achille da omero a eschilo - deschamps

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Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque Achille d'Homère à Eschyle. Transposition d'un héros épique sur la scène tragique Hélène Deschamps Citer ce document / Cite this document : Deschamps Hélène. Achille d'Homère à Eschyle. Transposition d'un héros épique sur la scène tragique. In: Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, numéro 13, 2010. pp. 177-204. doi : 10.3406/gaia.2010.1544 http://www.persee.fr/doc/gaia_1287-3349_2010_num_13_1_1544 Document généré le 14/09/2015

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Page 1: Achille Da Omero a Eschilo - Deschamps

Gaia : revue interdisciplinaire surla Grèce Archaïque

Achille d'Homère à Eschyle. Transposition d'un héros épique sur lascène tragiqueHélène Deschamps

Citer ce document / Cite this document :

Deschamps Hélène. Achille d'Homère à Eschyle. Transposition d'un héros épique sur la scène tragique. In: Gaia : revue

interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, numéro 13, 2010. pp. 177-204.

doi : 10.3406/gaia.2010.1544

http://www.persee.fr/doc/gaia_1287-3349_2010_num_13_1_1544

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AbstractAchilles from Homer to Aeschylus: transposition of an homeric hero on the tragic stageEven if Sophocles, in Antiquity, was known as the most Homeric of the Tragics, Aeschylus was notoutdone "who said that his tragedies were slices of Homers great feasts". Indeed, he wrote a wholetrilogy -the Myrmidons, the Nereids, and the Phrygians or Hector's Ransom- about the greatest hero ofthe Trojan war -Achilles- taking on the very plot of the Iliad. This article inquires into the similarities andthe differences between the trilogy and the Homeric intertext, by scanning the character of Achilles,especially considering his relationship with the army. It also analyses how and why the epic hero canbe adapted to the tragic stage. The first part deals with Achilles inactivity and silence. It compares thisdouble position with that of the Homeric hero in the embassy scene, with the Homeric silences and theother Aeschylean silences, in order to demonstrate that Aeschylus emphasizes Achilles'1 wrath todeconstruct the Homeric hero and to question the heroism of the epic. Indeed, he establishes Achillesas the opposite of both the warrior and the orator. Given this context, a reborn Achilles can only ariseas wholly tragic. The second part shows how the criticism of the hero by the army is even moreresentful than the scattered reproaches made in the Iliad. In the tragedy, the blame is collective andincreases until it becomes a stoning threat, which is no longer a mere Homeric image but a veryjustice-making ritual. So much that, from the Iliad to the Myrmidons, the emphasis shifts from τιμή toδίκη. The epic hero has to be degraded and threatened this way to regenerate in tragic drama; the epicheroism has to be kept at a distance so that it can eventually be renewed on the tragic stage through adramatization, intensified feelings and increased tension.

RésuméSi Sophocle était reconnu dans l'Antiquité comme le plus homérique des Tragiques, Eschyle n'était pasen reste « qui disait que ses tragédies étaient des tranches des grands festins d'Homère ». Il a en effetconsacré toute une trilogie - Les Myrmidons, Les Néréides et Les Phrygiens ou La rançon d'Hector - auplus grand héros de la guerre de Troie, Achille, en reprenant l'intrigue même de l'Iliade. L'article sepropose d'étudier les points de contact entre la trilogie et l'intertexte homérique, par le prisme dupersonnage d'Achille, dans ses relations avec l'armée, et d'analyser les moyens et les effets de latransposition du héros épique sur la scène tragique. La première partie est consacrée à l'immobilismeet au silence d'Achille. L'analyse comparative de cette double posture avec celle du héros homériquedans la scène de l'ambassade, les silences homériques et les autres silences eschyléens, prouvequ'Eschyle s'emploie à radicaliser la colère d'Achille pour déconstruire le héros homérique et remettreen cause l'héroïsme que propose l'épopée : il place Achille dans une attitude contraire à celle duguerrier comme à celle de l'orateur. C'est dans ce cadre que peut s'affirmer et naître un nouvel Achille,pleinement tragique. La deuxième partie montre comment la critique du héros par l'armée est bien plusvigoureuse que les quelques reproches qui lui sont faits dans l'Iliade. Dans la tragédie, la critiquedevient collective et va jusqu'à la menace de lapidation, qui n'est plus une simple image homériquemais devient un vrai rituel à fonction de justice ; si bien que de l'Iliade aux Myrmidons, on passe d'uneréflexion sur la τιμή à une réflexion sur la δίκη. Le héros épique doit donc être ainsi dégradé et menacépour pouvoir renaître au théâtre tragique ; l'héroïsme épique doit être mis à distance pour serenouveler sur la scène tragique par la théâtralisation de la mise en scène, l'exacerbation dessentiments et l'accroissement de la tension.

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Achille d'Homère à Eschyle

Transposition d'un héros épique sur

la scène tragique *

Hélène Deschamps Université Paris IV - Sorbonne

Dans l'Antiquité, Sophocle était reconnu comme le plus homérique des Tragiques : c'est l'avis du philosophe aristotélicien Polémon2. Eschyle n'était pourtant pas en reste, ος τας αυτού τραγωδίας τεμάχη είναι ελεγεν των Όμηρου μεγάλων δείπνων, «qui disait que ses tragédies étaient des tranches des grands festins d'Homère». Ce mot que nous transmet Athénée3 semble s'appliquer au mieux à la trilogie qu'Eschyle consacra à Achille, trilogie que Ε G. Welcker appelle « dramatische Ilias4» et H. W. Smyth « tragic Iliad5 ». C'est en effet la seule trilogie qui, à notre connaissance, mette en scène le plus grand héros de la guerre de Troie, en reprenant l'intrigue même de Ylliade.

1. Partie d'une thèse en cours sur les fragments d'Eschyle, menée sous la direction du professeur P. Demont. 2. Suidae Lexicon, s. ν. Πολέμων, éd. Adler Α., Stuttgart : Teubner, vol. IV, P-C, 1989 (lre éd. 1935) :

Έχαιρε δε Όμήρψ τε και Σοφοκλεΐ καΐ ί'σως εχειν έκάτερον αυτών σοφίας ελεγεν· ώστε και φάσκειν Όμηρον μεν Σοφοκλέα έπικόν, Σοφοκλέα δέ Όμηρον τραγικόν. Il aimait Homère et Sophocle et disait qu'ils avaient l'un et l'autre autant de sagesse ; au point de dire aussi qu'Homère était le Sophocle épique et Sophocle l'Homère tragique.

Diogène Laërce, Vie des Philosophes, IV, 20, 7, éd. Marcovich M., Stuttgart et Leipzig : Teubner, vol. I, livres I-X, 1999 = Radt (1977) T. 1 15, p. 75 : à propos de Polémon :

Ελεγεν ούν τον μεν Όμηρον έπικόν είναι Σοφοκλέα, <τόν> δέ Σοφοκλέα Όμηρον τραγικόν. Il disait donc qu'Homère était le Sophocle épique et Sophocle l'Homère tragique.

3. Athénée, Deipnosophistes, VIII, 347 e, éd. Kaibel G., Stuttgart : Teubner, 1985-1992 (lreéd. 1887-1890). 4. Welcker (1824) p. 415. 5. Smyth (1999) p. 422-423.

Gâta 13, 2010, p. 177-204. 177

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Cette trilogie fragmentaire, que les critiques s'accordent à appeler Achilléide, n'a pas d'autorité ancienne, mais l'authenticité des trois pièces qu'ils lui attribuent - Les Myrmidons, Les Néréides, et Les Phrygiens ou La Rançon d'Hector - est assurée à la fois par le Κατάλογος των Αισχύλου δραμάτων, «Catalogue des pièces d'Eschyle6», et par diverses sources qui en transmettent des fragments. La cohérence et la continuité des intrigues, ainsi que l'histoire de la critique, parlent en faveur de la trilogie ainsi reconstituée7.

Les trois pièces mettent en scène le personnage d'Achille et suivent le déroulement des événements tel qu'il est présenté dans VIliade :

Les Myrmidons mettent en scène les chants IX, XV-XVI et le début du chant XVIII de VIliade. Une ambassade est envoyée à Achille pour lui faire reprendre le combat (//. IX ; fr. 1 3 1-**1 32c Radt) ; ces fragments attestent aussi la colère persistante du héros et la déroute des Achéens (//. XI-XV) au point que la situation devient insoutenable et que les Troyens sont prêts à incendier les vaisseaux grecs (//. XV-XVI ; fr. 133-134 Radt) ; la pièce s'achève sur le désespoir d'Achille à la mort de Patrocle (//. XVIII ; fr. 135- 138 Radt) qui le pousse à reprendre le combat (fr. 140 Radt).

Les fragments des Néréides - quoique d'une aide médiocre - et l'iconographie assurent que la pièce devait repartir de la douleur d'Achille à la mort de Patrocle pour évoluer jusqu'à son ressentiment envers Hector et sa décision de reprendre le combat. Les temps forts de la pièce devaient être l'arrivée de Thétis et des Néréides apportant de nouvelles armes à Achille (fr. 150 Radt) et sa rencontre avec Hector (//. XVII-XXIII).

Le titre alternatif des Phrygiens, La Rançon d'Hector, indique que la pièce traitait de ce qu'Homère rapporte dans le dernier chant de VIliade (XXIV) : la rencontre entre Achille et Priam lorsque ce dernier se rend dans le camp grec pour supplier Achille de lui rendre le cadavre de son fils Hector.

Puisqu'Achille est à la fois le protagoniste de la trilogie d'Eschyle et de VIliade d'Homère, l'horizon d'attente des spectateurs de la tragédie est la référence épique. Je me propose donc d'étudier les points de contact entre les deux textes, par le prisme du personnage d'Achille, en particulier dans ses relations avec l'armée et dans Les Myrmidons puisque c'est la pièce qui nous a laissé le plus de fragments. Retrouver l'intertexte homérique, analyser les moyens et les effets de sa transposition sur la scène tragique devraient permettre de mieux saisir l'originalité de la trilogie d'Eschyle et la spécificité du genre qu'il pratique.

6. Radt (1985) T. 78, p. 58-59. 7. Pour la reconstruction de la trilogie, voir Croiset (1894), Schadewaldt (1936), Mette (1963), Di Benedetto (1967), Dôhle (1967), Taplin (1972), Moreau (1996), West (2000), De Dios (2008).

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Transposition d'un héros épique sur la scène tragique

Le personnage d'Achille que met en scène YAchilléide ne ressemble pas tout à fait au personnage homérique. Certes sa colère et son retrait du combat sont à l'origine d'une même situation de déroute pour les Achéens et d'une même action dramatique qui consiste dans l'envoi d'une ambassade pour le persuader d'abandonner son attitude. Mais son refus obstiné de combattre paraît intensifié dans la tragédie : il s'accompagne d'un silence pesant et provocateur, au point de provoquer une profonde critique du héros par l'armée qui va jusqu'à le menacer de lapidation.

Silence et immobilisme d'Achille dans les Myrmidons : déconstruction du personnage homérique

Tout d'abord l'attitude du héros face à l'armée - c'est-à-dire face au chœur de Myrmidons et face aux ambassadeurs qui lui sont envoyés8 - paraît radicalisée par rapport à l'épopée : Achille dans la tragédie est figé dans un immobilisme et un silence qui, dans un détournement de la scène de l'ambassade, aboutissent à la déconstruction du personnage homérique.

Immobilisme : témoignages

Dès l'ouverture de la pièce, dans les tétramètres anapestiques du fragment 131 Radt9, tirés de la parodos, l'attitude antihéroïque d'Achille est sensible et fait l'objet des récriminations du chœur.

τάδε μεν λεύσσεις, φαίδιμ' Άχιλλεϋ, 1 δοριλυμάντους Δαναών μόχθους ους συ προπίν[ων θάσσεις] εϊσω κλισίας[...] 4 Tu vois cela, illustre Achille, les souffrances des Danaens qui tombent sous la lance, à la santé desquels tu bois, toi, en restant assis dans ta tente [...]

8. Peut-être les hérauts Taltybios et Eurybatès (scholie à Prométhée enchaîné, v. 452), le précepteur Phénix (fr. **132b Radt), un autre intervenant (Ulysse, Phénix, Antiloque? fr.**l 32c Radt). 9. P. Oxy. 2163, IIe s. apr. J.-C, éd. Lobel E., The Oxyrhynchus Papyri, 18, Londres, 1941, p. 23 et suiv. (voir aussi Pack R. Α., The Greek and Latin Literary Texts from, Greco-Roman Egypt. Second and Enlarged Edition, Ann Arbor, 1965, p. 33, et Mertens Pack3 sur http :// www.papyrology.ox.ac.uk/) ; Harpocration, Lexicon in decem, oratores atticos, 259, 10, éd. DindorfW., Grôningen, 1853 ; Schol. Ar., Gre., 992, éd. Chantry M., Grôningen, 1999 ; Eustathe, Commentant adHomeri Odysseam, XXIII, 124, éd. StallbaumJ. G., Hildesheim, 1970.

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3. ους εϊσω Harp, «ubi lacunam post ους indicavit éd. pr., recte, ut e papyro apparet» Radt, ους συ προπίνεις Blomfield10, οΰς συ προπίνων θάσσεις ou μίμνεις Hermann11, οΰς συ προπίνων κείσαι Cantarella12, οΰς συ προπίνεις θάσσων Taplin13.

Le titre de la pièce invite évidemment à imaginer un chœur de Myrmidons, précisément la formation militaire commandée par Achille. Mais s'agit- il d'un conseil de vieillards comme dans les Perses selon une hypothèse de M. Croiset14 ou d'envoyés des Myrmidons comme le pense G. Hermann15 ? Il est difficile de préciser ; ce qui paraît sûr, c'est que le chœur est une expression de la volonté du peuple d'Achille. Dans le fragment 131 Radt, l'expression ε'ίσω κλισίας, assurée par le papyrus et par le commentaire d'Harpocration, signifie qu'Achille est sur scène « dans sa baraque ». Le terme désigne une construction en bois16 à l'intérieur de laquelle le héros s'est retranché. Elle n'était sans doute pas matériellement installée sur la scène mais simplement mentionnée au public qui devait, selon une convention usuelle, se figurer mentalement le décor et s'imaginer que la scène représentée en plein air se déroulait en fait en intérieur17. Emprunté au vocabulaire homérique, le mot κλισία évoque d'une part le lieu où s'enracine le conflit entre Achille et Agamemnon18 et d'autre part un lieu anti-héroïque pour qui y stationne longtemps. Dans le poème homérique, la κλισία est un lieu de passage pour les héros - lieu d'armement, de repos ou de restauration - bref un lieu où recouvrer l'énergie nécessaire au combat qui est toujours la fin visée ; mais ce n'est jamais le lieu où reste le guerrier19. Dans le fragment d'Eschyle, au contraire, le mot prend une couleur péjorative car il est privé de toute référence guerrière et associé à une attitude de passivité qu'exprime le verbe θάσσεις, «tu es assis». Le papyrus et les sources indirectes ne transmettent pas de verbe : il est

10. Blomfield C.J., Aeschyli Persae, Cambridge, 1814, p. XIV 11. Hermann (1833) p. 137. 12. Cantarella (1948) p. 99. 13. Taplin (1972) p. 66. 14. Croiset (1894) p. 154. 15. Hermann (1833) p. 139. 16. Taplin (1972) p. 66 et suiv. et Chantraine, DELG, s. v. 17. Taplin (1972) p. 66 et suiv., renvoyant aux Perses, v. 140 (les Anciens sont τόδ' ένεζόμενοι στέγος άρχαιον, «assis sous ce toit antique» c'est-à-dire dans leur salle du Conseil). Achille n'est donc pas sur le seuil de sa κλισία ni dans une «tente» comme l'ont pensé Croiset (1894) et Dôhle (1967), mais bien à l'intérieur de sa baraque. 18. Il revient de manière récurrente au chant I de V Iliade, notamment comme l'endroit d'où Agamemnon a enlevé Briséis : Homère, Iliade, I, v. 185, 322, 341, 391 ; et aussi IX, v. 107. 19. Voir l'exemple à cet égard paradigmatique d'Idoménée et Mérion dans Iliade, XIII, v. 240-273.

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Transposition d'un héros épique sur la scène tragique

le fruit des conjectures modernes. G. Hermann suggère θάσσεις, «tu es assis » ou μίμνεις, « tu restes », R. Cantarella préfère κείσαι, « tu es immobile, tu te trouves». Dans tous les cas, les philologues proposent un verbe d'état qui présente Achille dans une attitude figée et affirme son inaction, ce que confirme le fragment **132 a Radt 20, fr. 8, 1. 3-4, qu'il faut peut- être mettre également dans la bouche du chœur :

θ]άσσεις 3 ].ναναξΆχιλλεϋ 4 Tu es assis, Seigneur Achille

θάσσεις Lobel suivi par Mette, Taplin ; θάσσεις (ou τα]ράσσεις?) Goerschen21 ; ].ασσεισ Radt.

Les deux verbes du fragment 131, λεύσσω et θάσσεις, sont donc à comprendre dans un sens antithétique : alors qu'il voit les horreurs qui se déroulent sur le champ de bataille, Achille reste dans sa tente à attendre, sans agir, ce qui est contraire à Y ethos traditionnel du héros, censé acquérir sa renommée par les exploits qu'il accomplit sur le champ de bataille.

Cette attitude du héros trouve un écho dans l'iconographie. Des peintures sur vases de la première moitié du Ve siècle qui représentent une ambassade auprès d'Achille sont habituellement prises pour des représentations de la Πρεσβεία homérique du chant IX de VIliade. Or, il se peut qu'elles soient en réalité inspirées des Myrmidons d'Eschyle22. Elles forment en effet un groupe homogène d'un schéma nouveau. Nous ne connaissons que deux représentations de la Πρεσβεία antérieures au Ve siècle, et celles-ci ne figurent jamais l'ambassade auprès d'Achille mais des phases de l'histoire antérieures à l'arrivée des ambassadeurs : il s'agit tantôt du choix de l'ambassade par Nestor, tantôt des trois ambassadeurs en route vers Achille. Ce sont les plus anciennes illustrations de VIliade ; toutes les autres sont postérieures à 500 av. J.-C. et représentent véritablement l'ambassade auprès du Péléide. L'action se situe alors à l'intérieur de la baraque d'Achille, et cet Achille est figuré par un type caractéristique qui ne correspond pas à la description d'Homère : il est enveloppé dans son manteau, le regard tourné vers le sol, dans une attitude de rébellion. Le lieu de la scène et la posture du héros suggèrent un autre modèle que l'Iliade, peut-être les Myrmidons d'Eschyle.

20. P. Oxy. 2163, fr. 2-9, IIe s. ap. J.-C, éd. Lobel E., The Oxyrhynchus Papyri, 18, Londres, 1941, p. 23 et suiv. (voir aussi Pack R. Α., The Greek and Latin Literary Texts from Greco- Roman Egypt. Second and Enlarged Edition, Ann Arbor, 1965, p. 33, et Mertens Pack3 sur http ://www.papyrology.ox.ac.uk/). 21. Goerschen (1950) p. 180. 22. Dôhle (1967) et Kossatz-Deissmann (1981), I, 1, p. 113-114.

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Silence : témoignages

A cet immobilisme s'ajoute le silence obstiné du personnage, ce qui vaut à Eschyle d'être raillé, par la bouche d'Euripide, dans les Grenouilles d'Aristophane :

ΕΥ. Πρώτιστα μέν γαρ ενα τιν' άν καθίσεν έγκαλύψας, Αχιλλέα τιν' η Νιόβη ν, το πρόσωπον ουχί δεικνύς, πρόσχημα της τραγωδίας, γρύζοντας ουδέ τουτί.

ΔΙ. Μα τον Δί' οΰ δήθα. ΕΥ. Ό δέ χορός γ' ήρειδεν όρμαθούς αν

μελών εφεξής τέτταρας ξυνεχώς άν· οι δ' έσίγων23.

Eur. Tout d'abord, en effet, il faisait asseoir un personnage quelconque, un seul, qu'il voilait, un Achille ou une Niobé, sans montrer leur visage, figurants de tragédie, qui ne murmuraient même pas... ça.

Dio. Non par Zeus, assurément pas du tout. Eur. Et le chœur appuyait chaque fois quatre séries de chants de suite sans

interruption. Mais eux, ils se taisaient.

L'attention se focalise ensuite sur le moment attendu de la rupture du silence :

ΔΙ. (...) Τί δέ ταΰτ' εδρασ' ό δείνα; ΕΥ. Ύπ' αλαζονείας, ϊν' ό θεατής προσδοκών καθήτο, όπόθ' ή Νιόβη τι φθέγξεται· [...]24

Dio. Et pourquoi est-ce qu'il faisait ça celui-là ? Eur. Par fanfaronade, pour que le spectateur reste assis à se demander quand

sa Niobé dira quelque chose.

jusqu'au moment où :

EY. [...] ρήματ' dv βόεια δώδεκα ειπεν [...]25

Eur. il disait une douzaine de mots gros comme des bœufs

Des scholies à ce passage expliquent que, chez Eschyle, Achille demeurait longtemps assis sur scène muré dans le silence mais elles attribuent le silence d'Achille tantôt aux Phrygiens tantôt aux Myrmidons26. En outre,

23. Aristophane, Grenouilles, y. 911-915. 24. Aristophane, Grenouilles, v. 918-920. 25. Aristophane, Grenouilles, v. 924. 26. Chantry M., Scholia in Aristophanem pars III ; Scholia in Thesmophoriazusas, Ranas, Ecclesiazusas et Plutum ; fasc. la continens scholia vetera in Aristophanis Ranas, Groningen, 1999:

ό Άχιλλεύς καθήμενος έστι και ούκ άποκρινόμενος παρ' Αίσχύλω, έν δράματι έπιγραφομένω ΦρυξΙν ή Έκτορος Λύτροις. Ουδέν δε ό Αχιλλεύς φθέγγεται. Άλλως· εικός τον έν τοις ΦρυξΙν Αχιλλέα ή Έκτορος Λύτροις, ή τον έν Μυρμιδόσιν ος μέχρι τριών ήμερων ουδέν φθέγγεταί.

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Transposition d'un héros épique sur la scène tragique

la seconde scholie applique à Achille ce qui, dans la Vie d'Eschyle, est dit de Niobé27. Ces imprécisions ont conduit les savants à contester leur validité28. Il en va d'ailleurs semblablement pour deux scholies à Prométhée enchaîné, qui ont aussi été invoquées à l'appui de la thèse d'un silence d'Achille dans les Myrmidons mais qui sont également problématiques29. Sans entrer dans ces détails, il suffit d'en revenir au texte d'Aristophane dont une analyse précise prouve que c'est bien aux Myrmidons et non aux Phrygiens que fait référence le poète comique30. Tout d'abord, le témoignage d'Aristophane nous apprend que Niobé et Achille sont assis en silence au début de chaque pièce et que c'est le chœur qui dit les premiers mots ; or, la Vie nous informe de façon certaine que les Phrygiens s'ouvraient sur un prologue, bref dialogue entre Achille et Hermès, précédant l'entrée du chœur31. Ensuite, Aristophane évoque un Achille qui rompt son silence avec grandiloquence, ce qui convient mal à la situation des Phrygiens, où l'on attend plutôt des mots de compassion pour Priam. On sait par contre que c'est des Myrmidons que vient le néologisme ξουθός ίππαλεκτρυών, «fauve cheval-coq»32 qui pourrait bien faire partie des ρήματα βόεια, «mots gros comme des bœufs», évoqués par la comédie. Enfin, les Myrmidons sont abondamment cités par Aristophane, dans les Grenouilles, les Oiseaux, la Paix, Y Assemblée des femmes, alors

Achille demeure assis, sans répondre, chez Eschyle, dans le drame intitulé Les Phrygiens ou la rançon d'Hector. Et Achille ne dit rien. Selon une autre interprétation : c'est vraisemblablement l'Achille des Phrygiens ou la rançon d'Hector, ou celui des Myrmidons qui pendant trois jours ne dit rien.

27. Vie d'Eschyle, § 5, éd. Mazon (1931) p. XXXIII : Έν μεν γαρ xf| Νιόβη εως τρίτης ημέρας έπικαθημένη τω τάφφ των παίδων ουδέν φθέγγεται έγκεκαλυμμένη· έν τε τοις Έκτορος Λύτροις Αχιλλεύς ομοίως έγκεκαλυμμένος ού φθέγγεται, πλην έν άρχαΐς ολίγα προς Έρμην αμοιβαία. En effet dans Niobé, jusqu'au troisième jour, assise sur le tombeau de ses enfants, elle ne dit pas un seul mot, enveloppée dans des voiles ; et dans la Rançon d'Hector, Achille, pareillement, enveloppé dans des voiles, ne dit rien, si ce n'est au début, quelques mots en réponse à Hermès.

28. Hermann (1828) p. 42 et Wecklein (1891) p. 344 ont ainsi pensé que la référence aux Myrmidons dans la scholie était un αύτοσχεδίασμα d'un Byzantin. 29. Il paraît maintenant assuré que la scholie à Prométhée enchaîné, v. 440 ne fait pas référence à la pièce d'Eschyle mais à VIliade d'Homère : voir Herington (1972). Quant à la scholie du v. 435, elle nous plonge dans l'embarras en évoquant un silence d'Achille qu'elle attribue, manifestement à tort, aux Phrygiens de Sophocle pour illustrer l'usage du silence par arrogance. Si la référence est erronée et qu'il faille comprendre les Phrygiens d'Eschyle, reste que ce n'est précisément pas dans les Phrygiens, mais dans les Myrmidons qu'Achille garde le silence par arrogance, en signe de rébellion. 30. Voir notamment Taplin (1972). 31. Voir note 27. 32. Fr. 133 Radt.

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que les Phrygiens ne sont nulle part cités ni parodiés dans les comédies conservées33. Outre les scholies douteuses et le texte d'Aristophane, le silence d'Achille dans les Myrmidons est confirmé par le fragment papyrologique **132 b Radt34, qui a toutes les chances d'appartenir aux Myrmidons35, et où Achille, s'adressant à Phénix, affirme v. 8-9 :

πάλ]αι σιωπώ κούδΙέν [.]στ.μ[ ]άντέλεξα.

depuis longtemps je me tais et n'ai rien [. . .] répondu [. . .]

8 sq. κούδ' έπ[ί]σταμ[αιπόσοις ουκ] ? Bartoletti, κούδέν [ά]ντ [α]μ[είβομαι ούδ'] Mette36 9 τ[όν] άξιώτ[ατον (βροχών?) Bartoletti, κ[ατ]αξιώ τ[ό νυν Mette37, δώρα τ' ]άξιώτ[ατα Goerschen38

Quant à l'iconographie, évoquée précédemment, si elle ne peut témoigner directement du silence d'Achille dans les Myrmidons, elle peut du moins le laisser présager par la posture dans laquelle est représenté le héros, posture qui va assurément à Γ encontre de toute communication.

La double posture immobile et silencieuse d'Achille dans les Myrmidons est donc assurée. Il semble possible d'en dégager la portée par comparaison avec la scène homérique de l'ambassade et avec les silences des personnages homériques.

Analyse de cette double posture : comparaison avec la scène de l'ambassade et avec les silences homériques

Eschyle s'est peut-être directement inspiré pour cette mise en scène d'Achille dans les Myrmidons de l'arrivée de l'ambassade auprès d'Achille au chant IX de Ylliade, scène dont il paraît avoir pris l'exact contre-pied. Lorsque Phénix, Ajax et Ulysse arrivent auprès du Péléide dans l'épopée,

33. Fr. 131, 132, 133, 134, 138, 139, 140 Radt. 34. P.S.I. 1472, éd. Bartoletti V., «Un fragment dei "Myrmidones" di Eschilo», ASPap, 1,1966, p. 121-123. P. Oxy. 2163 fr. 11, éd. Lobel E. 35. H. J. Mette ne l'inclut pas dans son édition mais le fait paraître dans son article «Nachtrag zu Fragmente der Tragôdien des Aischylos», Lustrum, 13, 1963, p. 517-518 ; S. Radt le classe parmi les fragments des Myrmidons en le faisant précéder de deux astérisques qui indiquent que l'attribution à Eschyle est conjecturale. 36. Mette H. J., «Nachtrag zu Fragmente der Tragôdien des Aischylos», Lustrum, 13, 1968, p. 518. 37. Idem,. 38. Goerschen (1950) p. 179-181.

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ils le trouvent dans la posture du poète, en train de jouer de la phorminx et de chanter les κλέα ανδρών, «exploits des héros39» ; tandis que :

Πάτροκλος δε οι οίος ενάντιος ή στο σιωπή, δέγμενος Αίακίδην, οπότε λήξειεν άείδων. Τώ δέ βάτην προτέρω, ήγειτο δε δίος 'Οδυσσεύς, σταν δέ πρόσθ' αύτοΐο· ταφών δ' άνόρουσεν Άχιλλεύς αύτη συν φόρμιγγι, λιπών εδος ένθα θάασεν· ώς δ' αυτως Πάτροκλος, έπει 'ίδε φώτας, ανέστη40.

Patrocle, seul, en face de lui, était assis, en silence, attendant le moment où l'Eacide s'arrêterait de chanter. Ils s'avancèrent tous deux, en tête le divin Ulysse, et s'arrêtèrent devant Achille. Stupéfait, Achille se leva d'un bond, avec sa phorminx, quittant le siège où il était assis. De même Patrocle, à la vue des héros, se leva.

L'Achille d'Homère se levait d'un bond à l'arrivée des ambassadeurs : c'est ce qu'indiquent le préverbe άνα-41 et le thème d'aoriste. Il les saluait ensuite comme des φίλοι άνδρες - et même Αχαιών φιλτάτω, «les deux plus chers des Achéens» pour Ulysse et Ajax - et les accueillait, selon les règles de l'hospitalité, par un siège et des offrandes de vin et de nourriture42. Eschyle, en revanche, a transposé l'attitude silencieuse de Patrocle à Achille et a maintenu la posture assise du héros : il en a fait un personnage immobile et muet. C'est encore un vers du chant IX qui révèle, par contraste, le sens de cette posture : Phénix rappelle à Achille pourquoi il l'a accompagné à Troie à la demande de Pelée :

Τουνεκα με προέηκε διδασκέμεναι τάδε πάντα, μύθων τε ρητήρ' εμεναι πρηκτήρά τε έργων43. C'est pour tout cela qu'il m'a envoyé : pour que je t'apprenne à être un bon diseur d'avis et un bon faiseur d'exploits.

En restant assis et silencieux, l'Achille des Myrmidons adopte une posture contraire à la fois à celle du guerrier qui se lève pour aller au combat44 - qui plus est, traditionnellement, «à grands pas», avec une démarche

39. Homère, Iliade, IX, v. 186-189. 40. Homère, Iliade, IX, v. 190-195. 41 . Comme préposition, « άνά présente des emplois issus de la notion de "bas en haut" », «employé seul et accentué, άνα adverbial chez Horn, signifie "debout!"» Chantraine, DELG. 42. Homère, Iliade, IX, v. 193 et suiv. 43. Homère, Iliade, IX, v. 442-443. 44. «Faire lever d'auprès de ses nefs le Péléide aux pieds rapides» est l'enjeu du combat d'Hector en Iliade, VIII, v. 474, le but de l'ambassade auprès d'Achille en Iliade, IX, v. 247, et la volonté finalement réalisée d'Héra en Iliade, XVIII, v. 357-358 : c'est presque tout l'objectif de Ylliade. Voir Frontisi-Ducroux (1986) p. 65-66 et n. 248.

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énergique signe de puissance et de gloire45 - et à celle de l'orateur qui se lève pour prendre la parole : il n'est ni «bon faiseur d'exploits» ni «bon diseur d'avis» et semble ainsi privé de toute forme d'héroïsme. Rester assis en silence, c'est refuser de combattre, c'est rejeter l'action et s'installer dans le spectacle46. Il suffit pour s'en convaincre de se rappeler la trêve entre Achéens et Troyens qu'Iris décrit à Hélène :

Οι δη νυν εαται σιγή, πόλεμος δέ πέπαυται47. Les voilà maintenant assis en silence ; la bataille est finie.

En détournant la scène de l'ambassade homérique et le code gestuel, Eschyle semble donc déconstruire le héros homérique et remettre en cause l'héroïsme que propose l'épopée.

Pourtant, Eschyle a peut-être détourné aussi le sens de cette posture. Chez Homère, en effet, la posture assise est signe d'humilité : Achille est assis au chant IX lorsque viennent à lui les ambassadeurs parce qu'il est soumis à Agamemnon, il reste assis en face des nefs au chant XIX pour pleurer son ami Patrocle48. Qu'elle soit signe de soumission ou forme ritualisée de la déploration49, la posture assise est un signe d'humilité, d'abaissement du sujet50. A cet égard, elle est comparable à la posture agenouillée qui entre dans le rituel de la supplication. Mais dans la tragédie, elle semble devenir une forme d'affirmation de soi, un signe de défiance et de rébellion.

Dans la même perspective, il faut se demander si le silence d'Achille est tout à fait comparable aux silences homériques et s'il a chez le poète tragique la même valeur et la même fonction que chez le poète épique.

Eustathe nous apprend qu'Eschyle aurait trouvé le modèle de ses personnages voilés et silencieux dans les poèmes homériques. Il renvoie à Ylliade, où Priam, au milieu de ses fils, s'enroule dans son manteau pour pleurer Hector51 et à Y Odyssée, lorsqu'Ulysse attend de se faire reconnaître

45. Voir Bremmer (1991) p. 16-17 : Paris, //., III, v. 22 ; Ajax, //., VII, v. 211-213, XIII, v. 809, XV, v. 676, 686 ; Hector, //., XV, v. 306-307 ; Glaucos, //., XVI, v. 534 ; le dernier regard jeté sur Achille, dans V Odyssée, XI, v. 539, nous le montre dans toute sa gloire : son âme s'en retourne « à grands pas ». 46. Frontisi-Ducroux (1986) p. 65-66. 47. Homère, Iliade, III, v. 134. 48. Homère, Iliade, IX, v. 1 86 et suiv. ; XIX, v. 344. 49. C'est aussi la posture adoptée par Priam et ses fils pour pleurer Hector : Homère, Iliade, ΧΧΓνζ v. 161. 50. Bremmer (1991) p. 25-26. 51. Homère, Iliade, XXIV, v. 162-163 :

[...] ό δ' εν μέσσοισι γεραιός έντυπας έν χλαίνη κεκαλυμμένος

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par son épouse, Pénélope, qui garde le silence52. Par ailleurs, à propos du silence des hérauts envoyés à Achille pour récupérer Briséis au chant I de Ylliade, Eustathe énumère plusieurs causes du silence des personnages homériques :

Εύρήσεις δέ καΐ άλλα πρόσωπα σιωπώντα παρά τω ποιητή, τα μεν δια φόβον, τα δέ δια πένθος ή δια θάμβος, ώς καΐ ή Βρισηίς ενταύθα θαμβουμένη σιγά53. On trouve encore d'autres personnages qui se taisent chez le poète, les uns par crainte, les autres par douleur ou par stupéfaction ; par exemple, Briséis aussi à ce moment-là se tait parce qu'elle est stupéfaite.

D'après lui, les personnages homériques se taisent par crainte (φόβος), par douleur (πένθος) ou bien par stupéfaction (θάμβος). Mais dans la majorité des cas, c'est en effet à la crainte qu'est dû le silence54 : crainte de Chrysès face à Agamemnon (//., Ι, ν. 33), crainte des hérauts envoyés à Achille pour reprendre Briséis (//., I, v. 331), crainte d'Héra face à Zeus (//., I, v. 568-569), crainte d'Hélène face à Aphrodite (//., III, v. 418-420), crainte des deux armées face à Hector qui propose de régler le conflit par un duel (//., VII, v. 92-93), crainte et silence sont encore liés en //., VII, v. 195-196. Dans ces exemples, le silence est subi, il est l'expression d'une contrainte exercée par un autre personnage plus puissant. Dans la perspective agonistique de Ylliade, il est l'expression d'un rapport de forces et le signe de la défaite55.

[...] et au milieu d'eux le vieillard s'enroulant dans son manteau est parfaitement enveloppé.

Commentaire d'Eustathe ad //. XXIV, 163 (éd. Van der Valk, Leiden, New York, vol. IV, 1987) :

[...] όπερ και Αισχύλος μιμησάμενος την τε Νιόβην και άλλα πρόσωπα ομοίως έσχημάτισε [...] C'est précisément ce qu'Eschyle aussi a imité : il a représenté Niobé et d'autres personnages de la même façon.

52. Homère, Odyssée, XXIII, v. 93 : ή δ' άνεω δήν ήστο· τάφος δέ οι ήτορ ΐκανεν- Mais elle restait longtemps silencieuse ; une stupeur avait pénétré son cœur.

Commentaire d'Eustathe ad Od. XXIII, 115 (éd. Stallbaum, Hildesheim, New York, 1970, lre éd. 1825):

[...] Και γαρ τοι παρά Αίσχύλω κάθηνταί ποθ πρόσωπα σιωπώντα έφ' ίκανόν κατά σχήμα ή πένθους ή θαυμασμού ή τίνος έτεροίου πάθους [...] [...] Chez Eschyle aussi, en effet, des personnages sont assis et gardent le silence assez longtemps avec gravité par douleur, par étonnement, ou par quelque autre affection.

5 3 . Ad //. I, v. 3 3 2 , éd. Van der Valk, Leiden : Ε. J. Brill, vol. I, 1 97 1 . 54. Montiglio (1993), p. 162 et n. 4. 55. Montiglio (1993). Il en va bien sûr différemment dans Y Odyssée, qui n'est pas la source d'inspiration de notre poète pour sa trilogie. Ainsi, le silence d'Ajax face à Ulysse {Od., v. 541 et suiv. et v. 563-564), irrité de ce que ce dernier a reçu à sa place les armes du défunt Achille, exprime la colère et est révélateur d'un χόλος (l'âme d'Ajax est dite κεχολωμένη

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II me semble qu'il en va différemment dans le cas de la tragédie d'Eschyle. Je ne crois pas que le silence d'Achille dans les Myrmidons soit dû à la crainte ni qu'il soit le signe d'une défaite. Ce silence doit être distingué du silence de personnages tels que les gardes, serviteurs ou servantes, silence normal auquel personne ne prête attention, et du silence des κωφά πρόσωπα, «personnages muets» par nécessité, du fait de la limitation du nombre des acteurs. Le silence d'Achille, au contraire, est le silence d'un personnage principal, sur lequel est centrée toute l'attention, et ce silence n'est pas le fruit de quelque contrainte structurelle ou économique pesant sur l'auteur mais une technique dramatique choisie et maîtrisée56. Il fait ainsi partie de ce qu'O. Taplin appelle les «silences eschyléens» qui se caractérisent par leur mise en évidence et par leur signification, par opposition aux « silences chez Eschyle » caractérisés par leur neutralité, tant du point de vue dramatique que du point de vue du sens57. Aussi le silence remarquable d'Achille est-il comparable à celui d'autres personnages eschyléens, au premier rang desquels Prométhée58, qui se tait δι' αύθάδειαν, «par arrogance», bien que le personnage s'en défende lorsqu'il cherche à s'en justifier auprès du chœur après le premier stasimon :

μη tOL χλιδτ) δοκείτε μηδ' αύθαδία σιγαν με59. ne croyez pas que c'est par orgueil ou par arrogance que je me tais.

Il est clair que le silence de Prométhée, malgré ce qu'il en dit, manifeste sa colère60 et sert donc à caractériser le personnage comme un révolté. D'un point de vue dramatique, le silence sert à mettre en scène la parole à venir du Titan, parole qui se déploie dans les deux grandes tirades sur les inventions qu'il a apportées aux hommes61· Le même type de silence est particulièrement remarquable dans Agamemnon où Cassandre reste immobile et muette sur le char qui l'a amenée avec Agamemnon pendant la scène d'accueil du roi par le choeur, pendant la longue scène de débat entre Agamemnon et Clytemnestre qui orchestre un accueil à l'orientale, et encore pendant le chant du chœur qui suit (3 e stasimon). Alors qu'elle

v. 544) dont Sophocle a su exploiter les virtualités. Sur ce silence d'Ajax, voir Du Sublime (éd. G. P. Goold, transi. W. H. Fyfe et W. R. Roberts, 1991 ; lre éd. 1927, Loeb Classical Library), IX, 2. 56. Voir Aélion (1983-1984) p. 31-32. 57. Taplin (1972) p. 57-97. 58. Si l'on veut bien considérer que la pièce est d'Eschyle. 59. Prométhée enchaîné, v. 436-437. 60. Aélion (1983-1984) p. 39 ; scholie v. 440. 61. Prométhée enchaîné, v. 442-471 et 476-506.

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est entrée à la fin du 2e stasimon en même temps qu'Agamemnon v. 782, elle ne rompt son pesant silence qu'au vers 1072, après des demandes répétées de Clytemnestre et du chœur. A nouveau le silence est interprété, par Clytemnestre en particulier, comme une forme de rébellion et d'insoumission62. Et à nouveau, il sert à mettre en scène la parole de Cassandre :

Soudain, une fois que Clytemnestre est rentrée dans le palais et que Cassandre est restée seule avec le chœur, le silence est rompu par un long cri inarticulé de souffrance et de terreur, auquel vont succéder sans répit révélations, visions et prophéties. Ce personnage si longtemps silencieux va répandre un flot de paroles, chantées ou dites, où s'enchaînent et se mêlent les crimes passés et les malheurs à venir. L'intensité dramatique de l'épisode de Cassandre s'impose avec plus de puissance encore grâce au silence qui l'a précédé63.

Le silence prépare à une parole spectaculaire, prophétique et tragique : dans la série de ses visions, Cassandre anticipe et s'approprie sa propre mort. Comme Prométhée sur son rocher au bout du monde et Cassandre captive étrangère sur son char, Achille apparaît, dans les Myrmidons, figé dans l'immobilité et la solitude de sa tente : tous sont en quelque manière exclus de la société et vivent leur exclusion sur le mode de la révolte. Pour Prométhée et Cassandre, le silence révolté a pour fonction de mettre en scène une parole détentrice de vérité, une parole qui donne le sens. Il est difficile de savoir si le silence d'Achille préparait de la même façon à une parole révélatrice, du moins devait-il servir à lui donner du poids et de l'intensité. C'est aussi ce que suggère la comédie d'Aristophane lorsque, se focalisant sur le moment où les personnages rompent leur silence, elle évoque les néologismes pompeux d'Eschyle qui rendaient cette rupture mémorable64. On est loin ici des silences homériques dus à la crainte et «marque(s) d'infériorité pour ceux qui s'essaient à l'agôn verbal65». Je ne vois pas chez Homère de silence comparable. Dans l'épopée, le silence n'est pas dû à la colère : la colère ne fait pas partie de la liste que dresse Eustathe des causes du silence des personnages homériques ; et l'exemple retenu par Silvia Montiglio me paraît contestable66. Il s'agit de la différence de réaction entre Athéna et Héra à un ordre de Zeus qui leur déplaît :

62. C'est le sens de la métaphore du joug animal v. 1066 et suiv. 63. Aélion (1983-1984) p. 40. 64. Aristophane, Grenouilles, v. 924, voir ci-dessus. Il est vraisemblable que les néologismes «lourds comme des bœufs» devaient appartenir à Achille plutôt qu'à Niobé. Voir Taplin (1972) p. 60. 65. Montiglio (1993) p. 167. 66. Montiglio (1993) p. 162 n. 4.

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ήτοι Άθηναίη άκέων ήν ουδέ τι είπε σκυζομένη Διί πατρί, χόλος δε μιν άγριος ήρει· Ήρτ] δ' ουκ εχαδε στήθος χόλον, άλλα προσηύδα67·

Le comportement des deux déesses est opposé et le participe σκυζομένη me semble devoir être compris dans un sens adversatif et non causal :

en vérité, Athéna était silencieuse et ne disait pas un mot, bien qu'elle fût irritée contre Zeus père et qu'une colère sauvage l'eût saisie. Mais Héra ne pouvait en sa poitrine contenir sa colère, au contraire elle dit [. . .]

Athéna retient sa colère et garde donc le silence, elle se soumet au roi des dieux ; alors qu'Héra ne peut contenir sa colère et ne peut donc garder le silence. Le silence est donc à nouveau signe de soumission à plus puissant que soi et non signe de rébellion. D'autre part, dans l'épopée toujours, il n'y a pas de mise en scène de la parole par le silence : différer sa prise de parole ne témoigne pas d'une habileté rhétorique reconnue mais d'un état de folie avéré68.

L'intensification et la mise en scène théâtrale de la colère d'Achille dans les Myrmidons amplifient la situation de crise au point de présenter le personnage comme un anti-héros. Connu avant tout comme « le meilleur des Achéens69», le guerrier par excellence, Achille refuse catégoriquement de combattre, se mure dans sa baraque et se fige dans l'immobilité. Alors que la gloire épique se conquiert par l'action guerrière et par la parole habile, l'attitude d'Achille est faite toute de passivité et de silence. On ne saurait mieux théâtraliser la déconstruction du héros homérique. Pourtant, si l'immobilité et le silence sont bien de nature anti-héroïque chez Homère, ils semblent avoir modifié les rapports de force dans la tragédie : l'immobilité est devenue signe de rébellion et le silence signe de puissance ; tous deux préparent à la naissance du héros tragique.

67. Homère, Iliade, IV, v. 22-24 = VIII, v. 459-461. 68. Voir Montiglio (1993) p. 178 et suiv. où elle analyse la comparaison par Anténor de l'éloquence d'Ulysse et de l'éloquence de Ménélas (Homère, Iliade, III, v. 213-223) pour montrer que l'idéal oratoire implique non une mise en scène de la parole par le silence mais «la rapidité d'une émission de paroles claires, denses, abondantes, ininterrompues» p. 181. Pour une analyse rhétorique du passage, voir Létoublon (1994), not. p. 40 qui voit en Ménélas «le bon orateur, clair et concis, attaché à l'exposé des faits et ne se laissant pas déborder par le verbe» et en Ulysse «l'orateur de génie, qui a besoin d'un moment de concentration, de piètre apparence avant de parler, dont l'art ne se laisse pas saisir par la raison». Quelle que soit l'interprétation du passage, force est de reconnaître qu'Ulysse, avant de prendre la parole, a l'air d'un idiot complet : les yeux baissés vers le sol, sans agiter son bâton d'orateur, il garde le silence trop longtemps. 69. άριστος των Αχαιών : Homère, Iliade, I, v. 412 ; voir Nagy (1994).

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Critique du héros et menace de lapidation : une politisation de la geste d'Achille

La mise en scène d'un nouvel Achille doit en passer par la négation du héros homérique avant que ne s'affirme le héros tragique. Mais cette affirmation se fait dans le cadre, non du conflit avec Agamemnon, qui est antérieur à l'action de la pièce, mais d'une violente opposition à l'armée et de la mise en scène d'un nouveau type d'affrontement qui s'exprime à travers la reprise et la distorsion de scènes homériques.

L'élévation d'une voix collective contre Achille

L'attitude anti-héroïque d'Achille suscite l'indignation de l'armée, sensible dès le début des Myrmidons :

τάδε μέν λεύσσεις, ψαίδιμ' Αχιλλεΰ, 1 δοριλυμάντους Δαναών μόχθους οΰς συ προπίν[ων θάσσεις] ε'ίσω κλισίας[...]70 4

Tu vois cela, illustre Achille, les souffrances des Danaens qui tombent sous la lance, à la santé desquels tu bois, toi, en restant assis dans ta tente [...]

Le premier vers est un rappel homérique qui exprime la portée de l'opposition naissante entre le héros et ses sujets Myrmidons. Eustathe nous apprend que :

xô δέ 'χαύχά γε λεΰσσε, πάτερ φίλε' μεταλαβών Αισχύλος εφη το 'τάδε - Αχιλλεΰ', δ κείται παρά τω κωμικψ.71

Le «ταύτα γε λεύσσε, πάτερ φίλε» Eschyle le prend et le change en «τάδε - Άχιλλεύ », ce qui se trouve chez le comique (c'est-à-dire chez Aristophane, Grenouilles, v. 992).

L'expression vient du chant XXIII de Y Odyssée. Alors qu'Ulysse, déguisé en mendiant, s'est fait reconnaître de son fils Télémaque, Pénélope, elle, n'arrive toujours pas à reconnaître son mari dans l'homme qui se tient en haillons devant elle. Comme Ulysse propose à son fils de tenir conseil pour débattre du meilleur parti à prendre, c'est en ces termes que Télémaque s'adresse, plein de respect, à son père, en le regardant dans les yeux :

Αυτός ταΰτά γε λεΰσσε, πάτερ φίλε72. C'est à toi-même de veiller à cela, père chéri.

70. Fr. 131 Radt : déjà cité avec apparat critique p. 179-180. 71. Eustathe, Eustathii commentarii ad Homeri Odysseam, Leipzig, 1825, réimpr. Hildes- heim, Olms, 1960. Commentaire à Odyssée, XXIII, v. 124. 72. Homère, Odyssée, ΧΧΠΙ, v. 124.

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En dépit de l'effet d'écho, les différences sont grandes entre les deux citations. La transformation eschyléenne fait passer d'un rythme dactylique (un spondée suivi de trois dactyles chez Homère) à un rythme anapestique qui donne le ton de la tirade à venir, un ton vif et même accusateur, si bien que d'un vers respectueux, adressé par un fils à son père dont il reconnaît pleinement la sagesse, Eschyle fait un vers dénonciateur par lequel un peuple se rebelle contre l'attitude de son chef. Le déplacement se fait d'un vers qui dit la soumission et l'obéissance à l'autorité paternelle à un vers qui porte en germe une révolte contre l'autorité royale.

Ce premier vers est aussi un écho du discours de Phénix dans la πρεσβεία homérique :

El μέν δη νόστόν γε μετά φρεσί, φαίδιμ' Άχιλλεΰ βάλλεαι, ουδέ τι πάμπαν άμύνειν νηυσί θοτίσι πυρ έθέλεις άίδηλον73 [...] Si vraiment c'est un retour que tu te mets en tête, illustre Achille, et qu'à tout prix tu te refuses à écarter de nos nefs rapides un feu destructeur [...]

Le signe en est l'apostrophe φαίδιμ' Άχιλλευ, chaque fois mise en valeur en fin de vers, par un hommage qui est aussi une mise à distance. Cette expression est, en effet, un moyen de souligner les différences car, si, dans Y Iliade, c'est Phénix, le précepteur d'Achille, qui admoneste son élève, dans la tragédie, c'est son peuple qui lui fait reproche de demeurer en retrait du combat : il ne s'agit plus de conseiller un élève mais de dénoncer l'attitude d'un roi, de sorte que le déplacement dans la sphère politique est immédiatement sensible. La dénonciation est d'autant plus vive que l'adresse respectueuse, qui associe au vocatif du nom un adjectif aux connotations de lumière servant habituellement à dire l'éclat des guerriers illustres de Ylliade™, est employée presque par antiphrase dans la tragédie. Eschyle ici ne propose pas un idéal héroïque mais un questionnement politique.

Dans Y Iliade, la querelle oppose Achille à Agamemnon et non à la communauté de l'armée. Il est bien des héros, certes, pour lui adresser des reproches. Ajax, par exemple, après l'échec des discours d'Ulysse et de Phénix à persuader Achille de revenir au combat dans la scène de l'ambassade, renonce à faire de même et se contente d'un discours de blâme, dénonçant le manque de pitié d'Achille, qui lui fait oublier les règles de

73. Homère, Iliade, IX, v. 434-436. 74. L'adjectif, clairement laudatif, est appliqué dans Ylliade à Achille (IX, v. 434 ; XXI, v. 160, 583 ; XXII, v. 216 ; voir aussi Odyssée, XXIV, v. 76), à Ajax (V, 617 ; VII, 187 ; XI, 496 ; XV, 419 ; XVII, 284 ; XXIII, 779) et surtout à Hector (IV, 505 ; VI, 466, 472, 494 ; VII, 1, 90 ; VTIL 489 ; XII, 290, 462 ; XIII, 823 ; XIV, 388, 390, 402 ; XV, 65, 231 ; XVI, 577, 588, 649, 727, 760, 858 ; XVII, 316, 483, 754 ; XVIII, 155, 175 ; XX, 364 ; XXI, 5 ; XXII, 274).

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la φιλότης, «amitié», et son courroux sans fin75. C'est ensuite Diomède qui, au retour de l'ambassade, critique l'orgueil d'Achille76. Les reproches émanent donc généralement d'individus particuliers, et non d'une collectivité. Un seul exemple diffère : c'est le cas où l'ensemble des Myrmidons adressaient des critiques à Achille ; et c'est Achille lui-même qui le rappelle au moment de les exhorter au combat. Mais même alors, il ne s'agissait que de reprocher à Achille son κακός χόλος, sa «méchante colère»77. Eschyle a pu s'inspirer de ce passage lorsqu'il fait du chœur une voix collective de contestation. Mais il amplifie et modifie la perspective homérique dans le même temps : il fait de la critique une critique collective, qui va jusqu'à la menace de lapidation du chef par son peuple, déplaçant une réflexion sur la τιμή, «l'honneur», en une réflexion sur la δίκη, «justice».

La menace de lapidation

La nouvelle étonnante qu'apporte le fragment papyrologique **132 c Radt 78 est la menace de lapidation qui pèse sur Achille et qui n'est connue nulle part ailleurs avant Eschyle. Il s'agit vraisemblablement d'un extrait des Myrmidons19, où Achille, qui se nomme lui-même au vers 2, expose avec détermination à son interlocuteur son refus de collaborer et de reprendre le combat malgré le châtiment dont le menace l'armée :

<AX> λεύσουσι τούμόν σώμα; μη δόκειποτέ πέτρ[ο]ις καταξανθέντα Πηλέως γόνον φθορα]ν [ά]νήσειν Τρωϊκήν άνα χθόνα καθ]ημένοισι ΤρωσΙ την α[ν]ευ δορ[ό]ς.

Achille : [. . .] ils me lapideront le corps ? Ne va pas croire qu'un jour, cardé de pierres, le rejeton de Pelée, enverra sur la terre troyenne, pour les Troyens assis là, une destruction sans combats.

3. φθορ]αν Schadewaldt, suivi par Mette : ]HN[ Snell80 (traces incertaines), νίκ] ην éd. pr., suivie par Kôrte81, τροπ]ήν (ou μάχ]ην?) éd. ait., εύχ]ήν anonyme

75. Homère, Iliade, IX, v. 624-642. 76. Homère, Iliade, IX, v. 699-700. 77. Homère, Iliade, XVI, v. 200-207, not. v. 206. 78. P.S.I., XI, 121 1, éd. Norsa M. - Vitelli G., AlPhO, 2, 1934 (Mélanges Bidez), p. 968- 978 ; voir aussi Papiri Greet e Latini, 11, 1935, p. 102-106. 79. Norsa, et al. (1934) l'attribuèrent immédiatement aux Myrmidons d'Eschyle et furent suivis par Kôrte (1935), Schadewaldt (1936), Mette (1959), Lloyd-Jones (1973), et Radt (1985), à titre de conjecture. Stella (1936), Page (1942) etTaplin (1972) ont contesté cette attribution. 80. Snell B., Scenes from, Greek drama, Berkeley, Los Angeles : University of California Press ; London : Cambridge University Press, 1964, p. 139-143. 81. Kôrte Α., «Aischylos, Myrmidonen», APF, 11, 1935, p. 250-252.

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(dans une lettre donnée à Snell), άτ]ην PfeifFer et Schwartz (ap. éd. ait.) ; [ά]ν ήσειν Norsa-Vitelli, suivis par Schadewaldt, Kôrte, Mette, (τροπήν) [έ] νήσειν Kalén82, (μάχην) [π]αρήσειν Fritsch83, prob. Snell, (Δαναούς) [ό] νήσειν Page84. 4. καθ]ημένοισι Schadewaldt, Kôrte, Mette : ..] Snell, ...] Norsa-Vitelli, ov] ημ- Fritsch, prob. Snell, εφ'] ήμ- éd. pr., καθ]ημ- éd. ait., άλλ'] ήμ- Page, ..] ημένοισι Radt.

Le verbe λεύσουσι, «ils lapideront», et l'expression πέτρ[ο]ιςκαταξανθέντα, «cardé de pierres», attestent la réalité de la menace de lapidation dans la pièce85. Elle est avancée comme châtiment de la trahison : au vers 20 de ce même fragment apparaît le nom προδοσία, «trahison» :

[...] νδ. ος προδοσίαν [...] ν έμοί 20 [...] ά]νδρα τόνδ' α[ίσχρώς] θανειν

[. . .] trahison [. . .] cet homme (que je suis ?) mourir misérablement [. . .]

20. 1Ν.Δ.Ο.Σ Norsa-Vitelli, ]ΝΔΡ.Ο.Σ Snell, ].Δ..Σ 0.ΔΕΙΣ?) Radt, ά] νδρός Norsa-Vitelli, νυν δ' ών] άν[α]νδρος (ou λ]ίπ[α]νδρος) Snell; [...] Norsa-Vitelli, έμοί Norsa-Vitelli, φαίνων? éd. pr., ενε[ι]μ' Snell. 21. α'ισχ[ρώς] θανείν Norsa-Vitelli, suivis par Mette, Schadewaldt :..[....] éd. pr., [...] éd. ait.

et dans le fragment **132 a Radt, fr. 8, 1. 5 le verbe προδως :

θ]άσσεις ].v άναξΆχιλλεϋ Έ]λλανα μη προδως σ[τρατόν Tu es assis, Seigneur Achille, Ne trahis pas l'armée grecque

chaque fois en rapport avec Achille : son nom est directement mentionné dans ce dernier exemple ; on peut penser que le démonstratif τόνδε du

82. Kalén T., «Det nya fragmentet av Aischylos' Myrmidones», Eranos, 33, 1935, p. 39-62. 83. Fritsch C. E., Neue Fragmente des Aischylos und Sophokles, Doctoral dissertation, Hamburg, 1936. 84. Page D. L., Select Papyri, III : Literary papyri, Poetry, Londres : Heinemann, Cambridge : Harvard University Press, Loeb Classical Library, 1962. 85. Stella (1936) se fonde sur ces deux verbes, absents du reste du corpus eschyléen, pour en contester l'attribution au poète tragique. Or Eschyle connaît l'adjectif λεύσιμος, «qui concerne la lapidation» {Agamemnon, ν. 1 118, 1616), l'adjectif λευστήρ, «qui consiste dans la lapidation » {Les Sept contre Thebes, ν. 1 99) et le nom λευσμός, « lapidation » {Euménides, v. 189) ; qu'il ait pu également utiliser le verbe λεύω ne fait donc pas difficulté. Le seul emploi du verbe καταξαίνω dans les pièces conservées n'a certes pas le sens de «lapider» {Agamemnon, ν. 197 : au sens de «déchirer») mais ces sept pièces ne sauraient épuiser à elles seules toute la richesse du vocabulaire eschyléen.

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fragment ** 132 c renvoie au locuteur lui-même (Achille) selon un procédé fréquent en tragédie. L'idée de trahison était en outre contenue dans le fragment 131 déjà cité où le verbe προπίνων est employé par catach- rèse : Eschyle conserve le sens figuré de «livrer, trahir» tout en réactualisant, peut-être même par le biais de la mise en scène, le sens premier de «boire à la santé de86». Il faudrait presque traduire «(Les Danaens que) tu trahis en buvant à leur santé. »

Dans l'épopée homérique, la lapidation n'est qu'évoquée, et à deux reprises seulement. Yllliade y fait une allusion sous la forme d'une métaphore. Dans la bataille, Paris est saisi d'effroi devant Ménélas et se replie, ce qui lui vaut d'être blâmé en termes infamants par Hector pour sa lâcheté, au point qu'il mériterait d'être lapidé :

Άλλα μάλα Τρώες δειδήμονες· ή τέ κεν ήδη λάινον εσσο χιτώνα κακών ενεχ' όσσα εοργας87.

Mais les Troyens sont trop peureux ; sinon assurément, tu aurais déjà revêtu une tunique de pierre à cause de tout le mal que tu as fait.

Paris est ici tenu pour responsable des malheurs des Troyens : Hector vient de rappeler l'origine de la guerre, l'enlèvement d'Hélène par Paris, pour le malheur de toute la cité. Il peut donc apparaître comme un criminel, qui met la cité en danger, et comme un traître puisqu'il recule devant l'ennemi au lieu d'aller le combattre. Dans YOdyssée, alors qu'Eumée, devant les huées des prétendants, hésite à apporter un arc à Ulysse, Télémaque le menace de le chasser à coups de pierres :

Άττα, πρόσω φέρε τόξα· τάχ' ουκ εύ πασι πιθήσεις· Μη σε και όπλότερός περ έών άγρόν δέ δίωμαι βάλλων χερμαδίοισι88

Vieux frère, avance, apporte l'arc ; bientôt il t'en cuira d'écouter tous ces gens. Et bien que je sois plus jeune que toi, je vais te poursuivre dans les champs en te jetant des pierres.

Homère ne recourt pas à un terme technique pour dire la lapidation mais à des images ; il ne fait qu'évoquer le jet de pierres et ce geste n'est pas

86. Commentaire d'Harpocration, Lexicon in decent oratores atticos, éd. Dindorf W., 1853, p. 259,1. 10:

προπεπωκότες · άντιτοϋ προδεδωκότες. έκ μεταφοράς δέ λέγεται. Δημοσθένης υπέρ Κτησιφώντος. Έν άρχη δέ των Μυρμιδόνων Αισχύλος 'τάδε μέν λεύσσεις, φαίδιμ' Άχιλλεΰ, [...]'

«propepôkotès («ayant bu à la santé de») au lieu de prodedôkotès («ayant trahi»). Cela est dit par métaphore. Démosthène Pour Ctésiphon. Et Eschyle dans le début des Myrmidons [dit] «Tu vois cela illustre Achille [. . .] ». 87. Homère, Iliade, III, v. 56-57. 88. Homère, Odyssée, XXI, v. 369-371.

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directement assimilable à la lapidation, tant du point de vue de sa réalisation potentielle que du point de vue de son sens. Il s'agit en effet à chaque fois d'un individu qui, seul, s'attaque à un lapidé potentiel : c'est une relation personnelle, contraire à la pratique de la lapidation qui suppose une action collective et donc une pluralité de responsables89.

J'aurais tendance à penser qu'Eschyle a pu s'inspirer du passage de V Iliade90, d'autant que l'image du χιτών favorisait l'entrée dans l'univers tragique. Mais cette transposition ne pouvait aller sans un réinvestissement tragique, sans qu'Eschyle y mît de sa sensibilité personnelle et de celle de son temps en faisant de la lapidation un vrai rituel à fonction de justice.

Le tragique naît d'un déplacement du conflit : il ne s'agit plus de l'opposition de deux τιμαί, comme c'était le cas chez Homère, tel qu'était défini le conflit dès le premier chant de VIliade, Agamemnon s'octroyant Briséis en compensation de la restitution de Chryséis, Achille exigeant réparation pour son γέρας dérobé et sa τιμή souillée ; ce n'est donc plus une question d'honneur 91 mais de justice. Il n'est pas déraisonnable de penser que le fragment **132 a Radt, fr. 4, col. 1 v. 2-3 concerne Achille :

]ενων κακσνδρία ].α.αισ ατερ δίκης [...] par couardise [...] sans justice

«καις ou χαις semble probable» Lobel, βουλαΐς] κακαΐς άτερ δίκης (ou ]μάχαις άτερ δίκης) Goerschen92.

Le terme κακανδρία qui dénonce un acte de lâcheté et l'expression άτερ δίκης qui signifie l'exclusion de la justice pourraient stigmatiser le comportement d'Achille. L'emploi de cette expression dans les Myrmidons vient conforter les analyses d'A. Moreau qui voit dans la première pièce d'une trilogie eschyléenne un temps de désordre et de chaos où la justice n'a pas sa place93 ; il serait peut-être plus juste de dire qu'il s'agit d'un moment où la place de la justice n'est pas clairement établie. Ainsi, dans les Suppliantes, la justice est-elle du côté des Egyptiades, qui peut-

89. Gras (1984) p. 76-77. 90. Selon une autre interprétation, on pourrait voir dans ce passage une référence non à l'exécution de Paris mais à sa sépulture. Si les Troyens n'étaient pas trop peureux, en effet, ils obligeraient Paris à combattre dans un combat perdu d'avance qui le conduirait à la mort. Voir Fraenkel (1950), vol. 2 ad. v. 872. 91. γέρας : Homère, Iliade, I, v. 118, 120, 123, 133, 135, 138, 161 ;τιμή : Homère, Iliade, I,v. 159,278,353,510. 92. Goerschen F. C, «De fabula Myrmidonum Aeschylea (Pap. Ox. 2163 éd. Lobel)», Dioniso, 13, 1950, p. 179-181. 93. Moreau (1985).

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être ont pour eux la loi de leur pays, ainsi que le rappelle Pélasgos94, et veulent la faire appliquer même par la force, ou la justice est-elle du côté des Danaïdes, qui refusent pareil mariage criminel et contraint, mais outrepassent ce droit au point de refuser l'idée même du mariage95 ? Si le chœur affirme avoir la justice de son côté96' le roi Pélasgos, chez qui elles cherchent refuge, pendant toute la première partie de la pièce se demande précisément de quel côté est la justice. UOrestie met également en scène une question de droit : si la justice n'est pas du côté d'Agamemnon qui a sacrifié son enfant et fait couler le sang de tant de Grecs à Troie97, la suite de la trilogie prouve qu'elle n'est pas non plus du côté de Clytemnestre bien qu'elle le revendique98. La question est finalement de savoir ce qui des liens du sang (Agamemnon-Iphigénie ; Oreste- Clytemnestre) ou des liens du mariage (Clytemnestre-Agamemnon) prévaut : est-il moins juste - ou plus condamnable - de tuer sa fille ou sa mère que de tuer son mari ? De la même façon les Myrmidons, en passant du concept de τιμή à celui de δίκη, mettent en scène un nouveau type d'affrontement, l'opposition de deux δίκαι : la justice individuelle du héros s'oppose à la justice de la collectivité qui est en droit d'exiger du héros sa collaboration au bien commun et son respect des engagements politiques99. Chez Homère, en revanche, l'affrontement n'est jamais présenté comme une question de droit (δίκη), Achille n'est jamais dit «injuste» (άδικος) et son retrait de la bataille n'est jamais appelé « trahison ».

Ce souci de la justice donne à la menace de lapidation un sens beaucoup plus fort et moins banal, si l'on peut dire, que chez Homère. Il ne s'agit pas d'une vague menace de mise à mort lancée par un individu précis, mais d'une forme de châtiment collectif conçu comme la sanction appropriée d'un crime de trahison, la désertion étant conçue comme une forme de trahison. Eschyle se fait peut-être ici le témoin de son temps. C'est dans le cours du Ve siècle que la lapidation est progressivement pensée comme le châtiment du traître, à la suite de la lapidation historique de Lykidès et de sa famille en 479. Hérodote rapporte cette action collective athénienne exécutée dans des circonstances extraordinaires100 : durant les guerres médiques, alors que les Athéniens avaient dû quitter leur cité et fuir à Salamine, le bouleute Lycidès suggéra de s'entendre avec le Grand Roi,

94. Eschyle, Les Suppliantes, v. 388 (σέθεν νόμω πόλεως, «par la loi de ta cité») et 390 (κατά νόμους τους οίκοθεν, «selon les lois de chez toi»). 95. Voir Mazon (1931) p. 7-8. 96. Eschyle, Les Suppliantes, v. 342, 395, 430 (δίκη), 77, 406 (το δίκαιον). 97. Eschyle, Agamemnon, v. 249-250 qui sonnent comme un programme après le récit du sacrifice d'Iphigénie ; v. 464. 98. Eschyle, Agamemnon, v. 911, 1396, 1406. 99. Moreau(1996)p. 21. 100. Hérodote, Histoires, IX, 5.

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ce qui provoqua l'indignation des Athéniens du Conseil qui le lapidèrent ; ils furent aussitôt imités par leurs femmes qui, s'entraînant mutuellement, lapidèrent la femme et les enfants de Lycidès. La situation est assez proche de celle des Myrmidons : dans un contexte de guerre, et même de défaite, un peuple lapide l'un de ses chefs politique pour trahison101. De plus, au Ve siècle, la lapidation n'est plus la réponse populaire à l'instauration de la tyrannie mais exprime de plus en plus régulièrement le conflit entre les soldats et leur chef102. En témoignent plusieurs exemples historiques comme la lapidation de Thrasyllos par les Argiens en 418 parce qu'il a traité avec Sparte alors que la victoire semblait certaine103 ; la lapidation d'Alcibiade, cousin du fameux Alcibiade, capturé par les Athéniens à bord d'un navire ennemi syracusain en 409 104 ; la lapidation des stratèges agrigentins par leurs soldats en 406 pour avoir laissé échapper une occasion de victoire105· Si Eschyle n'a pas pu connaître ces lapidations historiques de la fin du Ve siècle, il s'inscrit néanmoins dans l'évolution du siècle dont on trouve régulièrement le reflet dans la tragédie : les Tragiques évoquent souvent sur scène des guerriers lapidant un traître, car c'est ce qu'ils vivaient dans la réalité, si exceptionnelle fut-elle, en particulier dans la justice militaire106, et parce que c'est ainsi que les Athéniens concevaient la lapidation107. Palamède, dans la pièce perdue d'Euripide qui porte son nom, est lapidé par les Grecs convaincus par Ulysse qu'il allait les trahir pour de l'or ; Achille est à nouveau menacé de lapidation dans Ylphigénie à Aulis d'Euripide, v. 1349-1350, parce qu'il cherche à s'opposer au sacrifice d'Iphigénie, paraissant défendre davantage son intérêt personnel et son mariage avec la fille d'Agamemnon plutôt que la liberté de la Grèce ; Hélène est menacée de lapidation dans les Troyennes d'Euripide, v. 1039-1042, parce qu'elle a trahi la Grèce en passant à l'ennemi. La traîtrise se transforme en στάσις également punie de lapidation : c'est la menace qui pèse sur quiconque ne respecte pas l'ordre de Créon et ensevelit Polynice (Sophocle, Antigone, v. 35-36), sur quiconque ne respecte pas le commandement d'Etéocle et fait preuve d'insubordination à la guerre (Eschyle, Sept contre Thebes,

101. Si Eschyle s'est inspiré directement de cet événement dans les Myrmidons, comme Rosivach (1987) p. 239 pense qu'il l'a fait dans les Sept contre Thèbes, v. 198-199, alors la pièce serait postérieure à 479. Sur la lapidation comme châtiment populaire visant essentiellement des chefs, voir Fordsyke (2008) p. 37-43. 102. Voir Gras (1984) p. 83-87. 103. Thucydide, Guerre du Péloponnèse, V, 60 et Diodore, Bibliothèque historique, XII, 78,5. 104. Xénophon, Helléniques, I, 2, 13. 105. Diodore, Bibliothèque historique, XIII, 87, 5. 106. Glotz (1904) p. 928-929, Schadewaldt (1936) p. 29-30 et Fordsyke (2008) p. 37-43 qui explique que le lien entre la trahison des intérêts communs et la lapidation était si étroit qu'il est devenu au IVe siècle un topos de l'art oratoire politique. 107. Voir Rosivach (1987) p. 242 et suiv.

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v. 196-199), sur Teucros, le demi-frère d'Ajax qui a conspiré contre l'armée (Sophocle, Ajax, v. 726-728), sur les meurtriers d'Agamemnon qui ont provoqué la dissension dans la cité (Eschyle, Agamemnon, v. 1615-1616).

Affirmation de soi et renouvellement de l'héroïsme

La menace de lapidation a pour conséquence une vigoureuse affirmation de soi de la part d'Achille. Dans sa grande réplique du fragment **132 c Radt, il cherche à prouver et à faire reconnaître sa noblesse et sa valeur héroïque. Ce qui lui était reconnu par tous chez Homère, à lui «le meilleur des Achéens»108 ne semble plus aller de soi dans la tragédie. Aussi Achille doit-il clamer sa propre supériorité sur l'armée achéenne v. 7-14 :

<AX> φό]βω]ι δ' Αχαιών χείρα εφορμήσω δορί αν (ie άντι τού) ένεκα109

μαιμ]ώσαν όργτ] ποιμένος κακού διαι; αλλ' ει]περ εις ών, ώς λέγουσι σύμμαχοι, τροπή]ν τοσαύτην εκτισ' ού παρών μάχτ| 10 οδ' εϊ]μ.' έγώ τα πάντ' Αχαιϊκφ στρατω τορώς] δ' άφείναι τοΰπος ουκ αιδώς μ' έχει. Τίς γαρ] τοιούτ[ο]υς ευγενέστερους έμοΰ άγους α] ν [ε'ίπ]οι και στρατού τα βέλτατα;

Achille : Vais-je, par peur des Achéens, exciter sur la lance ma main qui bondit de colère à cause d'un indigne pasteur de son peuple ? Mais si précisément, alors que je suis seul, j'ai provoqué, comme le disent mes compagnons, une si grande déroute par mon retrait de la bataille, alors, me voici, moi, qui suis tout pour l'armée achéenne. Et il n'est pas de crainte respectueuse qui me retienne de dire clairement ce mot. Qui pourrait appeler de tels hommes des chefs plus nobles que moi et ce qu'il y a de meilleur dans l'armée ?

7. φόβω]ι Schadewaldt110, Kôrte111, χάρι]ν éd. pr., τάρβε]ι éd. ait., Mette, 12

8. μαιμΙώσανΝο^-Λ/ιΐεΙΗ, Kôrte, Schadewaldt, Mette, μαργ]ώσανΚλ1έη113, χαλ]ώσαν Fritsch114.

108. άριστος των Αχαιών : Homère, Iliade, I, ν. 412 ; voir Nagy (1994). 109. Explication inscrite en marge du δια! du vers suivant. 1 10. Schadewaldt, W. 1936. «Aischylos' Achilleis». Hermes. 1936, 71, p. 25-69. 111. Kôrte Α., «Aischylos, Myrmidonen»,^PF, 11, 1935, p. 250-252. 112. Snell B., Scenes from Greek drama, Berkeley, Los Angeles : University of California Press ; Londres : Cambridge University Press, 1964, p. 139-143. 113. Kalén T., «Det nya fragmentet av Aischylos' Myrmidones », Eranos, 33, 1935, p. 39-62. 114. Fritsch C. E., Neue Fragmente des Aischylos und Sophokles, Doctoral dissertation, Hamburg, 1936.

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9. άλλ' εί]περ Kôrte, Schadewaldt, Mette, καν ε'ί]περ Norsa-Vîtelli, δς καί] περ Steffen115, ôô' (ou ος) εί]περ? anonyme, άγ' ει]περ Snell. 10. τροπή] ν (ou πληγ]ήν ?) éd. pr., τροπή] ν Kôrte, Schadewaldt, Mette, βλάβ] ην Pfeiffer et Eitrem, prob. ed. alt., φθορα]ν? Kalén, ήσσα]ν Snell. 11. όδ' ει] μ/ Kôrte (Schadewaldt et Mette ont conjecturé que όδε a été complètement écrit), σώσαι]μ' Norsa-Vitelli, ώδ' ε'ί]μ'? ed. alt., ούκ ε'ι]μ' (... ;)? Schadewaldt, ώστ' ε'Ομ' StefFen, πέρσαι]μ' ? Kalén, πορθοι]μ' Fritsch, κείροι]μ' Snell.

12. τορώς] δ' Mette, τοίον] δ' éd. pr., Schadewaldt, τοιόν]δ' ed. alt., Kôrte. 13. τίς γαρ] Fritsch, Mette, καί δή] ed. pr., και γαρ] ed. alt., ουδείς Kôrte, Schadewaldt. 14. άγους Kôrte, Schadewaldt, ουδείς Norsa-Vitelli, τάγους ? ed. alt., άρχους Fritsch, άρχους Mette ; ά]ν [εϊπ]οι Norsa-Vitelli, ά]ν [εΰρ]οι Steffen (mais u est illisible selon Radt) ; ΤΑΒΕΛΤΑΤΑ· lu par Rea116, TAP [.]MATA (d'où ταράγματα ou ταγεύματα) par Norsa-Vitelli, ταγεύματα retenu par Kôrte, Schadewaldt, Mette.

Il insiste sur sa valeur en multipliant les références au sujet (avec notamment l'expression εις ών et le déictique οδε emphatiquement associé au pronom personnel έγώ) et en invoquant son ευγένεια, sa noblesse, mais non pas, comme chez Homère dans l'épisode de Lycaon qui le supplie de l'épargner, pour souligner sa condition de mortel117. L'Achille homérique ne se vante pas autant de sa valeur et de l'honneur qui lui est dû et surtout il ne va pas jusqu'à perdre toute conscience des rangs118 et à bafouer 1'α'ιδώς, sentiment d'honneur et de respect pour un supérieur, comme il le fait ici. La transposition du héros épique sur la scène tragique passe par une radicalisation de sa colère et une remise en cause des codes qui régissaient le monde homérique.

L'infléchissement qu'Eschyle fait subir au récit homérique en faisant s'élever contre Achille une voix collective, qui ne le critique plus au nom de la φιλότης mais au nom de la δίκη, au point de le menacer de lapidation, nous fait passer du monde héroïco-aristocratique de l'épopée au monde démocratique de la cité athénienne et va dans le sens d'une politisation de la geste d'Achille. C'est l'intensification et le déplacement du conflit qui donnent au texte son sens tragique : d'un côté la justice de l'Etat demande une observance inconditionnelle de ses lois ; de l'autre

115. Steffen V, Studia Aeschylea praecipue ad deperditarum fabularum fragmenta perti- nentia, Archiwum filologiczne 1), Wroclaw, 1958. 116. Rea J. R., «A new reading in PSI XI, 121 : Aeschylus, Myrmidons», ZPE, 7, 1971, p. 93-94. 117. Homère, Iliade, XXI, ν. 109-1 10. Voir Schadewaldt (1936) p. 35-36 pour une analyse comparative des deux passages. 118. Il reconnaît par exemple la supériorité d'Agamemnon qui lui dicte de refuser l'éventualité d'un mariage avec sa fille dans V Iliade, IX, v. 391-392.

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l'homme conscient d'avoir la justice de son côté doit également la défendre de manière inconditionnelle.

Conclusion

J'espère avoir montré que transposer le protagoniste de Ylliade sur la scène tragique supposait pour Eschyle de déconstruire le héros épique pour le faire renaître en personnage tragique. Par des reprises lexicales précises, par l'approfondissement ou le détournement de motifs et de scènes homériques, Eschyle marque tout à la fois sa dette et sa distance par rapport au poète épique.

La radicalisation de la colère d'Achille s'exprime dans les Myrmidons par une attitude silencieuse et une posture d'immobilité profondément anti-héroïques selon le code épique mais devenues ici expression théâtrale d'un héroïsme tragique. L'amplification de la critique du héros par la collectivité et la valeur justicière de la menace de lapidation conçue comme le châtiment du traître font de l'Achille épique, guerrier qui défend son honneur, un héros tragique qui choisit de défendre de manière inconditionnelle ce qu'il considère être juste.

L'héroïsme épique ainsi mis à distance se renouvelle sur la scène tragique par la théâtralisation de la mise en scène, par l'exacerbation des sentiments et l'accroissement de la tension. Il resterait à montrer qu'Eschyle a aussi renouvelé cette pratique dans l'expression des relations entre Achille et Patrocle, relations à la fois simplifiées et intensifiées par rapport au modèle homérique, dans le sens d'un amour homosexuel qui participe de la militarisation qu'Eschyle fait subir au mythe119 et redéfinit l'héroïsme comme un sacrifice de soi.

1 19. À propos de l'homosexualité grecque de type militaire, voir Marrou H.-L, Histoire de Γ éducation dans Γ Antiquité, Paris : Seuil, 1958 (4e éd. revue et augmentée ; lre éd. 1948) p. 56-58. L'exemple le plus célèbre d'homosexualité militaire dans l'histoire grecque est le bataillon sacré de Thèbes. Voir discours de Phèdre qui, dans le Banquet de Platon, présente l'amour, en particulier homosexuel, comme principe moral, source de solidarité sociale et d'honneur.

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Aperçu bibliographique

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