aimez vous bastiat garello

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  • ArMEz-vous BASTIAT?

  • 1( atelier Collection ibral Chez le mme diteur Frdric Bastiat Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas

  • JACQUES GARELLO

    prsente

    Aimez-vous Bastiat? RANDY BARNETT BERTRAND LEMENNICIER

    NORMAN BARRY LEONARD P. LlGGIO JEAN PIERRE CENTI CARLO LOTTIERI

    GRARD BRAMOULLE ALAIN MADELIN VICTORIA CURZON PRICE GUY MILLIERE

    GILBERT FOURNIER JEAN YVES NAUDET JACQUES GARE LLO MICHAEL NOVAK

    PIERRE GARELLO RALPH RAICO

    SAMUEL GREGG DOUGLAS RASMUSSEN

    LORD RALPH HARRIS OF HIGH CROSS MARIO RIZZO

    MAMADOU KOULIBALY R.P. ROBERT SIRICO

    GEORGES LANE VICTOR VANBERG

    Romillat

  • Illustrations Marie Gaillet.

    Tous droits rservs. Editions Romillat, Paris, 2002. ISBN 2-87894-66-0

  • Sommaire

    Introduction Pourquoi Bastiat ? Il

    Chapitre 1 La vie de Bastiat. 31

    Chapitre 2 Le succs de Bastiat : en son temps, aujourd'hui. 45

    Chapitre 3 L'uvre de Bastiat. 73

    Chapitre 4 Le sens du progrs conomique. 93

    Chapitre 5 Proprit et loi: Bastiat et le droit. 123

    Chapitre 6 Qu'est-ce que l'tat? Qui est-il ? Que fait-il? Bastiat et la politique. 149

    Chapitre 7 Harmonies sociales et paix entre les peuples: la philosophie de Bastiat. 203

    Conclusion Aimez-vous Bastiat? 255

    Annexe 1 271

    Annexe II 273

    Bibliographie 277

    Les auteurs des contributions 293

    7

  • Conseils de Lecture

    J'ai conu cet ouvrage pour vous en faciliter la lecture, et l'adapter votre curiosit intellectuelle.

    Il y en a pour tous les gots : - ceux qui veulent se contenter d'un aperu gnral sur

    Bastiat et son uvre, - ceux qui dsirent pousser plus loin la rflexion sans vou-

    loir pour autant entrer dans une trop longue tude, - ceux qui souhaitent s'intresser au dbat scientifique,

    dans l'un des domaines de prdilection de Bastiat: co-nomique, politique, juridique, philosophique et thique.

    Je dois galement prciser que les sources de cet ouvrage sont diverses, allant des citations et emprunts directs Bastiat, aux trs nombreuses confrences qui ont t prononces la XXlyme Universit d'Et de la Nouvelle Economie Aix en Provence (du 3 au 7 Septembre 2001), ou aux articles contenus dans le numro spcial consacr Frdric Bastiat par le Journal des Economistes et des Etudes Humaines Uuillet 2001), en pas-sant par mes contributions personnelles (certainement la partie faible de l'ensemble !).

    9

  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    Compte tenu de ces divers lments, voici comment on peut reprer graphiquement les diffrentes pices de ce puzzle.

    Les parties en italiques sont des rsums. Le lecteur press pourra s' en contenter! Le lecteur curieux saura quoi il peut s' at-tendre.

    Ces parties en italiques sont gnralement situes au dbut de chaque chapitre (rsum du chapitre) ou de chaque article (rsu-m de l'article).

    Ce qui est crit en caractres normaux est de ma plume. J'ai rdig les introductions gnrales, les transitions, la conclusion, ainsi que les prsentations de chaque chapitre (il s'agit en fait du texte des audio-visuels projets chaque matin en ouverture des dbats.

    Nous avons utilis d'autres caractres pour les articles pr-sents par les diffrents confrenciers l'Universit d'Et.

    Enfin les tout petits caractres ont t utiliss pour les citations des textes de Bastiat.

    J'espre que ces indications vous rendront sympathique le commerce de cet essai.

    Jacques GARELLO

  • Introduction

    Pourquoi Bastiat?

    PRSENTATION DE FRDRIC BASTIAT (1801-1850)

    On a ft en 2001 le bicentenaire de sa naissance. Pourtant cet conomiste, philosophe de la Libert, nous aide entrer dans le troisime millnaire et, dans ces jours sombres, il nous redonne l'esprance : il avait deux sicles d'avance.

    Cet homme est dangereux Au mois de Juillet 2001, les premires rencontres organises

    dans les Landes autour du bicentenaire de Frdric Bastiat sont perturbes par les manifestants d'ATTAC, association anti-mon-dialiste et anti-capitaliste. Ils ne s'y sont pas tromps: Bastiat est dangereux.

    Dangereux pour les adversaires du progrs dans la libert, dangereux pour les terroristes qui veulent dtruire la civilisation et nous plonger dans l'obscurantisme et la barbarie. Ceux l pres-sentent qu'une re nouvelle s'ouvre avec le troisime millnaire, et ils la rejettent. Ils rejettent la victoire de l'ordre marchand, le recul de l'Etat et tout ce qui en dcoule : la fin des privilges, des dictatures politiques, de l'asservissement des peuples, et l'av-

    Il

  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    nement de la concurrence, de l'ouverture et de la comprhension entre les peuples.

    Bastiat explique tout ce qui plaide aujourd'hui en faveur de la mondialisation, de la prosprit conomique et de la renaissance du droit.

    Il ne connaissait pourtant ni l'lectronique ni Wall Street ni Ben Laden, pas plus que Jules Verne n'avait connu la fuse Apollo, les sous-marins nuclaires et le tour du monde en quatre-vingts jours. Mais comme Jules Verne il a eu le gnie d'anticiper le cheminement du futur, de prolonger le sens d'une volution qui s'tait amorce son poque, et qui pouvait conduire l 'hu-manit soit sa perte soit son progrs, soit au dsespoir soit l'esprance. Comme Jules Verne, et la diffrence des prophtes de malheur comme Malthus, Marx ou Nietsche, Bastiat prfrait l'esprance parce qu'il avait une profonde confiance dans les qualits de l 'homme, par nature partag entre le Bien et le Mal, mais finalement port vers le Mieux. L'homme qui refuse de s'anantir, qui fait le choix de la Vie.

    Bastiat en une page Mais plutt que de discuter de Bastiat dans le vide, je vous

    propose de jeter un coup d'il rapide ce qu'il a dit. A votre intention, j'ai distill sa pense fconde et subtile en quelques pages. Dans cet exercice j'ai sans doute commis des erreurs, des approximations ; j'essaierai de les rparer ensuite.

    Mais j'espre que cet extrait vous donnera le got d'en savoir plus et vous guidera dans la dcouverte progressive de Bastiat.

    Que nous dit Bastiat?

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  • POURQUOI BASTIAT?

    -----.--...;;;=--""""-.>-:-

    Les harmonies conomiques

    Il existe une harmonie naturelle entre les hommes. Ce n'est que par la qualit des hommes qu'on pourra approcher,

    travers bien des vicissitudes, le progrs de l'humanit entire et l' hatrmonie naturelle des actions humaines (pp.12-J3).

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    1. Il existe une ;:;;onie ~~~;ll:-entre les homme~qui const;;:~ sent ensemble leur progrs. Elle nat dans la libert, quand cha-cun, responsable de ses actes vis--vis de lui-mme et vis--vis des autres, peut exprimer ses talents d'initiative et de cration.

    2. Lie la libert, la responsabilit exige aussi la proprit, qui permet de dmontrer et de dvelopper ses capacits person-nelles. Le droit de proprit est li la nature de l'homme.

    3. La cration et la responsabilit s'entendent en considration des autres, en fonction des services rendus par l'individu la com-munaut. Car nul ne peut atteindre ses propres objectifs sans considrer ceux des autres. La vie conomique est base d'changes volontaires de services, elle traduit la mutuelle dpendance entre les tres humains.

    4. Cette discipline communautaire s'appelle la concurrence, elle oblige le producteur se rappeler que son effort n'a de valeur que par la satisfaction des autres. La concurrence place la vie conomique dans le bon sens : vers la satisfaction des besoins divers ressentis dans la communaut par un nombre indfini de consommateurs seuls juges de leurs choix.

    5. La concurrence diffuse ainsi le progrs l'humanit entire, par le canal du libre change local, national et mondial. Celui-ci ne consiste pas comptabiliser les pertes et profits retirs par un pays par rapport aux autres, mais largir le champ de la cra-tion, le nombre et la qualit des transactions, et respecter le libre choix et la libre proprit des changistes sans considra-tion de nationalit, de race ou de religion. A ce titre il est, tra-vers les relations personnelles, un facteur de mutuelle compr-hension entre les peuples, et le libre commerce conduit la paix.

    6. L'harmonie naturelle est menace, voire dtruite, par les inter-ventions intempestives de l'Etat.

    Celui-ci n' a cess d'largir son domaine, car les hommes poli-tiques y voient un moyen efficace de gagner les lections, de conqurir ou renforcer leur pouvoir. Eux-mmes sont sous la pression de groupes organiss qui ngocient leur soutien et leurs votes.

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  • POURQUOI BASTIAT?

    7. Ainsi le pouvoir de coercition de l'Etat, lgitim l'origine par la dfense des droits individuels naturels, est-il dvi vers la protection d'intrts corporatifs et catgoriels. Les producteurs y voient une arme commode pour se protger contre la concur-rence, tant intrieure qu'trangre.

    8. L'impt prend alors la forme d'une spoliation lgale, qui prive un grand nombre d'individus du fruit de leurs activits pour asseoir le monopole ou la rente de quelques uns qui essaient de vivre aux dpens de tout le monde. L'arbitraire fiscal prend le masque ambigu de la justice sociale.

    9. En ralit les gouvernants qui prtendent lutter contre les flaux sociaux (chmage, pauvret, handicaps) prfrent des mesures spectaculaires qui ont une retombe lectorale immdiate. Mais ce qui se voit aujourd'hui cache ce qui ne se voit pas: demain ces mesures auront accru le mal et transform des citoyens nagure libres en assists esclaves de l'Etat.

    10. Ces drives sont couvertes par la lgalit. Les lois et les rgle-mentations ont vid les droits individuels de leur contenu. Ce dclin du droit est une perversion de la dmocratie, qui devient la dictature d'une majorit, et efface toute limitation, constitu-tionnelle ou autre, du pouvoir de l'Etat

    11. L'harmonie perdue ne saurait donc tre retrouve sans une red-finition du rle de l'Etat, le rduisant la seule dfense des droits individuels, qu'aucun lgislateur ni aucun gouvernement ne saurait abolir ou restreindre. Dans un tat de droit, tous - y compris les dirigeants - sont galement soumis au respect de la libert et de la proprit individuelles.

    12. Un Etat ainsi limit sera incapable de favoriser les groupes de pression qui l'assaillent aujourd'hui, il sera oblig de dcevoir les puissants, les violents, les tricheurs, et de servir les gens simples, travailleurs et pacifiques.

    13. Il ne faut se cacher ni la tentation du mal ni la part de l'erreur. L'homme n'est pas parfait; mais il est perfectible. Son progrs personnel a sa source dans l'ducation et se forge dans l'exp-rience. Ce n'est que par la qualit des hommes qu'on pourra approcher, travers bien des vicissitudes, le progrs de 1 'huma-nit entire et 1 'harmonie naturelle des actions humaines.

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    Quelques chantillons de Bastiat Pour complter la vue panoramique de la pense de Bastiat et

    pour vous donner une ide de son style, voici quelques-unes des maximes de Bastiat parmi les plus connues, et un passage des Sophismes Economiques dont vous apprcierez l'actualit et la lucidit.

    Maximes de Bastiat

    L'Etat, c'est la grande fiction sociale travers laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dpens de tout le monde.

    * Il Y a trop de grands hommes dans le monde; il Y a trop de

    lgislateurs, organisateurs, instituteurs de socits, conduc-teurs de peuples, pres des nations, etc. Trop de gens se pla-cent au-dessus de l' humanit pour la rgenter, trop de gens font mtier de s'occuper d'elle.

    * Les avantages que les fonctionnaires trouvent marger.

    c'est ce qu'on voit. Mais le dsavantage que les contribuables prouvent se librer, c'est ce qu'on ne voit pas. Quand un fonctionnaire dpense son profit cent sous de plus, cela implique qu'un contribuable dpense son profit cent sous de moins.

    * L'Etat n'est pas manchot, et ne peut l'tre. Il a deux mains,

    /'une pour recevoir et /'autre pour donnel~ autrement dit la main rude et la main douce. L'activit de la seconde est nces-sairement subordonne l'activit de la premire. A la rigueur l'Etat peut prendre et ne pas rendre. Mais ce qui ne s'est jamais vu, ce qui ne se verra jamais et ne peut mme se concevoir, c'est que l'Etat rende au public plus qu'il ne lui a pris.

    * Ainsi, dans le public des esprances, dans le gouvernement

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  • POURQUOI BASTIAT?

    deux promesses : beaucoup de bienfaits et pas d'impts. Esprances et promesses qui, tant contradictoires, ne se ra-lisent jamais.

    * Le gouvernement n'agit que par l'intervention de la force,

    donc son action n'est lgitime que l o l'intervention de la force est elle-mme lgitime.

    * La Proprit existe avant la Loi .. la Loi n'a pour mission que

    de faire respecter la Proprit partout o elle est, partout o elle se forme, de quelque manire que le travailleur la cre, isol-ment ou par association, pourvu qu'il respecte le droit d'autrui.

    * L' homme nat propritaire, parce qu'il nat avec des

    besoins dont la satisfaction est indispensable la vie, avec des organes et des facults dont r exercice est indispensable la satisfaction de ses besoins. Les facults ne sont que le prolon-gement de la personne .. la proprit n'est que le prolongement des facults. Sparer l'homme de ses facults, c'est le faire mourir .. sparer r homme du produit de ses facults, c'est encore le faire mourir.

    * Les organes sociaux sont ainsi constitus de manire se

    dvelopper harmoniquement au grand air de la libert. Arrire donc les empiriques et les organisateurs! Arrire leur atelier social, leur phalanstre, leur gouvernementalisme, leur centra-lisation, leurs tarifs, leurs Universits, leur religions d'Etat, leurs banques gratuites ou leurs banques monopolises, leurs compressions, leurs restrictions, leur moralisation ou leur ga-lisation par l'impt! Puisqu'on a vainement inflig au corps social tant de systmes, qu'on finisse par o on aurait d com-mencer : qu'on repousse les systmes, qu'on mette enfin l'preuve la Libert.

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    * Je ne crois pas que le monde ait tort d' honorer le riche;

    son tort est d' honorer indistinctement le riche honnte homme et le riche fripon.

    * On n'accorde pas des faveurs aux masses, mais au

    contraire aux dpens des masses.

    * N'attendre de l'Etat que deux choses: libert, scurit. Et

    bien voir que l'on ne saurait, au risque de les perdre toutes deux, en demander une troisime.

    * Non, il n'y a pas lieu de dsesprer. Quelles que soient les

    impressions que fassent sur nous des circonstances trs voi-sines, l' humanit marche et s'avance. Ce qui nous fait illu-sion, c'est que nous mesurons sa vie la ntre; et parce que quelques annes sont beaucoup pour nous, il nous semble que c'est beaucoup pour elle.

    * La fraternit? Les avantages pour moi et les charges pour

    les autres.

    * La loi n'est plus le refuge de l'opprim, mais l'arme de

    l'oppresseur. La loi n'est plus un bouclier, mais une pe.

    * La question pour nous est de savoir combien de temps il faut la raison pour avoir raison.

    *

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  • POURQUOI BASTIAT?

    Bastiat et la scurit sociale Pour illustrer le caractre actuel et prophtique de la pense

    de Bastiat, voici ce qu'il imaginait propos de la Scurit Sociale un sicle avant qu'elle n'existt. A l'poque se multi-pliaient les socits de secours mutuel cres par les ouvriers pour couvrir les risques de maladie et de chmage. Que se passe-t-il si le gouvernement intervient?

    Il est ais de deviner le rle que le gouvernement s'attri-buera. Son premier soin sera de s'emparer de toutes ces caisses sous prtexte de les centraliser; et, pour colorer cette entreprise, il promettra de les grossir avec des ressources prises sur le contribuable. Car, dira-t-il, n'est-il pas bien naturel et bien juste que l'Etat contribue une uvre si gran-de, si gnreuse, si" philanthropique ", si humanitaire?

    Ensuite, sous prtexte d'unit, de solidarit (que sais-je ?) il s'avisera de fondre toutes les associations en une seule, sou-mise un rglement uniforme.

    Mais je le demande, que sera devenue la moralit de l'ins-titution quand sa caisse sera alimente par l'impt, quand nul, si ce n'est quelque bureaucrate, n'aura intrt dfendre le fonds commun, quand chacun, au lieu de sefaire un devoir de prvenir les abus, se fera un plaisir de les favoriser," quand aura cess toute surveillance mutuelle et que feindre une maladie ce ne sera autre chose que jouer un bon tour au gou-vernement?

    Bientt, qu'arrivera-t-il ? Les ouvriers ne verront plus dans la caisse commune une proprit qu'ils administrent, qu'ils alimentent, et dont les limites bornent leurs droits. Peu peu, ils s'accoutumeront regarder le secours en cas de maladie et de chmage, non comme provenant d'un fonds limit prpar par leur propre prvoyance, mais comme une dette de la socit. Ils n'admettront pas pour elle l'impossibi-lit de payer, et ne seront jamais contents des rpartitions. L'Etat se verra contraint de demander sans cesse des subven-

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    lions au budget. L, rencontrant l'opposition des Commissions de Finances, il se trouvera engag dans des dif-ficults inextricables. Les abus iront toujours croissant, et on reculera le redressement d'anne en anne, comme c'est l'usage, jusqu' ce que vienne le jour d'une explosion. Mais alors on s'apercevra qu'on est rduit compter avec une population qui ne sait plus agir par elle-mme, qui attend tout d'un ministre ou d'un prfet, mme la subsistance. et dont les ides sont perverties au point d' avoir perdu jusqu' la notion du droit. de la proprit. de la libert et de la justice.

    Conspiration du silence en France, succs [' tranger. Je compare volontiers Bastiat l'ingnieur Diesel : il n'a pas

    t reconnu dans son propre pays, et il a fallu sa conscration l'tranger pour qu'il ait la clbrit mrite.

    En France, jusqu' une poque rcente, tout le monde a igno-r Bastiat. Non seulement le grand public, mais aussi les intel-lectuels. Le dernier ouvrage consacr Bastiat, crit par Louis Baudin, date de 1936. Les manuels d 'histoire de la pense co-nomique les plus rcemment dits, ceux de Claude Jessua et de Ghislain Deleplace, ne citent mme pas son nom. Bastiat avait droit quelques pauvres lignes dans le classique manuel de Raymond Barre. Il tait convenu que Bastiat tait un auteur mineur, un genre de journaliste, un pamphltaire qui avait essay en vain de se faire passer pour un thoricien.

    Il s'agit en fait d'une vritable conspiration, parce que Bastiat drange, parce que Bastiat n'est pas politiquement correct, ni mme scientifiquement correct.

    Car depuis la fin de la deuxime guerre mondiale, il existe en France un " scientifiquement correct ", un vritable terrorisme intellectuel, qui interdit de dire, d'crire et d'enseigner des ides qui, dans le domaine de l'conomie, ne seraient ni celles de Marx ni celles de Keynes. Le mme terrorisme intellectuel se pratique,

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  • POURQUOI BASTIAT?

    avec peut-tre moins de svrit, chez les juristes, o il est inter-dit de voir dans le droit autre chose que le droit positif, celui qui est constitu des lois en vigueur et de la jurisprudence des tribu-naux. Quant aux sociologues et politologues, ils ont eu plus d'at-tention pour les classes sociales, les partis politiques, leur lutte pour le pouvoir que pour les aspirations et les droits de la per-sonne humaine. Bastiat, comme tous ceux qui s'inscrivent dans sa tradition, aura donc t progressivement marginalis, simple-ment par idologie.

    Le phnomne spectaculaire est que si Bastiat a t volontai-rement reni dans sa patrie d'origine, il est au contraire aujour-d'hui honor dans la plupart des pays trangers, et son influence y a t considrable, au point que l'on peut lui attribuer (au moins en partie) quelques changements majeurs intervenus dans le cours des vnements la fin du XXe sicle.

    C'est incontestablement le cas des Etats Unis, o aussi bien les intellectuels qu'un leader aussi clbre que Ronald Reagan ont lu et reu le message de l'conomiste franais. C'est plus rcemment le cas de l'Italie, pays ami de toujours pour Bastiat, o Silvio Berlusconi et ses principaux ministres se considrent comme ses disciples. Valry Giscard d'Estaing ne connaissait pas Bastiat, c'est Margaret Thatcher qui lui en a appris l'existen-ce et a donn au Prsident franais plusieurs citations mditer. Vaclav Klaus, l'auteur du " miracle tchque ", le Premier Ministre qui a men son pays sur le chemin de la transition au march sans trouble majeur, donne une srie de confrences durant l't 2001 sur Bastiat. Enfin, la fondation allemande Friedrich Neumann fait traduire Bastiat. .. en chinois pour les besoins de son bureau Pkin, en esprant que cela aide les jeunes intellectuels, puis le rgime communiste, voluer vers la libert conomique et politique.

    Je vous proposerai plus tard, dans le cours de cet ouvrage, de connatre le dtail de l'importance de Bastiat aujourd'hui et hors de France, et de recevoir plusieurs tmoignages de personnalits du monde entier sur ce que Bastiat aura reprsent pour elles.

    21

  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    Mais qui tait-il donc? L'ignorance dans laquelle Bastiat est tenu aujourd'hui par ses

    compatriotes contraste fortement avec la clbrit qu'il a eue de son temps.

    Sa vie nous est connue dans le dtail, parce qu'il a t un homme public, surtout pendant la priode de 1844 sa mort en 1850. Sa biographie est retrace ici, mais je prfre pour l'instant voquer seulement les leons de son existence.

    On peut dj en retenir qu'il fut d'abord le thoricien et le propagandiste du libre change, transposant en France les initia-tives prises en Angleterre par son ami Richard Cobden. Les efforts des deux hommes se concrtisrent par la signature du trait de commerce franco-anglais en 1860, ouvrant une re de commerce international en plein dveloppement et de prosprit conomique sans prcdent dans le monde depuis le XIIIe sicle.

    On peut ensuite admirer sa profonde connaissance du monde politique et du fonctionnement de l'Etat dans les dmocraties modernes ; conseiller gnral des Landes puis dput l'Assemble Nationale, Constituante puis Lgislative en 1848, il avait trs bien compris comment les gouvernants n'avaient de got que pour le pouvoir, oubliaient facilement les promesses dmagogiques faites au peuple la veille des lections. Il voyait les privilges thoriquement limins par les rvolutions qu'il avait vcues se reconstituer sous la pression des corporations, puissamment organises et faisant systmatiquement le sige des ministres et dputs. Il voyait comment la loi, au lieu d'tre un " bouclier" pour les droits individuels, devenait de plus en plus une" pe " dcapitant ces droits.

    On peut enfin suivre tout au long de sa vie son cheminement philosophique et religieux, lui le libre penseur plus diste que croyant, conscient de ce qu'une divine providence organisait un ordre naturel que les hommes devaient respecter, mais refusant pendant des annes d'accepter la foi chrtienne, pour finalement faire retour la religion de ses pres et reposer en l'Eglise Saint Louis des Franais Rome o il fut inhum par dispense spcia-le du Pape. Cette recherche thique donne son uvre un

    22

  • POURQUOI BASTIAT?

    souffle, une profondeur, un " supplment d'me" que l'on trou-ve rarement dans les sciences sociales.

    Ainsi peut-on admirer Bastiat pour son intelligence et sa luci-dit, mais plus encore pour sa morale et son humanisme. Raison suffisante peut-tre pour expliquer le mpris qu'il inspire ces cohortes de pseudo-savants qui croient pouvoir parler des ph-nomnes de socit sans motion, sans interrogation sur l'me humaine.

    Bastiat dmontra ses talents en une priode trs brve, de 1844, date laquelle il fut rendu clbre par un article sur Les Tarifs anglais publi au Journal des Economistes, jusqu' 1850, anne de sa mort. Pendant ces six ans, il fut de tous les dbats, de toutes les rvolutions de son poque, et reut tous les honneurs de son temps. Ds 1844, il avait connu les principaux animateurs de l'opposition rpublicaine, de Proudhon qu'il combattait, Lamartine qui devint son ami et se rangea ses opinions aprs les avoir critiques, en passant par Louis Blanc, Arago, et tous les pionniers de la Ile Rpublique. A la Chambre son influence fut considrable, bien que sa position ft incon-fortable, votant tantt avec la gauche tantt avec la droite (le clivage droite-gauche ne l'intressait pas). Il fut quatre fois Vice-Prsident de la Commission des Finances (clin d'il du hasard: comme Henri Emmanuelli, lu dans les Landes dans la circonscription qui fut jadis celle de Bastiat !). Surtout ses crits dans Le Journal des Economistes taient lus et commen-ts de toute la classe dirigeante, et son premier ouvrage Les Sophismes Economiques dit en 1848 fut immdiatement tra-duit en italien, en allemand et en anglais (aux Etats Unis). Son chef d'uvre reste cependant, mes yeux, Les Harmonies Economiques, crites en 1850, dont une partie fut publie de son vivant et les derniers chapitres titre posthume.

    La clbrit de Bastiat son poque ne signifie pas que ses ides sur la libert, l'Etat, les droits de l 'homme, aient t tout fait nouvelles. Bien au contraire, elles s'inscrivaient dans une

    23

  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    dition franaise que l'on peut faire remonter Turgot ds 1770, puis Jean Baptiste Say et Benjamin Constant, tous deux che-val sur les deux sicles et personnages de premier plan de la Restauration. De mme Bastiat avait lu Adam Smith (Richesse des Nations, 1776), considr (peut-tre avec Turgot) comme le pre de la science conomique. Il apprciait moins Malthus, Ricardo et Senior, et l'avenir lui donnera raison. Durant sa vie, il subit aussi l'influence de nombreux de ses contemporains comme Guizot, Charles Comte, Dunoyer, et les rdacteurs du journal" Le Censeur" auquel il se rfre souvent. Mais il eut sur-tout de fructueux changes avec les animateurs et crivains du " Journal des Economistes ", sa tribune privilgie: Gustave de Molinari, Horace Say, Pellegrino Rossi. C'est dans l'quipe de rdaction du journal qu'il comptera ses premiers disciples : Michel Chevalier, Lon Say, Paul Leroy-Beaulieu, Frdric Passy. En 1904, l'Acadmie des Sciences Morales et Politiques proposait comme sujet pour l'un de ses prix: " Bastiat, sa vie et ses uvres ". Le prix fut attribu Georges de Nouvion, mais on peut mesurer travers ce dtail que Bastiat tait rellement considr comme un grand conomiste encore au dbut du sicle dernier. Il serait peut-tre temps de le sortir du placard o on l'a enferm pendant un sicle.

    Ressortir Bastiat du placard Il est grand temps, s'agissant de Bastiat comme de bien

    d'autres choses, que prenne fin l'exception franaise, pour ne pas dire comme Philippe Manire" l'aveuglement franais".

    Il est grand temps, l'image de ce qui se passe l'tranger, de se mettre 1 'heure de Bastiat.

    Mais pourquoi Bastiat, pourquoi aujourd'hui, et pourquoi en France?

    C'est, vous allez pouvoir vous en rendre compte, parce que le message de Bastiat correspond parfaitement aux attentes du monde actuel.

    Peut -tre pas le monde des intellectuels franais, toujours contents d'eux-mmes et persuads que tous les pays continuent

    24

  • POURQUOI BASTIAT?

    se tourner vers Paris pour y prendre des leons de science et de culture. Mais le monde des gens simples, de ceux qui s'interro-gent sur les mutations sans prcdent que nous vivons aujour-d'hui, qui craignent juste titre pour leur emploi, leur pouvoir d'achat, leur retraite, qui s'inquitent de la violence et de l'ins-curit. Mais encore le monde de la jeunesse, la recherche de valeurs et d'esprance, alors qu'on l'a condamne au nihilisme et au chmage.

    Il en est ainsi parce que l'uvre de Bastiat est fonde sur des principes intemporels, valables pour toutes les priodes, pour tous les pays. Elle est fonde sur la nature de l'tre humain, dont les capacits, les aspirations, mais aussi les tentations et les fai-blesses, sont les mmes en France en 1850 et Hong Kong, Mexico, New York ou Berlin en 2001. Hlas beaucoup de" sp-cialistes " des sciences sociales enseignent le contraire, et nous dcrivent un homme conditionn par son temps, faonn par l'histoire, prisonnier de son milieu ou de son pays d'origine, ou esclave de sa religion.

    Que l'environnement gographique, culturel, institutionnel, soit une donne importante du comportement individuel, cela n'est gure douteux. Mais en conclure d'une part que cet envi-ronnement est dtermin et que l'tre humain n'y peut rien, d'autre part que cet environnement est dterminant et que l'tre humain n'a pas de vritable libert, c'est au point de vue de Bastiat et des libraux, condamner l 'homme la fatalit, la pas-sivit, la grgarisation et la massification. " La termitire humaine m'pouvante" disait Saint Exupry. Homme fourmi ou homme personne?

    L'homme fourmi, c'est" l'homme nouveau" que veulent crer tous les totalitaires, depuis Rousseau jusqu' Mao, en pas-sant par Staline et Hitler. Il n'a jamais pu se crer, et au prix du temps et de lourds sacrifices le totalitarisme a t vaincu par les forces de la libert. Par la force de la nature-mme de l'homme, qui porte en soi la dignit de sa libert, une libert qui fait sa dignit et qui prend son sens au service de cette dignit. C'est ce

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    que l 'humanisme a mis en vidence ds le XIIe sicle, et qui explique l'essor de l'Europe, et de la seule Europe depuis ce temps. Un humanisme qui n'a eu aucun mal se conjuguer avec la tradition judo-chrtienne, btie autour de l'ide d'une huma-nit diffrente de toute autre espce vivante, l'ide d'un tre humain appel au progrs matriel, moral et spirituel.

    C'est cette nature immuable de la personne qui explique pour-quoi la libert est de tous les pays, de tous les temps. Ce qui ne veut pas dire qu'elle y soit respecte partout et toujours. Mais ce qui signifie que la tension vers la libert est une permanence, tout comme la tentation d'touffer la libert est une constante.

    Dans ce dbat entre libert chrie et libert viole, Bastiat croit en une issue heureuse. Il est" optimiste ", dit-on. Cela signifie qu'en dpit de toutes les vicissitudes, toutes les erreurs, les drames, les crises, les guerres, il croit que la libert vaincra. Cette conviction est, elle aussi, ancre dans la connaissance de la nature humaine : imparfaite, mais perfectible. Parce qu'il met son esprance en l'homme, Bastiat nous invite garder l'espoir. En avons-nous encore le courage?

    Je prtends que nous en avons plus que jamais besoin. Ce mil-lnaire qui s'ouvre a soif d'espoir. Une soif encore plus intense qu'il dbute par des preuves dsesprantes de la barbarie humai-ne. Nous rsoudrons-nous la barbarie, ou ferons-nous quelque chose pour restaurer la civilisation de la libert parce que nous croyons qu'on peut attendre mieux des hommes que ce qu'ils ont fait depuis 1914 ?

    La question ne relve pas de la logique d'un pari, en suppu-tant les chances raisonnables de l'espoir. Elle nous interroge sur notre volont de nous engager pour mettre toutes les chances de notre ct.

    Politique d'abord ? Comme hlas d'autres nations la France souffre aujourd'hui,

    comme hier, de la maladie tudie par Bastiat: la politique, l'ob-session du pouvoir chez une lite intelligente mais dvoye, la

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  • POURQUOI BASTIAT?

    pression sur le pouvoir de minorits organises. Etatisme, jaco-binisme, dirigisme, bureaucratie : quel que soit le nom que l'on donne la maladie les symptmes sont toujours les mmes, pri-vilges pour les uns, charges pour les autres, violence et dsa-grgation sociale. D'autres que Bastiat ont tudi ces symptmes mais ont port un mauvais diagnostic. Par exemple le docteur Marx et ses disciples ont incrimin le capitalisme et l'conomie de march. Bastiat dmontre que c'est au contraire le refus du march et le gauchissement du capitalisme qui sont l'origine des flaux sociaux. C'est le pouvoir qui opprime, c'est l'chan-ge qui libre. Lutter contre les abus du pouvoir en confiant l' co-nomie l'Etat est un non sens, c'est soigner le mal par un mal pIre encore.

    Beaucoup de mes amis ont fait leur la formule Il politique d'abord ". Mais je ne peux pas savoir ce qu'ils entendent par l. Veulent-ils dire qu'il faut s'occuper de la racine du mal et rgler une fois pour toutes le problme politique, remettre l'Etat sa place et l'y contenir? Ou veulent-ils suggrer que l'on soigne le mal en faisant de la bonne politique, en confiant aux hommes de l'Etat la mission de limiter et contrler leur propre pouvoir ?

    C'est cette dernire attitude qui caractrise les Il conserva-teurs Il et les spare des libraux. Il est facile de mesurer que les conservateurs, dans leur vaine entreprise de soigner le mal par le mal, ont t les meilleurs complices des tatistes. Ce n'est pas parce qu'il est entre les mains de Il libraux Il que l'Etat en devient moins dangereux pour la libert. VGE et les Gaullistes ont fait plus pour le renforcement du pouvoir central et la bureaucratie franaise que la gauche de Mitterrand, comme aux Etats Unis Nixon et Ford en ont fait plus que Kennedy et Carter pour gonfler l'administration et le budget de Washington. Voil pourquoi je prsente Bastiat comme le pionnier d'une troisime voie, celle qui dbouche sur l'harmonie sociale, qui n'est ni le conservatisme ni le socialisme.

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    Bastiat: la troisime voie, celle de l'harmonie

    Extrait d'un article de Jacques Garello publi dans Les Echos, le 19 Septembre 2001.

    Entre le socialisme et le conservatisme, il y a une troisi-me voie qu'un Franais a explore au XIxe sicle, mais que ses compatriotes du moment, aussi bien que les Franais d' aujourd 'hui ont oublie: le libralisme.

    Comme le terme prte confusion, je dirai plus prcis-ment: la philosophie d'une socit fonde sur l'harmonie entre personnes libres et responsables.

    Il existe, dit Bastiat, une harmonie naturelle, mais elle a t brise par le jeu politique et l'adultration de la dmo-cratie et du droit. On ne peut la retrouver que par un retour de saines institutions (notamment celles qui crent et maintiennent un tat de droit) et des individus redevenus responsables grce l'ducation et la morale communau-taire.

    On voit donc que Bastiat ce n'est pas le socialisme, puis-qu'il insiste sur la libert et la responsabilit individuelles. Ce n'est pas le conservatisme, puisqu'en France, l'Etat a t colonis par les corporations, les intrts catgoriels, les groupes organiss en syndicats, professions. Bien que facile-ment critiques de l'Etat, les conservateurs franais veulent le " conserver" parce que tout changement radical compromet-trait un statut qu'ils ont mis parfois des dcennies obtenir. On notera que socialistes et conservateurs se rpartissent sur tout le spectre des partis politiques, de l'extrme gauche l'extrme droite. Tout ce monde se runit pour bramer contre la mondialisation, le march et le profit, pour sauver la

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  • POURQUOI BASTIAT?

    Scurit Sociale et l'Education Nationale, ces perles que nous envie le monde entier ...

    Mais l'harmonie librale est-elle raliste? Pour Bastiat, ce qui est rel, c'est ce qui est vrai et juste. Le " ralisme " ne signifie pas la soumission la mode, l'accommodement avec les erreurs du temps. Le ralisme se juge long terme : il vient de la conformit la vraie nature de l'tre humain. Comme chez la plupart des grands philosophes, il y a chez Bastiat une faon de voir 1 'humanit, une anthropologie. L'homme est un crateur : il exprime sa personnalit et ses capacits travers ses initiatives, son action quotidienne. Ainsi se lgitime la proprit, qui attache l 'homme au fruit de son activit, qui rmunre ses mrites, qui sanctionne ses erreurs. Mais l 'homme est aussi un serviteur: il ne peut ra-liser ses projets, et se raliser soi-mme, qu'en tenant comp-te des autres. Ce n'est pas de la philanthropie, mais la simple consquence du principe de l'change: nous nous rendons mutuellement service. Ainsi s'expliquent le contrat et le mar-ch, et la concurrence qui oblige le producteur penser au client avant de penser lui-mme: il ne sera rmunr que si ses services sont apprcis - au sens strict du terme. Enfin cet homme crateur, serviteur, est aussi un homme pcheur. L'tre humain n'est pas parfait, mais perfectible. Il accomplit son progrs personnel travers des essais et des erreurs, il peut tirer parti de ses checs. Cela peut se grer avec une bonne ducation, mais l'ducation elle-mme implique l'im-mersion de l'tre humain dans les communauts qui consti-tuent la socit civile: la famille, les groupes religieux, cul-turels, les associations.

    Voil, pour Bastiat, quelles sont les bases d'une socit d'harmonie. C'est une socit de libert certes, mais d'une libert ordonne la dignit de la personne humaine et sa plus belle mission: servir.

    Voil qui pourrait lancer la France sur la piste d'une troi-sime voie. Bastiat ne se cachait pas la difficult de l' entre-

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    " prise: la France est durablement la patrie du socialisme et du conservatisme. Mais Bastiat estimait aussi que l'harmonie tait au cur de chaque Franais, et que le progrs dans la libert pouvait s'amorcer condition que quelques-uns par-lent de ces belles choses et les portent sur la place publique. Puissent les prochains mois nous valoir une perce du thme de l'harmonie. Bastiat opposait" ce qu'on voit" (les bienfaits court terme de l'Etat Providence) et " ce qu'on ne voit pas" (la ruine long terme de la libert et du droit). On peut oppo-ser aujourd'hui " ce qu'on entend " (le socialisme et le conservatisme) et " ce qu'on entend pas " : le libralisme, la vraie troisime voie.

  • Chapitre 1

    La vie de Bastiat

    N Bayonne en 1801, Bastiat est mort Rome en 1850. Aprs des tudes au collge de Sorze, il travaille dans la maison de commerce de son oncle puis gre le domaine agricole de son grand-pre Mugron (Landes) o il se fixe en 1825. Partisan de la monarchie de Juillet, il est nomm par le roi juge de paix (1830) puis conseiller gnral (1833) de Mugron.

    En 1844 il se fait connatre du grand public par un article paru au Journal des Economistes. o il plaide avec talent la cause du libre-change, que Richard Cobden est en train d'imposer en Angleterre. En 1845 la srie de ses articles au Journal et de quelques pamphlets fournit la matire des Sophismes Economiques, immdiatement traduits dans plusieurs langues. il essaie de crer en France l'Association pour le Libre Echange ( 1846) puis la Rvolution de 1848 l'amne l'Assemble Nationale comme dput des Landes et Vice Prsident de la Commission des Finances. il s'oppose l'inspiration socialiste de la politique de la lle Rpublique (Louis Blanc, Proudhon) et veut y rpondre par un expos clair et complet des principes cono-miques : c' est le but des Harmonies Economiques publies en 1850-1851.

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    Plus en dtai! Frdric Bastiat est n Bayonne le 30 Juin 1801 (Il

    Messidor An XI), dans une famille de commerants" honorable et justement considre dans le pays". Sa mre meurt en 1806, son pre en 1810. Il sera lev par sa tante, Justine Bastiat.

    Il fait ses tudes au collge de Sorze (Tarn) o il se lie d'ami-ti avec Victor Calmtes, qui terminera sa carrire de magistrat comme premier prsident de la Cour de Cassation. En 1818 il retourne Bayonne pour travailler dans la maison de commerce de son oncle. En ralit il partage son temps entre ce travail et ses lectures, qu'il consacre principalement la philosophie, la reli-gion et l'conomie. Ainsi va-t-il se pntrer de la pense d'Adam Smith, Jean Baptiste Say et Destutt de Tracy. En 1825, la mort de son grand-pre, propritaire d'un domaine de deux cents hectares Mugron, dans les Landes, il devient par la force des choses agriculteur, mais il continue toujours d'tudier et en 1829 il veut faire imprimer ses premiers crits. Il y renonce, mais ds cette poque une ide le hante, qui le poursuivra jusqu' sa mort : l 'harmonie des intrts, un thme cher aux philosophes cossais du XVIIIe sicle dont il avait lu les uvres.

    En 1830 il prend parti pour la monarchie de Juillet. A Bayonne il est la tte des rvolutionnaires, au demeurant bien paisibles. Aprs la victoire de Louis Philippe, il continue de s'in-tresser la vie politique. Il soutient la candidature de Faurie la Chambre des dputs, et rdige cette occasion son premier crit public, la " Lettre aux lecteurs des Landes ".

    L'anne suivante, le 7 Fvrier 1831, il pouse Marie Hiard, mariage sans lendemain que Bastiat qualifia d' " incident mal-heureux ". En reconnaissance de sa contribution la victoire de la rvolution, une ordonnance royale le nomme juge de paix Mugron. En novembre 1833 il est lu conseiller gnral du can-ton de Mugron, fonction qu'il exercera jusqu' sa mort. A Mugron, il assume ses nouvelles fonctions mais continue grer son domaine et surtout passe de longues heures en discussion avec son voisin et ami Flix Coudroy. Cependant il brle d'im-patience ct' exprimer en public ses dceptions du rgime de Louis

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  • LA VIE DE BASTIAT

    Philippe et des dommages que la rglementation de l'Etat fait subir aux activits agricoles, et en particulier la viticulture. En 1840, il voyage en Espagne, puis en Angleterre. En 1841 il crit un mmoire sur" le fisc et la vigne" et tente de crer Paris une association pour la dfense des intrts vinicoles. Il fondera cette dfense sur la libert d'exploitation et de commerce des vins.

    Le grand tournant de sa vie se situe en 1844. Cette anne-l il prend connaissance, dans les colonnes d'un journal anglais auquel il vient de s'abonner The Globe and Traveller, de l'exis-tence Outre-Manche d'une Ligue anime par un certain Richard Cobden. Cette dcouverte lui inspire un article" De l'influence des tarifs franais et anglais sur l'avenir des deux peuples" qu'il envoie aprs de longues hsitations au Journal des Economistes. Cet article rencontra un succs spectaculaire, lui ouvrit les colonnes du Journal et les portes de la Socit d'Economie Politique. Les articles publis par Bastiat dans le Journal se mul-tiplirent, et il les runira en une brochure intitule Les Sophismes Economiques dite la fin de l'anne 1845. Ils lui valent de nombreuses flicitations, mais aussi tout autant de cri-tiques, dont notamment celles de Proudhon (qui abandonna le dialogue quand il se sentit dpass par les arguments de Bastiat) et de Lamartine (qui finalement se rallia aux ides de Bastiat et le tint dsormais en grande estime). C'est ce moment que Bastiat vient se fixer Paris, accueilli par son diteur, Guillaumin, et le directeur du Journal le belge Gustave de Molinari. C'est aussi cette poque que ses liens pistolaires avec Richard Cobden se resserrent puisque Bastiat veut crer en France l'quivalent de la Ligue anglaise. Pour prparer cette ini-tiative, il crit en juin 1845 Cobden et la Ligue ou L'agitation anglaise pour la Libert des Echanges, et il a enfin le plaisir de rencontrer Cobden Londres peu aprs. Hlas, le projet de Bastiat marque le pas, il rentre Mugron assez du. Il s'ac-croche cependant et, encourag par la position de la Chambre de Commerce de Bordeaux, il dcide de hautes personnalits pari-siennes publier une Dclaration et crer une association " pour la libert des changes ", qui sera autorise par le gou-vernement le 1 0 Mai 1846. En Dcembre, aprs une srie de

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    confrences en province et de colloques Paris, Bastiat a les moyens de crer le journal de l'association " Le Libre Echange ". Succs et journal phmres, car les esprits sont ailleurs: la Rvolution de 1848 se prpare.

    Ds fvrier 1848 Bastiat est du ct des rvolutionnaires, il cre immdiatement un nouveau journal " La Rpublique Franaise If, o il se propose d'duquer le peuple aux sains prin-cipes de l'conomie pour ne pas perdre le bnfice de la Rvolution. Le 23 Avril 1848 il est lu sans difficult dput du dpartement des Landes l'Assemble Nationale. Il est choisi comme Vice-Prsident de la Commission des Finances, poste o il sera rlu sept fois. Al' Assemble il se montrera d'une activi-t dbordante, s'occupant aussi bien de questions constitution-nelles (comme le cumul des fonctions de dput et de ministre, ou le suffrage universel) que de questions d'actualit (comme la colonisation en Algrie) que de questions administratives et concrtes (il est le promoteur du timbre-poste !).

    Cependant, au cours de ses deux dernires annes d' existen-ce, il sera proccup de deux sujets: l'mergence des ides socialistes, qui le conduira crire les Harmonies Economiques, et son tat de sant, qui ira en se dgradant sans cesse.

    Il a combattu les ides socialistes avec la mme vigueur, disait-il, que les ides corporatistes. Il voyait d'ailleurs une convergence naturelle entre les deux puisque l'Etat tait toujours considr comme l'ultime recours. Il ne cessera donc de croiser le fer avec les disciples de Saint Simon et de Fourier, de combattre les initiatives de Louis Blanc (les Ateliers Nationaux pour lutter contre le chmage), de contester la conception de la justice de Proudhon. Il veut opposer au socialisme les lois incon-tournables de l'conomie. Encore faut-il qu'elles soient claire-ment exprimes et simplement expliques: ce sera l'objectif des Harmonies Economiques. Cet ouvrage, le vrai grand trait d'co-nomie de Frdric Bastiat, est trs diffrent, par sa composition et son style, des Sophismes, srie de pamphlets dcousue. Bastiat lutte contre la maladie pour le terminer et travaille jusqu' son dernier souffle. La maladie l'emportera, Rome o il avait cher-

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  • LA VIE DE BASTIAT

    ch sur les conseils de ses mdecins un ultime rpit, et o il sera assist par la famille Cheuvreux venue le visiter. Son dernier souffle sera recueilli, en mme temps que sa confession, par son cousin l'abb de Monclar, le 24 Dcembre 1850. Par permission spciale du Pape, son corps fut inhum en l'Eglise Saint Louis des Franais, o l'on peut encore voir sa tombe aujourd'hui. L'Assemble Nationale et le gouvernement lui rendirent un hom-mage solennel. Ses disciples et amis Michel Chevalier, Paillotet et Guillaumin, prirent en 1851 l'initiative de publier les chapitres des" Harmonies Economiques" qu'il venait juste de terminer (les prcdents chapitres avaient paru en 1850).

    Portrait de Bastiat Une autre faon de saisir la personnalit de Bastiat et de com-

    prendre sa vie est propose par Gilbert Fournier, certainement le meilleur biographe de Bastiat l 'heure actuelle.

    Fondateur du premier Cercle Frdric Bastiat Grenoble, Gilbert Fournier a ralis une exposition sur Bastiat tout fait exceptionnelle, prsente pour la premire fois Aix en Provence au dbut du mois de Septembre 2001. L'exposition sera bientt visible Paris.

    Dcouvrons Bastiat autrement.

    GILBERT FOURNIER

    BASTIAT, C'EST .

    Bastiat, c'est l'enfant cheminant sur un quai du port de Bayonne, du de ne pas revoir les grands voiliers en partance. Son pre lui a parl de blocus. Il n'aura pas compris certes, mais un jour sa plume s'en souviendra.

    C'est le garonnet dont le pre rjoui dira: " Il est un ange, d'une gaiet, d'une folie, d'une docilit, jamais de caprices. "

    C'est le fils dont le pre inquiet dira : Quel malheur si je n'avais pas les moyens de lui donner l'ducation qu'il mrite .

    C'est l'orphelin, de mre 8 ans, de pre 10 ans, recueilli par

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    son grand-pre, lev la fois tendrement et fermement par sa tante Justine qui remplacera sa mre.

    C'est le neveu, le cousin, le petit-neveu choy de tous. Les petits-enfants de son oncle Monclar l'appellent un jour" l'oncle bonne pice ".

    *

    C'est le col/gien studieux la fameuse Ecole de Sorze, auto-ris prsenter ses devoirs sur la mme copie que son ami Calmtes, futur magistrat la Cour de Cassation.

    C'est le camarade au grand cur disant celui-ci, une seule mdaille d'or leur tant remise pour un prix ex aequo: " Garde-la, puisque tu as encore ton pre et ta mre, la mdaille leur revient ".

    C'est l'adolescent, qui depuis son enfance, entend parler de guerre, surtout celle pouvantable d'Espagne. Pendant 6 ans, c'est un va-et-vient de troupes dans sa rgion.Au moment du dcs de sa mre, Napolon est quelques centaines de mtres de l. Et pour finir, une bataille franco-anglaise entre Wellington et Soult, 24 km de son village.

    C'est le jeune homme, qui avec ses cousins" fait la cour aux belles dames curistes ".

    *

    C'est l'apprenti commerant en import-export (stagiaire dirions-nous aujourd'hui), de 17 24 ans, dans l'entreprise fami-liale Bastiat-Monclar Bayonne.

    C'est le polyglotte, trois langues apprises surtout en autodidac-te - Italien, Espagnol,Anglais - toutes lui serviront. Il tait capable de lire Cervants et Shakespeare dans le texte. Il avait le got des langues allant jusqu' tudier le vieil idiome des Basques, l'escual-dan.

    C'est le sportif champion de course pied de son canton.

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  • LA VIE DE BASTIAT

    C'est le basque sautant pieds joints par dessus une vache lan-daise.

    A 40 ans, entre deux quintes de toux et affaibli, il est encore capable de sauter par dessus un billard en s'appuyant sur une seule main.

    *

    C'est d'Artagnan courant sus au rgime de Charles X en ce juillet 1830, enrlant en chemin 300 jeunes gens pour aller inves-tir la Citadelle de Bayonne.

    C'est l'insurg, l'insurrection acheve qui s'empresse de rassu-

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    rer son ami Flix en lui crivant: " C'est du vin qui a coul la place du sang ".

    C'est Cincinnatus retournant ses terres une fois la citadelle neutralise.

    C'est l'agriculteur inexpriment, se dbattant avec la terre, les terriens et les Parisiens faiseurs de lois agricoles.

    C'est le vigneron qui achte un vignoble pour se livrer une viticulture en faire valoir direct afin d'apprhender par lui-mme le problme viticole qui lui tient cur.

    D'o son premier article intitul: Le fisc et la vigne. Titre tout fait rvlateur.

    *

    C'est l'cleaique : aprs la truelle, car il fit btir, l'attrait lui vint des chevaux, des terres agricoles, des voyages, des sciences, des arts - oui des arts en connaisseur. A Paris il entrane ses amies Cheuvreux l'Eglise de l'Auxerrois pour leur montrer" le point extrme, dit-il, o soit parvenu l'art de substituer le vide au plein et le jour la pierre ".

    Un virtuose clbre vient-il donner un concert Paris ? Il Y court avec ces dames.

    C'est le violoncelliste: Mozart, Haydn, entrecoupent les discus-sions animes avec son ami Flix Coudroy, lui aussi musicien.

    *

    C'est l'assembleur de rflexions en duo avec cet ami Flix Coudroy, trs tt, bien avant qu'il devienne le rassembleur d'hommes autour de ces rflexions retires un jour d'un tiroir.

    C'est l'imaginatif la dizaine de projets: la relance d'une com-pagnie d'assurances en Espagne, une entreprise de transport flu-vial sur l'Adour, l'ouverture d'une chaire d'Economie Bordeaux, une cole de mtayage, et mme la fabrication de sucre partir de betteraves.

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  • LA VIE DE BASTIAT

    C'est le franc-maon de rite cossais. Par tradition familiale. Fidle par conviction. Trs jeune initi - 19 ans - puis trs jeune mentor de ses frres - 22 ans.

    Prenant part avec sa loge la Rvolution de 1830, exalt l'is-sue des" Trois Glorieuses ", il s'exclame: " Si je n'tais qu' demi Ecossais, je le serais doublement prsent ".

    *

    C'est le juge de paix, coutant les plaignants, assis en califour-chon sur une chaise, taillant un bout de bois ou griffonnant des bonshommes sur sa feuille.

    C'est le Conseiller Gnral consciencieux, arguant avec ses propres statistiques tablies avec minutie.

    C'est le publiciste rfutant droite, gauche, au centre, ceux d'en haut, ceux d'en bas. Le concept libral tant trop simple pour tre compris.

    C'est le pamphltaire malgr lui, n'aimant pas la satire o il excelle pourtant, mettant en contes imags les comptes chiffrs que les lecteurs boudent.

    C'est le polmiste qui a le dernier mot. Pierre-Joseph Proudhon, le propritaire de " La proprit, c'est le vol ", son challenger, aban-donne au quatorzime round.

    *

    C'est l'entrepreneur qui lance associations, journaux, hlas tous phmres pour cause:

    - d'embrasements politiques, - d'anglophobie majoritaire dans l'opinion (il sera accus d'tre

    un agent de l'Angleterre) - de dsistements, de drobades de ses allis, - d'puisement physique, - et surtout de conspiration du silence.

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    *

    C'est le citoyen, donc, pris de justice au point qu'il pourrait en revendre nos marchands de Droits de l'Homme.

    Au fond, c'est ce souci de justice qui le fait d'abord se dmar-quer d'une socit qui ne songe qu' acqurir des privilges pour les uns, conserver des monopoles pour les autres, puis se lancer dans la rvlation de l'quit de l'option librale.

    C'est encore ce souci de justice qui a fait de lui un opposant quasi permanent aux trois rgimes qu'il a connus, en s'instaurant dmarcheur en libert par monts et par vaux malgr une tuber-culose qui le tenaille.

    *

    Bastiat c'est encore le poitrinaire qui brave la poussire des che-mins du Sud et l'humidit des ciels du Nord.

    Bordeaux - Marseille - Lyon - Le Havre - Espagne - Portugal - Angleterre - Belgique et l'Italie pour n'en plus revenir.

    Quel supplice lorsqu'il se trouve sur l'impriale d'une diligence roulant de concert derrire une autre soulevant des nuages de poussire.

    C'est le voyageur. {( j'appelle voyager, dit-il, pntrer la socit qu'on visite, connatre l'tat des esprits, les gots, les habitudes, les occupations, les plaisirs, les relations des classes, le niveau moral, intellectuel et artistique, ce qu'on peut en attendre pour l'avance-ment de l'humanit ... Au lieu de cela, on me montre une centai-ne de tableaux, cinquante confessionnaux, vingt clochers, je ne sais combien de statues en pierre, en marbre, en bois et l'on me dit: voil la Belgique )}.

    *

    C'est le campagnard dbarquant Paris {( avec ses longs che-veux, son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de

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  • LA VIE DE BASTIAT

    famille sous le bras. On l'aurait pris volontiers pour un bon pay-san visitant les merveilles de la capitale , rapporte de Molinari. Madame Cheuvreux enchane : La coupe de ses vtements, due aux ciseaux d'un artiste de Mugron, s'loignait absolument des formes ordinaires. Des couleurs tranches, mal assorties, taient mises ct l'une de l'autre, sans souci d'harmonies. Sur des mains gantes de filoselle noire, se jouaient de longues manchettes blanches, un col de chemise aux pointes menaantes enfermait la moiti de son visage .

    C'est le dmarcheur, dans ce Paris, dans cette Babylone, dit-il, o je perds une demi-journe pour utiliser un quart d'heure . Tremp, crott, extnu, se plaint-il, il va d'un domicile d'une per-sonnalit un autre. Parfois vainement: " 3 fois chez Lamartine pour rien, 2 fois chez Victor Hugo pour rien, ah ! si je pouvais les runir autour d'une table ", soupirait-il.

    C'est le distrait plong dans ses penses, au point de ne pouvoir jamais aller de la Rue Choiseul au Palais Royal sans s'garer, et qui, pri dner chez des amis, arrivait parfois au troisime service.

    C'est le convive avec qui on ne s'ennuie jamais. " Quel feu, quel-le verve, disait encore Madame Cheuvreux, quelle conviction, quelle originalit, quel bon sens vainqueur et spirituel, le vritable ami des hommes se rvlait ".

    C'est le provincial qui surprend, qui pate les Parisiens, et cette Madame Cheuvreux : " En voil un, pensait-elle, avec lequel il fau-dra comprendre ou dire pourquoi les dames, malgr elles, pour-ront s'intresser l'influence des tarifs anglais ou franais ".

    C'est le Parisien adopt qui dj regrette son village: " L-bas, dit-il, un coq vous rveille, un chien aboie au lointain, et 9 heures on a des nouvelles de tous ses amis ".

    *

    C'est l'crivain se htant ... il n'a plus le temps. Dans son gousset il a toujours une petite fiole d'encre et 3 ou

    4 plumes afin de pouvoir crire l'improviste, n'importe o, sur la

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    tablette d'une chemine, ou chemin faisant l'ombre d'un arbre. C'est l'pistolier aux milliers de lettres. Oui des milliers de

    lettres ... perdues. 27 ans aprs sa mort, Madame Cheuvreux en rassemble

    quelques unes, les publie en un recueil intitul: Il Lettres d'un habi-tant des Landes ".

    *

    C'est, c'tait l'enthousiaste de 1830, c'est le du de 1848, o, avec une prescience inoue, il y dcle les germes de nos avatars actuels.

    C'est le Girondin qui aurait pri sur l'chafaud. C'est le dput regrettant de l'tre: Il Ici, je suis bon rien,

    dit-il ". C'est le pacifiste militant avant la lettre. C'est l'anticolonialiste: par logique, par justice, par raisonnement

    conomique tout bonnement, par excellence.

    *

    C'est le rvolt contre l'injustice. Lors des graves accusations l'encontre de Marc Caussidire et de Louis Blanc, il s'lve contre le jugement partial qu'ils encourent - il s'agit pourtant de ses pires adversaires, deux rvolutionnaires rouges.

    Cette dmarche lui vaut videmment d'tre qualifi de rouge depuis Paris jusqu' son village au fond des Landes.

    *

    C'est le libral, l'apologiste de toutes les liberts, libert com-merciale, libert religieuse, libert d'enseignement, libert dans tous les domaines, dans toutes les situations.Toutes se confondent en une seule: la libert.

    Toutes les exhortations de Bastiat se rsument, mon avis,

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  • LA VIE DE BASTIAT

    dans cette formule lche au soir de sa vie: N'attendre de l'Etat que deux choses: libert, scurit. Et bien voir que l'on ne saurait, au risque de les perdre toutes deux, en demander une troisi-me .

    Pour tout savoir sur la vie de Bastiat Si la lecture des pages prcdentes le personnage de Bastiat

    vous intrigue ou vous passionne, vous trouverez en fin d'ouvra-ge les principaux biographes auxquels vous pouvez vous rfrer en langue franaise.

  • Chapitre 2

    Le succs de Bastiat . en son temps, aujourd' hui

    Celui qui passe pour un inconnu en France aujourd'hui a t clbre en son temps, mais demeure clbre encore aujour-d'hui, dans de nombreux pays, o des gens influents ont eu l'in-telligence de s'inspirer de la pense de Frdric Bastiat.

    Clbrit en son temps: la vague Bastiat

    Elle se marque par la diffusion trs rapide de ses crits partout dans le monde, et par le nombre et l'importance de ses admira-teurs et mules.

    Elle s'explique par deux raisons contradictoires: Bastiat s' ins-crivait dans la tradition librale franaise, mais en mme temps sa pense tait originale, et originalement prsente.

    * Le premier article de Bastiat au Journal des Economistes lui

    vaut immdiatement la clbrit, et la rdaction du journal diri-g par Gustave de Molinari lui demandera tout de suite plusieurs

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    autres papiers. Son diteur, Guillaumin, organise un dner en mai 1845 pour lui faire rencontrer les principaux conomistes de l'poque. Horace Say, Frdric Passy, Reybaud, Renouard, Monjean et Garnier sont prsents. Horace Say, prsident de la Socit d'Economie Politique, a beaucoup de sympathie pour le Landais, et organise son tour un dner autour de Bastiat. Il est ensuite invit chez Charles Dunoyer, acadmicien, l'un des phares de la pense librale, qui avait particip au Censeur, le clbre journal de Charles Comte et Augustin Thierry qui avait lutt pour la libert politique depuis le dbut du sicle. A l'Acadmie des Sciences morales et politiques (9 Aot 1845) o il prsentait Bastiat, Dunoyer dclarait que le Landais avait rendu un signal service la science conomique " Monsieur Bastiat, dont le talent s'est rvl depuis peu de temps l'cole conomique, est pour elle une acquisition relle et elle lui devait ses plus affectueux encouragements ". Bastiat a galement le soutien des hommes politiques importants, qui commencent s'ouvrir l'ide du libre-change. Guizot, premier ministre, et Duchtel, ministre de l'Intrieur, encouragent la cration de l'Association pour le Libre Echange. Ils sont galement conscients de la ncessit de faire l'ducation conomique des Franais, et les talents d'exposition de Bastiat semblent le dsi-gner cet office, on parle mme de lui pour enseigner au Collge de France. Mais dj s'annonce la Rvolution de 1848, et le des-tin de Bastiat prendra un autre chemin. Ce n'est qu'aprs sa mort que la victoire du libre-change sera dfinitive en France. Elle est marque par la signature du trait de commerce franco-anglais en 1860, sous l'impulsion des disciples de Bastiat et du Journal des Economistes: Wolowski, Reybaud, Frdric Passy et surtout Michel Chevalier, le signataire du trait pour la France.

    Mais c'est peut-tre de l'autre ct de la Manche que l'in-fluence de Bastiat sur les vnements contemporains sera la plus grande. Il s'tait rendu en Angleterre pour rencontrer Richard Cobden et les gens de la Ligue en 1845, aprs la publication de l'article sur" Cobden et la Ligue ". L'accueil de Cobden fut cha-leureux, et il demanda Bastiat de l'aider en s'installant dans la

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  • LE succs DE BASTIAT: EN SON TEMPS, AUJOURD'HUI

    maison qui tait le sige de la Ligue, en compagnie des deux lea-ders du mouvement, Bright et Moore. En leur compagnie, il se rendit Manchester et Liverpool, et il fut entendu et applaudi partout durant cette courte campagne (car Bastiat voulut rentrer Mugron avant l'hiver 1845-46). Bastiat ne cessa de suivre et d'encourager le combat men en Angleterre, jusqu' la grande victoire abolissant la loi sur les crales (1849).

    En Allemagne, la traduction des uvres de Bastiat fut imm-diatement organise par John-Prince Smith: son pamphlet Les deux haches fut publi Berlin en 1848, et L'Etat en 1849, les Harmonies Economiques furent mme publies en allemand avant que d'tre dites en France. John-Prince Smith tait 'un conomiste libral qui menait le combat contre Bismark, conseill par Frdric List, le grand thoricien du protectionnis-te. Pour le chancelier, le libre-change tait une thorie qui avan-tageait surtout les Anglais et invente par les conomistes anglais, comme par hasard, alors qu'elle pnaliserait l'Allemagne dont le dveloppement industriel tait moins avan-c : il faut" protger l'industrie dans l'enfance" disait List. Hlas le combat politique men par Bismark fut victorieux et la tradition librale allemande fut perdue pour bien longtemps.

    L'influence de Bastiat en Italie fut bien plus durable. Ds 1848 tous les crits de Bastiat taient dj sur le march italien, et les premiers chapitres des Harmonies furent dits ds 1850. En cette anne 1850, il s'est vendu plus d'Harmonies (en langue franaise) dans la seule ville de Turin qu' Marseille, Bordeaux, Lyon, Rouen et Lille runies. Lors de son passage Pise, deux mois avant sa mort, Bastiat apprend avec bonne humeur et phi-losophie son dcs dans la gazette locale, qui prononce un hom-mage funbre dithyrambique. A Pise toujours, il aperoit ses publications dans la vitrine d'un bouquiniste. Il pousse la porte, et s'amuse marchander le prix de ses propres livres. Le com-merant refuse net, disant que les textes de ce Franais auront un jour une grande valeur. Ce succs commercial provient des ami-

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    MLANGES

    D'RCONOMIE POLITIQUE PAn

    JU. .ff. Bastiat Membre corre~pond t deY lnatitut, Yprsentull$ du peuple" l'A",emble nationale,

    Sopbjl!m1~8eOODo-miqu~.:t Capilal 4tt rel,lt(', G .. ntnit du er,lit. rroplr'libC.'et loi, .Ju!riiee et r .. "tt!rnit~t Prohn:tionniNIQO et cOl'llllllSb':l"me,

    r"h: e' tib~ .. " oa le "adc~' rpnblieain" t~tat, M~adU a"'III:In&, Baeealouroat ~t ~oeiaJilRft.e, Spoli~tio,. -et 10l.

    P.ropri6t-e' spoUa6oQ, la Loi. Ce IJ,uon 'Yoii. ot ce qU'Od u.e TOie. pas ou l~eonomi.~ polidqne Cil aile te9an~

    TOME PREMIER.

    BRUXELLES. MELINE, CANS ET COMPAGNiE.

    LIVOITBNIG. LBIP21G. MiME MUSOi'!. 1. P. lIIRL.llUi:.

    18lH

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  • LE SUCCS DE BASTIAT: EN SON TEMPS, AUJOURD'HUI

    tis troites que Bastiat a lies avec nombre d'italiens Paris. Le plus important d'entre eux est Ferrara, mais il faut compter aussi avec Pellegrino Rossi, qu'il a connu au Journal des Economistes (avec lequel il dbat vivement parfois). L'influence de Bastiat sera incessante jusqu'aux toutes premires annes du XXe sicle, c'est Vilfredo Pareto, pourtant un moment admirateur du Franais, qui le critiquera au nom de l'objectivit de la science.

    Enfin, et non le moindre, Bastiat fut trs vite connu aux Etats Unis. Visitant Paris en 1849, une dputation amricaine eut la fiert de prsenter Bastiat une traduction en anglais de ses pre-miers crits. Au mme moment, Henri Carey, le seul grand co-nomiste amricain de ce XIxe sicle, accusait Bastiat de l'avoir plagi dans sa critique de la thorie de la rente foncire de Ricardo. Bastiat en fut affect, mais n'eut pas de mal montrer d'abord son antriorit, ensuite la diffrence entre son argumen-tation et celle de Carey. D'ailleurs Carey ne tarda pas dfendre l'isolationnisme amricain et la doctrine de Monroe (l'Amrique aux Amricains), et les efforts des partisans de Bastiat aux Etats Unis, tel Atkinson, ne purent venir bout des nombreuses res-trictions au commerce international que mirent en place les Etats Unis ds cette priode. Une Amricaine, Luisa Cheves Mc Codd, prit l'initiative de traduire Bastiat en espagnoL et de diffuser ses crits en Amrique Latine, de sorte qu'un puissant courant libre-changiste commena se former, souvent en raction contre la politique des Etats Unis, au Sud du Rio Grande. Le Chili et l'Argentine furent particulirement rceptifs la thorie de Bastiat: leurs exportations souffraient de la fermeture des ports d'Europe et d'Amrique du Nord.

    *

    On peut donc parIer, comme le fait Ralph Raco, d'une " vague Bastiat" au XIxe sicle, comparable la vague librale souleve par Hayek au xxe sicle. Dans son intervention au cours de la XXIvme Universit d'Et de la Nouvelle Economie

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    Aix en Provence (du 3 au 7 Septembre 2001) Ralph Raco, his-torien du libralisme franais du XIXe sicle, expliquait aussi de quelle faon, son poque, Bastiat s'inscrivait dans une tradition qui remonte Turgot.

    RALPH RAICO

    L'UVRE DE FRDRIC BASTIAT EN PERSPECTIVE

    L'conomiste amricain Murray Rothbard dans sa monumenta-le Histoire de la Pense Economique prend le contre-pied des traits habituels. Il ne croit pas que la science conomique soit issue de la tradition britannique, illustre par Adam Smith, David Ricardo ou John Stuart Mill, mais bien plutt des uvres des Scolastiques espagnols et portugais aux XVIe et XVIIe sicle, et des penseurs libraux franais des XVIIIe et XI xe sicles :Turgot, Jean Baptiste Say et Frdric Bastiat.

    Pourtant, cette tradition librale franaise est mconnue, comme l'atteste le silence dans lequel on a tenu des auteurs comme Benjamin Constant, pourtant l'auteur de l'uvre librale la plus importante au Xlxe sicle dans le domaine de la philoso-phie politique. Benjamin Constant liait d'ailleurs libert politique et libert conomique. Son Il Commentaire Il se termine par ces mots: Il Pour la pense, pour l'ducation, pour l'industrie, la devi-se des gouvernements doit tre: Laissez-faire laissez-passer ". Mme conspiration du silence autour de Charles Comte, Charles Dunoyer et Augustin Thierry, qui rdigeaient le Censeur Europen au temps de la Restauration.

    Mais le plus frappant est l'oubli dans lequel est tomb le plus grand conomiste franais de ce sicle: Frdric Bastiat. On com-prend l'tonnement lgitime du Pro Florin Aftalion, qui a fait rdi-ter les Il uvres de Frdric Bastiat Il aux Presses Universitaires de France en 1983 : Il Comment expliquer que celui qui s'tait battu pour le libre-change un sicle avant que la plupart des nations industrialises en fassent leur doctrine officielle, qui avait condam-n le colonialisme un sicle galement avant la dcolonisation, et

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  • LE SUCCS DE BASTIAT: EN SON TEMPS, AUJOURD'HUI

    qui, surtout annonait une re de progrs conomique et d'enri-chissement de toutes les classes de la socit, soit oubli alors que la plupart de ses adversaires intellectuels, prophtes de la stagna-tion, de la pauprisation, qui se sont tromps, aient encore droit de cit? Il

    Pour Bastiat, la meilleure faon de le passer aux oubliettes aura consist le considrer comme un auteur mineur, une sorte de vulgarisateur d'ides qui n'taient pas les siennes. Il est vrai que Bastiat a t un vulgarisateur hors pair.Ainsi Albert Schatz dit-il de lui Il il a mieux russi rpandre la science par son badinage que tous les savants par leur labeur austre ". Parlant des Harmonies Economiques, Schatz poursuit Il Toute l'explication du malaise de nos socits contemporaines tient peut-tre en ces quelques pages ".

    Mais quelle prtention que de vouloir enfermer toute la scien-ce conomique en quelques maximes simples, en quelques rai-sonnements de bon sens! On ne pardonnera jamais Bastiat de pouvoir tre compris de tout le monde, et du petit peuple lui-mme.

    Bastiat, un conomiste franais La science, sans doute, n'a pas de patrie. Mais on peut dire que

    seul un Franais pouvait crire ce que Bastiat a crit. Par son style et sa phrase d'abord, parce qu'il utilise toutes les richesses de la langue et de la grammaire franaises. Ses effets rhtoriques sont inimitables.

    Bastiat, c'est la lgret, la truculence, la verve, appliques aux questions les plus srieuses: voil peut-tre pourquoi les Italiens l'ont tant pris. Srieux et profond, Bastiat donne l'impression de ne se jamais se prendre au srieux.

    Ses formules traduisent un humour parfois cynique, mais une bonne connaissance de la Il Comdie Humaine ". Ainsi dfinit-il l'Etat comme Il cette grande fiction travers laquelle tout le monde essaie de vivre au dtriment de tout le monde ", et la fra-

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    ternit se ramne la devise " les avantages pour moi et les charges pour les autres" Il n'hsite pas parler de " spoliation" propos de l'impt. Par opposition certains classiques anglais ennuyeux l'extrme, Bastiat le Franais accumule plaisanteries, apologues, jeux de mots et fables.

    La vague Bastiat Si Bastiat est tomb dans l'oubli dans sa propre patrie aujour-

    d'hui, ce n'a pas t le cas au cours de sa trs brve existence de publiciste. On peut parler dans les annes 1850 d'une " vague Bastiat" comme on a eu une" vague Hayek" (comme le dit Milton Friedman).

    Cette vague est internationale. Elle est visible d'abord en Allemagne, o John-Prince Smith, du parti du libre-change, adver-saire de Bismarck et de son dirigisme, fait traduire Bastiat. Bastiat deviendra le compagnon de voyage de Ludwig Bamberger, un des plus authentiques libraux allemands contre la politique de l'Empire.

    Ensuite, c'est l'Italie, avec l'influence de Bastiat sur Francesco Ferrara. Ferrara a particulirement apprci l'uvre de Bastiat en ce qu'elle tait la premire thorie d'un conomiste ne plus se concentrer sur les phnomnes de production et prendre en compte le consommateur, ne plus nous inviter d'austres cal-culs d'utilit mais la poursuite du bonheur et de la joie de vivre. Vilfredo Pareto, son tour, reconnatra sa dette vis--vis de Bastiat.

    En Russie, c'est le plus grand philosophe social du sicle, Boris Chicherin, qui est converti au libre-change par les uvres de Bastiat. En Amrique, Bastiat trouve un disciple en la personne de Edward Atkinson, qui lutte contre l'esclavage, contre l'imprialis-me amricain et toute autre forme d'tatisme. En Amrique du Sud, c'est Louisa Cheves Mc Codd qui traduit Bastiat en espagnol et prend la tte d'un mouvement libral.

    La vague Bastiat ne devait pas pargner la France du Xlxe sicle. A travers le Journal des Economistes, et Gustave de Molinari, Bastiat prolongeait la pense des libraux du Censeur, Dunoyer et

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  • LE SUCCS DE BASTIAT: EN SON TEMPS, AUJOURD'HUI

    Charles Comte. Mais il est vrai que, ds 1848 un nouvel adversai-re se trouvait en travers de la route de la libert : le socialisme. Bastiat l'avait pressenti: Il un ennemi, encore plus redoutable que le protectionnisme a surgi ". Et, disait-il, il faut mener Il cette croi-sade de la raison contre l'utopie ".

    Bastiat et la paix universelle Il ne fait pas de doute que le nom de Bastiat demeurera atta-

    ch celui de la Ligue pour le Libre Echange, et la part qu'il aura prise aux cts de Cobden pour l'abolition de la fameuse loi sur les grains en Angleterre. Un autre succs sera la signature du trai-t de commerce franco-anglais, mais Bastiat n'aura pas le loisir de savourer cette victoire sur le protectionnisme.

    Pour comprendre l'uvre de Bastiat dans toute sa dimension, il faut observer que Bastiat ne se battait pas pour le libre-chan-ge au nom de l'efficacit conomique, ou de la division internatio-nale du travail, ou de l'intrt des travailleurs ou des entrepre-neurs anglais ou franais, comme l'avait fait RICARDO au dbut du sicle. Non: ce qui l'intressait, c'tait le peuple, et la paix entre les peuples. Il voyait dans les changes une occasion unique de rapprocher les intrts et les comportements, et d'avantager les consommateurs de tous les pays sans exception.

    Bastiat pensait que les hommes taient faits pour vivre ensemble, et que la libert procdait du plan de Dieu pour la famille humaine.

    Le Professeur Raco enseigne l'histoire conomique l'Universit de l'Etat de New York Buffalo. Il a t l'lve de Ludwig von Mises dans son sminaire New York.

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    Clbrit aujourd'hui: oui mais pas partout ... Surtout pas en France, o ceux qui parlent de Bastiat sont

    rares, et trs souvent le dnigrent.

    GRARD BRAMOULL

    LA FRANCE IGNORE BASTIAT

    L'ignorance de Bastiat se marque aussi bien chez les intellec-tuels que dans l'opinion publique et le dbat politique.

    Chez les intellectuels, on observera qu'aucun ouvrage consa-cr Bastiat n'a t dit depuis le dbut des annes trente (avec Louis Baudin). Le Journal des Economistes, fusionn avec la Revue d'Economie Politique, a t lui aussi dfinitivement enterr. Dans les grands manuels d'conomie politique, les rfrences Bastiat ont t d'une page, puis d'une ligne, et toujours trs critiques : Bastiat passe rellement pour un auteur de second ordre, un jour-naliste et pamphltaire. Les deux plus rcents livres d'histoire de la pense conomique, celui de Claude Jessua et de Ghislain Delaplace, ne citent mme pas Bastiat, qui ne figure videmment pas au lexique. D'ailleurs le grand manuel en la matire, qui est celui de l'Anglais Mark Blaugh, traduit en franais, ne parle pas davantage du grand conomiste franais. Ainsi aucun tudiant, aucun intellectuel, et a fortiori aucun responsable conomique ou politique n'a appris quoi que ce soit sur Bastiat. Cela voque les murs de Staline, qui brlait les photos et biffait les noms des personnes qui lui dplaisaient.

    Pourtant, Bastiat connat depuis quelques mois un regain d'in-trt. Grce aux efforts des conomistes libraux, et Jacques Garello qui a donn une nouvelle dition " Ce qu'on voit, ce qu'on ne voit pas" et qui a plac cette Universit d'Et sous le signe du bicentenaire. Jean Pierre Centi a ressuscit il y a dix ans le Journal des Economistes. Enfin Alain Madelin est le seul homme politique franais avoir lu Bastiat, en tre devenu un fervent admirateur et disciple, au point d'avoir provoqu il y a dix ans la premire rdition de Bastiat. Grce aux efforts de Gilbert

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  • LE SUCCS DE BASTIAT: EN SON TEMPS, AUJOURD'HUI

    Fournier et de Jacques de Guenin, des Cercles Frdric Bastiat se sont crs dans quelques villes de France. Le Cercle des Landes s'est signal en organisant cet t une rencontre internationale, runissant d'ailleurs surtout des Amricains, qui portent Bastiat un intrt et une vnration surprenants pour des Franais.

    Bastiat, cette occasion, a su capter l'attention du groupe Attac. Sans doute les partisans de Jos Bov et de la taxe Tobin n'ont-ils jamais lu Bastiat, mais il leur a suffi de savoir que Bastiat avait uvr pour le libre-change pour que ces anti-mondialistes primaires viennent saboter la crmonie inaugurale de ces ren-contres (pourtant sous la prsidence et en prsence effective d'Henri Emmanuelli) dans les Landes sur la place de Mugron, la bourgade o Bastiat vcut une vingtaine d'annes.

    L'ignorance de Bastiat est rvlatrice de la situation intellec-tuellement dsespre dans laquelle se trouve ce pays. L'exception franaise se confirme chaque jour, et l'cart qui spa-re la France des autres nations occidentales se creuse profond-ment. Il faut esprer que des manifestations comme cette Universit d'Et permettront de faire connatre ce grand libral et de faire apprcier ses analyses et ses positions politiques.

    Grard Bramoull est Professeur l'Universit d'Aix Marseille III.

    LORD RALPH HARRIS OF HIGH CROSS

    L'ANGLETERRE L'IGNORE AUSSI

    Je dois la vrit de dire que les Anglais ne connaissent pas Bastiat, mais sans doute pour des raisons diffrentes de celles qu'voquait Grard Bramoulle pour la France.

    Une raison importante est que peu de textes de Bastiat ont t traduits et dits en Grande Bretagne. C'est le pamphlet de " La loi" que l'on a le plus de chance de trouver chez des bouqui-nistes. J'ai dcouvert ici mme, en venant Aix, les autres traduc-tions plus rcentes proposes aux Etats Unis par la FEE

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    (Foundation for Economic Education) ; elles sont encore incon-nues chez nous.

    Mais il est galement vrai que les Britanniques sont assez fiers d'Adam Smith et de John Stuart Mill pour ne pas aller chercher ailleurs leur bonheur. La tradition librale anglaise, comme l'a sou-lign Ralph Raico, diffre grandement de celle de la France, mais les thories conomiques et sociales enseignes dans les univer-sits britanniques ont t marques par les penses de Malthus et Ricardo, qui conduisirent Marx, et qui ne sont pas de bons argu-ments pour les partisans du libralisme.

    Enfin une dernire raison est qu' la priode o vivait Bastiat, un Anglais, Richard Cobden, menait la campagne pour le libre change, contre la loi sur les grains. C'est lui dont les Anglais gar-dent la mmoire, parce qu'il a su organiser la campagne et convaincre le Premier Ministre Robert Peel d'en venir au Libre Echange. Le succs de cette croisade n'a pas rejailli sur Bastiat mais sur Cobden, populaire au point de pouvoir lever 80.000 Livres (de l'poque) pour financer la campagne. On considre en gnral que c'est Bastiat qui s'est inspir de Cobden et non l'in-verse, bien que Bastiat ait pris une part active au succs de Cobden.

    Je dois cependant noter qu' l'heure actuelle, Teresa Gorman, membre du Parlement, est une fervente admiratrice de Frdric Bastiat, c'est elle qui aurait d tre ma place ici ! Elle aurait peut-tre confirm cette histoire que "on raconte, suivant laquelle Margaret Thatcher aurait appris Valry Giscard d'Estaing "exis-tence de Frdric Bastiat, qu'il ignorait videmment comme tout Franais de sa condition. Margaret Thatcher aurait rcit de tte de longues phrases de Bastiat, et expliqu au Prsident franais qu'il pouvait s'en inspirer pour faire avancer les rformes librales en France.A-t-ii retenu ce conseil? Il ne me semble pas.

    Fondateur de J'Institute of Economic Affairs de Londres, Lord Harris a t le mentor de Margaret Thatcher.

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  • LE succs DE BASTIAT EN SON TEMPS, AUJOURD' HUI

    LEONARD LIGGIO

    RONALD REAGAN, LE DISCIPLE DE BASTIAT

    Bastiat a toujours eu une grande influence aux Etats Unis. D'abord parce qu'il tait Franais, et les Amricains ont ds la fin du XVIIIe sicle apprci la pense librale franaise. Beaucoup d'entre eux, migrs huguenots ou rescaps de la Rvolution, lisaient le franais, d'autres avaient plus de sympathie pour ce qui venait de France, le pays qui avait combattu pour l'Indpendance, que d'Angleterre. Ainsi Jean Baptiste Say, Destutt de Tracy, ont-ils t lus et traduits en Amrique trs vite. Bastiat lui-mme a vu ses Harmonies traduites trs tt par Mc Codd, et ce sera pendant longtemps la seule dition des uvres de l'conomiste franais circulant Outre-Atlantique, passant d'ailleurs d'Amrique du Nord l'Amrique du Sud.

    Avec le xxe sicle la connaissance et la popularit de Bastiat ont disparu. Il faut attendre la fin de la deuxime guerre mondia-le pour voir un intrt nouveau renatre pour les ides de la liber-t, si dramatiquement oublies avec Roosevelt et les rgimes tota-litaires en Europe.

    Un des artisans de ce renouveau sera Ludwig von Mises, un de ces nombreux intellectuels europens ayant fui l'Europe en pas-sant par l'Espagne et le Portugal pour rejoindre le continent de la libert. Install New York, Mises organisa des sminaires qui atti-rrent des esprits remarquables: George Stigler, Milton Friedman, tous deux futurs prix Nobel, Isral Kirzner, mais aussi des journa-listes comme Henry Hazlitt, David Harper et George Morley qui firent partie des habitus de ces sminaires. Un des participants a t Leonard Reed, chef d'une entreprise importante de brasserie, qui devient Prsident de la Chambre de Commerce de Los Angeles. Hazlitt, chroniqueur conomique du New York Times, et Leonard Reed, veulent faire connatre la pense de Mises, et ame-ner les Amricains connatre les principes de fonctionnement du march. Ils crent non loin de New York, Irvington on Hudson, la FEE (Fondation for Economic Education), et intressent un grand nombre de compagnies amricaines leurs publications.

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    C'est aussi le moment (1947) o Hayek cre la Socit du Mont Plerin : il y a un sommet de la pense librale en Amrique cette priode. Hazlitt fait connatre Leonard Reed les pamphlets de Bastiat, La Loi, et L'Etat.

    Une des compagnies qui suit les programmes de FEE est la General Electric (GE), implante Los Angeles. Elle veut motiver ses cadres, leur faire comprendre la philosophie du march et de la concurrence. Le vice prsident de GE s'adresse Ronald Reagan pour animer ces discussions sur la libre entreprise et le march. Dans les documents remis Reagan pour prparer son travail figurent les pamphlets de Bastiat.

    C'est une immense dcouverte pour Reagan, il ne cessera dsormais de se rfrer aux ides du grand conomiste franais, notamment sur le caractre spoliateur de l'impt et le caractre bienfaisant de la proprit. GE obtient des rsultats remarquables grce aux sminaires et engage Reagan se prsenter aux lec-tions de gouverneur de la Californie. Contre toute attente, Reagan est lu. Commence alors pour lui une vritable croisade librale. Dans ses discours les thmes et les textes de Bastiat apparaissent toujours. Cela changera quelque peu quand il sera la Maison Blanche car ses discours seront souvent faits par d'autres, mais dans les confrences de presse et en direct, Reagan demeurera toujours un fervent disciple de Bastiat. Il l'a explicitement prcis dans une interview demeure clbre au magazine n Reason n.

    Il est certain qu'aujourd'hui la nouvelle gnration des politi-ciens amricains n'a pas lu Bastiat. De sorte que si Bastiat demeu-re encore trs prsent dans la littrature et l'enseignement uni-versitaire, il n'a plus de porte-parole vritable dans la vie politique. Ce dficit de Bastiat pse lourdement sur les choix des politiciens. L're Reagan est bien rvolue, et avec elle en grande partie l're Bastiat.

    Leonard Liggio est Professeur d'Histoire Economique l'Universit George Mason (Fairfax, Virginie)./I est Vice Prsident d'Atlas Foundation for Economie Research.

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  • LE SUCCs DE BASTIAT EN SON TEMPS, AUJOURD 'HUI

    CARLO LOTTIERI

    L'ITALIE, SECONDE PATRIE DE BASTIAT

    Bastiat est mort (en 1 850) et enterr Rome. Cela ne suffit pas faire de l'Italie sa seconde patrie. Mais son influence a t considrable au Xlxe sicle et, aprs un silence d essentielle-ment Pareto, et ses disciples, elle a repris de faon spectaculaire depuis quelques annes.

    Les uvres de Bastiat ont t traduites en Italien sitt parues en France, et elles ont eu un succs immdiat. C'est Ferrara qui sera le disciple le plus enthousiaste et le plus efficace de Bastiat, bien que Bastiat ait t en relation avec de trs nombreux co-nomistes italiens de son poque, dont Pellegrino Rossi, avec lequel il a cohabit dans les colonnes du journal des Economistes (mais Rossi tait plus Franais qu'Italien !). Un tournant va tre pris avec Vilfredo Pareto.

    Il est curieux de noter que dans un premier temps le clbre sociologue italien aura une grande admiration pour la pense de Bastiat. Mais il s'en dtache ensuite, considrant que son attache-ment Bastiat relve d'une simple" opinion personnelle ", et que celle-ci ne saurait hypothquer son uvre scientifique, qu'il veut librer prcisment de tout sentiment, de toute opinion person-nelle. S'enfermant progressivement dans son univers mcaniciste et mathmatique, Pareto va finir par dtester Bastiat au nom de la rigueur scientifique (telle qu'il la concevait).

    Certes Pareto ne fait pas l'unanimit. Il est combattu en parti-culier par Benedetto Crocce, le grand philosophe social catho-lique du dbut du xxe sicle. Mais Crocce ne rejoint pas pour autant Bastiat car il ne comprend rien au fonctionnement du mar-ch. Il fait mme du march l'antinomique de la libert, ce qui lui vaut de svres critiques de la part de Luigi Einaudi, qui dmontre qu'on ne peut avoir une socit de libert si elle n'est pas mar-chande.

    Toujours est-il que la tradition de Bastiat et des libraux ita-liens du Xlxe sicle aura t perdue pendant quelque quatre-vingts ans en Italie, et les tudiants italiens ne connatront gure

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  • AIMEZ-VOUS BASTIAT?

    que Pareto, Walras, puis les ricardiens et les marxistes. Seule exception notable: Bruno Leoni, le juriste, qui s'attache aux rela-tions entre droit et libert, demeure un inconditionnel de Bastiat dont il apprcie particulirement La Loi et La Proprit et la Loi, avec les nombreuses rfrences au droit naturel.

    Voil maintenant quelques annes que Bastiat est nouveau l'honneur. Ses uvres ont reu de nouvelles ditions, et il a susci-t l'intrt des universitaires et, travers eux, des hommes poli-tiques. Un signe est tout fait rvlateur. Durant l't dernier, Silvio Berlusconi a demand ses ministres d'avoir une" lecture de vacances ", et il leur a recommand avec insistance la lecture de Bastiat! Toujours est-il qu'en Italie les articles, les confrences sur Bastiat se sont multiplis l'occasion du bicentenaire. Rcemment un colloque s'est tenu Brescia, avec la participation d'conomistes franais connaisseurs de Bastiat, notamment Grard Bramouille, ici prsent. Sans doute le nouveau numro du Journal des Economistes, auquel ont particip beaucoup d'universi-taires italiens, continuera faire connatre et apprcier Bastiat dans sa deuxime patrie, heureuse de l'avoir accueilli.

    TMOIGNAGES CONTEMPORAINS SUR BASTIAT

    L'actualit de Bastiat se mesure encore l'influence qu'il a eue sur un certain nombre de personnalits qui ont chang, chan-gent ou vont changer la politique de leur pays. Voici quelques chantillons de cette influence, quelques tmoignages contem-porains sur Bastiat.

    RONALD REAGAN

    JUILLET 1975.

    Au cours d'une interview donne au magazine Reason alors qu'il tait gouverneur de Californie, en Juillet 1975, Ronald Reagan rappelait ses dbuts dans la politique avec les confrences faites pour les compagnies californiennes. Il s'tait peu peu convaincu

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  • LE SUCCs DE BASTIAT: EN SON TEMPS, AUJOURD'HUI

    des ides de la libert et de la nocivit des interventions intem-pestives de l'Etat, alors mme qu'il tait dmocrate et syndicaliste plutt class gauche. A la fin de l'interview, Manuel Klausner, le journaliste de Reason, lui pose la question:

    REASON : Y a-t-il quelque livre ou auteur ou conomiste parti-culier qui ait eu une influence sur votre volution intellectuelle?

    REAGAN: Il me serait difficile d'isoler une influence particulire, car je suis un lecteur invtr. Mais je dirais Bastiat et von Mises, et Hayek, et Hazlitt - j'apprcie les conomistes libraux (classi-cal)

    MARGARET THATCHER

    A PROPOS DE CLAUDE FRDRIC BASTIAT

    Bien que j'aie eu connaissance du gnie de Frdric Bastiat plu-sieurs annes auparavant, je n'avais lu aucune de ses oeuvres majeures jusqu'au milieu des annes 1970, quand je suis devenue leader du Parti Con