité du texte del’essai, qui semble aller dans tous les sens, manquer de rigueur, etc. (Cf. les dictionnairesqui définissent le genre par la négative : il n’est ni... ni). Mais la notion d’isotopie, si ellepermet de rendre compte du tissage du texte, ne prend pas assez en compte cette tensiondu texte (un peu comme une trame tendue, pour rester dans la métaphore classique), dela dynamique des fils sémantiques qui courent dans le texte, qui peuvent semblerdisparaître, pour reparaître plus loin. La notion d’isosème nous semble mieux convenirpour montrer ce qui se joue (s’échange, est bloqué, détourné ou relancé...) dans cecreuset qu’est le texte en écriture.

200 HAMET, op. cit., p. 301.201 Ibid., p. 12.202 TAILLART, op. cit., p. 128.203 Ibid., p. 130.

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ne restaient pas à Alger ; mais on ne pouvait réclamer des victimes le même oubli204.

L’auteur opère une certaine légitimation des resssentiments desopprimés et des victimes. Mais pourquoi ne pas leur donner la parole?Pourtant des Indigènes avaient commencé à investir le champ de l’écrit etde la publication dès 1880. TAILLART semble pourtant aller plus loin queHAMET puisqu’il dénonce les abus de la domination. Il est pourl’assimilation mais ne cite quasiment pas les candidats à l’assimilation,qui ont fait la preuve par leurs écrits que la mission de l’Ecole française aréussi. Ignorance, volontaire ou non, ou incapacité à entendre la voix del’Autre, à percevoir son émergence, comme sujet énonciateur, dans lechamp discursif205?

Les deux textes proposent une lecture de l’histoire. La structureternaire de cette histoire est évidente : le passé, le présent, l’avenir. Elleest explicite chez HAMET206 et moins visible chez TAILLART, où ellepasse par la référence (allusions ou citations directes et surtoutindirectes) à d’autres textes. Comparer la lecture (l’écriture en fait) dupassé permet de voir comment chacun des deux auteurs se situe parrapport au champ discursif général. L’Algérie dans la littérature françaisese situe pleinement dans ce champ dont il se veut le double littéraire.Alors que le second texte fonctionne comme un élément du champcouvert par le premier, comme une extension ou une enclave, et on saitque les enclaves sont des dissidences ou des tentations à la dissidence.

Alger et la Régence d’Alger dans la littérature française avant 1830.Le titre du premier chapitre de TAILLART induit la neutralité, dite scienti-fique, de l’énonciateur qui sera lecteur de l’ensemble textuel produit sur lapériode considérée. Lecteur pour un autre lecteur, lecteur médiateur, ilfait le tour de la production textuelle sur l’Algérie. Il résume et dégagele(s) isosème(s) :

Pays entre tous inhospitalier : une barbarie sauvage, une anarchie absolue

dans les campagnes ; la foule des indigènes nourrissait à l’égard des

chrétiens,une haine religieuse, un fanatisme farouche; une rancune traditionnelle

contre les peuples d’Europe, en souvenir soit des Croisades (1) soit plutôt de la

piraterie des populations chrétiennes des bords de la Méditerranée(2), mais

surtout la prospérité qu’apportait aux Etats barbaresques et principalement à Alger

204 Ibid., p. 130.205 Dans le long chapitre sur le roman, TAILLART consacre plusieurs pages à un écrivain

indigène, BEN BRAHIM.206 Le texte de HAMET convoque le savoir acquis à l’école de façon explicite. Comme s’il

fallait donner des signes visibles de la compétence de l’auteur. Ou alors besoin de répéterce qui a été dit avant de poser son propre discours, aux articulations et aux défauts de cetantécédent discursif ?

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le commerce des esclaves chrétiens, concouraient à dresser l’habitant du

Moghreb contre l’Infidèle 207.

Les notes (1) et (2) renvoient aux titres de textes précis. Cet énoncéprocède en principe à une reprise métatextuelle. Il aurait à voir avec lacitation; il serait de l’ordre du discours indirect libre, même s’il condense.Mais une question se pose : qui est l’énonciateur de barbarie sauvage,anarchie absolue, fanatisme farouche, etc. ? Quelle est la position del’énonciateur textuel par rapport au cité, par rapport aux éléments del’isosème barbarie des Algériens ? La distance (la démarcation) entreénonciateur et énoncé semble nulle. Pourtant un autre isosème estprésent en texte : celui de la barbarie des Européens. Mais la dénon-ciation de ces derniers n’en annule pas pour autant le présupposé de labarbarie des Indigènes. Le brouillage des frontières entre discours cité etdiscours citant provient de la prégnance du discours ambiant, du travaildu champ culturel sur les discours produits. Les isosèmes dominants seretrouvent naturellement au détour de ceux élaborés par le texte enécriture. Ils sont là, constituant le fond (au sens de fond commun, depoints de départ, de ce qui est nécessairement pour que le reste soitpossible). Sur ce fond, à partir de lui, le texte devient possible.

Comment se fait la présentation de l’histoire dans le second texte ?La revisitation du passé est orientée :

Les musulmans se sont plus ou moins fondus en un seul peuple […]. On se

trouve donc en présence d’un peuple de plus en plus unifié […] 208.

Le mot peuple, pour désigner les Algériens (alors que des auteurseuropéens parlaient de tribus et mettaient en évidence les différencesvoire les oppositions, entre les groupes : Kabyles / Arabes, citadins /nomades, maures / bédouins, etc.) revient deux fois dans un énoncéplutôt court. C’est pour démontrer cette assertion que se dynamisent lesisosèmes du texte. Le déroulé discursif va en construire l’archive . Déjàse profile la perturbation du champ discursif courant, et l’on retrouve lemême isosème développé dans Le Miroir de Hamdan KHODJA et quitraversera l’ensemble des textes produits par les Algériens (c’est l’iso-sème peuple et ses différentes expansions). Rapidement, à l’ébranlementdes pôles discursifs, véritables totems de reconnaissance, s’ajoutecomme une menace : ce peuple s’unifie de plus en plus et augmente, etcela grâce à la colonisation. Réitération du discours colonial, mais lesmots-clés en sont comme réorientés, resémantisés : le progrès, la sécu-rité, l’hygième provoquent comme une inquiétude.

Tu dois songer à la destinée de ce pays d’où nous venons, qui n’est pas une

province française et qui n’a ni bey ni sultan ; tu penses peut-être à l’Algérie

207 TAILLART, op. cit., p. 3.208 TAILLART, op. cit., p. 6.

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toujours envahie, à son inextricable passé, car nous ne sommes pas encore une

nation, pas encore, sache-le : nous ne sommes que des tribus décimées 209.

Le Si Mokhtar de KATEB, de la génération des pères traîtres etbrouillons (et brouillant les généalogies et les paternités en s’ouvrant àl’exogamie) énonce la leçon du passé et trace le programme de l’avenir:une nation à-venir. Son discours (dans la fiction) a pour arrière-fond lechamp discursif nationalitaire210, qui s’est constitué à partir des années1930, dans la période qui suit celle qui voit la production des deux textesde TAILLART et de HAMET. Avec Si Mokhtar, comme avec les quatrecousins de la troisième génération211, c’est l’heure de la dispersion,comme s’il s’agissait d’emplir tout l’espace, après la déflagration du 8 mai1945 à Sétif.

Pour HAMET, l’élaboration discursive est différente (ce n’est pas lemême chronotope historique !). Le déroulé du texte va déployer l’isosèmedressé dès le début, qui va être une matrice discursive, qui va permettrela production des énoncés qui la constituent et la justifient en mêmetemps. Il faut noter la constitution en reprises et échos du texte, à partirdu texte. L’introduction est une première expansion de l’annonce du titre(13 pages). La synthèse (l’assimilation) annoncée sur la scène discursivese déploie notamment à travers deux isosèmes : les contacts positifsentre Chrétiens et Musulmans.

Le corps du texte proprement dit (175 pages212) présente plusieursinterprétations (comme au théâtre) de l’énoncé inaugural. On peut retenirentre autre l’énumération d’un certain nombre de Musulmans français,images exemplaires de la synthèse (22 pages213). Le dernier chapitrerésume, resserre, ce qui a été déployé. Ces quatre énoncés fonctionnenten réitération, se reprenant les uns les autres, en expansion les uns desautres. Le titre et les textes introductif et conclusif (les paratextes 214 enquelque sorte) sont comme des synecdoques du texte principal : ils sontcomme le développement de certains éléments que l’on trouve dans lecorps du texte. Ainsi, la conclusion est une ultime reprise, un dernier

209 KATEB, Yacine, Nedjma, Seuil, 1956, p. 128.210 C’était Youcef SEBTI qui utilisait ce terme pour désigner, nous semble-t-il, le champ

discursif qui tourne autour de la notion de nation (Cf. les débats radiophoniques à laChaîne III, Alger, 1994).

211 La première génération était celle des aïeux résistants, qui avait combattu avec l’EmirABDELKADER, la seconde celle des pères. On peut retrouver les différents chronotopeshistoriques dégagés par Abdelkader DJEGHLOUL: la résistance-refus puis la résitance-dialogue (il serait intéressant d’étudier en détail comment le texte katébien l’écrit,l’interpelle, etc.). Il faudrait ajouter une troisième résistance, la résistance-nationalitaire, quiest la reprise de la résistance-refus.

212 HAMET, op., cit., p. 15-290.213 Ibid., p. 291 - 313.214 Cf. Gérard GENETTE, Palimpsestes... GENETTE ne considère ni l’introduction, ni la

conclusion comme paratextes. Nous forçons la notion pour ce texte, dans la mesure où laréitération fait de l’introduction et de la conclusion des éléments assez autonomes parrapport au corps du texte.

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resserré du texte. Que retient le texte d’Ismaël HAMET au terme de ladémonstration (de l’argumentation)?

Les peuplades berbères s’infusant le sang de tous leurs vainqueurs :

Carthaginois, Romains, Vandales et Byzantins, changeant avec eux de religion, de

civilisation et de mœurs, mais persistantes comme élément dominant de

population. Pénétrés et influencés plus largement qu’ils ne le furent jamais, par les

Arabes qui leur imposent partout leur religion, leur langue et leurs mœurs, les

Berbères se comportent avec eux comme avec les autres conquérants.

Cependant, ils font plus encore : après avoir absorbé les tribus sorties de la

péninsule arabique, ils fondent des dynasties et accaparent le gouvernement du

Maghreb et de l’Espagne 215.

L’histoire est traitée en deux séquences. Première séquence : duIXe avant Jésus-Christ au VIe siècle après Jésus-Christ. Une quinzainede siècles qui englobent tous les autres conquérants (les vainqueurs)avant les Arabes. Deuxième séquence : du VIe au XIXe siècle. Treizesiècles avant l’arrivée des Français. L’histoire est ainsi une successionde conquêtes. Mais comment réagissent les Berbères ? Ils sont pénétréset influencés par les envahisseurs, par les Arabes beaucoup plus que parceux qui les ont précédés. Mais ils persistent comme élément dominant.Ils ne sont ni éliminés ni absorbés (assimilés donc) par leursconquérants. Ils changent mais ne disparaissent pas. Bien au contraire,ce sont eux qui assimilent leurs vainqueurs. On peut relever tout unchamp lexical de l’absorption : s’infusant le sang, après avoir absorbé,accaparent...

Le Brésilien Oswald DE ANDRADE avant lancé le concept d’anthro-pophagie pour caractériser une attitude originale face à la culture domi-nante venue d’ailleurs. Selon lui, il faut ingérer, manger ce qui vient del’extérieur, et choisir le meilleur. Le véritable antropophage ne pardonnepas à l’ennemi, il le mange216. Selon lui, l’anthropophagie

est née davantage des besoins d’un peuple que des raffinements de

l’intelligence d’un homme. C’est pourquoi on trouvera sa véritable histoire dans les

sources même de la nationalité 217.

L’anthropophagie culturelle concerne aussi l’histoire. HAMET ne faitrien d’autre que de mettre en place une conception du vampirisme (unevariante de l’anthropophagie). Tel est assimilé (dominé, conquis) quicroyait assimiler (dominer, conquérir). Selon l’auteur, il existe une

215 Ibid., p. 291.216 Oswald de ANDRADE, “Anthropophagies, mémoires sentimentaux de Janot Miramar,

Séraphin Grand Pont. Manifeste de la Poésie Bois Brésil. Manifestes et textes‘anthropophages’. Ant(h)ologies”, traduits du brésilien par J. THIERRIOT, Paris,Flammarion, 1982, p. 301.

217 Ibid., p. 289.

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permanence berbère, une sorte de génie berbère218, qui survit auxconquêtes et aux occupations, qui traverse les temps et les espaces(puisqu’il s’est retrouvé en Espagne). Mais pas de pureté, pas d’inal-térabilité : ce génie berbère assimile les différents apports. Son histoireest celle d’une créolité219, d’un montage à partir d’éléments venusd’horizons divers et quelquefois antagonistes.

On voit ainsi comment ces textes d’indigènes assimilés, quiproclament leur inscription dans le champ discursif colonial de façonostentatoire, peuvent ouvrir d’autres possibles discursifs, des possibles à-venir. Le détour par l’histoire, la relecture du passé, permettent d’étayerune assertion qui pourrait sembler, inscrite dans le présent, folle, del’ordre de l’aberration. L’isosème (du génie berbère, de la permanence,etc.) se déploie, projeté dans le passé, et le sujet de l’énonciationacquiert une certaine autonomie. Il se libère des obligations de certainesénonciations (suprématie de la France, civilisation pour faire reculer labarbarie, etc.). Le sujet énonciateur émerge par et dans son énoncé,figure inédite, solitaire, surgie du silence et de l’ombre.

L’autonomie du sujet (en énoncé)220 s’affirme dans le développementde l’isosème. Le seul peuple, notion mise en place par HAMET, est ainsiune résultante du processus historique. Mais tous les apports de l’histoiren’ont pas la même importance. Aujourd’hui, il ne reste plus que desmusulmans, sans distinction d’origine 221. Reprise de l’isosème un seulpeuple : la permanence se concrétise dans l’adoption de l’Islam, et d’unseul rite, le rite malékite. HAMET, obéissant en cela à une loi du genreessai qui ne s’intéresse pas à la complexité du réel, laisse dans l’ombreles autres rites (hanéfite, ibadite au M’zab...). L’Islam, plus qu’unereligion, est l’ultime trait unificateur. La fusion opérée par la religion estparachevée par

le régime français [qui] a tout confondu : Arabe, Berbères, Turcs, Nègres,

Grenadins, tribus “Maghzen”, tribus “raïas”, clientèle maraboutique 222.

La colonisation est ainsi intégrée dans un processus historique,celui du développement d’un peuple (c’est l’objet d’étude posé dès ledébut). La présence française permet le parachèvement de la constitutionde ce peuple. Aujourd’hui, tous se mêlent et se confondent, sous le titrede sujets français 223. Ne voilà-t-il pas que le discours colonial est quelque

218 Cf. l’essai de Jean AMROUCHE, L’Eternel Jugurtha, écrit en 1943 et publié en 1946

(L’Arche), qui opérait un détournement de la notion de génie des peuples, lancée surtoutpour les peuples européens.

219 Le concept d’anthropophagie nous semble rencontrer les notions de créolité et d’antillanitételle qu’elles ont été mises en place par Edouard GLISSANT, qui propose ainsi undépassement des tentations amputatoires de la pureté de l’origine (de la pureté nationale),cf. Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1984.

220 Cf. PECHEUX, Les vérités de La Palice…, Maspero, Paris, 1974.221 HAMET, op., cit., p. 291.222 Ibid., p. 293.223 Ibid., p. 293.

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peu troublé dans son fonctionnement habituel ? Il est encore répété (laconquête a émancipé les indigènes du joug de l’arbitraire 224. Le textereconduit l’isosème de la colonisation libérant les Algériens des Turcs.Mais quel sera l’avenir de la colonisation ? Quelle place fera-t-elle auxIndigènes ? Le discours trace un plan, un possible, d’émancipation etd’intégration :

– Les indigènes vont évoluer 225 ;

– Ils sont accesibles aux idées libérales 226 ;

– L’indigène devient (le) collaborateur, (le) protégé, (l’)élève (de l’Européen) 227 ;

– La même collaboration des individus des deux races 228 ;

– Il en résusltera, dans l’avenir, que les races européenne et indigène

arriveront à se placer dans un ordre régulier, et à former un tout harmonique 229 ;

– Il n’y aura plus qu’un peuple en Afrique, et ce peuple s’appellera les Français230.

Le sujet énonciateur avance à couvert derrière une citation dequelqu’un qui fait autorité, qui a une place reconnue dans le champintellectuel. On voit les glissements opérés dans le processusd’énonciation pour arriver à l’assertion de l’égalité. Ainsi, le texte deHAMET s’inscrit dans la thèse, développée ailleurs, et notamment parTAILLART, de l’assimilation. Mais le déroulé de l’essai révèle desruptures, des béances, qu’il faut repérer et interroger. Nous avons vucomment la relecture de l’histoire est un moyen de constituer une archiveà l’isosème peuple : avoir un passé c’est déjà avoir une légitimité.Comment, ce faisant, se produit une torsion de la notion d’assimilation ?Un véritable bricolage des pôles assimilé / assimilateur est opéré par letexte. Les différents envahisseurs ont été tous assimilés. Mais le texte faitsilence sur la dernière étape, sur le dernier envahisseur. Pourtant, danscette logique de l’absorption, les Français seront aussi assimilés par lesIndigènes (ou les Berbères) !

Le dernier chapitre du livre de HAMET, “Les Africains de l’avenir”231.reprend une dernière fois la démonstration qui s’est déroulée (qui étaitdisséminée) sur quelque 275 pages du texte. Résumer, resserrer en peude mots ce qui a été dit ou écrit plus longuement232, et présenter une sortede double, même et autre, du texte proprement dit. Le dernier chapitre

224 Ibid., p. 294.225 Ibid., p. 297.226 Ibid., p. 297.227 Ibid., p. 298.228 Ibid. p. 298.229 Ibid., p. 299.230 Citation de BERBRUGGER, in op. cit., p. 311.231 Ibid., p. 291 - 313.232 In LITTRE, Dictionnaire de la langue française, entrée “résumé”.

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fonctionne en écho, reprenant et déformant (accentuant, ramassant...) letexte. Il répond également à l’introduction qui elle, en avant-texte (enannonce de la thèse qui sera développée) en annonce les déploiementset la conclusion. Son livre se constitue en image, double forcé, du champdiscursif de l’époque ouvert sur l’intégration des Indigènes, déjà bienavancée. Il donne, en illustration et en confirmation de sa thèse, desréponses faites par des Européens et des Musulmans à sa question surl’assimilation. La suite de textes cités offre en projection un monde har-monieux où chacun peut avoir place et prendre la parole. Le DocteurMORSLY et le capitaine d’artillerie CADI prennent place parmi les autresAlgériens .

Un Indigène musulman, le Dr MORSLY (El Hadj Taïeb), médecin traitant à

l’hôpital civil de Constantine :

Dans tous mes écrits, j’ai soutenu que nos coreligionnaires algériens étaient

parfaitement assimilables, intellectuellement parlant. La liste des Indigènes qui

sont arrivés, presque tout seuls, est assez longue […]. Quant aux procédés

parfectionnés employés par les Européens en agriculture, dans l’industrie, etc.,

nos Indigènes se les approprient facilement ; si tous les Arabes de l’Algérie

n’emploient pas les charrues fixes ou les moissonneuses à vapeur, cela est dû à

leur grande misère et partant au manque de fonds. […] Les Arabes de l’Algérie

sont perfectibles ; du reste il ne saurait en être autrement : ne sont-il pas les

descendants directs ou indirects des ces hommes qui ont été les éducateurs de

tout l’Occident 233.

C’est le discours en faveur d’une assimilation partielle, seulementintellectuelle et matérielle, comme le précise MORSLY. Quel est ledomaine dont l’auteur de ces lignes ne parle pas, mais qui est sous-entendu ? Ne serait-ce pas le religieux, qui semble un obstacle insur-montable à toute assimilation ? En se plaçant sur le terrain du progrèstechnique, MORSLY peut poser deux assertions qui opèrent un décro-chement-détournement du fil habituel du débat : la non-adoption desmachines perfectionnées ne résulte pas d’un refus, mais d’un manque demoyens financiers. Le retour sur l’histoire introduit une relativité certainedans les assertions sur le retard civilisationnel des Arabes.

Un autre Indigène musulman, M. le capitaine d’artillerie Cadi (SiChérif ben El Arbi) issu d’une famille religieuse insiste lui aussi surl’apport technique qui est demandé aux Français :

J’ai la conviction intime que peu à peu, avec l’instruction (surtout l’instruction

professionnelle) les Indigènes musulmans administrés avec justice, ne tarderont

pas à suivre le mouvement, à la condition que nos administrateurs ne s’y

opposent pas. Et cela me semble devoir arriver bientôt, grâce à la sélection que le

gouvernement apporte depuis quelques temps, dans l’admission des candidats à

ce corps d’élite. Ses membres sont en contact immédiat avec nos Indigènes et

233 Ibid., p. 222- 223.

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devront leur inculquer des idées de justice, de devoir et d’honnêteté afin que,

relevés moralement, et délivrés matériellement de la misère, ils finissent par aimer

notre beau pays de France et contribuent à sa puissance dans la mesure de leur

moyens.

Notre zaouia 234, loin d’être hostile au progrès, fait tous ses efforts pour tirer nos

congénères de l’apathie dans laquelle les a plongés la longue et tyrannique

domination des Turcs 235.

Nous retrouvons les mêmes positions argumentatives que celles deMORSLY : les progrès moral et technique sont très possibles ; c’est parl’école qu’ils se réaliseront. Mais d’autres conditions doivent êtreréalisées par l’administration coloniale. Par le biais de cette réflexion surles aptitudes des Indigènes au développement, c’est le procès de tout lesystème d’administration qui est esquissé.

Dans les deux citations, l’énonciateur se donne deux figures (deuxmasques), en fonction du lieu de son énonciation, de son statutd’énonciateur. S’il parle, de l’intérieur, pour ses coreligionnaires algériens,ses congénères, pour sa zaouïa, il est au milieu du groupe, élémentsemblable à tous les autres, même de tous les autres. Il peut aussiadopter la position de l’observateur extérieur au milieu observé, qui ditalors les Indigènes, nos Indigènes, les Indigènes musulmans, les Arabesde l’Algérie, notre beau pays de France... Masque de la duplicité, figurede l’ambiguïté. C’est sur cette articulation du même et de l’autre, lieutoujours fuyant, toujours en permutation que se tient cet énonciateursingulier. Pour avoir une place dans le champ discursif, pour émerger entant que sujet énonciateur, il quitte son premier lieu pour aller vers l’autrelieu, pour lui devenir différent (extérieur). Mais peut-il alors se fondredans l’autre lieu, en devenir élément ? Sa voix (son être) ne sontperceptibles que situées dans cette différence impossible.

Pour se rendre compte que leur discours tient pour une part del’impossible, il suffit de relire la réponse de René BASSET, directeur del’Ecole des Lettres d’Alger. Nous avons déjà vu que le texte de HAMETmet en place le champ discursif de sa réalisation : cette assimilation pourlaquelle il argumente, est déjà figurée dans l’espace ouvert par son livre.Dans cette perspective, les citations des intellectuels Indigènes etFrançais se suivent et se mêlent. BASSET répond en envoyant un article

234 CADI est de la tribu de KEBLOUT (il a donc les mêmes racines que KATEB Yacine). Le

tombeau de l’ancêtre est dans la région de Khenchela (Aurès). Une zaouïa (avecnotamment une école coranique), s’est installée à côté.

235 HAMET, op. cit., p. 223-224. Remarquer que le Turc est tyrannique (commel’Arabe sera paresseux, voleur, etc.). Le tout fonctionne presque comme unsyntagme, avec la force du concept. Le discours de CADI, pour se déployer,prend appui sur cet élément du socle discursif établi. Autre exemple: ABDALLAHparle du despotisme odieux des Turcs conquérants (L’Avenir, Alger, Fontana,1880, p. 16), du despotisme avilissant des beys (De la justice, Alger, Fontana,1880, p. 5).

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déjà publié en 1901 (du coup il occupe une position d’antériorité parrapport à HAMET) :

Lorsque les intérêts matériels des Musulmans du Nord de l’Afrique seront liés à

l’existence de notre domination, et lorsqu’ils en auront conscience, alors, elle sera

plus solidement assise que si elle reposait sur une communauté de religion, de

langue ou de race. C’est du reste ce qui se passe dans les villes où les Indigènes

commencent à sentir que nous leur avons assuré la sécurité et la prospérité et

qu’ils n’auraient qu’à perdre à retomber sous l’autorité d’un sultan, d’origine

récente, chérif ou maître de l’heure, marabout ou chef de grande tente 236.

La position de l’éminent spécialiste de langue et de littératurearabes n’est pas fondamentalement différente de celle des deuxIndigènes : il met l’accent sur le progrès matériel, et laisse de côté laquestion de la religion, de la langue et de la race. Pour lui aussi, lacolonisation est incontestablement un bien. Jusque là, nous retrouvonsles mêmes soubassements discursifs, des positions très voisines dans lechamp discursif. Mais le statut de l’énonciateur n’est pas tout à fait lemême. Chez BASSET, pas de statut de la duplicité, il est sur une seuleposition, il parle d’une seule voix. Monologisme d’un discours sûr de lui etde ses repères237.

Après ces trois textes qui refléchissent, image et illustration, sathèse-matrice, HAMET présente enfin une autre conception, celle de M.Belle, conseiller général, maire de Cherchel. C’est le discours d’un colonqui croit

à la possibilité de civiliser une partir considérable de la population indigène de

l’Algérie […], à la grande intelligence et à la forte faculté de travail intellectuel de

l’élite de cette population, et, partant, à la faculté pour un nombre chaque jour plus

considérable des unités formant cette élite, d’accéder au plus haut du progrès

d’une partie des masses elles-mêmes (surtout en Kabylie) en agriculture, en

industrie, etc.

Jusque-là, le discours reste semblable à ceux qui ont été cités. Réi-tération de la même thèse : progrès possible pour des groupes chaquejour plus importants (l’élite, les Kabyles...). Mais M. BELLE ajoute :

Mais pour aucune de ces catégories, depuis le haut jusqu’au bas de l’échelle,

et sans faire exception pour les élites, je ne cois à la fusion, à l’assimilation.

L’obstacle, le vrai, le seul : la religion. L’obstacle vient du peuple à civiliser parce

qu’il est resté fidèle croyant ; parce que sa religion est fermée ; parce que les

dogmes de cette religion sont en même temps des lois sociales, un code, d’où

236 Ibid., p. 225.237 Ce monologisme discursif n’a rien à voir avec les positions de l’énonciateur qui peut avoir

par ailleurs des pratiques de solidarité avec les Indigènes, qui peut défendre leurs intérêts.C’est que la position dans le champ politique (par rapport au pouvoir colonial) fait que lavoix se déploie comme si elle était seule, sans écho, sans autre...

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dérivent les mœurs ; parce que jamais, dès lors, ce peuple n’admettra le mariage

entre mahométane et chrétien que comme une exception sacrilège. Or sans

mariage entre les deux peuples, pas de croisement, pas de fusion 238.

Alors que les autres intervenants laissaient de côté l’aspectreligieux, partant du présupposé que la religion n’est pas un obstacleinsurmontable à l’assimilation, M. BELLE part de ce point, qui déterminetoute la démarche de son raisonnement. Raisonnement rigoureux, avecune construction binaire :

a – déploiement des arguments : parce que..., parce que...,, parceque..., parce que...

b – loi générale fixant les conditions de la fusion.

Nous retrouvons une pratique courante dans l’écriture de l’essai:tirer une loi, une règle générale, à partir d’un cas particulier (plus exac-tement, un aspect partiel de la situation examinée). On pourrait objecter àM. BELLE, que si le premier type de mariage est interdit par la religion,l’autre type d’union (un mahométan et une chrétienne !) est possible etpeut être considéré (comme plus haut pour ce qui est des étapes de lacivilisation) comme une première étape. Ce type d’argumentation (decontre-argumentation) sera développé dans d’autres textes. Remarquonsque nous avons, rassemblés sur la scène discursive montée dans le livrede HAMET, les éléments symboliques du débat: la langue et la religion, lafemme et la terre. Ici, HAMET, sans polémiquer directement avec M.BELLE, relance autrement le débat. Sa thèse de l’assimilation n’est pasdifférente de celle de M. BELLE. Selon lui,

C’est par l’école que commence la transformation des mœurs de l’Indigène ;

cette transformation se poursuit plus tard, dans le travail en commun, et elle

devient radicale dans le cas du mariage mixte. Disons tout de suite que, s’il n’y a

pas plus de Musulmans mariés à des Européennes, la faute n’en peut être

uniquement imputable aux Indigènes instruits et francisés239.

L’intégration a trois étapes, qui se suivent dans un ordre rigoureux :Ecole, travail en commun (ensemble et dans l’égalité de droits ?) etmariage mixe. Là encore, la définition implicite du mariage mixte estlimitative. La justification d’une telle conception est faite de façon biaisée,indirectement. La femme indigène

est incapable de gérer des intérêts et […] n’a d’aptitude que pour le mariage et

l’administration domestique. Elle ne se mêle pas directement à la vie publique, ni à

la vie extérieure ; le commerce, l’industrie, les arts ne lui sont pas accessibles et

toutes les professions, sans exception, sont dévolues à l’homme240.

238 HAMET, op. cit., p. 226-227. Remarquons que ce type d’argumentation est encore pratiqué

aujourd’hui.239 Ibid., p. 248.240 Ibid., p. 252.

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Ce raisonnement opère un glissement, encore bien commun àl’époque, du sociologique au biologique. La nature de la femme la rendinapte à faire partie des premiers candidats à l’assimilation. Cettedéfinition quasi-génétique de la femme est mise en regard de celle del’homme,

plus individuel que la femme, c’est-à-dire plus variable […]. L’homme est donc

le seul véritable et le seul artisan du progrès dans la société indigène ; il est plus

apte à contracter des caractères nouveaux et à favoriser l’évolution de la race,

tant au point de vue moral et intellectuel qu’au point de vue social 241.

La nature a établi une différence radicale entre l’homme et lafemme. Congénitalement, celle-ci est étrangère au changement et auprogrès. Pour plus tard peut-être..., mais pour le moment, il faut la laisserde côté, elle qui reste plus attachée à la masse indigène 242. Nous voyonsainsi comment les deux argumentations, contre ou en faveur del’assimilation, sont dans le choix de leurs prémisses et dans leurconstruction, pareilles. Seule la conclusion diffère. La place de la femme,sa libre circulation dans l’espace du dehors et au-delà des barrières entreles communautés... nous retrouvons les points forts d’un débat qui futconstant durant toute la colonisation (et dont nous avons de beaux restesaujourd’hui encore !). HAMET avait le projet de montrer que l’assimilationdes Indigènes est possible, qu’elle est déjà bien avancée. Tout enmenant la construction (la démonstration) de cette thèse-matrice, il meten place d’autres conceptions, thèses secondaires, solidaires de lapremière. Ainsi, la religion n’est pas un obstacle et la femme doit êtrelaissée de côté. De même, il opère une relecture de l’histoire : lesIndigènes avaient un gros déficit en civilisation en 1830, mais leursancêtres ont un moment été les maîtres (les enseignants) de toutl’Europe. Relativité, ouverture sur un autre possible. Cette position seretrouve dans la mise en scène – mise en texte de la thèse del’assimilation : les Berbères assimileront (absorberont) tous les apportsétrangers. Permanence enracinée (archivée) dans le passé et projetéevers l’avenir. Sans parler de contestation de la colonisation (le discoursde HAMET a donné assez de gages de sa fidélité au discours convenu),une sorte de logique agumentative, ou de dynamique de l’histoire, amènel’annonce, à peine dessinée, d’autre chose. Ruse du sujet pris dansl’histoire. Cet aspect se retrouve dans l’un des très nombreux énoncésconcluant le bilan des bienfaits consécutifs à l’établissement de la Franceen Algérie :

Ces résultats acquis dans un temps relativement court, marquent le chemin

parcouru dans la pénétration du monde musulman-algérien dans le monde

européen. La religion n’apparaît plus comme une infranchissable barrière dressée

entre les deux peuples ; et pour rude que fut la résistance armée qu’opposèrent

241 Ibid., p. 253 -254.242 Ibid., p. 253. Nous voyons pointer un pôle discursif qui domine encore aujourd’hui : la

femme gardienne des traditions et chargée de préserver l’identité (le même) !

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les Indigènes à la conquête de leur sol, ils semblent avoir adopté une attitude toute

différente devant la conquête pacifique entreprise par la France 243.

L’auteur, pour désigner ses coreligionnaires, a recours au champ

lexical de l’époque : Indigènes. Mais il utilise, comme synonyme (comme

autre équivalent), musulman algérien. Bien que marqué par le sème

musulman, le mot algérien n’en est pas moins mis pour désigner non

l’ensemble de la population vivant en Algérie, mais les seuls Indigènes.

Ruse de la langue ; échappée du sujet énonciateur qui, tout en

s’installant dans la répétition affichée, est amené à poser cette définition

presque par inadvertance, qui relance la désignation utilisée par Hamdan

KHODJA, et qui sera reprise par le discours nationalitaire244.

Son livre figure une certaine organisation du champ discursif, danslequel les indigènes prennent place. Les exemples sont des preuves desa thèse...

243 Ibid., p. 249.244 Hamdan KHODJA parle de ses concitoyens en les appelant les Algériens. Par ailleurs,

avant 1830, les Algériens étaient, dans les textes des Européens (Français, Anglais,Américains, Espagnols...) désignés par ce mot, concurremment avec Barbaresques, etc. Ily aurait à suivre les différentes désignations de ce terme : quelles sont les populations quisont désignées ainsi?

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Chapitre 3 :Entre réitération et revendication

Justement ! il s’agit de ce qui n’est pas possible, ou plutôt, il s’agit de rendre possible ce qui ne l’est pas.

Albert CAMUS, Caligula, Acte I, scène 9

Les deux ouvrages, celui de TAILLART et celui de HAMET, nous ontpermis d’avoir déjà une configuration du champ discursif de ces cin-quante années qui précèdent la reprise du discours nationalitaire. Alorsque le premier livre propose une sorte de double de ce qui est, celui deHAMET, tout en reconduisant ce qui est (notamment les points forts dudiscours colonial), projette, en possible à-venir, une organisation légère-ment différente du champ discursif, avec la présence et la voixd’indigènes ayant donné les preuves de leur assimilabilité.

Mais que peuvent dire-écrire ces indigènes ayant tenté le passage ?La lecture de quelques textes publiés par des auteurs, dont certains sontcités par HAMET, nous permettront de voir comment ces hommes dedeux mondes, ces hommes-frontière, se positionnent dans le champintellectuel (et dans la cité).

L’ensemble des textes, publiés entre 1880 et 1938245, permet de voircomment le champ discursif est travaillé par les représentants de cetteélite indigène formée à l’Ecole française et aux valeurs qu’elle véhicule(valeurs républicaines, héritage de 1789, etc.).

1 Mohammed ABDALLAH, De la justice en Algérie, Alger, Fontana, 1880

—, De la sécurité dans le villages et les tribus, Alger, Fontana, 1880

—, Actualités, Alger, Fontana, 1880

—, La Vie intime des tribus, Alger, Fontana, juin 1880

—, L’Avenir. Conclusion des études précédentes, Alger, Fontana, juin 1880

245 On peut s’étonner de voir retenu un texte publié au-delà de la date-limite de 1930. Même

si Le Jeune Algérien de Ferhat ABBAS (1930) marque un tournant dans le discours desAlgériens, les intellectuels de la résistance-dialogue qui se situent dans les limites duchamp discursif colonialiste continuent à intervenir bien au-delà de cette date.

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2 Chérif BENHABILES, L’Algérie française vue par un indigène, Alger,

Fontana, 1914, 197 p. Suivi de “Guerre à l’ignorance”, de BEN MOUHOUB

Mohammed el Mouloud (Discours et conférences prononcés en arabe au Cercle

Salah de Constantine, et traduits en français, Préface de Georges MARÇAIS.

3 M’hamed BEN RAHAL, Trois documents sur la question de l’instruction des

Algériens (1887, 1892, 1921), regroupés et présentés par A. DJEGHLOUL, Oran,

CDSH, “Histoire sociale de l’Algérie”, n° 2, 1982, ronéotypé

4 Si Saïd BOULIFA [pseudonyme de SI AMAR Ou SAID], “Etude sur la

femme kabyle”, in Recueil de poésies kabyles, Alger, Jourdan, 1904, Rééd.,

Paris-Alger, Editions Awal, s. d., présentation de Tassadit YACINE

5 Chérif CADI,Terre d’Islam, Paris, Charles-Lavauzelles, Oran Imprimerie

Heintz, s. d. (1925). Préface du colonel Paul AZAN

6 Saïd FACI, L’Algérie sous l’égide de la France contre la féodalité algérienne,

Toulouse, 1936. Préface de Maurice VIOLLETTE

7 Abdelkader FIKRI [pseudonyme de HADJ HAMOU], Les Compagnons du

Jardin, en collaboration avec Robert RANDAU [pseudonyme de Robert ARNAUD],

Paris, Donat Montchrétien, 1933, préface de MAUNIER

8 Ismaël HAMET, Les Musulmans français du Nord de l’Afrique, Paris, A.

Colin, 1906, avant- propos de A. LE CHATELIER

9 Hocine HESNAY-LAHMEK [de son vrai nom LAHMEK], Lettres

algériennes, Paris, Jouve, 1931, préface de Maurice VIOLLETTE

10 Louis KHOUDJA, A la commission du Sénat. La question indigène par un

français d’adoption, Imprimerie L. Girard, Vienne, 1891

11 Docteur Tayeb MORSLY, Conseiller municipal de Constantine,

Contribution à la question indigène, Constantine, Marle et Biron, 1894

12 Ahmed Ben Mohammed TOUNSI, L’Insécurité en Algérie. Ses causes, la

moyens de rétablir la sécurité d’autrefois, Alger, Imprimerie L. Remordet, 1893.

Première édition : Constantine, Marie, 1880

13 Rabah ZENATI, Le problème algérien vu par un indigène, Paris, Comité de

l’Afrique française, 1938

Le corpus que nous retenons propose une image fragmentée etparcellaire du champ discursif, côté Indigène. Il nous permet d’éclairer lascène discursive. Nous verrons comment ces textes s’écrivent par rapportaux textes européens, et les uns par rapport aux autres, dans unepratique intertexuelle que le chronotope historique rend visible. Nouspourrons suivre quelques-unes des lignes discursives qui courent d’untexte à l’autre, traversant les limites temporelles, faisant silence pendantdes années pour faire résurgence plus tard, quand cela devient possible

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(ce possible étant ouvert par l’Histoire, mais aussi esquissé, dessiné parles textes eux-mêmes).

Nous voyons se dessiner une certaine histoire de la pratique del’écriture en français par les Algériens. C’est d’abord l’article journa-listique. Marqué par la brièveté et la contingence, il est éphémère etdonné à lire dans une relation aux autres articles, à la ligne éditoriale,etc. Il relève d’une sorte de propédeutique de l’écriture, mais égalementde cet engagement forcé des premiers intellectuels francophones quiinterviennent dans le discours qui se tient au-dessus et en dehors d’eux.Puis vient le livre, plus long, publié chez un éditeur, ou à compte d’auteur.Ce livre peut résulter de la somme de plusieurs articles.

Les textes d’ABDALLAH (1880), ceux de BEN RAHAL (1887 pour lepremier de ses documents), et celui de MORSLY sont des articles dejournaux repris ensuite sous forme de plaquettes.

Mohammed ABDALLAH246 fait paraître, aux éditions Fontana247, aucours de l’année 1880, cinq petits fascicules sur des questions qui étaientlargement débattues (statut des communes, justice, sécurité, le devenirde la colonie...). Les textes ont d’abord paru, comme articles, dans lajournal l’Akhbar. Ils sont ensuite repris en livrets, comme textes isolés,détachés des autres articles du journal, en regard desquels ils avaientplace (et sens) dans le champ discursif. Ce changement de statutéditorial, qui les fait passer de l’écrit conjoncturel et éphémère, à celui del’essai (ou étude ou esquisse...), leur confère une autonomie et unchangement dans la lisibilité. Ils forment alors un ensemble et pourraientmême constituer des chapitres d’un même livre (ils rappellent les têtes dechapitre d’un seul texte) :

I - De la sécurité dans les villages et dans le tribus

II - De la justice en Algérie

III - Actualités

IV - La vie intime des tribus

V - L’Avenir. Conclusions des précédentes études sur l’Algérie.

Comment l’auteur se situe-t-il dans la champ intellectuel? Quellespositions et quels rôles s’y donne-t-il? Le nom de l’auteur, selon lapratique (de légitimation) de l’époque, est suivie des indications defonctions et qualités : Ancien élève de Saint-Cyr, ancien officier aupremier régiment de spahis. Première légitimation de la prise de parole,

246 L’un des rares indigènes cités par TAILLART, dans “Problèmes indigènes”, numéros des

ouvrages recensés 2892 à 2895.247 Les Editions Ouvrières Fontana et Cie, et les Editions Adolphe Jourdan, installées à Alger,

étaient spécialisées dans la publication en langue arabe, et donnaient volontiers auxIndigènes la possibilité de s’exprimer.

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celle du pouvoir et du savoir. Par ailleurs, ABDALLAH dit qu’il a étépoussé à écrire :

Encouragé de divers côtés par de bienveillantes appréciations, pressé d’autre

part par certains critiques désireux de savoir ce qu’un indigène peut sincèrement

penser sur les points les plus saillants de la question algérienne, je me décide

aujourd’hui à reprendre la plume248.

L’auteur va constamment souligner ces deux qualités qui rendentson intervention précieuse : la recherche de la vérité et la connaissancede l’intérieur de la société indigène. Il prend l’engagement de dire lavérité :

– J’affirme que je dirai la vérité, toute la vérité, rien que la vérité 249

– Il faut redoubler de courage et d’énergie, chercher sans cesse la vérité 250.

Cet engagement, par-delà son aspect théâtral et grandiloquent, estconstant chez les premiers intellectuels algériens. Comme est constantechez eux l’affirmation de la double appartenance à la société indigène età la patrie française :

L’amour profond que je porte à mon pays d’adoption autant que les liens par

lesquels je me sens attaché à mes coreligionnaires ne me permettent pas de

dissimuler ces vices de l’organisation judiciaire algérienne 251.

Quel est le discours qui sera déployé ? ABDALLAH est un assi-milationniste, pour l’application de la loi civile et donc contre la juridictionmilitaire (qui continue dans certaines régions, nouvellement occupées),pour la responsabilité collective, pour la propriété individuelle..., en unmot pour l’extension, territoriale et juridique, de la colonisation, et pourune répression sévère des délits. Il est même contre la présence desquelques Indigènes nommés comme représentants de leurs coreligion-naires, et en fait au service de l’administration.

A quoi bon ce simulacre de représentation […]. Pourquoi ne pas rapporter tout

bonnement à la sagesse et à l’esprit d’équité des conseillers français investis d’un

mandat régulier, agissant dans la plénitude de leur liberté ! Nos intérêts, j’en ai la

conviction, seraient beaucoup mieux servis 252.

La leçon bien apprise est répétée et l’élève irait même plus loin quele maître, en faisant de la surenchère. Mais comment se fait la mise endiscours (la mise en scène discursive) de la réitération ? C’est à ceniveau que peut se voir l’originalité d’une position qui est loin d’êtreévidente. Quelques exemples nous permettront d’en approcher la com-

248 ABDALLAH, De la justice, p. 3, c’est nous qui soulignons.249 ABDALLAH, La Vie intime, op. cit., p. 4.250 ABDALLAH, L’Avenir, op. cit., p. 3.251 ABDALLAH, De la sécurité, op. cit., p. 25.252 ABDALLAH, Actualités, op. cit., p. 16.

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plexité. Les critiques et historiens ont souligné le caractère outré, cho-quant des positions de l’auteur, concernant par exemple la responsabilitécollective. Celui-ci écrit :

La responsabilité collective est et sera pour longtemps encore le meileur , le

plus efficace, et je dirai le plus équitable des moyens à employer […] 253.

La répétition d’un élément du discours de l’époque est pousséejusqu’au paradoxe. Le lecteur peut se demander en quoi une justiceexpéditive peut être équitable? C’est la suite qui permet d’y trouver unecertaine cohérence. Le discours se poursuit ainsi :

J’ajouterai sans hésiter que si les chefs sont compris pour la plus grosse part

dans la répartition de l’amende, l’application de la peine devient tout a fait

équitable dans le sens absolu du mot 254.

Poussant la logique du système colonial jusqu’au bout, ABDALLAHpropose l’implication des chefs (en fonction de leur richesse) car cesauxiliaires de l’administration n’étaient pas compris dans la responsabilitécollective. Nous retrouvons la même complexité dans la posture discur-sive lorsqu’il s’agit de traiter de la propriété individuelle. ABDALLAH inter-roge :

Que doit-on penser, au point de vue indigène, des mesures annoncées ou en

cours de réalisation, telles que la question de la propriété individuelle et la

transformation de toutes les tribus en communes mixtes? Est-on en droit d’en

attendre une amélioration du sort des masses ? N’a-t-on pas à craindre, au lieu de

cela, de voir la condition, déjà si misérable, du prolétaire arabe, aggravée par

certains côtés du futur état des choses ? [...]

Il semble, au premier abord, que mes coreligionnaires devraient nager dans la

joie, à la pensée de posséder en propre cette terre, dont ils n’ont eu jusqu’à ce

jour qu’une jouissance précaire […] et pourtant, il s’en faut de beaucoup que ce

sentiment soit général 255.

Voilà que le discours échappe à la répétition : par l’interrogationrhétorique, par de multiples modalisations : il semble – au premierabord... Autant de précautions oratoires, autant de distance entrel’énonciateur et l’énoncé, autant de marques d’une assertion négative.Alors, faut-il arrêter le démantèlement de la propriété collective, et ainsiprendre le risque d’arrêter ou de freiner le proccesus d’assimilation ? Loinde moi cette pensée, répond l’auteur, il faut un certain nombre deprécautions et de mesures :

- Une application équitable sur la propriété individuelle, de telle sorte que les

plus pauvres ne se trouvent pas encore appauvris .

253 ABDALLAH, De la justice, op. cit., p. 32. C’est l’auteur qui souligne.254 Ibid. C’est également l’auteur qui souligne.255 ABDALLAH, L’Avenir, op. cit., p. 4-5.

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- Le crédit aux cultivateurs arabes, au moyen du syndicat des groupes de façon

à procurer aux travailleurs, à un taux modéré, l’outillage indispensable à la culture

de la terre 256.

L’équité, l’égalité de chances, l’instruction : voilà les moyens deréussir l’assimilation. Nous voyons comment par-delà la reprise, en mêmetemps qu’il récite sa leçon, ABDALLAH prend une position critique ettravaille (fait dériver ou bloque) ce qu’il récite. Cette attitude discursive seretrouve dans la reprise des vérités toutes faites sur la nature del’Indigène, images-clichés clinquantes, qui vont être bloquées, gelées etphagocytées dans le discours qui se tient :

Les instincts de rapine et de vol sont-ils tellement innés chez l’Arabe, qu’ils

forment le fond principal de son caractère, ou bien ne serait-ce pas plutôt l’ineptie,

la négligence de nos chefs indigènes qui amènent toutes ces perturbations dans le

pays […] ? 257

L’interrogation rhétorique qui modalise, là encore, négativementl’assertion, permet deux choses : la poursuite du procès des chefsféodaux, procès qui court tout au long du texte ; le déplacement duniveau d’interprétation d’un fait qu’ABDALLAH semble admettre commeirréfutable. Le vol chez Arabes a des causes objectives, extérieures.Déplacement du génétique vers le social et l’historique. L’auteur traitel’explication de type génétique par l’ironie et l’argument scientifique. Illaisse de côté cette hypothèse

qui nous ramènerait à des superstitions d’un autre âge et constituerait une

véritable théorie de la prédestination, en contradiction absolue avec les progrès de

la science,

et procède par la loi des semblables :

A moins de rayer du livre d’or de la France les immortels travaux de ses

philosophes, on ne peut sérieusement admettre que tout arabe soit de la graine de

voleur et d’assassin, que les Allemands aiment la choucroute avant de naître, et

que le premier Anglais venu représente un mylord affliché du spleen et remuant

les guinées à la pelle258.

En établissant un parallèle avec d’autres clichés, dont l’absurdité n’anul besoin d’être démontrée, il montre combien le discours sur les Arabesest intenable. L’assertion sur la nature des Arabes, détachée du blocdiscursif dont elle était solidaire et qui assurait sa viabilité (son évidence),est montrée dans son absurdité. Du coup, une sorte de doute, unébranlement de tout l’édifice discursif, est impulsé. D’autant plus quel’équivalence implicitement posée, repose sur le principe d’égalité despeuples (principe non dit, mais présent, véritable cheval de Troie).

256 Ibid., p. 8.257 ABDALLAH, De la justice, op. cit., p. 4.258 Ibid., p. 5.

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On voit comment se construit sur la scène du texte le statut deporte-parole : ABDALLAH en arrive à parler pour les plus pauvres, pourles cultivateurs algériens, pour ses coreligionnaires, etc. Pouvait-il enêtre autrement ? On semble loin d’ un certain engagement léger, presquebadin, comme est oublié, dans cet énoncé, le devoir envers la patried’adoption :

Qui oserait, en jetant les yeux sur le tableau de ces misères, me reprocher

d’éprouver une grande commisération pour le peuple malheureux dont je suis

issu? 259

ll porte ainsi la contestation au cœur du système de gouvernement enplace (le caïdat, l’administration, les cadis, le mode de colonisation, etc.).

Il vise un lecteur précis, et on retrouve en texte des indices sur sonidentité : quelqu’un qui a des connaissances en histoire, qui connaît lesjugements tout faits sur certains peuples européens, qui a l’esprit assezouvert pour ne pas accepter ces préjugés.

De la répétition à l’émergence d’un discours ouvert sur un autrepossible, la position discursive de l’auteur se dessine sur l’articulationdes blocs constituant le champ discursif qui l’englobe. La position del’auteur est originale par sa double appartenance (affirmée en texte) auxdeux entités en présence (civilisés / barbares ; Français / Indigènes...),par sa solidarité avec les siens dont il fait entendre la voix. ABDALLAH aainsi un double statut d’énonciateur (une double posture) : il dit nous etse situe parmi les Français ; il dit mes coreligionnaires, mon peuple etparle au nom des siens. Il montre ainsi, dans la pratique, que lesbarrières entre les groupes sont franchissables. Partisan de l’assimila-tion, il est convaincu que le salut (celui du progrès intellectuel et surtouttechnique) passe par la modernité introduite par la colonisation. Ilvoudrait, par son intervention dans le débat, précipiter la fin du vieuxmonde tribal et faire accéder son peuple à cette modernité.

M’Hammed BEN RAHAL. Dans le cas de son premier texte, c’est lerédacteur du journal, BOUTY, qui le présente :

Bien que l’étude qu’on va lire paraisse sortir du cadre spécial, géographique et

archéologique de notre bulletin, elle se rattache par trop de liens à l’avenir de notre

chère Algérie, à ses principes vitaux, à son développement intellectuel, pour en

être écartée 260.

Dans ce cas, l’intervention du rédacteur a pour but de justifier lapublication d’un texte qui ne relève pas des questions habituellementtraitées dans le journal. Pour ce qui est des deux autres textes, il s’agitd’un inédit, pour lequel l’auteur n’a pas pu (ou probablement pas voulu)

259 ABDALLAH, Actualités, op. cit., p. 36.260 BEN RAHAL, présenté par DJEGJLOUL, op. cit., texte dactylographié, p. 8.

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trouver un cadre éditorial ; et d’une intervention aux Délégations finan-cières (mai-juin 1921). L’Intervention aux délégations financières surl’enseignement de la langue arabe présente les caractéristiques de cettepratique discursive qui naît dans l’oralité avant l’accéder à l’écrit, gardantdes traits de son premier statut (argumentation, etc.). Remarquons quecet aspect renvoie à l’histoire du genre qui garde des éléments de saformation261 dans l’oralité. Nous pouvons repenser ici à la formation dugenre roman telle qu’elle est présentée par BAKHINE. Le roman seconstitue en absorbant le discours de la place publique qui gagne unedimension esthétique (une dimension de figuration, qui relève de la scènediscursive). Il y gagne le dialogisme et la polyphonie. Ensuite, le genreévolue et peut passer d’une culture à une autre sans que tout l’itinérairesoit forcément refait chaque fois : ainsi, le roman de RABELAIS constituele premier acte du dialogisme romanesque et celui de DOSTOIEVSKI lesecond, celui de la polyphonie. Dans cette hypothèse, un romanciercolonisé prendrait le genre à sa dernière étape et ferait l’économie del’apprentissage. Pourtant l’histoire montre qu’il eut une périoded’apprentissage que l’on peut qualifier d’ardu : les premiers romanciersalgériens eurent une écriture pour le moins laborieuse et il fallut attendreles années cinquante (après les manifestations de mai 1945 quiconsacrèrent dans la violence une rupture radicale) pour voir émergerune écriture originale (FERAOUN, MAMMERI, DIB et, surtout, KATEB).On sait que les premiers romanciers pratiquaient une écriture gênée. Leprojet d’écriture se constitue d’une certaine façon dans la réitération dudiscours colonial. L’écriture débouche sur l’échec (les héros candidats àl’assimilation, ou à la fusion, etc. finissent dans la misère, la déchéancemorale et sociale et la mort). On peut parler d’une écriture de ladistorsion, alourdie par l’obligation, impossible, de la réitération262.

Pour les premiers intellectuels algériens (qui constituent cette éliteindigène), l’irruption dans le champ discursif reste très proche de l’oralitéet elle intègre à l’écriture de l’essai des traits de cette oralité par laquelleelle est obligée de repasser. Dans ce cas précis, le genre ne peut fairel’économie des progrès réalisés avant et ailleurs, l’archive du genre nesuffit pas, il faut refaire le parcours et réinventer, dans une expressionmalaisée, les traits du genre.

261 SOCRATE, pour l’Occident, peut être retenu comme la figure symbolique du discours de

l’essai : interrogations sur toutes les vérités et les certitudes, fragmentation etparcellisation (refus de la systématisation) qui prennnent les couleurs de l’oralité et lesaccents de la voix. Pour ce que l’on peut appeler l’Orient arabe, la séance avec un HARIRIpeut être l’autre dimension d’un genre protéiforme, toujours fluctuant, toujours fuyant,rarement, pour ne pas dire jamais, fixe, définif.

262 Cf. Notamment les travaux de DJEGHLOUL sur le romanciers des années trente,justement de cette période de propédeutique de l’écriture romanesque: “Un romancier del’identité perturbée et de l’assimilation impossible. Churki KHODJA”, in Revue del’Occident musulman, n° 37, 1er trimestre 1984 ; et MILIANI, Hadj, Lecture idéologique de“Zohra la femme du mineur” de Abdelkader HADJ HAMOU, DEA, Université d’Oran, ILVE,1982.

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Cet homme de double culture, cet intellectuel moderniste263, passépar le lycée d’Alger, avant de succéder à son père comme caïd àNedroma, était membre de la confrérie des Derqaoua. Homme étonnant,figure de cet (im)possible devenir qu’ils sont quelques-uns à tracer dansleurs écrits, il adopte dans son plaidoyer pour l’instruction des Indigènesune démarche argumentative assez inhabituelle. Pour planter la scènediscursive, il passe, phase obligée, par la réitération de quelques élé-ments du discours admis. Ainsi en est-il de la relecture de la conquête etde la mission civilisatrice.

Le jour où la France a planté son drapeau sur le rivage africain, elle a pris

l’engagement tacite de se consacrer à la civilisation et à l’émancipation du peuple

qu’elle venait de conquérir ; sous peine de déchoir, elle doit tenir parole, quelles

que soient les difficultés qu’elle pourrait rencontrer dans l’accomplissement de

cette glorieuse tâche 264.

On est loin de l’énoncé sur la mission de la France : il s’agit decontrat, l’occupation contre la civilisation. Comme on est loin aussi de laposition de celui qui quémande : BEN RAHAL demande, pour l’ensembledes Algériens, l’accomplissement de ce qui était convenu au départ.L’effacement apparent de l’énonciateur derrière l’énoncé, qui fonctionneavec l’autonomie de l’assertion (du fait admis par tous) ne doit pastromper. La présence de cet énonciateur vigilant est dans la modalisation(sous peine de déchoir, doit), dans les qualificatifs (glorieuse).

Nous avons la tonalité de l’intervention de BEN RAHAL, mais aussile mode d’écriture de ces textes. L’auteur traite ici de l’école ; mais àpartir de ce point focal, à partir de ce lieu central de la thèse matrice,partent, en arborescence apparemment secondaire, d’autres fils discur-sifs qui travaillent le champ discursif dans le même sens. Traitant du lieud’implantation des écoles (au milieu des tribus), des langues d’enseigne-ment (d’abord l’arabe), des compétences des enseignants, des des droitsprofessionnels et politiques pour ceux qui sortent de cette école, BENRAHAL en arrive à une contestation du fonctionnement du systèmecolonial dans son ensemble. Ainsi, il pose la question, que le simple bonsens ne peut rejeter et à laquelle la logique républicaine ne peut quedonner une réponse positive :

263 Cf. A. DJEGHLOUL, “M’hamed BEN RAHAL et la question de l’instruction des Algériens

(1886-1925)”, in Huit études sur l’Algérie, Alger, ENAL, 1986, p. 33-74, p. 40. Pour C.- R.AGERON, Histoire de l’Algérie contemporaine, Paris, PUF, 1979, BEN RAHAL est unefigure représentative de l’intellectuel de cette époque : “Certains musulmans proches destraditionalistes n’en avaient pas moins reçu une culture française et pouvaient exprimer enfrançais leurs sentiments. Leur porte-parole le plus talentueux fut sans doute M’hamedBen Rahal, parfaitement bilingue et lettré de double culture. Il fut aussi un politique [...]. Ilannonçait que l’heure du réveil de l’Islam était proche : ‘C’est sous le canon de lachrétienneté que se fera la renaissance de l’Islam’ ” (p. 232).

264 BEN RAHAL, op. cit., p. 9.

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Pourquoi l’élève qui a fait certaines études, ou satisfait à certains examens ne

serait-il pas admis à l’électorat?

Si les indigènes en général ne comprennent pas la valeur d’un vote, il est loin

d’en être de même pour ceux qui ont fréquenté les écoles françaises 265.

BEN RAHAL pousse une certaine logique (une ligne discursive quiest citée dans la phrase suivante attendre) du discours colonial jusqu’aubout. Derrière l’interrogation rhétorique se profilent des territoires entiersdu champ discursif. C’est sur eux que prend appui la demande de BENRAHAL. Les autres discours, ceux du refus de toute représentation desIndigènes, sont ici ignorés. Ne pas y faire référence, c’est faire commes’ils n’existaient pas. En procédant ainsi, l’écrivain opère une certaineréorganisation du champ discursif dans lequel il vient prendre place.

Pourtant, ce discours que le texte veut ignorer, y vient quelquefoisémerger, pour servir de base à un point de la construction discursive.Ainsi, BEN RAHAL cite, reprend et convoque en examen, un énoncé quirésume (donne figure et forme) un moment du discours colonial réfuté :

On ne peut soutenir que l’Arabe soit essentiellement mauvais et l’histoire

atteste son antique perfection dans les arts comme dans les sciences les moins

accessibles.

Il est donc apte à recevoir l’instruction et à en tirer profit 266.

Le retour sur l’histoire introduit un changement très important dansla notion de civilisation, qui devient conjoncturelle, soumise auxfluctuations du temps. Cela permet la réfutation d’une sorte d’axiome :l’Arabe est mauvais. Discours cité pour être réfuté. La déduction est doncprésentée comme évidente. Nous voyons, là encore, que le retour surl’histoire ne vise point à rétablir la vérité sur le passé, etc. C’est unedémarche argumentative, qui permet d’asseoir une autre thèse. Larelecture de l’histoire n’est jamais dans ces textes une fin en soi, mais undétour pour autre chose.

Dans les textes de BEN RAHAL, l’école est la clé des problèmes (ensituation coloniale), mais si elle doit déboucher sur des emplois et desdroits politiques, elle n’aboutit pas à l’assimilation-perte des Algériens.Elle implique tout un ensemble de mesures à prendre. L’auteur parle poursa société, pour l’Arabe d’Algérie267, le musulman268, il plaide pour eux. Cetengagement l’amène à avancer une critique radicale du système scolaireen place :

Prendre de jeunes gens dans leur douar, les tenir plusieurs années sur les

bancs d’un établissement édifié à grands frais […] puis les renvoyer dans leurs

265 Ibid., p. 13.266 Ibid., p. 9.267 Ibid., p. 10.268 Ibid., p. 18.

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tribus “Gros-Jean comme devant” sans leur avoir indiqué un but et les avoir mis à

même d’appliquer ce qu’ils viennent d’apprendre, ce serait créer des déclassés et

rien de plus 269.

L’école seule ne peut rien, il faut d’autres mesures, qui impliquentun changement dans le système colonial. L’on voit se profiler, dans lalogique de cette démarche revendicative qui part de l’école, unecontestation plus vaste, qui dépasse le cadre discursif dans lequell’auteur s’inscrivait au départ : l’acceptation du fait colonial se trouveremise en cause .

Tayeb MORSLY, Conseiller municipal de Constantine, Contribution àla question indigène.

C’est le texte qui donne les indications de son écriture et lesévolutions de son statut : il résulte d’une série d’articles publiés au coursdes années 1892 et 1893. L’auteur précise :

Quand nous avons entrepris d’écrire, pour la Liberté des Colonies, une série

d’articles sur la Question indigène, nous ne pensions pas que ces quelques pages

composées à bâtons rompus méritassent l’honneur d’être publiées à part. Mais

elles arrivaient à l’heure où l’Algérie et les nombreuses questions qu’elle soulève

passionnaient tous les esprits : aussi de nombreux amis de France et d’Algérie

nous ont-ils instamment prié de revoir ces articles, de les compléter, de les

ordonner et de les réunir en une brochure, où l’on pourrait prendre en bloc et

comme sur le vif, les impressions et les opinions d’un indigène algérien 270.

Un seul texte rassemble ce qui était épars et discontinu et luiconfère une clôture (entre une début et une fin). Ce changement de statutéditorial a été suscité par des sollicitations. Il s’explique par l’intérêtsoulevé par la question algérienne et l’intérêt des lecteurs pour l’opiniond’un Indigène. Par ailleurs, ce texte reprend la pétition que vont adresserles Indigènes du département de Constantine, au Sénat et à la Chambrepour obtenir les droits électoraux et certains autres avantages271. Lacitation aboutit à un changement générique de la pétition qui n’est plusainsi du seul domaine politique, mais fait partie d’une brochure composéeà bâtons rompus 272.

L’auteur souligne l’importance de son intervention dans le champdiscursif : il a pris la plume pour (se )jeter dans la mêlée. Il interroge :Etions-nous en droit, au fort du combat, de déserter une cause qui était lanôtre ? Il répond à cette question en parlant de son devoir strictd’Algérien et de Français, et de son projet qui est de faire œuvre de vérité

269 Ibid., p. 10.270 MORSLY, op. cit., Avant-propos, p. IV.271 Ibid., p. 92.272 Ibid., Avant-propos, p. III.

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et de pacification273. Et affirme sa solidarité avec ses frères d’Algérie quisouffrent. Voilà esquissés la position et le rôle discursifs que va prendreMORSLY. Comment se tisse ensuite son discours ? Comment se déploiela thèse-matrice? Quelles en sont les thèses secondaires ? Sur quelssocles discursifs prend-il appui, comment travaille-t-il, bricolage etdéconstruction, certains éléments du champ discursif ? Dès le début,nous avons une définition, une reformulation du sujet :

A dire vrai, la question indigène, c’est la question musulmane en général ;

c’est-à-dire la question d’Orient avec toutes ses complications 274.

Cet énoncé détonne dans l’ensemble des innombrables autresénoncés qui sont autant d’assertions sur ce qu’on peut appeler laquestion indigène. Dans cette première formulation des équivalencessont établies : entre indigène et musulman (c’est), puis, indigène et Orient(c’est-à-dire). Dans la phrase suivante, une autre équivalence est enfinposée : la question algérienne, ou plutôt le problème algérien275. Voilà quecette suite d’équations aboutit à celle-ci : algérien = musulman = Orient.Voilà que les termes habituels du débat sont quelque peu travaillés,bricolés et détournés de leurs utilisations courantes. Souvent, les deuxpremiers éléments de l’équation sont avancés pour démontrerl’inassimilabilité des Algériens (des Indigènes). Mais le dernier terme estrarement avancé. Ainsi, dès le début, MORSLY pose les termes du débat,à sa façon.

C’est toujours à sa façon qu’il reconstitue,à grands traits les termesdu débat, dessinant lui même le champ discursif de son intervention :

Beaucoup de personnes admettent de très bonne foi que la question indigène

est insoluble, et qu’il n’y a rien à faire pour le peuple arabe qui doit disparaître par

la force des choses comme ont disparu certaines peuplades de l’Amérique du Sud

davant les progrès de la civilisation.

D’autres plus optimistes, croient, sinon à une assimilation prompte et définitive,

du moins à un rapprochement lent et graduel.

Quant à nous, sans être ni pessimiste ni optimiste, nous avons confiance en

l’avenir et comptons sur le temps, ce grand maître comme disait Napoléon 1er 276.

Les rêves de génocide et l’assimilation sont les deux pôles dudiscours habituel. L’auteur se situerait entre les deux, ou ailleurs, maissans donner plus de précision. Sa position se travaille au creux, audéfaut des vérités admises. Ainsi en est-il de la réitération du discours surla conquête et la mission de la France :

273 Ibid., Avant-propos, p. V.274 Ibid., p. 7.275 Ibid., p. 7.276 Ibid., p. 7-8.

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La prise d’Alger (14 juin 1830) par les troupes françaises est un événement qui

fait date dans l’histoire de la France et de l’humanité entière. C’est la fin de la

barbarie qui s’écroule devant la civilisation, c’est le règne de la justice et de

l’équité qui remplace le régime du bon plaisir, du pouvoir arbitraire et despotique.

C’est, du moins, ce qui aurait dû arriver, ce que l’on était en droit d’attendre de

cette prise de possession de notre pays par la France 277.

Après les deux premières phrases qui répètent la leçon apprise,décrochement dans la chaîne des assertions. Le doute est introduit, quidevient assertion négative : nous verrons malheureusement que tout nes’est pas passé comme on avait pu l’espérer278. La récitation du discoursdominant est confrontée à la réalité et ne peut se dérouler. Blocage etgel, même si la réitération sera reprise plus loin279 pour être de nouveaumise en impossibilité de fonctionner. Cette procédure (blocage, puisdécrochement et dérivation sur un autre discours à peine signalé commepouvant se tenir) se retrouve dans la lecture de l’histoire qui sera faitedans le texte. Ainsi l’Emir Abdelkader,

Sidi El-Hadj-Abdel-kader ould Mahi-Eddin, qui souleva l’étendard de l’Islam […]

comme autrefois Vercingétorix, le héros de l’indépendance de la Gaule […],

personnifia au plus haut point l’indépendance arabe et se fit reconnaître par tous

les musulmans de l’Algérie, comme leur unique chef, leur seul Sultan 280.

L’arabité du pays s’affirme dans la nomination : aussi bien latranscription que l’indication des titres et de la filiation relèvent du registrearabe. Par ailleurs, les qualifications de l’Emir ne sont pas du registrehabituel, employé dans le champ discursif de la colonisation (loyauté etgrandeur d’un chef régional, ou fanatisme religieux) : il est l’unificateur eta donc une dimension nationale ; il est également le symbole del’indépendance arabe.

277 Ibid., p. 14.278 Ibid., p. 14.279 Cf, par exemple, plus loin : “L’un des plus beaux triomphes de la France a été la prise

d’Alger. Ce grand événement égale ou surpasse même en importance les plus bellesvictoires remportées par François 1er, LouixsXIV ou le Grand Napoléon” (p. 15). Ou :“Ainsi s’écroula cette Régence dont l’existence avait gêné toutes les puissances del’Europe, ce nid de pirates que Barberousse (Baba Harouadj et Kheir Eddin) croyaitimprenable, d’où partaient sans cesse de nombreuses felouques, conduites par deterribles corsaires qui allaient jeter la terreur partout sur les côtes méditerranéennes” (p.16). Remarquer que tous les qualificatifs utilisés pour les Turcs ne sont pas marquésnégativement (comme despotes, tyrannique, etc.).

280 MORSLY, op. cit., p. 20. On peut s’étonner de retrouver un énoncé très proche dans letexte que KATEB Yacine publiera en 1947, Abdelkader et l’indépendance algérienne, Alger,En Nahdha, Rééd. Alger, SNED, 1983: “Le fait qu’Abdelkader ait été élu Sultan des Arabespar la quasi-majorité des tribus prouve bien qu’il y avait une opinion publique arabe” (p.35). Cette reprise discursive accompagne et permet la reprise nationalitaire. On voit letravail intertextuel d’une époque à l’autre, le texte de MORSLY constituant en quelque sortel’archive du texte de KATEB.

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Le mot indépendance ne recouvre sûrement pas le même champsémantique qu’après 1945 ; il lui manque cette projection explicite versl’à-venir, mais déjà la lecture de l’histoire récente fait apparaître desombres inquiétantes. MORSLY lance cet avertissement :

Si elle [la France] se refusait à jouer ce beau rôle [d’intégration de l’Algérie],

elle ne laissera, dans ce pays, comme ses devanciers [carthaginois, romains,

vandales, byzantins, arabes, berbères et turcs] sur cette terre, que quelques

vestiges à peine durables du passage de son génie civilisateur 281.

Le texte opère à son tour une relation, de continuité et de rupture,par rapport au passé : des pans entiers du discours de légitimation de lacolonisation mettent en place la thèse de la reprise de l’héritage et de lamission de Rome et celle de la mission libératrice du joug turc, etc. Letexte de MORSLY joue la répétition, mais la fait dévier, très rapidement. Ilopère ainsi un déraillement du fil discursif : la France est soumise à lamême loi historique que les autres occupants de ce pays.

La présentation de l’histoire ici et maintenant, des événementscontemporains au texte laisse prévoir une évolution possible : l’extensionde la colonisation entraîne l’expropriation de l’Indigène et se traduit par lamisère et toutes ses horreurs282. Autre lecture de la colonisation et autrebilan, négatif. Quelles perspectives alors ? MORSLY plaide pour uneamélioration de la situation de ses malheureux compatriotes 283 :

Il est urgent de leur donner quelques droits ; car il est impossible qu’ils n’aient

que des obligations et des devoirs, sans avoir aucune compensation 284.

Ici, l’auteur dénonce l’injustice et l’inhumanité ; il s’inscrit ainsi dansun autre champ discursif que celui dans lequel se situait explicitementson texte : celui des droits de l’homme et de la Révolution française(auquel les Algériens ont accès par l’Ecole). L’on voit ainsi comment ceconseiller municipal, qui mena le combat par le légalisme, tente de peserpar son discours sur le champ politique. On est frappé par sonindépendance et son ton de grande liberté. En ces temps de larésistance-dialogue, MORSLY occupe une position des plus originales,qui tient de l’(im)possible de cette période. S’il admet la présencefrançaise comme une positivité, puisqu’elle permet la remise enmouvement d’une société bloquée, il ne reconduit pas tels quels ni lespoints forts du discours courant ni les valeurs qui y sont rattachées.

Ils sont quelques-uns, ouvreurs de pistes pour un (im)possibledevenir, profondément ancrés dans leur société d’origine, parlant pourleurs compatriotes, leur pays, dressant contre la machinerie coloniale lesmots. Y croyaient-ils vraiment ? Leur engagement plus ou moins long

281 Ibid., p. 15.282 Ibid., p. 24.283 Ibid., p. 38.284 Ibid., p. 41.

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dans le champ politique permet de répondre qu’ils y crurent peut-être untemps...

Louis KHOUDJA, A la commission du Sénat. La question indigène parun français d’adoption285, Vienne, 1891

Celui qui signe L. G. KHOUDJA, capacitaire en droit, DéfenseurOukil près la Mahakma de Bône intervient dans un débat (à partir d’unquestionnaire de la Commission du Sénat) qui ne prévoyait pas de placepour un Indigène.

Comme ABDALLAH, il est contre la féodalité et plaide pourl’intégration des manants et des roturiers286. Mais lui plaide pour unereprésentation des Indigènes dans les différentes instances d’élus :

Mais enfin, l’indigène ne peut être représenté valablement par les colons

puisque le plus souvent leurs intérêts s’opposent 287.

Nous voyons comment, dans le champs discursif qui est tracé etconstitué par ces textes, des échos, des contestations, des dialogues etdes polyphonies sont créés.

Ahmed Ben Mohammed TOUNSI

Ismaël HAMET le présente ainsi :

Né en 1820 à Bougie, simple chevalier du Makhzen en 1849. Interprète militaire

en 1853. Retraité comme interprète de 2e classe en 1879. A écrit une brochure

sur la fameuse expédition dite “Colonne de la Neige”. Chevalier de la Légion

d’honneur288.

En 1893, c’est un vieil Algérien, comme il se définit lui-même, quipublie une petite plaquette de 22 pages, dédiée à Monsieur le Gouver-neur Général d’Algérie. Le titre énonce le projet discursif de l’auteur :

L’Insécurité en Algérie, ses causes, les moyens de rétablir de rétablir la

sécurité d’autrefois289.

Le texte reprend également le Mémoire sur le passé et l’avenir del’Algérie, publié en 1883 et adressé à la Chambre des députés parl’intermédiaire de la Société française pour la protection des Indigènes.

285 “Style jeune algérien avant la date” in AGERON, Les Algériens musulmans et la France

(1871-1919), Paris, PUF, 1968, p. 450.286 KHOUDJA, op. cit., p. 5.287 Ibid., p. 55.288 HAMET, op. cit., p. 192. Il s’agit de La Colonne du général Bosquet dite colonne de la

neige contre Bou Beghla, Alger, Imprimerie Remordet, 1889, 20 p.289 Publié à Alger, Imprimerie Remordet.

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Cette pratique de l’auto-citation qui permet de reprendre un texte(discours d’abord oral avant d’être donné par écrit ou pétition, etc.)montre ici encore la dimension orale de ce type de discours qui vise uneefficacité immédiate. Par son intervention, l’Indigène, Intrus discursif,tente sinon de peser sur le politique du moins d’en perturber latranquillité, d’y introduire cette autre voix du dialogisme. Avec TOUNSI,on est loin de la réitération ostentatoire du discours communément admis,comme nous l’avons vu dans le texte d’ABDALLAH. L’auteur commencepar réfuter toutes les mesures de répression arrêtées jusque là. Laméthode forte est inefficace et injuste.

De toutes les théories produites, aucune, malheureusement, ne semble devoir

atteindre le but cherché. Ce ne sont ni les gendarmes, ni la police, en créa-t-on

tout exprès, qui empêcheront les les crimes et les délits290.

L’ouverture de tranchées ou de passages à travers les forêts sera tout aussi

inefficace 291.

Quant à la responsabilité collective, pour qui connaît la constitution vraie,

l’organisation et la vie réelle de la tribu arabe, c’est une flagrante injustice. Elle ne

frappe que les indigènes, victimes, tout autant que les colons, des méfaits de leurs

propres coréligionnaires 292.

Vient ensuite son analyse de la situation. Il dégage les causes duproblème : la suppression des caïdats du régime militaire et le rempla-cement des chefs traditionnels par des hommes sans autorité, choisisparmi les Ouled el plaça, les décrotteurs ou autres personnages demême valeur 293. Pour rétablir la sécurité, il faut redonner aux caïds leurpouvoir d’antan. Nous voyons que, contrairement à ABDALLAH, TOUNSIest pour le maintien des chefs féodaux traditionnels. Et pour justifier cettethèse, il se réfère aux habitudes. Il traduit et cite un proverbe :

Tondu pour tondu, pourrait-on dire avec un cynisme quelque peu pratique en

pays indigène, l’arabe, aimait mieux l’être de la main d’un noble que de celle d’un

roturier. Il faut prendre les peuples comme ils sont 294.

Enfin, il propose une lecture des événements :

Quelques mots maintenant des faits qui ont causé l’insécurité.

Je place en première ligne l’expropriation de terrains considérables par la

colonisation, le séquestre, les amendes collectives de guerre après l’insurrection

de 1871. A dater de cette époque, et comme par une sorte de fatalité, les années

se sont succédé de plus en plus mauvaises. Les sauterelles, la sécheresse, se

sont suivies dans une lamentable monotonie, sans que la récolte suivante ait pu

290 TOUNSI, op. cit., p. 7.291 Ibid., p. 8.292 Ibid., p. 8.293 Ibid., p. 9.294 Ibid., p. 12.

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combler les misères de celle qui l’avait précédée […]. Menacée de la famine, sans

protection contre les voleurs, la population arabe est matériellement obligée de se

livrer à une véritable lutte pour la vie. Les infirmes, les veuves et les orphelins se

dispersent dans le villes et s’y livrent à la mendicité ; les hommes valides

rejoignent les bandits dans les broussailles, préférant hurler avec les loups295, mais

partager le fruit de leurs larcins, que d’être dévorés par eux 296.

Ce terrible tableau, dressé à moins de dix ans du Centenaire de laprésence française en Algérie, est loin de la positivité de la colonisationaffirmée par de nombreux textes. TOUNSI établit une relation de cause àeffet entre les agissements des Indigènes d’une part et les faits politiqueset les calamités naturelles d’autre part. Nulle condamnation, mais uneexplication, presque une justification. Cet état d’insécurité est provoquépar des causes précises ; il suffit que celles-ci disparaissent pour quetout rentre dans l’ordre. Par ailleurs, l’auteur ne relève pas les clichéshabituels (sur l’arabe voleur et assassin) pour les déconstruire. Sonargumentation ouvre sur d’autres possibles, qui pourraient ne pas fairede place à la colonisation.

Puis, TOUNSI donne le texte écrit dix ans plus tôt. L’auteur y parleau nom de la population indigène musulmane de l’Algérie, au nom d’unpeuple d’environ trois millions d’hommes297. Son discours se constitue surla réfutation (sur la ruine) du discours colonialiste, qui est cité trèslibrement. Ce discours est reconstitué, mais tenu à distance : ils disent (ils’agit de l’administration et des représentants de l’Algérie)... , ils disentaussi... , on a prétendu... , on dit encore... , les auteurs du projet pré-tendent..., les partisans de l’expropriation des terres indigènesprétendent... Il est également cité de façon ironique : il faut demander

aux cultivateurs musulmans, pour savoir s’il est vrai, comme on a osé le

soutenir, qu’ils sollicitent l’expropriation de leurs terres, s’ils en seront contents et

s’ils gagneront beaucoup avec les colons qui les remplaceront sur leurs terres298.

Ce discours est réfuté de plusieurs manières : TOUNSI lui opposeles conséquences désastreuses pour les Arabes (misère et brigandagepour survivre). Par ailleurs les points forts de ce discours sont ébranlés,ainsi en est-il de l’assimilation, qui est redéfinie à l’éclairage del’entreprise d’expropriation :

On a prétendu aussi qu’il faut l’assimilation des deux races.

Mon Dieu, l’assimilation doit-elle être faite par le refoulement et la disparition

des populations arabes ? 299

295 Encore cette image du loup et de sa gueule (voix et dévoration) !296 TOUNSI, op. cit., p. 13.297 Ibid., p. 14 et 16.298 Ibid., p. 16.299 Ibid., p. 15.

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Pourtant l’auteur ne remet pas explicitement en cause la colonisa-tion, mais il ne veut pas d’une intervention autoritaire de l’administration.Qu’on construise des écoles, des routes et des barrages, qu’on accélèrel’application de la loi sur la propriété indigène, et les colons s’installerontau milieu des indigènes. L’assimilation, qu’il appelle la fusion, se réaliseraalors. L’auteur insiste constamment sur sa connaissance, en tant quefonctionnaire, des populations au nom de qui il parle.

Avec TOUNSI, toujours pas de remise en cause de la colonisation,mais une réfutation du discours de justification des expropriations desIndigènes. La colonisation n’est pas parée des valeurs positives ; elleimplique une détérioration des conditions de vie. Pourtant, l’auteur nepas franchit le pas.

CHANGEMENT DANS LE STATUT EDITORIAL

Ainsi, nous constatons que, jusqu’au tournant du siècle, les Algé-riens écrivent des textes courts, articles de journaux ou pétitions, quipeuvent être ensuite repris en plaquettes. C’est à partir de 1906 quecommence la publication de livres de plus de cent pages, avec plusieurschapitres. Avec BOULIFA (1904), HAMET (1906), BENHABILES (1914),FACI (1936), et ZENATI (1936), des études complètes, envisageant lesdifférents aspects de la question traitée, sont lancées dans le champdiscursif de cette période. Le débat se tient à travers un échangeépistolaire dans le livre de HESNAY-LAHMEK (1931) et dans celui écriten collaboration par FIKRI et RANDAU (1933). Enfin, le texte de CADI(1925) est un texte hybride, combinant le récit de voyage (regard quidécouvre), le récit de pèlerinage du croyant qui revient vers la terre del’origine, d’une part et d’autre part le compte-rendu d’une mission préciseet le plaidoyer pour l’assimilation...

Genre fluctuant, genre encore indécis... les formes d’écrituresemblent se diversifier sans fin. Mais déjà des constantes sont visibles. Ily un changement dans les titres, par rapport aux premiers écrits quiaffichaient dès le titre les circonstances de leur production : De lasécurité...; Mémoire adressé à telle ou telle autorité, etc... Les titres sontmoins tributaires du corps du texte, bien que certains aient une viséeprogrammatique, qui annonce le texte :

Si Saïd BOULIFA (pseudonyme de SI AMAR Ou SAID), “Etude surla femme kabyle”, in Recueil de poésies kabyles.

Chérif CADI, Terre d’Islam, Préface du colonel Paul AZAN.

Saïd FACI, L’Algérie sous l’égide de la France contre la féodalitéalgérienne.

Ismaël HAMET, Les Musulmans français du Nord de l’Afrique,

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Hocine HESNAY-LAHMEK (de son vrai nom LAHMEK), Lettresalgériennes.

D’autres titres dessinent un champ sémantique précis, caractérisépar deux sèmes : vue et indigène. Comme le titre du texte fondateur deHamdan KHODJA, c’est celui qui supportait le regard de l’Autre qui se faitoeil observateur pour rendre possible un discours entre répétition etcontestation.

Chérif BENHABILES, L’Algérie française vue par un indigène, Suivide “Guerre à l’ignorance”, de Mohammed BEN el MOUHOUB, deConstantine, et traduit en français. Préface de Georges MARÇAIS.

Rabah ZENATI, Le problème algérien vu par un indigène.

Le livre de BENHABILES propose dès le titre une image de lapratique linguistique souhaitée : un bilinguisme très poussé, puisquedans le même espace textuel les deux langues, arabe et français,cohabitent et échangent par le biais de la traduction. L’auteur fait officede passeur de gué d’un univers (linguistique et culturel) à l’autre. Lacirculation des langues est un autre argument pour cette intégration qu’ildéfend.

Le titre des Compagnons du jardin affiche son inscription dans lechamp littéraire arabe et oriental...

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Chapitre 4 :Légitimation de la prise de la parole

PREFACES ET DISCOURS INTRODUCTIFS DANS LE CHAMP DISCURSIF

Le texte de cet intrus discursif qu’est l’indigène qui intervient dans ledébat est souvent accompagné d’un discours de légitimation /justification. Un européen, qui a savoir et pouvoir (c’est un spécialiste desquestions indigènes, il est professeur... et / ou c’est un officier qui aconnu directement les Indigènes, et souvent dans la confrontation),présente dans une préface l’auteur et l’introduit dans le champ discursif.Parrainage : le préfacier souligne généralement la position originale del’écrivain qui est français sans avoir oublié son monde d’origine.Quelques exemples nous permettront de relever quelques traits carac-téristiques du discours préfaciel.

Lettre-préface de MARÇAIS à BENHABILES :

Par votre culture plus encore que par votre naissance, vous appartenez à ce

qu’on peut légitimement nommer “l’élite indigène” 300.

Acte de reconnaissance, qui le distingue de ceux qui

apportent trop souvent dans leurs revendications d’intérêt général et dans leurs

réclamations de nature privée, la même ardeur d’appétits et la même aigreur de

rancunes 301.

Le préfacier insiste :

L’élite musulmane dont vous faites partie, et qui m’apparaît comme l’élément le

plus utile d’union entre les deux peuples, s’est nourrie de culture arabe et a su se

plier à la discipline française 302.

Il définit ainsi le rôle que joue l’auteur entre les deux communautés.Même chose dans la lettre-préface du colonel Paul AZAN au récit de

300 BENHABILES, op. cit., Lettre- préface de MARÇAIS, p. II.301 Ibid., p. II.302 Ibid., p. II.

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Chérif CADI. Le colonel-savant souligne la double appartenance del’auteur303 :

Votre récit détaillé montre l’ancien élève de l’Ecole Polytechnique

accomplissant, en tenue régulière d’Ihram, tous les rites du pieux pèlerinage

Votre patriotisme français est aussi ardent que votre foi musulmane est sincère

.

Les deux hommes ont la même quête ; ils regardent vers le mêmesoleil ; ils rêvent tous deux d’un monde d’harmonie où les deux commu-nautés, du moins les hommes d’élection, auraient leur place. Dans lapréface se déploie un discours de reconnaissance du semblable-autre.Mais AZAN se démarque par une ou deux remarques, apparemment sansimportance. Il rappelle la permanence de la race berbère :

Je crois cependant que la race berbère, qui a, elle aussi, absorbé tant

d’envahisseurs depuis des siècles, interviendra pour imprimer à la race nord-

africaine de l’avenir ses cacartéristiques essentielles304.

Cette race berbère marquerait toutes les autres, elle les absorbe. Nousretrouvons une lecture de l’histoire semblable à celle du livre de HAMET.Le principe d’anthropophagie culturelle serait à l’œuvre au détour dudiscours d’un colonel français ? Il faudrait une lecture attentive des textesd’AZAN. Mais celui-ci rappelle les points forts de la thèse coloniale :

Vous savez cependant, comme moi, qu’il est préférable de lui (au Musulman

nord-africain) parler de respect de l’autorité que de liberté et d’égalité. Il faut le

gouverner avec justice, mais avec fermeté et […] faire son bonheur sans lui

demander son avis 305.

Voilà que se dressent, infranchissables et à peine cachées derrièrele masque de l’évidence et du bon sens, des frontières qui sontrappelées :

Vous n’osez peut-être pas dire toute votre pensée et déclarer que les lois

démocratiques ne sont pas faites pour lui ? 306.

La distance rhétorique entre l’énoncé et son énonciateur, établie parl’interrogation et par l’attribution de cet énoncé à CADI, qui n’aurait pasosé pousser jusqu’au bout et dire cette vérité, ne brouille pas les repèreset les positions de chacun. Les limites sont désignées à l’avance ; surelles le discours vient buter. C’est peut-être là une différencefondamentale dans les positions discursives : l’Indigène reconduit lediscours ambiant mais le travaille, le bricole et le fait toujours, à unmoment, dérailler et dévier, ne serait-ce que de quelques nuances. Le

303 CADI, op. cit., p. II et IV.304 Ibid., p. V.305 Ibid., p. V.306 Ibid., p. V.

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Français, sauf à s’attaquer sciemment et de façon déclarée à l’édificediscursif de la colonisation, n’est pas astreint à la duplicité. Pour lui lesrepères sont clairs. C’est ce que rappelle ici le colonel-anthropologue.

AZAN cite son ami Ismaël HAMET, qui avait désigné les Algérienscomme Musulmans français, et rétablit l’appellation qui convient dans lechamp discursif : ce sont des Français musulmans. Il inverse les rôlessyntaxiques et redonne à Français la primauté du substantif, musulmann’ayant plus que la fonction secondaire du qualificatif. La reconnaissancedu semblable-autre vient buter sur les limites indépassables, pour lemoment...

Dans ces deux livres de présentation, comme dans celui quiannonce le texte de HAMET, ou celui de MAUNIER qui dialogue avecFIKRI et RANDAU, les relations entre les protagonistes discursifs sontrégies par le principe d’égalité, au moins sur le terrain du savoir. Ceprincipe n’est peut-être plus présent dans la préface aux Lettres algé-riennes. Maurice VIOLLETTE307 ne produit pas le discours attendu. Il vafaire autre chose :

Je veux me borner à vous soummettre les quelques observations que votre

livre me suggère .

De la forme, je dirai seulement que chacun reconnaîtra vite que votre livre est

alerte, vivant et pittoresque. Vous n’ignorez pas, du reste, l’art de dire au besoin

les choses avec émotion. Vous avez usé du procédé de la correspondance, jadis

fort à la mode. On peut en discuter 308.

On est en droit de se demander s’il y aurait eu la même appréciations’il s’était agi de préfacer le livre d’un Européen. On sent pointerl’instituteur qui corrige la copie et évalue la façon d’écrire (cette fameuseforme). Par ailleurs, le préfacier fait une remarque formelle qui éclaire letexte. Il parle de

personnage symbolique qui porte le masque comme dans le théâtre antique ; il

parle fort pour se faire entendre même des gradins les plus éloignés 309.

Nous retrouvons cette image de scène et de rôle discursifs.

Vient ensuite le dialogue entre gens de savoir, et gens de mêmeconviction, persuadés que l’assimilation est la meilleure voie. Deuxremarques de Maurice VIOLLETTE sont à retenir : il rappelle à l’auteur la

307 VIOLETTE fut gouverneur de 1925 à 1927 et “essaya, en vain, de rallier à une politique

sociale les Délégations financières qui obtinrent son rappel parce qu’il avait ‘commis lafaute grave, dans laquelle aucun représentant de l’Algérie n’était tombé, de s’appuyer surles indigènes contre les Européens’” (Augustin BERNARD, “Le Dénouement de la crisealgérienne”, in Renseignements coloniaux et documents publiés par le Comité de l’Afriquefrançaise et le Comité du Maroc, 1935, p. 4), cité par C. A. JULIEN, L’Afrique du Nord enmarche..., op. cit., p. 111.

308 HESNAY-LAHMEK, op. cit., Préface de VIOLETTE, p. 9.309 Ibid., p. 11.

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part arabe et musulmane de l’Algérie indigène. Il esquisse une autrelecture de l’histoire et introduit ainsi des réserves :

Si la Berbérie a abandonné le catholicisme pour se rallier à l’Islam ce n’est pas

seulement par contrainte, mais aussi parce qu’elle y trouvait réconfort et

exhortation310.

Il critique au passage le décret Crémieux qui

a arbitrairement déterminé, selon la race et la religion, une partie de la

population pour l’émanciper, tandis qu’il ignorait la grande masse 311.

Il reprend à son compte certains reproches que les personnages deHESNAY-LAHMEK font à l’administration, comme il reprend aussi l’aver-tissement du livre :

en Afrique la civilisation française serait menacée si, d’ici vingt ans, notre

politique algérienne ne changeait pas de méthode. Les graves erreurs commises

dans la conception de la Célébration du Centenaire ont, je le crains,

singulièrement rapproché l’échéance. Il est temps, mais grand temps que la

France avise 312.

Alors que rien, dans la champ politique, ne semble vraimentremettre en cause la pérennité de la colonisation313, dans les textes desintellectuels (français et indigènes), des ombres inquiétantes se profilent.Nous retrouvons le même avertissement dans la préface de MAUNIER àl’essai épistolaire de FIKRI et RANDAU, publié deux ans plus tard.Comme si le champ intellectuel pouvait anticiper sur les événements àvenir. Ne serait-ce pas lié à l’écriture de l’essai qui travaille l’ici etmaintenant et le prolonge en possibles à-venir ? Cette dynamique del’essai expliquerait peut-être ce qui nous semble aujourd’hui relever del’incohérence et de la contradiction. On rejette toute idée de remise enquestion du système en place, tout en militant pour l’assimilation. On nes’occupe pas vraiment de la question : que se passerait-il après laréalisation de la fusion des races ? On inscrit l’évolution dans la longuedurée : souvent les auteurs de ces textes affirment leur confiance dans letemps. Il semble que le temps (le long temps) permette de contourner laquestion de l’après-assimilation, de gérer la contradiction du discourscolonialiste.

310 Ibid., p. 13.311 Ibid., p. 12.312 Ibid., p. 16.313 Le mot “Indépendance” occupe la scène du discours politique depuis que MESSALI Hadj

l’a lancé en 1926, mais personne, y compris surtout ces intellectuels qui par ailleursdemandent des changements de l’intérieur (du système colonial), ne semble y croiresérieusement ni s’y reconnaître.

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C’est encore Maurice VIOLLETTE qui préface le livre publié parSaïd FACI en 1936. On retrouve là aussi la position de l’instituteur quiapprécie les progrès de l’élève :

En lisant ce livre, on admire à quel point un Indigène arrive à écrire dans notre

langue et même à penser en français. Pas de trace de version. L’impression a agi

directement sur un cerveau bien français qui, spontanément, réagit en français 314.

Le discours est peut-être poussé pour démontrer que l’assimilationest possible, qu’elle est en voie de réalisation, du moins pour certains.Mais il est dans le champ discursif du moment dans lequel il se fond.Qu’importe la position réelle de VIOLLETTE, ce que nous retenons icic’est sa position discursive, c’est son plaidoyer, indirect, pour la fusiondes Indigènes dans la nation française.

Avertissement de J. LADREIT de LA CHARRIERE au livre deZENATI : là encore le préfacier insiste sur la double appartenance del’auteur.

M.R. Zenati est kabyle de Fort-National, Musulman citoyen français. Il a fait sa

carrière dans l’enseignement et a pris sa retraite comme Directeur d’Ecole

primaire. Il a fondé depuis dix ans à Constantine, la “Voix indigène, journal d’Union

franco-musulmane” [...]. Il a dès le début de son action journalistique prit parti pour

“l’assimilation” 315.

A travers les renseignements sur la vie et l’œuvre de ZENATI, nousretrouvons les constantes du discours de la synthèse qui est convoquédès qu’il s’agit de présenter un Evolué.

L’intérêt du texte présenté vient de ce qu’il est un document et untémoignage , que ces pages rendent un son original316 .

Mais le présentateur n’a pas les mêmes positions que celui qu’ilprésente et marque ses distances (et celles de de son journal, L’AfriqueFrançaise) :

Son étude […] n’épargne pas les critiques. Sans s’arrêter à les discuter ici, il

est nécessaire pour éviter toute équivoque de préciser qu’il en est parmi elles qui

appellent les réserves les plus expresses. L’auteur, moins familiarisé avec

quelques-unes des matières dont il traite, n’a pas, nous semble-t-il, apprécié à leur

juste valeur certains efforts français, notamment en ce qui concerne la

colonisation, et le “Bulletin” ne saurait prendre à son compte de discutables

opinions 317.

Bien que rejetant toute remise en cause de la présence française,l’auteur n’en dénonce pasmoins pour moins certaines aberrations de 314 FACI, op. cit., p. I - II.315 ZENATI, op. cit., p. 6316 Ibid., p. 7.317 Ibid., p. 7.

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l’administration. La distance à laquelle le préfacier maintient ce textemontre qu’il ne saurait s’agir de réitération discursive. Bien qu’affectantde répéter la voix du maître, l’indigène colonisé ne peut qu’avoir undiscours déviant par rapport à la norme du champ discursif en vigueur. Ila toujours, dès qu’il prend la parole, une voix discordante... Donclégitimation de la prise de la parole, mais avec de grandes réserves...

L’AUTO-LEGITIMATION

Le discours préfaciel permet de déjà lire, en représentationramassée, le champ discursif de l’époque et de voir la place que veulentprendre ces représentants de l’Elite Indigène, dont l’originalité est d’êtrefrançais et indigènes. Quelquefois, doublant la préface, l’auteur seprésente directement.

Comment l’auteur se situe-t-il dans la champ intellectuel? Quellespositions et quels rôles s’y donne-t-il? Le nom de l’auteur, selon lapratique (de légitimation) de l’époque, est suivi des indications defonctions et qualités.

Louis KHOUDJA, qui est réellement un intrus discursif, signale saposition particulière, à cheval sur deux mondes :

Je veux seulement […] donner à la France, mon pays d’adoption, un gage de

ma reconnaissance pour l’éducation et l’instruction qu’elle m’a données, en même

temps que j’aurai la satisfaction d’avoir travaillé au relèvement et au bonheur de

mes compatriotes 318.

Il est intéressant de voir quelle position il se donne dans le champpolitique : il est, en quelque sorte, de deux pays, puisque pays etcompatriotes sont d’un même champ sémantique. Double appartenanceet double mission. Son prénom est l’indice de cette assimilation qu’ildéfend. Pour cela, il demande plus d’écoles. Pour réfuter les objectionsde type religieux, il fait un véritable travail d’exégèse du Coran pourdémontrer que rien ne s’oppose à cette assimilation.

Un seul texte rassemble ce qui était épars et discontinu et luiconfère une clôture (entre un début et une fin). Ce changement de statutéditorial a été suscité par des sollicitations et s’explique par l’intérêtsoulevé par la question algérienne et l’intérêt des lecteurs pour l’opiniond’un Indigène.

Dans l’Introduction à son Recueil de poésies kabyles, BOULIFAjustifie sa réfutation des thèses de HANOTEAU319 concernant la femmekabyle par son appartenance à la société dont il parle de l’intérieur :

318 KHOUDJA, op. cit., p. 3.

319 “La position civile et morale de la femme dans la société kabyle est de plusmisérable et témoigne de la civilisation peu avancée où se trouve encore cette

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L’étude de la femme est plus complexe qu’on ne le croit ; il y a là une question

si délicate et si difficile à pénétrer qu’elle échappe, presque, à l’examen de tout

étranger. Si observateur, si perspicace soit-il, nous estimons que cet étranger,

peut à peine, vu les moeurs de la société kabyle, soupçonner ce qui se passe au

sein de la famille. C’est certainement là qu’il faut chercher la raison qui fait que la

femme kabyle est peu ou mal connue et l’ignorance où l’on est de son rôle

exact 320.

BOULIFA occupe une position originale, qui préfigure celle d’unMAMMERI, sur le terrain de l’anthropologie. Par rapport à la sociétéétudiée (observée, donc dans une relation d’extériorité), il est à la foisdehors et dedans (fort de cette connaissance intime, qui permet d’allerau-delà des fermetures et des repliements sur l’intérieur). Il refuse parailleurs les schémas explicatifs habituellement appliqués. L’on retrouvecette prise de parole par l’Indigène qui veut produire lui-même le discours(et les moyens) du savoir sur sa société. Se saisir des mots et du miroiret, au détour des usages et des façons de dire et de voir, tenter d’infléchirle discours et l’image qui jusque là vous enveloppaient et façonnaientvotre être et votre paraître.

Avec ce texte liminaire, et quelles que soient par ailleurs lespositions de BOULIFA (sur l’assimilation-fusion, etc.), nous constatonsque le champ du savoir est loin d’avoir, du moins en apparence, le calmeet la sérénité de la chose scientifique. Au détour de l’étude, c’est le droità l’existence (discursive, puisque c’est sur la scène du discours que toutse passe) qui se joue ; c’est le refus du refoulement dans la sauvagerie,presque dans l’inhumanité qui se met en place ; c’est en même tempsl’émergence en sujet producteur de discours ; c’est l’émergence d’uneoriginalité irréductible.

Au cours de ces années charnière, nous voyons se constituer undiscours qui se construit dans une solitude radicale, jouant, de façon plusou moins ostentatoire, la répétition, mais fuyant toujours vers d’autreshorizons discursifs. C’est ce qui explique la position originale desintellectuels algériens de cette époque : ils se sont détachés, dans unarrachement qu’on devine douloureux, de leur société d’origine quiquelquefois ne les reconnaît plus, mais ils ne peuvent être autre choseque les porte-parole, gênés, quelquefois presque incohérents etbégayants, de cette société.

société ; elle est bien inférieure à celle que la législation musulmane assure à lafemme et, sous ce rapport, la loi du Coran, fidèlement observée, est un progrèsincontestable sur les usages kabyles. […] Toujours en tutelle, la femme n’a pasqualité de personne civile. Non seulement elle est exclue de l’héritage paternel,mais elle est elle-même un des biens meubles de la famille. Le mariage estsimplement un acte de vente”, HANOTEAU, “Note sur la position de la femmechez les Kabyles”, in Poésies populaires du Jurjura, Paris, Imprimerie Impériale,1867, p. 287-294.

320 BOULIFA, op. cit., Introduction, p. 47.

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CHERIF BENHABILES

Cette position complexe et inconfortable, surtout en regard des rup-tures qui vont s’opérer et se radicaliser avec le discours nationalitaire, seretrouve dans le livre de BENHABILES.

Le livre offre une certaine organisation de la scène discursive, enrelation avec la conception de la culture qui sous-tend le texte. Le textede BENHABILES est dans le même espace éditorial que celui deBENMOUHOUB, dit et écrit en arabe, et traduit par l’auteur. Espace de lacomplexité et de la complétude, où l’on peut être des deux mondes sansrenoncement à celui de l’origine. Cette complexité se retrouve dans lepositionnement dans le champ culturel :

Nous avons, nous, observateur indépendant issu d’une famille indigène, ayant

vécu au milieu des indigènes, aussi bien sous le gourbi du sédentaire des Babor

que sous le toit du citadin “hadri”, pensé qu’il y aurait quelque utilité à émettre un

jugement général sur l’œuvre française, sur l’administration qui a assumé la

lourde tâche de faire l’éducation de nos frères […]. Ce jugement est la timide

confession d’un jeune indigène algérien élevé sur les bancs d’une école française,

qui aime profondément le beau nom de français, qui tient son instruction de

l’administration française et qui lui doit la vérité 321.

Cette confession aura du moins le mérite d’être le témoignage vécu et sincère

d’un jeune indigène qui suit avec sympathie la lutte algérienne tant qu’elle restera

courtoise et désintéressée, et dont le voeu le plus cher est de voir scellée à jamais

sur le sol nord-africain, cette alliance d’idées, d’aspirations[…] 322.

L’auteur souligne, pour justifier son intervention, son vécu (son ex-périence) indigène et sa formation intellectuelle française. Son histoirepersonnelle explique son engagement : son devoir de vérité s’expliquepar la reconnaissance. Il va renvoyer à l’administration (même si ellen’est pas son interlocuteur privilégié : il s’adresse plutôt à ceux qui seconsidèrent comme les dépositaires de l’héritage républicain) l’imagequ’en ont les Indigènes. Le regardé se fait œil et renvoie une image de/àcelui qui était regard évaluateur. L’observé se fait observation, et ainsidynamisme et non plus passivité... C’est ce regard, organisateur et éva-luateur, qui organise le champ discursif. L’action de l’administration estjugée : les Indigènes œuvrent, aux côtés des Français au bien-être de lacolonie ;

321 BENHABILES, op. cit., p. 5.322 Ibid., p. 35.

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Or, sur ce point, l’administration française n’échappe pas à la critique. A travail

égal, salaire égal ; injustice qu’il est grand temps de réparer […]. A ceux qui disent

à chacun selon ses besoins, nous répondrons à chacun selon ses mérites 323.

Cette revendication sera reprise par le discours nationalitaire et ellese situe dans un champ discursif qui se veut différent de celui en place.Ici, tout en affirmant son attachement à la présence française, BEN-HABILES installe un discours qui en fait remet en cause cette présence.Pourtant, il ne cesse de se défendre d’un engagement dans la champpolitique : il est pour une lutte courtoise et désintéressée. Il réduit l’impactpolitique du mouvement Jeunes Turcs (ou Jeunes Algériens), par le biaisd’une citation extraite d’une lettre de Me Mokhtar HADJ SAID aurédacteur en chef de La Dépêche de Constantine :

Ceux que vous appelez dans votre bulletin du 20 janvier Jeunes Turbans et

Jeunes Turcs, nous ne les connaissons pas. Nous sommes, nous, tout

simplement des Jeunes Français-musulmans et nous ne voulons pas être autre

chose .

Il cite aussi BEN RAHAL qui avait déclaté à un parlementaire français :

De panislamisme et de nationalisme, je n’en connais pas en Algérie. Si jamais il

y en avait un jour, ce serait vous qui l’auriez créé 324.

L’on voit, là encore, dans un texte qui multiplie par ailleurs lesdéclarations de loyalisme, se profiler des ombres, des possibles quel’explicite du texte ne semble pas vouloir, mais qui s’inscrivent dans unelogique implacable. Ce serait la colonisation et ses refus de rendre justiceaux Indigènes qui serait responsable d’une autre évolution. Il expliqueaussi ces accusations par le fait que les Jeunes Algériens deviennent desconcurrents sérieux pour les Français :

Cette élite, ajoute-t-on, rêve de jouer un rôle dans les affaires publiques. Mais

rien de plus naturel que de vouloir mettre au service d’une cause l’instruction que

l’on a reçue, et son activité propre, pourvu que cette cause soit noble et généreuse325.

Le discours contesté est cité, ramassé et tenu à distance (il estrenvoyé à ce on). La réponse, qui prend la forme de l’assertion irréfutable(c’est la réaction naturelle), présente ainsi comme allant de soil’engagement de l’intellectuel formé à l’école française. En même tempsqu’ils insistent sur leur refus de l’engagement politique, les auteurs, audétour d’un autre point de vue ou directement, montrent le caractèreinévitable, naturel, etc. de cet engagement.

323 Ibid., p. 10-11.324 Remarquons le réseau intertexuel que tissent ces textes qui dialoguent avec les textes

français, mais aussi avec ceux qui leur ressemblent (positions des auteurs, orientations,etc.)

325 BENHABILES, op. cit., p. 111.

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Les écrivains de cette période sont encore pleinement dans unchamp discursif marqué par les valeurs et repères de la colonisation,mais déjà des échappées se dessinent, ouvertures à peine esquissées,hypothèses à peine envisagées...

CHERIF CADI

Espace de la complexité, espace des rencontres qui habituellemntrelève de l’impossible : plus que tout autre peut-être, le texte écrit parcelui qui se donne le double titre de lieutenant-colonel et celui de hadjayant accompli comme musulman le pèlerinage à la Mecque, noussemble relever de ce genre.

L’auteur se rend en Arabie dans un double but : accomplir lepèlerinage et remplir une mission, en tant qu’officier envoyé par legouvernement français, auprès du souverain hachémite de l’époque. Cedouble statut est constamment présent : CADI porte, selon les momentset les circonstances, le vêtement d’ihram musulman ou le grand uniformede l’armée française. Il est reçu par le souverain comme officier françaisou comme chérif de noble ascendance arabe.

Ce statut de l’ambiguité est le principe même d’écriture de ce récitde voyage très particulier326. L’énonciateur adopte au moins trois postures,à partir desquelles il circule pour aller de l’une à l’autre, figureprotéiforme.

Le musulman qui revient vers la terre des ancêtres :

Terre d’Islam ! Terre de mes aïeux, terre aride, au climat brûlant, mais que de

souvenirs ! Voilà Abraham à la recherche d’un lieu inviolable pour y bâtir la

“Maison de Dieu” […].

Terre d’Islam ! c’est toi qui a formé mon cœur, là-bas, dans mon modeste

douar, en Afrique, et c’est toi qui me rappelles aujourd’hui les jeux de mon enfance

et les chants de ma mère, sous un ciel toujours bleu […].

Mais terre d’Islam, tu n’es pas seule dans mon cœur, car tu as une soeur

chérie, la “Terre de France” 327.

Le voyage vers cette terre lointaine est en fait un retour vers le paysde l’origine. On voit comment se fait l’inscription du texte dans la champdiscursif : pas de dimension berbère, donc pas de reprise, pour laFrance, de l’héritage romain. C’est autrement que se justifie l’interventionfrançaise en Arabie : la France s’est faite le champion du droit, del a

326 On ne peut s’empêcher de penser ici à LAWRENCE d’Arabie, à Léon ROCHES et à leur

position d’observation dans le but de servir leur gouvernement, mêlée à un intérêtpassionné pour les sociétés qu’ils découvraient.

327 CADI, op. cit., pp. 13 - 14.

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justice et de la liberté 328. Deux espaces symboliques qui, pour CADI, sontco-présents et sont habités par les deux éléments de la complexité. Letexte s’ouvre alors sur un dialogue entre les deux “terres”, qui permet lareprise des points forts du champ discursif, en une reconnaissanceréciproque :

Islam. - […] L’arrivée des Turcs mongols et barbares a fait éteindre peu à peu

mes foyers de lumière […], je suis redevenue ignorante et intolérante, malgré moi,

malgré mon Prophète […]329.

Mise en scène grandiloquente. Peut-être fallait-il cette écriture pourun discours du forçage. Après cette mise en scène inaugurale qui installeles repères, le récit du voyage va se déployer. CADI est le pèlerinmusulman qui accomplit tout le rituel, qui livre de l’intérieur ses réflexionssur les restes de

rites païens qui maintiennent des pratiques d’un autre âge, et qui nuisent

considérablement à la pureté de l’Islam330.

Il est également l’officier français dont on se méfie, le soupçonnant , luiet ses compagnons (soldats français et pèlerins !), d’être des chrétiensdéguisés.

Heureusement nos allures de fils de grande tentes, ma pratique de l’aumône et

de la prière et mes relations avec les principaux citoyens de la Mecque, dont

quelques-uns connaissaient ma famille de réputation, enfin les relations que j’ai

eues avec les pèlerins du Nedj, berceau de mes ancêres, ont eu raison de la

calomnie 331.

Voilà que ce qui était généralement considéré, dans le champdiscursif, comme gênant pour la francisation, devient un atout. CADI vajouer le rôle de chérif, sans pour cela abandonner ses positions d’officeret de français. Lorsqu’il dit nous, notre langue.., il se situe à l’intérieur dumonde français et propose un certain nombre de mesures concernantl’école (qui devra combiner enseignement en arabe, en français etenseignement technique), la situation de la femme, qui reste tributaire del’évolution de l’homme, des forêts, qu’il faut restituer, en propriété collec-tive, aux tribus... L’on retrouve une fois de plus les lieux symboliques dudébat (langue, femme, forêt332, la religion étant sous-entendue). Ce sontégalement les lieux symboliques des résistances d’une société presqueboutée hors du champ politique (droit de représentation, droit de vote...).Cet homme qui se situe comme français se retrouve sur ces positions de

328 Ibid., p. 14.329 Ibid., p. 17.330 Ibid., p. 33.331 Ibid., p. 43.332 Il y aurait une histoire à écrire, celle des lieux de résistances symboliques : la forêt est le

lieu où l’on va ramasser du bois et où on mène les bêtes. On perpétue une pratique de lalibre circulation mais on s’expose au garde-champêtre et à l’amende... F. FANON et A.DJEBAR ont analysé l’histoire de l’enfermement des femmes.

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retranchement, bribes d’un maquis culturel, qui permettront le départ dudiscours nationalitaire.

Les postures contradictoires, incohérentes en regard des clivagesqui s’opèreront quelques années plus tard, sont celles d’une écriture à lalimite de l’incohérence, ou de la cassure, tant elle fait cohabiter deséléments contraires.

SAÏD BOULIFA

Il s’installe dans le champ discursif comme homme de science,anthropologue, mais anthropologue d’un genre nouveau, qui occupe uneposition inédite : il est à l’intérieur de la société observée. Toujours cetteposition de l’ambiguïté et du dialogisme.

Comme tous les Algériens qui prennent la parole, l’auteur met àl’origine de son intervention la quête de la vérité et le devoir d’être utile àun groupe qui dépasse sa seule personne :

Rectifier cette erreur trop grande [concernant la femme kabyle qui ne serait

qu’un “meuble”], poser quelques bases sur les règles de la poésie kabyle, sauver

de l’oubli des documents originaux et inédits, donner une note juste sur l’état

social des Berbères et surtout sur la situation de la femme dans la famille kabyle,

telles sont les raisons qui nous ont guidé dans nos recherches, dont le but est de

rétablir la vérité sur les choses et les hommes de cette Kabylie encore ignorée 333.

Position audacieuse : alors que la Kabylie et les Kabyles sont bienficelés dans un réseau discursif (qui en fait les descendants desVandales ou des Romains, etc., ou des barbares, etc., et dont on a décritles kanouns, les codes, etc.), BOULIFA affirme que ce monde est malconnu.

Son texte opère une construction du savoir, mais en déconstruisantun faux savoir, celui d’HANOTEAU, qui est aveuglé par ses schémaspréconstruits. Discours sur le blocage d’un autre (contraire à celui qui setient, et donc erroné, incomplet, etc.).

Une autre organisation du discours du savoir, un autre savoir... Parailleurs, BOULIFA se situe dans le champ discursif colonial. C’est ainsique s’explique l’effacement de la dimension politique de l’errance de SiMohand, que Moloud MAMMERI fait intervenir comme dynamique del’écriture (création dans l’oralité) du poème. Le barde populaire de laGrande Kabylie a été impliqué dans l’Insurrection de 1871. Silence surl’histoire, élection d’un lieu de confrontation, ici le savoir.

333 BOULIFA, op. cit., p. 66.

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HOCINE HESNAY-LAHMEK

Dans l’Avertissement, l’auteur donne des indications sur sonintervention dans le champ discursif :

Nous avons achevé ce modeste essai le 1er mai 1930, alors que se déroulaient

les fêtes officielles du “Centenaire algérien” 334.

C’est donc dans l’accompagnement discursif de ces cérémonies quese situe la prise de parole. Les quatre acteurs discursifs jouent autant derôles,et les trois thèses se trouvent confrontées, non directement mais àpartir de Paris, puisque Cassy (nom berbère comme le précise la note dela première lettre), son beau-frère Beausang et Vautrin écrivent tous àDesnoyers. Les deux Français sont sur les deux conceptions extrêmes :assimilation des indigènes / rejet des indigènes. La relation Cassy –Beausang réalise l’intégration souhaitée par certains : par le mariage.Alors que Vautrin – Vau(t)ri(e)n campe un discours de rejet.

Cette dernière position discursive est rejetée par tous, et surtout parDesnoyers, qui joue le rôle de juge : ses lettres sont qualifiéesd’odieuses, il a des sentiments odieux, c’est un monstre (deux fois), c’estune ignoble personne, qui provoque la nausée 335. Le projet est fixé parDesnoyers :

Saisissons d’abord la nature, l’étendue et la gravité du mal avant d’y porter le

fer rouge.

Veuillez me faire aussi l’amitié de rappeler à M. Vautrin et à votre charmant

beau-frère, M. de Beausang, qu’ils m’ont promis de leur côté de m’écrire quelques

lettres. Ainsi il nous sera permis de connaître le passé, le présent et l’avenir de

l’Algérie 336.

C’est également lui qui est chargé de faire entendre leurs voix à Paris.Cassy lui écrit :

Je vous prie, mon cher Ami, d’attirer l’attention du gouvernement sur ce fait 337.

Le parisien est à la fois initiateur du projet et relai. Voilà dressée lascène discursive, voilà clairement désignées les lignes de force dudébat : Paris est défini comme le pôle discursif ; c’est vers ce lieu que leslettres sont envoyées en réponse à une sollicitation. On retrouvel’organisation habituelle du débat : trois temps, le passé servant àexpliquer le présent qui est projeté vers un possible devenir.

Le projet de Cassy va au-delà d’un simple débat. Il veut

334 HESNAY-LEHMEK, op. cit., p. 7.335 Ibid., 19e lettre336 Ibid., 1ère lettre, p. 22.337 Ibid., 1ère lettre, p. 33-34.

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rétablir la vérité, renseigner exactement [ses] contemporains sur cette terre,

ses habitants, leurs moeurs et leurs aspirations […]. Il veut détruire […]. ces

calomnies, c’est donc une œuvre nécessaire de salubrité publique. [II s’élève

contre les] affreux mensonges, [les] infâmes calomnies 338.

Ces mensonges, calomnies, etc., sont présents en texte, endossés parce personnage repoussoir qu’est Vautrin :

nous n’avons rien de commun avec les autochtones d’ici qui sont tous des

arabes qui ne comprennent que la “manière forte”. Ils sont laids, malades, sales

[…]. Ils n’ont ni la même mentalité que nous, ni la même intelligence que nous […]339.

Comment détruire cette thèse? C’est en travaillant sur le passé. Larelecture de l’histoire vise à établir la latinité des Berbères : autre passé,donc autre identité. Et le pays est ainsi appelé Numidie 340, Berbérie 341.

Pour établir cette assertion et la préserver d’éventuelles réfutations,Cassy, qui occupe le pôle du discours de l’indigène, adopte unedémarche argumentative multiforme : pour arriver à la même conclusion,il jouera plusieurs variations d’une même thèse. Ce que l’on peut tenirpour une accumulation argumentative, ce qui semble relever de laréitération pédagorique, est particulièrement visible dans la cinquièmelettre.

Cassy porteur du discours de l’Indigène opère plusieurs détours, quisont autant de précautions : détour par la géographie, pour démontrerque le Berbérie, ce n’est pas l’Orient, mais l’Occident342. Pour asseoir sathèse, l’énonciateur convoque les auteurs, anciens et modernes, dontl’autorité est incontestable : Stéphane GSELL, SALLUSTE, SaintAUGUSTIN, LUCAIN... Citer ces auteurs c’est s’abriter derrière un savoirimplicitement posé comme incontestable ; citer ses auteurs, c’est montrer,en en exhibant les signes, son appartenance à ce monde du savoir, c’estlégitimer la prise de parole et l’intervention sur ce sujet, c’est pour celuiqui milite en faveur de l’assimilation, donner la preuve évidente que cetteassimilation est possible, qu’elle est déjà réalisée.

L’observation directe vient rejoindre et conforter l’assertion poséepar Cassy. On a le même climat, la même flore et la même faune (lechameau n’a été introduit qu’à une époque récente)343. La parenthèseprojette la réfutation d’un contre-argument qui s’appuierait sur laprésence du chameau. Anticipation sur le contre-discours qui est ainsiconvoqué en texte. Nous avons là l’un des multiples aspects de ce

338 Ibid., 2e lettre, p. 25-26.339 Ibid., 17e lettre, p. 106-107.340 Ibid., p. 24.341 Ibid., p. 136.342 Ibid., p. 28.343 Ibid., p. 32.

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dialogisme constitutif de ce type de texte. Puis vient la référence à unecertaine anthropologie :

Les deux rives ont été habitées par des hommes […] “qui avaient le même

physique et qui n’avaient pas cessé de se mêler soit pour se battre, soit pour se

livrer à des échanges commerciaux” 344.

Enfin l’argument linguistique :

Comparez aussi les noms des rivières Bagrada (Medjerda) et le madrada en

Espagne. Isarie dans l’Ouest de l’Algérie et les Isaras qui s’appellent aujourd’hui

Isère et Oise et le mot berbère Ighzer (ravin) etc... etc...345

Cette même thèse de la latinité des Berbères sera reprise plusieursfois, avec les mêmes arguments, mais montés (mise en scène)autrement. Tout milite donc pour l’assimilation des Berbères.

L’avenir de la France en Algérie, ce sont les Berbères qui lereprésentent 346, c’est Beausang qui souligne dans sa lettre ce postulat.Pour lui, comme pour Cassy, les perspectives sont claires. Mais quelquesombres, ici aussi, traversent le champ discursif. C’est encore Beausangqui les porte sur la scène discursive :

L’assimilation est donc nécessaire et réalisable. L’avenir de l’Algérie et de la

France et les légitimes revendications des Berbères nous y obligent. Agir

autrement serait décourager stupidement la jeunesse berbère qui nous tend

actuellemnt la main, l’obliger à penser que toute entente est impossible, et contre

notre intérêt, notre idéal, compromettre irrémédiablement son avenir et le nôtre 347.

Les perspectives de cette assimilation sont dessinées dans leslettres 13, 14 et 15, écrites par Cassy. Les systèmes administratif, judi-ciaire et scolaire y sont examinés et des réformes envisagées dans lesens d’une intégration totale. Discours étonnant ? Alors que lacélébration du Centenaire bat son plein, HESNAY-LAHMEK intervientdans le débat pour montrer-démontrer l’assimilabilité des Algériens(définis comme Berbères pour les besoins de la thèse). Nulle remise encause de la présence française, ni de la colonisation : l’auteur adopte uneposition de critique de l’intérieur. Mais voilà que parmi les possibles à-venir, comme envers de cette assimilation souhaitée, se dessine laperspective d’une autre évolution.

Si les Berbères nous demandent, non une indépendance qui serait désastreuse

pour eux et pour nous, mais une place d’honneur dans la famille française[…]348.

344 Ibid., p. 32-33.345 Ibid., p. 35.346 Ibid., 17e lettre, p. 136.347 Ibid., 27e lettre, p. 166.348 Ibid., 17e lettre, p. 167.

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Voilà que se profilent d’autres territoires discursifs où le discours deMESSALI Hadj et de l’Emir KHALED se constituent. C’est en regard deces nouvelles positions discursives que ce texte prend sens. Tout ens’inscrivant de façon ostentatoire dans le champ discursif colonial, ilcontient, à peine esquissés, placés sous le signe de la négativité, leséléments d’un autre discours, celui de son dépassement.

Ces textes de cette période, pris dans leur chronotope historique,quelles que soient les positions affirmées des auteurs (c’est en gros lerefus d’intervenir dans le champ politique), participent dans leur écrituremême de ce chronotope : ils sont traversés par des ombres discursives,qui sont comme des signes avant-coureurs d’autre chose.

RABAH ZENATI

Ce refus de l’engagement sur le champ politique se retrouve dans lelivre de ZENATI :

En Algérie, il faut le dire, nous vivons sous le poids d’une agitation malsaine ;

nous subissons les néfastes effets d’une agitation politique de mensonges et

d’hypocrisie et spécifions, pour fixer les responsabilités de la situation équivoque

où nous débattons, qu’il y a hypocrisie et mensonge de part et d’autre 349.

Le débat devrait se situer ailleurs, mais comment échapper aupolitique? Il s’inscrit dans son refus- même. ZENATI identifie, en le nom-mant, l’objet dont il traite et renvoie dos à dos les protagonistes (dansl’hypocrisie et le mensonge). Il ne cesse d’affirmer que le problème indi-gène, selon la formule de l’époque350 , pris loyalement est d’une simplicitéabsolue 351. Il suffit d’accepter l’intégration de l’élite musulmane.

La formule d’avenir reste la collaboration qui conduit à l’assimilation […]. La

politique des spécialités est néfaste, la conservation des cloisons étanches est

désastreuse 352.

La formule lapidaire de l’assertion, qui ne laisse aucune possibilitépour le doute ou pour un autre énoncé, joue le monologisme (le mono-lithisme discursif). La réforme et l’amélioration de l’administration, dessystèmes juridique et scolaire, sont les voies pour réaliser ce projet. Letexte déploie les différents fils de cette thèse :

S’ils veulent se moderniser, qu’ils (les intellectuels musulmans) fassent le

nécessaire sans oublier la femme ; s’ils veulent conserver leurs traditions, qu’ils ne

349 ZENATI, op. cit., p. 53.350 On parle aussi de question algérienne, cf. HESNAY-LAHMEK.351 Ibid., p. 50.352 Ibid., p. 36.

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les ternissent pas par des apports étrangers et des moeurs qui ne cadrent pas du

tout avec l’esprit islamique et la société indigène 353.

On aura vite fait de mettre ZENATI dans la charrette desassimilationnistes. Le champ discursif dessiné par le texte laisse voir unecomplexité que la rigidité des positions dans le champ politique ne prendpas en compte. Alors que se construit la thèse en faveur de l’assimilation,le texte opère un travail de déplacement des repères, comme unbrouillage de ces cloisons qui sont dénoncées. Nous retrouvons lespoints de cristallisation du débat sur cette fameuse intégration : lareligion, la femme (plus loin nous aurons la langue arabe) sont autant dethèmes obligés du débat, autant de hiatus dans les différentes thèses, àpartir desquels la déconstruction devient possible.

La position discursive de ZENATI projette une synthèse originale.On sait que pour les Algériens, préserver la femme du contact de l’Autrec’est se préserver, c’est préserver, symboliquement, toute la société, c’estd’une certaine façon résister. ZENATI ne situe pas le territoiresymbolique de la résistance dans la famille, mais plutôt dans la religion.Mais ses positions divergent de celles du mouvement des Oulémas (quiétaient opposés à toute idée d’assimilation ou de naturalisation, quiavaient créé des médersas pour l’enseignement d’un arabe moderne, quicombattaient l’enseignement traditionnel et, selon eux, déformant del’Islam, etc.). L’auteur présente autrement les Oulémas : ce sont desconservateurs et des rétrogrades qui s’opposent à la modernité et auprogrès. Ils sont contre l’Islam algérien, dont ZENATI se fait le défenseur.

Voilà que ce texte organise autrement le champ discursif : il engagele débat avec les Oulémas, non directement, mais en s’adressant à celecteur auquel il veut dire la vérité.

Nous voyons que les textes montrent une complexité qui va au-delàdes clivages politiques. C’est ainsi que l’auteur en vient à expliquerl’engagement politique de ses compatriotes :

Il [l’Indigène] devient communiste parce qu’il confond l’indépendance qu’on lui

promet avec la cessation des abus qu’il subit. Il s’incorpore au fascisme de l’Etoile

Nord Africaine parce qu’on lui glisse dans le creux de l’oreille que la nation

européenne qui l’aidera à reconquérir sa nationalité sera bienveillante à son égard.

Il s’emballe pour le panarabisme parce qu’un Mahdi quelconque, envoyé par le

Prophète , réalisera une nation islamique au sein de laquelle il pourra travailler

pour son bonheur terrestre et le salut de son âme 354.

Cet énoncé propose une représentation (mise en scène) de tout lechamp politique du moment. Les protagonistes politiques (les acteurs) ysont identifiés et nommés. Le champ lexical reprend les mots-concepts dudébat : indépendance, nationalité, panarabisme, nation islamique.

353 Ibid., p. 83.354 Ibid., p. 32.

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L’énoncé est habité par des forces contradictoires : celles sur lesquellesle locuteur se situe, et celles qu’il repousse (cf. les qualificatifs et subs-tantifs, comme fascisme, Mahdi quelconque,...). Mais expliquer, montrerla genèse des mouvements de revendication, n’est-ce pas les justifier ?

Poussée par une sorte de logique de la revendication, la thèseélaborée par le texte se trouve projetée sur les mêmes perspectives quele mouvement nationalitaire :

Que sera l’avenir de l’Algérie de demain ? Certainement ce que l’élite

musulmane voudra qu’elle soit 355.

C’est l’élite algérienne qui fera l’Algérie de demain 356.

Ces deux énoncés, qui se reprennent et jouent l’auto-citation,esquissent un éventuel devenir. Dans leur espace, pas de place pour lacolonisation. Il n’est pas ici question de d’extrapoler et de rendre le texteétranger à ses conditions de production. Mais on ne peut s’empêcher deconstater cette sorte d’anticipation de la logique argumentative, quiprojette le discours au-delà des frontières du politique.

Cette logique argumentative se trouve poussée beaucoup plus loindans un autre texte attribué à ZENATI et publié sous un titre quifonctionne comme une véritable énigme357. Comment périra l’Algériefrançaise : est-ce un titre prophétique, programmatique, pris en comptepar un énonciateur qui le fait sien ? Est-ce un titre en forme d’aver-tissement ? Ce n’est qu’à la lecture du texte que l’on peut opter pour laseconde hypothèse. L’auteur, là encore, tout en les dénonçant et endemandant à l’administration de les sanctionner, engage le débat avecles Oulémas sur le devenir du pays (qu’il veut ouvert au progrès sous lahoulette de la France), sur la religion (dont il défend la forme populaire),sur les transformations sociales...

SAÏD FACI

La négation de la dimension politique se retrouve également dans letexte de FACI :

Il est particulièrement remarquable de constater que le panislamisme n’existe

absolument pas en Algérie, que les Indigènes ne contestent nullement la

souveraineté française, et qu’ils ne cherchent pas à s’y soustraire 358.

Pour qui lit ce texte en regard du chronotope historique, cettedénégation radicale peut sembler étonnante. C’est que pour l’heure,

355 Ibid., p. 89.356 Ibid., p. 91.357 Texte signé HASSAN et publié à Constantine, Editions Attali, 1938. Cf. DEJEUX,

Dictionnaire des auteurs maghrébins de langue française, Paris, Karthala, 1984.358 FACI, op., cit., p. 5.

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d’autres possibles semblent envisageables. La perspective de la sépa-ration de l’Algérie et de la France peut sembler quelque peu utopique. Letexte la présente comme telle. Mais la négation reste une assertion, et cequi est nié, peut être, est. Faire barrage, par la négation sur cetteéventualité, permet le déploiement de la thèse projetée dès le titre.

Les différents fils discursifs concourent à son élaboration. Lacritique de l’administration qui ne prend pas en compte les problèmes :

On continua à ignorer la situation véritable des populations musulmanes 359.

Seul un homme comme lui, Indigène et Français, peut toucher àcette vérité. FACI désigne le rôle social et politiques des intellectuels,rôle inconfortable, qui leur aliène tout le monde :

Les intellectuels musulmans n’ont pas bonne presse car, même en étant

favorables à la France, ils dénoncent les injustices 360.

Se trouve ainsi résumée la position des intellectuels algériens ensituation coloniale. Ils tiennent un discours irrecevable : leur société nepeut accepter qu’ils lui parlent de la domination française comme d’unbien ; les colons ne peuvent entendre leurs voix discordantes.

ELEMENTS DE CONCLUSION

Lorsqu’on regarde l’organisation et le fonctionnement du champdiscursif de cette période où la colonisation s’élabore, dans un processuscontradictoire, on constate que la position de ces premiers intellectuelsalgériens relève de l’intenable, mais s’explique par les contradictions dece champ où se rencontrent, s’opposent et tentent de cohabiter, deuxdiscours. On vient, reprenant l’héritage de Rome, civiliser un paysretombé en barbarie, etc. Il faut continuer à dominer le pays pourl’exploitation de ses richesses, et si les Indigènes sont gênants, il faut lesrefouler vers le désert, ou les exterminer.

Dans ce contexte, quelle peut être la place de ces intellectuelsformés à l’école française? On sait que rien, dans l’organisation duchamp discursif, ne prévoyait leur intervention. Ils furent pourtantsollicités, encouragés à prendre la parole, d’abord dans les journaux,pour des conférences, puis dans des livres. Qu’attendait-on d’eux ? Il estgénéralement demandé à ces bons élèves de faire un discours quifonctionne comme même du discours ambiant. Même avec de légèresnuances, il n’est pas question de remise en cause de la présencefrançaise : les critiques de ces hommes sont, d’avance, prises dans uncadre. Répéter leur leçon, c’est ce qui est demandé, d’une certaine façon,

359 Ibid., p. 63.360 Ibid., p. 78.

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à ces hommes placés dans la gueule du loup361. Mais leur voix (car leurstextes gardent la marque de l’oralité) n’est perceptible que dans unecertaine différence, une irréductible altérité (une certaine altération de larépétition). Position de l’inacceptable selon le partage du champpolitique. Ces hommes se veulent de deux mondes en train de devenir deplus en plus antagonistes.

Pour ces initiateurs de possible, prendre la parole (la plume) enfrançais c’est être toujours, d’une façon ou une autre, porte-parole d’ungroupe, plus ou moins important (tous les indigènes ou les évolués, oules berbères, etc.) et toujours, même très timidement, revendiquer (desécoles et plus d’instruction pour les leurs, plus de justice, l’égalitérépublicaine...). Leurs textes dessinent une certaine cartographie duchamp discursif tel qu’ils le travaillent, qu’ils le projettent vers un horizontoujours différent de ce qui est en place. On peut suivre la façon dontcette première génération d’intellectuels algériens s’y positionne, voirquels sont les points qu’ils retiennent et comment ils les traitent.

Au début, c’étaient les problèmes de la sécurité, de la responsabilitécollective, du séquestre des terres... qui dominaient le champ discursif.Ces intellectuels intervenaient pour impulser, sur la scène discursive, desschémas d’évolution quelque peu imprévus. Ils entendaient dire ce qu’ilfallait faire : le mode de gestion administrative, l’école, le statut desIndigènes évolués, etc. Puis, la colonisation mieux installée, ils ont don-né leur avis sur le mode de gestion. On les voit se partager en défen-seurs des chefs traditionnels, fils de grande tente ou en ennemis de laféodalité. On voit ainsi se confronter deux organisations sociales : l’an-cienne qui tente de reprendre pied dans le système colonial et depréserver des lambeaux de son ancien pouvoir et une nouvelle, inédite,impulsée par quelques individus, ces indigènes évolués, et les premierstravailleurs émigrés.

Dans l’ensemble des textes, une relecture de l’histoire s’opère. Ilfaut donner une archive à la thèse en élaboration dans le texte : berbé-rité, héritage romain, synthèse arabe – berbère pour aboutir à l’algéria-nité... Autant de postulats identificatoires, à partir desquels des pers-pectives d’avenir sont esquissées. Si la conquête arabe et l’islamisationde l’Algérie sont diversement appréciées (la position de HESNAY-LAHMEK, qui les considère comme une catastrophe, est opposée à cellede MORSLY qui y voit l’accomplissement d’un progrès), la présenceturque est généralement considérée comme une tyrannie ayant entraînéle retour vers la barbarie et la stagnation civilisationnelle. Le Turctyrannique fonctionne souvent comme un syntagme, ayant réalisé lasoudure du substantif et du qualificatif. De même, la présence françaiseest généralement considérée comme un bien. C’est qu’elle apparaissait

361 C’est ainsi que KATEB Yacine désignait la décision de son père de le mettre à l’école

française. Etre dans la gueule du loup, c’est bien sûr être en grand danger de dévoration,mais c’est aussi (il suffit de s’avancer un peu dans la gueule!) rester en travers de lagorge, c’est empêcher le loup, l’Autre, d’avaler et le mettre ainsi en danger d’étouffement.

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comme pouvant permettre une greffe de modernité. Pour tous, unengagement a été pris par la France : faire ou aider le développement(l’accès à la civilisation) de ceux qu’elle domine.

Comment faire cette civilisation ? L’école est toujours donnéecomme la clé de ce développement. Tous réclament plus d’écoles et desenseignants meilleurs. Généralement, ils veulent un enseignementbilingue, faisant une place à la langue arabe. L’école est égalementprésentée comme le moyen d’assimilation. Ceux que l’histoire a refouléset gelés sous le terme d’assimilationnistes ont des positions discursives(nous ne parlons pas de leurs positions politiques !) complexes et dyna-miques. Pour eux (sauf pour quelqu’un comme HESNAY- LAHMEK),assimilation n’est pas fusion et perte dans l’autre, mais gain d’un plus (lacitoyenneté française, l’égalité de droits, etc.) tout en préservant uneoriginalité (la religion, le statut personnel, etc.). Souvent, le champsémantique du mot est bouleversé et les sens inversés, presque parinadvertance. N’est pas assimilé celui qu’on croyait. Les Berbères ontassimilé tous les envahisseurs ; qui les empêchera de continuer ?

Certains historiens de cette période ont souligné la timidité desrevendications de ces Algériens qui prennent la parole en français.Mahfoud KADDACHE caractérise ainsi l’ensemble de la productiontextuelle de cette période :

Les milieux traditionalistes, lettrés et élus s’étaient manifestés à la fin du XIXe

siècle dans des pétitions ou des adresses relatives à des questions touchant la

défense de l’Islam et de la charî’a, les vols des habous et les exactions des caïds.

C’était l’ère de la chikaya, de la plainte. Le vaincu n’osait réclamer que la

suppression des abus criants : halte aux expropriations, modification du code

forestier, allègement des impôts, abrogation des tribunaux d’exception... Quand on

le pouvait, on allait un peu plus loin, on demandait plus de sollicitude pour la

langue arabe, plus de pouvoirs aux cadis, on réclamait des écoles 362.

Il reprend ce jugement plus loin sous une autre forme : La majoritédes élus n’était apte qu’à faire des chikayas 363. Elever des plaintes, àpeine modulées, esquisser des critiques, très timides, n’était-ce pas déjàquitter la place qui avait été assignée ? Les tenants de la colonisation nes’y trompaient pas qui refusaient tout discours des Algériens musulmans.Les interventions de ces hommes, otages et ouvreurs de pistes, sont,malgré leurs dénégations, lourdes d’implications politiques. Hommes desdoubles discours, hommes de l’ambiguïté... KADDACHE note, pourcaractériser la position des instituteurs (mais la remarque est valablepour l’ensemble des intellectuels de cette période):

362 Mahfoud KADDACHE, Histoire du nationalisme algérien. Question nationale et politique

algérienne. 1919 -1951, Tome I, Alger, SNED, 1980, p. 74.363 Ibid., p. 94.

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La mission que se fixaient les Instituteurs, représenter la France et la

civilisation, était d’autant plus ambiguë que les instituteurs voulaient servir aussi

bien la France dont ils se déclaraient les fils spirituels que l’indigène dont ils

étaient les frères 364.

Cette ambiguïté était-elle la marque d’un manque (de détermination,de clarté politique...) ou le signe de cette position de l’im-possible del’intellectuel algérien à ce moment ? Un autre spécialiste de la société etde l’histoire algériennes, l’anthropologue Augustin BERQUE, avait déjàsouligné cette ambiguïté :

Le fait n’est pas rare en pays d’Islam soumis à l’influence occidentale, d’une

complète antinomie de principe entre les intellectuels et la foule. D’un côté

émancipation de l’esprit; de l’autre stagnation, ornière, préjugés. Tel colon

européen qui, en plein bled respire à pleins poumons les effluves de la brousse,

comprend mieux son voisin fellah, que ne le ferait tel médecin musulman, lauréat

de nos facultés. Mais prenons-y garde : il y a aussi jonction soudaine,

démagogique disons le mot, des intellectuels et de leurs coreligionnaires, cela

notamment à l’occasion d’une crise qui, n’ayant pas reçu de solution économique,

se transpose sur le plan politique. C’est alors que se vérifie une constance de

l’histoire maghrébine : l’excitation des instincts du peuple par une idéologie qui lui

demeure inaccessible.365

Cette analyse donne une certaine image du champ culturel et de laposition des différents acteurs. Elle rend compte de la séparation entreintellectuels et peuple, qui n’est pas rupture radicale. Elle esquisseégalement une hypothèse qui permettrait de comprendre l’intervention deces intellectuels solitaires : la non résolution de problèmes concretsentraîne un déplacement de champ et le passage au politique.

Augustin BERQUE dresse un panorama haut en couleurs du champintellectuel de cette époque. Il précise :

364 Ibid., p. 82.

365 A. BERQUE, Ecrits sur l’Algérie, réunis et présentés par Jacques BERQUE, Aix-en-Provence, Edisud,1986, p. 101. Tout le chapitre 4 propose un panorama duchamp intellectuel. Les figures d’intellectuels, hautes en couleur, renvoientvisiblement à des êtres réels que l’auteur connaît. Relevons la dernière remarquesur l’embarquement du peuple dans l’idéologie à laquelle il ne comprendrait rien.J’ai envie de procéder en essayiste et de poser autrement la question : et lessans-culottes de 1789 (décidément voilà les mêmes références que celles desintellectuels algériens des temps passés) comprenaient-ils les implicationsidéologiques de ce qui se passait ? Ne saisissaient-ils pas d’instinct qu’ils étaientenfin acteurs de l’histoire ? Le texte de FANON répondra à cette question,décrivant l’étape ultime du processus : “La décolonisation ne passe jamais inaper-çue car elle porte sur l’être, elle modifie fondamentalement l’être, elle transformedes spectateurs écrasés d’inessentialité en acteurs privilégiés, saisis de façonquasi grandiose par le faisceau de l’Histoire”, Les Damnés de la terre, Paris,Maspero,1961, p. 30.

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Mon analyse n’est pas péjorative. Elle a voulu, non juger mais classer. Ces

Intellectuels, pendant un quart de siècle, je fus leur confident […]. Et je déchirerais

ces pages hâtives, si elles devaient blesser l’un d’entre eux […] 366.

Il propose une galerie de portraits, qui commence par ceux dont laformation d’esprit se situe entre 1895 et 1906 367:

La culture littéraire de cette génération […] est, elle aussi, d’un style un peu

désuet. Ils citent avec ferveur Leconte de Lisle, Hérédia, Verlaine […]. On les sent

plus près du dogmatisme d’un Taine ou de l’âpre sarcasme voltairien. Ils projettent

, sauf exception, une silhouette intellectuelle un peu desséchée, ligneuse,

anguleuse, dont la raideur d’allure ne manque d’ailleurs pas de noblesse. Notre

esquisse serait incomplète, si nous ne signalions pas, chez quelques-uns de ces

médecins, avocats, professeurs, un retour vers l’Islam. L’un, matérialiste à la

Büchner, fit circoncire son fils ; l’autre, pour la voiler, retira sa fille de l’école 368.

Là encore on retrouve ce passage constant d’un monde à l’autre,d’un mode de pensée à l’autre, comme si ces hommes étaient tentés pardes synthèses impossibles. C’est là une constante de l’intellectuelalgérien qui continue aujourd’hui encore : écartelé entre des universposés comme inconciliables, mis au défi d’établir des passerelles etd’être des deux mondes en même temps, il est l’homme de l’harmonieimpossible... Cette première figure de l’intellectuel algérien est déjàporteuse des stigmates de l’incohérence 369 d’une société portée par desprojets contradictoires...

Les textes de cette première génération intellectuelle tracent unchamp discursif qui peut sembler caractérisé par la contradiction etl’incohérence. C’est que nous le déchiffrons en dehors de son chronotopehistorique. La présence française semblait, quelles que fussent lesombres qui déjà se dessinaient, s’inscrire dans la durée. C’était l’une deslignes de l’horizon discursif (les autres étant constituées par l’affirmationde la supériorité de la civilisation française, etc.). Les discours impulséspar ces hommes s’inscrivent pleinement dans le champ discursif del’heure, sans, au premier abord, le remettre en cause. Mais ils ne

366BERQUE, op. cit., p. 108.367 Ibid., p. 106.368 Ibid., p. 109.369 Aujourd’hui encore, il est reproché à l’intellectuel algérien (mais aussi maghrébin, mais

aussi arabe, peut-être aussi africain) ouvert à l’universel de ne pas être d’un seul monde,le Sien. Enfermement dans l’Origine...

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produiront pas un discours de la réitération. Tout au plus reconduiront-ilscertains points, certaines thèses, pour les travailler. Ils en bricolent(déstructurent, inversent...) les pôles et les valeurs pour rendre possibleun autre texte. Se dessine alors une autre perspective.

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Chapitre 5 :Contre-point :

Diwan d’un (im)possible devenir en colonie : Lescompagnons du jardin

L’année 1930 voit la célébration du Centenaire de la colonisation enAlgérie. Les publications qui l’ont accompagnée dressent le bilan etglorifient l’œuvre de la France. Dans les textes et discours, la coloni-sation est placée sous le signe de la pérnnité. Mais déjà des ombres seprofilent et d’autres discours, de contestation de la positivité coloniale,s’affûtent.

Les Compagnons du jardin paraît en 1933. Ce texte, partition à deuxmains et à plusieurs voix, n’est ni vraiment une exaltation de l’œuvrecoloniale (même s’il s’inscrit implicitement dans un champ discursifenglobant, dominé par cette thèse), ni (surtout pas) une remise en causede la présence française en Algérie. Il serait dans une sorte d’espacemédian et fluctuant, entre le discours courant et un autre en formation. Ilse situerait sur ce qui pourrait articuler, hiatus et pas encore fracture, lesdeux blocs discursifs. Il ouvre un débat sur les devenirs (im)possibles desAlgériens, c’est-à-dire des Indigènes et des Français nés et vivant surune même terre. Il ouvre ainsi un champ discursif assez nouveau, nonpas tant par ses composantes, ses points de force et ses thèmes, que parles synthèses possibles entre des éléments qui étaient généralementconsidérés comme inconciliables.

Quelles sont les composantes et les lignes de force qui caracté-risent le champ discursif ouvert par le livre ? Comment les notions et va-leurs habituelles (colonisation, assimilation, progrès, Islam, éducation,place de la femme musulmane...) sont-elles reprises, redéfinies et tiréesvers d’autres horizons ?

Le texte, composé de neuf lettres, résulte de la collaboration deRobert RANDAU et d’Abdelkader FIKRI et pose plus d’une question :quelles sont les positions des deux protagonistes du débat ? Sont-ils surdes positions d’égalité ? La colonisation cesse-t-elle, au moins pendantqu’ils débattent, d’être une séparation irréductible ? Comment un

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Indigène et un Français peuvent-ils discuter de tous ces sujets toujoursrelancés ?

LES AUTEURS

L’Indigène Abdelkader FIKRI est le nom de plume de HADJHAMOU370: très assimilationniste371 selon la formule de C.- A. Julien, ildéclare:

Je rêve d’une Algérie à jamais française […]. Je suis partisan de l’égalité et du

droit commun absolus, tout au moins en faveur de notre élite en attendant la

naissance de l’Algérie, région intégralement et totalement française […]. L’Islam

n’y objecte rien et il ne met aucun obstacle à notre francisation définitive puisqu’il

admet l’évolution et non la stagnation 372.

Ce franc-maçon ayant une formation d’interprète judiciaire a étéprofesseur d’arabe. Il fait partie de l’Association des écrivains Algériens,créée en 1919, avec à sa tête Randau .

Robert ARNAUD écrit sous le nom de RANDAU : c’est un Algérien,né à Alger. Administrateur en AOF, il s’impose comme “spécialiste desaffaires musulmanes”. Il est, dans le domaine littéraire, l’initiateur del’Ecole Algérianiste. C’est lui qui porte le projet et le relance. Dans une deses lettres à FIKRI, il écrit :

Voilà, il faudrait mettre toute flemmarderie de côté, et mener à bonne fin ce que

nous avions commencé. J’étais convaincu que ça n’irait pas vite, mais non que

vous vous lasseriez d’aussi bonne heure.

RANDAU demande à son co-auteur de reprendre, à propos del’Islam, ce qu’il a déjà publié dans la revue Afrique (pas d’attaque contrel’Islam en tant que religion) :

enfin, il faudrait proclamer qu’on peut porter un chapeau de paille et être un

excellent musulman ramené à sa pureté […] (Lettre du 20 septembre 1932).

Les deux hommes semblent occuper une position d’ouvreurs depossibles, chacun ayant fait un bout de chemin vers l’Autre : le premiersur le chemin de ce que l’on appelle l’assimilation et l’autre sur le cheminde ce qu’on peut appeler la compréhension. Tous les deux peuvent

370 Il avait deux adresses à Alger, l’une au nom de FIKRI, l’autre au nom de Hadj HAMOU.371 Assimilation, assimilassionniste... autant de mots chargés de plus en plus négativement

au fur et-à mesure que monte le discours nationnalitaire. Ils sont à utiliser avec prudencecar, s’ils permettent de clarifier les clivages politiques, ils ne rendent pas toujours comptede la complexité des situations telles qu’elles sont vécues par les acteurs de l’histoire oudu discours.

372 Cité par MAUNIER dans sa préface.

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prétendre à une connaissance du monde de l’autre. Pour eux unesynthèse est possible. Comment cette thèse se déploie-t-elle en texte ?

STATUT GENERIQUE DU TEXTE

Et ce texte qu’est-il ? Roman comme on serait tenté de le définir ?Etude de la société algérienne proposée par deux auteurs qui ont unegrande connaissance du monde dont ils parlent ? Ou essai, c’est-à-direintervention dans le débat et ouverture de possibles, comme hypothèsespour l’avenir ? On sait que le statut générique d’un texte détermine, d’unecertaine façon, son intervention dans le champ culturel ; il est aussi définipar la lecture qui en sera faite. Deux lecteurs privilégiés de ce texte ontdes avis différents : alors que le préfacier MAUNIER parle de récit,Augustin BERQUE, qui l’a lu en critique attentif et pointilleux, émet levœu de le voir doubler par un roman, ce qui implicitement le déterminecomme étude, essai, etc., mais pas comme roman. Deux lecteurs etchaque fois une définition (récit – non roman) différente.

Roman ? Il ne s’y passe rien. Le récit est plutôt du côté du compte-rendu de séance. Les personnages s’arrêtent pour parler. Les deuxcénacles jumeaux pourraient inscrire à leur fronton :

Nul n’entre dans notre cercle s’il ne s’assied pour débattre. Nul n’est de notre

diwan373 s’il ne traite de nos problèmes.

Essai? S’il y a débat – il n’y a que cela ! –, il est porté par despersonnages qui ont un nom et une histoire. Il est possible de fairecorrespondre des passions, des intérêts, une certaine tournure deparole... à chaque thèse, à chaque position discursive. Les personnagessont bien caractérisés, bien campés.

On sait que RANDAU, théoricien de l’Algérianisme, concevait lalittérature comme une littérature à message et l’écrivain comme le militantd’une cause, le défenseur d’une thèse. Pourtant, ce texte ne ressemble àaucun des romans de RANDAU, ni à celui publié par FIKRI374. Si lespersonnages sont là, ils n’agissent pas, ils parlent, ils commentent, ilsjugent le présent et le passé, ils font des projections dans l’avenir. Cesont des êtres de paroles, des acteurs réels de discours possibles. Onserait tenté de dire que ce texte de réflexion utilise un des moyensprivilégiés du roman, qui est le personnage.

373 Ou “diouan”, selon la graphie adoptée par les auteurs.374 FIKRI, Zohra, la femme du mineur, Paris, Ed. du Monde moderne, 1925.

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SUR LES MARGES DU TEXTE

La préface de René MAUNIER, en avant-texte, propose unéclairage politique du texte. Le protocole de lecture proposé replace letexte dans le champ intellectuel et le met en regard des aspirations etrevendications des Indigènes375.

Le champ intellectuel des années 1930 est caractérisé par deuxsortes de discours : le discours de glorification de l’œuvre coloniale(plutôt sous-entendu que vraiment présent) et le discours protestataire etnationalitaire 376 qui conteste cette œuvre. Pour ce dernier pôle, RenéMAUNIER distingue trois types de discours, trois figures discursives. Lapremière figure est celle de l’islamisant, salafi crispé sur le passé ouislahi tenté par l’ouverture sur le progrès et la modernité offerts par laFrance coloniale. HESNAY-LAHMEK, Kabyle émancipé, qui plaide pourles Berbères contre les Musulmans bien plus que contre les Français377 etqui demande l’assimilation, de droit comme de fait, est l’illustration dusecond cas. Enfin, Ferhat ABBAS, Algérien musulman, est un protes-tataire déclaré. La colonisation n’a su créer, dit-il, que pauvreté et elle afait de l’indigène un prolétaire 378. Il demande l’égalité... dans la diversité379.

Toutes ces figures peuvent être retrouvées, avec plus de complexitéet moins de tranchant, dans le corps du texte. MAUNIER dégage ce quiest commun aux divers discours : la demande de plus d’instruction etl’égalité. Il rappelle la distinction entre

deux mots qui n’ont pas le même sens : la colonisation, la civilisation.

Coloniser, c’est faire un ordre ; civiliser, c’est ouvrir un progrès. Il faut, d’abord,

coloniser ; il faut, après, civiliser 380.

Après l’établissement du pouvoir matériel, il faut un pouvoir spirituel ;c’est là l’attente des indigènes.

La préface restitue un autre aspect du débat politique et intellectueldu moment : la question de la nation. L’idée d’une nation algérienne esten l’air, aussi bien du côté des Algériens, qui auraient des rêves d’auto-nomie, que du côté des Indigènes musulmans, qui face au refus opposé àleurs aspirations pourraient choisir d’autres voies, comme celle du

375 Le terme Indigène, pour les natifs du pays était sans équivoque ; alors que le terme

Algérien pouvait désigner soit les Européens de nationalité française nés en Algérie, soitles Français et les Indigènes, soit encore seulement les Indigènes.

376 Le premier terme est employé par MAUNIER pour parler de Ferhat ABBAS ; le seconddésigne l’“orientation” de discours qui ne sont pas vraiment politiques, mais qui préparent,accompagnent et rendent lisibles les textes proprement politiques (manifestes,déclarations, pétitions, etc.).

377 MAUNIER, Préface aux Compagnons du jardin, Paris, Donat-Montchrétien, 1933, p. XIV.378 Les Compagnons du jardin, op. cit., p. XIII.379 Ibid., p. XIV.380 Ibid., p. XVI.

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nationalisme. Cette préface, tout en tirant le texte de RANDAU et FIKRIvers le politique, vers le champ du pouvoir, en fournit comme un doubletremblé ou troublé et en dit le caractère (im)possible. L’utopie esquisséepar les compagnons est une sorte de modèle idéal, quasiment irréa-lisable. Les précisions du préfacier sur l’idée de nation algérienne, qui estl’œuvre des Français381 rejoignent l’énoncé désabusé de la loi sur toutempire qui doit trouver sa fin382. Cette remarque sur l caractère éphémèredes empires a de quoi étonner en cette période de célébration.Préscience que confèrent la connaissance et l’observation ?

La préface de MAUNIER, qui tire le texte vers des champs designification qu’il ne semble pas envisager explicitement, en soulignel’originalité et la fragilité. Moment de pause, moment de rêve d’uneévolution harmonieuse de la colonisation...

Une autre remarque permet de mieux cerner la particularité de cetexte. Augustin BERQUE a lu et annoté le manuscrit que lui a adresséRANDAU. Il a, à chaque page, rétabli la vérité anthropologique,communiquant les chiffres, donnant des précisions. Mais RANDAU tientpeu compte de ces rétablissements. Il ne retient que ce qui sembleconvenir à la construction de la thèse générale (de la thèse matrice) dulivre. De toute évidence, il n’obéit pas aux mêmes préoccupationsqu’Augustin BERQUE.

Ainsi, ce texte se situe, dans le champ intellectuel de l’époque,différemment des textes de “savoir”, qui proposent des études à caractèrescientifique sur la société observée. Il est de l’ordre de la participation audébat sur le devenir de l’Algérie, à un moment symboliquementimportant : celui de la célébration du Centenaire et des débuts d’un autrediscours, contestataire de la légitimité coloniale. La stricte vérité ne luiimporte que dans la mesure où elle sert la démonstration.

De même, l’entretien du Cheikh TAÏEB EL OKBI, reproduit à la findu livre383 semble ancrer le texte loin du romanesque. Les questions deRobert RANDAU (ce ne sont pas les questions de François,correspondant d’Abdesselem !) et les réponses du cheikh sont une autrefaçon, en miroir réaliste, de traiter les points discutés dans les diwans.TAÏEB EL OKBI se définit comme un islahi (il est de l’association desUlémas), pour un retour à la pureté de l’Islam. Il est ainsi contre lemaraboutisme, cet

islam faisandé des Africains du Nord. Cet Islam [qui] n’est qu’un ramassis de

superstitions dont l’origine fétichiste est indéniable384.

381 Ibid., p. XVI.382 Ibid., p. XI.383 Ibid., Appendice I.384 Ibid., p. 179.

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Il n’est pas pour des innovations trop poussées, ni pour une politisationde la religion (il précise qu’il n’a rien à voir avec les ouhabistes). Pour luil’Islam n’interdit pas

l’instruction en français, répandue dans tous les milieux, dans toutes les

classes de la société 385.

[Il souhaite que] les musulmans et les Français entretiennent non seulement de

bons rapports de voisinage, mais aussi constituent une seule famille 386.

A la question sur la naturalisation, le cheikh répond clairement : Je nel’approuve pas 387 ; mais il n’est pas contre une naturalisation par décret(du même genre que le décret Crémieux, comme le dira LamineLAMOUDI qui est aux côtés du cheikh pendant l’entretien). De même, ilprécise qu’il ne veut pas que le musulman naturalisé (soit) considérécomme un hérétique ou un rnégat 388. Il est partisan résolu de l’instructionde la femme 389. La polygamie est soumise à des conditions telles qu’elleest quasiment prohibée. Mais le voile est prescrit par le Coran et lacoutume 390. Par contre, le port du chapeau […] n’a rien à voir avec lareligion 391.

On retrouve ainsi dans cet entretien les points forts des débats descompagnons du jardin.

Enfin, “Les vœux de l’Association des indigènes citoyens français dudépartement d’Alger”392, qui souhaitent, au nom de la déclaration desdroits de l’homme et du citoyen, ne plus être des citoyens de secondezone 393 donnent aux débats un arrière-fond social et historique et leslestent de revendications précises.

On voit ainsi que ces différents textes (préface et appendices)éclairent le texte proprement dit. Ils proposent chacun une représentationdu champ intellectuel et un cadre de lecture. Les lettres échangéesessaient de sortir de l’enfermement du signifié en une échappée versl’ailleurs, vers un possible devenir, synthèse et dépassement.

COMPOSITION DU LIVRE

RANDAU écrit à FIKRI dans la lettre citée plus haut :

385 Ibid., p. 180.386 Ibid.387 Ibid., p. 181.388 Ibid., p. 182.389 Ibid., p. 183.390 Ibid., p. 183391 Ibid., p. 184.392 Ibid., Appendice II.393 Ibid., p. 185.

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Les Algériens ayant mêmes intérêts économiques et politiques doivent

s’agréger en un seul grand peuple, sans distinction d’origine (berbère, arabe ou

européenne) et tendre à diriger eux-mêmes leurs destins (nous formulerons ce

point avec toutes les précautions désirables 394.

Le projet est clair, il est tendu vers une “efficacité” sociale, ayant desimplications politiques. Le texte est constitué de neuf lettres échangéespar François et Abdesselem (entre François-Français et le Serviteur dela Paix, ou du Salut, ce qui est quelque peu synonyme en contextecolonial). Le premier s’est installé

à [la] ferme patrimoniale d’Ain-es-Saâda, dans une plaine abritée du sirocco

par des collinettes schisteuses fourrées de diss, d’alfa et d’ârâr […]. Un jardin aux

épaisses frondaisons entoure [son] bordj couronné de palmiers. [Il] y cultive des

roses, des orangers, des abricotiers et le géranium à essence. De doubles

rangées de cyprès coupent les vents dominants qui, à l’occasion ravageraient les

plantations. Une allée de mûriers mène de la route à [sa] maison, ancien poste de

guet qu’édifièrent, il y a quatre-vingt dix ans, les cavaliers du général Yusuf 395.

François, originaire d’Alger comme RANDAU, est comme lui unancien fonctionnaire en Afrique noire. Abdesselem, quant à lui, s’estétabli à Alger, après avoir

vécu les années de [sa] jeunesse dans le Tell, aux flancs du Zaccar verts de

vignes et de vergers [...]. Des fenêtres de [sa] villa, [il] aperçoi[t] la mer si bleue et

les arbres qui bientôt perdront leurs feuilles 396.

Le livre composé par ces lettres croisées est placé sous le signe dela dualité, dualité projetée vers l’égalité et passant par l’assimilation.

Les lettres sont envoyées de deux lieux jumeaux, qui projettent et serenvoient des images croisées des deux pôles du débat. A Alger commeà Aïn-es-Saada (en arabe, la source du bonheur397) deux cénacles se sontconstitués autour des deux correspondants. Il serait facile de retrouverles figures (et rôles) typiques de l’Algérie de cette époque : galerie deportraits, où se côtoient les tenants de la modernité et ceux qui sont d’unmonde dépassé, sans parler de ceux qui louvoient et adoptent telle outelle position, telle ou telle posture selon les circonstances. Les familiersde François sont :

– Sid Ali, conseiller général, qui parle parfaitement français, naturalisé,

son oncle, le bachagha Bou-Hamra, chef féodal de quatre-vingts ans,

– Maâmmar, “le preux marabout”,

394 Ibid., p. 185.395 Ibid., p. 2.396 Ibid., p. 11.397 Les auteurs pratiquent ce jeu de passage d’une langue à l’autre: Aïn Lehfa est traduit par

“source de la soif”.

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– quelques colons arabisants.

Autour d’Abdesselem, les compagnons sont plus nombreux,représentants d’une certaine société idéale. Ce sont des êtres d’élection,aucun gueux parmi eux. Il s’agit cependant d’une société traversée parune certaine complexité :

– le docteur Bouzid, orphelin,

– Si Thaleb, le vieil instituteur, issu d’une lignée de caids, de culture française,

– Echikh El Djilali, jeune cadi, naturalisé, ayant abandonné son statut

personnel, marié avec Germaine,

– Sidi Lasfar, le mufti, qui cache la légion d’honneur qu’il a pourtant longtemps

sollicitée, crispé sur les vestiges de l’ancien monde,

– Sidi Lakhdar, savant et brillant orateur, lui aussi peu porté au changement,

– Mademoiselle Jeanne, avocat inscrit au barreau,

– enfin, le juif Barukh, diplômé de l’école de commerce.

Dans chaque diwan, on débat, on discute, on échange, on évolueou on campe sur ses positions. Par l’intermédiaire des deux amis, lesdeux cercles de discussion échangent. Cette construction en miroirscroisée, en chiasme, vient complexifier la construction binaire del’échange premier. Le débat se tient dans un cadre discursif précis, quiest présent en texte. C’est le discours courant, qui définit l’horizon , surlequel toute parole nouvelle prend sens. Les points forts de ce cadrefonctionnent comme des axiomes, incontestables, indispensables, piliersde tout discours :

– suprématie de la civilisation française sur la barbarie : La culture del’esprit tuera nos atavismes 398.

– mission civilisatrice de la France qui doit aider les peuples arriéréesà se développer : c’est la mission [de la France] sur terre399. Cent ans ontdéjà passé, remplis de bienfaits 400.

– mission historique de la France qui a mis fin à la domination turque :

Hors les mécontents et les aigris […] les Algériens savent que les Français les

délivrèrent des démons du désordre, du brigandage et de la domination turque 401.

C’est le discours admis, sans enjeu majeur (du moins il est présentécomme tel, bien que dans la préface MAUNIER évoque d’autresconceptions de la colonisation). C’est presque un discours fossile : ilsemble clôruré, inamovible :

398 Ibid., p. 39.399 Ibid., p. 130.400 Ibid., p. 134.401 Ibid., p. 35 (troisième lettre, déclaration de Sid Ali).

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Le débat reprend, inventaire et réitération, avec ses thèmeshabituels : la naturalisation des indigènes, l’Islam, le progrès, l’école, laplace et l’instruction de la femme indigène, le voile... Ainsi, dans ladernière lettre d’Abdesselem, ils sont repris dans les questions que poseAissa, le président de l’Amicale des Etudiants Musulmans du Nord del’Afrique :

– L’évolution indigène est-elle possible sans le concours de la femme ?

– L’Algérie vivra-t-elle sans la France ?

– Notre indépendance est-elle souhaitable ?

– […] La naturalisation française ? 402

Les réponses sont multiples et toutes dans le sens attendu. Levoile ? Il est appelé à disparaître. La femme indigène ? Elle évoluera.L’indépendance ? Seuls les rêveurs la veulent403. La naturalisation? Il nefaut pas confondre la foi avec la naturalisation...

Les réponses sont celles qui sont attendues, dans la logique desaxiomes posés pour cadrer le débat. Mais comment se tient ce discoursdont les thèmes et les thèses sont de l’ordre de la réitération, de l’ordrede l’acquiescement ? Quelles en sont les étapes ? Quels en sont lesmontages argumentaires?

L’exemple du discours sur l’Islam permet de voir quelle est ladémarche des deux auteurs. Le débat se tient sur, et à partir d’un soclediscursif : à partir de l’histoire de l’Islam originel et de sa dénaturation.RANDAU et FIKRI prennent ainsi d’emblée place dans le débat qui seraaminé par l’association des Ulémas. C’est dans ce contexte que se tientle débat sur la naturalisation. Celle-ci ne vise pas l’intégration (la perte)de l’indigène, mais la séparation des domaines (religieux et public). Pourcela les auteurs font un véritable travail d’exégèse du Coran et desCommentaires des docteurs de la foi. Pour eux, la naturalisation n’est pasperte de ce qui est spécifique, mais gain d’un plus : l’égalité, l’instruction.

Autre exemple, celui de l’opposition civilisation (française) / barbarie(indigène). S’il admet sa barbarie, Abdesselem n’en pose pas moins laquestion :

N’y aurait-il des sauvages que chez nous, en Afrique ? L’Allemagne a eu son

Landru. Ne m’as-tu pas dit toi-même qu’il était des nègres pleins de savoir et de

modestie ? En vérité, nous établissons à la morale des frontières arbitraires. Et toi-

même tu tombes dans ce travers à nous accuser de perpétuer la barbarie dans le

monde par le seul fait que nous nous enfermons dans l’observance stricte des

principes de notre religion 404.

402 Op. cit., p. 123.403 Op. cit., p. 129.404 Ibid., p. 137.

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Voilà que le débat, à partir du socle discursif en principe admis,prend une tournure inattendue. Voilà que l’un des points forts du discourscommunément admis (l’opposition avancement européen / sauvagerieafricaine) est bousculé par la question du barbare et en est commeperturbé. On pourrait multiplier les exemples qui montrent comment, par-delà la reprise des thèmes du discours admis (et en même temps que laréitération se fait), la réfutation est esquissée. Travail de détournement,d’ébranlement des thèmes du discours habituel . C’est par un bricolagemultiple, par un travail de ce discours habituel que se fait la constructiond’un possible à-venir : dépassement du système colonial (dont le principeest basé sur la séparation) ?

La collaboration de RANDAU et FIKRI est comme l’annonce de cettecollaboration plus vaste que MAUNIER appelle de ses voeux. Ces deuxpartenaires de discours (comme on est partenaires de jeu ou de travail),chacun entouré de son cénacle, où le principe d’égalité semble respecté,donnent la parole aux véritables acteurs du débat réel. Les différentesfigures du texte sont autant de postures discursives, ce sont autant derevendications qui sont mises en texte : plus d’écoles pour tous, et desécoles pour les filles, plus d’intégration et d’égalité, et respect de l’Islam...Plus qu’une synthèse, ce texte propose une compréhension réciproque,un cheminement spirituel de chacun des deux partenaires.

Ce texte atypique par bien des aspects propose une sorte demodèle pour un possible à venir. Ce possible pour demain visel’intégration totale, la résolution des contradictions et le dépassement despoints sur lesquels achoppe toute forme de débat (statut personnel,naturalisation...). Le discours du Jeune Algérien Ferhat ABBAS, celui ducheikh EL OKHBI, et même celui des Citoyens français d’origineindigène, sont, dès ces lendemains du Centenaire, projetés vers ledépassement d’un discours colonial bloqué, refusant tout changement.

Les Compagnons du jardin propose des séances (à la manière deHARIRI le fait remarquer MAUNIER). Pas de mouvement : les membresdes diwans sont presque couchés à l’orientale. Dans ces deux Edensjumeaux, on est loin de l’agitation du monde. Le principe d’égalité étantadmis entre tous les membres de cette société idéale, tous les problèmespeuvent être débattus sans devenir dramatiques ni cruciaux.

Texte comme une anticipation, une projection possible vers unesolution impossible dans la logique coloniale. Mais aussi texte traversépar des ombres inquiètes ; texte comme une tentative de ralentir lemouvement de l’histoire... Mais déjà d’autres discours, plus radicaux, sepréparent.

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Université de Provence

Aix-Marseille I

Département Littérature Française

Zineb ALI-BENALI

Le Discours de l’essai de langue

française en Algérie.

Mises en crise et possibles devenirs (1833 - 1962)

Vol. 2

Thèse présentée sous la direction de

Madame le Professeur Anne Roche

1997-1998

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3° partie :De la radicalisation du discours à la revendication

d’indépendance : 1930-1962

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Chapitre 1 :La naissance du discours nationalitaire :

L’Emir KHALED et Ferhat ABBAS

Nous avons retenu 1930 comme date-articulation du champ dis-cursif, car jusqu’à la célébration du Centenaire, l’ensemble des discoursétait globalement marqué par la reprise de l’isosème bien fondé de laprésence française en Algérie, etc. Mais ce découpage soulève un certainnombre de questions : en effet, bien avant 1930, certains textes dessinentun nouveau pôle discursif, celui des revendications nationalitaires. Demême, de nombreux textes publiés bien après 1930 et jusque dans lesannées soixante sont du premier ensemble discursif405.

Les historiens (tels AGERON, JULIEN, KADDACHE, etc.) opèrentun autre découpage temporel. Ils font partir la période de la revendicationnationalitaire de 1919, des lendemains de la première guerre mondialequi voit l’engagement de plusieurs milliers d’Algériens dans la défense dela patrie 406, les débuts de l’émigration et la découverte d’autres relationsavec les Français. En mai 1919, l’Emir KHALED adresse une pétition auprésident des Etats-Unis, Th. W. WILSON, dans laquelle il dénonce lamisère et l’asservissement des Indigènes et demande l’envoi

de délégués choisis librement par nous pour décider de notre sort futur, sous

l’égide de la Société des Nations 407.

Enfin, l’Etoile Nord-Africaine408, parti fondé en 1926, formule trèsrapidement des revendications d’indépendance. MESSALI Hadj lance au

405 Cf. par exemple, Augustin IBAZIZEN, Les Réalités algériennes (textes de conférence),

Alger, Fontana, 1948.406 En 1912, la loi sur la conscription des Musulmans algériens imposait à ces derniers, dès

l’âge de dix-huit ans un service militaire de trois ans (alors que les Européens ne faisaientque deux ans). Les Algériens résistèrent comme ils purent : soulèvement dans les Aurèset dans l’Oranie, émigration vers des pays arabes (exode de la population de Tlemcenvers la Syrie).

407 Cf. AGERON, “Vérités sur l’Emir Khaled”, in Algérie-Actualité, Alger, semaine du 6 au 12mars 1980, n° 751, p. 30.

408 “L’Etoile Nord-Africaine a été créée au printemps. Elle apparut dès les débuts de sonaction comme une organisation nationale et musulmane ; le Parti Communiste Français ajoué un rôle dans le développement de l’Etoile mais ne l’a pas créée. Le PCF, n’ayant puencadrer les travailleurs nord-africains, a cherché à avoir leur appui par l’intermédiaire de

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Congrès anticolonialiste de Bruxelles (10-15 février 1927) le terme et lemot d’ordre :

L’Etoile Nord-Africaine, qui représente les intérêts des populations laborieuses

de l’Afrique du Nord, réclame pour les Algériens l’application des revendications

suivantes et demande au Congrès de les faire siennes :

L’indépendance de l’Algérie ;

Le retrait des troupes françaises d’occupation ;

La constitution d’une armée nationale ;

La confiscation des grandes propriétés agricoles accaparées par les féodaux

agents de l’impérialisme, les colons et les sociétés capitalistes privées, et la

remise de la terre confisquée aux paysans qui en ont été frustrés. Retour à l’Etat

Algérien des terres et forêts accaparées par l’Etat français […]409.

Ainsi, dans le champ politique, se profile un discours autre, en rup-ture avec le discours courant. Les textes et pétitions de l’Emir KHALED,les déclarations et articles de MESSALI Hadj, les articles de FerhatABBAS entre autres sont écrits et lancés sur la scène publique en cettepériode de transition qui va de 1919 aux fêtes du Centenaire. Mais cesprémices n’impulsent pas vraiment un changement dans le champdiscursif tracé et occupé par ces textes qui se tiennent sur les marges dupolitique sans y être vraiment. Ce champ discursif continue, jusqu’aulendemain de 1930, à avoir les mêmes lignes de force, les mêmesisosèmes qu’à la fin du XIXe siècle. Le fait que les articles de F. ABBASsoient rassemblés en un seul volume, sous un titre commun, et publiés en1931, montre que ce n’est qu’à ce moment que commence autre chose.Le changement du statut éditorial, la nouvelle composition (un peucomme une réécriture), la date d’édition, le titre signalent une nouvelledimension du texte. Là encore nous sommes confrontés au problème dela concordance des chronotopes historiques : le politique ne se structurepas exactement comme l’intellectuel, et n’a pas forcément les mêmeslimites temporelles.

De même, et nous avions commencé à l’entrevoir à travers l’étudedes textes de notre corpus, les positions politiques et les positions dansle champ discursif peuvent diverger. Lorsque Ferhat ABBAS lance, véri-table pavé dans la mare, Le Jeune Algérien, il opère un bouleversementdu champ discursif.. Il perturbe et change les isosèmes admis, rompantainsi la longue chaîne de la répétition (même feinte). L’historien ou le

la C.G.T.U. et de leaders populaires comme KHALED et en se plaçant sur le terrainnationaliste. Aussi le PCF mit-il à la disposition de l’Etoile de nombreux moyens matériels :locaux, impression de tracts et du journal “L’Ikdam”, emplois aux militants, etc.” inKADDACHE, Histoire du nationalisme algérien. Question nationale et politique algérienne1919-1951, Alger, SNED, 1980, T.1, p. 188.

409 In KADDACHE, Mahfoud et GUENANECHE, Mohamed, L’Etoile Nord-Africaine, 1926-1937. Documents et témoignages pour servir à l’étude du Nationalisme Algérien, Alger,OPU, rééd. 1994, p. 42.

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politicien peut déplorer, surtout après la clôture de certains processus(comme la revendication d’indépendance), la timidité de certaines prisesde position. Dans le champ qui nous intéresse, qui est celui de l’émer-gence d’un autre discursif, acteur pour d’autres possibles, nous tenteronsde dégager la rupture opérée par les textes de l’Emir KHALED et deFerhat ABBAS.

L’EMIR KHALED

L’Emir KHALED410 va oser investir le champ du discours politique etainsi traiter de certains points que les lettrés et les élus (selon les termesde l’époque) n’osaient pas aborder. Il brise un tabou qui consistait pourles intellectuels à ne jamais parler de politique, c’est-à-dire à ne jamaisremettre explicitement en cause ni la présence française, ni les lois colo-niales, ni l’Administration.

Lorsqu’il prend et relève le titre d’Emir, il renoue avec l’héritage deson aïeul et s’inscrit dans un autre cadre anthroponymique et identitaire,quasiment en dehors de l’état civil instauré par l’administration coloniale.Il quitte volontairement l’armée, qui était, avec l’école, l’une des deuxvoies possibles pour les quelques indigènes tentés par l’intégration. C’estlui-même qui ferme une porte étroite qui ne s’entrouvrait que trèsparcimonieusement pour quelques rares élus. Rupture. Il s’engage alorsdans la politique.

Il ne craint pas d’être considéré comme politicien […]. Lorsqu’il commença en

1919 sa carrière politique à Alger, il était déjà considéré comme un dangereux

agitateur, porte-parole du nationalisme musulman naissant. Il apparut au

lendemain de la guerre comme le chef du mouvement Jeune-Algérien ; son

triomphe aux élections municipales d’Alger attira sur lui l’attention de

l’Administration 411.

410 “Khaled Ibn al Hachemi Ibn Hadj Abedelkader, connu sous le nom d’Emir KHALED était le

petit fils d’ ABDELKADER. Né le 20 février à Damas, KHALED y passa toute sa jeunesse.Sa famille se fixa en Algérie en 1892. Entré à Saint-Cyr en 1893 sur l’insistance de sonpère, KHALED quitta l’Ecole Militaire sans y avoir terminé ses études. Il revint à Alger, sefit remarquer par son indépendance d’esprit et ses critiques contre l’Administration. Ilfréquenta les Jeunes Algériens, chercha même à s’enfuir. Les autorités militairesconsentantes, son père aidant, KHALED put retourner à Saint-Cyr et obtenir en 1897 songrade de sous-lieutenant. Il refusa de se naturaliser français et resta officier à titreindigène. Il fut envoyé en 1897 comme sous-lieutenant au Régiment de Spahis à Médéa[...]. A Alger, KHALED fut à partir de 1913 très lié avec les Jeunes Algériens, qui étaientheureux d’avoir un compagnon illustre et au verbe haut. Mobilisé en 1914, il fit la guerre enFrance, mais fut évacué en 1915 pour tuberculose pulmonaire. Il prit sa retraite en 1919 ets’installa à Alger”, KADDACHE, op. cit., tome I, Alger, SNED, 1980, note p. 98.

411 KADDACHE, op. cit., p. 99.

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Il fait irruption sur un terrain en plein mouvement, avec les prémicesdes revendications qui se feront au lendemain de la célébration du Cen-tenaire de la colonisation. Cette période qui commence après la guerrede 1914-18 et qui va durer une dizaine d’années peut être considéréecomme un chronotope précis. Ce chronotope a été ainsi décrit par l’histo-rien KADDACHE :

Le Khalédisme avait […] trouvé dans l’Algérie de l’après-guerre un terrain bien

préparé : agitation des “Jeunes Algériens” durant la période précédente,

démobilisation des militaires, retour des ouvriers émigrés en France, échos des

bouleversements mondiaux (revendications des pays arabes, Egypte en

particulier, révolution en Russie et en Europe) et difficultés économiques 412.

Les points énumérés sont en fait les isosèmes qui se retrouventaussi bien dans le texte de la conférence de l’Emir KHALED, que dans lelivre de Ferhat ABBAS, que dans les pétitions et mémoires que certainspartis politiques vont adresser aux hommes et instances politiques enFrance. Ce qui marque la rupture avec les textes de FACI, HASNAY-LAHMEK ou ZENATI n’est pas tant dans les isosèmes abordés (on ytraite de la conscription, on y dénonce les abus des caïds, etc.) que dansla façon systématique de les traiter, que dans la façon de dénoncer tousles abus (ce qui aboutit à la condamnation de la colonisation). Onconstate ainsi que La Situation des musulmans d’Algérie (1924)413 etLe Jeune Algérien (1931)414 sont d’un même champ discursif et d’un mêmechronotope historique et culturel. Avec ces deux textes, une autre voix sefait entendre, une autre structuration du champ discursif se dessine, uneautre distribution des rôles (discursifs et politiques) se profile, une autrevoie s’esquisse...

L’Emir KHALED va permettre à des revendications bouillonnantesde trouver une formulation et une voix pour les porter.

Il a eu le grand mérite d’avoir contribué à préciser le programme de

revendications immédiates des “Jeunes Algériens”415.

Il remplit ainsi une fonction de porte-parole pour la nouvelle classepolitique des Jeunes Algériens, mais également pour ceux dont ils sonteux-mêmes les porte-parole, ceux qui viennent à ses meetings, quil’élisent. Avec lui, nous touchons à une jonction qui se produit raremententre un intellectuel et ceux pour qui il parle. Ses textes comme sesdiscours viennent répondre à une attente précise. Ils offrent uneconfiguration discursive dans laquelle de nombreux Algériens (il s’agitdes Indigènes !) peuvent se re-trouver. On peut se demander quelles

412 Ibid., p. 119.413 Publié à Alger, Editions du Trait d’Union, avec en sous-titre l’indication suivante :

“Conférences faites à Paris les 12 et 19 juillet 1924 devant plus de 12 000 auditeurs”.414 Publié à Paris, aux éditions de La Jeune Parque415 KADDACHE, op. cit., p. 108.

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peuvent être les raisons de cette rencontre entre un intellectuel et le peu-ple. Est-ce parce qu’il sut trouver le discours qui convenait ? Est-ce parcequ’il était le petit-fils d’ABDELKADER, le grand résistant à la conquêtefrançaise ? Peut-être tout cela à la fois, ajouté aux qualités de l’homme :

Ascendance, courage, franc-parler, souci de garder le contact avec les “Jeunes

Algériens” dont il était le chef de file et encore avec les masses populaires à qui il

avait présenté les formules, les slogans les plus nationalistes à l’époque.

Et KADDACHE cite en note un extrait de rapport de police qui soulignela popularité de l’Emir KHALED parmi les Indigènes :

Même indifférents à ses théories politiques, ils subissaient son influence

particulière et lui envoyaient à l’occasion leur obole pour alimenter sa caisse de

propagande ; ils voyaient en lui le représentant, le symbole d’une tradition

historique qui les flattait secrètement416.

On sait que la vie politique de l’Emir KHALED a été très courte, cinqans à peine. Dès août 1923, il est contraint à l’exil et doit quitter l’Algérie.Après son départ, les revendications nationalistes sont gelées et s’es-tompent du champ discursif. Pour un moment, elles semblent oubliées.

C’est sur le chemin de l’exil, évoqué dans le texte, que l’EmirKHALED prend la parole à Paris pour présenter les revendications desAlgériens à des auditeurs bien disposés, les Français de France. Le textesera publié la même année (1924). Il garde les marques de son oralitépremière. L’auditeur présent est interpellé et convoqué sur la scènetextuelle : il devient acteur de ce qui se joue, il est appelé à prendre parti,son adhésion est supposée acquise...

INSERTION DANS LE CHAMP DISCURSIF

Comment se fait l’insertion de ce texte dans la champ discursif (c’estle texte lui-même qui l’opère) ? Comment ce champ est-il présenté ?Comment les différentes forces y sont-elles situées ? Quels sont lesstatuts et les positions des différents acteurs discursifs : du locuteur etdes allocutaires ? Que vise le locuteur : quelle adhésion veut-il emporter,quelle(s) thèse(s) veut-il élaborer ? Sur les ruines de quelles autresthèses ?... Autant de questions que l’on peut poser à ce texte.

La forme de la conférence offre un cadre déterminé dans lequell’allocutaire est bien précis : c’est celui qui est présent concrètement dansle même espace que le conférencier. Mais le passage de l’oral à l’écrit vadifférer le contact. L’allocutaire s’estompe et s’éloigne. Il est une ombrepistée par certains indices textuels qui tracent une sorte de portrait idéel.

416 Ibid., p. 119. La citation est extraite d’un rapport de la Préfecture d’Alger, daté de 1924.

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Le texte commence par une interpellation Mes frères. Cette inter-pellation sera réitérée : à la fin de l’introduction et à la fin de la confé-rence417. L’allocutaire est directement sollicité, dans une relation person-nalisée à des moments clés du texte. L’Emir Khaled, pour expliquer cettefaçon de s’adresser à ses auditeurs, cite un verset coranique :

O êtres humains, nous vous avons créés d’un homme et d’une femme, et nous

avons fait de vous des nations et des tribus pour vous connaître 418 .

Pas d’autres explications ; pas de commentaire. La citation estimplicitement considérée comme se suffisant à elle-même. L’auditeur-lecteur peut y retrouver des valeurs qui lui sont familières : égalité entreles hommes, échange, tolérance, etc. Le texte lui indique la voie.Implicitement, une circulation sémantique (et une égalité) s’établit entre letexte religieux (généralement considéré en milieu colonial commerétrograde et incitant au fanatisme) et le texte républicain (plus diffus),centré sur l’esprit de 1789. Cette équivalence sera reprise plus loin :

Nul n’ignore que l’Arabe et les Musulmans en général soit par instinct, soit par

atavisme, sont socialistes collectivistes, unionistes 419.

Caractérisé par la religion, caractérisé par la nature, le Musulmanest dégagé du cadre figeant du discours colonial. Le texte opère unesynthèse plutôt audacieuse des deux points forts du discours des colo-nisés : les principes de 1789 et l’Islam. La formulation en est déléguée àun savant, DOISY, qui est cité :

Guidés non par des principes philosophiques mais pour ainsi dire par instinct,

ils ont réalisé de prime abord, la noble devise de la Révolution “Liberté, Egalité,

Fraternité” 420.

Ces deux isosèmes se retrouvent dans le texte de Ferhat ABBAS.Ce sont les deux pôles référentiels à partir desquels le discours ici etmaintenant se construit, mais aussi vers lesquels il tend. Ce sontégalement les deux références de nombreux intellectuels de l’époqueformés à l’école française : l’attachement à l’Islam et à la civilisationarabe ne les empêche pas de reprendre à leur compte l’idéal de laRévolution française.

L’Algérien est également défini comme fier et indépendant 421. Làencore échappée au cliché colonial. Emergence d’un isosème quicommençait à être formulé au creux des énoncés historiques (sur lesBerbères par exemple) et qui trouvera une formulation très complète dansl’essai de Jean AMROUCHE, l’Eternel Jugurtha, écrit en 1943 et publié

417 Ibid., p. 4 (deux occurrences) et p. 27 (une occurrence).418 Ibid., p. 3419 Ibid., p. 4.420 Ibid.421 Ibid.

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trois ans plus tard. Nous voyons ainsi comment des isosèmes peuventtraverser les textes et les chronotopes historiques. Tout se passe commesi l’effacement d’un isosème qui peut faire résurgence à un autre momentdu texte se retrouvait dans l’ensemble des textes du genre quiformeraient une sorte de grand texte. Ici, ce qui est esquissé en une notepresque anodine, sera repris de façon plus visible au moment del’élaboration des figures des ancêtres résistants. On pourrait ainsi suivrel’histoire d’un thème, sorte d’isosème transtextuel, qui traverserait lesépoques. On pourrait ainsi expliquer pourquoi, à partir des annéesquatre-vingt, en Algérie se multiplièrent les publications de texteshistoriques, sur les grandes figures et les grands événements de l’histoiredu mouvement national et de la guerre de libération. Reprise d’un débatqui était clôturé par l’historiographie officielle, qui avait refoulé dansl’ombre les figures de MESSALI Hadj, de ABBANE Ramdane...

Dans le texte de l’Emir KHALED, l’allocutaire, défini comme héritierdes principes de 1789, est continuellement appelé en texte. C’est pour luique le discours se tient ; c’est sa conviction qui est visée ; c’est son idéalde justice et d’égalité qui est convoqué pour juger le code de l’indigénatet le système colonial en général. Face à lui, le locuteur définit sonstatut : c’est un sujet et, comme tel soumis aux lois d’exception 422. Cetteisosémie sera réitérée plusieurs fois :

– […] des sujets soumis à un régime spécial 423.

–En Algérie tout est spécial et tout est privilège .

– Sous un régime démocratique, la majeure partie de la population musulmane

est réglée par des lois spéciales 424.

D’un énoncé à l’autre, une progression est à l’œuvre : passage ducas individuel à l’ensemble des Algériens, puis à tous les domaines de lavie sociale. Le dernier énoncé reprend le deuxième425, mais introduit ladimension historique.

Nous avons là un exemple de la stratégie discursive de l’essai : uneisosémie revient dans le texte, entre reprise et transformation. Elle peuts’effacer et ressurgir, un peu comme le fil d’un tissage (pour rester dansla métaphore habituelle !) qui peut être caché derrière les autres filsavant d’être ramené à la surface. Cela permet un essaimage dans lecorps du texte. Ici, l’isosémie considérée sera encore présente par lebiais d’une citation. C’est à LARCHER, éminent professeur de droit à laFaculté d’Alger, de tirer les leçons de ce régime d’exception : les tribu-naux d’exception et l’internement. Le champ sémantique se concentre surle juridique. Mais il s’élargit ensuite, toujours à travers la citation :

422 Ibid., p. 3.423 Ibid., p. 4.424 Ibid., p. 5-6.425 Ibid., respectivement p. 6 et 4.

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Il n’était pas possible à un état civilisé d’aller plus loin dans cette voie de

répression barbare.

Un parlement républicain se doit à lui-même de bannir cet abominable abus qui

a trop longtemps duré 426.

Cette citation vient clore l’isosémie régime spécial. Elle est clôtured’une autre isosémie très voisine, celle de l’inhumanité de la colonisation.Remarquons que cet énoncé perturbe les valeurs habituellement (dans lediscours colonial) affectées à chacun des partenaires en colonie : c’estdu côté français que se trouve la barbarie, l’abominable abus.

LES POSITIONS DU LOCUTEUR : LE SYSTEME PRONOMINAL

Comment se construit la stratégie discursive dans ce texte ? Elle sejoue à plusieurs niveaux. Par exemple, au niveau des pronomspersonnels, nous avons une distribution assez rigoureuse. Le locuteurapparaît sous deux formes : je, KHALED, avec un itinéraire particulier,avec une histoire faire d’attaques et d’exil... Et nous, lorsqu’il se situedans le groupe de ses coreligionnaires. Le passage de l’un à l’autre statuts’opère explicitement :

Mettons donc une bonne fois ma personne de côté, et occupons-nous de la

masse plus intéressante des musulmans opprimés 427.

Dans cet énoncé, apparaît un autre nous, celui qui lie le locuteur et sesauditeurs-lecteurs. Ils ont en commun le même amour de la justice et del’égalité. Par contre, le on est presque toujours équivalent d’un ils danslequel le locuteur ne s’implique pas :

On continue la création de nouveaux centres de colonisation 428.

On nous calomniait ..., on nous reproche... 429.

On a poussé le sacrilège... Voilà ce qu’on a fait des conventions passées... 430

De toute évidence on renvoie aux colons et à l’administration, exclusdu débat. Il peut quelquefois ne pas avoir de référent précis :

Pas loin d’Alger (30 k.) on trouve des tribus dont les territoires très peuplés

sont sans école, sans route, sans fontaine, sans pont ou passerelle 431.

426 Ibid., p. 6427 Ibid., p. 4.428 Ibid., p. 5429 Ibid., p. 7.430 Ibid., p. 7.431 Ibid., p. 6.

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Nous avons ainsi une distribution du système pronominal quidessine des pôles discursifs précis : je-nous pour le locuteur individu oucollectif pris dans le groupe des musulmans algériens, et quelquefoisdans le groupe qu’il constitue avec ses allocutaires-lecteurs. Cette com-munauté est rendue possible, dans le premier cas, par le statut de porte-parole :

La vérité ayant droit à la parole, mes électeurs, pour ne pas dire tous les

Musulmans d’Algérie, m’ont chargé de parler devant Mr Millerand, lors de sa visite

à l’Algérie en 1922, afin de lui exprimer leurs doléances 432.

Il veut donc faire entendre une voix étouffée 433. Le vous marque del’allocutaire présent en texte :

les Français de France, à l’esprit large, aux sentiments élevés et fraternels, aux

visages accueillants434.

le peuple français lui-même, […] ses représentants directs 435.

Après une sorte de préambule qui dresse la champ discursif et yinstalle les acteurs discursifs sur des positions précises, le texte en visiteles différents pôles : les communes (mixte et de plein exercice), lesterritoires militaires, les eaux-et-forêts, l’enseignement des indigènes, lesconscriptions, l’émigration des travailleurs, la représentation auparlement.

La stratégie argumentative reste la même : il s’agit de mettre enévidence le traitement injuste infligé aux Musulmans. Chaque point (enfait chaque chapitre) analysé aboutit à une seule conclusion : indigénat,cours d’exception..., partout c’est le régime du sabre, que les indigènestraduisent, nous dit l’auteur, par bessif. Notons que, par le précédé dudiscours indirect libre, nous entendons la voix des indigènes. Notonségalement l’étymologie, peut-être fantaisiste, qui fait dériver bessif derépressif, et qui établit un échange sémantique entre deux mots (l’un enarabe et l’autre en français) qui rendent compte, un peu sur le mode de lamétonymie, d’une situation générale.

L’Emir KHALED demande par exemple l’abrogation des lois d’unesévérité implacable, aux mesures inqualifiables, au régime exécrable436.Les jugements catégoriques s’expliquent par les implications écono-miques, désastreuses pour les indigènes. C’est à ce niveau que se situel’analyse de la thèse de la prospérité coloniale. La question de larichesse est posée autrement : richesse, oui, mais pour qui ? Quels sontles exclus ?

432 Ibid., p. 25.433 Ibid., p. 27.434 Ibid., p. 3.435 Ibid., p. 27.436 Ibid., p. 12-14.

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Voyons quelle est la part de l’indigène dans cette grande prospérité? 437.

Le développement de cette isosémie se poursuit par un doubledétour, par la citation de WAHL, un historien reconnu, et par la relecturedu passé. La présence romaine en Algérie, l’une des références (sinon laseule qui ait une peu de panache) les plus importantes dans le discoursde légitimation de la colonisation, est ici déchiffrée autrement, du côtédes indigènes et non selon l’optique des seuls conquérants :

L’opulence de l’Afrique (romaine) était faite de ces misères. De quel œil la

multitude des affamés – et des ignorants – devait-elle regarder les villes

somptueuses et les portiques et les thermes de toute cette vie élégante ? De

longues rancunes, d’inexplicables haines couvaient dans ces masses silencieuses

et méprisées 438.

Le changement typographique (peu importe celui qui le fait, il est dansce texte ici et maintenant) fait ressortir la présence d’autres acteurs so-ciaux, qui vont peut-être faire bouger l’histoire. Cet énoncé fonctionnecomme image, double symbolique, du présent. Une menace voilée sedessine, une rupture est alors possible dans l’ordre injuste de la colo-nisation. Nous retrouvons une caractéristique des textes de cette époqueet de celle d’avant : la présence, quelquefois à peine esquissée,d’ombres qui viennent brouiller les schémas pour l’avenir...

L’ENSEIGNEMENT

Traiter de l’enseignement permet de réfuter sans nuance les thèsescoloniales sur la mission éducatrice et formatrice de la France enAlgérie :

Des chiffres officiels prouvent d’une façon irréfutable qu’après 94 ans d’occu-

pation, l’enseignement des indigènes est presque nul, voire même inexistant dans

plusieurs contrées d’Algérie 439.

Ce chapitre sur l’enseignement commence par une assertion catégo-rique. Les diverses modalisations (façon irréfutable, presque...) excluenten fait toute nuance, toute remise en cause éventuelle. Le discourscontraire est d’avance réfuté : la dimension dialogique des essais descolonisés apparaît ici, même si cet énoncé semble monologique. En effet,l’autre discours est présent dans l’horizon discursif et l’assertion produiteici et maintenant ne peut être aussi catégorique que par rapport à cethorizon discursif.

Là encore c’est la même isosémie, celle de l’injustice, qui estdéployée : inégalité des conditions d’accès à l’école, inégalité des

437 Ibid., p. 14.438 Ibid., p. 14.439 Ibid., p. 14-15.

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chances, etc. Les discours réfutés peuvent apparaître au creux d’uneassertion du texte :

Les particularités de notre statut personnel qu’on nous oppose, n’ont jamais été

invoquées contre les musulmans de l’Inde ou du Sénégal 440.

La réfutation ne se fait pas vraiment en attaquant de façon frontale(comme certaines assertions), mais en posant d’autres questions, enétablissant des comparaisons, pour rendre évidente la non-validité durefus.

Le texte – et la thèse – de l’Emir KHALED se construit notammentpar un jeu intertextuel : en intégrant des citations, qui sont soit reprisesen une sorte de réitération, soit rejetées comme discours à déconstruire.Les historiens et professeurs de l’Université sont convoqués en textepour cautionner la thèse en élaboration. Mais aussi le Coran et les pa-roles des sages. Le texte reprend les thèmes du débat du moment. Ils’inscrit ainsi pleinement dans le chronotope historique qui l’englobe, lerend possible et lui donne sens. Alors que des textes publiés ultérieu-rement (par FACI, ZENATI...) sont en décalage par rapport aux boulever-sements du champ politique qui s’annoncent, ce texte, comme celui deFerhat ABBAS, est presque annonciateur de changements non encoreréalisés. Ce texte est comme un signe avant-coureur de ce que MESSALIHadj va nommer : la revendication d’indépendance. La grande popularitéde l’Emir KHALED s’explique peut-être par la rencontre entre un discours,une mise en mots opérée par un homme pris dans l’histoire, et un grouped’hommes, les Algériens en quête de devenir.

FERHAT ABBAS ET LE JEUNE ALGERIEN

L’année 1930 est marquée par les multiples célébrations duCentenaire. Partout s’affiche une sérénité sans ombre. Les discours surla pérennité de la présence française en Algérie occupent toute la scènediscursive et se reprennent en un jeu intertextuel sans fin et sourd à toutce qui n’est pas son écho fidèle. Comités de propagande, congrès,rallyes sahariens, défilés militaires qui reconstituent l’armée d’Afrique de1830, expositions, réceptions... Tout est organisé pour

faire des bilans positifs et […] souligner combien a été féconde l’œuvre

française en Algérie. Tous les rapporteurs signalèrent ce qui avait été fait en

Algérie par le colon, le missionnaire, le médecin, l’instituteur[…], passant souvent

sous silence ce que fut la vie de l’Indigène et son labeur et ignorant ses

revendications 441.

440 Ibid., p. 26-27.441 KADDACHE, op. cit., p. 238.

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Articles de presse, interventions des représentants des colons,conférences, études drapées dans l’objectivité scientifique..., ne cessentde rappeler à l’Indigène sa condition de vaincu. Dans l’une des interven-tions d’un élu d’Oran nous avons un énoncé qui donne cet isosèmedéfaite et légitimité de l’occupation :

Nous sommes venus en Algérie car il y avait à Alger un nid de corsaires. Les

corsaires infestaient la Méditerranée. La navigation devenait impossible. C’était à

chaque instant des vols, des rapines, des meurtres, des assassinats ; les pirates

d’Alger allaient jusqu’à offenser nos côtes de Provence, il fallait en finir ; les

Français sont restés car la France avait dépensé depuis 1830 sept à huit milliards

pour faire du pays ce qu’il est […]. Nous sommes en Afrique du Nord, en vertu du

droit de légitime défense. C’est là un droit naturel qui appartient aux peuples

comme il appartient aux individus […].

Nous avons trouvé le pays inculte, des famines périodiques décimaient la

population. Des épidémies pour ainsi dire annuelles la ravageaient. Les tribus

étaient en état de guerre perpétuelle. C’était le régime des razzias. Nulle sécurité.

Comment qualifier un tel régime ? C’était l’anarchie, c’était la barbarie 442.

Cet énoncé reprend les points forts du champ discursif de l’époque.La force de ses assertions relève d’un monologisme radical. Nulle autrelecture de l’histoire n’est envisagée, n’est envisageable. Discours sourd,fermé à tout autre possible, rejetant dans sa structure même tout discoursdifférent de lui. MORINAUD, qui prononça ce discours, était l’un desdéfenseurs les plus radicaux du système colonial. On peut supposer queles conditions d’énonciation (oralité, débat parlementaire...) aient puamener un développement sans nuance, instaurant des relations decause à effet (c’est la barbarie des corsaires et l’anarchie des Algériensqui entraînent, et justifient l’occupation de l’Algérie. Puis les investisse-ments financiers pour développer le pays légitiment la poursuite de l’oc-cupation, qui relève du droit naturel). Le cynisme de cette positionextrême, celle des colons à la veille de la célébration du Centenaire, nedoit pas masquer l’unanimité de ce type de discours. Cet isosème se re-trouve ailleurs, avec un caractère d’universalité qui nous permet de leréférer au chronotope du moment : en cette période, alors que le discoursdes Algériens évoluait, la colonisation tient un discours monolithique,sans nuance, excluant ainsi toute possibilité de contradiction. En dehorsde quelques voix discordantes (surtout dans la gauche française enmétropole et chez quelques indigénophiles), on n’envisageait aucun autreavenir en dehors de la domination française. Le bilan du Centenaire nepouvait être que positif, envers lumineux d’une longue périoded’obscurantisme. L’Algérien, un journal de Bel Abbès, à l’ouest du pays,reprenait ce bilan sous forme de tableau :

Avant 1830 Après 1830

Barbarie Civilisation

442 Cité par KADDACHE, op. cit., p. 49.

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Epidémies Salubrité

Insécurité Quiétude

Famine Bien-être

Luttes intestines Union et travail 443

On retrouve la binarité de l’ensemble des discours produits depuis1830. Il est possible de référer des textes (études, romans, articles dejournaux, interventions orales : discours d’élus, conférences, etc.) àchacune des valeurs données dans le tableau, qui sont autant de pôlesdiscursifs.

L’historien Mahfoud KADDACHE cite d’autres positions discursives,qui montrent l’unité de configuration du champ discursif :

A. AJAM parla des “jeunes Algériens éloquents, insinuants, que nous gênons

et qui voudraient nous remplacer”, mais “s’ils étaient les maîtres, quelle

épouvantable anarchie”. Les arabophiles les plus ardents reculent d’horreur à la

pensée d’un musulman polygame pouvant devenir maire ou sous préfet, ou

préfet”.

Le général AUBIER confirme : “Si vous établissez le principe, vous n’en

resterez pas là”.

Le général AZAN : “Quelques Indigènes de la Côte, élevés dans nos écoles ont

pensé aux avantages personnels que pourrait leur valoir le mandat de député [...]

mais à côté d’eux, il y a plus de 5 millions d’indigènes qui ignorent l’existence

même de notre Chambre des députés, et n’ont pas le moindre désir d’y avoir des

représentants”.

Le général REIBELL : “L’Arabe du Centenaire est loyaliste et satisfait. Sa

religion est bien enracinée, et il s’incline devant une force supérieure. S’il veut

devenir citoyen français qu’il se naturalise, c’est son affaire. Il deviendra citoyen

français, le jour où il le voudra 444.

Même ceux qui étaient révoltés par la misère des Indigènes et par lacondition injuste qui leur était faite ne pouvaient admettre le principed’une égalité de droit (droit de vote et de représentation, égalité devant lafiscalité, etc.). Remarquons qu’on ouvre la porte de la naturalisation auxIndigènes. Français depuis longtemps (puisque l’Algérie est terrefrançaise), ils peuvent devenir citoyens, à condition d’abandonner lesderniers lieux de la résistance symbolique (ce qui est désigné sous lenom de statut personnel). Ils deviendront citoyens en cessant d’être cequ’ils sont, en disparaissant en tant qu’identité particulière. Situation del’impossible. Mais même cela n’est pas accepté par les colons.

443 KADDACHE, op. cit., p. 243.444 Op. cit., p. 239. KADDACHE cite J.- P. ANGELLELI, L’opinion française et l’Algérie de 1930

à travers la presse et le livre, thèse de 3ème cycle, Paris X , 1972.

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Charles-André JULIEN parle d’opposition biologique des colons auxréformes. Il donne cette description du champ discursif à la veille de lapremière guerre mondiale :

A qui lit la presse d’Algérie et les débats parlementaires à la veille de guerre de

1914, il apparaît que les colons sont opposés à tout changement si minime soit-il,

dans la situation des indigènes. Ils repoussent la suppression des impôts arabes445

et l’unification du système fiscal. Ils exigent le maintien du régime de l’indigénat,

sans lequel la sécurité de l’Algérie serait compromise. Ils condamnent la formation

des intellectuels indigènes qu’ils jugents incapables d’assimiler la vraie culture, et

qui deviennent des déclassés aigris et revendicateurs. Ils se dressent contre

l’octroi de la citoyenneté dans le statut que réclament les élites et qui “soulèverait

la protestation unanime des tous les Français habitant l’Algérie” (MARÇAIS,

L’Exode de Tlemcen). Même les plus libéraux considèrent “inadmissible que le

maire puisse tenir ses pouvoirs de ses sujets musulmans” 446.

Voilà la scène discursive dressée. C’est dans ce cadre que continueà se faire la prise de parole des Algériens. Nous avons vu que l’ensembledes textes produits par les Indigènes reconduisent, implicitement ou en lecitant de façon ostentatoire, le discours dominant. Mais des ombres,furtives ou plus inquiétantes, viennent troubler cet apparent unanimisme.D’autres possibles sont dessinés, d’autres éventualités sont esquissées.Souvent ces auteurs qui feignent de réciter leur leçon (et qui la récitenten une première représentation discursive), se défendent d’être desnationalistes, des communistes... Dénégations trop nombreuses, tropvéhémentes pour ne pas laisser planer un doute. Car on n’a nul besoinde nier ce qui n’existe pas. On sait que l’assertion négative est l’enversjumeau de l’affirmation. Ces dénégations prennent une colorationrhétorique lorsqu’on les replace dans le champ politique de l’époque,lorsqu’on les restitue dans le chonotope historique. Elles signalent unblocage du discours (rien n’est possible en dehors de la permanence dece qui est) en même temps qu’elles ouvrent sur un autre horizon discursif.Cet autre horizon est inauguré, au moment du Centenaire, par le livre deFerhat ABBAS, Le Jeune Algérien447.

LE STATUT EDITORIAL ET LES CIRCONSTANCES DE PUBLICATION

Ce complexe textuel aura trois statuts éditoriaux, connaîtra troisprojections de lecture (et donc trois écritures). Texte palimpseste (et auto-palimpseste) : la figuration qui se donne comme ici et maintenant (comme

445 En plus des impôts qu’ils ont en commun avec les Européens, les Indigènes sont soumis

à des impôts spéciaux et supplémentaires, dits Impôts Arabes.446 Charles-André JULIEN, L’Afrique du Nord en marche. Nationalismes musulmans et

souveraineté française, 3e éd. revue et mise à jour, Paris, Julliard, 1972, p. 97.447 Le titre complet en est : De la colonie vers le province. Le Jeune Algérien, Paris, Editions

de La Jeune Parque, 1931.

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état présent du texte) a comme archive celle qui la précède. En 1981, lorsde la réédition du livre paru en 1931, L’Avertissement au lecteur enrésume les circonstances d’écriture, et les notes mises en avant-texterappellent le contexte de production des articles. En 1931 l’ouvragerassemble un certain nombre d’articles parus dans divers journaux àpartir de 1922. Trois dates, trois états textuels différents et, finalementtrois textes. En effet, si les articles sont une réponse à des textes parusdans d’autres journaux (L’Afrique latine, L’Echo d’Alger ou Le Figaro), lelivre lui est publié en réaction à la célébration du Centenaire. La rééditionde 1981 veut rétablir la vérité de l’histoire. Possibilités pour un texte devarier selon les circonstances de lecture ? Ces changements de statutsont liés aux changements de positionnement dans le champ intellectuel.Il nous semble intéressant, et éclairant, de lire le texte non comme unsystème clos, bloqué dans un temps précis mais comme un complexedynamique pouvant fluctuer avec le chronotope historique.

La réédition de 1981 est introduite par un avant-texte qui donne lescirconstances d’écriture de l’ouvrage. L’auteur propose une grille delecture (et donc une autre écriture) à l’éclairage de la clôture sémantiquedu processus de la lutte d’indépendance, intervenue après 1962. Mais ildonne également des informations sur les circonstances de productiondes articles / du livre.

Ce livre est un recueil d’articles publiés à des dates différentes sous le pseu-

donyme de Kamel Abencérage. Les premiers furent écrits alors que

j’accomplissais mon service militaire en 1922, les autres pendant que je faisais

mes études à la faculté mixte de médecine et de pharmacie d’Alger. L’ouvrage a

été édité en 1931, au lendemain des fêtes du centenaire de la conquête de

l’Algérie, à une époque où les revendications des “Indigènes” se limitaient en

principe à l’égalité des droits avec les Européens 448.

C’est l’auteur lui-même qui donne des indications sur le statut édi-torial de son / ses texte(s) : recueil d’articles puis ouvrage. Commeénonciateur, il se situe en 1981 et porte un regard rétrospectif sur lesdeux états éditoriaux précédents. Il indique ainsi les permutations inter-venues. Nous retrouvons une caractéristique générique que nous avionsdéjà relevée449. Une continuité et une solidarité s’installent entre destextes jusque-là isolés.

Ferhat ABBAS signale les circonstances de production des textes :celui qui traite du service militaire des indigènes (novembre 1922) a étéécrit alors qu’il accomplissait lui-même ce service militaire. Nous retrou-

448 F. ABBAS, op. cit., p. 9.449 Dans la thèse de 3ème cycle, op. cit., nous avions déjà constaté cette permutation dans le

statut éditorial, qui entraîne un changement dans la lecture et, en aval, sur l’écriture elle-même, faisant passer de l’éphémère et du dispersé au permanent (quoi de pluspermanent que le Livre ?) et à la continuité. Ce fut le cas, par exemple, pour les textes deLACHERAF, publiés d’abord dans revues et journaux et repris comme chapitres d’un seultexte, sous un titre d’ensemble, L’Algérie. Nation et société, Paris, Maspero, 1965.

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vons une autre caractéristique générique de ce type d’écriture : l’histoirepersonnelle se conjugue à la réflexion plus générale. C’est en tantqu’indigène parmi la masse de tous les indigènes, parmi les siens, quel’auteur intervient dans le débat

Puis l’auteur indique le champ intellectuel dans lequel il place sonintervention. Pour cela, deux niveaux discursifs sont convoqués : l’euro-péen, celui de la célébration et l’indigène, celui de la revendication éga-litaire. Le verbe se limitaient laisse entendre que lui, Ferhat ABBAS,serait allé au-delà. Toujours pour continuer cette réflexion sur la fluctua-tion de l’écriture en fonction des changements du champ intellectuel,nous pouvons poser la question : à quelle époque se situe ce dépasse-ment dans la réflexion ? En 1931 ou en 1981, en plein combat, comme ledit l’auteur lui-même450 ou après la clôture sémantique ? D’autres indi-cations nous permettent de dire que c’est cette dernière hypothèse quiserait à retenir. En effet, plus loin, l’auteur donne des indications sur lavisée de son ouvrage :

Mon petit ouvrage montre tout ce que nous avons tenté, entrepris – hélas sans

succès ! - pour réconcilier colonisateurs et colonisés 451.

C’est après coup que la vanité de l’entreprise devient évidente. Maisen 1931, demander l’égalité était un acte de rupture dans la conceptioncolonialiste et européenne de façon générale.

RELECTURE DE L’HISTOIRE

F. ABBAS résume la lecture de l’histoire qu’il lançait à l’époque,opérant une rupture avec celle qui était communément faite et qui tenaitdu cliché monolithique :

Dès l’origine, la conquête de l’Algérie est étroitement liée à un conflit de

religions et de civilisations. En débarquant à Sidi Ferruch, la France de Charles X

avait pris la relève de l’Espagne chrétienne, celle d’Isabelle la catholique et de

Charles Quint. Après avoir mis fin au royaume de Grenade, dernier bastion arabo-

islamique en Espagne, ces monarques ne conçurent-ils pas le dessein d’arracher

l’Afrique du Nord à la civilisation musulmane ?

C’est dans cet esprit que se fait, en 1830, l’occupation de l’Algérie par une

nation chrétienne. Ensuite surgiront des convoitises économiques, maritimes et

expansionnistes. Les thèmes en furent longuement développés par les officiers de

la conquête et les hommes politiques de l’époque 452.

450 Ibid., p. 65.451 Ibid., p. 11.452 Ibid., p. 11.

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L’on ne retrouve pas ici la chaîne de causalités communément ad-mise : les méfaits des corsaires barbaresques entraînant l’interventiondes Français pour ramener la sécurité en mer et délivrer les Algériens dela tyrannie des Turcs453. F. ABBAS donne une autre archive, une autremémoire à la conquête. Il fait remonter l’enchaînement des faits à laconfrontation religieuse et civilisationnelle commencée au XIVe siècle. LaFrance n’est plus une nation légitimement courroucée, mais une nationchrétienne qui continue un projet conçu en dehors d’elle.

Cette revisitation du passé se poursuit à travers la reprise et laréfutation des thèmes (des isosèmes) vide et sauvagerie opposés àcolonisation construtive et civilisatrice. C’est la résistance d’un peuple quiest soulignée, avec en regard la spoliation de ses biens par l’en-vahisseur. Puis l’auteur dresse le tableau noir de la colonisation. On peutrelever le champ lexical de la destruction :

S’effacèrent ; se disloquèrent ; furent morcelés ; pesante ; particulièrement

répressives ; pèsera ; poids asphyxiant...454

Les conséquences sont présentées comme terribles : substitution desEuropéens à notre peuple, paupérisation, mendicité, alcoolisme, prosti-tution455. Comme l’avaient déjà fait d’autres écrivains, la présence fran-çaise est insérée dans une longue série d’occupations : cette isosémieest ouverte par la citation du chef de la tribu des Hachems (celle de l’EmirABDELKADER) :

Ce continent est le pays des Arabes, vous n’y êtes que des hôtes de passage.

Y resteriez-vous trois cents ans comme les Turcs, il vous faudrait en repartir 456.

Du coup voilà les Français, qui se présentaient comme étant venuslibérer les Algériens de la tyrannie des Turcs, situés sur le même planque ces derniers : ils jouent le même rôle et auront la même fin...

Face à la précarité d’une présence étrangère, la pérennité d’unpeuple est visible dans les facteurs de résistance. Au détour de cetteisosémie, une autre est esquissée, celle du rôle des femmes. On sait quecelles-ci furent très rapidement un enjeu dans l’entreprise de destruc-turation de la société algérienne. Une société livrée à merci se créegénéralement des maquis symboliques (à défaut des maquis réels, ou enles attendant). En Algérie, la langue arabe et la religion, la femme

453 Il y aurait à étudier les hiatus et les failles d’une telle configuration discursive : quels sont

les places et rôles des “Indigènes”. S’ils étaient les complices des Turcs, pourquoi parlerde délivrance, etc? S’ils étaient opprimés par les Turcs, pourquoi les punir par la suite ?Ou serait-ce parce qu’une autre logique s’était ensuite mise en place ?

454 F. ABBAS, op. cit., p. 12.455 Ces mêmes fléaux sociaux, présentés comme consécutifs à la colonisation, sont

également dans le texte de l’Emir KHALED. On voit encore comment des thèmes (desisosèmes) courent d’un texte à l’autre. Les travaux des historiens permettent de dire qu’ils’agit des thèmes débattus à l’époque.

456 F. ABBAS, op. cit., p. 12.

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soustraite à l’échange avec l’autre, puis le passé et la mémoire... sontautant de maquis culturels. Ferhat ABBAS écrit :

Les femmes musulmanes, nos mères et nos sœurs, jouent dans la résistance

à la pénétration de la civilisation européenne un rôle de premier plan. Elles freinent

tout ce qui vient du dehors. Elles deviennent les gardiennes vigilantes de notre

type de société. C’est par leurs soins que notre enfance s’est aisément rattachée

au passé, aux gloires anciennes de l’Islam et de l’antique Maghreb. C’est par elles

que se sont perpétués nos chants populaires, le culte des saints et de nos sites

sacrés, les récits exaltants des ancêtres, les vertus de notre peuple et de l’Islam457.

Cet énoncé appelle plusieurs remarques portant sur la façon dontl’essai travaille dans le champ discursif et culturel. Il répond indirectementau discours sur l’oppression des femmes. Déplacement de l’angled’attaque du problème : c’est le rôle social des femmes qui est présenté.Le rôle des femmes est précisé. Elles interviennent dans la transmissiond’une culture. Nous avons une définition particulière de la culture et de lareligion : il s’agit d’une culture de l’oralité, semi-légendaire. La religion estdéfinie par le culte des saints et des sites sacrés. Le texte de FerhatABBAS engage ainsi, indirectement, le débat avec les oulémas qui aurontun discours sur la pureté de l’Islam débarassé des scories (culte dessaints, etc.). Nous voyons comment l’essai convoque, plus ou moinsdirectement, d’autres discours. Le dialogisme – et même la polyphonie –est son principe de fonctionnement : plusieurs voix, plusieurs scènessimultanées...

POSITIONS DU LOCUTEUR

Nous retrouvons les diverses positions de celui qui dit mon petitouvrage458, figure solitaire de l’écrivain. Il peut également dire nous et sesituer dans le groupe des militants algériens, dans l’ensemble desMusulmans algériens : notre peuple (plusieurs occurrences), nous...,notre type de société, etc. L’auteur relate un incident mineur maisrévélateur de l’antagonisme des deux groupes sociaux présents enAlgérie. L’échange verbal entre deux étudiants est une confrontation dedeux isosémies opposées :

– Sans la France, tu garderais les chèvres dans ton douar459 [cet énoncé

reprend l’isosème mission civilisatrice de la France chez les Barbares].

457 Ibid., p. 14.458 Ibid., p. 11.459 Ibid., p. 15.

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– Avant l’arrivée des Français, ma famille mangeait à sa faim. Grand-père avait

son champ et son troupeau. Mais peux-tu me dire ce que faisaient tes parents à

Malte ? N’est-ce pas la misère qui les a fait émigrer en Algérie? 460.

Les valeurs habituelles sont renversées par la répartie ironique. Uneautre lecture du passé est esquissée : l’Algérie était prospère avant lacolonisation ; et c’est poussés par la misères que nombre d’Européens yont émigré... On peut continuer l’analyse du système pronominal pourconfirmer ce que nous entrevoyons ici et qui se retrouve dans les autrestextes : les positions discursives vont de pair avec les pronoms. Mais ilnous semble plus intéressant d’interroger le pseudonyme que prendFerhat ABBAS : Kamel Abencérage. L’auteur a expliqué comment il a étéamené à masquer son nom :

En 1919, je n’avais que vingt ans. La loi Clémenceau avait apporté un peu

d’oxygène à la représentation musulmane. Nos élus se battaient. Nous les

soutenions. Personnellement, et dès cette époque, je me suis rangé à leur scôtés

et j’ai mené le même combat.

Mes premiers articles parurent dans “l’Ikdam” de l’Emir Khaled, dans “Le Trait

d’Union” de l’inoubliable Spielmann, dans le “Ettakaddoum” du Dr Bentami, puis

dans “L’Entente” du Dr Bendjeloul 461.

Et dans une note de 1981, il rappelle les risques qu’il encourait àdévoiler son nom :

J’ai beaucoup de choses sur le cœur que je voudrais écrire […]. Mais je suis

étudiant et boursier. Si le Gouvernement Général apprenait que je fais de la

politique, je crains que mes études ne soient compromises 462.

Mais il ne dit rien sur le choix du prénom et du nom. Son histoirepersonnelle, ses textes et le chronotope historique... donnent peut-êtrequelques indications sur ce choix de deux noms symboles de résistancedans le monde musulman. Kamel, comme Kemal Ataturk, le leader desJeunes Turcs, image emblématique pour les Jeunes Algériens. Aben-cérage du nom de la dernière famille arabe régnant en Andalousie avantla Reconquête... Ce pseudonyme permet ainsi l’inscription de l’écrivaindans un double champ symbolique : celui de la lutte nationalitaire, mêmesi F. ABBAS se défend d’être un nationaliste (c’est-à-dire un indé-pendantiste) ; et celui de la lutte entre deux civilisations.

460 Ibid., p. 15461 Ibid., p. 26-27.462 Ibid., p. 65.

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STRATEGIES DISCURSIVES

Dans ces articles, devenus chapitres d’un livre unique, F. ABBAStraite des problèmes en débat en ces années du Centenaire : le servicemilitaire pour les Indigènes, l’émigration en France, les intellectuelsindigènes, la colonisation et ses implications (injustice, mépris, accu-sation de barbarie, de fanatisme, etc.), le débat politique (nationalisme etcommunisme)... On a ainsi une certaine organisation du champ discursifà ce moment. Le texte ici et maintenant l’organise à sa façon, proposeune lecture des différents aspects (qu’il énonce), assigne une place auxdifférents acteurs discursifs, pour construire sa propre thèse en l’insérantdans le champ discursif.

Il procède par accumulation répétitive : on retrouve la caracté-ristique de l’argumentation de l’essai qui procède par réitération pro-gressive. Une isosémie court dans le texte, selon plusieurs figurations,plusieurs représentations. Ainsi, à propos de l’intellectuel musulman enAlgérie463, le texte donne des indications sur sa façon de procéder :

Il faut donc s’expliquer et s’expliquer en toute franchise. Je regrette pour ma

part de n’avoir pas suffisamment de temps pour étayer d’arguments décisifs cette

explication que je considère comme une profession de foi. […]

Je ne suis ni académicien, ni professionnel de la politique et j’ignore l’art de

plaider une cause. Mais en restant “vrai”, je veux convaincre le lecteur 464.

La position du locuteur est à la fois précise et complexe : elle estdéfinie par ce qu’elle est et par ce qu’elle n’est pas. S’expliquer (deuxoccurrences), explication, convaincre le lecteur, (faire) une profession defoi... Nous avons deux champs sémantiques différents, voire opposés :celui de l’explication, qui fait appel à l’activité intellectuelle. Ce champ estde l’ordre du rationnel ; il admet la démonstration... Il peut être de l’ordredu vrai : ce qui est expliqué et démontré peut emporter ainsi la convictionde l’allocutaire. Il n’en est pas de même pour le second champsémantique, celui de la profession de foi : c’est le registre du credo, del’assertion qui n’a besoin ni d’explication, ni de démonstration. Dans cechamp, la vérité est dans la seule affirmation.

Nous avons une autre indication sur le mode de fonctionnement del’essai : il oscille sans cesse entre plusieurs tons, plusieurs modesdiscursifs. Il se joue simultanément sur plusieurs scènes : didactiquelorsqu’il explique et démontre, polémique lorsqu’il réfute, dénonce oumilite pour une thèse... Il est des positions et des rôles qui seront refusésou non assumés : une argumentation décisive par manque de temps ; lerôle de spécialiste du discours. Plusieurs indications sur la conception del’écriture de l’essai et sur son mode d’assertion dans le champ discursifsont données : le locuteur n’interviendra ni en spécialiste de l’un des sec-

463 Ibid., p. 66.464 Ibid., p. 66-67.

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teurs du champ discursif, ni pour épuiser le sujet. L’exhaustivité n’est pasvisée, car ce n’est pas la visée du projet465.

Pour mener à bien son projet, le texte prend place dans un champdiscursif général (repérable en texte par des indices), dessine l’horizondans lequel (et contre lequel) il va faire sens. Pour F. ABBAS, c’est sur-tout contre cet horizon défini négativement que le texte se positionne. Lapresse, représentée par L. BERTRAND, dans Le Figaro, par les Annalesafricaines et par les autres organes de presse de la colonie, est citée àtravers certaines de ses accusations contre les intellectuels musulmans :

demi-intellectuels, lestes et astucieux garçons, des fanatiques, des

communistes, des révolutionnaires, des ingrats...

La première accusation vise l’intellectuel et la seconde l’Islam. Dansles deux cas, le locuteur prend place parmi les accusés : il dit nous, sepositionnant comme intellectuel et comme musulman indigène.

Le passage de l’un à l’autre champ sémantique se fait par lescaractéristiques communes, l’islamité (premier champ : musulman,deuxième champ : Islam) et les qualités de l’indigène algérien (premierchamp : musulman algérien, deuxième champ : indigène). Ce seront cesdeux caractéristiques (musulman et indigène) qui permettront au locuteurde se déterminer, de se donner une identité (une archive) en texte,donnant ainsi un soubassement à sa prise de parole.

Dans cette avant-scène des thèses qui seront ensuite développées,nous voyons le décor (l’horizon discursif) avec les acteurs discursifs :celui qui dit je et se situe dans un nous complexe et variable ; celui donton parle et dont le discours sera réfuté ; celui dont le discours est citépour étayer la thèse en élaboration. Le projet global, tel qu’il est énoncé,vise la réfutation d’un discours immédiat (la presse), lié à desévénements précis et d’un discours plus ancien traitent de l’Islam.

Dans la première scène discursive, intitulée Les incidents deJemmapes 466, F. ABBAS procède à la relecture d’un événement qui a étéprésenté d’une certaine façon dans la presse. Le déploiement de ceténoncé correspond à ce qui a été entrevu plus haut : la simultanéité destons, la simultanéité des jeux. L’événement est repris plusieurs fois :d’abord par le biais de l’allégorie, la fable de l’Enfant à la dent d’or deFontenelle (le discours indirect libre permet d’éclairer les événements quiseront analysés). L’équivalence entre les deux énoncés (l’allégorie et lefait divers) est établie par le texte : il en fut de même des incidents deJemmapes). Puis vient la relation de l’événement dans L’Echo d’Alger du14 septembre 1926 ; enfin on a la citation de la lettre d’un témoinoculaire.

465 Remarquons que l’on retrouve la définition courante de “l’essai” dans les dictionnaires,

mais ce qui est ordinairement donné comme manque est présenté ici commecaractéristique d’une façon de traiter un sujet...

466 F. ABBAS, op. cit., p. 68.

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Les relations établies par l’énonciateur entre les trois énoncés nesont les mêmes. Entre le premier et le second, les relations sont de typemétaphorique, le premier illustrant et expliquant le suivant. Entre lesecond et le troisième, les relations sont de l’ordre de la contradiction etde la réfutation du second par le dernier. La confrontation résulte d’unengagement individuel de l’auteur : Emus par cette campagne, nousavons voulu connaître la vérité 467. C’est une réaction de l’ordre de l’affect(l’émotion) qui entraîne la quête de la vérité (une démarche en principeréfléchie). Cette triple scénographie (selon la formule de MAINGUE-NEAU468) procède par accumulation sémantique. Prise entre l’allégorie etle témoignage véridique, la thèse journalistique est réduite à rien. Letémoin tire lui-même les conclusions :

Je mets au défi n’importe qui, même le plus spirituel de la si spirituelle race

Jemmapoise de me donner un démenti 469.

Nul besoin d’autre commentaire. Le texte peut se faire clôture dudébat. Il se prolonge pourtant par l’énoncé d’une sorte de loi du genre :

Il est d’usage, dans ce pays, d’entretenir les légendes qui se sont créées au

cours de l’Histoire […] 470.

Le discours se poursuit par la réfutation d’une autre thèse, celle deLouis BERTRAND présentée dans Le Figaro du 19 août 1926. F. ABBASopère une coupe (une pause) dans le continuum discursif (les écritsquotidiens du journal) : il cite longuement le texte retenu, évoque les cir-constances d’écriture de l’article (la colonie européenne jugée sévère-ment par un collaborateur du journal) : voilà dressé le cadre discursif.

La citation subit plusieurs traitements avant d’être donnée en texte.Elle est qualifiée globalement : BERTRAND se permet de railler l’évo-lution de l’Algérie musulmane471. Puis la citation est travaillée. Elle n’estpas rejetée directement, ni réfutée. Bien au contraire, le locuteur feint dela prolonger par une de ses isosémies, celle de la rareté des indigènescultivés. Sans autre transition que celle du changement typographiquequi signale la fin de la citation et le retour au discours ici et maintenant, F.ABBAS enchaîne :

Personne, j’imagine, n’oublie que les 50 indigènes que compte l’Université

d’Alger sur 2000 étudiants, ne sont qu’une maigre exception par rapport aux 6

millions d’indigènes ignorants 472.

467 Ibid., p. 69.468 Cf. MAINGUENEAU, Le Contexte de l’œuvre littéraire. Enonciation, écrivain, société, Paris,

Dunod, p. 30.469 F. ABBAS, op. cit., p. 70.470 Ibid., p. 70.471 Ibid., p. 71.472 Ibid., p. 72.

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D’abord reprise du substantif exception qui se trouve au pluriel dansle texte cité. Puis ce terme reçoit un autre contenu sémantique : le chiffrede 50 étudiants. Ce chiffre est mis en relation avec deux autres, ce quipermet au lecteur de faire des comparaisons, d’établir des pourcentages.Cette autre sémantisation du substantif exceptions aboutit à un véritabledétournement de sens (il s’agit de sens social et historique). C’est dansl’une des failles du champ discursif colonial que le discours ici etmaintenant se fait possible. C’est par un jeu complexe de citations,directes ou allusives, de descriptions esquissées à grands traits, derésumés, etc., que le champ discursif est convoqué en texte.

Le discours colonial (représenté par les discours cités : presse,ouvrages publiés et discours courant...) est convoqué à l’occasion desproblèmes traités. Ici, le discours colonial sur la faible représentativitédes intellectuels algériens est retourné contre ses auteurs : contre l’unedes faillites de la colonisation, celle de la scolarisation. Le texte ici etmaintenant déploie alors un réquisitoire contre la politique scolaire enAlgérie : méthodes d’enseignement, âge des élèves, recrutement de cesélèves... La conclusion réitère l’énoncé sur la mission de l’écolefrançaise, mais du côté des indigènes :

De notre côté, nous pouvons affirmer que ce travail accompli à la lumière de

l’histoire et de la pensée française est le meilleur, sinon le seul lien entre nous et la

Grande France. Il est certainement le moins fragile. “Par la pensée et par la char-

rue”: telle est la bonne formule si vraiment on veut élever l’Algérie musulmane 473.

Dans cet énoncé conclusif, nous trouvons réunies un certain nom-bre de caractéristiques de ce type de discours, en tant que prise de pa-role singulière, s’inscrivant dans une pratique scripturaire génériqueprécise :

– Indications sur l’horizon discursif par rapport auquel (à partir duquel)le discours ici et maintenant s’est construit : l’histoire (c’est-à-dire la véritédes événements) et la pensée française (qui est, c’est sous-entendu,différente du discours colonial).

– Indications sur les relations souhaitées et qui excluent les rela-tions de type colonial. Le partenaire visé est différent du partenaire quis’impose et domine le champ discursif. La Grande France est différentede celle des colons. Ailleurs, dans le corps du texte, cette désignation estprécisée : c’est celle de la Révolution de 1789 et des Droits de l’homme.Cette isosémie est reprise par une apparente citation : par la pensée et lacharrue. Citation simulée, double jumeau d’une autre citation à peinemasquée. Chacun des lecteurs de l’époque pouvait facilement recon-naître la formule lapidaire de l’une des figures emblématiques de lacolonisation : BUGEAUD dont la devise était par l’épée et la charrue.Détournement de citation, qui induit une critique de la colonisation, sansl’attaquer de façon frontale. Les pôles discursifs (Colonisation et

473 Ibid., p. 75.

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Islamisation474) sont posés comme pôles repères, à partir desquels l’his-toire est réorganisée. Le sous-titre peut être considéré comme métaphored’une organisation discursive précise. Les deux pôles discursifs peuventêtre identifiés. Contre un discours, le discours colonial représenté par L.BERTRAND, qui joue un rôle de producteur-reconducteur de discours etqui y occupe un place symbolique. L’auteur s’attaque à l’un des pointsforts du discours colonial, la différence de valeur des races. La stratégieargumentative se caractérise par une attaque biaisée.F. ABBAS traite autrement ce discours en en révélant les implicationséconomiques : il est clair qu’avec l’hypothèse des “races inférieures”, cesscrupules n’auraient plus leur raison d’être, puisque des races seraientnées pour commander et d’autres pour obéir475 .

Là encore, déplacement de la question. Ce déplacement est unepratique courante, ce qui permet d’impulser une autre lecture (une autresémantisation) du fait. Ainsi, un autre isosème fort du discours colonial vase trouver déstabilisé :

Si, pour juger une race, on doit se rapporter à l’histoire de l’humanité, la nôtre

fournira alors, à différentes reprises, la preuve de sa vitalité 476.

Ce procédé qui consiste à déplacer les définitions, à les bricoler seretrouve dans la définition de la colonisation :

Le propre de la colonisation est d’être une force sans pensée, un corps sans

âme. Elle vient, le sabre à la main, ou la baïonnette au canon et s’installe 477.

Cet énoncé en préfigure d’autres, beaucoup plus violents dans leursformulations. On peut penser à la définition du colonialisme de FANON :

Leur première confrontation (du colon et du colonisé) s’est déroulée sous le

signe de la violence et leur cohabitation – précisément l’exploitation du colonisé

par le colon – s’est poursuivie à grand renfort de baïonnettes et de canons 478.

La colonisation ne peut être constructive. Il faut changer cesystème. Il y a bien remise en cause du système colonial, mais pas deremise en cause de la présence française. Face à l’inhumanité de lacolonisation, l’Islam est posé comme offrant une autre possibilité de vie.L’opposition colonisation-Islam passe par l’opposition Rome-Islam. F.ABBAS reprend ici encore cette égalité et procède à la réfutation de lathèse Rome constructrice. Il prend appui sur des historiens reconnus(E.F. GAUTHIER, WAHL) pour détruire la charge sémantique de Romedans le discours colonial. Ainsi, le travail de l’histoire n’est pas unexercice gratuit, simple discussion de spécialistes ou débat entre gens

474 Ibid., p. 75.

475 Ibid., p. 77.476 Ibid., p. 77.477 Ibid., p. 77.478 Cf. FANON, Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, p. 30.

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cultivés. Il implique le devenir de toute une population. La structuration duchamp discursif n’est pas non plus un simple exercice rhétorique.L’auteur peut alors citer (rappeler et convoquer) les discours hostiles àl’Islam : SERVIER est cité pour être réfuté. Le rôle discursif qui luiassigné est de permettre la condensation d’un certain type de discours,qualifié de

mensonges gratuits, inventés de toutes pièces pour soutenir une thèse

insoutenable 479.

Les deux pôles sont dressés en forces opposées, dont l’une sembledominer pour le moment. Mais voici un avertissement :

Mais que la colonisation prenne garde ! Elle ne doit pas oublier qu’elle reste

vulnérable . Le désespoir peut conduire à la violence et à la révolte. Les principes

de 1789 sont une “denrée” que la France apporte avec ses écoles et ses

universités. Le jour viendra où ils pourront provoquer une explosion redoutable 480.

Quand on sait que Ferhat ABBAS se défend par ailleurs de toutetentation nationaliste, on peut rester perplexe devant cet avertissement.Est-on toujours dans cette ruse de l’histoire ? Le texte de F. ABBAS a desaccents qui annoncent celui de FANON.

L’INTERTEXTE 1789

Nous avons déjà rencontré cette référence à 1789 dans le texte del’Emir KHALED. C’est un isosème constant dans les essais algériensjusqu’à la veille de l’indépendance (cf. les jacqueries dont parle FANON,les boulets rouges et les couteaux sanglants 481), et même de l’ensembledes essais des colonisés (Cf. CESAIRE). La référence à 1789 permet decomprendre le passé, de déchiffrer un présent qui peut sembler confus, etd’annoncer ce qui peut arriver dans le futur. Chez F. ABBAS, c’est uneconstante de ses textes. On peut reprendre quelques occurrences decette référence :

– La noblesse française de 1789 ne jouissait pas d’une position aussi

extraordinairement forte [que celle des colons en 1941]482.

– Là [dans le quartier du marché de Bab Azoun à Alger] pendant plusieurs

générations, à l’ombre du drapeau de la Révolution française (Liberté, Egalité,

479 F. ABBAS, op. cit., p. 91.480 Ibid., p. 162.481 Cf. FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 30.482 “Rapport au Maréchal Pétain (avril 1941)”, in Le Jeune Algérien, Paris, Garnier, rééd.

1981, p. 177.

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Fraternité), quelques gros propriétaires terriens sont devenus et restés maîtres du

budget et du crédit. Ils ont exercé leur pouvoir sur tout le pays483.

– Attendre quoi ? Que la France se ressaisisse et impose aux tenants de la

colonisation, aux Borgeaud, aux Gratien Faure, aux Raoux, aux De Serigny, une

nouvelle “nuit du 4 août” et un nouveau 1789 ? Elle n’en avait ni la volonté ni la

possibilité. Face au colonat, la France républicaine avait toujours démissionné.484

L’injustice et l’inégalité dont souffrent les Algériens musulmans sontcontraires aux principes de la Révolution française. Référence à 1789donc par la négative, pour dénoncer certaines situations et certains com-portements. 1789 permet aussi de tirer la signification de certains évé-nements :

Dien-Bien-Phu ne fut pas seulement une victoire militaire. Elle reste un

symbole. Elle est le “Valmy” des peuples colonisés. C’est l’affirmation de l’homme

asiatique et africain, face à l’homme de l’Europe. C’est la confirmation des droits

de l’homme à l’échelle universelle 485.

RUPTURE DANS LE CHAMP DISCURSIF

Nous voyons que 1789 constitue une sorte de nord discursif, verslequel les valeurs sont orientées pour être évaluées. Cet idéal, arrivédans les bagages des colonisateurs, presque à leur insu et contre eux,est repris par les colonisés qui vont appuyer leurs revendications (trèstimides au départ) sur ses principes, avant de découvrir, acculés par lerefus de la colonisation du moindre changement, sa dynamiquerévolutionnaire...

Les intellectuels musulmans formés par les institutions de la III° République

croient énormément en la Révolution française, aux principes de 1789 486.

Par delà l’enseignement reçu, les intellectuels algériens, commel’ensemble des intellectuels colonisés, formés à l’école française, enfaisant le détour par la relecture de 1789, peuvent esquisser un devenirpossible.

Les deux textes, de l’Emir KHALED et de Ferhat ABBAS opèrentune rupture dans le champ disursif annonciateur des années 1930.Textes oraux, textes journalistiques, textes de l’éphémère et du contactplus direct, avant de devenir livres plus durables et plus éloignés dulecteur... Ils sont le lieu d’une critique plus radicale de la colonisationcomme système global (jusque-là on critiquait tel ou tel aspect, jamais le

483 La Nuit coloniale, Paris, Julliard, 1962, p. 197.484 Autopsie d’une guerre. L’Aurore, Paris, Garnier, 1980, p. 54.485 La Nuit coloniale, op. cit., p. 76.486 M. KADDACHE, op. cit., p. 81.

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système dans son ensemble). La dénonciation qui s’y élabore se fait àtravers la déconstruction des thèses et des pratiques coloniales.

Les auteurs se veulent porte-parole de la masse des Algériens, d’unnous collectif et opprimé. Ils annoncent une autre catégorie d’intellectuel,celui qui proteste et refuse l’injustice de la situation coloniale, celui quipréparera le terrain pour le militant politique puis pour le révolutionnaire.

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Chapitre 2 :Les ancêtres redoublent de férocité

Je suis passé à l’étude. J’ai pris les tracts

J’ai caché la Vie d’Abdelkader.

J’ai ressenti la force des idées.

KATEB Yacine, Nedjma487

L’AUTRE ANCETRE

Le quatrième moment de cette histoire de l’essai en Algérie com-mence au lendemain des manifestations du mai 1945488 et de la répres-sion qui les suivit. Cette date marque la clôture d’une époque où traînaitencore l’illusion d’une évolution négociée. Pendant la guerre, F. ABBASavait cru, comme l’avait fait l’Emir KHALED en 1919 en adressant auprésidant des Etats-Unis WILSON une pétition, que les Américainsallaient aider son pays à recouvrer ses droits...

Les acteurs du nationalisme : Ferhat ABBAS et les Amis duManifeste et de la Liberté (AML), le PPA de MESSALI Hadj qui était enrésidence surveillée avant d’être exilé à Madagascar, les Oulémas... tousétaient prêts pour ce mois de mai. Les trois formations politiques avaientaccepté le texte du Manifeste rédigé par ABBAS (12 février 1943). Cetexte rompait avec la politique d’assimilation. Il demandait :

487 KATEB, Yacine, Nedjma, Paris, Seuil, 1956, p. 54. A propos de ”la Vie d’Abdelkader” citée

au deuxième vers, il s’agit très vraisemblablement du Livre d’Abdelkader intitulé Rappel àl’intelligent, avis à l’indifférent, traduit par Gustave DUGAT, Paris, Imprimerie Nationale,1858.

488 Les manifestations, commencées le 1er mai, donnèrent lieu dès le premier jour à desincidents et entraînèrent l’arrestation de leaders (le 8 mai, Ferhat ABBAS était déjà enprison). Celles du 8, à Sétif, Guelma et Kherrata, etc. furent suivies par une répressionféroce, menée par l’armée française (y compris l’aviation et la marine) et par les miliceseuropéennes. Cf. KADDACHE, op. cit., T. II et AINAD-TABET, 8 mai 45 en Algérie, 2eédition revue et corrigée, OPU - EAP, 1987.

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a – La condamnation et l’abolition de la colonisation, c’est-à-dire de l’annexion

et de l’exploitation d’un peuple par un autre peuple.

Ajoutant :

Cette colonisation n’est qu’une forme collective de l’esclavage individuel du

Moyen-Age. Elle est en outre une des causes principales des rivalités et des

conflagrations entre les grandes puissances.

b – L’application pour tous les pays, petits et grands, du droit des peuples à

disposer d’eux-mêmes […] 489.

Et L’additif du 26 mai 1943 au Manifeste demandait

de garantir “l’intégrité et l’unité du territoire algérien “, de reconnaître

“l’autonomie politique de l’Algérie en tant que nation souveraine” […] 490.

Les militants nationalistes croyaient-ils que le système colonial allaitévoluer ? Les Messalistes étaient sans illusion, alors que Ferhat ABBASsemblait jouer le jeu... Toujours est-il qu’à l’approche du 1er mai, dessignes nouveaux envahissent le champ politique et semblent le saturer :tout autre discours devient inaudible. Mots tangibles, signes visibles,symboles neufs, inédits... Les banderoles portent les inscriptions de larupture : Vive l’Algérie libre, A bas le colonialisme... Des drapeaux alliéset français sont déployés, puis le drapeau algérien est tiré...

La répression, la mort, la torture et la prison, marqueront la fin d’uneépoque et la clôture d’une démarche que l’on peut appeler légaliste ouparlementariste. Après le 8 mai, ni les choses ni les êtres ne seront plusles mêmes. A. DJEGHLOUL, dans sa préface au livre de R. AINAD-TABET, écrit :

C’est un de ces moments “césure” dans l’histoire des peuples, un de ces

moments marqués par la brutale irruption du futur sur la scène d’un présent

encore largement tributaire des marques du passé 491.

Et il note que

mai 1954 inaugure l’ère de la décolonisation ou plutôt de la libération des

peuples, grâce à leur lutte multiforme, au lendemain de la seconde guerre

mondiale 492.

Dans cette perpective, on peut considérer la période qui va de mai1945 à novembre 1954 comme une période, non de pause, mais dematuration. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas directement l’histoiredu mouvement nationaliste, même si elle nous sert de cadre d’étude,c’est la transformation du champ discursif (tel qu’il est figuré par les

489 Cité par AINAD-TABET, op. cit., p. 15-16.490 Cité par KADDACHE, op. cit., Tome II, p. 647.491 Abdelkader DJEGHLOUL, Préface au livre de AINAD-TABET, op. cit. p. 8.492 Ibid., p. 10.

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essais algériens) et l’élaboration de nouvelles significations, de nouveauxisosèmes.

L’essai est le genre, le lieu discursif, où de nouvelles figures my-thiques vont être forgées. On peut comparer cette période à une veilléede guerre, un peu comme la veillée du chevalier avant l’adoubement. Ilprie et fait retour sur son passé ; il va franchir un seuil et jamais, souspeine de mort réelle ou symbolique, il ne pourra revenir en arrière. Mai1945... Les discours s’aiguisent, des stratégies sont élaborées. Sur leterrain qui nous intéresse, une relecture de l’histoire s’opère. Deuxfigures vont émerger et converger vers un même isosème, celui del’ancêtre totémique, la figure de l’ancêtre résistant. Convergences destextes, produits chacun dans un contexte différent, ce qui peut plaiderpour des convergences dans le champ intellectuel et culturel. Cela per-met de dépasser des oppositions doctrinaires et de voir comment lestextes de Jean AMROUCHE et de M.-C. SAHLI sur Jugurtha / Yougourthainduisent des positionnements semblables dans le champ discursif : c’esttoujours un contre-discours pour bloquer le discours de néantisation dupeuple algérien. Dans les deux cas, le texte archive une histoireglorieuse...

C’est AMROUCHE qui inaugure cette élaboration de la figure del’ancêtre totémique avec L’Eternel Jugurtha. Propositions sur le génieafricain493. En 1947, SAHLI publie à son tour Le Message de Yougourtha494,KATEB Yacine édite la même année Abdelkader et l’indépendancealgérienne495. SAHLI fait paraître Abdelkader chevalier de la foi496 en 1953.

Quatre textes publiés au cours d’une période très courte contruisentune mémoire historique. Qu’ils soient engagés dans le combat politiqueou non, leurs auteurs se situent sur le pôle nationaliste (et plusexactement nationalitaire). Leurs thèses convergent vers un pointcommun : la permanence et l’irréductibilité d’une identité algérienne,qu’ils traitent des événements historiques ou de leurs significationsphilosophiques ou éthiques...

En 1954, un autre texte est publié, Vocation de l’Islam497 de MalekBENNABI. Lui aussi fait une remontée dans le temps, lui aussi archive dupassé pour le changement qui se prépare. Mais c’est autrement qu’iltravaille le passé, c’est une autre mémoire qui est convoquée, pour uneautre finalité que strictement nationaliste. Bipolarisation du champintellectuel défini par les textes et discours des algériens ; bipolarisationdes positions et des discours ; bipolarisation qui est, d’une certaine

493 Publié dans la revue L’Arche, Alger, 1946.494 Alger, Editions En-Nahdha, rééd. Paris, L’Algérien en Europe, 1968.495 Alger, Editions En-Nahdha, rééd. Alger, SNED, 1983.496 Alger, Editions En-Nahdha ; rééd., Paris, L’Algérien en Europe, 1967, puis Alger, EAP,

1983. Il faut noter le rôle des éditions En-Nahdha dans la publication de ces textes quivont intervenir dans un champ discursif dominé par d’autres acteurs.

497 Paris, Seuil.

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façon, relancée aujourd’hui à travers plusieurs oppositions (modernistes /traditionalistes, francophones / arabophones, laïcs / “islamistes” ;nationalistes / islamistes, etc.).

Ce qui nous intéresse c’est de voir comment ces textes prennentplace dans le champ discursif, comment ils l’organisent et le travaillent(travaillent les discours qui l’occupaient auparavant). Quelles stratégiesdiscursives (argumentatives, didactiques, poétiques...) sont élaborées etmises en œuvre? Quelles relations intertextuelles (par l’intertexte)peuvent être dégagées?... Lire ainsi ces textes permettra d’avoir unecertaine figuration de ce chronotope, d’avoir un aperçu du dynamisme dumoment où ils sont élaborés. Lire ainsi ces textes, c’est les libérer de laclôture sémantique qui intervient à la clôture du chronotope historique(c’est à cette clôture que l’on peut le délimiter et l’identifier comme tel) etles fige dans un réseau de significations précis.

UN TRAITEMENT PARTICULIER DE L’HISTOIRE

Charles-André JULIEN note que la façon qu’ont les Algériens, et lesMaghrébins en général, de lire et d’écrire leur histoire ne relève pas del’objectivité que requiert une telle discipline :

Les Maghrébins se penchent volontiers sur leur passé lointain pour y trouver

des légitimations à leur résistance à l’étranger. Si l’on s’en tient au point de vue

strictement historique […] il est évident que les évocations du Jugurtha et Abd el-

kader par AMROUCHE, KATEB, KREA et SAHLI, appellent des réserves car elles

attribuent à leurs héros des tendances dont il n’est pas sûr qu’elles répondent aux

réalités de leur temps mais elles sont essentiellement des œuvres de combat et

des professions de foi […] 498.

C. - A. JULIEN , tout en signalant le forçage de la vérité historique,souligne la finalité de tels textes : ils interviennent dans l’élaborationd’une mémoire aux luttes (politiques) qui sont déjà menées et celles àvenir. On pourrait parler de littérature de combat : la parole et l’écrit sontconsidérés comme des moyens, des actions, pour infléchir le cours desévénements. Dans la “Préface à la deuxième édition” (1968) de sonpremier essai, M. C. SAHLI va dans ce sens et le définit comme un livrede combat 499.

Ces textes ne sont vraiment considérés ni comme littéraires (endehors du texte de Jean AMROUCHE souvent considéré comme un essaibrillant), ni comme textes d’histoire (puisque les textes dégagent lemessage , etc.). Ils occupent une place précise dans le champ discursifoù ils installent un pôle nouveau et impulsent un nouveau dialogue avec

498 JULIEN, “L’Afrique du nord en marche” in Nationalismes musulmans et souveraineté

française, 3e édition revue et mise à jour, Paris, Gallimard, 1972, p. 369-370.499 M. C. SAHLI, Le message de Yougourtha, op. cit., p. 7.

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les historiens européens. Comment procèdent ces textes ? Quellesthèses mettent-ils en place ? Quels isosèmes élaborent-ils ? Quelleslectures de l’histoire proposent-ils ?...

UN CHAMP DISCURSIF COMMUN, DES TEXTES “SEMBLABLES”

Au regard de sa date de publication, 1946, le texte de JeanAMROUCHE entre pleinement dans le chronotope historique 1945-54.Mais sa date d’écriture, 1943, l’en fait sortir. Une fois de plus nousrencontrons le problème de la correspondance entre chronotopehistorique et production textuelle. Nous savons déjà qu’il ne peut y avoirde coïncidence stricte entre les limites temporelles. De plus, dans ce casil est possible de considérer que la date de publication, qui voit l’irruptiondu texte dans le champ discursif, est celle qui doit être prise en compte.

Le texte est publié dans le revue L’Arche, dont l’auteur est le co-fondateur à Alger (sous la protection d’André GIDE). Il se situe pleine-ment, quoi qu’on ait pu dire et écrire sur les hésitations politiques del’auteur et ses déchirements, sur ce nouveau front discursif. Il participe àl’élaboration symbolique des ancêtres fondateurs de mémoire et d’iden-tité – de mémoire, donc d’identité.

Le champ discursif français (celui qui est constitué et structuré parles discours, écrits ou non, qui réitèrent les énoncés sur la missioncivilisatrice, etc.) n’est plus aussi uniforme. Il faut considérer ici lestendances générales et non les textes particuliers qui peuvent dénoncersans ambiguïté la colonisation. Cette uniformité et l’apparente sérénitéqui la doublait sont troublées, secouées par un imprévu sémantique quivient perturber les lignes de force du champ discursif. Déjà, en 1919,l’Emir KHALED avait fait parvenir au président des Etats Unis, WILSON,un texte pour demander une résolution de la SDN sur l’Algérie. Avant lafin de la seconde guerre mondiale. La France libre avait souscrit le 24septembre 1941à la Charte de l’Atlantique qui réaffirmait le droit despeuples à disposer d’eux-mêmes500. Ainsi, un nouvel isosème, forgé parl’Occident sous l’impulsion de l’un des Etats les plus puissants, s’installedans le champ discursif et politique. Les colonisés ont cru au début qu’ilpouvait les concerner. C’est ainsi que F. ABBAS, porteur de l’espoir detrès nombreux Algériens et des trois grandes formations politiquesnationalistes (sa formation : les Amis du Manifeste et de la Liberté, lePPA et les Oulémas), voulut remettre le texte du Manifeste auxAméricains présents en Algérie. Mais la politique reprit rapidement sesdroits :

Progressivement, en effet, avant même la fin de la guerre, la doctrine

anticoloniale de Roosevelt connaissait de sérieux correctifs : les Etats-Unis ne

500 KADDACHE, op. cit., T. II, p. 648.

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manifestaient pas l’intention d’abondonner les îles qu’ils avaient occupées dans le

Pacifique pour s’assurer des bases navales et aériennes […]. La Charte de San

Francisco limitera singulièrement les perspectives d’évolution des pays

colonisés501.

On sait que les militants nationalistes virent dans ce court moment,où s’affirmait un même droit pour tous, une opportunité pour avancerleurs revendications. Mais ce qui nous intéresse ici c’est comment ceprincipe a introduit des changements dans le champ discursif, comment ila pu dynamiser ce champ et ouvrir des possibles. Il n’est pas question deparler d’influence directe, mais force est de constater des convergencesvers un intertexte commun. C’est quelque chose qui est dans l’air dutemps, en fait dans le champ discursif. C’est avec, pour ou contre un telélément, que les textes se produisent. Cette façon de considérer lechamp discursif permet d’échapper à la surdétermination du politique (quiest important dans d’autres analyses, mais pas vraiment dans l’étude dudiscours). Cela nous permet de mettre sur le même pôle (revendicatif,contre le discours habituellement admis), le texte de Jean AMROUCHE etcelui de KATEB. Il n’est pas non plus question de proclamer l’autonomie502

du texte par rapport à son auteur, mais les positions discursives peuventêtre beaucoup plus complexes que les positions sociales ou politiques.Nous avons déjà vu comment certains auteurs, même lorsqu’ils veulentréciter la leçon apprise, le font avec une ostentation et une sorte decarnavalisation qu’il faudrait interroger.

UNE IDENTITE IRREDUCTIBLE

Comment le texte de Jean AMROUCHE peut-il prendre place dansce champ discursif ? Comment le travaille-t-il ? Sur quels possiblesouvre-t-il ? On peut voir comment se fait l’attaque du texte et la mise enjeu de la thèse principale.

Un titre et déjà une rupture,L’Eternel Jugurtha. Propositions sur legénie africain. L’énoncé du titre est constitué par deux segments donnésdans une relation d’équivalence, de synonymie. Le premier fonctionnecomme une énigme : le nom d’un personnage historique, donc unique,ayant vécu dans un endroit et à une époque déterminés, est accompagnéd’un qualificatif qui connote la non-soumission à ces conditions. Lesecond élément du titre vient déjà apporter des éléments de réponse. Legénie africain est une reprise synonymique, mais qui le précise, dupremier segment. Il entre dans une série de réalisations semblablesproduites à l’époque : on parlait de génie des peuples, comme on parlaitdu génie des Européens à développer un pays, à civiliser, à commander,etc. Le génie des indigènes ne pouvait être que négatif. On connaît les

501 Ibid., p. 651.502 Cf. MACHEREY, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966.

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jugements caricaturaux : l’Arabe est voleur, paresseux, etc., par une sortede déterminisme génétique.

Et voilà que Jean AMROUCHE procède à un détournement (doubledétournement) de valeurs : il applique aux colonisés un critère qui n’étaitpas prévu pour eux, et il inverse le sens habituellement négatif, lorsquece critère leur est appliqué. Enfin le qualificatif africain pose problème. Ausens moderne, il désigne l’habitant du continent africain, le Sénégalais503

comme l’Algérien. Au sens romain (du temps de l’Afrique romaine), ildésignait le Maghrébin, le Nord-Africain... Il avait été aussi pris par desgens comme SCIPION. On peut lire à travers le choix de ce qualificatifplusieurs visées : une précision sémantique, qui correspond à une réalitégéographique ; une réappropriation symbolique. Que l’on se rappelle letexte d’une chanson militaire, chantée par les troupes d’Afrique, C’estnous les Africains qui revenons de loin... Dès le titre, la position dans lechamp discursif est claire et le discours qui va se déployer est déjàannoncé.

L’INCIPIT

Comment se fait l’attaque du discours504 ? La scène est tracée, avecles acteurs dicursifs. Pas d’effacement de l’énonciateur ni d’apparenteobjectivité : le texte commence par je. Ce je s’assume comme subjectivitéirréductible, comme moteur d’actes ou de positions libres : je suppose. Je[…] proposerai […] une description. Je sais.505 Un seul verbe d’action. Ceténonciateur, très rapidement, prend le masque de l’objectivité et del’absence. C’est alors que l’assertion prend des allures de définition quasiscientifique, de vérité absolue :

Un génie africain : une faisceau de caractères premiers, de forces, d’instincts,

de tendances, d’aspirations, qui se composent pour produire un tempérament .

Il est possible de remplacer le qualificatif africain par n’importe quelautre (par exemple européen) et la définition reste toujours valable. Ainsidès l’ouverture du texte, l’égalité entre les peuples est posée en postulatqui va courir dans le texte, y faire résurgence de temps en temps, et êtrel’un des soubassements de la thèse en tension. Par ailleurs la définitionrepose sur le principe de l’équivalence entre la notion à définir et, d’unepart, une somme d’éléments, d’autre part, une autre notion. L’énumé-ration combine les composantes assez objectives, presque observables :caractères premiers, forces, tendances avec d’autres moins mesurables,plus difficilement repérables : instincts, tendances...

503 En cette fin de guerre, des soldats sénégalais étaient stationnés en Afrique du Nord.504 Jean AMROUCHE, “L’Eternel Jugurtha”, in L’Arche, n° 13, 1946, p. 58-70. L’incipit est en

page 58.505 Ibid., p. 58.

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La relation synonymique introduit le substantif tempérament , c’est-à-dire, d’après le dictionnaire, l’ensemble des dispositions physiques in-nées d’un individu et qui détermineraient son caractère506. Cette définitionperturbe l’organisation habituelle du champ discursif : le débat ne se tientplus en termes de civilisation versus barbarie. Il est ailleurs, au niveaud’une spécificité fondamentale, de l’ordre de la nature (et non de lacivilisation). Nous avons là encore un exemple de ce travail, forçage etbricolage, du champ discursif. Cela va permettre le blocage du débathabituel : si je me situe en dehors de la problématique de la civilisation,sur un terrain que je définis, explicitement ou non, le discours habituel nepeut plus fonctionner. Le débat devra fonctionner selon les postulats, lesprésupposés, les arguments et les stratégies argumentatives que je fixe.Le cadre général, scientifique et objectif posé, intervient une définitionplus précise, qui cerne davantage l’objet qui sera décrit :

Jugurtha représente l’Africain du Nord, c’est-à-dire le Berbère, sous sa forme la

plus accomplie : le héros dont le destin historique peut être chargée d’une

signification mythologique.507

L’objectivité de l’énonciation – le masque de l’énonciateur – va depair avec l’arbitraire de certaines équivalences : ainsi la définition del’Africain du Nord repose sur le présupposé d’une pureté raciale quel’histoire mettrait à mal. Par ailleurs, l’énoncé donne les règles de sonfonctionnement : il se situe au niveau du mythologique, des significationssymboliques. Une fois de plus déplacement du débat, réorganisation duchamp discursif. Dès le début des définitions sont posées (contre d’autresqui sont implicitement refusées). Le cadre discursif est déjà balisé ; il lesera encore, d’autres façons, mais toujours en refusant celuihabituellement admis : en référence à une philosophie du dépouillementet de l’humilité, etc. L’Autre discursif, celui contre qui le discours ici etmaintenant se construit, est présent en texte, presque interpellé :

On devra néanmoins se garder de simplifier à l’extrême si l’on veut expliquer le

présent par le passé 508.

L’énonciateur semble admettre, et reprendre à son tour, ladémarche qui consiste à trouver dans l’histoire les clés du présent. Denombreux historiens, relayés par les essayistes, ont tenté de prouver queles colons étaient les héritiers des Romains... L’Afrique romainefonctionnait comme un cliché. Cet énoncé est une sorte d’embrayeurdiscursif qui vous situait d’emblée dans le champ discursif et vousdispensait, à la limite, du discours attendu. Lire le présent dans le passé,pour esquisser un possible d’avenir : c’est la démarche de KATEB etSAHLI, c’est également, en optant pour une autre archive, celle deBENNABI. Lire le présent dans le passé : AMROUCHE met en garde

506 Petit Larousse illustré.507 Jean AMROUCHE, op. cit., p. 58.508 Ibid., p. 58

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contre les simplifications, les schématisations. Sur la même lignediscursive, on a les équations suivantes :

Les équations Rome = Occident = France = Ordre et Jugurtha = Maghreb =

Désordre = Révolte, sont ensemble vraies et fausses509.

Toute la production discursive, implicitement jugée réductrice, estréduite à deux séries d’équations. Ces équations fonctionnent commetelles sur l’axe syntagmatique ; celui-ci est visible dans l’espace textuel.Elles sont en relation d’opposition terme à terme sur l’axe paradig-matique. Rome versus Jugurtha : opposition de type historique de deuxadversaires. Remarquons qu’un Etat est opposé à un homme. Occidentversus Maghreb : opposition qui peut être considérée comme une reprisede la précédente et qui a un fondement historique, si l’on pense à lapiraterie en Méditerranée. France versus désordre : l’opposition n’est plusde type historique. Elle repose sur des valeurs plus subjectives. Sontimplicitement convoqués tous les discours sur l’action française enAlgérie510. L’opposition est reconduite : ordre versus révolte. Cetteassertion (citée par le texte !) renvoie aux discours justifiant la répression.

Le texte de Jean AMROUCHE fige et bloque le champ discursif.Cette façon de citer pour phagocyter sans tuer, pour empêcher de fonc-tionner tranquillement, se retrouvera dans d’autres essais, ceux deMEMMI et de FANON. La différence tient dans la radicalité et l’ironiegrinçante de ces derniers, qui ne dialoguent plus avec les discourscolonialistes. AMROUCHE est encore dans une relation d’échange et dediscussion. Mais il procède à un déplacement du champ et des termesdiscursifs.

Le texte propose une échappée hors de cet ordonnancementdiscursif. Une ligne de fuite vers autre chose est esquissée : vers unailleurs convoqué en texte et qui devient sinon présent du moinspossible :

Le maghrébin moderne combine dans un même homme son hérédité africaine,

l’Islam, et l’enseignement de l’Occident 511.

Plusieurs déplacements sont opérés par rapport au premier énoncé :

– Au niveau de la dénomination, passage d’Africain à Maghrébin. Ceserait une actualisation conforme à l’histoire. Mais, en même temps,émergence sur la scène discursive d’un substantif qui draîne avec lui uneréalité qui n’est pas définie selon les présupposés habituels : Maghrébinéchappe aux catégories de la dénomination pratiquée et tolérée jusque-là : ni français-musulmans, ni indigènes, ni algériens... Est-ce refus de ladimension politique, comme on le reproche souvent à Jean

509 Ibid., p. 58.510 Pendant la guerre de libération, on pouvait lire ce slogan sur les murs : L’armée agit, le

calme surgit.511 Jean AMROUCHE, op. cit., p. 58.

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AMROUCHE ? On constate que le terme postule une unité des trois paysqui ignore les différences actuelles (au temps de l’énonciation). Il se situeavant les séparations et les fractures.

– Au niveau des caractéristiques de ce Maghrébin : à un fond premier,quasiment pur de toute influence, sont venus s’ajouter des apportsextérieurs. Alors qu’Islam n’est pas plus précisé, l’Occident intervient parl’enseignement : la formation et surtout la transmission de valeurs. Voilàque se profile un Jugurtha qui synthétise les différents apports.

La seconde étape de l’incipit, après le cadre tracé par les défini-tions, est constituée par la description. Cette description est en fait unesérie d’expansions à partir de la définition. Les différentes caractéris-tiques sont reprises en une série de flashes :

Il est partout présent, partout insaisissable ; il n’affirme jamais mieux qui il est

que lorsqu’il se dérobe. Il prend volontiers le visage d’autrui, mimant à la perfection

son langage et ses moeurs ; mais tout à coup les masques les mieux ajustés

tombent, et nous voici affrontés au masque premier : le visage nu de Jugurtha ;

inquiet, aigu, désespérant 512.

Ce portrait fonctionne sur l’opposition : état premier versus mas-ques. Là encore affirmation d’une irréductibilité première, qui échappeaux catégories courantes et qui se manifeste dans une sorte de jeutragique. Enfin ces traits sont élargis à tout le Maghreb :

C’est à lui que vous avez affaire : il y a dix-huit millions de Jugurtha dans l’île

tourmentée qu’enveloppent la mer et le désert, qu’on appelle le Maghreb513.

L’allocutaire est interpellé. A qui renvoie le vous ? On peut supposerque c’est une posture rhétorique dans la figure argumentative. Mais jepeut être référé à Jean AMROUCHE, énonciateur, qui prend place dansle champ discursif et convoque son interlocuteur. Celui-ci est identifiablepar son discours, constitué par ces équations élémentaires. Il estconfronté à la réalité, à la vérité, de Jugurtha. Mais en même temps, unesorte de mise en garde est énoncée...

Nous voyons comment dans l’incipit le champ discursif est balisé,réorganisé à partir de nouvelles lignes de force. Le nouveau discours estdynamisé à partir de l’ancien discours qui est cité et gelé, qui est citépour être gelé. L’Autre discours ne peut être évacué du texte : c’est surses ruines que le discours ici et maintenant se construit. Il sera convoquéen texte pour être réfuté, mais aussi pour être réutilisé. On peut voir celadans la réitération masquée, détournée, de quelques points forts dudiscours avant et ailleurs (souvent déjà donnés dans l’équation résumanttout le champ discursif antécédent) :

512 Ibid., p. 58

513 Ibid., p. 58.

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Il lui est difficile de maintenir en lui le calme, la sérénité, l’indifférence, où la

raison cartésienne échafaude ses constructions. Il ne connaît la pensée que

militante et armée […]. Il aime le baroud pour le baroud 514.

A la froide efficacité cartésienne, Jugurtha oppose un autre systèmede valeurs, une autre philosophie. C’est le déplacement majeur opéré parla démarche de Jean AMROUCHE : mettre face aux valeurs occidentalesd’autres valeurs. Mettre en face et non vraiment opposer, comme pourintroduire la relativité des valeurs : pourquoi celles-ci et pas celles-là ?Voilà Jugurtha portant la question au cœur d’un système que nul doutene semblait assombrir :

[…] que l’homme soit capable de, certes, mais qu’il doive donner carrière à son

pouvoir : pourquoi ? Est-il Dieu, pour qu’on attache une telle importance à ses

jeux ? N’est-il pas mortel, et périssables ses palais retentissants de vanité ? Ne

vivons-nous pas sur les flancs d’un fauve qui tout à coup s’ébroue et jette bas nos

édifices de sable et d’argile ? Le vent du Sud et la trombe tournoyante restituent

au désert en une saison vos vergers et vos champs 515.

La démesure occidentale est confrontée à ses limites et à sa folie.Face à elle se dresse une autre façon d’envisager la vie et les relationsau monde. L’image du fauve est dans la logique de la lecturemythologique. Le mythe est préféré à l’explication rationnelle : ilcorrespond à la précarité des conditions réelles.

Un autre point fort du discours avant et ailleurs est convoqué : laparesse de l’indigène :

Ne confondez pas cette inactivité désolée avec la banale paresse. Songez

plutôt au renoncement où peut retentir l’appel mystique 516.

Tout un bloc discursif, fossilisé en un cliché, est ici évacué. Il est enquelque sorte disqualifié car non conforme à la réalité, à la vérité desêtres et des choses. Sur ses ruines une autre possibilité explicatives’installe : et s’il s’agissait de tout autre chose ? Mais cette éventuelleexplication n’est pas plus développée. Il suffit qu’elle soit ouverte ; il suffitqu’elle empêche l’ancien discours de continuer. Ce travail deconvocation-réfutation se retrouve constamment dans le texte :

S’il inquiète, c’est qu’il est prompt à s’inquiéter, d’où ces regards coulants,

frisants, et son comportement rétractile.

Il est possible de référer chacun des qualificatifs à un ou plusieursénoncés du discours contesté : ce sont autant de clichés. Ici le discourscité est plus repérable. L’énonciateur reprend à son compte le constat(regards coulants, etc.) ; mais alors qu’habituellement on y voit le signe

514 Ibid, p. 59.515 Ibid., p. 59516 Ibid., p. 60.

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d’une méchanceté congénitale, lui y voit autre chose. Il propose un autreenchaînement des faits : c’est Jugurtha qui est d’abord inquiet, et noncelui qui va le juger. Enfin un dernier trait de caractère de Jugurtha estexaminé, l’esprit d’indépendance :

Il s’ensuit une proposion naturelle à l’indiscipline, au refus de reconnaître toute

discipline imposée du dehors.

Cet énoncé renvoie à plusieurs autres, qui constituent pour lui lecadre discursif de son déchiffrement. Ce sont les énoncés sur l’indisci-pline des indigènes et la nécessité d’une autorité forte, etc. Ces énoncéspeuvent être repris et réitérés par les Indigènes eux mêmes. Ainsi, onpeut lire dans une lettre de M. CASSY :

Comme tous les hommes, si les Berbères ont de grandes qualités, ils ont aussi

des défauts. Le premier de ces défauts, celui qui leur a toujours nui, c’est leur

individualisme borné, leur passion de l’indépendance individuelle jusqu’à ses

extrêmes limites 517.

On remarque que cet énoncé décrit une même caractéristique, maisla différence est au niveau de l’appréciation. Dans ce cas reconductionde la lecture habituelle ; dans le texte de Jean AMROUCHE, déplacementdes points d’attaque et changement dans les déductions. Cettecaractéristique – l’indiscipline – se retrouve dans un autre énoncé, maisnommée autrement :

Un des traits majeurs de Jugurtha est sa passion de l’indépendance, qui s’allie

à un très vif sentiment de la dignité personnelle.

Il faut ici rappeller le contexte de publication du texte : au lendemaindu refus sanglant de tout changement au statut et à la condition descolonisés. On peut dire que l’auteur se tient à l’écart du débat et duchamp politiques. Mais son texte s’inscrit de plain-pied dans le débat surl’être et le devenir des Algériens. Cet énoncé entre en relation inter-textuelle avec un autre, émis par l’Emir KHALED :

Leur caractère [de l’Arabe et des Musulmans] a toujours été fier et

indépendant518.

Le relation n’est pas directe ; elle passe par le champ discursif quiconstitue en quelque sorte l’intertexte. Il n’est pas question de tirer letexte de Jean AMROUCHE vers un terrain qui n’est pas le sien, maisforce est de constater la constitution et la permanence de certaines lignesdiscursives. Les textes sont traversés par ces lignes discursives qu’ilscontribuent à former. C’est en cela que L’Eternel Jugurtha, quelle que soitsa place originale dans le champ discursif, est un texte de son temps etun texte produit par un colonisé.

517 HESNAY-LEHMEK, op. cit., p. 59.518 Emir KHALED, op. cit., p. 4.

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Le texte se termine sur une ouverture et un dépassement possiblede la situation bloquée où chacun campe sur ses positiosn discursives.C’est à ce moment du texte que le sème l’enseignement de l’Occident estrepris :

Il faut donc que Jugurtha s’intéresse à ce monde autrement que comme à un

objet de contemplation esthétique ou à une source inépuisable de voluptés et de

douceurs éphémères. Il faut qu’il apprenne à le considérer comme son champ

d’action, où il donnera la mesure de toutes ses forces conjuguées […]. Il faut enfin

qu’il apprenne, en canalisant son inquiétude, en équilibrant sa vie psychique, à

observer, à comparer, à rapprocher les faits d’une manière méthodique et

rigoureuse, sans souci de savoir si ses intuitions, si les audacieuses constructions

de son imagination, recevront la sanction de l’expérience. Alors seulement il sera

sorti de l’âge théologique et de l’âge de la magie.

Cet énoncé forme la conclusion de l’essai. C’est la déduction de ladescription du génie africain. Si l’Occident est celui qui proposel’enseignement, il n’intervient plus. Il faut.… : l’obligation est pourJugurtha. C’est la condition de son passage d’hier à aujourd’hui. Ici,l’interlocuteur ciblé, convoqué en texte, n’est plus l’occidental. Il est ducôté de Jugurtha. C’est lui qui s’interroge sur l’efficacité de telle ou telleentreprise, qui se complaît dans la contemplation et la jouissance dumonde... Changement dans la scène discursive : l’Autre change et lediscours de même. On est hors du premier champ discursif, on est dansun débat qui ignore la colonisation, ou du moins ne la fait pas intervenircomme pôle important. Ce dernier énoncé va dialoguer, d’une certainefaçon, avec le texte de BENNABI qui postule lui aussi une nécessairesortie des temps anciens, un changement fondamental des mentalités, endehors du cadre colonial.

Nous voyons ainsi que ce texte, quelle que soit son originalité, qu’ilne saurait être question de réduire à un modèle général quelconque,peut entrer en relations intertextuelles par l’intertexte (par le champdiscursif) avec d’autres essais. Ce n’est pas un texte isolé, c’est un textede son temps (de son chronotope).

L’AUTRE JUGURTHA : YOUGOURTHA

Le second essai sur le même ancêtre fondateur est publié en 1947par Mohamed-Chérif SAHLI, militant du mouvement nationaliste. L’énon-cé du titre peut être lu en regard du premier. Jean AMROUCHE avaitadopté la nomination et la graphie des historiens français, héritiers de lapratique romaine. SAHLI reprend, lui, une nomination et une graphie plusproches de l’usage berbère, de l’usage autochtone. Ce déplacement n’estpas fortuit : il induit un nouveau positionnement dans le champintellectuel et, même, un changement de ce champ. Par ailleurs, pourSAHLI, ce n’est pas tant le personnage historique qui importe que la

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signification de son action : son message pour aujourd’hui. Commentdéchiffrer son histoire ? Quelle leçon en tire l’auteur, pour quelle finalité ?

Le commentaire para-textuel

Dans la préface à la réédition de 1968, longtemps donc après laclôture sémantique, SAHLI désigne son texte comme

un livre de combat dans le cadre de la longue lutte du peuple algérien pour son

indépendance […].

Aux pessimistes et aux défaitistes de 1947, le “Message de Yougourtha” visait

à montrer que la lutte pour la liberté avait des racines trop profondes dans

l’histoire de notre pays pour être sérieusement affectée par un revers passager 519.

Il lui assigne ainsi un impact dans la champ politique. Cette visée étaitdéjà dans le texte, dans la conclusion :

Puissent ces considérations historiques rappeler à certains des nôtres

l’importance primordiale de l’union en cette phase décisive de la lutte pour la

liberté ! 520

Les deux énoncés, celui de 1968 et celui de 1947, se rejoignentdans la méthode d’utilisation et dans la lecture de l’histoire. Yougourthaet son itinéraire constituent une page où peut se lire ce qui se passe et cequi va se passer. On peut noter une variation dans l’allocutaire visé etprésent en texte. L’énoncé de 1986 (le temps passé : l’imparfait) reprenddonc celui (le premier) qu’il raconte, qu’il réitère, pour un allocutaire de1986. Dans cette nouvelle énonciation, l’allocutaire de 1947 est raconté,énoncé. Pour cet allocutaire (le défaitiste, le réformiste) l’histoire deYougourtha a une fonction pédagogique, démonstrative et argumentative.Elle est projetée vers le futur, vers une action à venir.

Par ailleurs, l’énoncé de 1986 cible un autre allocutaire, celuid’après la clôture de l’événement historique (après 1962). Pour celui-ci, ils’agit d’expliquer et de justifier ce qui s’est passé. L’énoncé estapparemment tourné vers le passé. L’enjeu n’est plus au niveau de lalégitimité de la lutte (le processus est clos), mais dans la légitimitéhistorique d’une démarche. Dans la préface, SAHLI fait allusion à unmilitant (probablement Ferhat ABBAS) qui prit peur devant la répressioner refusa la perspective de provoquer la mort du peuple... Un texte, on lesait, peut varier dans ses lectures possibles, et donc dans son écriture /ses écritures. Outre sa fonction documentaire, la réédition de cet essai lefait intervenir autrement dans le champ discursif, celui qui s’ouvre après1962.

519 SAHLI, op. cit., p. 7-8.

520 Ibid., p. 102.

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Dans la perspective de notre étude, nous essayerons de remettre letexte dans son chronotope historique tel qu’il s’écrit en texte, et de voircomment se fait la re-lecture (écriture) de l’histoire. Contre et à partir dequels discours s’écrit-il ? Quels sont les acteurs discursifs quiinterviennent et quelles positions occupent-ils ? M. - C. SAHLI suit, plusque Jean AMROUCHE, la démarche de l’historien. On retrouve lasuccession des différentes périodes et des personnages historiques :Carthage, les guerres puniques, Massinissa, Miscispa, Yougourtha...Mais il ne se drape pas dans l’objectivité de l’historien. Sa position estsans équivoque dès l’incipit qui trace le cadre discursif.

Une autre histoire

Deux points, implicitement définis comme fondamentaux, serontdéfinis : la terre et l’homme. Le titre du chapitre, Le pays d’Amazir 521,s’inscrit dans un même champ anthroponymique, qui englobe You-gourtha, Imaziren522, Tamazirt523. La relation entre le pays et l’homme sejoue au niveau de la signification des noms :

[…] les Imaziren, dont le nom signifiait : hommes libres, du pays d’Amazir 524.

Une permanence est ainsi inscrite par la continuité des signifi-cations. Comme dans le texte de Jean AMROUCHE, l’auteur postule uneidentité fondamentale qui traverse le temps et résiste aux invasions :

Huit siècles de domination romaine n’ont pas eu plus d’effet sur son âme qu’un

vent léger sur le miroir des eaux. De Rome, il ne reste plus chez nous que des

pierres qui portent la figure éternelle du paysan maghrébin 525.

Cet énoncé se lit en stéréoscénie par rapport à d’autres énoncés,par rapport à un bloc discursif. On peut prendre un exemple de ce blocdiscursif et voir comment l’essai de SAHLI établit avec lui le dialogue,entre réfutation et reconduction. Le livre d’Eugène CAT est l’un de cestextes importants dans la constitution d’une certaine histoire, qui légitimela présence française en Algérie. On peut y lire, en note :

Un jour, le savant Léon Renier, qui a si bien exploré les ruines de l’Algérie,

copiait une inscription latine. Un Arabe s’approcha et lui dit : “Tu connais donc

cette écriture ?” “Oui, répondit Léon Renier, je la comprends et je l’écris, car c’est

la mienne ; vois, ce sont nos lettres, c’est notre langue.” “C’est vrai, dit l’indigène”,

et il ajoutait en parlant à ses compatriotes : “Les Roumis sont vraiment les fils des

521 Ibid., p. 11.522 Ibid., p. 16.523 Ibid., p. 16524 Ibid., p.16525 Ibid., p. 11.

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Romains ; et lorsqu’ils ont pris ce pays, ils n’ont fait que reprendre le bien de leurs

pères”526.

Cette scène – qu’importe qu’elle soit véridique ou soit une sorte demétaphore explicative – met en place les acteurs discursifs et les rela-tions entre eux : l’homme de savoir qui crée une archive pour le présent,l’indigène qui interroge et finit par ré-énoncer le discours de reconnais-sance, et la relation entre les deux. Le Français est l’héritier légitime duromain. Cet énoncé était déjà présent dans le corps du texte :

Nous sommes d’ailleurs les héritiers des Romains ; les Indigènes nous

appellent des Roumis 527.

L’Afrique romaine est ainsi une référence légitimante et un modèle àimiter. Remarquons que SAHLI reprend presque tous les acteurs discur-sifs : les Romains ; les Indigènes = le paysan maghrébin ; les ruines.Mais les rôles changent. La légitimation par l’action civilisatrice fait placeà celle de la possession du sol. L’action civilisatrice est réduite à desruines. La lecture / écriture de l’histoire programmée dans la suite dutexte est déjà tout entière dans cet énoncé. Outre la différence de lecturede la présence des Romains, une autre différence notable affecte le restede l’histoire. Tous les étrangers, tous ceux qui sont venus de l’extérieur,n’ont pas le même traitement textuel que les Romains. L’Islam a eu unautre impact. Il fut

l’admirable complément du génie africain, il apportait à notre peuple la foi

génératrice d’idéal et d’union et qui, réalisant le voeu de Yougourtha, allait forger ,

au temps des Almohades, un Maghreb puissant et éclairé 528.

Le texte établit une relation de complémentarité, de réalisation de cequi était inscrit comme possible au creux de la geste de Yougourtha. Làoù les autres historiens établissent une rupture, SAHLI trace unecontinuité. Il réfute ainsi tout un bloc discursif, qui sert de soubassementà son discours. On voit comment cet essai travaille le même matériaudiscursif que L’Eternel Jugurtha. Les deux textes élaborent des thèsescomparables. On peut trouver des arborescences semblables : uneidentité première, qui préexiste à tous les envahisseurs ; des apportsextérieurs qui généralement n’affectent pas la permanence fondamentale.Ils diffèrent sur la place et le rôle de l’Islam. Jean AMROUCHE le signalecomme trait de ce génie africain qu’il élabore en le décrivant. Puis vers lafin du texte, il interpelle une certaine conception de l’Islam qui seconfinerait dans l’attentisme.

Dans le texte de SAHLI, comme dans de nombreux autres textes,l’Islam a un rôle de parachèvement et les Arabes ont été des libérateurs.Une autre suite historique est esquissée :

526 CAT, Petite histoire de l’Algérie. Tunisie. Maroc, Alger, Jourdan, 1889, p. 83.527 Ibid.,p. 89.528 Ibid., p. 12.

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Berbères / Amazir Arabes / Islam Notre peuple

Cette succession permet une projection vers un avenir possible :

Le Maghreb conserve son héritage et porte ses espérances529.

Postures et rôles discursifs

La position du locuteur apparaît dans l’utilisation du pronom et dupossessif, nous, notre. Implicitement le texte postule une communautéd’intérêt, une complicité entre locuteur et allocutaire, celui pour lequel ilélabore cette thèse et qu’il cherche à convaincre. Les substantifs pays ,peuple sont employés avec une forte occurrence, induisant une existenceet une unité loin d’être évidentes. Ce pays posé comme postulat ignorela réalité coloniale, en quelque sorte exclue de son horizon. Mêmeremarque pour peuple : il n’existe qu’un seul peuple. Le devenir est ainsitracé, sans être vraiment repérable dans un énoncé précis.

Le message de Yougourtha530

Au terme de l’étude, seul le personnage de Yougourtha est retenu. Ildevient le point de repère à partir duquel tous les autres événementsprennent sens. Il est le point de départ d’un réseau de significations. Sonhistoire est l’archive première d’autres histoires. On peut relever dans letexte quelques énoncés qui sont des lieux d’affleurement en texte decette thèse de la permanence yougourthienne :

– De génération en génération, de siècle en siècle, son message a été le credo

du peuple, le mot d’ordre des patriotes 531.

La permanence, pistée dans la lecture de l’histoire, est de nouveau po-sée comme postulat, comme vérité qui n’a nul besoin d’être démontrée :

– Douze siècles après la mort de Yougourtha, un illustre maghrébin,

Mohammed Ibn Toumert, traduit cet impératif avec force 532.

529 Ibid., p. 16-17.530 Ibid., c’est le titre du chapitre conclusif, p. 89-107.531 Ibid., p. 90.532 Ibid., p. 91. La dynastie almohadienne, qui a régné au Maghreb et en Espagne aux XIIe et

XIIIe siècles, est issue d’un mouvement religieux appuyé par des tribus berbères du HautAtlas marocain. Le fondateur en est IBN TOUMERT (1080) qui, après un séjour en Orientpour y suivre un enseignement religieux, notamment auprès du cheikh GHAZALI, revientau Maghreb vers 1110. Il s’attaque aux mœurs de ses coréligionnaires, jugées contraires àla règle musulmane, ainsi qu’aux fuqaha (savants de l’Islam). Pourchassé, il se réfugiedans le Haut Atlas vers 1125. A l’exemple du Prophète, il se fait chef d’une communautéqu’il organise pour l’action politique et militaire au service de ses idées. Il se déclare“mahdi” et rallie à son projet les montagnards berbères.Son disciple Abdel Moumencontinue son œuvre après lui.

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Premier exemple de la résurgence des caractères de la permanence,première réincarnation de Yougourtha. SAHLI laisse de côté la dimensionreligieuse que retiendra BENNABI. Ibn Toumert est un patriote, quis’enracine dans un pays :

– Dans les rues d’Alger, le 4 juillet 1830 […] : la dignité froide des races

d’Orient, leur calme fataliste, inconnu à la vivacité française, les irritaient (il s’agit

des Français vainqueurs) comme une protection insolite 533.

Ainsi, c’est l’esprit de Yougourtha qui permet aux Algériens vaincusd’adopter une résistance passive : ils ne voient pas les envahisseurs, ilsne cèdent pas. Le non-dit laisse deviner le passage à une autrerésistance :

– Et que le noble Abdelkader, vingt siècles plus tard, imitât son prédécesseur,

ce n’était pas une simple coïncidence, le recours à un même expédient. Face au

péril l’un et l’autre retournaient à la source de leur patriotisme, à l’idée de la grande

communauté nationale du Maghreb534.

Comment se fait la jonction entre les deux meneurs de résistance ?Par des valeurs qui semblent modernes, mais que l’auteur déchiffre dansle passé : patriotisme et nationalisme. Ces sentiments ne peuventconcerner la même réalité qu’après la colonisation : il s’agit du Maghrebet non des pays actuels... On voit comment se fait le travail d’ajustementdes concepts et de l’histoire pour élaborer la thèse en projet et annoncéedès l’incipit.

Ainsi, relire l’histoire permet d’esquisser une continuité et d’émettredes postulats qui reçoivent une archive (une antériorité et une mémoire).Cette continuité n’obéit pas à des préoccupations purement historiques,de type objectif. La science n’est pas le premier objectif de SAHLI. Lavérité historique est subordonnée à une autre vérité, celle que construit letexte. Le texte vise un but situé hors de lui, hors de son champ strictosensu : il projette un impact sur le champ intellectuel et politique.

Puissent ces considérations historiques rappeler à certains des nôtres

l’importance primordiale des l’union en cette phase de la lutte pour la liberté535.

Le texte dit clairement son protocole de fonctionnement. L’histoiren’est qu’un moyen, qu’une argumentation et une démonstration. Le projetdu texte est autre que l’histoire. Il entre dans une stratégie globale, celle

533 Ibid., p. 92.534 Ibid., p. 91.535 Ibid., p. 102.

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de la lutte de libération. Cette visée se retrouve, explicitement dans letexte de KATEB Yacine, avec la figure de l’autre ancêtre résistant.

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Chapitre 3 :Renverser la légende noire

L’AUTRE ANCETRE

Du lycée Albertini donnant sur l’avenue principale, à l’approche du cortège,

sortent les maîtres d’internat Abdelhamid Benzine, Ali Pacha Mohamed,

Hammouche ; les lycéens Cherbal, Khalef Khodja [...] voient passer leur

condisciple Benmahmoud à la tête des scouts mais nul ne sait où se trouve un

autre élève de 3ème répondant au nom de Kateb Yacine. Il sera quand même

arrêté par la suite ainsi que Abdelhamid Benzine536.

A l’objectivité de l’énoncé historique qui traque le fait, répondl’énoncé poétique et le réseau de significations multiples qu’il fait partir.Dans Nedjma, on a une relation des manifestations et des jours qui lessuivirent. Surgissement sur la scène poétique, découverte de l’errance...

C’est alors qu’on mesure la plénitude tragique de ce qu’on est et qu’on

découvre les êtres […] rétrospectivement, ce sont les plus beaux moments de ma

vie, j’ai découvert alors les deux choses qui me sont les plus chères, la poésie et

la révolution537.

Deux ans après Sétif, KATEB Yacine, âgé de dix-sept ans, est déjàsur les chemins de l’errance. Il arrive à Paris où il donne une conférenceà la salle des Sociétés savantes. Le texte de l’intervention orale estpublié la même année par les éditions En-Nahdha, à Alger. Le jeunehomme veut déchirer le linceul d’infamie dans lequel on prétendait nousenterrer vivants 538. Cet énoncé pose le projet de l’écrivain, en dit lafinalité. Lorsqu’on se remet dans le contexte de production : aulendemain de la fin d’un espoir dans une terrible répression (Arrêté,KATEB sera, comme la plupart de ceux qui connurent le même sort,maltraité), la métaphore n’est plus une simple image quasiment sans

536 R. AINAD-TABET, op. cit., p. 51.537 KATEB, L’Œuvre en fragments, textes rassemblés et publiés par Jacqueline ARNAUD,

Paris, Sindbad, 1983.538 KATEB, Abdelkader et l’idépendance algérienne, p. 37.

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référent. La distance entre comparé et comparant se réduit à presquerien. Le linceul d’infamie est d’abord un linceul. L’énoncé nous enterrervivants ne renvoie pas seulement au silence ; il réfère directement à ceuxqui furent précipités vivants dans les fours à chaux de la région deGuelma. L’image n’est plus connotation lointaine, elle devient dénotationconcrète, presque reportage. Les mots habituels de la métaphorerenvoient à des chiffres, à des images concrètes ...

Comment travaille et s’étoile en significations le texte de KATEB ?Comment fait-il irruption dans l’ordonnancement apparemment tranquilledu champ discursif ? Comment entreprend-il de renverser la légendenoire en mythe positif pour faire fructifier l’avenir ? Texte qui est d’abordparole et qui en garde les marques.

Les très nombreux écrits sur l’Emir ABDELKADER ont façonné uneimage de celui qui mena la résistance armée pendant quelque dix-septans face aux conquérants français. Ces textes peuvent lui être favorableset ils sont nombreux car l’Emir a suscité beaucoup d’admiration, surtoutaprès sa reddition et lors des émeutes de Damas en 1860, lorsqu’il sauvaplusieurs milliers de chrétiens. D’autres le considèrent comme leprototype du musulman fanatique et fourbe, qui mène une guerre dereligion et ne respecte pas la parole donnée, etc. Mais tous ces textes lephagocytent dans une image figée et définitivement bloquée dans lepassé. L’Emir fait partie de cet Orient exotique qui disparaît peu à peu.

Cet enfermement de l’image et de l’action d’ABDELKADER dans unmontage d’images-clichés aboutit à l’exclusion de l’émir du présent. Ilfonctionne comme une justification, pour le passé et pour l’avenir, de laprésence française. Les manuels d’histoire sont le lieu, et le moyen, oùces isosèmes se forgent, fonctionnent et se transmetten539. On peut relirequelques énoncés extraits de manuels d’histoire :

Les indigènes étaient trop fanatiques pour se soumettre aux infidèles et […]

cherchaient parmi leurs marabouts un chef qui les gouvernât d’une main ferme et

les menât à la guerre pour repousser les roumis. Le plus fameux, qui fut parmi eux

était un vieux chérif des environs de Mascara, nommé Mahieddine ; il passait pour

un saint de la puissante tribu des Hachem. Il prêcha la guerre sainte, aidé de ses

fils, notamment du jeune Abdelkader sur lequel on contait des prophéties

merveilleuses […] 540.

Et on lit plus loin dans le même ouvrage :

Quand les Arabes se furent reposés, ils reprirent leur haine contre nous541.

On retrouve la lecture courante de la résistance algérienne à laconquête. La religion en est le trait dominant, et le qualificatif qui vientquasi-automatiquement est fanatique. Ce bloc discursif, dont nous avons

539 Conjointement avec la transmissions des valeurs de 1789.540 E. CAT, op. cit., p. 302.541 Ibid., p. 302.

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un exemple avec ces deux citations, constitue l’un des socles à partirdesquels le discours ici et maintenant se construit. C’est sur sa mise encrise que la thèse projetée va s’élaborer. Le projet global sera dedéplacer les significations.

ABDELKADER sera situé dans une lignée de résistants dont l’autrefigure lumineuse est celle de JUGURTHA. La parenté de destins desdeux héros a déjà été établie dans le discours français. L’Emir estdésigné comme le moderne Jugurtha542. Et JUGURTHA est appelél’Abdelkader de l’Antiquité543. Celui qui mena la résistance contre Romeest décrit dans des énoncés qui pourraient convenir à l’Emir.

Jugurtha était d’ailleurs un chef habile ; il connaissait merveilleusement le pays,

ses chemins, ses ressources ; il avait une cavalerie admirable qui, à tout heure,

surprenait l’ennemi ; par ses espions, il savait tous les mouvements des Romains

et les arrêtait dans un défilé, ou les entraînait au loin dans les régions désertes et

sans eau. Ennemi toujours présent et toujours insaisissable, il lassa et détruisit

quatre armées544.

Cette conjonction entre les deux héros légendaires avait étéégalement établie par SAHLI545.Deux hommes, deux héros exemplairessont des pères fondateurs, enracinés dans leur terre et leur peuple. Ilssont présentés comme des figures de ce génie africain, qui semble unpoint discursif de l’époque. Pour KATEB, ABDELKADER est signe quel’Algérie est

une nation africaine qui a retrouvé sa voie et sa signification dans une unité

morale musulmane546.

Synthèse, cohérence et unité, telles sont les nouvelles dimensionsaffirmées pour l’Algérie. L’histoire coloniale, l’histoire avant et ailleurs, atendance à dégager les incohérences, à cerner les béances d’unediscontinuité. Les essayistes algériens547 vont, de diverses manières,postuler l’existence d’un pays. Ils installent dans le champ discursif denouvelles caractéristiques : l’amour constant du pays, la pulsion irré-pressible à l’indépendance. Ce faisant, les textes opèrent une libérationdes héros épiques des falsifications et des déformations. La scènediscursive et les règles du jeu sont, nous le savons, fixées ailleurs.L’essayiste algérien est toujours un intrus discursif qui fait irruption dansun ensemble déjà organisé, où tout paraît définitivement réglé, où l’onfeint de croire que tout est définitivement réglé. KATEB se place, dès le

542 PELISSIER de RAYNAUD, Annales algériennes, Alger, Librairie Bastide, 1854, 3 tomes,

cité par PATORNI, “Une improvisation de l’Emir El-hadj Abdelkader”, in Revue africaine, n°40, 1896, p. 278-281, rééd. Alger, SNED, 1985.

543 E. CAT, op. cit., p. 56.544 Ibid., p. 57.545 M. - C. SAHLI, op. cit., p. 81.546 KATEB, op. cit., p. 34.547 A partir d’ici, nous utilisons substantif et qualificatif “algérien” dans le sens actuel.

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début sous le double signe d’ABDELKADER , qu’il cite, et de la vérité,qu’il recherche et qu’il veut rétablir :

C’est par la vérité qu’on apprend à connaître les hommes, et non par les

hommes qu’on connaît la vérité […].

Cette parole suffit à éclairer le fond même de la vie et de l’action d’Abdelkader548.

Citer, c’est exhumer et convoquer ; c’est couler sa voix dans uneautre voix pour réénoncer une parole qui dispense d’avoir une parolepropre. C’est aussi réexaminer, passer en jugement. ABDELKADER estici l’objet de la quête : il s’agit de le connaître vraiment. C’est aussi unmaître à penser, celui qui a laissé un enseignement, une méthode quel’on peut reprendre. KATEB s’occupera surtout de l’homme politique et duchef de guerre : ce sera sa thèse centrale, visible, celle qui est affichéepar le titre. Mais le penseur, qui postule que la connaissance doit êtreobjective, dégagée des passions, le moderniste qui milite pour unchangement dans la condition de son peuple, est constamment présent :ses principes courent sous la thèse-matrice, en constituent quelques-unsdes soubassements. C’est de ce soubassement que relève le retourne-ment de ce qui était accusation en argument positif :

La fatalisme qu’il puise dans l’enseignement philosophique musulman le

protège contre les événements 549.

Une autre conception du monde, une autre philosophie, qui a savalidité, est opposée aux valeurs du monde occidental. La citation réveilleLa Lettre aux Français, plus connue sous le titre Avis à l’indifférent, rappelà l’intelligent550. Le texte a été écrit par l’Emir au printemps 1855, dans saretraite turque. Cette citation relève d’un autre savoir, d’un contre-savoir,un savoir refoulé qui est ramené au jour.

L’entreprise – rétablir la vérité – va dans une double direction :dresser un portrait complet et véridique de l’homme d’action que futAbdelkader, et le défendre contre les détracteurs, les radoteurs etl’infamie des généraux coloniaux551.

ARBORESCENCE

Comment va se faire la quête de vérité ? C’est le texte qui va, touten cassant la gangue qui emprisonnait et déformait le personnage,dresser l’autre figure. Que retient le texte katébien ? L’enfance et

548 KATEB, op. cit., p. 7.549 Ibid., p. 17.550 La Lettre aux Français, traduction de René KHAWAN, Paris, Phébus, 1977, connue sous

le titre Le livre d’Abdelkader. Rappel à l’Intelligent, avis à l’indifférent, traduction de GustaveDUGAT, op. cit.

551 KATEB, op. cit., p. 9. et 32.

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l’adolescence ne sont évoquées que comme phase de préparation,comme terreau qui verra se former la chef d’état et le chef militaire552. Pourse maintenir dans cet axe, l’auteur de Nedjma refuse le romanesque,refuse l’écriture du roman :

Un idylle d’ébauche entre la belle Kheira, fille de Sidi Boutaleb, et Abdelkader.

Idylle fort mouvementée avec ses entrevues clandestines et désespoirs

émouvants. Il faudrait un volume pour le relater [...]. Je laisse cette besogne

engageante aux chroniqueurs et me borne à la conclusion : mariage de Kheira et

d’Abdelkader, célébré avec le vieux cérémonial des familles de noble tente553.

KATEB ouvre une piste possible, une orientation d’écriture, mais nela suit pas. Le refus de l’écriture, et de l’isotopie, romanesques tient dansson ombre un énoncé, pris dans le texte de DUGAT, que KATEB lisait.DUGAT raconte en détail l’idylle que KATEB évoque à peine554. L’écriturede KATEB aurait à voir du côté de l’épopée. On peut rappeler la définitionde l’épopée chez BAKHTINE :

L’épopée comporte trois traits constitutifs : 1° elle cherche son objet dans le

passé épique national, le passé “absolu”, selon la terminologie de Goethe et de

Schiller. 2° La source de l’épopée, c’est la légende nationale (et non une

expérience individuelle et la libre invention qui en découle). 3° Le monde épique

est coupé par la distance épique absolue du temps présent : celui de l’aède, de

l’auteur et de ses auditeurs […] .

Le monde du récit épique, c’est le passé héroïque national, le monde des

“commencements” et des “sommets” de l’histoire nationale, celui des pères et des

ancêtres, des “premiers” et des meilleurs 555.

On peut retrouver, dans le traitement de l’histoire chez KATEB, maisaussi chez AMROUCHE et SAHLI, les mêmes caractéristiques :

– le passé épique national, conquis sur le discours de sa négation ;

– la légende nationale qui est élaborée en texte ;

– le monde des commencements, etc. Les premiers et les meilleurssont dégagés d’un discours considéré comme réducteur et / ou faux.

Il n’est pas question de dire que ces essais s’écrivent comme l’épo-pée. Mais, ils travaillent à faire émerger des figures épiques et légen-daires, et la vérité historique n’est plus leur préoccupation première. C’estdans ce sens que l’Emir est présenté dans le texte katébien comme lehéros parfait, le héros épique :

552 Ibid., cf. p. 7-12.553 Ibid., p. 9.554 DUGAT, op. cit., p. 189-196.555 Mikhaïl BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1979, p. 449.

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Le fils de Mahieddine a une réputation de sage et de héros. Rarement un

adolescent a été à la fois aussi réfléchi et ardent que lui. Il a une constitution

robuste, une taille bien prise, un visage expressif et plein de noblesse. Son oeil

sombre voit loin et voit clair […] 556.

Portrait de la perfection, derrière lequel se profile celui, célèbre, deLéon ROCHES557. A la couleur des yeux près (ROCHES précise qu’ilssont de couleur bleue), c’est le même être parfait qui est décrit. MaisKATEB ne s’arrête pas à l’admiration. Pour lui, parler d’ABDELKADERc’est parler de l’indépendance du pays, c’est parler d’un à-venir qu’ilfaudrait définir et légitimer. C’est l’un des traits de l’originalité de cenouveau discours : la figure de l’Emir entre dans une stratégie de lutteglobale :

Le combat de l’indépendance commencé par Abdelkader continue, a toujours

continué 558.

KATEB va présenter le merveilleux homme d’action, le héroshégélien559, qui aspirait à la réalisaion d’un idéal, d’un absolu. Il procèdealors à la relecture de l’histoire à l’éclairage du faire d’Abdelkader. Letexte énumère les actions : il recrute des collaborateurs compétents, qu’ildisperse à travers le pays560 ; il terrasse Ben Ismaël561 ; il réoccupeMascara…, fonce vers Tlemcen…, l’assiège...562 ; il perfectionne sonarmée563 ; il fait un voyage en Kabylie et gagne la sympathie desmontagnards et des paysans kabyles564 ; en même temps qu’il guerroie ouvoyage, il organise son administration algérienne565... Ce sont là les richesheures du héros exemplaire. Il est toujours en action, toujours enmouvement pour transformer le monde ; il est toujours sujet de l’action.Cette histoire est exemplaire pour tout un peuple, pour le passé, etsurtout pour l’avenir. C’est un enjeu important dans la constitution d’uneidentité. C’est pour cela qu’elle a été falsifiée, déformée. KATEB, enmême temps qu’il brosse le portrait véridique de l’Emir, détruit l’autreportrait, le faux. Il porte l’attaque sur deux fronts.

– Celui de l’écriture de l’histoire : il interpelle les fonctionnaires del’histoire, ces petits observateurs566, qui n’ont pas su, ou voulu, voir leconsensus national qui accompagnait le projet de l’Emir, dont il était lepoint de convergence.

556 KATEB, op. cit., p. 16.557 Léon ROCHES, Trente-deux ans à travers l’Islam (1832-1864), Paris, 1884-1885.558 KATEB, op. cit., p. 37.559 Ibid., p. 17.560 Ibid., p. 17.561 Ibid., p. 18562 Ibid.,p. 20.563 Ibid., p. 22.564 Ibid., p. 23.565 Ibid., p. 23.566 Ibid., p. 32.

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– Celui du faire dans l’histoire : les généraux colonialistes sont remis àleur véritable place. L’on a alors une galerie de portraits qui rivalisent ennoirceur.

– [Cavaignac] aime ce bon peuple musulman, à l’hospitalité légendaire […].

Seulement, il a besoin d’argent. Le Maréchal Clauzel aussi. Il faut bien tenir son

rang, n’est-ce pas ? Que font ces aristocrates-nés?567

– Bugeaud inaugure sa noire politique indigène, faite d’hypocrisie et de faus-

seté568.

– Le fielleux général Daumas […] 569.

– Saint Arnaud rêvait de profaner les mosquées et de prostituer les Algé-

riennes570.

KATEB réutilise les propres techniques des historiens coloniaux etrenvoie une image négative de la conquête et de ses artisans. Inversiondes symboles de la colonisation, déplacement des valeurs. Déjà un autrepossible de dessine. Dans le texte de KATEB, plusieurs tons se mêlent,comme s’il y avait plusieurs représentations d’un même motif. L’ironie seconjugue avec la démonstration argumentée ou l’assertion de véritéspour déconstruire la thèse préexistant au texte, celle du bien-fondé del’expédition française en Algérie :

Le Français ont un gouvernement ombrageux qui se fâche pour un prétendu

coup d’éventail. Entendez plutôt que la France avait un besoin vital d’un

débouché571.

L’énoncé combine deux assertions différentes. La première(première phrase) joue la réitération du discours historique officiel, de lavérité admise. Mais l’énonciateur marque ses distances par rapport àl’énoncé : cela se voit dans les qualificatifs. Ombrageux n’est pas leterme habituellement utilisé. Il introduit des connotations qui ne sont pasdu même champ sémantique que celui de la raison cartésienne, etc.Prétendu implique le doute sur la véracité de l’événement.

Dans la seconde partie de l’énoncé (seconde phrase), s’opère lerenversement de l’assertion citée. Entendez : le lecteur (et l’auditeur)capable de comprendre est sollicité, c’est lui l’allocutaire privilégié. C’estpour lui, avec lui qu’une autre lecture est entreprise.

Par quelle étrange sollicitude le Roi de France aurait-il songé aux Africains ?

Comment lui est venu le désir de nous dévoiler les vertus locomotives de la

vapeur ? Quel génie obscur le pousse vers nos contrées ? 572.

567 Ibid., p. 20-21.568 Ibid., p. 25.569 Ibid., p. 29.570 Ibid., p. 32.571 Ibid., p. 13.

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L’ensemble des discours sur la mission civilisatrice de la France estramassé en un très court énoncé. Réénoncer n’est pas forcémentassumer, reprendre à son compte. Ici, réénoncer permet de bloquer,d’empêcher de fonctionner. Comment se fait ce blocage ? Par l’inter-rogation rhétorique, qui fait voir le caractère insolite, incroyable del’action. Par les qualificatifs : étrange, obscur, qui marquent une légèredistance entre énonciateur et énoncé. Pas de dénonciation véhémente.L’ironie suffit. Tout en le réitérant, cet énoncé gèle le discours habituel, letient à distance, le désigne comme faux... La même procédure seretrouve dans l’énoncé suivant :

Admettons même que les Bourbons brûlassent d’envie de nous civiliser

(chacun sa manie) […] 573.

La fausse concession tient à distance la thèse de la mission civili-satrice. La parenthèse rejette l’ensemble de la construction discursivecitée. L’ironie permet de dépasser le simple renversement des argu-ments. Elle garde le discours premier, le réénonce et en joue, lerenverse, le met sens dessus-dessous. Elle en révèle les dessous. Elleen révèle les soubassements qui n’ont souvent rien à voir avec ce qui estaffirmé. Le discours cité est mis en crise, bloqué. Il ne peut plus continuerà fonctionner après un tel traitement.

Le texte, s’il prend appui sur les thèses coloniales (le discoursavant), les dépasse. Il postule une autre histoire et d’autres valeurs.

ETOILEMENT

La thèse matrice, posée déjà dans le titre, est développée deplusieurs façons, est jouée simultanément sur plusieurs scènes. A côtéde la thèse centrale, des thèses secondaires sont esquissées, sans êtreforcément développées. Des décrochements, des parenthèses, ouvrentsur un autre développement. Ainsi, lorsqu’il évoque l’idylle entreABDELKADER et Kheira, KATEB, tout en refusant la voie du roma-nesque, rejette au passage un certain discours :

On croit encore hélas au vingtième siècle des races incapables d’amour. Heu-

reusement vingt siècles de poésie placent les Arabes à la tête des peuples

amoureux574.

Au creux de cette assertion sur l’amour, s’inscrit la réfutation de lathèse sur l’inégalité des races. Un autre exemple permet de voir encorece travail de décrochement. KATEB reprend une autre accusation :

572 Ibid., p. 14.573 Ibid.,p. 15.574 Ibid., p. 9.

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Le voile que portent nos soeurs, l’absence ou la rareté des relations entre notre

jeunesse des deux sexes575.

Ici, pas de justification. L’essayiste rappelle que tous les peuplesméditerranéens connaissent le voile, et d’abord les Grecs, qui voilaientleurs femmes et contingentaient leurs déplacements. C’est loin d’être unconsolation, mais l’auteur de Nedjma est pris dans la logique de l’argu-mentation. Il déplace les frontières habituelles entre les mondes, ilbrouille les symboles : le voile n’est plus l’image de l’Islam. Arborescenceet étoilement, crible de vérité et lieu d’élaboration, le texte révèle unedynamique complexe, qui réinvestit le champ discursif et le perturbe.

ABDELKADER ET L’INDEPENDANCE ALGERIENNE

Pourquoi parler d’ABDELKADER au lendemain de mai 1945 ?KATEB explique :

J’aurais accompli ma plus belle mission si je gagnais de nouvelles sympathies

françaises à la cause de l’indépendance de mon pays576.

Là encore, le texte (le discours, puisqu’il fut d’abord oral), est projetévers le champ politique, vers une efficacité. Relire l’histoire, la réoccuper,c’est renouer avec le mouvement de l’histoire. En effet, à partir del’itinéraire d’ABDELKADER, on renoue avec ce possible qui a été bloquéavec la défaite de l’Emir. Sans la colonisation, l’Algérie aurait été un paysouvert à la modernité. Réinvestir cette histoire des possibles, c’est déjàprojeter un dépassement de la colonisation.

Parler d’ABDELKADER ne consiste pas à traiter d’un simple sujethistorique. C’est constituer une archive pour la lutte qui se prépare, c’estdéjà investir le champ discursif et en changer les lignes de force. ChezKATEB, d’autres ancêtres sont évoqués. Ils traversent son œuvreromanesque et théâtrale, comme Keblout, le père éponyme de la tribu,qui résiste aux Turcs et sera tué la veille de l’entrée des Français dans unpays ouvert aux envahisseurs. Ses fils

furent tués dans les chevauchées d’Abd el-Kader (seule ombre qui pût couvrir

pareille étendue, homme de plume et d’épée, seul chef capable d’unifier les tribus

pour s’élever au stade de nation, si les Français n’étaient venus briser net son

effort d’abord dirigé contre les Turcs […] 577.

La parenthèse permet une sorte de décrochement, de sortiegénérique. Elle devient le lieu, et l’occasion, d’un énoncé différent del’énoncé global (le roman). C’est le personnage historique qui est

575 Ibid., p. 9.576 Ibid.,p. 37577 KATEB, Nedjma, op. cit., p. 102.

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convoqué et non un personnage refaçonné par l’écriture fictionnelle. Sonitinéraire, résumé en quelques lignes, ouvre sur ce possible bloqué parsa défaite, et qui, dans le roman reste en suspens. Quant aux pères de lagénération de Si Mokhtar, il leur

fallut boire la coupe, dépenser l’argent et prendre place en dupes au banquet ;

alors s’allumèrent les feux de l’orgie 578.

On peut déchiffrer l’itinéraire symbolique de Si Mokhtar, le seul pèrevivant dans le roman579 en regard du personnage d’ABDELKADER, telqu’il est élaboré dans le texte de la conférence. Le premier entreprend, luiaussi, le pèlerinage à la Mecque. Il est délégué par un groupe denotables qui prennent en charge les frais du voyage. Il change de projetet se déroute sur la côte africaine. C’est sur la côte soudanaise, à Port-Soudan exactement, qu’il transmettra à Rachid, de la génération de mai1945, l’histoire tribale. Il égrénera la lignée des ancêtres, la défaite et ladispersion spatiale et nominale de la tribu :

Les Hommes avaient fui, et les orphelins qui bénéficiaient des largesses

allaient être à leur tour éloignés ; la ruine de la tribu s’acheva sur des registres

d’état-civil, les quatre registres furent recensés et divisés les survivants ; l’autorité

nouvelle achevait son œuvre de destruction en distinguant les fils de Keblout en

quatre branches […] 580.

Si Mokhtar est de ces personnages qui n’agissent pas, qui ne sontque les passagers de l’histoire. Il ne peut que raconter. Héros stérile etcarnavalesque, toute action lui est interdite dans un monde organisé parla colonisation. Transmetteur mais non faiseur d’épopée. Il avait pourtanttenté de renouer avec le faire historique dont le souvenir reste vivace :

Le vieux Si Mokhtar boxé par le préfet après les manifestations du 8 mai, et qui

défila seul à travers la ville, devant les policiers médusés, avec un bâillon portant

deux vers de son invention que les passants en masse gravèrent dans leur

mémoire : Vive la France

Les Arabes silence ! 581

Le dernier représentant de la génération des pères débauchésinscrit dans son corps et dans l’espace public la vérité coloniale. Un peuà la manière de FANON, qui dira lui aussi que la colonisation est unprocessus de violence absolue, son geste révèle le réel. Tous lesdiscours sur la fraternité, l’intégration, la mission civilisatrice, etc., sontréfutés. A leur place ces deux vers qui résument tout. Fidèle à la logiquede son personnage, le vieillard montre, de manière presque brechtienne,

578 Ibid., p. 103.579 Cf. KATEB, Nedjma, op. cit.580 Ibid., p. 127-128.581 Ibid., p. 156.

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ce qui est. La question est dans le camp de ceux qui regardent et lisent,de ceux qui sont ainsi interpellés : que faire après ?

Un autre “père” éducateur apparaît dans La poudre d’intelligence582.Nuage de Fumée pratique la dérision comme principe de conduite dansla vie. Il entreprend de réveiller le peuple, tout en tournant en dérision leshommes de pouvoir : le muphti et le cadi. Ali, le fils de Lakhdar et deNedjma, un descendant de la tribu de l’aigle, vient pour la leçon, aprèsavoir traversé les frontières de l’Ouest. Le maître entreprend de luienseigner comment ruser avec la vie, comment rire du monde sur lequelon n’a plus de prise. Autant en rire et renverser les signes pourréintroduire un autre pouvoir possible583. Mais Ali dépasse rapidement lemaître. Il clôture le cycle de la farce et passe à autre chose. La luttearmée remplace l’énigme à déchiffrer : une autre énigme aux prises avecle réel remplace les devinettes dérisoires à la Djeha. Ali délivre le vautourcapturé et enfermé dans une outre. Il brise la coupole de cristal quisépare le prince héritier de la réalité. Il prendra part à la lutte armée, pourlibérer les vautours en cage avec leurs tribus584.

Avec le personnage d’Ali, la pièce commencée en farce, setransforme, dans l’écriture même, en drame historique. Les personnagesne sont plus des masques sur vide, mais des êtres déchirés, lestés d’unpassé, en quête d’un avenir, inquiets, tourmentés et interrogateurs. Toutse passe comme s’il y avait une permutation d’ordre générique : l’écriturepasse du genre farce au genre drame historique. Le poids de l’histoire estréintroduit. Nuage de Fumée, figure de pantomime, sans passé et sansperspective d’avenir, quitte la scène et cède la place à Ali et sescompagnons, qui renouent avec le faire de l’Emir.

Dans le roman comme dans la pièce de théâtre, alors que la figurede l’Emir tient lieu de repère pour un avenir possible, les pères sontsignes d’une époque qui finit. Les fils, Rachid, Lakhdar mais aussi Ali,ouvrent un autre temps, celui de l’histoire.

Revenir sur l’histoire d’ABDELKADER ne se limite pas à revisiter unpassé glorieux et quasi-légendaire. Le champ discursif est perturbé et tirévers une autre restructuration. Ce travail de déstabilisation des lignes deforce et des repères permet l’ouverture sur un possible : la figure del’Emir en est le signe et le symbole. On voit en quoi, dans l’écriture del’essai, l’épopée est orientée vers la démonstration et l’argumentation.L’épopée et la légende sont un moyen de donner une archive à ce qui seprofile sur le champ politique. L’épopée et la légende donnent àl’événement à venir une antériorité et une légitimité symbolique. C’est untravail comparable que l’on retrouve dans l’essai de M.-C. SAHLI. 582 KATEB, “La Poudre d’intelligence”, Le Cercle des représailles, Paris, Seuil, 1959.583 BAKHTINE analysant le carnavalesque, dégage le dialogisme qu’introduit le rire :

renversement des valeurs. D’autres valeurs, différentes et contestant les valeurs officielles,viennent organiser pour un moment, le monde. Elles introduisent la relativité de ce qui sevoulait loi immuable.

584 KATEB, “La Poudre d’intelligence”, p. 113.

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ABDELKADER, CHEVALIER DE LA FOI

Le titre du texte de SAHLI, comme chez KATEB, donne le nom Abdel Kader, sans le titre d’Emir, qui se retrouvera dans le corps du texte.Chaque fois l’anthroponyme est pris dans un énoncé englobant :

a - Abdelkader et l’indépendance algérienne ;

b - Abdelkader, chevalier de la foi 585.

On peut considérer que les deux énoncés fonctionnent sur la mêmestructure : une équivalence entre ABDELKADER et le second élément del’énoncé. C’est ce second élément qui charge l’anthroponyme d’unecertaine signification, qui façonne ainsi une certaine figure de l’Emir. Ilinforme déjà sur le projet développé en texte. Chacun des deux titress’inscrit d’emblée sur le pôle discursif des revendications nationalistes.Dans le premier titre le mot indépendance, brandi dans les manifestationsde mai 1945, est accolé au nom. La coordination induit une circulationsémique et symbolique de l’un à l’autre. Nous avons vu que le texteélabore une certaine signification du faire de l’Emir et la projette encontinuité possible dans le futur.

Le second titre semble s’inscrire dans le champ religieux (foi). Ilsemble également entièrement tourné vers le passé : le substantifchevalier réfère à ce monde moyenâgeux dans lequel on enfermaitABDELKADER. Il situerait le texte dans le même temps (le même chro-notope) et les mêmes significations que certains historiens occidentaux.Leur discours est souvent présent en texte pour être réfuté. Il tient endeux points : l’Emir est décrit comme un fanatique religieux, ignorant toutde la modernité. L’énoncé du titre s’inscrit dans ce champ discursif. Ilsemble programmer un renversement des signes et valeurs qui denégatifs deviendraient positifs. Mais nous allons voir que le texte, s’ilretient la dimension religieuse la met en relation avec d’autres valeurs,morales et humanistes ; et qu’il réfute la thèse d’un ABDELKADERpasséiste et rétrograde.

Paratexte et clôture sémantique

La réédition de 1967 est précédée d’une préface du Docteur A.KHALDI. Bien que ce paratexte soit produit après la clôture sémantiquedu chronotope historique (une vingtaine d’années après) il fournit desinformations sur le champ intellectuel de l’époque. Le préfacier est unacteur qui a joué un rôle important dans ce champ. Il a écrit lui-même et

585 Dans le texte de SAHLI, l’énoncé du titre varie de la couverture à la page de garde :

Abdelkader, le chevalier de la foi et Abdelkader chevalier de la foi. Il s’agitvraisemblablement d’une coquille.

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préfacé (d’une certaine façon légitimé) plusieurs textes586. Il remet le textedans le contexte du moment, les lendemains de la répression desmanifestations :

Après mai 1945, tout semblait définitif pour tout le monde : le colonialisme

pensait avoir réglé le problème algérien par un bain de sang et beaucoup

d’Algériens le crurent aussi. Il y en eut cependant qui refusèrent cette fatalité et

parmi eux quelques intellectuels qui répliquèrent fièrement au défi colonialiste 587.

Dans cette résistance qu’il présuppose comme déjà bien structurée, ilretient un événement : la création des éditions En-Nahdha.

C’était une entreprise matériellement et moralement aussi téméraire que celle

du personnage d’Anatole France, qui grattait le salpêtre dans une cave humide

pour préparer “le triomphe impossible et certain” de la Révolution de 1789588.

En Nahdha va prendre en charge la quasi totalité des textes natio-

nalistes publiés en Algérie. En effet, elle publie les textes de BENNABI

(deux essais,Vocation de l’Islam et Les conditions de la renaissance

algérienne, et un roman,Lebeik, Le pèlerinage du pauvre), ceux de SAHLI

(L’Algérie accuse et Le Complot contre les peuples africains), Ali El

HAMMAMY (Les Précurseurs et un roman à thèse, Idriss). En France, les

éditions du Seuil s’occupent des auteurs qui choisissent (ou sont obligés)

d’éditer hors d’Algérie. Outre les romans de FERAOUN, DIB et KATEB, le

Seuil publie les essais de BENNABI, Vocation de l’Islam et d’Abdelkader

RAHMANI, L’Affaire des officiers algériens589.

Ainsi, même écrite vingt ans après le texte, la préface restitue autexte quelques éléments du contexte de production-réception. Parailleurs, elle vise un nouveau lecteur, celui des années soixante. Pour lui,elle participe de cette réécriture de l’histoire, qui est loin d’êtreaujourd’hui achevée, malgré certaines entreprises... La mémoire (l’ar-chive) est un enjeu important puisqu’il permet de structurer le présent et,surtout, de faire barrage sur certaines hypothèses, sur certains possibles.

Incipit : une figure idéale

586 Cf. Dr Abd el Aziz KHALDI, Le Problème algérien devant la conscience démocratique,

préface de Salah BENSAI, Alger, En Nahdha, s.d. (1948-1949). Rééd. , Paris, Ed.L’Algérien en Europe, s.d. (1968). KHALDI a également préfacé le livre de Malek BENNABI,Les Conditions de la renaissance algérienne. Le Problème d’une civilisation, Alger, EnNahdha, 1949.

587 A. KHALDI, Préface, M. - C. SAHLI, op. cit., p. 5-6.588 KHALDI, op. cit., p. 6.589 Publié en 1959. Il y aurait une étude du champ éditorial et de la répartition des textes entre

les maisons d’édition. On peut noter par exemple que, pendant la guerre de libération, leséditions de Minuit publient la presque totalité des textes dénonçant la torture.

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Comment se fait l’attaque du discours ? Comment SAHLI fait-ilirruption dans la champ discursif ? Comment y prend-il place ? Et pourquelle(s) place(s) ? L’incipit de ce texte commence par le résumé dudiscours avant et ailleurs. Le cadre discursif est tracé, constitué par plusd’un millier d’écrits590. Le nouvel acteur discursif y prend place :

[…] nous sommes loin d’avoir une vision juste et adéquate d’une œuvre et

d’une destinée que les passions partisanes se sont plu à obscurcir et sur

lesquelles on semble avoir mis les scellés de la raison d’Etat 591.

Cet énoncé donne déjà la position du locuteur et son projet : rétablirla vérité ; parler de l’œuvre et de la vie du personnage considéré. Ceténonce sera repris, soit en entier, soit partiellement, dans l’Introduction etdans le corps du texte. Nous pouvons repérer ces réitérations et lesclasser. L’Emir ABDELKADER est défini comme intellectuel né592, commepatriote algérien593. Et il faut ajouter à cela qu’à ses yeux rien ne pouvaitlégitimer ni excuser le mensonge594. Le reste du texte va, en partie,fonctionner comme expansion de l’énoncé de ces caractéristiques del’Emir. L’auteur, pour développer et étayer cette thèse, prendra appui surl’itinéraire et l’œuvre écrite de l’homme.

Un autre moyen pour élaborer la nouvelle figure de l’Emir consiste àle dégager des clichés, fussent-ils positifs, qui le figent en homme mono-signifiant. Le nouveau discours part d’une appellation élogieused’ABDELKADER :

Ses talents de stratège l’ont fait surnommer le “Napoléon du Désert”595.

Le surnom est réénoncé et tenu à distance par les guillemets etl’absence d’énonciateur repérable. Il permet deux orientations de l’argu-mentation, deux arborescences qui n’ont pas le même traitement. Letravail de réfutation de cette imagerie d’Epinal qui enchaîne l’Orient audésert 596 est vite expédié. Il signale un développement possible que lediscours laisse en suspens. Toutefois, il signale l’un des aspects duprojet global, qui est de restituer à la figure de l’Emir plus de complexité.La comparaison avec Napoléon permet de souligner l’originalité dupersonnage considéré :

rien de commun entre le conquérant immolant les peuples à son ambition et le

patriote algérien […] 597.

590 SAHLI, op. cit., Introduction, p. 19.591 Ibid., p. 19.592 Ibid., p. 20.593 Ibid., p. 21.594 Ibid., p. 22.595 Ibid.,p. 21.596 Ibid.,p. 21.597 Ibid., p. 21.

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La comparaison se voulait élogieuse en établissant une égalitéentre le grand homme français et l’Algérien. SAHLI la refuse et établit unedifférence radicale entre les deux hommes. Le conquérant a unetrajectoire à l’inverse du patriote : alors que celui-ci défend son pays,l’autre opprime les peuples. Cette différence n’est pas un résultat fortuitou conjoncturel de l’histoire. Ce dernier découle d’une position morale etphilosophique qui fait refuser à l’Emir les conquérants, les despotes et lesoppresseurs598. La comparaison refusée ouvre sur d’autres éventualités,d’autres parallèles avec d’autres hommes :

A qui comparer l’Emir ? A Marc-Aurèle, empereur philosophe, guerrier malgré

lui ? Mais l’enthousiasme généreux d’Abd-el-Kader s’oppose à la sagesse

résignée, au coin du feu, du serviteur de l’ordre romain599.

Comparer est immédiatement neutralisé par s’oppose et lacomparaison tourne court, car elle ne peut rendre compte des autresqualités de l’Emir. Ces qualités sont du même ordre que le patriotisme.Par ailleurs, la comparaison laisse se profiler une autre qualité de l’émir :la tolérance. Alors que Marc-Aurèle avait permis la persécution deschrétiens, ABDELKADER en a sauvé des milliers lors des émeutes deDamas600. SAHLI propose alors une dernière comparaison :

Je dirai plus volontiers d’Abd-el-Kader qu’il fut le Socrate algérien. De Socrate

il avait en effet la douceur, la bonté, la patience, la parfaite maîtrise de soi et la

grande élévation morale601.

Changement dans la série des comparants : passage des empe-reurs à un philosophe. Pourtant les sèmes communs entre Napoléon etMarc-Aurèle d’une part et l’Emir d’autre part sont à l’évidence plusnombreux et plus évidents. Quoi de commun avec le philosophe ? Letexte donne la liste des sèmes communs au comparé et au comparant.Les qualités retenues entrent dans le projet discursif qui est de s’occuperde l’homme et du penseur.

Ce dernier énoncé laisse apparaître clairement l’énonciateur. Ils’affirme et prend place dans le champ textuel, je. C’est un acteurdiscursif identifiable. Il ne se fond plus dans un nous dont on ne sait pastoujours si c’est un nous rhétorique ou un nous qui englobe le locuteur etson allocutaire (passons...). Il ne s’efface plus devant une énonciationobjective dans laquelle l’énoncé semble se dire tout seul. Il précise saposition :

598 Ibid., p.22.599 Ibid., p. 23.600 On peut, sans grand risque de se tromper, affirmer que les intellectuels algériens formés à

l’Ecole française connaissaient l’histoire romaine.601 SAHLI, op. cit., p. 23.

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Il est naturel que ma qualité d’Algérien me porte à évoquer avec piété la

mémoire d’Abd-el-Kader. On aurait tort de coire qu’elle puisse me pousser à

l’exagération602.

L’énonciateur protège d’avance sa démarche contre un éventueldiscours de réfutation. C’est qu’après l’installation de l’énonciateur dansle champ discursif, vient une série de postulats qui seront posés commevaleurs absolues.

En vérité, de quelque point de vue que l’on considère l’Emir, on ne découvre

rien de mesquin, ni de médiocre en sa personne.

Idées, sentiments, gestes et actions, tout en lui porte le signe privilégié de la

noblesse et de la grandeur.

Il est de ces êtres rares, qui, de siècle en siècle, de millénaire en millénaire,

offrent au genre humain une idée de la perfection, un modèle exemplaire.

Par sa vie, son caractère et ses œuvres, Abd-el-Kader honore son pays, sa foi

et l’humanité entière603.

De nouveau effacement de l’énonciateur devant l’assertion qui estde l’ordre du postulat de vérité. L’accumulation des qualificatifs proposeune image de la perfection, figure de l’idéal non seulement pour lesAlgériens mais pour tous les hommes. Cette isotopie de la perfection etde la perfectibilité se retrouvera par la suite dans le texte, comme l’un desprincipes moraux et philosophiques de l’Emir. Nous avons un aperçu desréseaux discursifs qui courent dans un texte, pour développer, étayer,reprendre les qualités énumérées. Ces qualités posées dès l’introduction,sans attendre d’être démontrées ou prouvées, sont dressées comme destotems de reconnaissance.

Bloquer le discours avant et ailleurs : un aspect de la stratégieargumentative

Le discours qui occupait et constituait le champ discursif est cons-tamment cité et gelé, mis en impossibilité de continuer à fonctionner.C’est par un énoncé qui le résume que commence le déploiement dutexte :

On s’imagine souvent que l’Algérie, à l’époque d’Abd-el-Kader, n’était qu’un

pays de barbares et d’illettrés604.

Un court énoncé et toute la masse des discours émis auparavant estconvoquée. Convoquée et réduite au silence. Ce discours est résumé. Ilest introduit par un verbe modal qui change son statut énonciatif. Ce n’estplus une assertion positive. Renversement des signes, déplacement des

602 Ibid., p. 23.603 Ibid., p. 23.604 Ibid., p. 25.

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valeurs et repères. La position du locuteur se retrouve tout entière ici.Puis SAHLI prend appui sur une citation empruntée au professeur Emeritpour réfuter le discours cité. Il se réfère à un acteur du champ intellectuelqui fait autorité et dont l’impartialité605 ne fait aucun doute. C’est à traversle texte de celui qui vient de publier un livre sur l’Emir606 que s’engage ledialogue avec l’avant discursif. Le livre d’EMERIT remplit les mêmesfonctions que l’ensemble des discours préexistants au discours ici etmaintenant. Il est cité pour appuyer un point de l’argumentation enconstruction, comme réfuter le cliché sur la barbarie et le retardcivilisationnel. Mais aussi pour être lui-même réfuté, comme exemple etlieu-tenant de tout un pan du champ discursif. A partir de son jugementsur la qualité de l’enseignement de l’époque, SAHLI engage avec lui ledébat. Il ébranle, déconstruit et gèle le texte du professeur à travers unestratégie complexe, faite de concessions :

Il est vrai que cet enseignement n’était pas moderne607

C’était un enseignement scolastique il est vrai […] 608,

de reprises provocantes :

N’en déplaise à M. Emerit, on enseignait beaucoup de théologie609,

et de déplacement des critères d’explication et de jugement : le niveaude l’enseignement s’explique par le système économique décadent610. Uneautre chaîne de causalités, qui prend appui sur les hypothèses et lesméthodes d’analyse modernes, est mise en place pour expliquer cet état(au lieu de se contenter d’un jugement de valeur). Par ailleurs cetenseignement connaissait

les noms de Platon, d’Aristote, d’Euclide, de Ptolémée, d’Al Kindi, de Razi, de

Ghazali, d’Ibn Sina, d’Ibn Rochd, d’Ibn Khaldoun […] 611.

SAHLI établit une continuité inhabituelle : entre les penseurs etsavants grecs et les penseurs et savants arabes. Rappel d’une réalitéhistorique à l’Occident oublieux d’une part de son héritage. Mais aussimise en place d’une continuité qui vient concurrencer la continuité Rome–France. Ce faisant, il reprend une pratique courante dans les discoursdes Algériens qui consiste à énumérer les grands noms des penseursarabes pour réfuter la thèse de la barbarie. Face aux noms appris àl’Ecole française on dresse d’autres noms. Ce n’est pas simpleénumération. C’est déjà la constitution d’un lieu de résistance symbo-lique, de ce maquis culturel, qui donne une mémoire à ce qui devient

605 Ibid., p. 25.606 Cf. M. EMERIT, L’Algérie à l’époque d’Abd-el-Kader, Paris, Larose, 1951. Les références

sont données en note p. 27.607 SAHLI, op. cit., p. 26.608 Ibid., p. 27.609 Ibid., p. 26.610 Ibid., p. 26611 Ibid., p. 27.

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ainsi possible. Ainsi le locuteur prend place dans le champ discursif : il leperturbe et réorganise. Il élabore son propre discours à partir desénoncés de ce champ discursif ; énoncés non identifiables, sans avoir unauteur précis.

ABDELKADER, un penseur et un homme

Cette première scène (ce premier moment) de l’argumentation sertde cadre à l’élaboration du portrait véridique de l’Emir. Là encore, l’auteurpart d’une citation du livre d’EMERIT :

Profondément ignorant en sciences, et même en histoire, il (l’Emir) sait trouver

les mots touchants pour exprimer les sentiments d’amitié et la poésie du désert612.

Ce jugement va être l’un des points de départ du portrait de l’Emir.Les titres des chapitres énoncent les qualités d’ABDELKADER : Un espritmoderne, Une morale de la perfection, De la religion, Sciences etreligion613. L’homme est doublement situé dans son temps. Il se situe dansla modernité : le discours refuse les clichés qui enferment ABDELKADERdu côté d’un passé quasiment absolu. Mais l’Emir a une autre conceptiondu progrès :

Ce culte de l’effort s’inscrit dans le cadre d’une philosophie du progrès. Progrès

moral, intellectuel et matériel. Le progrès doit être le schéma moteur de toute

évolution humaine, qu’il s’agisse de l’individu ou de l’espèce humaine614.

Il ne s’agit pas d’adopter des techniques ou des pratiques, maisd’une démarche globale, d’une conception du monde. Il se situe égale-ment comme humaniste : l’Emir avait, dans sa vie et dans ses écrits, uneconception de l’homme, basée sur la tolérance et la perfectibilité. Cesisosèmes se retrouvent dans le chapitre conclusif, intitulé Un précurseur.C’est à ce niveau que se fait la jonction avec le présent. Commentprocède SAHLI ? Il fait dans l’histoire-fiction ; il pose quelques jalonsd’une histoire des possibles non réalisés :

Il est intéressant de se demander ce qu’aurait donné l’expérience d’Abd-el-

Kader si la défaite ne l’avait pas interrompue615.

A partir de cet énoncé se fait une dernière réitération de la thèse cen-trale : ABDELKADER un homme à la fois exceptionnel et de son temps.

SAHLI rappelle un fait historique : la création du premier haut-four-neau algérien616. Cet énoncé claque comme un slogan. L’événement estrelaté comme un événement inaugural, ouvrant sur un autre monde, unautre temps. Il aurait pu changer la situation des Algériens en les faisant 612 Ibid., p. 27.613 Ibid., respectivement p. 41, 45, 51 et 57.614 Ibid., p. 43.615 Ibid., p. 155.616 Ibid., p. 158.

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accéder à la modernité. L’isosème Abdelkader, homme moderne et deprogrès se retrouve dans une citation extraite d’une lettre de l’Emir :

Je vous dirai que si peu de chose que ce soit, je possède un grand zèle et une

tolérance portée à un très grand degré, ce qui fait que j’ai de la considération pour

tous les hommes de quelque croyance et de quelque religion qu’ils soient617.

Le commentaire de SAHLI se situe d’abord dans le champ discursifdu moment. Les allocutaires qu’il cible sont le Français, présent et ab-sent, et l’Algérien qui s’interroge sur l’opportunité d’une action contre lecolonialisme :

Elargissant l’orthodoxie musulmane, il formule un idéal de tolérance positive à

l’égard non seulement du monothéisme judaïque ou chrétien, mais de toutes les

croyances, sans aboutir nécessairement à la laïcité, il proclame l’égalité politique

de toutes les confessions […] .

Sa position exclut toute tendance théocratique. Tout en appréciant la

conscience des hommes de religion, il déplore leur incapacité politique 618.

On peut suivre les élargissements et décrochements qui font passerd’un point (d’une isotopie) à l’autre :

– la tolérance fait admettre, selon le commentateur, toutes lescroyances, qu’elles fassent partie des trois religions révélées ou non ;

– mais cette tolérance ne saurait aller jusqu’à la laïcité ;

– mais pas de position théocratique.

On voit se dessiner une conception de l’Etat et de la gestion poli-tique assez précise. La religion y sert de cadre moral et philosophique.Elle confère les principes et les repères, mais ne saurait servir à gérerdirectement. Dans cette conception, les religieux sont politiquement dis-qualifiés. Donc séparation du religieux et du politique. Par ailleurs uneautre position critique d’ABDELKADER vient compléter cette position :

La décadence des Etats musulmans paraît liée, dans sa pensée au despotisme

de leurs souverains619.

Un homme de progrès et de tolérance, mais aussi un démocrate.Voilà complété le portrait de l’Emir. Une figure complexe est élaborée.Elle échappe aux clichés qui la figeaient dans une significationmonosémique. Elle est élaborée pour les lecteurs des années cinquante,mais aussi pour ceux d’aujourd’hui. La réédition du livre vingt ans aprèsla première parution se fait en direction de cet autre lecteur. Le livre restelisible dans la perspective de la lutte nationaliste (lisibilité historique). Ilest lisible dans le cadre de l’écriture de l’histoire, de la constitution d’unecertaine mémoire, d’une certaine identité. Il prend place dans le débat sur

617 Ibid., p. 160.618 Ibid.,p. 161.619 Ibid., p. 161.

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la façon de concevoir la cité et d’y conférer à chacun une place. Cetteouverture sur l’avenir se retrouve encore dans cet énoncé :

L’histoire retiendra qu’Abd-el-Kader fut un grand pionnier de cette renaissance

islamique qui, ébauchée au 19e siècle, se poursuit encore. S’il avait pu continuer,

dans la paix, sa grandiose expérience, il aurait placé l’Algérie à l’avant-garde des

peuples musulmans620.

Ce possible devenir est dessiné pour le premier lecteur (celui de lapremière édition), mais également pour le second (celui de la réédition),et pour nous lecteurs en ce moment. Ces multiples lisibilités, condi-tionnées par l’évolution historique, projettent une autre écriture. L’essaiserait ainsi de ces texte scriptibles dont parle BARTHES621. Il peutéchapper à la clôture sémantique. On peut expliquer en partie pourquoices textes trouvent non seulement encore des lecteurs mais peuventencore prendre place dans le champ intellectuel d’aujourd’hui.

620 Ibid., p. 162.621 Cf. Roland BARTHES, S/Z.

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Chapitre 4 :Réformer le musulman

VOCATION DE L’ISLAM

Dans le texte de Malek BENNABI, le chronotope qui sert de cadreest réélaboré. Il est constitué par l’histoire du monde musulman (del’Homme et de sa mentalité), dans un espace qui transcende les fron-tières des états et va de Samarkand à Fès, en passant par Damas, quienglobe le Pakistan et Java... Ce chronotope commence par une ruptureoriginelle (ce serait comme le péché originel du monde musulman), cellede Siffin en l’an 37 de l’Hégire622. Ce chronotope est caractérisé par lesruptures qui vont scander et organiser l’histoire traitée. C’est en fonctionde cette organisation de l’histoire que les différents moments serontexaminés et déchiffrés. C’est en fonction de ce chronotope, organisateurde l’analyse et des positions discursives et idéologiques qu’il induit, quenous proposons de lire ce texte et d’en examiner quelques aspects.

Attaque

Nous avons déjà vu qu’il est intéressant de voir comment se faitl’arrivée (l’irruption) de l’énonciateur dans le champ discursif. Dans letexte de BENNABI, l’avant-propos signale une convergence imputée auhasard :

Les grandes lignes de cette étude étaient déjà fixées lorsqu’un de mes amis

[…] m’a fait connaître le remarquable ouvrage du Professeur H. A. R. Gibb : Les

tendances modernes de l’Islam 623.

Le discours est d’emblée placé sous le signe du dialogisme. Le livrede GIBB va figurer l’antécédent discursif premier. Il correspond à unchangement très important dans le cadre discursif habituellement posépar les essayistes algériens. En effet pour Ferhat ABBAS, comme pour

622 Cf. BENNABI, Vocation de l’Islam, op. cit., p. 24. La bataille de Siffin opposa les partisans

d’Ali, quatrième et dernier khalife élu par la communauté (Ouma), et ceux de Mou’awyaqui se réclamait du troisième khalife, ‘Umar, et allait établir l’Islam dysnastique.

623 Ibid., p. 15.

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l’Emir KHALED et de très nombreux intellectuels francophones, uneréférence sous-tend leurs textes : la Révolution de 1789 et ses principeségalitaires. Dans le texte de BENNABI rien de cela. GIBB est le premierd’une série de références qui laissent voir un changement du cadrediscursif et de l’allocutaire ciblé. L’examen de la liste des noms d’auteurset de scientifiques cités permet de confirmer ce constat. On a plusieursréférences :

– Références françaises : un sociologue français, le docteur AugusteLebon, Renan, Bernard Palissy, Gerbert (il s’agit de celui qui sera le papeSylvestre II), Gobineau , un savant parisien, Gustave Jecquier 624.

– Autres références : Abul Wefa625, Thucydide, Ibn Khaldoun (22 oc-currences), Maïmonide , Boccace , Ibn Témmya, El Ghazali, Ibn Toumert,Ibn Abdel Wahab, Djemel Eddin El Afhani, Aligarh, Ali Khan, Taha Hus-sein, Rachid Ridha, Cheikh Abdou, Sir Mohamed Iqbal, Chesterton626, BenBadis .

Il y a ainsi diversification de l’Autre discursif, diversification desréférences.

Positions / postures de l’énonciateur

BENNABI, tout au long de l’élaboration de son discours, donne desindications sur ses positions discursives :

Il s’agit d’observer en sociologue et non de juger en moraliste627.

Pour porter un jugement valable dans ce domaine, il faut suivre le processus

colonial depuis son origine […]. il faut saisir en sociologue et non en politicien 628.

C’est donc en observateur objectif, presque en scientifique, en nonen juge partisan qu’il se positionne dans le champ discursif. Il se donneun rôle d’éclaireur :

Le monde musulman a particulièrement besoin d’idées claires qui guideront

son actuel effort de renaissance 629.

Il se reconnaît une mission, une responsabilité sociale. Se profile enfiligrane la conception du rôle de l’intellectuel : il est celui qui guide et qui

624 Ibid.,respectivement p. 35, 38, 47, 119, 61, 70, 94, 100, 156.625 Ibid.,, respectivement p. 16, 22, 22-26, 17, 38, 44, 45, 47, 48, 45, 46, 55, 48, 57, 70, 49,

51, 52, 55.626 Ibid., p. 49 en note.627 Ibid., p. 43.628 Ibid., p. 84.629 Ibid., p. 23.

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dit la vérité... On voit déjà se dessiner des critiques possibles de lasociété.

Les indications de type générique vont dans le même sens : il pré-cise que son livre est un ouvrage qui veut s’interdire toute polémique630. Ille désigne comme étude631, comme analyse632... Sa démarche est celle decelui qui analyse, qui constate633. Quelquefois l’énonciateur s’effacedevant le phénomène (selon la terminologie de l’auteur) qui s’énonceseul, plus précisément sans marque visible de l’énonciateur : Elle semanifeste 634...

On peut également avoir l’énoncé de ce qui est présenté commeune vérité générale (et qui peut donc être dit par n’importe qui de sensé,raisonnable, logique, etc.) : Transformer l’âme c’est lui faire dépasser samesure ordinaire635. Positions diversifiées, complexes. On peut le retrou-ver dans le premier énoncé du projet de l’écrivain. Dans une noteliminaire, BENNABI précise déjà :

ce qui fait aujourd’hui l’histoire du monde musulman ce n’est point telle intrigue

étrangère qui paralyse momentanément son essor, […] mais le travail obscur et

tenace de son dynamisme profond 636.

Les trois isosèmes qui constituent cet énoncé sont une premièremise en place de la thèse principale (de la thèse matrice) qui sera par lasuite déployée (élaborée en même temps qu’elle est montée, comme onmonte une pièce théâtrale) :

– L’assertion négative (première partie de l’énoncé) rejette déjà tout lediscours revendicatif des nationalistes, tourné vers l’Autre, vers l’exté-rieur. Cet isosème fera ensuite résurgence dans le corps texte pour êtrerepris, étayé, déployé... Il sera l’un des soubassements (j’ai envie de direle soubassement affecté du signe négatif) de la thèse qui sera élaboréeen texte.

– L’assertion positive (seconde partie de l’énoncé) situe ailleurs le pro-blème. Elle pose une énigme : que peut être ce dynamisme profond ?Une attente est créée et, c’en est l’implicite, le texte devrait y répondre.

– La désignation, au détour des deux assertions, de l’objet d’étude : lemonde musulman. Musulman et non arabe : à aucun moment BENNABIn’établit la relation synonymique très courante entre le deux termes. C’est

630 Ibid., p. 15.

631 Ibid., p. 15-21.

632 Ibid.,p. 29.

633 Ibid.,p. 37.

634 Ibid., p. 100.

635 Ibid., p. 49.

636 Ibid., p. 11. C’est nous qui coupons ainsi l’énoncé.

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l’aspect spirituel (pas vraiment religieux), qui relève des mentalités, etnon l’aspect national ou ethnique, qui l’intéresse.

On voit qu’à travers des énoncés apparemment objectifs (ils af-fichent les marques de l’énonciation neutre, transparente), les positionsdiscursives de l’auteur sont déjà précises. L’affirmation de l’objectivitéimplique le rejet des positions partisanes, mais ne signifie pas neutralité,refus de toute prise de position. Le sociologue passe quelquefois le relaisà celui qui prend position et peut porter des jugements lapidaires. Onpeut suivre l’enchaînement des isosèmes de la thèse (thèse secondaire,mais qui servira la thèse - matrice) sur l’humanisme européen637.

BENNABI part de la contestation d’un point de la thèse de GIBB :

Nous ne partageons pas […] les vues du savant anglais sur la tendance

humaniste”, qu’il décèle – à juste titre – dans le mouvement moderniste musul-

man, mais qu’il impute à l’influence de la culture européenne .

Les arguments qui viendraient étayer la réfutation ne sont pasdonnés. Ils seront esquissés à d’autres endroits du texte. Ils participentalors à d’autres thèses : le monde musulman a été créateur decivilisation, de valeurs, etc. Le texte sera lancé ailleurs. Décrochement dufil argumentatif, par une sorte de parenthèse, ou de prudencescientifique :

Il faudrait ici s’entendre sur les termes. S’il s’agit d’un humanisme académique

ou diplomatique, nous reconnaîtrons volontiers que la phraséologie humaniste

moderne est superbe et que quelques slogans, quelques phrases bien tournées,

ont “enrichi le bagage linguistique de certains musulmans modernisants. Mais il

faudrait peut-être examiner les faits et non les mots et confronter “l’humanisme”

avec ses données réelles : la tolérance, l’altruisme, le respect de la personne

humaine 638.

La comparaison entre les deux formes d’humanisme obéit à uncritère qui va fonctionner en permanence dans le texte : la distinctionentre les mots vides de substance (phraséologie), le faux-semblant(superbe), le conventionnel (académique, diplomatique) et la réalité desvaleurs vraies. Avec la comparaison se profile ce que l’auteur appelleconfrontation, mais qu’il refuse.

Définition du véritable humanisme, l’humanisme islamique. L’énon-ciateur prend une précaution oratoire (apparente) : la contestation de laconception européenne est comme une possibilité discursive. D’autresl’avaient déjà fait, comme les nationalistes. Mais BENNABI dit refusercette possibilité. Le texte semble faire ainsi l’économie d’une polémique,mais elle est tout entière là, à peine voilée :

637 Ibid., p. 16-17.638 Ibid., p.16-17.

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en ce qui concerne l’humanisme islamique, [il faut commencer] par le rappel de

la “valeur religieuse” que le Coran accorde à l’individu […]. Il faudrait ensuite

mentionner les exhortations d’Abou Bekr à l’armée musulmane, lui enjoignant “le

respect de l’homme sans armes, du moine, du bétail et des plantations”. Sans

doute devrait-on évoquer l’attitude significative d’Omar lors de la prise de Jéru-

salem : Il refusa de franchir le seuil du Temple et se contenta d’y poser respec-

tueusement le front, le garantissant ainsi aux chrétiens contre les audaces des

soldats musulmans. On ne peut non plus ne pas penser au libéralisme de la

science humaine, l’époque de son “euphorie”, lorsqu’elle offrait inconditionnelle-

ment à l’esprit humain […] 639.

Les différents exemples de l’humanisme islamique sont introduitscomme des éventualités (il faudrait), ou comme des obligations (on nepeut pas non plus ne pas penser...). Ce sont surtout ceux de la périoded’avant Siffin, d’avant la rupture. On y trouve l’idéal et les valeurs del’Islam vrai. L’humanisme à l’européenne : le second élément de lacomparaison est donné :

Si l’on songe, en retour, à l’espèce de don hautain que la civilisation

européenne actuelle fait de sa science aux pays “arriérés” - ou plus exactement

aux pays qu’elles a arriérés - il est difficile d’oublier que certains intellectuels

musulmans en ont parfois payé le prix en années de bagne640.

On retrouve ici la démarche comparative et polémique des discoursnationalistes. Ceux-ci ont très souvent rappelé la grandeur de l’Islam etses valeurs... Mais l’originalité de la position de BENNABI apparaît auniveau de la clôture de ce moment argumentatif, dans l’interrogationrhétorique :

Pourquoi, dans ces conditions, le monde musulman irait-il chercher l’inspiration

de son humanisme ailleurs que dans sa propre et millénaire tradition ? 641

Alors que les autres discours (cf. Le Jeune Algérien) utilisent lacomparaison des civilisations pour montrer que la leur est digne derespect, ici la comparaison permet de sortir du champ discursif habituel.Nul besoin d’avoir l’Europe comme référence et critère.

On a déjà remarqué l’usage des mots Islam, islamique, musulman...Ces mots étaient souvent utilisés à l’époque aussi bien par l’admi-nistration coloniale qui parlait de français musulmans, que les militants etles intellectuels algériens qui parlaient d’algériens musulmans. Cesderniers ne voulaient plus du terme indigène trop péjoratif, et nepouvaient pas endosser le mot algérien, déjà habité par les Européens. Apremière vue, BENNABI s’inscrit dans l’usage linguistique de l’époque.Mais, c’est l’exclusion de tout autre terme, généralement considéré

639 Ibid., p. 16-17.640 Ibid., p. 16-17.

641 Ibid., p. 17.

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comme équivalent, qui est parlante. Lorsqu’il emploie le mot indigène,l’auteur recourt à plusieurs moyens pour marquer la distance entre lui entant qu’énonciateur et l’énoncé : les italiques, la note en bas de page. Ilrepère, pour en rendre évident le caractère outrancier, la position de ceuxqui parlent d’indigènes :

Le mot “indigène” est employé ici dans le sens péjoratif où toutes les

administrations coloniales l’entendent 642.

Cette discrimination linguistique (qui ne retient d’un seul mot et sesdérivés) correspond à la thèse élaborée en texte. On pourrait multiplierles exemples d’une telle démarche argumentative et discursive : étoile-ment de l’isosème général et isosèmes secondaires qui quelquefoissemblent ouvrir des digressions, décrochements du fil argumentatif, puisconvergence vers un point sémantique final.

Le faux humaniste : le colonialisme. Un dernier énoncé reprend laréfutation de la conception européenne :

Il reste évidemment la possibilité de définir un humanisme “centripète” : dans

ce cas il signifierait “européanisme” au dedans et “colonialisme” au dehors, – celui-

ci fondé sur la plus scandaleuse et la plus odieuse équation politique, selon

laquelle un homme multiplié par le coefficient colonisateur égale un indigène 643.

La jonction entre humanisme européen et colonisation est faite. Lacondamnation de cette dernière entraîne celle du premier. C’est par uneopération de déshumanisation qu’un homme devient un indigène. Lesaccents, presque fanoniens (le lecteur ne peut s’empêcher d’établir unerelation intertextuelle avec Les Damnés de la terre, publié vers la fin de laguerre de libération, mais également avec Le discours du colonialisme deCESAIRE, publié la même année que Vocation de l’Islam), montrentl’inscription de l’auteur dans une certaine continuité discursive : la luttecontre la colonisation. Mais pour lui, les moyens et les procéduresdiffèrent de ceux des nationalistes.

LE CADRE CONCEPTUEL

La notion de colonisabilité est la plus importance dans le texte deBENNABI, elle prend des allures de concept. Comment procède l’auteurpour mettre en place cette notion ? Au commencement, on a uneconception générale de l’histoire, assimilée à une sociologie et à unemétaphysique :

642 Ibid., p. 57.

643 Ibid., p. 17.

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Par rapport à l’individu, c’est surtout une psychologie : une étude de l’homme

considéré en tant que facteur psycho-temporel d’une civilisation. Mais cette

civilisation est la manifestation d’une vie, d’une pensée collective, et de ce point de

vue, l’histoire est une sociologie […] .

D’autre part, ce groupe social n’est pas isolé et son évolution est conditionnée

par certaines liaisons avec l’ensemble humain. De ce dernier point de vue,

l’histoire est une métaphysique […] 644 .

La position scientifique de l’auteur est ainsi énoncée en texte. Ilretient les deux derniers points (sociologie et métaphysique) pour menerson étude. L’objet est également défini : l’homme, seul et collectivement.Plusieurs fois, le texte reviendra sur la définition de l’objet d’étude : unesorte d’accumulation sémantique s’opère, qui rend l’objet évident.

Les cycles de civilisation

Une autre notion vient compléter et corriger la conception del’histoire :

Chaque cycle est défini dans des conditions psycho-temporelles propres à un

groupe social : c’est une “civilisation”, dans ces conditions-là. Puis la civilisation

émigre, se déplace, transfère ses valeurs dans une autre aire elle se perpétue

dans un exode indéfini et à travers de successives métamorphoses : chaque

métamorphose étant une synthèse particulière de l’homme, du sol et du temps 645.

Définition générale, objective, qui concerne tout homme. BENNABIétablit une continuité dans l’histoire de l’humanité. Il ne répond pas à laquestion que son assertion laisse en suspens : pourquoi la civilisationémigre-t-elle ? Il y répondra plus loin dans le texte, en faisant uneremontée dans l’histoire du monde musulman.

Ces conceptions de l’histoire et de la civilisation vont être dotéesd’une antériorité théorique, d’une archive et donc trouver ainsi unecertaine légitimité. Elles seront situées dans le champ intellectuel. Ce quise concrétise par un décrochement, une déviation sur un examencritique des différentes conceptions de l’histoire. THUCYDIDE installeune conception tronquée de l’histoire, ce qui permet de créer la cultured’empire, celle qui entretient les mythes de la race dominante et ducolonialisme civilisateur 646. La conception marxiste qui considère l’histoirecomme un progrès continuel de l’animalité primitive à l’ère de

644 Ibid., p. 21.

645 Ibid.,p. 22.646 Ibid., p. 22

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l’abondance, de la conscience et de la liberté entre ainsi en contradictionavec son principe dialectique647 .

Chacune des conceptions de l’histoire qui pourraient concurrencercelle qui se met en place sont ainsi réfutées. C’est IBN KHALDOUN quifournit les soubassements historiques et théoriques à la thèse qui estélaborée. Le sociologue musulman n’est pas repris tel quel. Il est soumisà un examen critique, ce qui permet plusieurs types d’intervention : auplan scientifique et théorique, réflexion sur les notions examinées ; à unautre plan, celui d’une polémique qui court en filigrane sous la thèseprincipale, poursuite du débat sur la relativité de la suprématie d’unecivilisation sur une autre.

Le cadre théorique est ainsi tracé autour des deux notions d’histoireet de civilisation. Le texte déploie ensuite une première lecture del’histoire du monde musulman.

L’histoire du monde musulman : la première rupture

A la différence des discours habituels sur l’histoire, qui remontent àla période anté-islamique pour exalter la poésie de la Djahiliya – del’Ignorance d’avant la Révélation –, BENNABI part de la rupture de Siffin :

Le monde musulman connut sa première rupture à la bataille de Siffin, en l’an

37 de l’Hégire, parce qu’il contenait déjà – si peu de temps après sa naissance –

une contradiction interne : l’esprit djahilien en lutte avec l’esprit coranique 648.

Pourquoi retenir ce premier moment ? Les significations qui en sontdégagées constituent une première réponse à cette question : le mondemusulman perd son équilibre initial. On a alors une civilisation déviée :

du point de vue bio-historique qui nous occupe, toute cette brillante civilisation

n’était qu’une dénaturation de la synthèse originelle réalisée par le Coran et

fondée sur l’équilibre de l’esprit et de la raison, sur la double base, morale et

matérielle, nécessaire à tout édifice social et durable 649 .

Une autre lecture de la civilisation musulmane est mise en place.Alors que les autres essayistes (dans notre corpus, seul HESNAY-LAHMEK ne reprend pas, dans ses Lettres algériennes, l’isosèmegrandeur de la civilisation musulmane (ou, moins fréquemment, arabe))opposaient au discours européen sur la supériorité de la civilisation

647 Ibid., p. 23.

648 Ibid., p. 24. A propos de la bataille de Siffin, BENNABI utilise très peu les notesexplicatives. Il feint de considérer son lecteur comme quelqu’un qui possède les référencesdes événements, des personnages qu’il évoque. Est-ce parce que le premier allocutairevisé serait l’intellectuel musulman ? Est-ce parce qu’il veut forcer le lecteur européen àfaire lui-même l’information ?

649 Ibid., p. 24.

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européenne l’énumération et l’exaltation des réalisations du mondemusulman, BENNABI fait une évaluation peu habituelle. Remettons-nousdans le contexte de publication de l’essai. Au lendemain du 8 mai 1945,l’insurrection armée est une possibilité examinée par certains militantsnationalistes... Le discours sur la civilisation musulmane, sur les ancêtresrésistants, ne pouvait être qu’apologétique ou polémique. BENNABIprocède autrement. Il examine cette période à la lumière de l’appareilthéorique qu’il avait installé auparavant et qui met l’homme à la base detout (homme, sol, temps).

Les valeurs habituelles sont réinterprétées : elles sont affectéesd’un signe négatif, contraire à celui qui leur était couramment attribué. Ace premier isosème (rupture de la synthèse coranique), succède lesecond qui le complète et le renforce : le monde musulman

n’a pu survivre à cette première crise de son histoire qu’en raison de ce qui

avait subsisté en lui de l’impulsion et de la force coraniques650.

Ici pas d’apologie du Coran. L’écrivain procède par petites touches,souvent comparatives, alors qu’émerge, ça et là dans le texte, le fildiscursif qui court tout au long du texte. Il ramène tout au Coran, mais ilne procède pas en spécialiste de la religion, ni même en croyant. Nithéologie ni prosélytisme. Il ira jusqu’à désigner Mohamed commesociologue651. Il adopte une position apparemment froide, objective : faceà l’objet qu’il examine. Il répertorie, étudie et classe. Il dégage les règlesgénérales, valables pour les cas semblables :

l’échelle des valeurs s’inverse aux époques décadentes et les futilités

paraissent alors de grandes choses. Et quand ce renversement a lieu, l’édifice

social – ne pouvant tenir uniquement par les étais de la technique, de la science

et de la raison – doit s’écrouler, car l’âme seule permet à l’humanité de s’élever.

Où l’âme fait défaut, c’est la chute et la décadence […] 652.

Cet énoncé fonctionne comme carrefour où se croisent les isosèmes :

– il condense, ramasse et résume ;

– il en déduit une règle générale, une loi sociale et historique ;

– il permet la relance du discours sur un autre moment de la démons-tration (montrer l’existence et la permanence du concept d’homme post-almohadien) ;

– il sous-tend la lecture de toute l’histoire. Le fait qu’IBN KHALDOUN,par exemple, n’ait pas été compris s’explique par cette décadence.

Ainsi, on voit dans cet énoncé une sorte de concentration séman-tique, trois réitérations d’un même isosème : un segment descriptif ; unedéduction faite directement à partir de la description ; une loi générale.

650 Ibid., p. 24.651 Ibid., p. 25 : “le grand sociologue que fut Mohammad”.652 Ibid., p. 25.

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On pourrait multiplier les exemples pour montrer comment ce premierchapitre contribue à tracer le cadre discursif dans lequel le discours va sedéployer : des repères historiques, un cadre conceptuel, une positioncomplexe qui affiche une neutralité – une froideur – qui laisse entrevoirun credo, voire une passion. L’originalité de BENNABI tient surtout dansla place qu’il affecte au Coran. Ce n’est pas la dimension théologique, nimême religieuse qu’il retient. C’est la dimension spirituelle etphilosophique qui importe... Peu importe l’apologie ! L’important estailleurs...

Deuxième moment de l’histoire : la seconde rupture

Le deuxième chapitre s’ouvre653 par l’énoncé de généralités quipermettent de poser une assertion à l’allure de loi générale : Il y a unehérédité sociologique comme il y a une hérédité biologique654.

Remarquons que BENNABI reprend, d’une certaine façon, la notionde génie des peuples qui sous-tend les textes de Jean AMROUCHE et deM.-C. SAHLI sur Jugurtha / Yougourtha. Il est ainsi en relationintertextuelle, ne serait-ce que par l’intertexte, avec ces textes : les deuxessayistes dégagent chacun une permanence de l’homme africain oumaghrébin, qui traverse les siècles. Ces deux derniers, comme les autresessayistes, prennent comme cadre et référence l’Algérie, le Maghreb,l’Afrique du Nord ou le nord de l’Afrique... BENNABI retient le mondemusulman. Chacune de ces appellations induit des différences dans lespositions dans le champ discursif et, c’est évident , des différences dansle discours tenu.

Dans le texte de BENNABI, la comparaison des conservatismes dela société musulmane et de la société anglaise permet de poser unecaractéristique de la première :

Une impuissance à dépasser le donné, à aller au-delà du connu, à franchir de

nouvelles étapes historiques, à créer et assimiler du nouveau : il ne s’agit plus

d’une détermination, mais d’une carence655.

On croirait un énoncé émis par ceux qui défendent la colonisationen arguant l’infériorité civilisationnelle (et quelquefois congénitale) desindigènes ! Mais la différence est au niveau de la causalité (la ruptureoriginelle) et des moyens de sortir de cet état. La démarche de BENNABIest de renouer, et de faire renouer la société musulmane, avec le dyna-

653 Il serait très éclairant de suivre la construction complexe (les constructions) du texte, de

tout le texte, et de repérer, à la manière de BARTHES (Cf. S/Z), les différentes isotopies(ou isosémies). Mais ce travail vise aussi à dégager une sorte de poétique historique quipermette de rendre compte de la production et du fonctionnement de nombreux textes, quipeuvent être classés dans un genre, tout en ayant chacun son originalité.

654 BENNABI, op. cit., p. 29.655 Ibid., p. 29.

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nisme d’une société enfin conforme avec son esprit (à son génie). Onpeut peut-être comprendre pourquoi un tel texte, qui obéit à une autrelogique que celle du discours nationalitaire, n’ait pas trouvé de placedans le nouveau champ intellectuel, pendant la guerre de libération etaprès l’indépendance. Comme on peut comprendre pourquoi, aujourd’hui,certains islamistes, notamment les Djaz’aristes – les Algérianistes – quiposent le problème en dehors du cadre national et au niveau des valeursspirituelles, ont vu en lui un inspirateur, un théoricien...

La loi de l’hérédité sociologique remplit plusieurs fonctions dansl’élaboration de la thèse générale. On peut en retenir deux, explicitementénoncées en texte :

1 Le problème musulman est “un” - non pas dans ses variantes d’ordre

politique ou même ethnique - mais quant à l’essentiel, c’est-à-dire dans l’ordre

social .

2 Le monde musulman ne vit pas en 1949, mais en 1369 656.

L’unité et le retard du monde musulman : ces deux isosèmes vontêtre posés de plusieurs façons, entre assertion et réfutation des autresconceptions. Ainsi, dans le premier énoncé, la réitération de l’isosèmemonde musulman permet de rejeter d’une formule lapidaire les autresdiscours (le discours nationalistes) : l’état-nation n’est qu’une varianted’un ensemble plus vaste. Cette conception était celle des Oulémas,avant qu’ils n’adoptent une position nationaliste : la préparation desmanifestations de mai 1945 avait rassemblé tous les militants nationa-listes (le P.P.A, les Oulémas et les Amis du Manifeste de Ferhat ABBAS).Les Oulémas avaient d’abord parlé de Ouma (de grande nation musul-mane et arabe), et avaient d’abord eu pour projet premier la réforme de lasociété, avant même la lutte contre la colonisation657. BENNABI, qui futtrès proche des Oulémas, ne reprend pas leur terminologie.

L’effacement des marques de la présence de l’énonciateur (quientraîne celles de la présence de l’allocutaire) entre dans la stratégiediscursive générale (dans ce texte et dans les textes du même genre).L’isosème variante est immédiatement repris avec des exemples : leproblème algérien ou le problème javanais. Les guillemets établissentune distance entre énoncé et énonciateur. Simple citation : reproduction,mais aussi convocation pour être jugé... Deux “variantes” extrêmes sontprises comme exemples, chacune située à l’autre bout du mondemusulman, n’ayant apparemment pas beaucoup de chose en commun.

L’ensemble des discours nationalistes, en Algérie et ailleurs dans lemonde musulman, est réfuté sans plus d’examen, rassemblé sous une

656 Ibid., p. 30.657 Il n’est pas question de porter un jugement sur l’engagement de tel ou tel parti, de tel ou tel

homme, surtout après la clôture du processus de lutte pour l’indépendance. Il s’agit de voirquelles étaient les stratégies discursives...

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étiquette réductrice et péjorante (se rappeler que le mot variantesdésigne aussi en Algérie des légumes et des olives servis en apéritif,avant les choses sérieuses dans un repas...). La position du locuteurs’appuie sur des présupposés conceptuels qui sont réitérés :

Le commun dénominateur de tous ces problèmes est en fait le problème

musulman et son enchaînement historique depuis l’Hégire 658.

Cet énoncé se présente comme une conclusion, après la rapidecomparaison avec l’Angleterre. C’est également le soubassement dudiscours qui va suivre. C’est sur cette base que seront, par exemple,étudiés les deux mouvements nationalistes algériens : les réformistes etles modernistes. Les variations sont ramenées à un seul modèle ; lecadre conceptuel installé par le texte est d’emblée à l’œuvre. Dans lalecture de l’histoire du monde musulman proposée dans le texte, unsecond moment est défini : un point d’inflexion, vers l’époque d’IBNKHALDOUN. Quelles sont les relations qu’établit l’argumentation entre lepremier moment (Siffin) et celui-ci ? Premièrement une difficulté à dateravec précision ce second moment, alors que le premier peut l’être ;deuxièmement, ce second moment marque l’aboutissement lointain de larupture de Siffin. Cet enchaînement de causalité permet deux autresassertions :

– L’esprit coranique, énoncé plus haut sans autre explication, est iciprécisé. Il reçoit un contenu ainsi que des équivalents : l’espritdémocratique khalifal, qui correspond à l’union entre l’Etat et laconscience populaire659.

– Toute reprise historique, toute reprise démocratique renoue avecl’esprit d’avant-Siffin. BENNABI ne fait référence à rien d’autre que leCoran. C’est la référence suprême. L’auteur reste dans la logique ducadre conceptuel mis en place et qui détermine la conception del’histoire, les concepts et la méthode d’analyse des faits. Tout part de cepremier moment inaugural.

Ce déplacement des références entraîne un changement dans lechamp discursif (tel qu’il est présent en texte). Le texte de BENNABI restedialogique, mais son allocutaire, comme l’allocuté, change : ce n’est plusseulement le Français, allocutaire obligé à l’époque. Celui-ci est poussésur les marges du discours. En ne mettant pas de notes explicatives(Siffin, Almohades, etc.), l’énonciateur l’oblige à avoir une quêted’information, à faire un travail de documentation, s’il veut avoir unelecture complète du texte. La tâche de lecture n’est pas facilité à celecteur handicapé : le texte est, partiellement, chiffré, codé. A lui detrouver les clés pour lire ce texte.

658 BENNABI, op. cit., p. 30.659 Ibid., p. 30.

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Seuls quelques orientalistes peuvent espérer entrer de plain-pieddans ce texte. Seuls les intellectuels algériens sont de plain-pied dans cetexte. On peut déjà dire que l’allocutaire privilégié est l’Algérien (ou leMaghrébin). A eux, BENNABI oppose une conception de l’histoire quifeint d’ignorer le passé national, qui n’en tient pas compte : l’histoire estexclusivement musulmane. Jugurtha, Massinissa ou la Kahina nesauraient avoir de place dans la mémoire et la culture de l’hommemusulman660.

L’enchaînement argumentatif qui assoit et renforce l’enchaînementde causalités est repris dans un autre énoncé661, qui en donne uneconfiguration plus complète. On peut en suivre les différentes étapes etvoir comment travaille le texte dans les domaines suivants.

1 – L’histoire comme point de départ : Siffin. La réitération del’assertion permet de construire une lisibilité de la décadence :

vient un moment où il n’y a plus personne pour garder le pouvoir, personne

pour s’en emparer et l’adapter à de nouvelles institutions. Le sceptre tombe alors

de lui-même, et se brise en mille morceaux que recueilleront mille roitelets 662.

La décadence est conçue comme une sorte de fatalité, de loi quiéchappe à toute tentative de redressement. Les hommes sont absents,ou sur la touche comme on dit : ils sont déterminés par la négativité(personne) et par la perte de l’initiative et de la possibilité d’agir. A partirde la rupture dans la mentalité, la chute est inévitable. Nul besoin d’unfacteur exogène.

2 – Du point de vue de la sociologie : une loi générale va êtredégagée de ce constat, qui pourrait permettre d’interpréter les autresphénomènes.

C’est l’homme lui-même, l’homme civilisé, qui perd son élan civilisateur, devient

incapable d’assimiler et de créer […]. Ce sont les hommes eux-mêmes qui ne

savent plus appliquer leur génie propre à leur sol et à leur temps.663 .

Par cet énoncé (on pourrait en donner d’autres), le texte de BENNABIentre en relation intertextuelle avec celui de Jean AMROUCHE qui porteen sous-titre l’indication génie africain. Il dialogue également avec l’essai

660 Cette pratique restrictive et amputatoire de l’histoire est loin d’être abandonnée. Dans le

cas présent, elle peut s’expliquer par la stratégie argumentative. BENNABI explique qu’iltraite l’histoire d’une certaine façon. Il est plus grave quand cette pratique touchel’enseignement même de l’histoire : jusqu’en 1980, dans les écoles algériennes, commedans les discours culturels officiels, l’histoire du pays commençait au 7ème siècle. Avant,rien, la nuit noire du temps de l’Ignorance. De plus, l’histoire du Monde Arabe et des autrespays arabes occupe une place dominante dans les programmes et les manuels (Cf.REMAOUNE, Comment on enseigne l’histoire en Algérie, Oran, 1992).

661 BENNABI, op. cit., p. 31-32.662 Ibid., p. 31.

663 Ibid., p. 31. C’est nous qui soulignons.

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de M.-C. SAHLI, Le Message de Yougourtha. On peut y prendrequelques énoncés :

L’unité de notre pays est inscrite dans son relief, son climat, son sol, le sang et

l’âme de ses enfants 664.

Au regard de la science, l’africanité de notre peuple n’est pas douteuse 665.

On voit bien que ce texte est sur une position semblable à celle deceux de SAHLI et de Jean AMROUCHE. Avec un lexique et des notionssemblables, BENNABI propose une autre conception de l’histoire et de lasociété.

3 – Retour sur l’histoire. Le fil discursif suspendu après l’énoncé 1est repris, pour compléter et préciser :

On peut dater un tel phénomène, dans l’histoire musulmane, de la chute de la

dynastie almohadienne, qui fut la chute d’une civilisation à bout de souffle. L’ère

de la décadence commençait avec l’homme post-almohadien 666.

4 – Psychologie sociale : décrochement sur un énoncé qui relève dela psychologie sociale. Tous les phénomènes sociologiques ne sont quela traduction d’un état presque pathologique de l’homme nouveau -l’homme post-almohadien 667. Cet homme post-almohadien est posécomme un point nodal où passé et présent se rencontrent et pèsent surl’avenir. Il est l’aboutissement d’un processus commencé dès Siffin. C’està ces carences que doivent être imputées les lacunes actuelles de larenaissance 668.

5 – Loi générale :

tant que notre société n’aura pas liquidé ce passif hérité de sa faillite il y a six

siècles, tant qu’elle n’aura pas renouvelé l’homme conformément à la véritable

tradition islamique et à l’expérience cartésienne, elle cherchera en vain l’équilibre

nécessaire à une autre synthèse de son histoire669 .

Cet énoncé dégage les conditions véritables d’une renaissance670. Ilest de l’ordre de la loi générale, qui permet une certaine projection dansl’avenir. Mais quelques différences le distinguent des énoncés du mêmegenre vus jusqu’à présent.

664 SAHLI, op. cit., p. 12.

665 Ibid., p. 15.666 BENNABI, p. 31.667 Ibid., p. 31.668 Ibid., p. 31.

669 Ibid.,p. 32.670 Un autre ouvrage de BENNABI s’intitule justement Les Conditions de la renaissance

algérienne. Problème d’une civilisation, Alger, Editions En-Nahdha, 1949.

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Présence plus marquée de l’énonciateur qui s’implique davantagedans le débat : notre société. Cet énonciateur n’a plus seulement la po-sition d’observateur. Le sociologue observateur objectif s’efface derrièrele militant qui lance un schéma d’évolution, le seul possible car le seulvalable. C’est le musulman qui se montre ici en tant que tel. Jusque là,l’apparente neutralité et l’objectivité de l’énonciateur laissaient supposerque n’importe quel esprit logique, optant pour les mêmes concepts et lamême méthode d’analyse, pourrait prendre à son compte un tel discours.Mais ici, c’est un musulman qui parle de l’intérieur du monde musulman.La position de cet énonciateur se manifeste dans les qualificatifs :véritable tradition islamique. Jusque là les notions et concepts étaientclairement définis. Ici, c’est un moment flou : quelle est cette véritabletradition islamique ? Quels sont les critères qui permettent de la définir etde la reconnaître ? Historiquement, elle se situe avant Siffin, mais elle estimplicitement resituée au XIIe siècle avec IBN TOUMERT, au XIXe avecDjamel-Eddin EL AFGHANI... On aura deviné que ces hommes sontretenus parce qu’ils ont tenté de renouer avec l’esprit coranique. Deséléments textuels sont disséminés pour tisser cet isosème. Mais le floun’en est pas pour autant dissipé. Pour qui a quelque connaissance del’Islam – et c’était le cas des intellectuels algériens en 1954 –, leproblème de l’opposition de l’esprit et de la lettre est un problèmeconstant...

Donc moment flou dans la construction argumentative, d’autant plusque BENNABI propose comme condition à la renaissance une synthèseinattendue : l’autre élément nécessaire, outre la véritable traditionislamique, est l’expérience cartésienne. L’Occident fournit quelquechose : une mémoire scientifique et un savoir-faire technique. Le flou dece moment du discours devient trouble. Le lecteur, surtout le lecteuralgérien de 1954, pouvait croire que BENNABI rejetait tout apport del’extérieur. Que l’on se rappelle sa question à propos de l’humanisme :

Pourquoi […] le monde musulman irait-il chercher l’inspiration de son

humanisme ailleurs que dans sa propre et millénaire tradition ?671

Et voilà qu’il fait de l’emprunt à l’Occident une condition au nouveaudynamisme du monde musulman. L’apparente contradition ne tient plus sil’on prend en compte la disctinction que fait l’auteur entre l’âme et lesmanifestations extérieures d’une société. En renouant avec l’espritcoranique, le monde musulman peut faire les emprunts dont il a besoin.Cet énoncé constitue un moment fort du texte, un de ces momentsdynamiques d’un texte : à partir de là le discours va repartir.

6 – Loi sociologique : les variantes sont ramenées à un modèleunique, qui les transcende : l’homme post-almohadien englobe aussi bienle pacha que le faux “alem”, que le faux intellectuel ou le mendiant. Lessubstantifs comme les qualificatifs posent problème. Quels sont les

671 Ibid.,p. 17.

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critères qui permettent de distinguer le faux alem et le faux intellectuel ?La réponse semble évidente : ils ne sont pas fidèles à l’esprit coranique.

Il faut remarquer que alem et intellectuel sont généralement utiliséscomme équivalents (en arabe et en français). Ils sont affectés d’un signenégatif : déjà sont annoncées les analyses de ces deux figures du champculturel alférien.

7 – La politique inévitable : dernier avatar de l’homme post-almohadien. Par une sorte de contamination sémantique, le sème fauxpermet de dégager une autre caractéristique sociologique. Il faut unedoctrine des facteurs négatifs, des causes d’inefficience 672.

C’est en regard de cette loi de la nécessité que la notion de coloni-sabilité sera introduite, au terme de cet enchaînement dont on vient devoir rapidement les points d’articulation. Le texte pose les conditions desa production sémantique et conceptuelle. Il pose la nécessité d’unedoctrine des facteurs négatifs. Et c’est dans cette perspective que seraintroduite une notion inattendue dans le champ discursif dominé par lediscours nationaliste :

L’homme post-almohadien […] n’en est pas moins l’incarnation de la

colonisabilité, le visage typique de l’ère coloniale, le clown auquel le colonisateur

fait jouer le rôle d’ “indigène” et qui peut accepter tous les rôles, même celui

d’”empereur” si la situation l’exige 673.

Dernière étape d’une série d’équations : toutes les variantes (intel-lectuel réformateur ou moderniste, mendiant ou fellah, pacha ou hommede l’administration, enfin tous les indigènes) avaient été ramenées à unmodèle unique et unificateur, l’homme post-almohadien, puis celui-ci estdéfini comme incarnation de la colonisabilité. La jonction entre les deuxnotions se fait avant l’analyse des courants réformateurs et modernistes.Les conditions de leur interprétation sont posées et la conclusion est déjàprévisible. En même temps, le colonisateur est défini dans le rôle demarionnettiste ou de directeur de cirque qui fait jouer l’indigène et se jouede lui.

LE CONCEPT DE COLONISABILITE

Ce concept est mis en place dans un chapitre central, qui est aussile plus long du texte. Un changement dans la méthode d’analyse ouvrece chapitre qui lie des facteurs internes :

672 Ibid., p. 33.673 Ibid., p. 33.

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Jusqu’ici, nous avons considéré les phénomènes du point de vue abstrait qui

est celui de l’analyse. Nous allons maintenant les considérer du point de vue

opposé, dans leur vie, dans leur mouvement et leur action 674.

Comment se fait la construction argumentative pour mettre en place lathèse centrale ? Une autre définition du monde musulman est d’abordintroduite :

Le monde musulman est un produit mixte de résidus hérités de l’époque post-

almohadienne et d’apports culturels nouveaux du courant réformateur et du

courant moderniste […] 675.

Ce produit […] n’est pas le résultat d’une orientation réfléchie ou d’une

planification scientifique. Il s’agit d’un composé mixte d’archaismes indécantés et

de nouveautés non filtrées. Ce syncrétisme d’éléments de toutes époques, de

toutes cultures, sans aucun lien naturel ou dialectique, a engendré un monde qui

àala tête en 1949, les pieds en 1369, et qui porte dans ses entrailles toutes les

époques intermédiaires676.

Cet énoncé condense la conception de l’histoire et de la société, etla lecture de l’histoire du monde musulman. S’il y a apport de l’extérieur,c’est selon certaines conditions qui ont été déjà définies plus haut, et quisont réitérées. Comment sont définis les critères qui permettent de trierles apports extérieurs? Le texte fait silence. Mais la réponse est du côtéde ce flou du texte que l’on a vu plus haut. C’est ce noeud dynamique dutexte qui permet à l’auteur de faire le tri entre les différentes composantesde la mentalité musulmane. La métaphore qui personnalise le mondemusulman s’inscrit dans la logique de la conception de l’histoire et dansune conception globalisante du monde musulman (comme un corps, donttous les éléments sont solidaires les uns des autres). Puis l’isosèmeemprunt est repris :

Depuis un siècle, la société musulmane se trouve de nouveau en face du

problème des emprunts : portée par le mouvement même de sa naissance à

toutes les innovations et à tous les emprunts, elle est en même temps paralysée

par son traditionnalisme 677.

Cette reprise permet de mieux préciser l’analyse. La réitération,outre la fonction de rendre familière par la répétition une notion ou uneassertion, comme si elle les mettait bien en place dans le champ discur-sif, permet d’élargir le champ sémantique, de clarifier et de faire dispa-raître les incohérences. Ainsi, la contradiction, entre l’ouverture auxinfluences de l’extérieur et les replis sur la tradition, est dépassée par lamise en place de cette métaphore personnifiante. La société musulmaneest prise entre deux postulations opposées : l’obéissance à la loi bio-

674 Ibid., p. 69.675 Ibid., p. 69.676 Ibid., p. 70.677 Ibid., p. 72.

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historique 678 de l’évolution et le refus du changement. Ces deux aspectsdu problème qui se pose à la société musulmane sont ensuite examinés.

Premièrement les emprunts sans discernement peuvent êtresynonymes de mort. Comment éviter ce danger ? C’est là qu’intervient lanécessité d’un examen critique des apports extérieurs. Mais pour lemoment, la société musulmane n’assume pas cette fonction ; elle estabsente de ce terrain :

Des problèmes capitaux se posent à la société musulmane, mais elle ne les

pose pas elle-même679.

Passage de l’action assumée, active à l’action subie...

Deuxièmement l’attitude de l’homme musulman devant ces pro-blèmes se caractérise, selon BENNABI, par le divorce entre la pensée etl’action. La pensée islahiste680

vise à la réforme de l’homme, mais on ne voit jamais le réformateur là où il

devrait être le porte-parole de son idée, là où se trouve l’objet même de sa

réforme : dans les cafés, sur les places des marchés, partout enfin où se révèlent

directement les tares sociales qu’il voudrait corriger681.

Le reproche que fait aux Oulémas celui qui fut leur compagnonrepose sur une conception du réformateur de société, repose sur uneautre image de celui qui doit être moteur de changement, qui sert desoubassement référentiel à cet énoncé. Deux modèles historiques ont étéfilés en texte, tissés en filigrane, par petites touches sémantiques. Lapremière figure du réformateur est celle de l’iman Malek

qui s’offrait sur les places publiques de Médine à la flagellation d’un pouvoir

oppresseur que son enseignement désavouait 682

Le seconde est celle de Haçan EL-BANNA, le leader des frèresmusulmans,

ce professeur du secondaire allait faire sa prière du vendredi alternativement

dans toutes les mosquées du Caire et profitait de ces occasions pour rappeler aux

fidèles quelques préceptes du Coran683.

BENNABI précise que cet homme ne se mêlait pas d’expliquer,d’intepréter le Coran ; il laissait cette tâche aux théologiens. Lui jouait lerôle d’éveilleur de conscience. Parler des Frères musulmans n’est passeulement évoquer un moment de l’histoire récente du monde musulman,c’est aussi l’occasion de poser un autre concept : celui de fraternisation,

678 Ibid., p. 72.679 Ibid., p. 74.680 Islahiste = réformateur ou réformiste.681 Op. cit., p. 75.682 BENNABI, op. cit., p. 25.683 Ibid., p. 142.

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qu’il distingue du sentiment de fraternité. C’est retrouver le pacte despremiers temps de l’Islam :

La première communauté islamique ne s’était pas fondée sur un simple

sentiment, mais sur un acte fondamental de “fraternisation” entre les Ançars et les

Muhadjirins. C’est aujourd’hui le même pacte qui unit les “frères musulmans”

modernes, dans une sorte de communautésd’idées et de biens 684.

On voit comment la thèse-matrice se construit, se précise, à traversdes exemples historiques, par l’élaboration théorique et conceptuelle.

L’autre figure exemplaire qu’il faudrait ajouter, même si le texte nel’évoque pas explicitement, c’est celle d’IBN TOUMERT, le fondateur dela dynastie almohade et l’initiateur du mouvement de renaissance del’esprit musulman. Le texte multiplie les références à IBN TOUMERT,sans le donner en exemple.

Troisièmement enfin le divorce entre la pensée et l’action débouchesur plusieurs carences : le paraître l’emporte sur l’être ; la paralysiemorale empêche toute action. Cette paralysie joue à plusieurs niveaux,sur plusieurs mythes, celui de la chose facile qui conduit à l’actionaveugle (comme ce fut le cas le cas en Palestine), celui de la choseimpossible 685, et enfin celui qui – sous le nom de colonialisme – paralysetoutes les bonnes volontés 686. Ce mythe, comme les autres, ne vient pasde l’extérieur. Il vient de la colonisabilité des musulmans. Le mot estlancé, il est créé en texte. Il va être repris et étayé sémantiquement,analysé, expliqué, illustré par des exemples. Le texte sera son premierlieu de vie. Le mot sera élaboré en concept de plusieurs manières. Atravers la distinction entre colonialisme et colonisabilité :

systématiquement il [le colonialisme]écrase toute pensée, tout effort

intellectuel, toute tentative de redressement moral ou économique, c’est-à-dire

tout ce qui pourrait donner un ressort quelconque à la “vie indigène”. Il infériorise

techniquement l’humanité livrée à sa loi […]687.

Mais, la colonisabilité c’est lorsque

l’individu est inefficace, inerte, jusque dans les domaines où la pression

coloniale ne peut être incriminée 688.

684 Ibid., p. 141. Les Ançars étaient les habitants de Médine ; les Muhadjirins, les émigrants

venant de La Mecque avec le prophète Mohamed lors de l’Hégire. Les deux groupeseurent à s’adapter l’un à l’autre pour former la Communauté, la Ouma.

685 Ibid.,p. 79.

686 Ibid., p. 82.687 Ibid., p. 82.688 Ibid., p. 83.

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La définition du colonialisme s’inscrit dans les énoncés de l’époque(on ne peut s’empêcher de penser aux textes de CESAIRE, de MEMMI oumême de FANON : même condamnation radicale du colonialisme,champs sémantique très proche pour décrire, définir...). Mais c’est lacolonisabilité qui est déterminante et BENNABI énonce une sorte de loigénérale :

Un processus historique ne commence pas par la colonisation, mais par la

colonisabilité qui la provoque 689.

La comparaison est poussée plus loin et la colonisation affectée d’unecertaine positivité dialectique :

[elle] s’introduit dans la vie du peuple colonisé comme le facteur contradictoirequi lui fait surmonter sa colonisabilité690.

On voit comment, sur la colonisation et le colonialisme, BENNABIrejoint les positions discursives des nationalistes. Mais il introduit la no-tion de colonisabilité qui permet de nommer, de conceptualiser, ce qu’ilavait dégagé de la lecture de l’histoire du monde musulman et qu’il avaitdésigné de diverses manières : rupture de Siffin, l’homme post-almoha-dien (comme on dirait l’homme de Néanderthal...) et enfin colonisabilité.On voit en raccourci le travail d’élaboration du discours en tension (entrain d’être tenu, d’être tissé) : d’abord un événement historique,fondateur ; puis une figure représentative qui transcende les divers casdans l’espace et dans le temps ; et enfin le concept de colonisabilité.

BENNABI construit sa thèse non pas tant contre les discoursoccidentaux, même si son texte dialogue avec celui de GIBB et ceux quitiennent un discours sur la suprématie spirituelle de la civilisationeuropéenne, mais surtout contre le discours nationaliste (ou nationa-litaire) algérien. Il rejette ce discours qui s’adresse au colonisateur, carles causes de la colonisation sont dans la société musulmane ; ellesrelèvent du stade de civilisation et non du statut politique 691.

La démarche (et la solution) politique est réfutée de plusieurs fa-çons, sur plusieurs tableaux, à travers plusieurs représentations (plu-sieurs scénographies692) :

– par la démonstration de type scientifique, à partir de l’élaboration deconcepts et de la mise en place d’un schéma interprétatif. Il faut unedémarche qui prenne en compte d’abord le tryptique

l’homme, le sol, le temps […], qui doit naturellemnt aboutir à la suppression du

colonialisme sous toutes ses formes : occultes comme au Yémen, ou déclarées

comme en Afrique du Nord 693 ; 689 Ibid., p. 83.

690 Ibid.,, p. 84.

691 Ibid., p. 86.692 Cf. MAINGUENEAU, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 123.

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– par la polémique avec les politiques dont la démarche est réfutée,niée, etc. ;

– par l’ironie, l’auteur reprenand le terme employé dans la languecourante

boulitique, que le peuple algérien emploie pour désigner les confusions, les

illusions, les mythes […]694 .

Le texte fonctionne sur plusieurs binarités :

– historiques : les deux acteurs du nationalisme (les réformateurs etles modernistes qui sont renvoyés dos à dos) ;

– sociologiques : les facteurs de retard internes et externes ;

– conceptuelles : colonialisme et colonisabilité, spirituel et politique,etc.

Le thèse centrale (ou thèse-matrice à partir de laquelle il y aarborescence de thèses secondaires) de cet essai est que l’hommemusulman doit revenir à l’esprit coranique (à l’union harmonieuses entrel’homme, le sol et le temps, et aux principes démocratiques des premierstemps de l’Islam) ; il doit se réformer pour inverser le processus dedécadence dans lequel il s’enfonce depuis le XIIe siècle.

Cette thèse se construit sur, et à partir de, présupposés théoriqueset idéologiques : une conception cyclique de l’histoire, qui intègrecivilisation et décadence ; une conception de la société comme unorganisme (un corps) dont les éléments sont solidaires les uns desautres ; une conception du monde musulman comme un seul ensemble,qui ignore les Etats et les frontières, comme les différences culturelles etlinguistiques. Une sorte de génétique cuturelle permet de balayer lesdifférences entre les variantes locales.

C’est en regard de cet objectif : la réforme de l’homme musulmanpour renouer avec l’esprit coranique que les différents événements del’histoire du monde musulman sont retenus, lus et situés les uns parrapport aux autres, dans un enchaînement précis : les mouvements,réformateur et moderniste, avec des références à l’Algérie, mais toujoursdans une perspective plus vaste, non nationale ; les mouvements réfor-mateurs musulmans avec Djamel Eddin EL AFGHANI, Rachid RIDHA,Cheikh ABDOU... ; le mouvement de la Renaissance avec des précur-seurs : OKBA, le khalife OMAR, l’Imam MALEK, les Frères musulmans.

Au terme de cette lecture partielle mais pointilleuse, myope àcertains moments pour montrer comment le discours se construit etfonctionne, que retenir ? Ce texte marque une rupture dans le discoursnationalitaire dont il était le contemporain et fait une ouverture sur autre

693 BENNABI, op. cit., p. 88.

694 Ibid., p. 89.

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chose, sur d’autres relations possibles entre les hommes (dans un autrecadre que celui de la nation, de l’Etat).

Ce possible restera en latence durant la guerre de libération. Après1962, BENNABI se lancera dans le débat culturel (sur la place respectivedes langues, sur le devenir culturel, etc.). Vocation de l’Islam resteradans l’ombre. La notion de colonisabilité ne devait pas être facile àréénoncer, dans le contexte d’un discours unitaire, et qui réinvestissaitl’histoire en fonction d’une marche inéluctable vers l’indépendance,l’idéal, etc. Aujourd’hui, la gestion du champ discursif de la périodecoloniale (ses significations, ses valeurs et ses symboles...) ne sembleplus une priorité. D’autres préoccupations sont au premier plan dans lechamp intellectuel. Mais le passé leste toutes les démarches car il donneses couleurs au futur.

C’est dans ce contexte que peut se comprendre la relecture dudiscours de Malek BENNABI. Son héritage est repris au moins de deuxfaçons. D’abord par des intellectuels “modernistes”, des sociologuesnotamment, mais aussi des politiciens qui, sans afficher qu’ils sontmusulmans, donnent à leur démarche conceptuelle et spirituelle desvaleurs et des références islamiques. Des sociologues utilisent couram-ment le concept d’homme post-almohadien. Seul le concept de coloni-sabilité ne semble pas repris. Ensuite cet héritage est repris par unebranche du mouvement islamique algérien, les Djaz’aristes qui semblentvouloir se réenraciner dans le terroir algérien.

On voit comment les possibles ouverts par le texte de BENNABI en1954, après avoir été en dormance pendant quelque trois décennies, sontrepris et se remettent à fonctionner. Dans le champ discursif algérien dela période (du chronotope) 1945–1954, ce texte installe un second pôleface au pôle nationaliste. La bipolarité ainsi instaurée se retrouveaujourd’hui dans diverses oppositions : modernistes / traditionalistes,arabophones / francophones, etc. BENNABI n’en est pas le créateur, ilen est l’acteur, comme les autres intellectuels et tous ceux qui ont unprojet de société.

Michel de CERTEAU explique pourquoi le passé peut être un enjeuvital dans le devenir d’un peuple ou d’un groupe social :

La figure du passé garde sa valeur première de représenter ce qui fait défaut.

Un groupe […] ne peut exprimer ce qu’il a devant lui - ce qui manque encore - que

par une redistribution de son passé. Aussi l’histoire est-elle toujours ambivalente :

la place qu’elle taille au passé est également une manière de faire place à l’avenir.

Comme elle vacille entre l’exotisme et la critique au titre d’une mise en scène de

l’autre, elle oscille entre le conservatisme et l’utopisme par sa fonction de signaler

un manque. Sous ses formes extrêmes, elle devient dans le premier cas,

légendaire ou polémique, dans le second, réactionnaire ou révolutionnaire. Mais

ces excès ne sauraient faire oublier ce qui est inscrit dans sa pratique la plus

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rigoureuse, celle de symboliser la limite et par là de rendre possible un dépas-

sement695.

L’historien fait plusieurs remarques qui viennent éclairer ce quenous avons dégagé à la lecture des textes. Il nous permet d’esquisserdes réponses à la question : pourquoi des intellectuels s’occupent-ils àun moment donné d’Histoire ? La lecture des essais des chronotopeshistoriques précédents permettait de constater déjà cet intérêt pourl’histoire. Les tendances générales des textes vont dans le sens d’unrefus, quelquefois très timide et quelquefois plus polémique, d’une his-toire coloniale qui campe le colonisé en barbare, réfractaire à la civilisa-tion... Tout en s’inscrivant, plus ou moins implicitement, dans le cadrediscursif qui admet le bien-fondé de la colonisation, ces textes, en parlantde leur passé glorieux (en énumérant par exemple les noms des grandssavants et penseurs), refusent le discours réducteur et dévalorisant.

Mais, après mai 1945, la relecture–réécriture de l’histoire s’inscritdans une perspective nouvelle. La colonisation est, dans ces textes,disqualifiée et le discours sur sa mission civilisatrice ne peut plus tenir.KATEB la qualifie de grand acte de banditisme éclairé696. Pour BENNABI,le colonislisme infériorise techniquement l’humanité livrée à sa loi697. C’està cette nouvelle définition de la colonisation (qui avait commencé à êtremise en place avec les discours de MESSALI Hadj et avec Le JeuneAlgérien de Ferhat ABBAS) qui montre que c’est une autre époque. Lenouveau champ discursif est comme en avance sur l’histoire. Sacondamnation de la colonisation fait de celle-ci un processussémantiquement clôturé. Il n’est plus possible, dans son espace, de tenirla colonisation pour une positivité. De Jean AMROUCHE à BENNABI, lacolonisation est déjà du côté du passé. Sa fin se profile, inéluctable698.

Que sera l’avenir ? Sur quels possibles ouvre-t-il ? Le retour sur lepassé, selon De CERTEAU, renvoie à ce manque de quelque chose. Lesfigures de JUGURTHA / YOUGOURTHA et d’ABDELKADER, les deuxancêtres nationaux, comme celle, négative, de l’homme post-almo-hadien699 viendraient, dans cette hypothèse, désigner l’absence. Ellessont dressées, surtout les deux premières, en totems identitaires. Ellespermettent de donner une antériorité à ce qui se prépare : ellesdésigneraient le big bang de l’aventure nationalitaire. L’ancêtre esquissépar le texte de BENNABI est plus problématique : il traverse l’histoire

695 Michel de CERTEAU, L’Ecriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 100-101.696 KATEB, Abdelkader et l’indépendance algérienne, op. cit., p. 33.697 BENNABI, op. cit., p. 82.698 Il est évident que nous sommes dans le champ discursif et non dans le champ politique.

Les postures et discours ne sont pas forcément les mêmes dans les deux champs. C’estdans le cadre de ces possibles à venir que ces textes peuvent annoncer la fin de lacolonisation.

699 C’est aussi l’homme d’après la rupture de Siffin, c’est l’homme colonisé parce quecolonisable.

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pour désigner à chaque époque la faille et le manque. Il désignenégativement l’effort de transformation spirituelle à accomplir.

La façon de dessiner le passé désigne l’avenir : l’entreprise deconstruction nationalitaire (prenant pour cadre l’Algérie, ou le Maghreb)ne coincïde pas tout à fait avec une transformation qui concerne lemonde musulman dans son ensemble. La vérité historique des faitsimporte peu, ce sont leurs significations (celles que les essayistes leursfont porter et celles qu’ils peuvent porter par la suite) qui pèsent lourddans le champ intellectuel.

Les textes de ce chronotope historique (1945-1954) structurent lechamp discursif qu’ils constituent. Chacun propose une archive identi-taire, pour ce qui s’esquisse à peine et qui est loin d’être évident. Ilenracine ce possible devenir dans un passé refaçonné et projeté à partirde ce devenir problématique. Dans cette perspective, le passé s’écrit, seré-écrit, en fonction du futur.

Les textes tout en s’inscrivant dans une relation dialogique avec lesdiscours déjà en place, tracent les lignes de force du nouveau champ, etdéjà instaurent un nouveau dialogisme. Il serait facile de retrouver dansces textes les prémices, les annonces des débats qui auront lieu après.Dès ce moment nous avons les positions discursives qui seront reprisesaprès 1962. Elles seront surtout visibles en période cruciale : lors desdébats sur la Constitution en 1976, au moment du vote du Code de lafamille en 1984, et aujourd’hui... Mais la guerre qui s’annonce, et bientôtcommence, mettra de côté le débat ainsi esquissé.

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Chapitre 5 :Le silence sonore des armes :

1954 - 1962

Nous avons vu comment la période 1945-1954 pouvait être considérée

comme une veillée d'armes , au cours de laquelle sont élaborées, dans le

champ discursif, les figures totémiques des ancêtres résistants. Lorsque la

guerre commence, les valeurs et repères semblent clairs, sans aucune ombre.

Le procès du colonialisme se fait désormais par les armes, dans une seule

orientation : l'indépendance de l'Algérie700. Nul besoin d'autre réflexion ; nulle

hésitation701. Le monologisme est de rigueur : c'est la voix du peuple qu'on

entend.

La pratique discursive du journal El Moudjahid702, publié en Tunisie, est

représentative de cette unification du discours. Très souvent, les articles ne

sont pas signés. Ils n'ont pas besoin d'être signés : une seule voix, un seul

discours. Les seuls noms qui apparaissent dans les premiers numéros sont

ceux d'organisations comme l'U.G.E.M.A.703 ou de responsables de l'A.L.N.

comme Omar OUAMRANE, Mohamed - Larbi BEN M'HDI ou Abelhafid

BOUSSOUF704.

700 Lorsqu'on lit les articles du journal El Moudjahid des années 1956-57, on constate que si la

revendication d'indépendance est radicale, les modalités pour réaliser l'objectif et lesrelations ultérieures avec la France restent ouvertes à plusieurs possibles.

701 Ce qui "gêne" sera mis de côté ou élagué. Le M.N.A. ou la question du berbérisme... Desquestions qui ressurgiront après l'indépendance, immédiatement ou longtemps après.

702 Le premier numéro paraît à Alger, sous forme ronéotypée, en juin 1956. El Moudjahid, 3tomes, imprimé en Yougoslavie, Beogradski graficvkizavod, 1962.

703 L'Union Générale des Etudiants Musulmans Algériens, El Moudjahid, op. cit., n° 1, p. 14-15.

704 Omar OUAMARANE, "Messali est un contre-révolutionnaire et un traître à la patrie", op.cit. p. 31 ; BEN M'IHDI "Objectifs fondamentaux de notre révolution”, ibid.,p. 32 ; A. BOUSSOUF, "Mission libératrice de l'A.L.N.”, ibid p. 32.

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248

Les noms ne refèrent pas tant à des individus qu'à des personnalités

représentatives de l'ensemble de l'A.L.N. et du F.L.N. Deux textes sont signés :

la lettre de ZABANA à ses parents, la veille de son exécution705, et

la déclaration faite au tribunal militaire d'Alger le 18 juillet 1956 par Mostepha

RAMOUL, garçon de café 706.

Ces deux noms de militants arrêtés sont donnés comme exemplaires :

discours du courage et de l'engagement révolutionnaire. Discours qui pourrait

être énoncé par tout Algérien dans la même situation. Les noms sont donnés

comme emblèmes de la résistance. On peut donc considérer que les individus

et leurs énoncés particuliers s'effacent au profit de l'entité peuple et de son

discours unifié. C'est ainsi que dans Le coin des poèes-résistants707, les poèmes

sont signés Un jeune officier de l'A.L.N.. Souvent les textes seront suivis d'un

prénom. Précaution pour ne pas entraîner la répression dans le sens d'un

discours unifié.

Dans ce contexte d'énonciation, l'essai, genre du déplacement et du

brouillage des valeurs en place pour en esquisser d'autres, semble difficilement

praticable. Celui qui se fait maître de l'initiative (armée) n'a plus besoin d'insérer

son discours aux défauts de celui qui occupait tout le champ discursif, sûr de

lui. Peu d'essais seront publiés au cours de la guerre. Les témoignages, des

réquisitoires, mais peu d'essais. C'est dans ce contexte monologique que

paraissent quelques textes que nous classons comme essais.

Le livre de Zohra DRIF, La mort de mes frères708 raconte l'épreuve de la

prison et des exécutions. En même temps l'auteur y mène une réflexion sur la

démarche qu'a suivie une jeune lycéenne, fille de cadi, pour devenir une

terroriste 709 .

705 Ahmed ZABANA est condamné à mort par le tribunal des Forces Armées d'Alger. Il est le

premier militant du F.L.N. qui sera exécuté à la prison de Barberousse le 19 juin 1956. Lalettre est publiée dans le 1° numéro du Journal El Moudjahid, 4 juillet 1956, p. 20 du tome1.

706 Ibid., (n° 2) p. 29.

707 Ibid., (n° 2), p. 32.708 Z. DRIF, La mort de mes frères, Paris, Maspero, 1961.709 L'étude de texte est intégrée à l'ensemble des textes écrits par des femmes. Un

positionnement particulier dans le champ discursif nous semble justifier une analyseparticulière de l'essai féminin.

Page 245: Ali Benali

249

L'aliénation colonialiste et la famille algérienne710 est publié avec, comme

noms d'auteurs, deux prénoms. Là encore l'effacement des patronymes entre

dans les pratiques de la clandestinité. Mais il correspond également à l’unité du

discours. Dans ce contexte, les essais de Mostefa LACHERAF sont quelque

peu étonnants. L'auteur, acteur du mouvement national711, poursuit, depuis

1954, une réflexion sur l'écriture de l'histoire de l'Algérie. Il démonte les

mécanismes de torsions et de figements. Son travail de désenfouissement de

ce qui était vivant et dynamique met à mal les tranquillités des discours tout

faits. La réflexion, iconoclaste et dérangeante, commencée face aux historiens

français se continue, toujours à contre courant (à contre-discours), après 1962.

FANON est l'autre essayiste qui occupe, pendant la guerre, un rôle d'ouvreur de

piste, de rêveur d'avenir 712.

LA VIOLENCE LIBERATRICE. FANON, REVEUR D’AVENIR

L'itinéraire de FANON est, plus que tout autre, particulier. Comment ce

psychiatre antillais va-t-il adopter l'Algérie et sa lutte ? Celui qui avait publié, en

premier essai, Peau noire, masques blancs713, arrive en Algérie en 1953. Installé

à l'hôpital psychiatrique de Blida, il sera contacté par Pierre CHAULET, un

militant de la cause nationale de la première heure. Il aura un engagement de

plus en plus radical, qui entraînera son expulsion d'Algérie. Sa lettre au

ministre-résident, Robert LACOSTE, marque son irruption sur la scène

discursive en tant qu'acteur et producteur de sens. Au point de départ, un

constat, où l'on a déjà les éléments de l'analyse du colonialisme :

Le statut de l'Algérie ? Une déshumanisation systématisée714 .

Enoncé bref qui balaie tous ceux qui le précédaient, qui les tient à

distance. Enoncé de structure binaire, qui caractérise l'écriture fanonienne.

710 SAADIA et LAKHDAR, L'Aliénation colonialiste et la famille algérienne, Lausanne, éd. de la

Cité, 1961.711 Mostefa LACHERAF milite au P.P.A. - M.T.L.D., puis, à partir de 1954, dans les rangs du

F.L.N. Il entre en clandestinité en septembre 1956. Il est dans l'avion de la délégation duF.L.N. qui sera intercepté par les autorités françaises le 22 octobre 1956.

712 Cf. Z. ALI-BENALI : "Frantz FANON, rêveur d'avenir", communication au Colloqueinternational Frantz FANON, Alger, décembre 1987.

713 Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, 1952.714 Frantz FANON, "Lettre au Ministre-Résident 1956", in Pour la révolution africaine, Paris,

Maspero, 1969, p. 51. Première édition, Paris, Maspero, 1964.

Page 246: Ali Benali

250

Constat sous forme de postulat : une définition est posée qui permet de définir

les événements d'Algérie :

Les événements d'Algérie sont la conséquence logique d'une tentative de

décérébraliser un peuple 715.

On retrouve la même structure phrastique. Un élément (a), (les

événements d'Algérie) est défini et posé comme équivalent d'un second

élément (b) (le reste de la phrase) : (a) égale (b). L'élément (a) est connu.

FANON reprend la dénomination habituelle, qu'il ne remet pas en cause. Par

contre, l'élément (b) introduit des sèmes inattendus. La colonisation est encore

définie comme

déshumanisation systématisée, tentative de décérébraliser un peuple ; l'alié-

nation des habitants de ce pays, un état de dépersonnalisation absolue716.

Un champ sémantique se dessine. Une condensation sémantique s'opère.

La condamnation du colonialisme par l'histoire est esquissée en même temps

que se profile la thèse de son échec :

Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une

société non viable, une société à remplacer717.

Derrière l'objectivité du raisonnement déductif, se retrouve cette

condamnation sans appel. Un renversement des termes pris en compte dans

l'énoncé se produit : ce n'est pas la société (le système colonial) qui est

primordiale, c'est l'homme. Le discours fanonien replace l'homme, tout homme,

là où il doit être. Tout lui est subordonné. C'est en fonction de cet homme que le

système de gestion est jugé. L'analyse a déjà l'allure rigoureuse qu'elle aura

dans Les Damnés de la terre. L'engagement personnel est dans la logique du

constat et de l'analyse :

Le travailleur dans la cité doit collaborer à la manifestation sociale. Mais il faut

qu'il soit convaincu de l'excellence de cette société vécue. Il arrive un moment où

le silence devient mensonge.

Les intentions maîtresses de l'existence personnelle s'accommodent mal des

atteintes permanentes aux valeurs les plus banales 718.

715 Ibid., p. 51.716 Ibid., p. 51.717 Ibid., p. 51.718 Ibid.,p. 52.

Page 247: Ali Benali

251

L'individu, le travailleur, le citoyen... ont une obligation de vérité. Leur

fidélité à des valeurs élémentaires les empêche de continuer à se taire et à

laisser faire. L'insoumission, la dénonciation sont les seules attitudes possibles.

La démission est présentée comme l'aboutissement logique de cette analyse...

FANON, après un détour par Paris, gagnera la Tunisie. Outre les soins

qu'il donne dans les hôpitaux tunisiens, il participe à la publication du journal El

Moudjahid. Ses articles ne sont pas toujours signés, comme si le prospecteur

des voies du possible s'effaçait derrière le militant anonyme. Il collabore à

Résistance algérienne ; certains de ses articles, non signés, n'ont pas été,

selon Irène GENDZIER, identifiés719. On sait qu'il eut un rôle très important dans

le champ discursif de la révolution algérienne720. Mais notre propos est de lire les

textes dans lesquels FANON s'avance à découvert, comme énonciateur sujet

de son énonciation.

“L'Algérie se dévoile”721

FANON est au maquis, comme on dit, depuis trois ans lorsqu'il publie un

ensemble d'études où il analyse les changements consécutifs à la révolution en

cours. Dans le texte que nous retenons, il touche à l'un des lieux symboliques

de la résistance des Algériens à la dépossession de soi, la place et le statut de

l'Algérienne (de son corps et de sa visibilité). Le projet du texte est partiellement

énoncé :

Nous allons voir que le voile, élément parmi d'autres de l'ensemble

vestimentaire traditionnel algérien, va devenir l'enjeu d'une bataille grandiose, à

l'occasion de laquelle les forces d'occupation mobiliseront leurs ressources les

plus puissantes et les plus diverses, et où le colonisé déploiera une force

étonnante d'inertie722.

719 Irène GENDZIER, Frantz Fanon, traduit de l'anglais Edouard DELIMAN, Paris, Seuil,

1976, 1ère édition : 1973, p. 152.720 Irène GENDZIER, op. cit., rapporte des témoignages qui vont dans ce sens, comme elle

cite les propos de quelques Algériens qui tentent de minimiser l'importance de Fanon. Lorsdu colloque Littérature et poésie algériennes organisé à Alger en 1982 pour la célébrationdu 20e anniversaire de l'Indépendance, je fus prise à partie par un fonctionnaire du Parti.Je traitais dans ma communication de FANON et d’AMROUCHE que je considéraisnaturellement comme Algériens ! Que répondre ? Seulement que dans un colloque iln'était pas question de délivrer des cartes d'identité, mais de lire des textes qui, de façonincontestable, se situaient dans le champ algérien.

721 FANON, L'An V de la révolution algérienne, Paris, Maspero, 1959, p. 13-49.722 FANON, op. cit., p. 15.

Page 248: Ali Benali

252

La colonisation est implicitement définitive comme un combat, une

bataille, qui se poursuit. On peut déjà deviner la définition de la colonisation et

de la décolonisation qui sera à l'œuvre dans Les Damnés de la terre. FANON

rejette toutes les autres définitions pour ne retenir que celle de processus

violent. Les acteurs du combat sont montrés chacun dans une posture et avec

une stratégie précises :

Les forces d'occupation

[…] leurs ressources puissantes

et diverses […]

Le colonisé

[…] une force étonnante d'inertie

[…]

Le déséquilibre entre les deux protagonistes est caractérisé par

l'opposition entre initiative et offensive d'un côté, résistance passive de l'autre. Il

est également figuré par l'opposition pluriel/singulier. Puis viendra le

déploiement de cette hypothèse (la thèse). Mais l'étude comprend une seconde

partie dans laquelle l’auteur se propose de montrer que

le voile aide l'Algérienne à répondre aux questions nouvelles posées par la

lutte 723.

Nous voyons déjà se profiler la stratégie discursive du texte : le voile de

l'Algérienne est un enjeu et un lieu symbolique de lutte. L'attitude de la société

colonisée va radicalement changer après les débuts de la guerre. La passivité

va se transformer en initiative et en inventivité. Quels sont les moyens discursifs

mis en jeu pour asseoir ce que l'on peut considérer comme la thèse-matrice de

ce texte ? Quelles sont les thèses secondaires sur lesquelles celle-ci s'étoile ?

Quels autres fils discursifs se dessinent ? Quels sont les discours cités pour

être réfutés ou retenus ? ... Et, avant tout, comment se fait l'attaque du

discours ?

L'incipit

Il délimite et dégage l'originalité du cadre discursif. FANON procède par

un rétrécissement progressif d'une définition englobant tous les cas à "l'objet"

d'étude. Nous pouvons suivre les étapes de cette démarque :

a – On peut regrouper de grandes aires de civilisation, d'immenses régions

culturelles à partir des techniques originelles, spécifiques,d'habillement des

hommes et des femmes 724.

723 Ibid., p. 47.

Page 249: Ali Benali

253

Définition universelle, valable pour toutes les sociétés, qui rejette les

critères qui veulent établir une supériorité ou une infériorité entre les sociétés.

Apparente neutralité de l'énoncé ; effacement de l'énonciateur qui n'apparaît

pas au niveau du système pronominal de ce début.

b – Dans le monde arabe, par exemple, le voile dont se drapent les femmes

est immédiatement vu par le touriste 725.

On passe de l'ensemble toutes les sociétés au sous-ensemble monde

arabe. Nous avons toujours cette neutralité de type anthropologique. Il s'agit

d'une société comme une autre.

c – Dans le Maghreb arabe, le voile fait partie des traditions vestimentaires

des sociétés nationales tunisienne, algérienne, marocaine ou libyenne 726.

Le rétrécissement du champ d'étude se poursuit : l'énonciation est encore

marquée par la neutralité : l'énoncé est apparemment sans énonciateur.

d – La femme puise dans son voile blanc, unifié, la perception que l'on a de la

société algérienne 727.

Dernière étape du processus de définition de l'objet. On a toujours une

énonciation neutre. Mais cet énoncé est tenu à distance de l'énonciateur. Ce

n'est plus un "énoncé de vérité". L'apparence "perçue" n'est pas forcément la

vérité.

e – Le haik délimite de façon très nette la société colonisée algérienne 728.

Au niveau de ce dernier énoncé, un changement plus important s'est

produit. L'énonciateur commence à se dévoiler : Au niveau de la modalisation et

de la désignation de la société. Une autre dimension est introduite dans le

cadre de l'analyse : la colonisation. Elle sera couplée avec (et opposée à)

nationale. La femme algérienne est bien aux yeux de l'observateur celle qui se

dissimule derrière le voile 729.

Il ne reste presque rien de l'apparente neutralité des premiers énoncés

définitionnels. L'énonciateur est derrière l'énoncé et montre un autre

724 Ibid., p. 13.725 Ibid., p. 13.726 Ibid., p. 14.727 Ibid., p. 14.

728 Ibid., p. 15.729 Ibid., p. 15.

Page 250: Ali Benali

254

énonciateur. Il le cite et reproduit son discours (qu'il reconstruit). Sa position par

rapport au cité et à son auteur est au niveau de la modalisation : est bien.

Réfutation avant même la citation. L'énonciateur cité est montré énonçant et en

même temps, jugé. Les connotations du verbe se dissimule impliquent une

attitude (trompeuse, etc.) que FANON rejette. Nous voyons comment dans cet

incipit qui fixe le cadre d'étude, l'objet est progressivement défini par un

rétrécissement qui va du plus général au particulier. Se faisant, l'attitude de

l'énonciateur principal va de l'effacement apparemment total à un dévoilement

progressif. En même temps que l'objet est défini, l'attitude de l'énonciateur se

précise.

HISTOIRE DU VOILE – HISTOIRE DE LA COLONISATION

Faire l'histoire du voile, c'est revenir sur une dimension importante de la

colonisation : les réactions des colonisateurs et des colonisés. FANON veut

étudier

les conséquences humaines d'un système qui impose des limites à l'action

humaine […], le comportement des Algériens et des Français, ainsi que les effets

internes et psychiques de cette confrontation 730.

L'auteur repère des articulations historiques, qui permettent de situer les

faits dans le temps. La première étape, marquée par l'offensive colonialiste,

commence vers 1930-1935. Quels en sont les déploiements : on décrète que la

femme constitue le pivot de la société algérienne731. FANON reconstitue

l'archéologique de cette vérité :

Derrière le patriarcat visible, manifeste, on affirme l'existence plus capitale d'un

matriarcat de base. Le rôle de la mère algérienne, ceux de la grand-mère, de la

tante, de la "vieille" sont inventoriés et précisés732 .

On devine la masse des études, textes, analyses... publiés sur la

question. L'attitude de l'énonciateur est caractérisée par la distance qui laisse

deviner la réfutation. En même temps qu'il reconstitue l'histoire du voile, FANON

esquisse le procès de la science anthropologique et des découvertes

sociologiques733. Cette science est au service du colonialisme dont elle inspire

730 Irène GENDZIER, op. cit. p. 125.731 FANON, op. cit., p. 17.732 Ibid., p. 16.733 Ibid., p. 15.

Page 251: Ali Benali

255

les méthodes, mais qui lui inspire sa démarche et ses résultats. Cette démarche

sera définie autrement, par la citation-reproduction du discours colonial : Ayons

les femmes et le reste suivra734.

Cette fameuse formule 735 se situe dans la logique de la thèse sur la

violence de la situation coloniale. C'est ce principe révélé par cet énoncé

lapidaire qui détermine l'ensemble des relations en situation coloniale. Nous

voyons déjà esquissée la thèse des Damnés de la terre. En 1959, il est

question de montrer la convergence des attaques contre une société qu'on veut

atteindre dans ses forces symboliques. Les attaques de l'administration

coloniale 736 seront diversifiées, mais viseront un seul but,

une totale domestication algérienne à l'aide des femmes dévoilées et complices

de l'occupant 737.

L'Algérienne est prise dans les rets d'un discours qui veut la libérer.

L'Algérien, déclaré sadique et vampire est, enfermé dans un cercle de

culpabilité738. Chacun est redéfini dans un rôle social précis, qui détermine et

justifie les actions des responsables de la colonisation.

– A ces attaques sur le terrain discursif, il faut ajouter le siège des

femmes indigentes et affamées739. C'est l’argument matériel. FANON décrit, là

encore, une stratégie bien rigoureuse :

A chaque kilo de semoule distribué correspond une dose d'indignation contre le

voile et la claustration. Après l'indignation, les conseils pratiques 740.

Démarche en trois temps, avec une seule visée. En arrière-fond, en

soubassement de la description, une conception de la colonisation. Celle-ci

viserait, à travers tous ses rouages, toutes ses entreprises, à la soumission

totale, à la "domestication" de la société colonisée. La démonstration ne

s'encombre pas de nuances, de complexités. Il s'agit de camper les

protagonistes, colonisés et colonisateurs, dans des attitudes claires, sans

734 Ibid., p. 15.735 Ibid., p. 15.

736 Ibid., p. 16.

737 Ibid.,p. 17-18.

738 Ibid., p. 16 ; enfermé dans le “cercle de la culpabilité” en attendant "le cercle desreprésailles".

739 Ibid., p. 17.740 Ibid.

Page 252: Ali Benali

256

ambiguïté ; ce qui permet de dégager les significations (La signification) de la

colonisation. Cette démarche discursive qui consiste à poser clairement les

acteurs historiques est une constante dans l'écriture fanonienne. On veut la

retrouver dans les champs lexicaux de chacun des deux camps741.

Camp algérien colonisé Camp colonisateur

La société colonisée

l'Algérien Un Européen

l'Islam La France occidentale

l'occupé l'occupant [2 occurences]

le conquérant

Situation coloniale

[2 occurrences]

Pays sous-développés

Société colonisée

colonisé

Une originalité culturelle Forces occupantes

nationale

On peut remarquer que FANON reprend les oppositions lexicales

courantes (Islam versus France occidentale). Que l'on pense aux textes de

Ferhat ABBAS et de Jean AMROUCHE, et l'on verra que l'auteur s'inscrit pour

une partie dans l'habitus lexical en place depuis longtemps. Il s'installe ainsi

dans le champ discursif. Mais il introduit d'autres oppositions lexicales (et donc

sémantiques). L'opposition courante colonisé-colonisateur n'est pas (dans le

cadre de ces deux pages) entièrement reprise : nous n'avons que le premier

volet de l'opposition. Le second est occupé par un autre élément autour des

subtantifs occupant et conquérant. Multiples déplacements. Et d'abord un refus,

celui de reprendre dans cette confrontation l'appellation habituelle, celle qui est

reconnue par les colonisateurs. Le substantif colon amène habituellement les

connotations de développement, de mise en valeur, etc.. Le terme occupant ne

peut avoir de telles implications sémantiques. De plus, s'y ajoutent les

connotations d'illégitimité, d'extériorité. Ce seul substantif fait le procès de tout

le système colonial, et laisse entrevoir sa fin possible. Il cessera lorsque le

rapport de forces cessera ou sera inversé.

741 Ibid., p. 20-21.

Page 253: Ali Benali

257

A l'illégitimité du camp colonial s'oppose la légitimité implicite connotée

par le qualificatif nationale. L'opposition colonisé – colonisateur / colon est

remplacée par une autre, nationale – occupant. Et c'est cette opposition qui

sous-tend l'analyse des réactions de l'Algérien.

Venir avec sa femme, c'est s'avouer vaincu, c'est "prostituer sa femme",

l'exhiber, abandonner une modalité de résistance 742.

C'est elle qui permet de comprendre les réactions des colonialistes.

Chaque voile qui tombe, chaque corps qui se libère de l'étreinte traditionnelle

du Haïk, chaque visage qui s'offre au regard hardi et impatient de l'occupant,

exprime en négatif que l'Algérie commence à se renier et accepte le viol du

colonisateur 743.

Du voile au viol de toute une société, l'analyse de FANON trace un

itinéraire qui passe par le corps des femmes, par leur image visible ou non. Le

corps des femmes, présent et absent, devient, dans le texte de FANON, une

image (le négatif) de toute la société. Lieu symbolique où se lit le degré de

résistance de l'Algérie, mais aussi les fantasmes du colonisateur.

HISTOIRE DU VOILE – PSYCHOLOGIE DES FANTASMES

Au niveau de l'individu, de l'Européen en particulier, il peut être intéressant de

suivre les multiples conduites nées de l'existence du voile 744.

FANON va proposer une série de flashes sur le comportement de

l'Européen.

L'attitude dominante nous paraît être un exotisme romantique, fortement teinté

de sensualité 745.

Trois termes pour cerner un comportement : deux substantifs (exotisme et

sensualité) et du qualificatif (romantique). La diversité des attitudes est ramenée

à une seule réaction. Nous avons la même démarche argumentative : éliminer

les variations pour retenir la caractéristique première. L'individu n'a pas les

mêmes motivations que l'administration coloniale, mais la pulsion au viol se

742 Ibid., p. 19.

743 Ibid., p. 22.744 Ibid., p. 22.745 Ibid., p. 22

Page 254: Ali Benali

258

retrouve chez lui, et partant, la violence. Le facteur violence dans la relation à

l'Algérienne est clairement posé :

Il y a chez l'Européen cristallisation d'une agressivité, mise en tension d'une

violence en face de la femme algérienne 746.

L'assertion énonce une vérité qui sera non pas vraiment démontrée mais

illustrée par une série de tableaux qui montrent l'Européen face à l'Algérienne.

FANON assimile ces comportements à des troubles névrotiques747. La

colonisation est ainsi implicitement définie comme une maladie, comme une

source de déséquilibres psychiques. Le rêve de viol n'est pas accidentel, il

découle de la situation coloniale.

Pour faire sa démonstration, FANON part de deux pôles discursifs : la

thèse sartrienne sur la Question juive 748 et l'histoire de la conquête de l'Algérie.

Sa démonstration prendra appui sur un discours philosophique et sur une

relecture de l'histoire.

Les viols réels qui ont accompagné la conquête ont permis la manifestation du

sadisme et de l'érotisme du conquérant. Cela crée au niveau des stratifications

psychologiques de l'occupant, des failles, des points féconds où peuvent émerger

à la fois des conduites oniriques et dans certaines occasions des comportements

criminels749.

Une sorte d'hérédité historique explique des comportements fantasmés et

réels, toujours marqués par la violence. Le premier volet de cette psychologie

de la colonisation750 présente le comportement de l'Européen. Le second

présente l'attitude réactionnelle de l'Algérien :

C'est le blanc qui crée le nègre, mais c'est le nègre qui crée la négritude. A

l'offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile 751.

Le parallèle entre la négritude et le culte du voile permet d'expliquer par la

comparaison. Le détour par le phénomène de la négritude permet une sorte de

distance par rapport aux jugements de valeur, par rapport aux condamnations

du voile. Implicitement, nous lisons la définition de la négritude chez FANON :

746 Ibid., p. 23.

747 Ibid., p. 24.

748 Ibid.,p. 25.749 Ibid., p. 25.

750 Ibid., p. 26.751 Ibid., p. 27.

Page 255: Ali Benali

259

c'est, comme l'attachement au voile, une attitude réactionnelle et défensive face

à l'agressivité colonialiste. En même temps le phénomène du voile est intégré

dans l'ensemble des phénomènes créés par la situation coloniale. Ce qui per-

met de tirer une loi générale des comportements de résistance des colonisés :

Tenir tête à l'occupant sur cet élément [l’objet de la tradition du colonisé sur

lequel porte l'offensive du colonialisme] précis, c'est lui infliger un échec

spectaculaire, c'est maintenir la "coexistence" dans ses dimensions de conflit et de

guerre la-

tente 752.

Cet énoncé introduit des connotations de dynamisme dans le

comportement du colonisé. Il n'est plus question, plus seulement, de force

d'inertie. Même s'il s'agit de réaction, le colonisé a une part d'initiative (il inflige).

De plus il impose sa marque aux relations coloniales : il maintient la tension. Sa

réaction est déjà du côté de l'action.

Dans cette première partie du texte, nous avons la description du

fonctionnement du système colonial sur la question du voile. FANON définit les

protagonistes et leurs rôles respectifs. Leurs relations sont déterminées par le

principe de la violence. Cette violence originelle (du système) est présentée

comme archive de la violence qui habite le matériel onirique753. Elle détermine

aussi bien les comportements du colonisateur que ceux du colon. Les deux

protagonistes de la colonisation sont déterminés par leur condition.

CHANGEMENTS

Mais un changement fondamental va se produire après 1954. Là encore

l'explication par l'histoire se croise constamment avec l'analyse socio-

psychologique. La dimension historique : FANON donne quelques repères

historiques pour raconter l'engagement progressif de l'Algérienne dans la

guerre. En 1955 les nécessités de la lutte amènent l'engagement des femmes

dans la lutte :

La décision d'engager les femme comme éléments actifs dans la Révolution

algérienne ne fut pas prise à la légère 754.

752 Ibid., p. 24.753 Ibid., p. 24.754 Ibid.,p. 28.

Page 256: Ali Benali

260

Nous retrouvons la démarche fanonienne qui consiste à dégager un

élément précis, sans ambiguïté, sans flottement sémantique. Ici l'attitude

conceptualisante et didactique se combine à l'engagement du militant. On sait

par les témoignages des femmes combattantes qu'elles imposèrent leur

présence contre le refus des hommes. Zohra DRIF, dans une interview, raconte

son impatience à se battre, et les réticences de ses responsables755. C'est par la

force des choses et parce qu'elles étaient recherchées qu'elle-même et une de

ses amies furent intégrées dans un groupe clandestin. FANON donne une autre

date : 1956, qui voit l'activité de l'Algérienne prendre des dimensions

véritablement gigantesques756. Dans ce nouveau contexte, la relation au voile

change ; la relation au monde extérieur subit un changement radical.

Un nouveau rôle : porter les messages, les ordres verbaux, faire le guet

sur le trottoir et s'attirer des remarques, se déplacer avec de grosses sommes

d'argent...757 A ces premières fonctions vont venir s'ajouter d'autres : les femmes

vont devenir ouvreuses de route, le phare et le baromètre du groupe758.

De nouvelles attitudes, de nouveaux comportements, totalement inédits :

l'Algérienne, son image et son corps ne sont plus des enjeux, des objets qu'on

se dispute ; elle est initiatrice ; d'elle dépend la vie des combattants. Une

nouvelle relation avec les hommes : l'image et la notion de couple sont

enfantées par les nécessités de la guerre :

Il faut suivre le cheminement parallèle de cet homme et de cette femme, de ce

couple qui porte la mort à l'ennemi, la vie à la Révolution. L'un appuyant l'autre,

mais apparemment étrangers l'un à l'autre. L'une transformée radicalement en

Européenne, pleine d'aisance et de désinvolture, insoupçonnable, noyée dans le

milieu, et l'autre, étranger, tendu, s'acheminant vers son destin 759.

FANON décrit un total renversement des comportements. Habituellement

l'aisance, la désinvolture, l'impression d'être dans son milieu, sont le fait de

l'homme. La rue est son espace, l'extétrieur son milieu. La guerre exigera de la

femme la même attitude, et qui plus est, dans la ville européenne, au milieu des

Européens et des militaires.

755 Z. DRIF, interview non publiée.756 FANON, op. cit., p. 35.

757 Ibid., p. 34.

758 Ibid., p. 35.

759 Ibid., p. 39.

Page 257: Ali Benali

261

De nouveaux rapports à son corps ; un changement radical s'opère, qui

s'articule sur l'opposition avant / après.

[Avant la Révolution] le voile recouvre le corps et le discipline, le tempère [...].

Le voile protège, ressure, isole […].

[Pour certaines dévoilées], impressions de corps déchiqueté, lancé à la dérive ;

les membres semblent s'allonger indéfiniment. Quand l'Algérienne doit traverser

une rue, pendant longtemps il y a erreur de jugement sur la distance exacte à

parcourir. Le corps dévoilé paraît s'échapper, s'en aller en morceaux […]. Une

sensation effroyable de se désintégrer. L'absence du voile altère le schéma

corporel de l'Algérienne 760.

FANON élabore ce portrait de la dévoilée à partir de sa pratique de

psychiatre. C'est à partir des paroles des femmes qu'il dégage ces

caractéristiques. Dans cet énoncé, l'Algérienne est absente en tant que sujet et

même en tant qu'entité complète. La parcellisation ressentie par l'Algérienne est

également dans la description : le voile, le corps, une sensation... Cette

description rejoint celle d'Assia DJEBAR761. Avec l’engagement dans la lutte

commune l'Algérienne devient actrice de son destin. Elle n'est plus soumise à la

tradition ; elle la plie à sa volonté. Sa place dans la famille est totalement

changée.

La famille tout entière derrière la fille, le père algérien, l'ordonnateur de toutes

choses, le fondateur de toute valeur, sur les traces de la fille, s'infiltrent, sont

engagés dans la nouvelle Algérie 762.

L'Algérienne, ouvreuse de routes pour les combattants, l'est aussi bien

symboliquement que concrètement pour tous les siens. Elle a l'initiative, elle est

agissante. Sa relation au voile va changer.

Voile enlevé puis remis, voile instrumentalisé, transformé en technique de

camouflage, en moyen de lutte763.

Le voile est défini autrement. Il se détache du corps et redevient un objet. Il

n'est plus enjeu de lutte, ni lieu de crispation de la société colonisée. Il n'est

760 Ibid., p. 40-41.761 Cf. A. DJEBAR, Les Alouettes naïves, Paris, Julliard, 1967, p. 65 : “Tu es des nôtres, toi,

toi !… nos filles marcheraient nues, c’est donc vrai. […] Mais la vieille maugréait ; quecette jeune fille habillée comme une Occidentale lui réponde dans la langue maternelle,elle se méfiait : ne parlait-on pas d’Européens qui faisaient semblant de s’islamiser pourespionner ?…” L’étudiante n’est pas la seule à se dévoiler. La militante ou la femme dumilitant hante aussi les lieux interdits

762 FANON, op. cit. p. 42.763 Ibid., p. 42.

Page 258: Ali Benali

262

plus imposé à l'Algérienne par une famille crispée sur cette valeur-refuge. Il y a

autant de voiles que de situations : pour transporter les armes ou pour protester

contre la mascarade du dévoilement le 13 mai764.

Les attitudes décrites par FANON sont celles que décrivent les anciennes

combattantes765. Elles sont le signe d'un changement profond, celui qu'induit la

Révolution.

LES DAMNES DE LA TERRE

Les Damnés de la terre est le dernier livre de FANON, publié à quelques

jours de son décès. Il fait pendant au premier, Peau noire, masques blancs.

Une dizaine d'années, de 1952 à 1961, et un discours qui passe du noir au

colonisé, des masques et des jeux d'imitation aux damnés et à leur libération.

Le dernier livre de FANON fut reçu comme son testament : l'auteur y a travaillé

alors qu'il se savait très malade. Il fut également considéré comme le bréviaire

des révolutionnaires du Tiers-Monde. Déjà dans sa préface au livre, SARTRE

écrivait :

Porte-parole des combattants, il a réclamé l'union, l'unité du continent africain

contre toutes les discordes et tous les particularismes 766.

Comment l’auteur structure-t-il le champ de sa parole ?

Incipit

1 Libération nationale, reconnaissance nationale, restitution de la nation au

peuple, Commonwealth, quelles que soient les rubriques utilisées ou les formules

nouvelles introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent. A

quelque niveau qu’on l’étudie : rencontres inter-individuelles, appellations

nouvelles des clubs sportifs, composition humaine des cocktails-parties, de la

police, de conseils d’administration des banques nationales ou privées, la

décolonisation est très simplemement le remplacement d’une “espèce” d’hommes

par une autre espèce d’hommes. Sans transition, il y a substitution totale,

complète, absolue. Certes, on pourrait également montrer le surgissement d’une

764 Le 13 mai 1958, les Algériennes sont invitées, sur la place du Gouvernement à Alger, à

enlever leur voile.765 Dans le film de Djamila SAHRAOUI, La moitié du ciel d'Allah (1995), une ancienne

combattante raconte comment elle transportait sous son voile une mitraillette dont lecanon lui arrivait au menton.

766 SARTRE, Préface aux Damnés de la terre, p. 21.

Page 259: Ali Benali

263

nouvelle nation, l’installation d’un Etat nouveau, ses relations diplomatiques, son

orientation politique, économique.

2 Mais nous avons précisément choisi de parler de cette sorte de table rase qui

définit au départ toute décolonisation. Son importance inhabituelle est qu’elle

constitue, dès le premier jour, la revendication minimum du colonisé. A vrai dire, la

preuve du succès réside dans un panorama social changé de fond en comble.

L’importance extraordinaire de ce changement est qu’il est voulu, réclamé, exigé.

La nécessité de ce changement existe à l’état brut, impétueux et contraignant,

dans la conscience et dans la vie des hommes et des femmes colonisés.

3 Mais l’éventualité de ce changement est également vécue sous la forme d’un

avenir terrifiant dans la conscience d’une autre “espèce” d’hommes et de femmes :

les colons 767.

Nous avions déjà étudié cet incipit et montré comment les lexies qui le

constituent, s’enchaînent pour en tisser la signification768. Réduction, interruption

du fil sémantique, seuil d’un sème à l’autre... : nous avions montré les

croisements, les jeux de ricochets sur des blocs discursifs déjà constitués, sur

les backgrounds discursifs. La thèse de la violence libératrice se joue à tous les

niveaux textuels : sémantiques, rhétoriques dans la structure linéaire769. Nous

reprenons ici la lecture de cet incipit.

Les trois moments de cette attaque discursive, articulés l’un par l’autre par

le mais d’opposition et de décrochement, ne doivent pas en masquer

l’organisation linéaire et polémique. Plusieurs oppositions peuvent être

repérées. A un discours avant et ailleurs, qui constitue l’autre dialogique et

extérieur au texte, s’oppose le discours ici et maintenant qui commence par une

définition en forme de postulat.

A la prolifération des dénominations, le texte oppose un seul substantif,

décolonisation, défini par une formule unique, excluant toute autre définition.

L’adverbe toujours donne à la définition un caractère définitif et radical.

L’équivalence entre les deux éléments du postulat établit une circulation entre le

substantif et le qualificatif. En effet, le substantif phénomène entre dans un

faisceau de large prévisibilité. C’est le qualificatif qui est inattendu. C’est lui qui

s’oppose à la prolifération sémantique du discours avant et ailleurs. Il est

comme le résultat d’une réduction à un commun dénominateur. Il ôte toute

767 FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 29.768 Cf. ALI-BENALI, op. cit.

769 Ibid., p. 86 et 89.

Page 260: Ali Benali

264

ambiguïté, tout autre sème possible. Il prend la place du signifié de toutes les

dénominations et les oriente vers la signification qu’il programme. Ce travail de

réduction se retrouve encore au niveau du substantif retenu. Le qualificatif

réactive l’opposition structurelle de décolonisation, qui ne fonctionne plus en

mot unifié. Le préfixe de se démarque du substantif colonisation par rapport

auquel il marque une opposition radicale.

Ainsi la réfutation (la réduction) du foisonnement sémantique gagne les

implications sémiques des mots et influe sur la structure qui est réactivée. En

effet, le sème retenu n’est plus conforme à l’usage fossile. Le nouveau résulte

d’une opposition.

Le substantif décolonisation sera aussi défini par un rapport d’équivalence

: Cette sorte de table rase. Après avoir réduit le foisonnement lexical et

sémantique, le discours en tension le fait repartir. Mais le nouveau discours est

assumé par un énonciateur qui prend place dans l’espace textuel et qui dit

nous.

Cette seconde façon de définir la colonisation appelle un autre texte qui

se fait présent par ce seul énoncé. Lorsque le lecteur reconnaît le texte de

DESCARTES, Le discours de la méthode vient se placer en arrière-plan du

texte en écriture770.

La démarche philosophique qui consiste à poser les questions

essentielles sera l’une des références du texte. Elle reçoit des nouveaux

sèmes, elle est redynamisée sémantiquement. Elle ne concerne plus l’individu

mais l’ensemble des colonisés, hommes et femmes. Elle n’est plus spéculation

philosophique mais induit un changement concret. Le changement sur lequel

débouche cette démarche est de l’ordre de la nécessité : état brut impétueux et

contraignant. Il n’est plus question de frivole spéculation intellectuelle. C’est un

élan, une sorte de pulsion, qui porte l’action des colonisés.

Les autres acteurs 771 de cette métamorphose sont les colons. Dans cette

attaque du texte, le balisage et l’organisation du champ discursif sont clairement

opérés. La visée conceptualisante, puisqu’il s’agit de poser et de définir la

770 Nous touchons ici à cette capacité de tout texte de varier, de corriger dans sa lecture, et

par là, dans son écriture. Je peux lire le syntagme “table rase” comme une formule neutreou une image ou... Elle désignerait la dimension de la décolonisation qui est retenue par letexte. Si je reconnais un autre texte, je vois s’établir une relation inter-textuelle.

771 FANON, op. cit., p. 30.

Page 261: Ali Benali

265

substantif colonisation, se fait en même temps polémique. Les autres définitions

sont rejetées. Le nouveau concept est introduit avec ses sèmes fondamentaux.

Le sème table rase est celui de changement essentiel sont les points de départ

de deux fils discursifs qui vont se retrouver tout au long du texte. Ils sembleront

quelquefois disparaître comme s’ils se faisaient souterrains. Ils s’affaceront au

profit d’autres énoncés qui seront comme des décrochements, des

représentations autres. Tout se passe comme si le point développé était abordé

par un autre biais, sous un autre éclairage. On retrouve les deux isosèmes à la

suite de l’ouverture, dans deux énoncés qui se succèdent.

Changement essentiel de l’être

La décolonisation ne passe jamais inaperçue car elle porte sur l’être, elle

modifie fondamentalement l’être, elle transforme des spectateurs écrasés

d’inessentialité en acteurs privilégiés. elle introduit dans l’être un rythme propre,

apporté par les nouveaux hommes, un nouveau langage, une nouvelle humanité.

La décolonisation est véritablement la création d’hommes nouveaux772.

Les occurrences du qualificatif nouveau (quatre) marquent l’insistance sur

la caractérisation du concept en définition. Elles produisent une sorte de

saturation de l’énoncé, ausi bien au plan sémantique que dans l’espace textuel.

Le qualificatif sature la visibilité et semble devenir concret.

Changement total et violent

Sa définition peut […] tenir dans la phrase bien connue : “les derniers seront

les premiers.”

Présentée dans sa nudité, la décolonisation laisse deviner à travers tous ses

pores, des boulets rouges, des couteaux sanglants773.

Les deux citations convoquent en texte deux grands ensembles textuels :

le texte biblique et le texte révolutionnaire. La citation, qu’elle soit directe ou

simple allusion, s’accompagne d’un détournement de sens. La permutation de

rang dont parle la Bible n’est plus renvoyé à l’ailleurs (à l’après-vie), mais

ramenée ici et maintenant. Le texte fanonien refuse la métaphore et le symbole

habituels et opère, là encore, une littéralisation de l’image.

L’allusion à la situation révolutionnaire (les boulets rouges et les couteaux)

fait lever plusieurs textes, des chansons et des récits romanesques. Tout un

772 Ibid., p. 30.773 Ibid., p. 30.

Page 262: Ali Benali

266

inter-texte, dans lequel le lecteur peut mettre Les Misérables de Victor HUGO,

Germinal de ZOLA ..., se profile derrière cet énoncé, dans son ombre. Le

phénomène de la décolonisation est, par ce montage de citations, situé dans

une suite discursive et symbolique, qu’il refuse et intègre en même temps.

L’attaque des Damnés de la terre se caractérise par le balisage du champ

discursif pour élaborer un nouveau concept, un concept renouvelé, nettoyé des

usages déformants. Les acteurs de l’histoire, le colonisé et le colon, sont définis

et situés l’un par rapport à l’autre, en fonction de ce concept. La violence définie

selon le principe de l’exclusion absolue, va être le principe organisateur de leurs

relations. Ses implications permetront de relire toute l’histoire de la colonisation,

toute l’histoire en cours et à venir de la décolonisation. A son éclairage, une

relecture du paysage social et économique est à l’oeuvre dans le texte. Selon

son principe, les comportements et agissements des différents protagonistes, le

dirigeant nationaliste ou l’intellectuel, sont jugés et projetés dans l’avenir.

Comment cette thèse de la violence est-elle mise en texte ? Comment, à

partir de l’analyse-construction d’un présent qui est loin d’être évident, ouvre-t-

elle sur le futur possible ? Elle se joue sur plusieurs représentations. Elle est le

principe dynamique de toute description, de toute définition. On la retrouve

dans les descriptions parallèles et opposées de deux villes, celle du colon et

celle du colonisé. Il est possible de la référer à la théorie sartrienne de la

violence organisatrice des relations entre les hommes.

Elle court continuellement sous l’essai, apparaissant deci, delà et laissant

deviner l’iceberg sous-jacent. Elle permet de représenter le monde colonial, les

rapports d’opposition absolue entre les colonisés et et colons. La description-

type (“la figuration discursive”, pourrait-on dire) des deux villes est exemplaire :

Page 263: Ali Benali

267

Ville des colons

Ville en dur, toute de pierre et de

fer. Ville illuminée, asphaltée, où les

poubelles regorgent de restes incon-

nus, jamais vus, même pas rêvés.

Les rues sont nettes, lisses, sans

trous, sans cailloux.

La ville du colon est une ville

repue, paresseuse, son ventre est

plein de bonnes choses à l’état

permanent. La ville du colon est une

ville de blancs, d’étrangers.

Ville du colonisé

La ville du colonisé, ou du moins

la ville indigène, le village nègre, la

médina, la réserve est un lieu mal

famé, peuplé d’hommes affamés [...].

La ville du colonisé est une ville

affamée, affamée de pain, de viande,

de chaussures, de charbon, de

lumières.

La ville du colonisé est une ville à

genoux, une ville accroupie, une ville

vautrée. C’est une ville de nègres,

une ville de bicots774.

Le principe d’exclusion absolue organise le paysage physique, la

géométrie. A la netteté, à l’érection est opposé l’étalement. Il en est de même

pour le paysage socio-économique (l’abondance s’oppose au manque) et pour

le paysage socio-psychologique (à l’exhibition, à l’insolence s’opposent la

prostration et le repli sur soi). Même les champs lexicaux sont organisés selon

ce principe : si la ville du colon est désignée par un seul terme, fait pour elle et à

partir d’elle, celle du colonisé connait une prolifération linguistique qui la

cantonne dans l’inommé, le mal connu, dans, pour reprendre l’expression de

DEPESTRE, l’inominé.

La thèse de la violence sous-tend également la définition de la culture

nationale. On peut constater qu’elle se conjugue alors avec un autre

background, qui renvoie à la psychanalyse : la recherche par l’intellectuel

colonisé de sa culture d’avant la colonisation procède à la fois du rejet du colon

et de son monde, mais aussi de l’anamnèse. Cette démarche permet sinon

d’effacer, du moins de surmonter le traumatisme.

Les réactions des acteurs, colons et colonisés, sont décrites et opposées

terme à terme, violence à violence, car elles sont constamment en face à face.

Ainsi, la danse et la possession, par exemple, permettent de voir ce

phénomène. La violence s’y joue, s’y donne en représentation. FANON fait de

774 Ibid., p. 31-32.

Page 264: Ali Benali

268

ce qui était considéré comme folklorique, comme survivance d’un monde

archaïque, une scène, symbolique et réelle, où se déroule la violence coloniale.

C’est pourquoi une étude du monde colonial doit obligatoirement s’attacher à la

compréhension du phénomène de la danse et de la possession775.

Ce nouveau savoir est en même temps qu’il est mis en place, contestation

d’un autre savoir, d’un faux savoir. Il est donné à voir à travers le montage-

description du phénomène. Cette analyse ouvre sur le futur : avec la lutte de

libération, la possession est en quelque sorte exorcisée. Elle cesse car elle n’a

plus son rôle de dérivatif.

La démarche de FANON se caractérise par une opposition terme à terme

du discours avant et du discours élaboré par son texte. Son texte opère une

déconstruction systématique de tout ce qui n’est pas la thèse qu’il élabore. Cela

explique peut-être pourquoi la représention polémique est dominante dans les

Damnés de la terre. Ici, ce n’est pas seulement le discours colonial qui est repris

et contesté. D’autres argumentations, d’autres savoirs sont convoqués en texte.

Deux discours sont présents : celui des partis politiques réformateurs et

celui des intellectuels individualistes. Ils seront relus pour faire la démonstration

que toute autre possibilité que radicale est vaine. On peut prendre deux

énoncés et les organiser en lexies776. On pourra voir comment elles se

distribuent en un avant et ailleurs et un ici et maintenant entre les autres

possibilités et le discours tenu. Nous avons retenu, comme embrayeur du

premier énoncé, une interrogation. A partir de celle-ci, et en réponse, va se

développer l’argumentation. Les lexies suivantes constituent la description des

possibilités de développement du processus de violence. Cette description est

articulée en positif et négatif

Possibilités

autres que la

violence

Mots,

expressions,

articulations

argument

atifs

Discours tenu

775 Ibid., p. 44.

776 Ibid., p. 45-46 pour le premier énoncé et p. 53-54 pour le second.

Page 265: Ali Benali

269

Premier énoncé

L.3a- du droitdes peuples àdisposer d’eux-mêmes, du droitdes hommes à ladignité,

Interrogation

Or cequi…

…c’est…

…mais…

L.1- Quelles sont les forces qui, dans la périodecoloniale, proposent à la violence du colonisé denouvelles voies, de nouveaux pôles d’investisse-ment ? [embrayeur]

L.2- Or ce qui caractérise certaines formationspolitiques, c’est le fait qu’elles proclament desprincipes mais s’abstiennent de lancer des motsd’ordre. […]

L.3- une suite de dissertations philosophico-politi-ques sur le thème

Page 266: Ali Benali

270

L.4a- “unhomme – unevoix”.

L.6a- “Donnez-nous plus de pou-voir”.

L.8- On discuted’aménagementde représentationélectorale, deliberté de lapresse, de libertéd’association […].

parceque…

n’estpas…

…enfait…

Il faut…

Ainsi…

Ce que…

…c’est…

L.4- l’affirmation ininterrompue du principe

L.5- Les partis politiques nationalistes n’insistentjamais sur sur la nécessité de l’épreuve de forceparce que leur objectif n’est pas précisément lerenversement radical du système.

L.6- Pacifistes, légalistes, en fait partisans del’ordre ... nouveau, ces formations politiques posentcrûment à la bourgeoisie colonialiste la question quileur est essentielle :

L.7- Il faut interpréter cette caractéristique despartis politiques nationalistes à la fois par la qualitéde leurs cadres et par celle de leur clientèle,

L.7a- Ainsi la clientèle des partis nationalistes estune clientèle urbaine […]

L.7b- Ce que cette clientèle réclame, c’estl’amélioration de son sort. […]

L.9- Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir ungrand nombre d’indigènes militer dans lessuccursales des formations politiques de lamétropole.

Page 267: Ali Benali

271

Page 268: Ali Benali

272

L.9b- “lepouvoir auprolétariat”,

L.12a- c’est lapossibilité de mul-tiplier les affran-chis.

L.13b- le statutdu colon

L.15a- d’entrer

c’estd’abord

… il faut

Ainsi…

… c’est…

parcontre…

Ce que…ce n’est pas

mais…

ne…pas…

L.9c- oubliant que, dans leur région, c’estd’abord sur les mots d’ordre nationalistes qu’il fautmener le combat.

L.10- L’intellectuel colonisé a investi sonagressivité dans sa volonté à peine voilée des’assimiler au monde colonial […].

L.11- Ainsi prend facilement naissance une sortede classe d’esclaves libérés individuellement, d’es-claves affranchis.

L.12- Ce que l’intellectuel réclame,

L. 13- Les masses par contre n’entendent pasvoir augmenter les chances de succès desindividus.

L.13a- Ce qu’elles exigent ce n’est pas

L.14- mais la place du colon. […]

L.15- Il ne s’agit pas pour eux

Page 269: Ali Benali

273

Second énoncé

L.2- En dépitdesmétarmorphoses

que le régimecolonial lui imposedans les luttes

tribales ourégionalistes,

Mais…

En dépit…

Mais…

Interrogation

Interrogation

Il y a…

d’abord…

L.1- Mais revenons à cette violenceatmosphérique, à cette violence à fleur de peau.[embrayeur]

L.1a- la violence s’achemine, le colonisé identifieson ennemi, met un nom sur tous ses malheurs etjette dans cette nouvelle voie toute la forceexarcerbée de sa haine et de sa colère.

L.3- Mais comment passons-nous del’atmosphère de violence à la violence en action ?

L.3a- Qu’est-ce qui fait exploser la marmite ?

L.4- Il y a le fait, d’abord que ce développement[…]

[exposition de l’argument, cf. la représentationdidactique].

Les arguments pour et contre relèvent de l’assertion : ainsi dans la lexie

L.2, c’est FANON qui définit, construit, la stratégie de certains partis politiques.

La formulation proclament des principes mais s’abstiennent de lancer des mots

d’ordre, structurée par le mot argumentatif qui oppose les deux moments de

Page 270: Ali Benali

274

l’action, l’un réalisé et l’autre suspendu, présuppose une continuité nécessaire

de l’un à l’autre. Il faut que l’action politique se concrétise. C’est en regard de

cette définition des partis, plus exactement de ce programme d’action

nécessaire, que la discussion se tient. La désignation de leur discours, et non

de leur action, par l’expression dissertation philosophico-politique ouvre un fais-

ceau de connotations négatives et même péjoratives (cf. le télescopage en un

seul terme composé de philosophique et de politique qui connote l’amalgame,

etc.), qui ne sont telles (négatives et péjoratives) que par opposition à une autre

possibilité. A l’opposition légaliste

Ecole (dissertation, mais VS Vie-Action

aussi école politique)

se superposent les oppositions :

Discours stérile VS Action transformatrice

Discours conformiste VS Praxis révolutionnaire

La désignation prise en charge par l’auteur (dans laquelle intervient un

jugement) se conjugue avec la citation des arguments de la partie adverse. Les

lexies L.3a et L.4a correspondent à des points du discours des partis politiques

cités (au sens juridique) par FANON. Même lorsque la citation semble la plus

pure (avec guillemets), on note l’intervention polémique de l’auteur. Ainsi la

lexie L.4 (affirmation interrompue) oriente la lecture des mots d’ordre des partis

politiques.

Toute argumentation peut progresser par reprises différenciées d’un

même point (même argument), qui permet divers développements. La lexie L.5

est une relance (polémique) de la L.2. Le modèle d’action est précisé pour les

partis : les mots d’ordre sont mieux définis (épreuve de force). Nous retrouvons

l’arborescence textuelle déjà décelée dans les incipits. De plus, on a un élément

supplémentaire d’information, introduit par parce que. FANON ne se contente

plus de définir, négativement ; il argumente plus explicitement : il explique, il

démontre le bien fondé de son jugement.

Les lexies L.6 et L.7 posent d’autres représentations, d’autres définitions

des partis politiques. On sait qu’une définition ne relève pas spécifiquement de

la polémique mais plutôt du didactique. Il ne faut pas oublier que le didactique

se mêle au polémique. De plus, ici, les définitions sont intégrées dans une

stratégie précise : démontrer, prouver quelque chose comme plus valable

qu’autre chose.

Page 271: Ali Benali

275

La lexie L.9 ouvre un nouveau développement : on ne parle plus des

partis politiques, mais des gens qui les composent, les militants. L’action, tout

entière limitée au dire, de ces militants est décrite par opposition à la seule

démarche possible : l’incise de la lexie L.9c pose la nécessité (il faut) de

l’évolution envisagée par FANON.

La lexie L.10, de la même façon que plus haut, situe l’argumentation à

partir d’un autre embrayeur : l’intellectuel. Son comportement politique est défini

en fonction de la violence (et en fonction d’une assertion établie auparavant

dans le texte : les rapports colons-colonisés sont toujours et forcément

violents) : son agressivité est détournée. Cette perversion de la pureté du

phénomène génère une espèce nouvelle (voir le début des Damnés de la terre).

L’auteur désigne celle-ci par l’expression esclaves libérés individuellement,

esclaves affranchis. Le télescopage de deux termes habituellement

antinomiques (un affranchi n’est plus un esclave) et la référence à l’histoire (des

esclaves affranchis de l’histoire grecque ou romaine, ou de l’histoire plus

récente n’ont pas toujours su se libérer totalement) s’organise dans la

polémique : cette nouvelle espèce est le résultat qu’il faut éviter.

A ces diverses démarches choisies par les partis politiques et l’intellectuel,

est opposée celle des masses. La Lexie L.13 est articulée dans le texte par

l’expression argumentative par contre qui indique un décrochement et même un

véritable retournement : ce qui va être avancé, affirmé.c’est l’envers de ce qui a

été écrit jusque là. De même que la position respective des partis et de

l’intellectuel était décrite en fonction d’un modèle, qui apparaît comme critère de

référence positif, la position des masses est définie en fonction d’un modèle

négatif. Remarquons que la polémique est serrée : le vouloir (au lieu du dire)

des masses est défini négativement (ce n’est pas) puis positivement (c’est). La

dernière lexie de l’énoncé analysé est une reprise d’une assertion déjà posée :

c’est vrai, il n’y a pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de

s’installer à la place du colon 777.

Assertion qui était alors la déduction d’une argumentation qui portait sur

l’opposition des espaces (la ville) occupés respectivement par le colon et le

colonisé. Cette dernière constatation est une autre illustration de la stratégie

organisatrice du discours : la même lexie est reprise, relancée sous diverses

777 Ibid.,, p. 32.

Page 272: Ali Benali

276

formes, dans diverses expressions, et est donnée comme générée par

différentes démarches argumentatives.

Le second énoncé que nous étudions est une autre argumentation en

faveur de la violence. Cette argumentation est une démonstration. Remarquons

les interrogations, qui ne sont que des questions argumentatives. La lexie L.1

indique le champ de cette partie du discours. Les lexies L.2 et L.1a situent le

débat de façon polémique : à l’action négative du régime colonial, s’oppose la

démarche du colonisé. Les lexies L.3 et L.3a ouvrent une nouvelle possibilité

discursive : les questions sont des embrayeurs qui vont permettre le

développement d’ordre didactique qui commence avec la lexie L.4. Dans ce

second énoncé, nous avons toujours une argumentation, mais différente de la

première. Nous constatons donc que la représentation polémique peut recevoir

des réalisations (actualisations) multiples.

La même conclusion (le même argument) peut être réitérée, chaque fois

comme déduction, polémique ou démonstrative (un discours autre, opposé peut

être repris, ou l’auteur peut viser la démonstration) d’un raisonnement qui est

posé comme valable, ou logique, etc.

DEPOUSSIERAGE LINGUISTIQUE ET SEMANTIQUE

Citations, directes ou allusions ; commentaire, précis ou allusif... Le texte

de FANON établit un échange dans la violence. Ce travail au niveau conceptuel

s’accompagne d’un travail semblable au niveau de la langue. Comme il a

réveillé des discours dormants dans leur prééminence intellectuelle, politique et

même scientifique, le texte réveille aussi la langue. On peut parler de

dépoussiérage linguistique et sémantique.

Lorsqu’un colonisé entend un discours sur la culture occidentale, il sort sa

machette ou du moins il s’assure qu’elle est à la portée de sa main778.

Le lecteur reconnaît la formule attribuée à GOERING ou GOBBELS. Cette

reprise de la formule des fascistes allemands se fait à travers plusieurs

détournements, formels et sémantiques. On touche ici à un point important du

travail de l’essai. C’est la reprise des éléments sédimentés d’une langue. Il

s’agit des clichés et stéréotypes.

778 Ibid., p. 35.

Page 273: Ali Benali

277

Retenons ces deux notions commes synonymes : cliché, comme

stéréotype, désigne un emploi figé, non transformateur, d’une expression, d’une

formule, d’une image. (On peut avancer que le cliché concerne particulièrement

le domaine littéraire et la dimension linguistique de l’expression, alors que le

stéréotype réfère plutôt au sémantique, cf. nous pensons par stéréotypes ; mais

nous nous intéressons surtout à l’emploi de ce qui se définit d’abord par la

fixité, l’immobilité, la sédimentation linguistique). On peut reprendre ici la

définition du cliché par RIFFATERRE :

On considère comme cliché un groupe de mots qui suscitent des jugements

comme déjà vu, banal, rebattu, fausse élégance, usé, fossilisé, etc. Nous pouvons

inférer à ses réactions l’existence d’une unité linguistique (analogue à un mot

composé), puisque le groupe est substituable en bloc à des unités lexicales ou

syntaxiques, et puisque ses composantes, prises séparément, ne sont plus

senties des clichés.779

Le théoricien ajoute que la stabilité du cliché le fait reconnaître comme tel

et le fait sentir comme emprunt. La formule attribuée aux nazis est reprise et

redynamisée par les permutations de mots. La réécriture opère une

acclimatation, désigne une réaction. Le seul substantif "machette" ancre

l'énoncé dans une autre réalité que celle de son origine. La reprise secoue

l'usage habituel : jusqu'au texte de FANON, la formule était réitérée pour être

repoussée. On la citait, on ne pouvait la reprendre à son compte. FANON

choisit la voie du scandale – de la violence. Il réénonce la formule et la reprend

à son compte. Le cliché n'en est plus un. Il est réveillé. On peut prendre

d'autres exemples :

Tous les saints qui ont tendu la deuxième joue, qui ont pardonné les offenses,

qui ont reçu sans tressaillir les crachats et les insultes sont expliqués, donnés en

exemple 780.

Le lecteur reconnaît aisément les stéréotypes du discours religieux et la

référence implicite au Christ. Mais il n'y a pas d'adhésion à cet énoncé. Le

locuteur maintient cet énoncé à distance et projette la même attitude pour

l'allocutaire.

La reprise de l'énoncé se fait sur le mode ironique. L'ironie vient de

l'accumulation de trois formules habituellement séparées781. C'est une sorte de

779 RIFFATERRE, Essais de stylistique structurale, présentation et traduction de D. DELAS,

Paris, Flammarion, 1970.780 FANON, Les Damnés de la terre, p. 51.781 Les formules sont a) "tendre la deuxième joue" ; b) "pardonnez les offenses" ;

c) "recevoir les crachats".

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résumé parodique qui illustre l'usage qui est fait de la religion chrétienne. La ré-

énonciation opère un changement majeur : ce n'est plus hors de la vie et dans

l’au-delà, mais ici et maintenant que tout se joue. L'ancien énoncé est repris et

changé, renouvelé, et l'expansion de la formule l'enracine dans une nouvelle

réalité et lui donne une nouvelle signification. Le cliché peut être tronqué.

L'expansion n'est pas explicite. Elle est laissée au compte du lecteur-allocutaire.

On peut le voir dans le dernier exemple :

“Nous sommes ici par la force des baïonnettes...” On complète aisément 782.

Le lecteur devient écrivain. Cet échange est possible parce que le

stéréotype est commun aux deux. Tous deux partagent le savoir scolaire et les

références à 1789. Mais ici l'énoncé est attribué aux statues de

Faidherbe ou de Lyautey, de Bugeaud ou du sergent Blandan, tous ces

conquistadors juchés sur le sol colonia l783.

Cette attribution de la formule aux symboles de la colonisation montre les

détournements de l'idéal égalitaire. Toute la démarche discursive est de

montrer que la violence est la seule voie pour une décolonisation véritable.

Cette thèse centrale est construite simultanément sur plusieurs scènes du

discours :

– Polémique, de déconstruction violente des thèses coloniales et des

autres thèses produites par les colonisés. La violence est le principe

organisateur du débat.

– Didactique, de démonstration et d'enseignement. La démarche à

adopter, notamment pour les dirigeants politiques et intellectuels, est énoncée,

décrite et détaillée.

– Conceptuelle et scientifique. Les instruments théoriques et

méthodologiques sont créés ou empruntés et mis en place pour l'analyse784.

L'histoire est écrite (ré-écrite) : les étapes de l'action des intellectuels sont

décrites785.

782 FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., p. 63.

783 Ibid., p. 63.

784 Cf. par exemple, la "praxis absolue", Ibid., p. 63 sqq.785 Ibid., p. 153-154. Les trois étapes sont celles du mimétisme, du retour vers sa société et

sa mémoire et de la création originale et nationale. Ces étapes sont sensiblement cellesdégagées par GLISSANT (Mimétisme, Créolité et enfin Antillanité).

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– Poétique : la langue n'est pas épargnée. Ce n'est pas un instrument

neutre, un simple média pour "exprimer" l'idée. La violence l'atteint elle aussi :

détournement de sens, ébranlement des vérités auparavant immuables...

L'ironie est aussi un moyen de réveiller les significations en dormance.

FANON choisit clairement son camp. La conclusion de son essai le laisse

clairement voir.

Allons, camarades, il vaut mieux dès maintenant changer de bord. La grande

nuit dans laquelle nous fûmes plongés, il nous faut la secouer et en sortir […].

Pour l'Europe, pour nous-mêmes et pour l'humanité, camarades, il faut faire

peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme

neuf786.

L'appel au changement total est aussi une ouverture sur un renou-

vellement de l'humanité. Le champ sémantique du changement est très

important : changer de bord - secouer - sortir - neuve (deux occurrences) - neuf.

La violence qui a dynamisé et organisé le texte s'estompe dans la

conclusion. La thèse a été déployée, défendue et démontrée. La conclusion fait

cesser le discours de la violence. Le texte clôture sur autre chose. Il ouvre sur

un appel humanitaire. L'espace textuel se présente comme une métaphore

anticipée du monde après la décolonisation. L'homme neuf c'est aussi bien le

colonisé que le colonisateur d'hier. Le texte renoue avec l'engagement

d'homme qui avait motivé la démission de FANON en 1956. Il anticipe, dans

son déploiement, sur ce que sera demain : la conclusion ne parle plus de

colonisation, ni de colons, ni de colonisés. Elle est au niveau de la

dénomination même déjà dans l'avenir. L'Europe et l'Occident sont face au

Tiers-Monde. Après avoir démonté la colonisation, le texte la dépasse et ouvre

sur autre chose.

786 Ibid., p. 239-242.

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Chapitre 6 :L’histoire, la langue, la culture

Les textes de LACHERAF s’inscrivent dans cette revisitation del’histoire qui fut une pratique constante des intellectuels algériens. Audétour du traitement d’un thème autre, en décrochement de la lignediscursive, en digression, quelquefois à la limite de la cohérence, cespionniers ont tenté d’ouvrir sur une autre histoire. Ils se lançaient enquête d’un passé qui leur donnerait une autre place que celle qui leurétait faite en colonisation, une histoire qui leur donnerait une place et unrôle pour justifier leurs timides revendications. C’est ainsi que parmi euxcertains, comme Saïd BOULIFA, forts d’un double savoir, se situaient surle même terrain que les savants français. BOULIFA avait une formationd’ethnologue et / mais connaissait la société observée de l’intérieur. Il vacontester le faux savoir d’un ethnologue qui ne comprend pas la sociétéindigène787.

C’est sur une position semblable que se situe LACHERAF. Il esthistorien, avec des diplômes délivrés par l’Université française, et n’a nulbesoin de légitimer sa prise de parole par les détours d’une rhétoriquequelque peu éculée. Et de toute façon, au moment où il publie sonpremier texte, l’heure n’est plus aux justifications, mêmes formelles. C’estle temps de la lutte. Comme ceux de FANON, mais pas avec la mêmeviolence passionnelle, ses textes en portent les marques. Ils ouvrent surune autre histoire, esquissée dans la déconstruction de l’histoirecoloniale. Ces textes restent ainsi dans le cadre discursif habituel. Ilsforcent et perturbent les savoirs installés jusque-là. Mais ils s’inscriventdans une autre perspective, celle d’un débat national sur les questions dela langue, de l’histoire (la mémoire) et de la culture. On pourrait reprendrece que disait SARTRE dans sa préface aux Damnés de la terre : il parlede nous, écrivait-il, jamais à nous788. Pourtant LACHERAF poursuit ledialogue forcé avec les historiens français, spécialistes de l’Algérie ; maispar-dessus leur tête, il interpelle déjà ses compatriotes. Il est déjà (dès1954) dans une perspective sans la colonisation. Le texte aura ainsi deux

787 Cf. BOULIFA, op. cit., “Introduction”, dans laquelle il conteste l’étude d’HANNOTEAU.788 FANON, Les Damnés de la terre, op. cit., préface de SARTRE.

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allocutaires-cibles : l’un avant 1962 et l’autre après. Il peut donc varierdans sa lisibilité.

On peut voir les signes de cette capacité à varier au niveau dequelques indices textuels précis. Lors de la publication des textes en unseul volume, mis à part quelques changements minimes, l’auteur lesredonne tels quels. Mais la possibilité pour la lisibilité de varier semblesurtout liée au contexte, au chronotope historique. Le texte ne changepas, mais ses lecteurs changent et, du coup, son réseau sémantiquen’est plus le même.

UN AUTRE STATUT EDITORIAL, UNE AUTRE LISIBILITE

L’Algérie : nation et société789 regroupe des textes parus d’aborddans des revues à partir de 1954. Une question se pose : quel est lelecteur ciblé, l’allocutaire visé? Est-ce le même en 1954 et dix ans plustard? La césure de 62 entraîne-t-elle un changement du cadre discursiftel qu’il est présent en texte ?

Sur les onze articles rassemblés dans le cadre du livre, huit ont paruen contexte colonial :

– 1 “Colonialisme et féodalités indigènes,” Esprit, avril 1954,

– 2 “Le patriotisme rural”, Esprit, mars 1955,

– 3 “Algérie, psychologie d’une conquête” , Cahiers internationaux, janvier

1956,

– 4 “L’Algérie devant sa liberté”, Présence africaine, février-mars 1956,

– 5 “Le nationalisme algérien en marche vers l’unité”, Temps modernes, juin

1956,

– 6 “Le nationalisme algérien : sens d’une révolution”, Temps modernes,

septembre-octobre1956,

– 7 “Constances politiques et militaires dans les guerres coloniales d’Algérie”,

Temps modernes, décembre1960 - janvier1961,

– 8 “Quelques aspects méconnus de la révolution algérienne”, Vérité et liberté,

octobre 1961,

– 9 “Mésaventure de l’Algérie indépendante et triomphe de l’unité”, El

Moudjahid,

août 1962,

– 10 “Réalités et perspectives révolutionnaires”, El Moudjahid, 24 août 1962,

– 11 “Réflexions sociologiques sur le nationalisme et la culture en Algérie”,

Temps Modernes, mars 1964.

789 LACHERAF, L’Algérie : nation et société, Paris, Maspero, 1965, rééd. 1976.

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Les titres signalent déjà les questions qui seront traitées. Ils sontune annonce claire du texte. Ils inscrivent trois thèses : la réfutation del’écriture coloniale de l’histoire, le nationalisme et les problèmes del’indépendance. On peut y lire un changement qui se situe vers 1962 : lemot indépendance est effacé, comme s’il n’était plus nécessaire del’exhiber dans l’espace scripturaire. Un autre changement intervient dansles titres tels qu’ils sont repris en volume ; les premier, deuxième,cinquième et sixième sont transformés :

– 1 “Colonialisme et féodalité”,

– 2 “Psychologie d’une conquête”,

– 5 “Le nationalisme libérateur en marche vers l’unité”,

– 6 “Sens d’une révolution : résistance urbaine et lutte nationale depuis 1830”.

Dans les quatre énoncés transformés, le toponyme Algérie et lequalificatif Algérien disparaissent. Il n’y a pourtant pas de transformationmajeure du texte. La transformation par réduction, en détachant le titred’un ancrage géographique trop précis, lui confère une dimensionconceptualisante. Toutes les situations semblables sont concernées parces textes. De plus, la fin de la colonisation ne nécessite plus le mêmeengagement. Ouverture désormais sur le reste du monde, sur les paysn’ayant pas encore réalisé leur libération. Engagement sur un autrefront ? Les textes ultérieurs de LACHERAF peuvent constituer uneréponse positive790. On peut donc dire qu’il y a une variation dans le statutde l’allocutaire. Alors que les premiers textes s’adressent à des Françaiset des nationalistes algériens luttant contre le colonialisme, les dernierss’adressent à des hommes libres, qui ont des problèmes de gestion deleur mémoire et de leur avenir.

Ces textes étaient donnés à lire isolément, chacun dans saparticularité. Réunis dans un même espace, celui du livre, sous un seultitre, ils sont pris dans des relations de solidarité. Les sèmes circulent, lessignifications se complexifient et se ramifient. Les textes auparavantisolés, deviennent plus poreux les uns aux autres. Ainsi, lorsqu’on a lerejet de la notion de colonisabilité dans l’introduction (qui est le derniertexte écrit), on peut le mettre en relation avec certaines positions desoutien à la colonisation (par la féodalité) ou des discours surl’arabisation forcenée... La lisibilité du texte varie ; et ce changement estdirectement tributaire du changement de chronotope historique.

On voit par ailleurs que le changement de statut éditorial fait passerle texte isolé du statut précaire et ponctuel d’article de revue ou dejournal à celui plus durable de chapitre d’un livre (on conserve plusvolontiers un livre qu’une revue ou un journal). On retrouve unecaractéristique de l’essai déjà signalée : le statut éditorial fait varier ses

790 Cf. LACHERAF, Algérie et Tiers-Monde. Agressions, résistances et solidarités

intercontinentales, Alger, Bouchène, 1989.

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lectures791. La revue et le journal offrent un cadre d’intervention plus léger.Le contact avec le public est plus direct et plus rapide. L’essayiste secoule dans la peau du journaliste et inscrit son intervention du côté del’événementiel792. Puis le cadre du livre lui offre un statut éditorial pluspermanent. L’allocutaire-lecteur ciblé change ; le mode de lecture aussi.C’est une lecture plus lente, plus lourde qui est demandée.

AVANT TEXTE

Dans un avant-texte intitulé “Introduction ou bilan d’une histoire ?”,l’auteur présente son livre793. Il fait certaines remarques qui portent surl’aspect formel du texte, sur son écriture et sur sa position en tantqu’écrivain. Il touche à l’aspect générique et signale deux caractéristiquesdes textes :

Etant donné le genre de périodiques dans lequel ils ont primitivement paru, il

est de fait que certains d’entre eux se présentent plutôt sous forme d’esquisses

ou d’approches, que d’études achevées, et sont un cadre toujours ouvert à des

recherches complémentaires 794.

Les conditions d’édition influent sur la façon de traiter la questionabordée. Sans le reconnaître comme un trait générique permanent, ilsignale que son texte n’est pas complet. Celui-ci reste ouvert à une autreécriture possible. Sa définition rencontre celle des dictionnaires. L’in-complétude de l’exposé se double de cette possibilité d’être complété. Onretrouve, à travers cette remarque, un trait fondamental de l’écriture del’essai : l’ouverture au scriptible, le refus à la fermeture. L’autre traitcaractéristique du discours de l’essai, c’est l’affirmation que la vérité serarecherchée. Par ailleurs, l’écrivain donne des indications sur sa positiondans le champ discursif, par rapport aux autres producteurs de texte. Lavolonté de réfuter les thèses des historiens français de la colonisation,entraîne une tournure d’œuvre engagée795.

La froideur et la neutralité scientifiques ne sont pas pour l’essayistecolonisé. On l’a déjà vu pour FANON, KATEB ou AMROUCHE. Sonengagement conditionne son écriture. Sa démarche passionnelle estréactionnelle. Ce n’est pas la passion qui est étonnante, mais le calme etle détachement qui le seraient :

791 Cette remarque est valable pour tout texte. Le changement dans le statut éditorial, ou dans

le classement générique (article, étude, essai...), entraîne une variation dans la lisibilité.792 Cf. le positionnement dans le champ culturel des essayistes anglais au XIXe siècle. Ils

choisissaient l’essai qui leur permettait une intervention plus directe et une reconnaissancesociale immédiate.

793 LACHERAF, L'Algérie: nation et société, p. 7-45.

794 Ibid., p. 7.

795 Ibid.,p. 8.

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On ignore trop souvent l’accaparement aussi exclusif qu’orienté de notre

histoire nationale par les maîtres compilateurs de l’ancienne “école d’Alger” et

leurs émules à peine mieux inspirés796.

Cette réflexion propose une certaine figuration du champ discursifen colonisation. C’est contre un ensemble textuel que l’essai en écritures’élabore. C’est à une entreprise de réappropriation de l’histoire queLACHERAF va se livrer. Il se situe dans la même perspective queKATEB, SAHLI ou AMROUCHE. Mais lui travaille davantage en historien,spécialiste de la discipline. Revisiter l’histoire c’est reconquérir lesterritoires de la mémoire contre ceux qui les ont accaparés et falsifiés. Letexte de LACHERAF est également orienté contre un autre type de texte,ceux des colonisés qui veulent justifier l’entreprise des historiensoccidentaux. Il fustige ceux qui ont légitimé

d’une manière ou d’une autre, les thèses colonialistes les mieux marquées au

sceau du déterminisme tactique et providentiel, et à celui de la justification par le

droit du plus civilisé ; puisqu’ils ont parlé de “colonisabilité”, une sorte de

prédisposition collective, historique, inéluctable, qui vous mène à l’asservissement

sous la dure loi rédemptrice de l’étranger797.

On reconnaît au seul terme de colonisabilité le texte de BENNABI.Cité et résumé, orienté vers la lecture qui est retenue, le texte est réduit àune seule signification : la justification de la colonisation. Nous avonspourtant vu queVocation de l’Islam faisait une condamnation sans nuancedu colonialisme. Mais les positions des deux auteurs sont séparées par laligne de force qui sépare le nationalisme de ce qui n’est pas lui798.

Les oppositions que nous avions dégagées à la lecture des textesde la période précédente se retrouvent ici. Le texte de BENNABI estréfuté sans autre examen. Il se situe dans une autre perspective quecelle retenue dans les textes de LACHERAF : il prend comme référencela Ouma, la nation musulmane. Une autre construction de l’histoire estrepoussée : celle qui consiste à idéaliser le peuple et à le parer de toutesles vertus :

d’autres que nous ont cru découvrir, par démagogie chez le paysan algérien,

dans son état d’arriération, de misère et d’infirmité sociale entretenues de longue

main et jusqu’à nos jours, “un sens révolutionnaire proprement dit” […]

La dégradation de la situation matérielle ne peut épargner ledomaine de la culture. Les substantifs employés pour nommer la situationde la paysannerie se caractérisent par leur radicalité. Si misère entredans un champ de large acceptabilité, arriération et infirmité sociale

796 Ibid., p.8.797 Ibid.,p. 15.798 Ces deux positions ne relèvent pas des querelles de spécialistes autour de concepts

détachés du réel. Faut-il parler d’Etat-nation, limité à l’Algérie, ou de la Ouma, la grandenation musulmane ? La suite de l’histoire et sa précipitation depuis octobre 1988 montrentqu’il s’agit de la confrontation de deux projets de société opposés.

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viennent déjà perturber un champ discursif fait de clichés sur la peuplerésistant à la colonisation et fidèle gardien de la tradition. C’est donc toutun ensemble textuel qui est contesté. Par ailleurs, le texte de LACHERAFentre en dialogue contradictoire avec la thèse de FANON. Il n’est pasnécessaire de repérer des indices textuels précis, permettant de parlerd’intertexualité directe. L’intertexte politique, le chronotope historique, lefait que Les Damnés de la terre ait été le bréviaire de la Révolution...,mettent les deux textes en relation intertextuelle. FANON avait inversé leschéma révolutionnaire classique en donnant le premier rôle à lapaysannerie, pour mener le changement. C’est ce schéma que le texte deLACHERAF rejette, comme il rejette les discours, qualifiés dedémagogiques, sur le sens révolutionnaire inné des paysans.

Le rejet des thèses étroitement nationalistes et populistes necorrespond pas à la défense d’une position doctrinale. Ces discours,directement ou non, volontairement ou non, sont l’alibi et le masque d’unetrahison des paysans :

dès le cessez-le-feu de 1962 […] la paysannerie pauvre a été “trahie” ou

abandonnée à elle-même par une catégorie spontanée de dignitaires ruraux

dûment ou indûment officialisés et qui se lançaient au pillage des biens désormais

nationaux799.

Le discours faussement unitaire n’est pas reconduit. Les groupessociaux sont définis comme acteurs du champ social et politique. Lesféodaux, hier alliés du colonialisme, se dotent d’une nouvelle légitimité,qui leur confère un pouvoir neuf, celui de se livrer à la rapine desrichesses commmunes. Ainsi, dès les lendemains de l’indépendance,LACHERAF fait entendre une voix discordante, qui déjà dénonce lesdistorsions dans l’idéal révolutionnaire. La dénonciation embrasse tousles domaines :

Serait-ce excessif d’affirmer qu’elle [la révolution] a été littéralement escamotée

dans son fond sinon dans sa forme superficielle ? Les “chartes”, d’ailleurs

inappliquées, n’y changent rien800.

Les guillemets, qui tiennent à distance le substantif et ses sèmesrassembleurs, projettent une lecture inhabituelle de textes considéréscomme fondateurs de l’Algérie. L’essayiste établit une distiction entre lestextes, simples discours, et les pratiques qui, elles, sont claires. Laséparation entre pratique (de pillage) et discours (démagogique) pèse surl’avenir. Le texte annonce ce qui pourrait se passer par la suite :

Demain, si on ne parvenait pas à enrayer ce double processus de dégradation

et de féodalisme sous couvert du Parti, la vie municipale que les élections

799 LACHERAF, op. cit., p. 13.

800 Ibid., p. 28.

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prochaines comptent instaurer pour le bien essentiel du pays s’en ressentira

gravement et l’on assistera alors au retour des fiefs anachroniques801.

La projection dans l’avenir d’un possible devenir se fait à partir del’analyse de la situation. Le texte se fait visionnaire à partir de la lecturedes faits. L’énoncé de cette probabilité se fait sur le mode de lasupposition : il est introduit par si, qui en marque le caractère hypothé-tique. Mais le futur en induit la forte prévisibilité. L’essayiste avertit etannonce ce qui peut advenir. Il est ce veilleur, qui refuse de se laisserbercer par les discours déjà fossilisés802.

Voilà déjà tracés des repères clairs : c’est contre ces textes, parrapport à eux, à partir d’eux, que le texte de LACHERAF va s’élaborer.Face à ces deux pôles discursifs, l’écrivain pose d’autres hypothèses,d’autres notions. Ainsi, la notion de nationalisme est mise en rapportd’équivalence et d’opposition avec celle de résistance. Elle traversel’ensemble des textes, qui en sont, chacun à sa façon, une illustration,une démonstration. Cette thèse d’une nation permanente passe lafrontière de 1962 et se retrouve après. La thèse centrale est annoncéepar le titre qui établit une équivalence entre Algérie et nation et société.D’emblée, une définition de cette nation est posée : elle n’est pas tournéevers le passé, où elle s’enracine, mais vers la modernité.

CONTRE LE DISCOURS DES HISTORIENS DE LA COLONISATION

Ainsi, le livre de LACHERAF est doublement orienté : contre lediscours colonial et contre celui de certains algériens qui l’admettent.Pour mettre en évidence cet aspect, on peut lire deux textes, l’un écritavant 1962 et l’autre après.803

Le projet de l’écrivain est de montrer la permanence d’une nationalgérienne, qui se manifeste dans la résistance à la conquête puis à lacolonisation françaises. C’est la thèse matrice, la thèse centrale, à partirde laquelle tout s’organise et se distribue ; elle est réitérée plusieurs fois :

entre 1832 et 1848, époque où l’Algérie, constituée spontanément en nation

agissante, défendait son indépendance et ses intuitions sous l’autorité de l’Emir804.

Nous ferons remarquer que la conscience qui les animait (les Algériens à la

veille et au cours de l’Insurrection de 1871) est sans doute plus près de nous par

certains côtés805.

801 Ibid., p. 14.802 Aujourd’hui, on ne peut s’empêcher de donner à ces lignes une signification annonciatrice

de ce qui est en train de se passer en Algérie.803 LACHERAF, op. cit., “Colonialisme et féodalité” et “Réflexions sociologiques sur le

nationalisme et la culture en Algérie”.

804 Ibid., p. 48.805 Ibid., p. 66.

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Une autre histoire se met en place, en même temps qu’elle relit etdéconstruit le discours des historiens qui ont la manie de simplifier àl’excès806. Les termes dépréciatifs qui étaient lancés aux Algériens pour letenir en marge de l’humanité, de la modernité ou du progrès sont repris etrenvoyés à leurs émetteurs. Ceux-ci sont montrés produisant leurs juge-ments. Le regard et le discours sont renversés. L’observateur devientl’observé, plus encore, il est l’analysé, celui qui est jugé.

LE NOUVEAU CADRE DISCURSIF

Le second texte est publié après 62. Il continue à avoir dans sonhorizon le discours des historiens de la colonisation, mais d’autresdiscours sont convoqués. Dans l’Incipit, l’histoire coloniale est l’un desbackgrounds sur lequel se construit le texte. L’autre est constitué parcelui de besoin culturel. L’introduction de cette notion permet de réfuterl’un des points forts du discours colonialiste : l’école ne fut pas offerte,mais conquise par un peuple en manque de culture.

Le système pronominal permet de voir les positions des différentsacteurs discursifs : le nous réfère au peuple algérien, et LACHERAF sesitue dans cet ensemble. Le on, impersonnel, renvoie à ceux dont onparle, mais avec qui on n’établit pas de relation d’échange direct. Le dis-cours de ce on est repris dans un réseau de citations indirectes. Refor-mulé, il devient plus représentatif d’une position précise. Il est tenu à dis-tance et montré. Face à cette thèse, qui sera déconstruite, une autre esténoncée par une formule ramassée, besoins primordiaux. Cette natu-ralisation permet le dépassement de la thèse de la barbarie des indi-gènes. LACHERAF appuie sa thèse sur une citation indirecte, reformulée,actualisée :

Même si cet enseignement s’était présenté en patagon ou en zoulou, on l’aurait

accepté 807.

Sous cet énoncé se cache un hadith, un dit prophétique. Le texteprend appui sur un socle discursif en dehors de l’aire occidentale. Maisen même temps, cette citation fonctionne comme illustration de ce qui esténoncé. Ainsi, elle vient étayer ce qui est avancé, et, en même temps,elle est un signe, quasi matériel, de cette capacité des Algériens à secultiver. Mais ce discours est aussi, est surtout, orienté vers lesAlgériens. Eux déchiffrent immédiatement la référence au hadith, euxreconnaissent immédiatement la citation. C’est que LACHERAF s’inscritdans le débat sur la culture, débat commencé avant 1962 et continuéaprès. En procédant ainsi l’auteur donne une archive au débat des len-demains de l’indépendance. Il n’en dit rien explicitement, mais unecontinuité s’esquisse. Ceux qui tiennent à la thèse du français langue

806 Ibid., p. 48.

807 Ibid., p. 315

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imposée se situent à la suite des discours déformants des historiens de lacolonisation. Il écrit une autre histoire, contre les historiens de lacolonisation, mais aussi contre certains Algériens. Il propose un autreéclairage, un autre savoir sur la société algérienne.

LA CULTURE

Dans le dernier texte du recueil, la notion de culture est élaborée,examinée à travers l’histoire de l’Algérie et définie. LACHERAF avaitcommencé par poser une première définition. La culture est assimilée àun besoin physiologique. Elle ne saurait être ni un luxe ni superflue. Apartir de cette définition, qui sera reprise plusieurs fois et qui servira derepère pour examiner et juger les comportements et agissements, l’écri-vain va lancer une relecture de l’histoire. Cette lecture est doublementorientée, elle déconstruit simultanément deux univers discursifs :

Le discours colonial

Il achève d’être repoussé. Un point précis de l’histoire telle qu’elle aété écrite est repris, c’est celui de la résistance à la langue française. Ladéfinition de la culture permet de repousser les thèses de ces historiens.Si les Algériens ont eu des réticences, c’est lorsque l’enseignement s’estdoublé d’une entreprise d’évangélisation808. Dès que cette menace recule,les Algériens seront demandeurs d’instruction. Un argument fondamentaldans la défense de la colonisation s’écroule. Tous les discours sur lamission civilisatrice et formatrice de la France sont frappés de nullité.Dans le cadre tracé par le texte, ils deviennent intenables ; personne nedevrait pouvoir les endosser. Mais cette réfutation n’est pas l’objectifmajeur de l’énonciateur.

Un certain discours national

C’est une autre conception de la culture qui sera ciblée, analysée etdéconstruite. Il s’agit de la conception “nationaliste”. C’est donc undiscours tourné vers l’intérieur, qui ne tient plus vraiment compte, oupresque plus, de l’allocutaire habituel. Le texte opère un travail deséparation entre la culture telle qu’elle a été définie et ce qu’elle n’estpas. Il distingue entre le besoin de l’ordre du physiologique et la sous-culture ou pseudo-culture des Algériens colonisés :

808 On peut penser aux récits de KATEB (dans Le Polygone étoilé, Paris, Seuil, 1966)

et de FERAOUN (dans Le Fils du pauvre, Paris, Seuil, 1954) : la décision du pèrede couper l’enfant du milieu familial pour l’envoyer dans l’autre monde s’instruireet apprendre la Langue. Les pères étaient conscients que le français était lalangue de l’heure. Il fallait passer par là si on voulait avoir une chance de se tirerd’affaire. On peut ainsi voir une ligne discursive qui remonte jusqu’à la fin du XIXesiècle.

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Dans l’ordre physiologique, ce serait la malnutrition qui s’accompagne de désirs

inassouvis 809.

La culture n’est pas de l’ordre du superflu, mais de l’ordre de lanécessité, de l’ordre des besoins fondamentaux. Cette définition de laculture est à l’œuvre dans le texte et sous-tend la lecture de l’histoirerécente de la société algérienne. La position de l’historien diffère de celledes historiens français jusqu’en 1954 : ils observaient de l’extérieur unmonde qui, quelle que fût la familiarité qu’ils pouvaient en avoir, leur étaitétranger. Lui se situe à l’intérieur de la société observée. L’impact desévénements historiques, comme les déportations qui jalonnèrent larésistance des Algériens, est direct et marque le monde des colonisés :

Dans notre enfance villageoise, même au milieu des jeux et de la langue

héréditaire [se trouvait le souvenir] des déportations et des bagnes du siècle

dernier : Tagdempt, Cayenne, Obock, et celui du vocabulaire impératif et infamant

des anciens officiers du territoire 810.

La mémoire collective garde les traces des événements. L’écrivainen rétablit l’archive. Le travail archéologique est également un travail detri : les erreurs et déformations de l’histoire sont montrées pour êtreécartées. L’historien est un observateur privilégié, attentif aux réactionsdes siens. Cette attitude permet de lire ce qui se passe et s’est passéréellement. Cela lui fait éviter les positions doctrinales et toutes faites quiseront adoptées par la suite. La revendication de l’enseignement de lalangue arabe, qui jalonna l’histoire des revendications des Algériens (quel’on pense aux propositions de BEN RAHAL), ne lui fait pas adopter despositions étroites. Il peut voir ce qui se joue réellement dans la société :

Chez le peuple, la langue française fut déclarée langue d’ici-bas, par opposition

à l’arabe qui devenait langue du mérite spirituel dans l’Autre vie811.

Cette séparation entre deux domaines culturels différents induit unedifférenciation dans les usages linguistiques. Implicitement, la langue estégalement conçue comme instrument, à l’usage de ceux qui l’utilisent.Sont refusées toutes les connotations politiques qui y seront attachéespar la suite, au point de devenir discriminatoires. On voit que la définitionde la culture posée au départ est encore à l’œuvre ici. On voit aussi quel’usage des langues repose sur une conception précise de la culture : lasociété distingue deux sphères, et pour chacune une langue. Cette capa-cité d’adaptation révèle une sagesse et un esprit pratique qui viennentcontredire à la fois les historiens de la colonisation et certains Algériens.Les deux conceptions ne tiennent pas compte de la complexité de laréalité.

A partir de cette définition de la culture, et de la place qu’accorde lepeuple aux langues, LACHERAF projette une relecture rapide de

809 Ibid.,p. 318.810 Ibid., p. 27.811 Ibid.,p. 314.

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l’histoire. L’accès à la langue française était vécu comme un moyen pouraccéder au monde de la modernité. La langue française était un moyende suprématie, au même titre que l’armée, le pouvoir judiciaire ouéconomique. Elle ne fut pas imposée, mais conquise par un peuple quiessayait de pallier ses manques. Si les Algériens eurent des réticences àadopter le français, ce n’était point simple refus. Il y eut, à un momentdonné, une nouvelle entreprise de conquête, qui les vit fuir l’école. Dèsque l’école redevint lieu de savoir sans implication religieuse précise, lesréticences tombèrent. On voit que la définition de la culture , commebesoin, implique une autre lecture-écriture de l’histoire. La notion derésistance est à redéfinir, et s’écarte de la conception coloniale maisaussi de la conception nationale.

LA CULTURE POLITIQUE

la notion qui sera finalement retenue par le texte est celle de culturepolitique. Elle arrive assez tardivement. Elle est l’aboutissement d’untravail critique, qui balise et trie. Elle est donc générée par le texte et seraensuite à l’œuvre pour analyser, critiquer, rejeter ou retenir..., descomportements et des projets. On peut suivre l’élaboration de cette notionà travers les énoncés la concernant. Un relevé complet permet d’établirune sorte de cartographie du champ lexical :

1 - Tant que la société algérienne a pu disposer de sa culture – essentiellement

philologique et religieuse, à peine littéraire 812.

2 - On éprouvera le besoin d’une culture, ou plus exactement, d’un enseigne-

ment 813.

3 - Cette culture de nécessité souligne l’importance du problème en révélant

les implications techniques, utilitaires, pratiques...814.

4 - [Les] langues orales, qui sont plus ou moins des dialectes et dont la

pratique s’exerce souvent dans le cadre d’un large bilinguisme utilitaire 815.

5 - On affirme avec raison que le colonialisme nous a gravement déculturés

pendant un siècle et quart […] 816.

6 - Mais, cette déculturation qui ne présente nulle part au monde des carences

aussi flagrantes que chez nous, n’a pas été uniquement le fait de l’analphabé-

tisme 817.

812 Ibid., p. 313-314.813 Ibid.,p 315.814 Ibid., p. 315.815 Ibid., p. 315.816 Ibid., p. 316.817 Ibid., p. 316.

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7 - C’est à cette limite de l’impératif biologique de civilisation et de permanence

du besoin culturel […] 818.

8 - On n’a jamais insisté sur l’importance, dans les sociétés colonisées, de

cette auto-pédagogie qui implique, en même temps qu’un ébranlement du substrat

mental du passé, la recherche d’un équilibre difficile entre l’acquis ancien […] et

l’apport étranger non délibéré, presque fortuit, qui va constituer la seule règle du

jeu social sinon politique 819.

9 - Cette exaspération […] qui a souvent des conséquences désastreuses sur

le plan de l’initiation au monde moderne et de la mise en valeur sélective du

patrimoine culturel, est la marque d’une pseudo-culture sans racines profondes ni

accomplissement véritable. Elle est aussi, par plus d’un point, une sous -culture

indéfiniment transitoire 820.

10 - Totalité effarante de cas individuels qui n’atteignent presque jamais, chez

le plus grand nombre, un semblant d’homogénéité, de communication, de courant

tant soit peu autonome (le propre d’une culture, précisément, même lorsqu’elle

s’exprime dans une langue étrangère 821.

11 - Elle [cette pseudo-culture] multiplie ses “échantillons”, crée en vrac des

goûts simplistes ou raffinés, anachroniques ou avancés, des critères subjectifs et

des aspirations tronquées, là où aurait pu naître une somme de besoins à

satisfaire dans une progression conforme aux deux tendances de spécificité

nationale et d’emprunt 822.

12 - Peut-être même l’esprit féodal, latent ou notoire, dans les structures

anciennes et nouvelles de décadence maghrébine et de régressions colonialistes,

favorise-t-il par endroits des “cultures” de castes, érudites, verbeuses et parfois

sommaires, indistinctement dans l’arrière pays ou dans les villes : culture de fonc-

tionnaires, d’interprètes, de petits magistrats, d’instituteurs 823.

13 - Mais le propos ne concerne pas cette culture de nécessité en culture

étrangère dont l’approche, pour des raisons de régime politique obscurantiste et

de devenir social constamment contrecarré, est rendue difficile ou fragmentaire ; il

vise cette autre culture – autochtone, elle – qui se rétrécit comme une peau de

chagrin et que seule désormais la tradition religieuse, elle-même vulnérable,

semble défendre 824.

818 Ibid., p. 317.819 Ibid., p. 317.820 Ibid., p. 317.821 Ibid., p. 317.822 Ibid., p. 317.

823 Ibid.,p. 319.824 Ibid., p. 319.

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Ce repérage exhaustif permet de voir avec précision comment lanotion est générée par le texte. Les occurrences et les synonymesdessinent un champ lexical précis. Ainsi langue est implicitement définiecomme manifestation de la culture. On est loin des définitions strictementpolitiques, qui chargent le concept de langue de connotationsnationalistes et politiciennes. Puis on voit comment se fait le balisage duchamp lexical ; on peut repérer les différents sèmes retenus :

– Le besoin culturel : qui réfère à une loi générale et qui intègre lesAlgériens au reste des hommes. Cela les fait ainsi échapper auxcompartimentages, celui de la théorie colonialiste et celui d’un nationa-lisme étroit et chauvin, le besoin de l’ordre du physiologique. Cettedéfinition de la culture est reprise plusieurs fois. Elle est définie, précisée,mise en relation avec d’autres substantifs voisins ou comparables. Ellesert elle-même comme critère d’analyse et de tri des notions, descomportements et des pratiques. On retrouve l’une des caractéristiquesdu travail conceptualisant de l’essai : une notion est élaborée par le texte,souvent par un travail discriminatoire qui élague et rejette les définitionsavoisinantes. Puis, en même temps, cette notion est mise en pratiquepour juger, examiner, etc.

– La distinction entre deux cultures de nécessité : celle du peuple etcelle de la petite bourgeoisie. Celle-ci résulte d’une auto-pédagogie etpeut se manifester aussi bien en français que par les langues populaires.Cette conception de la langue comme instrument pour une certaineefficacité ouvre des perspectives nouvelles. Elle annonce les débats quivont se tenir et qui vont aller s’exaspérant. D’avance elle inscrit laréfutation de tous les discours sur l’authenticité de la culture, c’est-à-diresur la langue. La langue est déchargée des connotations habituelles,qu’elles soient de l’ordre du religieux ou de l’ordre de la personnaliténationale. Dans le texte de LACHERAF, la langue est désacralisée.

Elle est un support pour un message, un moyen d’accéder au savoiruniversel, à la science. Elle ne saurait être une fin en soi. On voit que dès1964, LACHERAF engage la discussion sur une arabisation formelle etprécipitée. Cette forme de culture s’oppose à celle de la petitebourgeoisie, qui elle s’accommode des théories colonialistes. Elle aurontdes réponses différentes. Face au manque de dynamisme de cettebourgeoisie, cette culture populaire va se figer et se replier. Elle va seretrancher surtout dans le religieux.

A travers ce balisage définitionnel, une autre conception de laculture, de la société sont cherchées, pistées et au moins esquissées. Onest loin de la vision unanimiste, de la conception ostensiblement unitaireet nationaliste.

On voit comment le texte élabore la définition retenue par une séried’approches convergentes. Le retour sur l’histoire, l’analyse descomportements de la société et le travail de type conceptuel permettentd’aboutir à ce nouveau concept qui, rétrospectivement, permet d’analyserles conceptions de la culture.

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La “zone” du concept est dans l’espace textuel. Son lieu de pro-duction n’est pas extérieur au texte. Il est constitué par les énoncés où ilapparaît. Il renvoie à un ailleurs extérieur (d’autres définitions dansd’autres lieux textuels). Mais cet ailleurs textuel, on l’a déjà vu, estconvoqué en texte, par l’allusion, la citation directe ou la reformulation.Enfin, la notion de culture politique est introduite dans un cadre discursifdéjà clarifié :

Indéniablement, la culture politique est le détecteur de la véritable dimension de

la culture engagée, de la culture tout court 825.

Le concept est défini : x est y. On a le type d’énoncé pour cet actequi permet d’établir une équivalence entre un substantif et plusieurs mots.Habituellement, l’énonciateur s’efface totalement. C’est le propre del’énoncé scientifique que de ne pas avoir d’énonciateur. On sait que dansce cas la vérité, qu’elle soit scientifique ou de simple bon sens, s’énoncetoute seule. Ici, l’adverbe indéniablement et le qualificatif véritableviennent lester l’énoncé de type scientifique d’éléments textuels quisignalent la présence de l’énonciateur et sa position. Les deux termessont chargés de sèmes semblables, ont les mêmes connotations : vérité,irréfutabilité car il s’agit de l’évidence scientifique. Donc la définition n’estpas neutre. L’énonciateur ne se masque pas. Il peut le faire dans d’autresénoncés du même type, mais ici il s’affirme, affirme sa présence. Il estl’organisateur du champ discursif, celui qui en fixe les pôles et les lignesde forces. On peut dire que les différentes définitions de la culture onttracé un cadre clair, dans lequel la notion de culture politique estinstallée. L’énonciateur a opéré un travail d’analyse des différentesconceptions qui sont confrontées à cette autre conception, posée dans letexte et qui assimile la culture à un besoin des plus élémentaires.

Puis le concept généré par le texte, à travers l’examen critique desdifférentes conceptions de la culture, devient lui-même générateur detexte. Remarquons que les définitions ne sont jamais données toutesseules. Elles sont référées à un moment historique, à un élément de lasociété, qu’il s’agisse d’un groupe d’individus (certains hommes deculture) ou d’une classe sociale (la petite bourgeoisie). Face à cesproducteurs de sens, l’essayiste introduit sa définition au défaut desleurs. Là où leurs définitions manquent de cohérence ou de vérité, lanouvelle conception s’insère et s’installe sur le pôle de la vérité et del’évidence.

Cette culture politique est posée comme différente de la conceptionnationale-étroite, qui aboutit à une déformation des choses et à undivorce avec la réalité. LACHERAF désigne deux groupes politiquesprécis : les nationalistes des années trente et les ulémas réformateurs .Tous deux ont eu des positions et des réponses faussées par la situationpolitique. Ces positions se retrouvent outrées, voire caricaturales. Apropos de certains arabisants, l’auteur écrit : 825 Ibid., p. 320.

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Ces confusionnistes, très souvent fermés aux problèmes les plus élémentaires

du pays, dès qu’ils accèdent à la connaissance de la langue arabe classique et de

son passé (qu’ils transfigurent d’une façon infantile), s’appliquent en effet, par

irréalisme et raffinement de mauvais goût, à mépriser l’arabe populaire et à

pratiquer, à la manière des précieux du XVIIe siècle, une langue savante et

prétentieuse 826.

La conception et le comportement linguistique et social de ces te-nants d’une certaine arabisation sont condamnés. L’accumulation destermes, qualificatifs et substantifs, fait apparaître des figures caricaturaleset fausses. L’énonciation repose sur une conception précise des langues.A une langue de l’extériorité et de l’apparence, à une langue instrumentde pouvoir, est opposée une langue de l’efficacité concrète. Cetteseconde langue permet une prise sur le réel, alors que la première en estcoupée. La comparaison avec les précieux français provoque untélescopage violent des domaines culturels. La comparaison est inatten-due, tant les domaines linguistiques sont considérés comme différents lesuns des autres. Elle convoque non seulement des textes qui caricaturentles Précieux, mais aussi des images risibles. LACHERAF ne retient pasle travail de ces femmes et de ces hommes sur la langue pour élaborerun facteur commun qui intègre les différents usages. Il ne retient quel’outrance et l’aspect caricatural, pour juger la situation de l’Algérie après1962. Tout converge vers la définition de la culture politique. En mêmetemps, cette notion permet de fustiger une autre pratique linguistique.Celle-ci est ainsi qualifiée :

Irréalisme, mauvais goût, langue prétentieuse, fond dégradé, chauvins, en

retard sur le temps vécu, une pseudo-culture de déshumanisation et de mépris

antisocial, une forme paresseuse et anachronique d’éducation...

La position de l’écrivain est sans ambiguïté : une ligne de partagepasse entre la culture politique qui répond à des besoins et une cultureétroitement nationaliste. Celle-ci ne propose pas de prise sur le réel. Elleest marquée par l’anachronisme et la méconnaissance du passé. Leshommes qui la défendent et la pratiquent vivent, selon l’expressiond’Abdallah LAROUI827, sur le mode du passé antérieur. Le passé estrecréé sur fond d’ignorance et d’idées toutes faites.

On voit comment LACHERAF, dès les premières années del’indépendance, lance le débat sur les langues et la culture, en fait sur ledevenir de la société. Il analyse, juge et annonce les développementspossibles. Son texte privilégie deux types d’intervention ; on y trouvedeux représentations dominantes. L’ironie et la polémique pour unedénonciation sans nuance et une démarche didactique pour expliquer,démontrer et défendre une certaine conception de la culture.

826 Ibid., p. 325.827 A. LAROUI, L’ Idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero, 1967.

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Ses textes, écrits avant et après la césure de 62, permettent de voirun aspect de la lisibilité d’un texte. Celle-ci peut varier sans que le textechange, simplement par le changement du chronotope historique : c’est lecas des premiers textes. Le débat commencé en situation coloniale sepoursuit après. L’allocutaire privilégié change. L’Autre allocuté estmaintenant un allocutaire de l’intérieur. En s’attaquant à une certaineconception de l’arabisation, LACHERAF fait apparaître une structurationprécise du champ culturel. Les oppositions ne se font pas entre langues,entre français et arabe, mais entre langues réelles et culture politiqued’une part et une langue et une culture anachroniques et inefficacesd’autre part. Cette structuration proposée ne sera pas retenue etl’écrivain en fera les frais828.

Ses textes ouvrent sur un autre fonctionnement de la culture, surune autre politique linguistique. Ils proposent une analyse rigoureuse duchamp culturel et procèdent pour cela à une ré-élaboration de concepts.Ils impulsent un possible qui ne sera pas retenu, mais qui permet deprojeter une explication pour ce qui se passe aujourd’hui. En effet, l’undes aspects de la violence multiforme qui a commencé à se manifesterconcrètement s’explique, au moins partiellement, par cette premièreviolence qui a imposé un modèle préfabriqué et ne tenant pas compte dela réalité829.

On voit comment les textes de LACHERAF ouvrent sur d’autresperspectives et inscrivent le débat en dehors du cadre de la présence del’Autre. L’Autre est notre double, même détaché et se plaçant en face. Ledialogisme est relancé. Dans ce cas, dès les lendemains de la lutte pourla libération du pays, le débat est relancé par quelqu’un qui devait tenir le

828 LACHERAF fut ministre de la culture dans les années quatre-vingt. On pouvait penser que

cet homme de double culture, parfaitement bilingue, ancien militant nationaliste..., allaitêtre bien accueilli dans le milieu de l’éducation primaire et secondaire. Il n’en fut rien et il yeut une levée de boucliers générale contre lui. Le gel total autour de lui neutralisait toutinitiative. Ses conceptions de la culture, d’un bilinguisme qui permettrait l’échange entreles deux composantes de la culture, devaient déranger les clivages trop bien installéesentre francophones et arabophones. Il ne put rien faire. Le verrouillage linguistiquecontinua...

829 Le modèle culturel et le modèle éducatif (les deux étant quasiment équivalents) reposaientsur plusieurs dépossessions. Dépossession de la langue première (celle des parents), quifut décrétée non-langue (lorsqu’il s’agit des langues berbères) ou langue fautive etpervertie (lorsqu’il s’agit de l’arabe populaire). C’était à l’Ecole qu’on apprenait à parler lalangue audible dans le champ du pouvoir. Et l’on vit des gens frappés d’incapacité deparler de leur savoir face à un micro qui les sommait de parler La langue. “Arabise !Arabise !”, et c’était l’aphasie. Ces hommes et quelquefois ces femmes pouvaient parailleurs parfaitement parler dans leur langue première.

Dépossession de la religion des parents, qui fut, elle aussi, décrétée fautive etpervertie par des pratiques qui sentaient le paganisme et la sorcellerie. L’Etat,l’Ecole... devenaient les seules instances légitimes pour former et éduquer. Ilfallait se mouler dans un modèle, linguistique religieux, vestimentaire, etc.,préétabli et qui ne correspondait pas à la réalité et à ses complexités. Violencesmultiples...

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discours attendu sur la langue arabe (sur sa prééminence et sonexcellence !). L’écrivain possède la langue arabe classique et on ne peutl’expédier hors du débat. Il y a une place légitime. Il a été militant dumouvement national et là encore on ne peut le disqualifier. Il lance desquestions gênantes et perturbe déjà le nouvel ordre discursif.

On retrouve la tradition de l’intellectuel frondeur, qui ne veut ni nepeut suivre les itinéraires tracés par d’autres. Il porte la question etdérange. Mais qui l’écoute ? Son verbe solitaire et isolé ne rencontreaucun vis à vis. Il semble seulement dire la perte. Il parle seul, pour tous.Cette position aux limites de l’impossible caractérise le statut del’intellectuel algérien. On lui demande de tenir le discours attendu et onlui reproche de n’être qu’un porte-voix830.

DJEGHLOUL constate l’incapacité de l’intellectuel algérien àdevenir un intellectuel organique831. Comment cela aurait-il été possiblealors que sa position tient de l’impossible? Il est peut-être cette voix quicrie dans le désert. Même si personne ne l’écoute, justement parce quepersonne n’écoute. De plus, cette notion d’intellectuel organique, tellequ’elle est définie par GRAMSCI, semble correspondre, dans le champdiscursif à celle de pôle, constitué par une concentration de textesconvergents. Or, le discours de l’intellectuel algérien, en situationcoloniale et même après, travaille à la perturbation des pôles constitués.

Rien n’est plus dérangeant qu’une voix que personne ne veutentendre. On peut le voir à la lecture des essais publiés par des femmes.Les textes retenus vont au-delà de 1962. Parce que l’élan portant cesvoix de femmes commencé avant se poursuit après la guerre. Parce queces textes permettent de voir, comme dans le cas des textes deLACHERAF, ce qui se passe après.

830 Vers la fin des années quatre-vingt, un poète de langue arabe devait chanter les louanges

du chef de l’Etat. On le voulait “Poète de cour” ; il en fut la caricature et servit le poèmequ’il avait, paraît-il, servi autrefois à DE GAULLE !... Ce fut son naufrage, mais cettehistoire illustre bien la position inconfortable de l’intellectuel.

831 CF. DJEGHLOUL, “ La formation des intellectuels algériens modernes ”, op. cit.

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Chapitre 7 :En contrepoint : L’essai au féminin

La production des femmes dans ce genre présente quelques parti-

cularités, qui tiennent à la situation des auteurs dans le champ social et

intellectuel. C’est pour cela que nous choisissons de la traiter à part, en

la détachant du reste des textes832 . Cela permet de voir comment se fait

l’écriture de celles qui sont aussi des exclues de la parole. Outre les

thèmes particuliers qu’elles choisiront de traiter, elles ont une façon

particulière de poser la question.

L'OMBRE MUETTE

Les femmes essayistes, cela existe-t-il ? Des femmes qui prennent la

parole, la plume, non seulement pour chanter ou raconter, continuant ainsi cette

chaîne timide et orale qui court de mère en mère, d'amoureuse en cœur blessé,

mais qui analysent et discutent. De telles femmes, dans un monde qui se veut

homogène, monovocal, où une seule voix, masculine, domine, cela se peut-il ?

Il n'y a pas si longtemps, une voix de femme ne pouvait se faire entendre à

l'extérieur. Un corps de femme pour traverser la rue devait se faire ombre

furtive, anonyme, neutre. Proverbes, dictons et sentences prescrivaient aux

femmes d'être inexistantes, de se limiter aux rôles autorisés. A croire que leur

parole peut être dangereuse, perturbatrice de l'ordre social. Il faut alors se

protéger des mots féminins833. La moitié, au moins, d'une population réduite au

832 Ce chapitre reprend et complète une étude, "L'essai", qui fait partie du Diwan d'inquiétude

et d'espoir. La littérature féminine algérienne de langue française, collectif sous la directionde C. ACHOUR, Alger, ENAG 1991.

833 Le premier texte en français (il est en fait traduit de l'arabe), Le Miroir de HamdanKHODJA est publié en 1833 alors que le premier roman, Ahmed Ben Mostepha goumierde Caïd Ben Shérif date de 1920. Il faut signaler qu'il y eut un premier roman en 1910,Khadra, la danseuse des Ouled Naïls (Paris, Plazza) écrit en collaboration par SlimanBEN BRAHIM et Etienne DINET.

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silence. Ou refoulée dans la dérision. En effet, quand une femme parle, c'est

sans importance. Souk n'sa, marché de femmes : rien ne s'y traite ; on n'y

achète ni ne vend. Rien de sérieux : futilité, vanité, nullité. En fait, on n'y parle

pas ; on y jacasse ; on y piaille, on y divague. Et lorsqu'une femme veut

intervenir dans un débat, lorsqu'elle outrepasse les limites du rôle qui lui a été

assigné, c'est la surprise indignée et le scandale.

LE VOYAGE PERILLEUX

Cette interdiction de la parole sérieuse explique peut-être pourquoi les

femmes n'ont produit qu'assez tardivement et très timidement des textes de

réflexion, des essais. On peut, semble-t-il, poser la question : comment, dans

notre pays, les femmes se mettent-elles à l'écriture ? Nous constatons que les

Algériens qui produisent en français publient d'abord des textes de réflexion834 .

C'était comme s'il y avait urgence à intervenir dans le discours colonial qui se

met en place et forge déjà une première image du colonisé. Il faut rappeler que

les sociétés scientifiques835 qui vont décrire, classer, analyser..., sont créées très

tôt ; que les hommes de savoir accompagnent les militaires, pour comprendre

peut-être pourquoi l'essai est premier. Il fallait faire face au discours, de plus en

plus figeant et négateur, de l'occupant.

Les femmes s'engagent bien plus tard que les hommes dans l'aventure de

l'écriture. Parce qu'elles ont accès à l'école bien après eux. Parce qu'il leur

faut franchir les murs réels et sociaux de la claustration. Parce que l'aventure

de la parole publique, érigée en pérennité dans l'écrit, est un voyage périlleux.

Elles vont produire des romans — les premiers, Jacinthe noire836 de

Marguerite Taos AMROUCHE et Leïla jeune fille d'Algérie837 de Djamila

DEBECHE datent de 1947, des traductions de contes et de légendes – dès

834 “La pensée de naturaliser ici les institutions scientifiques, littéraires et artistiques de la

métropole est contemporaine de la conquête”, lit-on dans l'introduction du premier numérode la Revue Africaine (1856). Sont ensuite énumérées les sociétés scientifiques desdébuts. Dès le 26 juin 1830, une imprimerie est installée sur la plage de Sidi Ferruch et lepremier journal, Le Moniteur Algérien, paraît en 1832. En 1830 un observatoire existe déjàà Alger ; en 1833, une école de médecine et une société philharmonique sont installéesdans une mosquée ! En 1835, la bibliothèque d'Alger est créée, qui fonctionne à partir de1838, avec, en annexe, un musée archéologique.

835 Cf. l'extrait d'un article des Temps modernes reproduit en page 4 de couverture.836 M. T. AMROUCHE, Jacinthe noire, Alger, Charlot, 1947.837 D.DEBECHE, Leïla jeune fille d’Algérie, Alger, Charras, 1947.

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1947, M. T. AMROUCHE publie des textes qui seront rassemblés dans Le grain

magique838, des poèmes. Mais presque pas d'intervention dans cette lutte des

mots et des idées qui selon les périodes ou les individus, connaît des moments

de léthargie ou au contraire de grande virulence. En dehors de quelques

conférences et articles de Djamila DEBECHE, rien avant la guerre de libération.

Comment expliquer cette timidité ? Produire un essai, en tant que femme,

c'est-à-dire prendre part aux débats qui se tenaient jusque-là au-dessus de sa

tête – même si elle peut en être l'objet – est un périlleux voyage. En plus du

malaise qui accompagne la pratique de l'autre langue, il faut sortir du silence et

de l'ombre, sortir des domaines permis pour aborder des sujets réservés, sinon

interdits.

UN DISCOURS PROBLEMATIQUE

Ainsi les femmes semblent hésiter à écrire des textes de réflexion.

Jusqu'en 1954 et à l’exception de Djamila DEBECHE, aucune Algérienne ne

prend part au débat public. L'auteur de Leïla, jeune fille d'Algérie intervient en

même temps sur les deux scènes, fictionnelle avec sa production romanesque,

conceptuelle et réflexive avec ses conférences. Mais il faut noter que ces

dernières sont sollicitées, autorisées, prises en charge par des organisations

précises. Engagées dans la lutte de libération, les femmes vont se trouver

libérées, en quelque sorte, de l'obligation de réserve. Des récits de

combattantes sont publiés dans El Moudjahid dès son numéro 3, d'août 1956.

Puis, assez tardivement – si l'on prend en considération les dates de parution –

sont publiés d'autres textes où l'analyse et la réflexion prennent le pas sur la

narration.

La combattante, au maquis et dans les douars, en ville et dans les

cellules, à l'Université, doit expliquer, justifier. Et elle va demander sa place et,

par cet acte allocutoire, la prendre. Non pas tellement en tant que femme, mais

essentiellement en tant que combattante à part entière :

Nous pensions acquérir nos droits en faisant nos preuves. Nous pensions qu'ils

nous seraient naturellement reconnus par la suite,

838 M. T AMROUCHE, Le Grain magique, Paris, Maspero, 1966.

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répond une militante lorsqu'on lui pose la question des droits et des

devoirs des femmes engagées dans la lutte. Laisser faire le temps, et, en

attendant, faire ses preuves ; cette position explique peut-être que les femmes

parlent d'abord en tant que membres d'un peuple, d'une organisation, d'une

armée en guerre. Cela est visible lorsqu'on examine le statut que se donne celle

qui prend la parole.

Dans L'aliénation colonialiste...839, SAADIA et LAKHDAR, les deux auteurs,

n'ont d'autre statut – ne veulent d'autre statut – que celui de militants F.L.N.840.

Là encore, il semble que l'ordre de priorité ait joué et Fadéla M'RABET, en

secouant en 1965 la chape de silence, l'explique :

Tant de problèmes se posent en Algérie [...] que le moment est mal venu, dira-

t-on, d'en soulever un autre : celui de la libération de la femme 841.

Dans La mort de mes frères, Zohra DRIF entreprend de réexaminer le

concept de terroriste à partir de son propre itinéraire et du texte d'un ténor de la

littérature engagée française, MALRAUX. Comment, elle, étudiante de la faculté

de droit d'Alger, en est-elle venue au terrorisme ? C'est une voix de femme qui

se fait entendre, comme sont féminins les you-you qui accompagnent les

condamnés à mort. Mais nous verrons que très rapidement cette voix

particulière se fond dans un nous collectif.

En contrepoint à ces paroles qui se donnent comme plurielles, un

plaidoyer singulier (d'abord au sens grammatical du terme) : Marguerite Taos

AMROUCHE parle pour la langue berbère. Son premier texte, de 1958, veut

introduire dans le débat ce point particulier. C'est sensiblement la même attitude

que nous retrouverons plus de dix ans plus tard. Chaque fois, ce n'est pas tant

comme femme que comme berbère qu'elle écrit. Ainsi si les femmes

interviennent tardivement dans le débat d'idées, elles ne le font pas de façon

particulière avant l'indépendance. Nous pouvons donc distinguer trois grandes

périodes :

839 SAADIA et LAKHDAR, L’Aliénation colonialiste et la famille algérienne, Lausanne, Ed. de la

Cité, 1961.840 Ibid., quatrième de couverture.841 In La femme algérienne suivi de Les Algériennes; Paris, Maspero, 1983, 1è édition : 1963

et 1965, p. 11.

Page 299: Ali Benali

303

AVANT 1954 : UNE VOIX AUTORISEE, DJAMILA DEBECHE

“La femme musulmane dans la société”, texte d'une conférence prononcée à

Alger, repris dans Contacts en terre d'Afrique par un groupe de Nord-Africains,

revue éditée par le CREER, Meknès, n° spécial de l'été 1946, p.143-159.

“Les musulmans algériens et la scolarisation”, conférence faite à Alger, le 15

janvier 1950, sous l'égide du Comité de scolarisation et de lutte contre

l'analphabétisme (créé en 1947 par le SNI) ; publié par la librairie Charras.

L'enseignement de la langue arabe en Algérie et le droit de vote aux femmes

algériennes, conférence faite à Alger le 8 juin 1951 ; publiée en brochure par la

librairie Charras.

PENDANT LA GUERRE DE LIBERATION (1958-1962)

En marge de l'histoire une voix particulière, Marguerite Taos AMROUCHE :

“Que fait-on pour la langue berbère ?”, Combat, 17-18 nov. 1956 ; repris dans

Documents nord-africains. Etudes sociales nord-africaines, document 251, 17

décembre 1956.

“En marge du festival panafricain d'Alger”, Le Monde, 17 juillet 1969.

Participation à la lutte des idées

SAADIA et LAKHDAR, L'aliénation colonialiste et la famille algérienne,

Lausanne, éd. de la Cité, 1961.

Zohra DRIF, La mort de mes frères, Maspero, 1961.

Aujourd'hui

La voix autorisée (suite)

Aïcha LEMSINE, Ordalie des voix. Les femmes arabes parlent, Paris,

éd. Encre, 1983.

La lutte commune

Anna GREKI, “Le neveu du cheikh”, Révolution africaine, n° 48, 28 décembre

1963.

“Théories, prétextes et réalités”, Présence africaine n° 58, 2° trimestre 1966

(texte écrit au printemps 1965).

Leïla ASLAOUI, Etre juge, Alger ENAL, 1984.

Faire éclater la chape de silence

Page 300: Ali Benali

304

Fadéla M'RABET, La femme algérienne, suivi de Les Algériennes, Paris,

Maspero 1983. Les deux textes ont d'abord paru séparément chez le même

éditeur, le premier en 1965, le second en 1967.

Souad KHODJA, Les Algériennes du quotidien, Alger, ENAL, 1985.

Pour une écriture de la modernité : Assia DJEBAR

Femmes d'Alger dans leur appartement, Paris, éd. Femmes 1980.

L'amour, la fantasia, Paris-Alger, Lattès-ENAL, 1985.

Ce tableau récapitulatif demande quelques remarques pour nuancer les

articulations entre les chroniques historiques :

1.Les textes de M. T. AMROUCHE sont classés dans la seconde période

alors qu'ils empiètent en fait sur la troisième, car ils se situent en marge des

grandes questions de l'heure (le second reprenant, dix ans plus tard, le même

problème).

2.Une même position du locuteur qui se place et place sa différence sous

le regard de l'Autre, une même complicité recherchée avec cet Autre à qui on

s'adresse, une volonté semblable de réduire ou de naturaliser les différences

peuvent se retrouver, nous semble-t-il, dans les écrits de Djamila DEBECHE et

de Aïcha LEMSINE. Il n'est pas question de gommer l'histoire, mais il est

frappant de constater qu'alors que les autres textes produits après 1962

s'adressent aux Algériens, qu'alors que le nouveau débat exclut l'ancien

colonisateur (qui ne peut plus être qu'objet de discours et non plus

interlocuteur), l'auteur de la Chrysalide continue à vouloir expliquer aux

Occidentaux la femme arabe. Une autre tendance persiste à l'indépendance :

traiter les problèmes de façon globale sans tenir compte de la spécificité

féminine. Ainsi en est-il dans les textes d'Anna GREKI qui intervient en tant

qu'écrivain et intellectuelle. Ainsi en est-il de Leïla ASLAOUI pour qui la femme

peut, si elle le veut, travailler de la même façon qu'un homme.

3.Nous n'avons pas analysé, malgré leur intérêt, des textes comme celui

de Nefissa ZERDOUMI ou de Malika LADJALI, ou encore de Rabia TOUALBI842.

Les textes de ces auteurs ne nous semblent pas pouvoir prendre place dans

notre corpus, conformément à la définition de l'essai que nous avons tenté de

842 Respectivement Nefissa ZERDOUMI, Enfants d’Hier. L’éducation de l’enfant en milieu

traditionnel algérien, Paris, Maspero, 1970, rééd. 1979 ; Malika LADJALI, L’espacementdes naisances dans le Tiers-Monde. L’expérience algérienne, Alger, OPU, 1985 ; LesAttitudes et les représentations du mariage chez la jeune fille algérienne, Alger, ENAL,1984 ; Rabia TOUALBIL’Algérie des illusions, Paris, Laffont, 1972.

Page 301: Ali Benali

305

dégager843. Ce sont des études universitaires qui visent l'objectivité. Or cette

objectivité, dans l'essai, ne peut être que partielle ; l'argumentation, la

polémique... sont mises en jeu pour en donner l'apparence844 . De même nous

n'avons pas retenu le livre écrit en collaboration par Fadéla M'RABET et .M. T.

MASCHINO845, car le statut de locuteur de ce dernier pose problème. Ainsi les

textes que nous avons retenus posent de nombreuses questions, comme les

autres textes étudiés. Celle de l'ensemble du corpus : mouvant, fluctuant à plus

d'un titre. Celle du double statut oral, écrit ; celle du cadre de publication :

article, brochure ou livre. Celle de la périodisation : les périodes peuvent

déborder, se chevaucher et voir jouer des phénomènes de résurgence. Celle

des deux combinés : aujourd'hui les textes sont très divers et il est difficile de

mettre ensemble deux auteurs.

UNE VOIX AUTORISEE, DJAMILA DEBECHE

Nous sommes loin de l'intrusion violente dans un univers discursif bien

organisé. Djamila DEBECHE n'attaque pas de front les thèses coloniales846. Ses

trois interventions, d'abord orales, ont été sollicitées, introduites et cautionnées.

Quel statut se donne l'auteur dans l'énonciation ?

Fille d'Algérie, restée musulmane de stricte observance, mais en même temps

ouverte à toutes les idées du monde moderne […] 847.

Elle est née dans un douar où elle vécut jusqu'à l'âge de sept ans, elle put, par

suite de circonstances heureuses, faire ses études en France [...] 848.

Cette présentation reflète la position que se donne l'auteur dans le champ

social. Elle se veut synthèse harmonieuse. Et cela l'éloigne de la politique. Ce

portrait correspond au profil idéal développé par certains participants de

843 Cf. notamment "L'essai, quelle histoire", communication aux Journées d'Etudes de

l'Université d'Annaba, ILE, 20-21 avril 1986, polycopié.844 Souad KHODJA, interrogée sur le mélange de tons (polémique, démonstratif etc.) de son

texte, répond qu'elle l'avait rédigé après sa thèse (travail universitaire et objectif) pourexprimer ce qu'elle avait envie de dire.

845 Fadéla M’RABET et T. M. MASCHINO, L’Algérie des illusions, Paris, Laffont, 1972.846 Que l'on pense à une autre conférence de la même époque, celle de Kateb Yacine, dont le

titre était déjà une attaque du système colonial, Abdelkader et l'indépendance algérienne .847 C'est ainsi qu'elle est présentée dans la note de la rédaction qui introduit le premier texte

et dans celle du comité de scolarisation et de lutte contre l'analphabétisme qui précède lesecond.

848 Note de la rédaction présentant le premier texte.

Page 302: Ali Benali

306

l'assimilation. Elle veut mener une action sociale, mais sans aller sur ce terrain

miné de la politique. Quelle thèse est développée dans ces textes ?

Le projet est de permettre à la femme de sortir de sa chrysalide849. Le

moyen pour arriver à ce but est unique : la scolarisation, qui dispensera savoir

et morale. C'est qu'il faut se garder d'une certaine évolution. Les dangers qui

guettent la femme sont de deux sortes : le dérèglement des mœurs et la

politique. Pour éviter ces dangers, il faut des tuteurs, des moralistes et des

juristes, mais aussi la sollicitude de ses

sœurs musulmanes qui ont eu le bonheur d'avoir ces bases solides

d'instruction et d'éducation 850.

La thèse développée prend appui sur d'autres thèses qui lui servent de

soubassement. Ainsi est reconduite l'idée de l'œuvre civilisatrice de la France851.

Le statut qui fait de l'Algérie une terre française n'est jamais remis en cause et à

aucun moment n'est envisagé un avenir séparé pour les deux pays. Mais

Djamila DEBECHE n'en reconduit pas pour autant tel quel le credo colonialiste,

l'occupation n'avait eu que des retombées économiques dont les Algériens

n'ont pas profité puisqu'ils n'eurent ni écoles en nombre suffisant, ni autres

établissements de bienfaisance.

Par ailleurs, le pays devenu français, n'était pas sans passé. Dans toutes

ses interventions, l'auteur fait un rappel historique. Histoire surtout religieuse,

qui permet des parallèles : entre les différents prophètes, Jésus et Mahomet,

entre l'arrivée des Arabes au VIIe siècle qui permit à la femme de se libérer, et

la colonisation qui lui donne droit à la modernité. C'est au nom de la modernité

– équilibrée par le respect de la religion – que la politique fait irruption, malgré

toutes les précautions oratoires de l'auteur : pour la citoyenne responsable que

doit être l'Algérienne, elle va réclamer le droit de vote. Et c'est ainsi que sont

liées deux demandes : l'enseignement de la langue arabe et le droit de vote

pour les femmes.

Voilà notre auteur qui ne voulait pas être contaminé par la politique,

contraint de parler de politique économique, sociale et même législative.

Djamila DEBECHE essaie de limiter les problèmes aux dimensions

849 DEBECHE, La femme musulmane dans la société , op. cit., p. 55. Il faut remarquer que le

premier roman d’Aïcha LEMSINE est intitulé La Chrysalide, Paris, Ed. des Femmes, 1972.850 Ibid., p. 158.851 Ibid.. p. 154.

Page 303: Ali Benali

307

confessionnelles (il faut que les musulmans s'occupent de leurs frères) ou

humanitaires. Les œuvres de charité régleront les spoliations et les injustices.

Ainsi la charité pallierait le blocage politique. L'injustice de la situation coloniale

n'en est pas moins là.

Mais la prudente conférencière dérape quelquefois. Le féminisme, même

d'élite, semble lui jouer des tours : la charte de 1947 du Congrès Féminin

International, qu'elle cite, condamne toutes les persécutions. Ainsi, malgré

toutes ces précautions, le sujet qu'elle traite semble la tirer hors des limites

qu'elle s'était – et qu'on lui avait – fixées.

La compartimentation coloniale est d'une logique implacable et dès qu'on

essaie d'aménager quelques petites séparations, c'est tout l'édifice qui est

menacé sinon ébranlé. Révolutionnaire malgré elle ? Militante féministe ? Notre

auteur ne peut aller si loin. La séparation de classe reste le principe

fondamental de cette démarche : ce sont les riches, femmes musulmanes et

françaises, musulmans hommes et femmes, qui devront aider leurs sœurs.

PENDANT LA GUERRE DE LIBERATION, EN MARGE DE L'HISTOIRE.UNE VOIX PARTICULIERE : M.T. AMROUCHE

Dans ses récits, qui s'inspirent très fortement de sa propre histoire,

M.T. AMROUCHE raconte une histoire singulière, d'êtres à part, que l'Histoire,

la grande, n'intéresse pas directement et qui choisissent d'assumer, quitte à en

étouffer, leur originalité. C'est de la même préoccupation que relèvent, nous

semble-t-il, les deux textes que nous retenons et qui se situent en marge

d'événements importants (ce que l'auteur nomme le drame en 1958 et le

festival panafricain en 1969). Par deux fois, et à dix ans d'écart entre les deux

textes, l'auteur plaide en faveur de la langue berbère. Si en 1958 elle est fille

d'Afrique, après l'indépendance elle se définit, implicitement, comme

Algérienne. Le changement n'est que léger et n'affecte pas vraiment le statut

que se reconnaît M.T. AMROUCHE, qui insiste sur son particularisme berbère

et, surtout, sur l'originalité de sa famille. Etre hybride, à part, elle se définit

encore par son absence de préoccupations politiques.

Je n'appartiens, tient-elle à préciser en pleine guerre, à aucun parti politique.

Le sens politique me manque, mais élevée selon les principes rigoureux de

notre société patriarcale, j'ai toujours su reconnaître les chemins de l'honneur et

de la dignité, explique-t-elle après l'indépendance.

Page 304: Ali Benali

308

Elle se veut, par ailleurs, facteur d'union 852, et elle demande un pont entre

la France et le Maghreb 853. Appartenant à plusieurs mondes culturels, arabe,

français, et berbère, elle plaide en faveur de ce dernier, qui est menacé. Il faut

sauver une part du patrimoine commun à tous les fils d'Afrique 854.

Ces constances thématiques se retrouvent encore au niveau des thèses

développées parallèlement ou en soubassement. Ainsi, l'irréductibilité africaine

et le tempérament anarchique, qui peuvent être corrigés par d'autres apports.

Ainsi la vanité de l'opposition linguistique entre l'arabe et le berbère : la

première est une langue universelle et la seconde est celle du cœur, qui ne

saurait avoir les mêmes prétentions.

Refusant la politique, refusant les oppositions trop simplistes, consciente

d'une mission culturelle, de la valeur artistique de l'héritage culturel à préserver

et à transmettre, M.T. AMROUCHE se situe et situe son discours à part, en

marge des questions brûlantes de l'heure. Comme Djamila DEBECHE, mais

autrement, puisque celle-ci se donne une identité originaire de l'Arabie et

complétée par la formation française, elle situe le débat sur le seul terrain

culturel.

LA PARTICIPATION A LA LUTTE DES IDEES : SAADIA ET LAKHDAR,ZOHRA DRIF

Nous pensions acquérir nos droits en faisant nos preuves. Cette certitude

que les choses évolueraient normalement dans le sens d'une libération totale

du pays, double, nous semble-t-il, la prise en compte d'un ordre de priorité : il

faut d'abord libérer le pays, s'occuper d'abord des problèmes communs à tous,

avant de passer à une autre étape. C'est dans ce sens que nous pouvons lire le

livre de SAADIA et de LAKHDAR ou celui de Zohra DRIF.

SAADIA et LAKHDAR : deux prénoms à la fois anonymes et précis qui

s'inscrivent dans la série des noms de guerre des combattants et disent

l'enracinement dans un peuple855 : Nous, Algériens, et en Algérie, dans notre

pays 856. Ce statut de porte-parole de tout un peuple se retrouve tout au long des

852 M. T. AMROUCHE, "En marge du festival panafricain", op. cit.853 M. T. AMROUCHE, "Que fait-on de la langue berbère ?", op. cit.854 Ibid.855 El Moudjahid , n° 72, 1er novembre 1960.856 SAADIA et LAKHDAR, op. cit., p. 21.

Page 305: Ali Benali

309

quatre études qui constituent cette autopsie du colonialisme. Les auteurs sont

familiarisés avec les sujets traités par leur appartenance à la communauté, par

leur immersion volontaire et naturelle dans cette communauté. Les différentes

présentations857 de cette œuvre ont hésité sur son statut générique, mais sont

unanimes sur la légitimité de l'intervention, l'origine ethno-nationale en

garantissant la pertinence…

Comment procèdent les auteurs ? Ils veulent dresser un tableau des

ravages causés par le colonialisme. La naturalisation (première étude),

l'émigration et le mariage mixte (quatrième) sont des opérations qui relèvent

d'une stratégie d'assimilation des Algériens. A ces entreprises de

dépersonnalisation, le peuple algérien oppose une résistance jusque là sans

faille, malgré les faiblesses conjoncturelles : la cohésion de la famille,

fondement de la société. La force de l'organisation familiale explique la conduite

du colonisateur : essayer de détruire, par tous les moyens, cet élément de base

de l'Algérie. Cette thèse matrice préside à la distribution des arguments. Dans

cette perspective, on comprend qu'émigration et mariage mixte soient mis

ensemble. Ce n'est que lorsqu'il est loin des siens que le jeune homme –

puisqu'il s'agit surtout de lui – peut épouser une Française.

De même le traitement de l'enrôlement et de l'engagement dans l'armée

française relève de cette stratégie d'attaque et de défense. Dans ces cas

encore, c'est toute la famille algérienne qui est menacée et c'est l'ensemble qui

réagit pour empêcher les engagements. C'est toute la société qui supporte la

faute de celui qui s'est engagé, et qui accepte ainsi les sanctions collectives

lorsqu’il déserte.

La troisième étude révèle le mieux, à notre sens, la stratégie

argumentative des auteurs. La prostitution est présentée comme une opération

de déstabilisation de la société algérienne. Sont mis en évidence les liens entre

les agents recruteurs et les souteneurs d'une part, et l'administration coloniale

d'autre part ; les liens entre la misère et les lois familiales archaïques d'une part

et la complicité entre agents de l'administration et maisons de tolérance d'autre

part.

26 Cf. le compte rendu dans El Moudjahid , n° 58, 1° oct. 1961 ; l'extrait d'un article des

Temps modernes reproduit en quatrième de couverture du livre et la présentation du livrepar FERHAT.

Page 306: Ali Benali

310

Comme dans les autres études (essentiellement la dernière où la femme

est définie comme la meilleure combattante, en tant que mère et épouse, contre

cette autre forme d'assimilation qu'est l'émigration), la femme est présentée

comme enjeu de la lutte :

Prostituer la femme, c'était prostituer un membre de la famille algérienne ;

l'enfant d'un peuple et d'un pays ; le souiller dans sa personne physique et sa

dignité 858.

En posant cette thèse et en l'illustrant par de nombreux exemples, les

auteurs refusent d'autres thèses, celles des illustres sociologues et

ethnologues859 qui expliquaient la prostitution par la structure de la société et la

mentalité primitive des Algériens. Ils développent plusieurs types d'argument,

dont ceux en faveur de l'engagement dans la lutte de libération nous semblent

les plus intéressants. Et les exactions des soldats français ne visent pas

seulement les combattantes, mais les femmes, filles et épouses, d'un peuple.

Les anciennes prostituées se rachètent en s'engageant dans les combats.

L'analyse se mêle à l'anecdote, vraie ou vraisemblablement créée pour le

développement de l'argumentation. Les deux militants confondent leurs voix en

une seule et disent, expliquent la résistance d'un peuple. Etudiante à la faculté

d'Alger, Zohra DRIF a

été condamnée en août 1958 à vingt ans de travaux forcés par le Tribunal

militaire d'Alger. Enfermée alors au quartier des femmes de la prison de

Barberousse, elle a vécu dans l'obsession des exécutions capitales 860.

C'est ainsi qu'est présentée l'auteur de ce petit texte, défini comme

témoignage, mais dépassant largement le simple constat. En effet, la jeune

terroriste analyse l'itinéraire qui la fait passer du statut d'étudiante à celui de

combattante :

Je veux expliquer ici, comment et pourquoi, de la Faculté d'Alger, j'ai accepté

de faire partie d'un réseau essentiellement terroriste 861.

C'est le contexte colonial, la compartimentation et l'injustice qui régissent

le monde colonial qui ont entraîné le changement. Pour répondre à la question

858 SAADIA et LAKHDAR, op. cit. p. 89.

859 Ibid.,p. 92.860 Zohra DRIF, op. cit. p. 5.

861 Ibid., p. 8.

Page 307: Ali Benali

311

implicite (comment), l'auteur passe du je au nous. Ce n'est plus alors seulement

la jeune étudiante qui parle. C'est tout le groupe des combattants qui explique,

justifie les formes de la guerre des villes. Le terrorisme est présenté comme une

forme de lutte, la seule possible en milieu urbain ; le terroriste est alors un

soldat comme un autre. Le texte romanesque de MALRAUX et l'image du

terroriste qui y est donnée permet de préciser le portrait qui est tracé. La

violence n'est pas une fin en soi. Elle est le moyen, le seul possible, qui

permette la libération. La mort, celle éventuelle de cette toute jeune fille et celle

réelle des autres, est continuellement présente. C'est donc en connaissance de

cause que l'engagement se fait. Le texte se termine sur les exécutions à

Barberousse. Les femmes accompagnent les condamnés de leurs chants et de

leurs youyous :

Nous voulons leur donner, jusqu'à la fin, le monde de la lucidité, le monde de la

fraternité 862.

Ainsi, si l'auteur commence par écrire je et par parler de son histoire

individuelle, très rapidement, il passe au nous qui englobe tous les prisonniers

et toutes les prisonnières. Sauf dans les youyous et les chants qui

accompagnent la mort, rien ne différencient les femmes des autres soldats de

la liberté. Ce ne sera qu'après l'indépendance que se feront entendre les voix

des femmes, plus nombreuses, qui auront des accents particuliers.

AUJOURD'HUI

LA VOIX AUTORISEE (ENCORE) : AÏCHA LEMSINE

L'auteur de la Chrysalide annonce son projet :

J'ai tenté d'écrire ce livre pour essayer de combler une lacune dans la connais-

sance de l'autre et de présenter des Arabes comme ils vivent l'instant présent 863.

Se présenter, faire connaître l'Arabe d'aujourd'hui ; mais quel statut se

donne l'auteur ? Comment procède-t-il ? Pérégrinant dans le monde à

prospecter, qui est posé comme objet de connaissance, Aïcha LEMSINE a une

attitude double : elle est de ce monde, ce qui facilite son introduction dans les

862 Ibid., p. 11.863 A. LEMSINE, op. cit. p. 11.

Page 308: Ali Benali

312

harems et les lieux réservés (mosquées, etc.) ; elle est aussi étrangère à ce

monde, ne serait-ce que parce qu'elle le regarde et le jauge. Elle est comme

l'œil de l'intrus, qu'elle fait entrer avec elle dans cet univers dont elle se veut, en

même temps, solidaire, partie prenante.

Le projet didactique va de pair avec celui de défendre. Le savoir qu'elle

offre devrait effacer et remplacer un faux savoir, fait de clichés qui alimentent le

racisme. Il est également motivé par une inquiétude très ancienne, façonnée

par l'incompréhension de la petite fille que fut l'auteur devant le voile.

Inquiétude relancée par le génocide des Palestiniens. Ce savoir prend appui sur

une enquête qui suit les péripéties d'un voyage, voyage à rebours de celui des

conquérants arabes, qui reprend, de Jérusalem à l'Arabie saoudite (quatrième

de couverture), l'itinéraire classique de l'aventurier venu d'Occident.

J'ai fini, explique-t-elle, par bousculer mes épiques burnous blancs en

enfourchant leur monture pour une cavalcade de la vérité 864.

L'auteur, pour pourfendre des clichés négatifs, en enfourche un autre, se

conformant ainsi à une image que l'autre, elle le présume, attend. Quel monde

est présenté ? Très peu de gens du peuple sont rencontrés, sinon dans les

œuvres de bienfaisance : ils semblent n'être là que pour faire valoir les faits et

gestes des grands. Ce sont surtout des intellectuels, des artistes, des gens

riches et de pouvoir, religieux et politique, qui traversent ce texte, qui parlent de

l'Islam, du rôle de la femme, de l'instruction, du développement à l'occidentale...

De ce monde présenté comme étant conforme à une certaine image de progrès

et d'ouverture, corrigée par la fidélité à une tradition culturelle et religieuse,

nous ne pouvons avoir que des réponses conformes, centrées sur l'authenticité,

avec, parfois, des accents dissonants.

Ce sont ces dissonances qui font quelque peu dériver le projet de l'auteur,

qui le font échapper vers des significations imprévues. Ainsi lorsque May

JOUMBLAT déclare :

L'Islam est injuste envers les femmes. Chez moi il y a une rancune qui durera

jusqu'à la mort 865.

L'analyse qu'elle fait alors de la société prend une autre coloration. Aïcha

LEMSINE aura beau, dans un autre débat, protester du caractère égalitaire de

864 Ibid.,p. 11.865 Ibid. ,p. 186.

Page 309: Ali Benali

313

la religion, un autre discours possible s'infiltre866. De même, les récits des

Palestiniens, comme celui de Hayet El Besbessi867 qui raconte comment elle

vécut l'horreur de Deir Yassin, dérangent l'ordonnance prévue du voyage. Ainsi,

répondant à une attente présente, qu'elle pose comme motivation de son

entreprise, l'auteur se sent autorisé à déconstruire une image négative, pour en

élaborer une autre, plus conforme à la vérité et susceptible d'être comprise par

l'autre. Ordalie des voix nous semble continuer une pratique du discours

inaugurée –dans la littérature – par Djamila DEBECHE et oubliée ensuite.

LA LUTTE COMMUNE : ANNA GREKI ET LEÏLA ASLAOUI

Si le livre précédent renoue avec une certaine tradition de prise de parole,

les textes d'Anna GREKI, comme le livre de Leïla ASLAOUI, s'inscrivent dans

un autre type d'intervention, généralisé pendant la guerre de libération : rien ne

différencie, par-delà l'intérêt des questions traitées, ces voix qui s'élèvent des

autres voix.

Anna GREKI et le débat sur la culture

Anna GREKI ne publie pendant la guerre que des poèmes. Les textes de

réflexion et de prise de position que l'on peut classer comme essais ne

viendront qu'après. Comme s'il fallait d'abord dire un monde : des lieux sont

scandés, Menaa et Alger ; un credo est répété : enracinement dans une terre,

amitiés et amours, négation de l'horreur et de la souffrance. Le mot du poème

est inaugural ; il retourne à l'origine des êtres et des choses. Il se comprend

dans le contexte d'un monde à bâtir. L'essai, généralement plus ou moins

polémique, est toujours second par rapport à un autre discours (ou à plusieurs

discours) sur lequel il prend appui pour se déployer. L'essai participe du débat

qui s'engage à l'indépendance dans un cadre national. Les deux textes retenus

ici participent à une tentative de définition et d'organisation du champ culturel.

Le premier texte, Le Neveu du cheikh, qui emprunte la forme du pastiche

et pille largement, délibérément et allègrement Le Neveu de Rameau de Diderot

(exergue de l'auteur) a paru dans le cadre du débat ouvert par l'interview de

866 C'est cela même, ces infiltrations de voix inattendues qui se font entendre un peu à l'insu

du projet initial, qui peuvent rendre la lecture de ce texte plus intéressante.867 A. LEMSINE, op. cit. p. 338-339.

Page 310: Ali Benali

314

Mostefa LACHERAF, d'abord publié dans Les Temps Modernes et repris dans

Révolution africaine868. Le second texte a pour contexte la polémique

déclenchée par la parution de l’Anthologie des écrivains maghrébins

d'expression française 869.

Memmi et ses collaborateurs n'avaient retenu que les auteurs autochtones

(p. 9), les nouveaux auteurs (qui sont aux prises avec leur pays comme avec

l'essentiel d'eux-mêmes) 870.

Comment se situe Anna Gréki dans ces deux moments du débat culturel ?

Quel statut se reconnaît-elle ? Quelle position défend-elle ? Si, dans le premier

texte, les positions se distribuent en jeu de rôles et si la discussion prend des

airs de neutralité, en empruntant la manière de DIDEROT, dans la seconde

intervention, la position de l'auteur est davantage affirmée :

Nous, écrivains algériens de langue française [...] nous sommes Algériens, et

nous écrivons, nous, Mammeri, Dib, Alleg, Sénac 871.

C'est le seul statut de locuteur que nous trouvions dans le texte : un

écrivain pris dans un groupe d'écrivains algériens. A partir de là, de ce postulat

d'existence, se déploient les différents énoncés, les différentes scènes de

l'argumentation : le problème linguistique et le rôle de la littérature et de l'art,

l'avenir et le socialisme, l'analyse d'une réalité complexe et qui est souvent

simplifiée à l'extrême. L'auteur analyse le réel, recherche la vérité et se situe

contre certains théoriciens qui jouent les censeurs, falsifient et prétendent

remplacer chaque être vivant par l'ombre imaginée de ce que fut son lointain

ancêtre avant 1830 872.

Son projet est résumé en fin de texte :

Ce texte est une réaction contre les tentatives d'abêtissement,

d'asservissement et de stérilisation dangereuses. Il n'a d'autre ambition que d'être

un rappel au bon sens 873.

Nous retrouvons les caractéristiques du genre : c'est essentiellement un

contre-discours qui se développe à partir de ce qu'il réfute, pour rétablir la

868 Cf. Les Temps Modernes , n° 209, octobre 1963, et Révolution africaine , n° 43 et 44. Le

débat se dévoule surtout dans l'hebdomadaire algérien.869 Publiée par Présence africaine en décembre 1964. Le débat a pour cadre Révolution

africaine , mais aussi Le Nouvel Observateur, Combat, Le Monde, etc.870 A. GREKI, "Théories, prétexte et réalité", op. cit. p. 14.871 Ibid.,p. 203.872 Ibid., p. 194.873 Ibid., p. 203.

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315

vérité, rappeler le bon sens, etc. Mais dans ce cas précis, l'Autre, métropolitain

ou colonisateur, cet interlocuteur obligé jusque-là est absent de la scène

discursive. Le nouvel interlocuteur est algérien. Le constat que faisait SARTRE

lorsqu'il remarquait que, dans Les Damnés de la Terre, le débat l'ignorait, se

tenait au-dessus de sa tête, peut être repris ici. La discussion prend une

nouvelle configuration, nationale – d'abord nationale, même si elle aborde des

problèmes concernant tout peuple dans le même cas.

Etre juge

C'est dans le but d'expliquer en quoi consiste la tâche de juge combien

difficile ! de faire connaître le juge que l'idée m'est venue d'écrire, afin qu'un jour,

peut-être, le justiciable puisse se réconcilier avec son juge 874.

Projet clair, didactique d'abord, même si la plaidoirie s'en mêle quelque

peu. Statut du locuteur précis : en tant que professionnel. C'est à travers une

expérience particulière que sont abordés les différents aspects de la question.

Mais ce n'est pas en tant que femme que parle l'auteur, sinon pour raconter de

petites anecdotes – ainsi son émotion qu'elle met rapidement au placard

comme le lui conseille un confrère –, sinon pour dire que sa condition de femme

ne l'empêche pas d'exercer aussi correctement qu'un autre sa profession.

Le chapitre IX, intitulé La magistrature au féminin, traite d'un cas

particulier. Remarquons que l'auteur ne s'implique pas directement. Arguments

et contre-arguments sont examinés sans implication de l’auteur. La Constitution,

comme la religion, texte coranique, hadiths et traditions sont cités, évoqués

pour justifier l'accès de la femme à la profession et pour réfuter les thèses

contraires. Nous retrouvons un procédé déjà utilisé par Djamila DEBECHE et,

de façon annexe, par Aïcha LEMSINE : la femme du prophète, ou Fatima Bint

Ahmed Ben Yahya... sont autant d'exemples célèbres qui prouvent que la

femme a autant de capacités qu'un homme et qu'elle eut dans le passé sinon

un rôle de juge, du moins celui de conseiller juridique...

FAIRE ECLATER LA CHAPE DE SILENCE : FADELA M'RABET

Ce n'est qu'au lendemain de l'indépendance que cette voix singulière des

femmes en tant que telles se fait entendre pour la première fois. Elle prend la

874 ASLAOUI, op. cit. p. 9.

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316

forme violente d'un cri multiple, fait de centaines d'autres cris, hanté de milliers

d'autres voix, lancé pour défaire le linceul de silence dans lequel sont

enfermées les femmes :

On sourira peut-être, ou l'on s'irritera de mon projet ; tant de problèmes se

posent à l'Algérie (décollage économique, création d'un parti d'avant-garde,

épuration, refonte des structures administratives...) que le moment est mal venu,

dira-t-on d'en soulever un autre : celui de la libération de la femme (de la jeune

fille) 875.

Nous retrouvons cet ordre de priorité des problèmes qui avait joué durant

la lutte de libération, qui semble encore jouer dans le texte de Leïla ASLAOUI

qui milite surtout pour la reconnaissance du juge pour tous les citoyens, que

Fadéla M'RABET trouve injustifié après 1962. La libération de la femme :

l'intitulé programme une action dans la violence, à l'image de celle qui vient de

se terminer :

Il en est de la libération de la femme comme de l'indépendance nationale, elle

s'arrache 876.

Le texte ne cesse de faire le parallèle avec le phénomène colonial et la

liberté à conquérir. Par ailleurs, le problème traité est resitué dans un ensemble

plus vaste, celui d'une société à bâtir, du socialisme à promouvoir ; et traité par

le biais des différents aspects de l'évolution : par rapport à la tradition et à la

religion, par rapport au constitutionnel et au juridique, par rapport aux

nécessités de l'économie, aux exigences de bien-être, etc.

Toute la société algérienne sera examinée : l'auteur nous propose une

promenade à travers les différents discours qui se mettent alors en place et

prétendent façonner un destin pour les femmes. A l'éclairage de ce problème,

c'est un partage des mentalités, réactionnaires ou progressistes, qui s'opère ici.

L'auteur refuse l'objectivité, même feinte pour les besoins de l'argumentation.

Un premier dossier, complété et élargi par un autre, trois ans plus tard,

permet de dire la vérité, de comprendre une situation et de dénoncer les

travers. Fadéla M’RABET prend parti et violemment ; elle veut crever les

baudruches et dénoncer les mystificateurs877. Elle accumule exemples, faits et

875 M'RABET, op. cit. p. 9.

876 Ibid., p. 93 et p. 60.

877 Ibid., p. 99.

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317

lettres pour étayer son assertion première sur l'urgence du problème ; mais

aussi pour asseoir sa thèse et réduire à néant les arguments contraires. Si le

présent est noir et semble bouché, la multitude des cris de révolte et d'espoir

peut peser sur l'avenir :

Aux mères youyoutantes, aux cousines emmarmaillées, de libres citoyennes –

des femmes modernes – succéderont-elles ? Il n'est pas insensé de l'espérer 878.

Si l'espoir est possible, puisqu'il se dessine derrière le désespoir, dans le

rêve et la révolte, il faut l'aider par

un ensemble de textes législatifs, qui [...] détermineront les grandes lignes de

l'évolution féminine en Algérie 879.

Ainsi ce voyage dans le paysage discursif et idéologique de l'Algérie des

années soixante débouche sur un programme pour aider l'avenir, pour lui

donner les couleurs de la Révolution qui a libéré le pays.

SOUAD KHODJA

Le grand cri de Fadéla M'RABET semble aujourd'hui oublié ; ou très

lointain. Libérer la femme ne semble plus d'actualité, puisque l'on n'a plus que

des énoncés figés et inefficaces, puisque certains prétendent redonner à la

femme son authenticité (vestimentaire et sociale) et réactualisent le voile. Recul

ou pause ? L'heure de la révolte qui s'exprime serait-elle passée ? Souad

KHODJA, en reprenant vingt ans plus tard ce problème de l'émancipation de la

femme algérienne, veut le poser avec objectivité, sans dénoncer ni polémiquer880 :

Tenter de porter un remède au mal implique la connaissance de ses

manifestations les plus apparentes, mais exige surtout la compréhension de ses

origines, cela seul permettant de détruire ses racines mêmes 881.

Nous sommes loin de la passion et de la révolte de l'auteur des

Algériennes. Une démarche scientifique, historique et sociologique est suivie.

Est-ce absence de toute implication, de toute prise de position dans le débat qui

878 Ibid., p. 249.

879 Ibid., p. 236.880 KHODJA, op. cit. p. 6.

881 Ibid., p. 7.

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318

est mené en toute objectivité ? L'auteur se donne un statut semblable à celui du

scientifique qui examine, analyse et découvre la réalité des faits. Il étudie ainsi

le travail effectué par chacun des membres de la famille patriarcale, et

précisément le travail féminin :

Ce travail apparemment secondaire et généralement refusé par les hommes,

n'en constitue pas moins une tâche harassante et répétitive en comparaison de

celle dévolue aux hommes, bien plus créatrice et plus concrète surtout 882.

En fait la prise de position ne fait pas de doute. Cela est encore évident

lorsque l'auteur met à l'œuvre la notion de double journée. Cela se voit encore

dans la stratégie proposée pour réaliser l'émancipation de la femme (car cette

injonction : la femme doit être émancipée, doit avoir les moyens de s'émanciper,

sous-tend le texte de bout en bout). Le travail à l'extérieur de la maison,

l'instruction et l'espacement des naissances sont les moyens de cette

émancipation.

L'objectivité s'accompagne de vigilance : l'auteur, dans le premier

chapitre, entreprend d'examiner les formes de cette libération. Il s'agit de

déceler, et donc de dénoncer – même si cela prend une allure scientifique – les

ersatz d'émancipation. Ainsi si le projet didactique et scientifique prend le

devant de la scène, la polémique et le choix d'une position sans ambiguïté, s'ils

sont masqués, n'en sont pas moins présents en texte. Pour l'examen des

modèles traditionalistes883 et modérés, l'auteur relit l'étude de

BOUTEFNOUCHET sur la famille algérienne et le roman La Chrysalide d'A.

LEMSINE qui propose un certain itinéraire de femmes. Dans le premier cas,

l'ironie permet de révéler les aberrations de l'argumentation, et du modèle qui

ne peut être défendu. Seule la femme devenue mère de famille a une place ;

quant aux femmes stériles, ou jeunes filles et jeunes femmes, qui subissent la

domination du père, du frère, de l'époux, de la mère et de la belle-mère, elles n'ont

qu'à attendre d'être vieilles 884.

Dans le second, le résumé montre le caractère disparate des qualités

demandées dans le modèle bourgeois. Ce dernier est confronté aux résultats

d'une enquête qui en confirme la visée conservatrice en dernière instance.

882 Ibid., p. 55.

883 Ibid., p. 99.

884 Ibid., p. 113-123.

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319

L'examen du modèle islamique pur permet de poser la question fondamentale,

qui court dans l'ensemble du texte et qui porte sur le développement :

Inventer une solution créatrice qui tout en respectant les individus et leur

affectivité, redonne sa dignité à chacun, en mettant à bas tout rapport de

domination 885.

Le modèle universaliste 886 permet de pister ce développement harmonieux

du moins dans ses exigences, de l'esquisser en pointillé au travers de quelques

aspirations. Au début de la présentation de ces modèles, l'auteur expédie

rapidement le prototype de la star. Il est nécessaire de parler avec passion887.

L'objectivité, le désir de ne pas polémiquer ne peuvent signifier neutralité.

L'analyse débouche sur une action transformatrice possible. L'auteur refuse de

conclure ; elle laisse son livre ouvert sur l'exigence d'une organisation de vie

décidée et non plus imposée.

Ainsi, si Les Algériennes est lancé comme un cri violent, Les Algériennes

du quotidien, vingt ans après, est animé de la même passion, mais mis en

écriture autrement, dans une figuration plus didactique où la polémique prend

l'allure d'une argumentation rigoureuse.

POUR UNE ECRITURE DE LA MODERNITE

Ecriture de l'urgence, surtout aux débuts de la colonisation. Ecriture de la

lutte qui accompagne la colonisation comme l'un des éléments les plus

importants, souvent impulseurs d'avenir, du combat d'idées, l'essai est aussi

écriture de la modernité. Ce dernier aspect est surtout perceptible dans le

dernier volet (qui part de 1977, après un silence d'une dizaine d'années) de

l'œuvre d’ Assia DJEBAR. Le passage d'abord bien visible (dans les Femmes

d'Alger), puis plus difficilement perceptible (dans L'Amour, la Fantasia) du

discours réflexif et conceptualisant au discours fictionnel permet de constater

que le dynamisme est plutôt du côté de l'essai et que la scène du roman est

celle du figement ou du murmure et de la mémoire fragmentée.

Si dans Femmes d'Alger... les textes conceptualisants encadrent

les nouvelles, dans le second texte, désigné comme roman par l'éditeur,

885 Ibid., p. 118.886 Ibid., p. 123-128.887 Ibid., p. 123-128.

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la relecture critique, interrogative de l'Histoire écrite parallèlement à la

colonisation, impulse une réflexion sur le passé et l'image qui en est

donnée et la scène de la fiction permet de le faire vivre certains

moments de ce passé, que la mémoire garde en bribes éparses.

Assia DJEBAR opte pour un genre d’écriture hybride, qui aurait à

voir avec le roman historique, mais n’en est pas vraiment. Elle peut

ainsi, par le détour de la fiction, derrière ses masques, explorer la

mémoire et l’histoire. Au passé refoulé ou refusé, l’écriture romanesque

propose un double, même et autre. La mise en regard de deux champs,

celui de la réflexion sur la mémoire et une mémoire fictionnelle (comme

un possible), permet la circulation sémantique. L’enfermement qui suit

les premières années de l’indépendance et installe des fils barbelés sur

les terrasses, est comme éclairé par le geste pictural de DELACROIX

en 1834. Le peintre de Femmes d’Alger dans leur appartement a fixé le

moment d’immobilisation d’une société. DJEBAR, en déchiffrant le

tableau veut élaborer un protocole de compréhension du phénomène.

Elle le met ensuite en relation avec le tableau de PICASSO, peint en

1954 : le geste libérateur du peintre pointe la libération de toute une

société.

Ce jeu de miroirs, d’écho et de relations intertextuelles se retrouve

dans la relecture de l’histoire religieuse : l’histoire d’Aïcha la femme du

Prophète appelle tous les possibles qui ont été bloqués. Décloison-

nement, mise en circulation dans l’histoire et par delà les frontières

génériques : telles sont les caractéristiques de la nouvelle écriture

d’Assia DJEBAR.

On retrouve une démarche semblable dans L’Amour, la fantasia.

L’auteur passe par la relecture des historiens et chroniqueurs français

de la conquête de l’Algérie pour retrouver des bribes de mémoire. Pour

combler les manques et les béances d’une histoire fragmentée, l’auteur

a une double démarche. Elle réénonce, réécrit l’histoire même cruelle

qu’ont préservée, presque à leur insu, les conquérants. Elle adopte une

attitude nouvelle et capte la mémoire parcellaire de ces femmes qu’elle

tente de retrouver. L’écriture fictionnelle, comme une rêverie, est une

autre façon de tendre un masque sur la rupture.

De la fiction à la réflexion sur la mémoire, les frontières génériques

deviennent floues. Une nouvelle écriture s’élabore comme recherche

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321

d’un équilibre... Après une pratique de l’écriture romanesque habituelle,

A. DJEBAR tente une écriture hybride, qui permette la réflexion sur la

place des femmes dans la société. Cette écriture peut être resituée

dans une démarche générale des écrivains algériens depuis les années

1970-1980. L’histoire est fixée par un discours et un enseignement

monologique. Les ombres et les flous sont ignorés et niés. L’écriture

romanesque devient alors le moyen (la ruse et le protocole) qui permet

d’aller dans les territoires de l’interdit. BOUDJEDRA, DJAOUT,

OUETTAR ou MIMOUNI vont écrire, sur le mode parodique ou

allégorique, cette histoire des manques et des béances.

L'essai produit par les Algériennes vient après la production de contes et

de poèmes ( M.T. AMROUCHE), comme si l'écriture en français devait d'abord

se couler dans une voie déjà pratiquée par les femmes dans leur langue

maternelle. Discours autorisé, puis discours de la lutte et de l'unité obéissant à

un ordre de priorité, il ne permettra que tardivement, après l'indépendance, de

faire entendre cette voix singulière qui est celle des femmes. C'est alors – ce ne

pouvait être que – la révolte devant l'injustice et la revendication. Mais les cris

de révolte semblent constituer une étape, nécessaire peut-être mais rapidement

dépassée. L'analyse rigoureuse et vibrante de passion contrôlée, le balisage et

la désignation du monde de la claustration et du refoulement dans la futilité ou

l'inessentialité permettent de poursuivre la quête de lumière, de continuer à

porter la question.

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323

Conclusion :

Comment terminer ce voyage en essayistique ?

Que retenir ? Il nous semble possible de dégager les caracté-ristiques d’un genre littéraire, que l’on peut désigner comme essai. Il nes’agit pas de tirer les traits d’une essayistique absolue, mais de voircomment une pratique d’écriture et de discours s’est acclimatée dans unesociété qui n’était peut-être pas préparée à sa rencontre.

Les Algériens, comme les autres Maghrébins et les Africains engénéral auraient fini par être en contact avec l’Europe, et cela avait déjàcommencé à la fin du XVIIe siècle et au début du XIXe siècle. Mais cecontact se fera en situation de domination. Le français sera une languedoublement marquée par la violence de la colonisation et l’idéalrépublicain et révolutionnaire. Pour les premiers intellectuels algériensqui écriront dans l’Autre langue, dire et écrire est une nécessité pourconjurer les dangers de la néantisation. Dire et écrire dans l’autre languepour continuer à être, à dire la perte. Prendre le risque de se perdre pourtenter d’éviter cela. Ecrire dans la gueule du loup. KATEB Yacine avaitdécrit la rupture qu’un tel acte induisait. Tout l’être et le devenir en sonttransformés, mais impossible de faire autrement.

C’est que l’Autre est l’allocutaire qui s’impose. Parler, c’est lui parleret parler contre lui. On peut peut-être comprendre pourquoi l’essai fut lapremière pratique scripturaire des Algériens. Le politique est surdétermi-nant ; il constitue une sorte de destin implacable. On ne peut y échapper.

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324

Ces conditions font que cette littérature est engagée, au sens littéral duterme.

Le champ discursif est déjà tracé, déjà organisé, en dehors et sanscelui qui deviendra l’indigène. Cet intrus discursif ne peut écrire qu’àpartir et contre ce qui est déjà-là. De la réitération du discours colonial àsa réfutation radicale, nous avons vu se constituer et évoluer la figure del’intellectuel algérien. Elle émerge aux défauts du discours de larépétition. Pris entre une certaine programmation de la reproduction et lanécessaire contestation, l’Algérien travaillera les discours constitués pourles faire divaguer, pour les mettre en défaut. Sa parole, car l’oralitémarque ses textes, sera toujours dialogique, forcément dialogique. Lediscours ici et maintenant s’élabore sur la destructuration et le gel d’undiscours antécédent, le discours avant et illeurs.

De quoi traite cet intrus discursif ? Des problèmes de sa société, àtravers les discours des Français, qu’ils soient des administratifs (ayant lePouvoir) ou des savants (ayant le Savoir). Le premier pôle lui étantinterdit, il ne lui reste que le second. Le savoir qui légitime sa prise deparole vient de sa compétence scolaire et / ou professionnelle, mais ausside sa position dans sa sociéte. En effet, nous avons vu que l’essayistealgérien ne peut tenter l’aventure tout seul. Sa voix est solitaire. C’est unsujet, seul, irrémédiablement solitaire. Mais il est tout aussi irrémédiable-ment solidaire de sa société. Son verbe solitaire parle pour les autres.Ses revendications, qu’elles soient timides ou plus vigoureuses, ne sontjamais individuelles. Il est porte-parole d’un groupe, large ou restreint, quine peut dire lui-même ses doléances. Détaché de sa société, qui ne lereconnaît plus comme sien, il ne peut être de l’autre société qui le refuse.

On a vu quelles étaient les stratégies, formelles et concrètes, pourlégitimer cette prise de parole. C’est que les mots ne sont pas indif-férents. Le chronotope historique n’est pas un élément lointain, masquéou effacé : dans ces textes écrits contre la perte, il est un élément textuelimportant. Il n’est pas déterminant de l’extérieur, mais structurant etstructuré en texte. L’histoire, lointaine ou récente, est l’un des thèmesforts de ces textes. Ils font retour sur le passé, pour se constituer unemémoire de résistance. En effet, même en reconduisant dans leurs textesles thèses sur la barbarie ou le retard civilisationnel de leur société, ledétour par le passé leur permet d’esquisser une réfutation de ces thèses.Cela donne une antériorité à leurs revendications. Ils vont partir à laquête d’une mémoire, d’ancêtres, qui reviendront lorsque cela deviendranécessaire, des ancêtres résistants.

Ces textes projettent une thèse qui sera élaborée, défendue commeétant la plus juste, la plus valable ; qui sera expliquée, illustrée. Cetteélaboration se fait à travers une stratégie discursive complexe quicombine plusieurs modes de représentation, plusieurs scénographies. Letexte sera polémique pour réfuter, il se fera didactique pour expliquer,pour démontrer, il prendra des allures scientifiques pour enseigner. Il est

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une sorte de théâtre où plusieurs scènes se jouent en même temps : onpasse de l’une à l’autre, d’un théâtre à l’autre quasiment sans transition.

Il est possible de dégager des ensembles textuels, parallèlementaux chronotopes historiques. Le champ historique et politique correspondgénéralement à celui de la production intellectuelle. Ainsi la période1945-1954, bien que très courte est importante aussi bien pour le champpolitique, que littéraire (naissance du roman888) , que pour l’intellectuel (quiest le lieu d’une véritable forgerie d’idées). La première période, qui suitles grandes résistances, connaît les premières timides revendications.Celles-ci seront plus virulentes avec la naissance du discoursnationalitaire.

Que vont dire les Algériens? En situation coloniale, l’Autre est biendéfini. Il occupe tous les champs, politique, social et intelectuel. C’estcontre lui, d’une façon ou d’une autre, que l’on parle. Nous savons quec’est au nom de sa communauté que l’intellectuel colonisé parle. Pourdire quoi ? Et comment ? On peut voir s’esquisser une carte desdemandes et revendications. Les thèmes traités sont la femme, la languearabe, la terre et la forêt et la religion et la place de l’Algérien dans lanouvelle société. Ce sont les lieux symboliques de résistance d’unesociété qu’on voulait livrée à merci. Lorsqu’on regarde le traitement deces thèses dans une perspective diachronique, on constate la pérennitédecertaines lignes discursives qui traversent les textes, se reprennent ouse contestent, instaurant ainsi une circulation entre les textes.

L’intellectuel va insérer son discours au défaut du discours en place.Son texte joue le rôle de révélateur de ses faiblesses, de ses béances. Ilprendra appui sur d’autres discours (celui de la Révolution française, oude certains humanistes), pour geler le discours à contester, sans le tuer.C’est sur les ruines de ce discours réfuté, à partir de son blocage, que lenouveau texte peut partir.

L’essai, tel qu’il est pratiqué en contexte colonial, projette une thèse,qui sera énoncée, démontrée, défendue... On sait que ce genre autoriseune démarche autre que rigoureuse, qu’il permet une grande. liberté.Cela fait une démarche et une écriture bien précises : la thèse visée (outhèse-matrice) peut être distribuée en thèses secondaires, quiquelquefois ne semblent pas directement convergentes. On peut parlerd’arborescence et d’étoilement des isotopies et isosémies. Cetteorganisation qui échappe à la linéarité se retrouve au niveau desreprésentations. Comme le roman, l’essai peut être le lieu du mélangedes genres. Le ironiique se mêle au polémique et au didactique ou àl’argumantaion. La thèse en élaboration dans le texte est jouée surplusieurs scènes, en même temps. La conviction du lecteur-allocutaire estrecherchée de multiples façons.

888 Des romans avaient déjà été publiés, mais ils constituent des sortes d’ébauche plus ou

moins abouties plutôt que des oeuvres littéraires originales

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Ces textes, même s’ils ont une thèse qu’ils défendent, même s’ils sedisent en quête de vérité, ces textes sont, dans leurs strétégiesargumentatives, rarement catégoriques dans leur affirmation. Ils ouvrentdes perspectives, ils appelent de possibles devenir

Cette démarche, qui considère les essais comme textes, et noncomme simples supports d’idées, permet d’en montrer l’organisation et lefonctionnement. Elle permet d’aller au-delà des compartimentages et desclassements politiques, qui se justifient ailleurs, mais ne rendent pasjustice aux textes. Elle permet d’apporter quelques éléments cette histoiredes idées et des intellectuels qui reste encore à écrire. Elle permet devoir se constituer, pour ce qui se joue aujourd’hui, une archive qui permetd’esquisser, peut-être, une éventuelle explication. Cela entraîne uneautre question : et après ? Que se passe-t-il ? Avant de clore ce travail, jevoudrais reprendre la question.

ET APRES ? QUE SE PASSE-T-IL ?

A la fin de la colonisation, comment s’oriente l’ecriture de l’essai ?De 1830 à 1962, le cadre discursif était clair : c’est à l’Autre qu’ons’adressait, qu’il s’agisse du Français de France ou du colon d’Algérie.C’est à lui qu’on réclame, c’est contre lui qu’on revendique, etc.

Mais après ? Une fois les cadres discursifs changés, que se passe-t-il ? A qui va-t-on poser la question ? Comment et pourquoi ? Nousavons vu que pendant la guerre de libération une sorte d’unanimismeétait de rigueur. Le discours est clair, net, paradoxalement monologique.Tout était orienté vers la libération. Après, s’ouvre un nouveau champintellectuel et discursif. L’Etat y occupe la place de Maître du discours.Rapidement, il s’impose comme celui qui définit le dicible et le non–dicible. L’histoire, la religion, la place de chacun dans la société, lapropriété de la terre... Il place des garde-fous, instaure des sensinterdits... Les intellectuels se taisent. Eux-mêmes s’interdisent certainsdiscours, certaines positions. Tentés par une participation au pouvoir, neserait qu’en l’éclairant? Apparemment.

Car en fait, ils aménagent (on les laisse aménager) des lieux où ilspeuvent mener leurs débats et même écrire. L’Université devient leur lieude cantonnement (il y eut des incursions violentes contre les étudiants etles enseignants). Les enseignants, à condition de ruser avec les intitulésdes enseignements peuvent inscrire les débats et les sujets de rechercheen principe non tolérés. L’Université devient un territoire à part, un lieumarginalisé. Ghetto : on ne peut ainsi tenter une communication (quellesque soient les barrières linguistiques) avec le public. On peut traiter,entre soi, de beaucoup de questions. On y apprend l’art de la ruse et desdiscours ambivalents. Jusqu’en 1980, l’Université était le seul lieu oùpouvaient se mener des travaux sur les périodes historiquesproblématiques, sur des personnages exclus de l’historiographie

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officielle, sur les cultures et les langue populaires... Marginalisation del’intérieur. L’accumulation du savoir, l’exploration de territoires nouveauxs’accomplisent, mais en rupture quasiment totale avec le public. Ainsi,une certaine liberté de recherche et de discours était accordée àl’intérieur de l’Université. Les textes publiés sur les questions délicatesl’étaient à l’étranger. Ils arrivaient à leurs lecteurs par des cheminsdétournés.

A ces déplacements des lieux des débats, à l’intérieur et versl’extérieur, s’ajoute un autre, d’ordre littéraire. Le roman devient le lieu oùles questions dites cruciales sont traitées. L’histoire a toujours été unenjeu très important. Son enseignement se faisait par la réduction :juqu’en 1980 (jusqu’au Printemps berbère qui vit les étudiants de TiziOuzou et d’Alger porter la question des langues sur la place publique)889,l’histoire de l’Algérie commençait au VIIe siècle avec l’arrivée des Arabes.Il fallut des manifestations, réprimées dans la violence, pour que l’on ailleau-delà de ce seuil, derrière lequel s’ouvrait, disait-on, le temps del’ignorance et de l’erreur.

Il fallut attendre 1989, l’instauration du pluripartisme et la fin dumonopole de l’Etat sur les publications, pour que fussent édités enAlgérie des livres d’histoire (sur BEN M’HIDI, sur ABANE Ramdane, surL’Etoile Nord africaine de MESSALI Hadj). Les trous noirs d’une histoireamputée commencèrent à être explorés. Cette histoire de l’absences’écrivait déjà dans le roman. En effet, il est possible de recenser dans leroman certains des thèmes occultés dans l’historiographie officielle(notamment dans les cérémonies commémoratives et dans l’enseigne-ment scolaire). Les romans de Rachid BOUDJEDRA ou de TaharOUETTAR parlent des faits oubliés. Ils réintroduisent la complexité et ledésordre de la vie. Les oeuvres de Tahar DJAOUT ou de RachidMIMOUNI pratiquent une certaine écriture de l’histoire. Par l’ironiedécapante, par la violence, ils traitent des questions du passé et duprésent. Tout se passe comme si le roman devenait le lieu des discoursimpossibles à tenir ailleurs.

Cette étude laisse entrevoir ses prolongements possibles. Ellelaisse également voir ses parts d’ombre, ses parts de blanc et d’absence.Elle a retenu les textes écrits en français. Il aurait été intéressant de voirse qui se passe sur l’autre scène de l’écriture, en langue arabe. Lesthèmes traités étaient semblables : la société et son organisation, lalangue et la religion, la naturalisation, la relecture de l’histoire... On saitque le débat s’engagea quelquefois directement entre les différentsacteurs du camp intellectuel. Entre Ferhat ABBAS et AbdelhamidBENBADIS, entre celui qui avait une démarche revendicatrice au nom

889 Il y avait eu également des manifestations de lycéens à Alger. Ils avaient défilé dans les

rues pour dire qu’ils ne voulaient plus de Antar et Leïla. Ce couple dans la tradition des

romans de chevalerie était le thème obligé des cours de littérature. Les poèmes de Antar

étaient repris chaque année. Les lycéens manifestaient contre un enseignement sclérosé.

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des principes républicains hérités de 1789 et celui qui adoptait une autreposition à partir d’autres principes, la polémique fut vive. Pourtant leursdeux formations politiques, conjointement avec celle de MESSALI hadj,se retrouvèrent pour une démarche commune, sur un texte commun, à laveille des manifestations du 8 mai 1945. Ce moment de la reprisehistorique d’une société acculée (les autres démarches venaient demontrer l’impasse à laquelle elles menaient) semblait faire taire lesdivergences.

Il serait intéressant de poser les mêmes questions que pour lestextes étudiés : quelles positions et quels rôles discursifs se donnaientceux qui écrivaient en arabe? Continuaient-ils une tradition scripturairebien installée mais quelque peu figée? Elaboraient-ils une nouvelle façond’écrire et de dire? A qui s’adressaient-ils? Cet Autre, dont la présencedominait le champ politique, était-il leur allocitaire, direct ou biaisé, maistoujours obligé?

Que se passe-t-il sur une autre scène scripturaire, celle du roman?Sans entreprendre une sorte de générique comparative, il est possibled’étudier les mises en écriture différentes à partir d’un chronotopehistorique commun890. On peut alors établir une circulation entre lesécritures et les genres chez un même écrivain.

Que se passe-t-il après la clôture du grand chronotope historique(1830-1962) et la disparition du cadre discursif constitué par lacolonisation? Que se passe-t-il sur l’autre scène linguistique, en languearabe? Que se passe-t-il sur l’autre scène générique, celle du roman?Des questions, qui comme pour l’essai, disent l’incomplétute de ce travailet son appel à des prolongements possibles. Elles laissent entrevoir lescontours de cette poétique historique qui était projetée à travers la lecturede textes qui n’étaient jamais considérés comme tels.

890Cf. Z. ALI-BENALI, “L’autre ancêtre : l’Emir Abdelkader”, Kalim : Hommage à KATEB Yacine,

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STORA, Benjamin, et DAOUD Zakya, Ferhat Abbas, une utopiealgérienne, Paris, Denoël, 1995

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VALENSI, Lucette, Le Maghreb avant la prise d’Alger, Paris, Flammarion,1969

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7 Champ discursif français

Aperçu historique, statistique et topographique sur l’Etat d’Alger, à l’usagede l’armée expéditionnaire, avec plans, vues et costumes, publié parordre de son excellence le Ministre de la guerre, 1830

AULT-DUMESNIL, Edouard d’ , De l’expédition d’Afrique en 1830, Paris,Delaunay, 1832

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BOUTIN, Vincent-Yves, Reconnaissance des villes, forts et batteriesd’Alger, par le chef de bataillon Boutin (1808), suivie des Mémoiressur Alger par le consul de KERCY (1791) et DUBOIS-THAINVILLE

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SERVIER, André, Le péril de l’avenir, le nationalisme musulman enEgypte, en Tunisie et en Algérie, Constantine, Boët, 1913

—, L’Islam et la psychologie du musulman, préface de Louis BERTRAND,Paris, Challamal, 1923

VIOLLETTE, Maurice, L’Algérie vivra-t-elle? Notes d’un ancienGouverneur général, Paris, Alcan, 1931, Coll. “Les questions dutemps présent”

YACONO, Xavier, “Le centenaire de la prise d’Alger dans la pressequotidienne de Paris”, in La Méditerranée de 1919 à 1930,Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines deNice, 1969

PICHON, Baron, Alger sous la domination française, son état présent etson avenir, Paris, Barrois, 1833

TAILLART, Charles, L’Algérie dans la littérature française, Paris, Librairieancienne Champion, 1925

Page 343: Ali Benali

347

Table des matières

Introduction.................................................................................................................... 5

1° partie : Les problèmes méthodologiques. L’essai depuis Montaigne. .................... 11

Chapitre 1 : Eléments pour une poétique historique........................................................ 13

A propos de quelques notions................................................................................. 13

Le chronotope........................................................................................................ 14

L’intertextualité ..................................................................................................... 17

Le champ intellectuel ............................................................................................. 19

Chapitre 2 : Eléments pour une histoire de l’essai en tant que genre ............................. 25

Histoire d’un mot, naissance nominale d’un genre................................................... 25

MONTAIGNE et les Essais ................................................................................... 25

Pérégrinations et permanence d’une définition......................................................... 33

Histoire d’un genre ................................................................................................ 38

Chapitre 3 L’intellectuel : positions et fonctions ............................................................ 41

Eléments pour une théorie du genre essai................................................................ 44

Littérature mineure ? Ecrire en français, triple impossibilité.................................... 45

2° partie : La résistance-dialogue, 1880-1930............................................................. 49

Chapitre 1 : Nécessité d’une parole pour être................................................................. 51

Le champ discursif à la veille de 1830.................................................................... 51

Cadre général pour un dialogue de l'impossible....................................................... 57

Premiers écrits algériens......................................................................................... 62

Chapitre 2 Le champ discursif ...................................................................................... 69

Titres..................................................................................................................... 72

Avant-textes .......................................................................................................... 73

Projet .................................................................................................................... 75

Chapitre 3 : Entre réitération et revendication................................................................ 91

Changement dans le statut éditorial ........................................................................ 97

Chapitre 4 : Légitimation de la prise de la parole ........................................................... 97

Préfaces et discours introductifs dans le champ discursif......................................... 97

L’auto-légitimation ................................................................................................ 97

Chérif BENHABILES ........................................................................................... 97

Page 344: Ali Benali

348

Chérif CADI.......................................................................................................... 97

Saïd BOULIFA ..................................................................................................... 97

Hocine HESNAY-LAHMEK................................................................................. 97

Rabah ZENATI..................................................................................................... 97

Saïd FACI ............................................................................................................. 97

Eléments de conclusion .......................................................................................... 97

Chapitre 5 : Contre-point : Diwan d’un (im)possible devenir en colonie : Les compagnonsdu jardin ...................................................................................................................... 97

Les auteurs ............................................................................................................ 97

Statut générique du texte........................................................................................ 97

Sur les marges du texte .......................................................................................... 97

Composition du livre.............................................................................................. 97

3° partie : De la radicalisation du discours à la revendication d’indépendance : 1930-1962............................................................................................................................. 97

Chapitre 1 : La naissance du discours nationalitaire : L’Emir KHALED et Ferhat ABBAS.................................................................................................................................... 97

L’Emir KHALED.................................................................................................. 97

Insertion dans le champ discursif............................................................................ 97

Les positions du locuteur : le système pronominal................................................... 97

L’enseignement...................................................................................................... 97

Ferhat ABBAS et Le Jeune Algérien ...................................................................... 97

Le statut éditorial et les circonstances de publication .............................................. 97

Relecture de l’histoire ............................................................................................ 97

Positions du locuteur.............................................................................................. 97

Stratégies discursives............................................................................................. 97

L’intertexte 1789 ................................................................................................... 97

Rupture dans le champ discursif............................................................................. 97

Chapitre 2 : Les ancêtres redoublent de férocité ............................................................. 97

L’autre ancêtre ...................................................................................................... 97

Un traitement particulier de l’histoire ..................................................................... 97

Un champ discursif commun, des textes “semblables” ............................................ 97

Une identité irréductible ......................................................................................... 97

L’incipit ................................................................................................................ 97

L’autre Jugurtha : Yougourtha ............................................................................... 97

Chapitre 3 : Renverser la légende noire.......................................................................... 97

L’autre ancêtre ...................................................................................................... 97

Arborescence......................................................................................................... 97

Etoilement ............................................................................................................. 97

ABDELKADER et l’indépendance algérienne ........................................................ 97

ABDELKADER, chevalier de la foi ....................................................................... 97

Page 345: Ali Benali

349

Chapitre 4 : Réformer le musulman............................................................................... 97

Vocation de l’Islam................................................................................................ 97

Le cadre conceptuel ............................................................................................... 97

Le concept de colonisabilité.................................................................................... 97

Chapitre 5 : Le silence sonore des armes : 1954 - 1962.................................................. 97

La violence libératrice. FANON, rêveur d’avenir.................................................... 97

Histoire du voile – histoire de la colonisation.......................................................... 97

Histoire du voile – psychologie des fantasmes......................................................... 97

Changements ......................................................................................................... 97

Les Damnés de la terre........................................................................................... 97

Dépoussiérage linguistique et sémantique ............................................................... 97

Chapitre 6 : L’histoire, la langue, la culture................................................................... 97

Un autre statut éditorial, une autre lisibilité ............................................................ 97

Avant texte ............................................................................................................ 97

Contre le discours des historiens de la colonisation ................................................. 97

Le nouveau cadre discursif..................................................................................... 97

La culture.............................................................................................................. 97

La culture politique................................................................................................ 97

Chapitre 7 : En contrepoint : L’essai au féminin ............................................................ 97

L'ombre muette...................................................................................................... 97

Le voyage périlleux................................................................................................ 97

Un discours problématique..................................................................................... 97

Avant 1954 : Une voix autorisée, Djamila DEBECHE............................................ 97

Pendant la guerre de libération (1958-1962) ........................................................... 97

Une voix autorisée, Djamila Debèche ..................................................................... 97

Pendant la guerre de libération, en marge de l'Histoire. Une voix particulière : M.T.AMROUCHE........................................................................................................ 97

La participation à la lutte des idées : SAADIA et LAKHDAR, Zohra DRIF ........... 97

Aujourd'hui............................................................................................................ 97

La voix autorisée (encore) : Aïcha LEMSINE ........................................................ 97

La lutte commune : Anna GREKI et Leïla ASLAOUI............................................. 97

Faire éclater la chape de silence : Fadela M'rabet.................................................... 97

Souad KHODJA.................................................................................................... 97

Pour une écriture de la modernité ........................................................................... 97

Conclusion : ................................................................................................................ 97

Comment terminer ce voyage en essayistique ? .............................................................. 97

Et après ? Que se passe-t-il ? ................................................................................. 97

Bibliographie............................................................................................................... 97

A Corpus.............................................................................................................. 97

B Ouvrages de référence et critiques...................................................................... 97

Page 346: Ali Benali

350

Table des matières ........................................................................................................ 97