513 françois lemay.pdf

29
Lonkè au Léhar François Lemay, Mer et Monde Rapport de stage Stage individuel en milieu scolaire Du 5 mars au 4 mai 2013 CEM Amar Tine Pambal Sénégal

Upload: duongnhi

Post on 05-Jan-2017

238 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: 513 François Lemay.pdf

Lonkèau Léhar

François Lemay, Mer et Monde Rapport de stage

Stage individuel en milieu scolaire Du 5 mars au 4 mai 2013 CEM Amar Tine Pambal Sénégal

Page 2: 513 François Lemay.pdf

Deux mois dans cette toute petite région de la brousse sénégalaise non loin de Dakar. Y habitent quelques milliers de Sérères qui partagent un dialecte unique. Ils m’ont accueilli comme un frère et m’ont donné un nouveau nom. J’y étais allé enseigner les sciences et l es mathémat iques : sou t ien à l’enseignement, cours de renforcement dans les villages et exercices en classe... J’en suis revenu transformé. Vivre au quotidien avec ce peuple fier et courageux. Apprendre leur langue. Comprendre leur sensibilité, leur culture, leur conception des choses, leurs croyances fascinantes. Confronter ses valeurs, ses propres absolus et ébranler ses mythes. Enseigner à des jeunes sans autres ressources que leur volonté et leurs rêves. Puiser profondément en soi pour les aider à donner le meilleur d’eux-mêmes. Découvrir toute leur humanité et en revenir avec le plus beau cadeau du monde : celui de mieux se connaître. Socrate disait : gnôthi seauton. Je réponds : mi ya Lonkè! *

Montréal, 27 août 2013 Texte paru dans l’Unisson.

* Gnôti seauton : du grec ancien, « connais-toi toi-même. » Mi ya Lonkè : du sérère-laalaa, « je suis Lonkè. »

Lonkè au Léhar

2

Page 3: 513 François Lemay.pdf

Introduction 4

Les Sérères et le Léhar 6

L’économie du Léhar 7

La vie au village 9

Le CEM Amar Tine 12

L’enseignement 14

La langue 16

La pédagogie 19

Les cours de renforcement 21

Enseigner dans les villages 23

Soutien aux profs 27

Bilan et conclusion 28

Lonkè au Léhar

3

Page 4: 513 François Lemay.pdf

Introduction

Mon stage individuel de coopération internationale avec Mer et Monde s’est déroulé du 5 mars au 4 mai 2013 dans la petite région s é r è r e d u L é h a r a u Sénégal. J’ai reçu ma f o r m a t i o n p e n d a n t l’automne 2012 et ma formation du retour en novembre 2013. Mes formatrices KiPik étaient G e n e v i è v e L e f e b v r e , Emmanuelle Pin et Annie-C l a u d e S i m a r d ( q u i remplaçait Geneviève lors du premier week-end de formation). Emmanuelle et Anik Rainville étaient mes formatrices pour la formation du retour.

Au Sénégal, j’ai pu compter sur le soutien précieux de toute l’équipe de Mer et Monde sous la direction de Denis Lefebvre. Pierre Coulibaly assurait la liaison entre l’organisme et mon lieu de

stage. J’ai aussi pu profiter des conseils avisés d’Adèle et de G i l b e r t l o r s d e s j o u r n é e s M e r e t Monde, tous les deux mercredis pendant mon stage. De la formation r e ç u e c o m m e d u soutien de l’équipe ter ra in , toutes ces personnes ont contribué à f a i r e d e m o n e x p é r i e n c e u n e aventure aussi réussie qu’enrichissante.

Lonkè au Léhar

4

La route Dakar-Pambal (référence : google Earth).

Le Sénégal (référence : google maps).

Page 5: 513 François Lemay.pdf

Physicien de formation, je travaille à l’amélioration des systèmes de calculs de prévisions météorologiques à Environnement-Canada. Depuis plusieurs années, je rêvais de l’Afrique. Quand j’ai découvert le programme de stage individuel de Mer et Monde, j’ai compris que la formule me convenait et qu’elle allait me permettre de vivre l’expérience qu’un séjour touristique ne pouvait pas m’offrir.

Au village, j’ai pu compter sur l’hospitalité chaleureuse de Maurice Bou Ndir Tine, chef du village de Bapate – Gogone et d’Ethmée Dè Maram Faye, présidente de l’association des femmes de sa communauté. Parmi les autres membres de ma famille sérère, ma petite soeur Françoise et mon petit frère Paul-Laurent furent de véritables anges gardiens.

Mon lieu de stage était le CEM (co l l ège d ’ense ignemen t moyen) Amar Tine de Pambal, environ 10 km à l’ouest de Tivaouane et 20 km au nord de Thiès. Mon objectif était d’apporter un soutien aux enseignants et aux élèves pour les matières scientifiques et les mathématiques. Grâce à leur collaboration, j’ai pu consacrer de nombreuses heures à faire des exercices sur les heures de classe ou dans le cadre de cours de renforcement. J’ai enseigné au CEM mais aussi dans les villages environnants. Ne

Lonkè au Léhar

5

Ma petite soeur Françoise et son fils Daniel.

La route rouge (Yendane et Tivaouane à droite de la carte. Référence : google Earth).

Page 6: 513 François Lemay.pdf

pouvant tout accomplir, soucieux de ne pas éparpiller mes efforts, j’ai surtout travaillé avec les enseignants et les élèves de 3e année c.-à-d. les finissants du collège. En plus de l’enseignement comme tel, j’ai aidé les profs à bâtir du matériel pédagogique et je leur ai enseigné des rudiments d’informatique utiles dans le cadre de leur travail.

Parallèlement à mon stage, j’ai participé aux activités de la chorale de Pandiénou comme chor is te en compagnie de ma soeur Françoise et de mon frère Paul-Laurent. J’ai aussi consacré des efforts à l’apprentissage de la langue laalaa, le dialecte sérère parlé dans cette petite région du Sénégal.

Les Sérères et le Léhar

Le Léhar est une toute petite région sérère située environ 20 km au nord de Thiès. De Dakar, on s’y rend par la route qui mène à Thiès puis à Tivaouane. De là, on emprunte la route rouge vers l’ouest en direction de Pambal, en passant par les villages de Yendane-Tehokh, Dougnane, Mbassian, la petite agglomération de la paroisse Pandiénou (i.e. Bapate-Gogone, Colobane et Ogo) et enfin, Pambal, centre de gravité situé tout à l’ouest du Léhar avec ses trois arrondissements. S’ajoutent les autres villages sérères qui n’ont pas d’accès direct à la « route rouge » (Kiwi, Ndialkine, etc.). Dix-sept villages sérères en tout forment ce qu’on appelle le Léhar. Le nom de la région viendrait d’un mot laalaa : lèhèn qui veut dire « terminé » ou « terminus ». Ce nom serait apparu à l’époque où les sérères de la région ont décidé de se sédentariser et de cesser de fuir l’islamisation c.-à-d. vers la fin du XIXe siècle ou vers le début du XXe siècle d’après les informations que j’ai pu obtenir sur place.

Les Sérères forment la 3e ethnie en importance au Sénégal et ont donné à ce jeune pays indépendant de brillants hommes d’État dont le plus illustre est certainement Léopold Sédar Senghor. Ils n’ont pas de langue commune. Éparpillés sur le territoire, la principale communauté se trouve dans les environs de Mbour sur l’Atlantique au sud de Dakar. Historiquement, ils ont résisté à l’islamisation venue du nord (XIe siècle) ce qui explique que beaucoup d’entre eux soient aujourd’hui catholiques ainsi que leur éparpillement sur le territoire sénégalais. Les Sérères du Léhar forment une toute petite communauté de 10 à 20 000 habitants (selon qu’on inclut ou pas les ressortissants) alors que le Sénégal compte environ 2 millions de Sérères. Leur dialecte, le laalaa, s’apparente au noon parlé dans des communautés aux environs de Thiès et

Lonkè au Léhar

6

Dè Maram Faye prend la parole lors de l’inauguration du projet maraîcher de Pandiénou.

Page 7: 513 François Lemay.pdf

fréquentées par d’autres stagiaires de Mer et Monde (Babak notamment).

Les Sérères du Léhar sont entourés de villages wolofs qui, par leur nombre, exercent une pression culturelle, linguistique et religieuse sur la petite communauté laalaa. Certains habitants de la communauté sont préoccupés par cette situation. Des efforts sont faits pour promouvoir le laalaa et l’apprentissage de son écriture chez les jeunes sérères. Des cours sont offerts sur une base volontaire, la langue récemment codifiée est enseignée et des manuels existent pour faire l’apprentissage de la grammaire laalaa. Des textes bibliques ont été traduits et certaines lectures se font en langue sérère pendant la messe. À travers certaines institutions telles que la paroisse de Pandiénou, le dispensaire de Dougnane, les chorales et l ’ é c o l e é l é m e n t a i r e

privée, les autorités religieuses catholiques jouent un rôle structurant au sein de la communauté. Néanmoins, l’avenir de la culture laalaa demeure incertain.

L’économie du Léhar

Le climat du Léhar est semi-désertique. La seule période de l’année où il pleut est pendant l’« hivernage » c.-à-d. de la fin juin au début septembre. Le reste de l’année, la terre est sèche et aride et il faut l’arroser pour la cultiver. Le sol du Léhar étant pauvre, l’économie la plus importante de la région est constituée des salariés. Ce sont ceux qui ont un emploi dans la fonction publique, une entreprise (souvent à Dakar) ou une ONG locale. Ils peuvent être enseignants, infirmiers, sages-femmes, personnel administratif, techniciens, gendarmes, etc. Le salaire qu’ils gagnent leur permet généralement de soutenir les autres membres de leur famille. Ce sont souvent eux qui paieront pour les études des plus jeunes,

Lonkè au Léhar

7

Léopold Sédar Senghor.

Ma soeur Ourèye pile le mil.

Page 8: 513 François Lemay.pdf

notamment. Le Léhar a aussi une petite économie locale constituée de quelques micros entreprises (menuiserie, soudure, boutiques, atelier de couture, etc.) et d’agriculture. Cultivé localement, le mil est un élément central de l’alimentation, ce qui contribue à l’autonomie de la région.

S’ajoute à cela la récolte et la fabrication du mokop (mot sérère pour le vin de rognier). Les paysans catholiques, pendant la saison sèche, saignent les rogniers c.-à-d. qu’ils font une entaille à ces arbres qui ressemblent un peu à des palmiers. Le but est d’en recueill ir la sève. Celle-ci fermente en quelques heures seulement. Ils vendent ensuite le fruit de leur récolte aux boutiques dans les villages qui le revendent à leur tour localement. Ce breuvage ne peut pas être vendu sur les marchés à l’extérieur de la région (tel que Dakar par exemple), car sa fermentation prolongée ne permet pas de l’embouteiller pour le transport. Néanmoins, il permet à bons nombres de paysans catholiques de nourrir leur famille en dehors de l’hivernage. Les musulmans n ’ é t a n t p a s a u t o r i s é s à c o n s o m m e r o u à f a i r e l e c o m m e r c e d e b o i s s o n s alcoolisées, ceux-ci vendent leurs arbres à des catholiques qui en font l’exploitation. Les saigneurs ont une association qui fixe les prix d’achat et de revente par les boutiques. Pendant que j’étais au Léhar, les boutiques payaient 250

francs CFA le litre de mokop qu’elles revendaient 300 francs (c.-à-d. l’équivalent de 0,60 $).

Afin de tirer un maximum de sève de rognier, les paysans grattent quotidiennement l’entaille avec leur machette de telle sorte que l’arbre en meurt après une année, parfois moins. Certains craignent que cette ressource soit menacée pour cette raison. En plus du mokop, le rognier fournit un matériau de base essentiel aux habitants. Séchées, les feuilles de cet arbre servent à fabriquer

Lonkè au Léhar

8

Bou Ndir saigne le rognier et recueille le mokop.

Page 9: 513 François Lemay.pdf

des clôtures et des toitures pour les cases. C’est aussi un combustible très efficace. Enfin, les fruits du rognier servent à nourrir les animaux.

Produit local et artisanal, le mokop est de loin le breuvage alcoolisé le moins cher disponible dans les villages du Léhar. Son goût variable s’apparente à celui d’un jus de fruit. Il doit évidemment être consommé avec beaucoup de prudence par ceux qui n’en ont pas l’habitude, mais une consommation modérée peut s’avérer agréable et faire plaisir à nos hôtes sérères quand l’occasion s’y prête, voire même être vue comme une profonde marque de respect à l’endroit des traditions locales. En revanche, il peut arriver que certains

d’entre eux en abusent ce qui peut être à l’origine de certains problèmes sociaux au sein de la communauté. On en offre à boire également aux enfants, les Sérères considérant qu’il s’agit d’un breuvage naturel et donc forcément inoffensif, bien qu’alcoolisé de toute évidence.

La vie au village

Pendant toute la durée de mon stage, j’ai eu le bonheur d’être accueilli par la famille de Maurice Bou Ndir Tine, chef du village de Bapate / Gogone et Ethmée Dè Maram Faye, la présidente de l’association des femmes. Mes parents adoptifs partagent une concession avec notamment Tan Doum Tine, frère aîné de Bou Ndir et marabout traditionnel ainsi que Bou Khab Tine, frère cadet et propriétaire d’un atelier de couture au village ainsi que leurs épouses et leur progéniture. J’ai donc eu la joie d’avoir beaucoup de frères et de soeurs, de tantes et d’oncles pendant mon séjour au village de Bapate. La famille de Bou Ndir est catholique alors que ses frères sont musulmans. Ceci m’a permis de côtoyer les deux réalités. À l’heure du repas, souvent je mangeais plusieurs fois avec différentes familles au sein de ma concession.

Mes parents adoptifs, mes oncles et mes tantes parlaient très peu le français. Cette situation m’a motivé à consacrer des efforts et du temps pour apprendre la langue laalaa. Si ma maîtrise de la langue est toujours demeurée limitée, c’est devenu une façon de me rapprocher de mes hôtes et de bâtir avec eux des liens de confiance et de complicité. On ne saurait trop répéter à quel point l’effort d’apprendre la langue est une clef pour tisser des liens avec les gens sur place. On m’y avait sensibilisé durant ma formation et ce fut un atout précieux durant mon stage.

Lonkè au Léhar

9

Paul-Laurent et Françoise.

Page 10: 513 François Lemay.pdf

Certains membres de ma famille, surtout parmi les jeunes, parlaient mieux français. Ma petite soeur Françoise, pour cette raison, a été une complice indispensable pour m’aider à répondre à beaucoup de questions. Jeune maman de 26 ans, elle était temporairement au village pendant mon séjour en attendant de pouvoir retourner à l’université. Mon petit frère Paul-Laurent, élève de 4e au CEM, fut lui aussi un précieux allié.

À mesure que mon stage avançait, je réalisais à quel point la famille qui m’hébergeait était un centre de gravité de la communauté. Mes parents avaient des responsabilités importantes, un oncle était marabout traditionnel et un autre possédait l’atelier de couture à Pandiénou. Mon beau-frère Grégoire Faye (le fiancé de Françoise) administrait une ONG de micro crédit tout près. Un autre oncle, du côté de ma maman cette fois, Roger Faye, était un intellectuel à la retraite qui consacrait son temps à l’enseignement de la lecture et de l’écriture du laalaa et à la t raduc t ion de tex tes bibliques dans la langue locale. Gérard Tène, le doyen des sciences au C E M e t p r o c h e collaborateur dans le cadre de mon stage, était un proche de ma famille et ami d’enfance de Bou Ndir, mon papa adoptif. Mon beau-frère Grégoire était le trésorier de la chorale de la paroisse Pandiénou à laquelle ma soeur Françoise et mon f r è r e P a u l - L a u r e n t participaient. Ce qui m’a permis de participer en chantant à mon tour au sein de la chorale. Autant de portes familiales qui se sont ouvertes pour me permettre de tisser des liens, apprendre sur la région, son histoire, sa culture. Bref, enrichir mon stage.

J’ai eu l’occasion de me rendre au champ avec Bou Ndir et ses collègues saigneurs de rogniers et j’ai pu apprécier les plaisirs de la brousse. On m’a montré comment on entaillait les arbres pour recueillir la sève. J’ai pu goûter ce breuvage surprenant et déguster le gibier de la brousse du Léhar. Ces moments précieux furent autant d’occasions de me rapprocher de mon père adoptif, et ce, malgré l’obstacle de la langue.

La vie religieuse prend beaucoup de place au village autant pour les catholiques que pour les musulmans. Ma famille sérère était catholique et pratiquante. Ayant appris la catéchèse plus jeune à l’école, j’ai fait le choix de participer aux différents rituels catholiques pendant mon

Lonkè au Léhar

10

L’église de la paroisse de Pandiénou dans le Léhar.

Page 11: 513 François Lemay.pdf

séjour, et ce, même si je ne suis pas pratiquant en général. Cette décision m’a permis de participer à des événements qui sont d’abord des occasions de rassemblement pour toute la communauté. Ce choix découlait aussi tout naturellement de mon implication dans la chorale de Pandiénou. Ma participation aux activités religieuses a été un bon outil d’intégration et ne m’a pas empêché de partager avec mes hôtes une conception des choses qui se démarque de l’enseignement religieux qu’ils ont reçu. Évidemment, pour un esprit libre et occidentalisé, le cadre de la vie religieuse peut parfois être lourd. Néanmoins, refuser de me prêter au jeu aurait été, me semble-t-il, me priver d’occasions uniques d’être avec mes hôtes quand la communauté tout entière était réunie.

Ma vie en famille s’est bien déroulée. J’ai mis un certain temps à comprendre que la case qu’on avait libérée pour m’accueillir était celle de mon père d'adoption, le chef du village. Entre les cours au CEM et ceux dans les villages, les répétitions de la chorale et l’apprentissage du laalaa, force est d’admettre que ma participation aux travaux ménagers fut bien modeste. Une exception : j’ai insisté pour faire ma lessive moi-même et pour qu’on m’apprenne la technique des ménagères sénégalaises. Mon ouverture d’esprit sur le plan alimentaire fut apprécié par ma famille d’adoption même si je ne mangeais jamais assez... À la fin de mon séjour, mon frère Paul-Laurent, à la demande de mon père, a égorgé une chèvre pour un repas au champ quelques jours avant mon départ. De ce festin avec Bou Ndir et ses amis paysans saigneurs de rogniers, je conserve un souvenir aussi agréable pour la panse que pour le coeur.

Lonkè au Léhar

11

Tournoi de lutte traditionnelle organisé au CEM.

Page 12: 513 François Lemay.pdf

J’ai découvert la lutte sénégalaise, véritable passion pour les gens là-bas. Il m’est arrivé de regarder des combats à la télévision en famille. Mais j’ai aussi pu assister à des combats auxquels mes frères participaient lors de tournois organisés à Pambal. J’ai été témoin de leur préparation mentale, des rituels et des superstitions diverses, les fétiches et les potions préparés par les marabouts, etc. Tout un monde alliant passions populaires et croyances mystiques.

Le CEM Amar Tine

Le collège de Pambal est l’équivalent sénégalais d’un établissement scolaire de niveau s e c o n d a i r e . L e s j e u n e s sénégalais fréquentent le collège de la 6e à la 3e année (comme dans le système français, les 6es sont les plus jeunes et les 3es s o n t l e s p l u s v i e u x ) . É t a b l i s s e m e n t p u b l i c , l e personnel est payé par l’État sénégalais, mais les coûts de construction et d’entretien des bâtiments sont assumés par la communauté, essentiellement les salariés de la région. Environ un millier d’élèves et une q u i n z a i n e d ’ e n s e i g n a n t s fréquentent le CEM. À ceux-ci s’ajoutent un surveillant, un directeur et le gardien de l ’é tab l i s sement . Le CEM accueille des élèves des 17

villages sérères du Léhar et de quelques villages wolofs des environs. Certains d’entre eux doivent marcher jusqu’à 6 km (12 km aller-retour) pour se rendre quotidiennement à l’école.

L’enseignement se fait en français. Quand ils sont entre eux, les profs parlent parfois en français et parfois en wolof. La plupart des enseignants ne sont pas originaires de la région, l’État leur assignant un poste souvent loin de l’endroit où ils habitent. Ils logent sur place soit à la maison des profs ou bien ils louent des chambres dans les familles des villages environnants. La plupart d’entre eux ont leur famille à Dakar ce qui leur permet de rentrer tous les week-ends, le Léhar étant situé à seulement deux heures de route de la capitale. Ce genre d’éloignement est fréquent chez les travailleurs sénégalais et n’a rien d’extraordinaire pour les gens que j’ai rencontrés. Par ailleurs, cette situation semble favoriser un bel esprit de camaraderie.

Lonkè au Léhar

12

Ali Ndiaye et Papa Diop, professeurs de maths 3e au CEM Amar Tine.

Page 13: 513 François Lemay.pdf

Les classes du CEM Amar Tine sont surchargées. Les groupes comptent entre 70 et 80 élèves et ceux-ci doivent s’entasser sur des bancs trop petits et en mauvais état. L’établissement possède en quantité raisonnable du matériel pédagogique tel que des manuels et des cahiers d’exercices, mais dispose de très peu d’ouvrages de références (dictionnaires, grammaires, atlas, encyclopédies, etc.) ou de bibliothèque. Les ressources informatiques au CEM sont quasi inexistantes. Le surveillant dispose d’un PC à peu près fonctionnel, mais c’est le seul ordinateur de tout l’établissement. Souvent, les profs utilisent de petits portables qu’ils se sont offerts ou que des membres de leur famille à l’étranger leur ont fait parvenir. Ainsi, on se surprend à bâtir des documents pédagogiques sur des claviers italiens ou suédois. La seule façon d’accéder à internet est de passer par le réseau cellulaire, mais l’accès est toujours lent et souvent difficile. Pour les cours de science, les ressources de laboratoire sont i n e x i s t a n t e s . L’ a l i m e n t a t i o n électrique est vacillante et les pannes sont fréquentes vers la fin de l’après-midi. Cette réalité porte peu à conséquence sauf si on travaille sur le PC du surveillant, M. Dione. Au Sénégal, il y a toujours tellement de lumière que les fenêtres suffisent à éclairer les salles. Pendant mon stage, le seul photocopieur dont disposait le CEM était en panne. L’établissement avait déjà investi dans des réparations et le directeur était réticent à payer de nouveau pour le faire réparer, considérant qu’il serait plus avisé de le remplacer. En attendant qu’une solution puisse être trouvée, les profs imprimaient le matériel pédagogique destiné aux élèves sur l’imprimante du bureau du surveillant. Quand cette imprimante tombait en panne à son tour, la dernière option était de dicter les exercices au tableau plutôt que de distribuer des copies du document aux élèves. Heureusement, le personnel réussissait tant bien que mal à entretenir l’imprimante pour qu’elle soit fonctionnelle le plus souvent. Le photocopieur quant à lui nécessitait les soins d’un technicien professionnel et défiait tous les efforts des non-érudits qui ont tenté de le réparer (incluant votre humble serviteur).

Lonkè au Léhar

13

M. Sané, professeur d’anglais,Mlle Sarry et M. Tène, professeur de maths et sciences,

et M. Dione, le surveillant.

Page 14: 513 François Lemay.pdf

L’enseignement

Les cours se déroulent en français et les élèves s’adressent en français au maître. Les élèves portent tous le dossard de l’établissement et un élève qui a oublié le sien doit se rapporter au surveillant. Les élèves utilisent « monsieur », « madame » ou « mademoiselle » pour s’adresser à l’enseignant (au Sénégal, il est de mise d’employer mademoiselle si une femme n’est pas mariée). Quand le maître entre en classe, les élèves se lèvent et attendent la permission de s’asseoir.

La matière est enseignée de façon magistrale avec tableau et craie. Les heures de cours sont partagées entre la théorie et les travaux dirigés (TD) c.-à-d. les exercices en classe. Selon les circonstances, le maître présente la solution d’un problème ou invite un élève à résoudre un problème au tableau. Il arrive aussi qu’on laisse quelques minutes aux élèves pour résoudre un problème avant d’en présenter la solution de façon magistrale. Les élèves sont nombreux à vouloir répondre quand le maître leur pose une question. Ils lèvent tous la main de façon fébrile en répétant « monsieur, monsieur. » Cette motivation à vouloir participer quand on leur pose une question ou quand on invite un élève à venir au tableau est un atout précieux dont on peut facilement tirer profit pour leur enseigner.

Lonkè au Léhar

14

Géométrie en trois dimensions.

Page 15: 513 François Lemay.pdf

Les énoncés de travaux pratiques sont fournis aux élèves sur des photocopies (ou des impressions quand le photocopieur est en panne). L’établissement a un nombre raisonnable de manuels scolaires, mais les exemplaires restent sur place. Les manuels reconnus par le ministère de l’Éducation du Sénégal sont en vente dans les librairies qu’on peut trouver à Dakar et aussi chez Brodier - Clairafrique à Thiès. J’ai pu emprunter les manuels de maths et de sciences 4e et 3e année pour toute la durée de mon stage. Le programme sénégalais étant très différent de celui en vigueur au Québec, d’inspiration très française à beaucoup d’égards, j’ai dû consacrer bon nombre d’heures à me familiariser avec la matière qui était enseignée et aussi avec celle que les élèves maîtrisaient déjà avant mon arrivée. De plus, mon expérience d’enseignement se situe

dans un contexte universitaire et remonte à plusieurs années déjà. J’ai dû mettre à profit mes ressources personnelles et ma formation scientifique pour maîtriser et assimiler des notions rapidement et suffisamment pour ensuite être capable de les expliquer devant une classe. Des notions souvent oubliées, parfois même jamais apprises. Les sujets que j’ai abordés en classe pendant mon stage touchaient la géométrie à deux et à trois dimensions, l’algèbre, la mécanique, les circuits électriques et les réactions chimiques. Ces sujets étaient au programme de 3e année (mathématiques et physique chimie) pendant la période où j’étais au CEM. Le programme sénégalais fixe des objectifs ambitieux pour les élèves sénégalais.

Pendant mon stage, j’ai rapidement choisi de travailler surtout avec les élèves de 3e année en maths et physique chimie. Ceux-ci devaient réussir les épreuves du ministère en juin pour obtenir leur diplôme et poursuivre leurs études au lycée. Cette échéance leur fournissait une source de motivation supplémentaire et aussi une absolue nécessité de terminer le programme. Plus matures et plus motivés, il était plus facile de travailler avec eux.

Le système sénégalais est régulièrement perturbé par des arrêts de travail de toutes sortes, généralement des grèves, mais aussi des événements normaux de la vie courante (funérailles, mariage, etc.). D’année en année,

Lonkè au Léhar

15

Mon neveu Daniel en route pour le jardin des petits.

Page 16: 513 François Lemay.pdf

les élèves accumulent un retard. Arrivés en dernière année, il n’est plus possible de pelleter ce problème en avant, car les examens du ministère à la fin de l’année portent sur la totalité du programme de 3e. Aussi, les profs sont déchirés entre avancer sans se soucier du fait que le rythme est trop rapide pour les élèves ou terminer plus tard que le calendrier scolaire prévu et donner des heures supplémentaires après les heures de classe. C’est seulement à ce prix qu’il est possible de terminer le programme.

J’ai donc compris que la modeste ressource supplémentaire que je représentais pouvait autant aider les profs que les élèves dans ce marathon pour terminer le programme. En me concentrant sur les élèves de 3e, j’ai fait le pari d’aider ceux pour qui je pouvais me rendre utile rapidement dans le cadre d’un stage de deux mois. Mes quelques rares expériences avec des élèves plus jeunes ont toujours confirmé que cette décision était la bonne.

La langue

La faible maîtrise de la langue française est la cause la plus importante de difficultés d’apprentissage chez les jeunes à qui j’ai enseigné dans le Léhar. Comme beaucoup de pays africains, le Sénégal est une véritable mosaïque linguistique. La langue officielle est le français. C’est la langue en vigueur dans l’administration et dans l’enseignement. La langue commune populaire est bien davantage le wolof. Dans le Léhar, les jeunes sérères parlent le laalaa, leur langue maternelle, mais tous apprennent le wolof très jeune. Les jeunes wolofs qui fréquentent le CEM (l’établissement dessert aussi quelques villages wolofs voisins du Léhar) ne parlent pas le laalaa. Les profs qui sont pour la plupart de l’extérieur de la région parlent le wolof mais très peu ou pas du tout le laalaa. Les jeunes sérères commencent à apprendre le français seulement quand ils arrivent à l’école. Ils ne le parlent jamais entre eux. Leur maîtrise de la langue française

Lonkè au Léhar

16

Terrain du CEM : chantier, salles de classe et surface de sports.

Page 17: 513 François Lemay.pdf

est très variable et souvent déficiente. C’est un problème auquel j’ai rapidement été confronté pendant mon stage et pour lequel j’ai dû développer des stratégies efficaces.

Sur le plan de l’apprentissage des langues, on en demande beaucoup aux jeunes sénégalais. Les élèves du Léhar apprennent leur langue maternelle puis le wolof très jeune. Arrivés à l’école, ils doivent apprendre le français. Les jeunes musulmans apprennent l’arabe à l’école coranique. Au CEM, on leur enseigne également l’anglais et l’espagnol (optionnel). Un club d’anglais organisé par un des profs du CEM était très dynamique alors qu’un club de lecture en français par exemple aurait pu faire oeuvre utile, mais faisait cruellement défaut. Au début de mon stage, les profs me disaient que les élèves avaient du mal à comprendre mon français, probablement à cause de mon accent et de certaines expressions québécoises. Mais j’ai compris que pour beaucoup d’élèves, le français, même celui parlé par mes collègues sénégalais, était la principale cause de leurs difficultés d’apprentissage.

Le français au Sénégal fait évidemment partie de l’héritage colonial du pays. On peut trouver étonnant que le pays ait choisi de conserver le français après l’indépendance. On pense par exemple aux pays du Maghreb qui, dans les décennies qui ont suivi leur indépendance, ont choisi d’arabiser davantage les affaires du pays et la langue d’enseignement. Les petits Haïtiens font leur école primaire en créole depuis le passage au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide. Mais les jeunes sénégalais doivent apprendre dans une langue qui n’est la langue de personne dans ce pays. Ce paradoxe s’explique du fait qu’aucune alternative ne fait l’unanimité au Sénégal. Le wolof, qui est la langue de la majorité et que 80 % des Sénégalais

Lonkè au Léhar

17

Mme Nguère, prof d’espagnolet Mlle Sarry, prof de maths et sciences.

Nettoyage de la cour du CEM avant une journée d’activités et de fête (fosco).

Page 18: 513 François Lemay.pdf

maîtrisent au moins comme langue seconde, n’a été codifié que tard après l’indépendance. Et ce choix mécontenterait à coup sûr les Sénégalais dont ce n’est pas la langue maternelle. À défaut d’alternative consensuelle, le Sénégal a donc choisi de préserver cet héritage colonial qui trouve sa justice dans le fait qu’il est également injuste pour tous. En effet, comme le français n’est la langue maternelle de personne, ce choix ne favorise aucun groupe en particulier, ironiquement.

Pour bien me faire comprendre des élèves et de mes collègues, j’ai observé attentivement comment mes interlocuteurs parlaient le français. Quelles tournures de phrases et quel vocabulaire avaient-ils tendance à choisir. Je m’efforçais ensuite d’utiliser le même vocabulaire afin d’être certain de bien me faire comprendre. Souvent, on a le réflexe de s’efforcer de bien prononcer. Mais cela ne suffit pas si on utilise des termes que les gens ne connaissent pas. Les Sénégalais, jeunes ou moins jeunes, n’admettront pas facilement qu’ils n’ont pas compris. Si on emploie un mot qu’ils ne connaissent pas, ils feront mine de comprendre même si ce n’est pas le cas. Ce réflexe peut souvent mener à des malentendus. Aussi faut-il être vigilant.

Cette habitude des Sénégalais peut devenir un irritant. C’est une réalité avec laquelle il faut composer. Par exemple, il faut souvent varier le vocabulaire pour trouver les mots qui sont familiers à nos interlocuteurs (ex. : si le sens du mot librairie semble échapper à votre chauffeur de sept places, essayer magasin de livres ou boutiques de livres...). Il faut se rappeler que les petits Sénégalais ont tous été physiquement et durement corrigés pendant leur enfance quand on les questionnait et qu’ils ignoraient la réponse. Cette façon d’éduquer les gamins laisse forcément des traces et il faut bien se garder de juger trop rapidement.

Être attentif à leur façon de parler français m’a aidé dans mon apprentissage de la langue laalaa.

Certaines tournures de phrases ou certains choix de mots étaient un calque de certaines

Lonkè au Léhar

18

Déguène Dione, élève de 3e. Mère de la charmante petite Diara, elle organisait des cours de

renforcement à l’école coranique de Mbassian.

Page 19: 513 François Lemay.pdf

expressions en sérère. Le fait de le remarquer était une façon de faire des progrès dans ma modeste maîtrise de langue locale.

La pédagogie

Au Sénégal, on enseigne et on apprend beaucoup par coeur. Des réformes sont en cours pour adopter des approches pédagogiques plus avancées, mais ces changements n’en sont qu’au tout début. Les élèves sont habitués à apprendre de cette façon et on les félicite même si les bonnes réponses sont récitées bêtement. Les profs déplorent que les élèves apprennent tout par coeur, mais ils sont eux-mêmes forcés de donner un enseignement qui encourage ce comportement. Dans un contexte où les ressources font défaut, où les classes sont surchargées et que les élèves doivent apprendre dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas suffisamment, l’apprentissage par coeur devient souvent la seule méthode d’enseignement possible.

Ce fut un réel défi de composer avec cette réalité de l’école s é n é g a l a i s e . S c i e n t i f i q u e , comprendre les principes est important pour moi. Je ne suis pas prof de formation. Néanmoins, j’ai un r ega rd pe r sonne l su r l a pédagogie et l’éducation des jeunes en général. Je suis parfaitement conscient de la nécessité du par coeur dans l’apprentissage, mais cette méthode ne peut pas suffire pour préparer la jeunesse aux défis de la vie. Il m’est arrivé parfois d’avoir des approches pédagogiques avec lesquelles mes collègues n’étaient pas forcément d’accord et d’avoir des discussions avec eux à ce sujet. Même si nous avions parfois des points de vue différents, je pense que ces échanges et la réflexion qu’ils ont suscitée furent utiles pour chacun d’entre nous.

Dans le cadre de l’enseignement de matières scientifiques, il m’était facile de mettre à l’épreuve la compréhension des élèves en leur tendant des pièges ou en formulant des questions

Lonkè au Léhar

19

Comba Astou alias « thitha » et Angélique, élèves de 3e et fidèles aux cours de renforcement à Dougnane.

Page 20: 513 François Lemay.pdf

contradictoires. Il m’arrivait de les laisser s’aventurer sur une fausse piste pendant quelques minutes pour finalement les aider à relever une contradiction et ainsi découvrir par eux-mêmes l’erreur de raisonnement. J’essayais souvent de les déstabiliser et de les forcer à se poser des questions pour comprendre. À mettre leur propre compréhension à l’épreuve. Quand j’identifiais une lacune importante, il m’arrivait parfois de faire digression pour renforcer une notion de base mal comprise.

Un élément important de l’enseignement sénégalais est de permettre à un élève d’aller au tableau résoudre un exercice devant ses camarades et sous la supervision du maître. Les volontaires sont nombreux et cela inclut des élèves qui ne savent pas forcément comment trouver la solution,

mais qui espèrent avoir l’occasion d’apprendre. Cette motivation de leur par t es t un a tout à u t i l i s e r , b i e n évidemment. Seulement, dès qu’un camarade au tableau est en difficulté, beaucoup veulent être désignés par le maître pour le remplacer. Le plus souvent, il faut calmer les ardeurs des prétendants et aider l’élève au tableau à comprendre comment résoudre le problème. On peut avoir alors à gérer l’impatience des autres élèves. Une bonne façon de le faire est de leur expliquer le sens de notre démarche. Beaucoup de

notions nécessitent du travail et de l’acharnement et il n’y a pas de mérite plus grand à comprendre plus rapidement. Néanmoins, il est toujours plus facile de donner la réponse à un élève qui a du mal ou de le renvoyer à sa place pour donner la chance à un autre.

Toutes ces préoccupations quant à mon enseignement étaient certes valables, mais ne pouvaient pas facilement être appliquées dans un contexte de classes bondées et de temps limité. C’est pourquoi les cours de renforcement, au CEM et dans les villages environnants, m’ont permis d’avoir une sorte de laboratoire d’enseignement afin de trouver des façons efficaces de présenter la matière aux élèves. La participation était volontaire et souvent j’avais de petits groupes qui me permettaient ainsi d’avoir une approche plus individualisée. De cette façon, je pouvais plus

Lonkè au Léhar

20

Baobabs aux abords de la route rouge entre Bapate et Mbassian.

Page 21: 513 François Lemay.pdf

facilement comprendre quelles étaient les lacunes des élèves et trouver des approches pour y remédier. Je pouvais ensuite mettre cette compréhension à profit une fois que je retournais en classe sur les heures régulières et devant 80 élèves.

Les cours de renforcement

Bien que stagiaire en coopération, je n’ai jamais été stagiaire en enseignement au sens d’un stage dans le cadre d’une formation d’enseignant. Je me suis toujours perçu comme une ressource supplémentaire à utiliser au meilleur de mes qualités et toujours considéré maître de décider quelle forme cela pouvait prendre. Mon rôle ne pouvait se limiter à remplacer les profs sur les heures d’enseignement pour apprendre à enseigner au Sénégal. Il me fallait apporter une aide supplémentaire, une contribution originale. C’était l’objectif de stage que je m’étais fixé.

J’ai exprimé auprès de Gérard Tène, doyen des sciences au CEM Amar Tine, mon désir d’offrir ce qu’on appelle là-bas des cours de renforcement. Offerte sur une base volontaire, cette formule allait tout à fait dans le sens de mes préoccupations.

Au CEM, les classes sont tout utilisées pendant les heures d’enseignement. Les cours débutent à 8 h et se terminent à midi les jours de la semaine et le samedi. Ils reprennent à 15 h et se terminent à 18 h (on dit les cours du soir) sauf les mercredis et les samedis. Il n’y a pas cours le dimanche. En dehors de rares exceptions, cela ne me laissait donc que deux soirs et les dimanches pour offrir des cours de renforcement aux élèves intéressés.

Mon stage a commencé quelques jours avant les vacances de Pâques et de l’indépendance. Ce long congé de deux semaines permet à beaucoup de Sénégalais de rentrer au village pour voir la famille. J’ai saisi cette occasion pour donner plusieurs heures de cours de renforcement en quelques jours seulement. Les élèves qui étaient restés au village (certains d’entre eux profitaient du long congé pour voir de la famille à Dakar ou ailleurs) étaient disponibles pour y assister. Les

Lonkè au Léhar

21

Petits curieux avant un cours de renforcement à l’école coranique de Mbassian.

Page 22: 513 François Lemay.pdf

profs du CEM et les parents incitaient beaucoup les élèves à participer à ce genre d’initiatives. La participation était donc au rendez-vous. Ce véritable blitz de cours de renforcement m’a permis de comprendre rapidement comment je pouvais interagir avec les étudiants et leur apporter quelque chose de plus, avoir une intervention significative auprès d’eux.

Les cours de renforcement au CEM sont devenus très achalandés en peu de temps. À proximité de Pambal et de la paroisse de P a n d i é n o u , l e g r o s d e l a population du Léhar habite tout près du collège. Les profs incitaient beaucoup les élèves à participer à ces cours ce qui favorisait la présence en classe.

Bien sûr, avant d’enseigner une première fois, j’ai consacré les premiers jours de mon stage à faire de l’observation. Mais j’ai dû répéter cette phase d’observation chaque fo i s que l e s p ro f s

introduisaient une nouvelle notion au programme ou abordaient un nouveau chapitre. Autrement, il était très difficile pour moi de maîtriser les références pédagogiques sénégalaises et d’avoir une démarche d’enseignement en accord avec elles. Il me fallait systématiquement assister aux cours théoriques pour bien saisir comment le prof expliquait les notions aux élèves et comment il leur montrait à résoudre les exercices, quel vocabulaire il employait, etc. De nombreux détails auxquels je devais être attentif afin d’offrir un supplément d’apprentissage aux élèves sans pour autant générer une confusion contre-productive. Plus tard dans mon stage, il m’est arrivé de faire des digressions et d’expliquer des notions plus avancées ou de proposer des approches différentes. Mais je le faisais consciemment pour aider les élèves à mieux comprendre certaines notions et en tout respect pour ce qu’on leur avait enseigné. Les enseignants sénégalais s’attendent que les élèves présentent des solutions aux problèmes qui sont conformes aux méthodes qu’on leur enseigne. Une approche différente, même valable, peut parfois amener l’enseignant à réprimander l’élève. Il faut donc être prudent avant de trop se démarquer.

Il m’est arrivé à quelques reprises d’enseigner la théorie aux élèves. Mais c’était difficile, car je n’avais pas de références pédagogiques sénégalaises solides. Si je laissais au contraire un collègue introduire la nouvelle matière, il était plus facile pour moi de faire des exemples en classe en respectant le cadre pédagogique qu’il avait défini. Quand je faisais des travaux dirigés et que j’avais préalablement assisté aux cours théoriques de mes collègues, je pouvais aider les élèves en respectant l’angle pédagogique et le vocabulaire employé par le professeur.

Lonkè au Léhar

22

École coranique en branches de mil à Mbassian.

Page 23: 513 François Lemay.pdf

Enseigner dans les villages

Beaucoup d’élèves marchent sur une distance considérable pour se rendre au CEM. Les élèves qui habitent les villages de Dougnane ou de Yendane notamment marchent 5 ou 6 km (aller simple) pour se rendre à l’école. Les jours où il y a cours le soir, une popote est organisée au CEM pour permettre aux élèves de ces villages de manger sur place sans devoir rentrer à la

maison. Il n’y pas ce serv ice les m e r c r e d i e t samedi, car les élèves n’ont pas cours le soir. Ces élèves ne peuvent donc pas rester ou revenir facilement a u C E M p o u r a s s i s t e r à des c o u r s d e renforcement.

Avec l’aide du p e r s o n n e l enseignant, j’ai r é p é t é l e s annonces pour o f f r i r d e m e

rendre dans les villages et y donner des cours. Quand j’assistais à un cours comme observateur, souvent le prof me permettait de prendre la parole à la toute fin. Cette petite tribune me permettait d’inciter les élèves à venir me voir pour me poser des questions ou réclamer des cours de renforcement dans leurs villages respectifs. Il ne faut pas hésiter à répéter les annonces, car les élèves sont très timides à l’endroit des coopérants. Aussi faut-il insister si on veut obtenir des résultats.

C’est ainsi que j’ai eu une première opportunité de me rendre dans le village de Mbassian situé entre la paroisse Pandiénou et le village de Dougnane sur la route rouge reliant Pambal à Tivaouane. C’est une élève de 3e, jeune maman sérère musulmane et proche de ma famille d’adoption (je l’ai appris plus tard seulement), qui est venue vers moi la première pour me demander d’aller enseigner dans son village pendant les vacances de Pâques. Elle avait réservé l’école coranique de Mbassian et m’avait expliqué qu’il y avait un tableau et qu’on pouvait y enseigner sans problème. Elle avait tout organisé et passé le mot dans le village. Je n’avais qu’à me rendre sur place à l’heure convenue avec mes craies, mes cahiers et ma préparation d’exercices.

Lonkè au Léhar

23

Cours de renforcement au jardin des petits de Dougnane.

Page 24: 513 François Lemay.pdf

Heureux de la tournure des événements, je me souviens avoir partagé mon enthousiasme auprès de Gérard Tène, le doyen des sciences, avant de me rendre sur place. Celui-ci avait semblé perplexe, ne voyant pas bien où j’allais pouvoir donner mon cours. Soucieux par ailleurs de ne pas briser mon élan (les Sénégalais ne vont jamais vous dire facilement qu’une idée est mauvaise), il n’avait pas insisté davantage. Ce n’est qu’une fois sur place que j’avais compris pourquoi il avait eu une telle réaction. L’école coranique de Mbassian était en fait une simple cabane en branches de mil. À l’intérieur, il y avait des bancs en bois installés directement sur le sable et un petit tableau avec des pattes. L’air sifflait à travers les branches de mil les journées de vent. Les élèves de Mbassian étaient généralement au nombre de sept ou huit à assister à mes cours. Ils étaient très motivés et très talentueux. Les filles étaient moins timides et venaient plus facilement vers moi. Elles profitaient davantage de ma présence pour me poser des questions et e s s a y e r d e m i e u x comprendre les notions vues en classe. De cette petite école coranique et des élèves de Mbassian, je conserve un très bon souvenir.

L’idée d’enseigner dans les villages m’a vraiment été inspirée du fait que b e a u c o u p d ’ é l è v e s vivaient loin du CEM et deva i en t marche r l a distance pour s’y rendre tous les jours. Au départ, quand j’ai lancé cette suggestion auprès de Gérard Tène, je n’avais aucune idée des implications ni si cette idée était réaliste. J’étais seulement animé par le souci de bien faire et de me rendre utile le plus rapidement possible. Ce n’est qu’à l’usage que j’ai compris qu’il était facile d’aller dans les villages pour y enseigner. Il suffisait qu’un élève sollicite ma présence et organise le cours. Ce sont eux qui voyaient à réserver un endroit, l’école primaire du village le plus souvent. En plus de l’école coranique à Mbassian où je me suis rendu plusieurs fois pendant mon stage, j’ai eu l’occasion d’enseigner à plusieurs reprises à l’école primaire de Dougnane, une fois au jardin des petits de ce même village, une fois à l’école primaire de Yendane et une fois à l’école primaire de Ndiakhaté, un village wolof un peu au nord de Mbassian. J’ai donné de nombreuses heures de cours au CEM

Lonkè au Léhar

24

Gérard Tène, doyen des sciences et André Dione, surveillant du CEM.

Page 25: 513 François Lemay.pdf

même, sur les heures régulières et en cours de renforcement. Enfin, j’ai enseigné une fois à la petite école primaire près de la paroisse Pandiénou.

Je retiens de cette expérience que se rendre dans les villages pour y enseigner ne représente aucune difficulté particulière en plus d’apporter beaucoup à l’expérience de stage. Il suffit d’identifier un élève qui organisera le cours et informera ses camarades. C’est d’ailleurs avec un certain étonnement que j’ai appris plus tard que j’avais créé un précédent. Des coopérants qui m’avaient précédé au CEM, j’étais le premier à prendre une telle initiative. Fort de mon expérience, je suis d’avis que les futurs stagiaires en enseignement devraient être encouragés à se rendre dans les villages pour y donner des cours de renforcement.

Cette pratique est courante chez les Sénégalais eux-mêmes. Il n’est pas rare qu’un prof se rende dans un village pour y donner des cours de renforcement. Le plus souvent, ce sera un grand frère aux études à Dakar et de passage au village qui profitera de l’occasion pour donner des cours aux plus jeunes. Les infrastructures permettent faci lement de le fa i re d’autant que les bâtiments sont financés et administrés par les habitants de la région, l’État ne finançant que le salaire du personnel. Ainsi, les villageois peuvent disposer comme bon leur semble de l’école du village.

Pour la pédagogie, l’enseignement dans les villages présente de nombreux avantages. Le plus souvent avec de petits groupes, il m’a permis d’avoir une relation privilégiée avec un certain nombre d’élèves et particulièrement avec ceux et celles qui ont organisé des cours de renforcement et ont sollicité ma venue. Enseigner devant de petits groupes permet d’adopter une approche plus individuelle et d’identifier les causes des difficultés d’apprentissage. Cette compréhension est très utile une fois qu’on est de retour devant une classe de 80 élèves. Devant un petit groupe, on peut expérimenter différentes façons d’expliquer un problème et identifier celle qui fonctionne le mieux. Donner des cours de renforcement au CEM et dans les villages

Lonkè au Léhar

25

Moment de détente avec ma petite soeur Élizabeth.

Page 26: 513 François Lemay.pdf

m’a donc permis d’améliorer mon approche pédagogique et de mieux enseigner ensuite quand je revenais dans le cadre plus formel du CEM sur les heures régulières d’enseignement.

L’enseignement dans les villages m’a permis de découvrir le Léhar et ses habitants. Mes visites ne passaient jamais inaperçues et étaient autant d’occasions de visiter les familles des élèves qui organisaient les cours de renforcement. De retour au CEM, tous les élèves du village visité venaient spontanément vers moi. Même ceux qui n’étaient pas en 3e et n’avaient pas assisté à mon cours. Le simple fait d’avoir visité leur village me rapprochait d’eux instantanément.

Au début des vacances de Pâques, une élève de D o u g n a n e , C o m b a Astou Dione, m’avait demandé de me rendre dans son village pour y donner des cours. Elle m ’ a v a i t l a i s s é s o n numéro de portable. Je tentai de la joindre dans les jours suivants, mais sans succès. Je décidai donc un matin de me rendre directement à Dougnane pour décider avec elle d’un horaire de cours. Une fois sur place, je demandai la jeune fille. Rien à faire, personne n’avait jamais entendu parler d’elle. Je mis un certain temps pour trouver un élève du CEM qui la connaissait. La jeune fille était connue dans son village sous le sobriquet de thitha (prononcer tchi-tcha) i.e. grand-mère en sérère. Elle portait le même prénom que sa grand-mère – son homonyme. C’est une pratique courante chez les Sérères du Léhar de donner un surnom de cette nature à l’enfant qui porte le même nom qu’un parent. Les habitants de Dougnane la connaissaient par son surnom. Une fois le mystère résolu, on m’accompagna vers la maison où elle habitait.

Dans le Léhar, tout est simple : il suffit de savoir comment les choses fonctionnent.

Lonkè au Léhar

26

Mes petites soeurs Rachel et Mame Diara.

Page 27: 513 François Lemay.pdf

Soutien aux profs

Un autre objectif de mon stage était d’apporter un soutien auprès du personnel enseignant. J’ai aidé les profs de science et de maths à bâtir des documents pédagogiques, le plus souvent des séries d’exercices à distribuer aux élèves. La seule ressource disponible au CEM était l’ordinateur du surveillant. On pouvait l’utiliser pour rédiger des documents en après-midi, entre midi et 15 heures. Il suffisait de s’arranger pour avoir la clef du bureau du surveillant. L’accès au PC était limité, car c’était le seul ordinateur de l’établissement. Seuls le principal et le surveillant avaient la clef du bureau. J’ai travaillé à quelques reprises sur cette machine. La souris et le clavier avaient des comportements aléatoires et les surcharges du réseau électrique faisaient

souvent sauter le disjoncteur du CEM en fin d’après-midi. Il fallait alors traverser le terrain du collège p o u r a c t i o n n e r l’énorme manette du disjoncteur sur un poteau d’alimentation é l e c t r i q u e . P u i s redémarrer le PC et poursuivre jusqu’à la prochaine panne... Mes sauvegardes de document é ta ien t fréquentes et tout ce que je faisais sur cet o r d i n a t e u r é t a i t sys témat iquement copié sur ma clef USB. Néanmoins, j’ai p u p r o d u i r e d u

matériel pédagogique pour les profs à l’aide de ce précieux PC. Ce fut aussi l’occasion de me découvrir des ressources de patience et de résilience insoupçonnées... Et aussi de prendre conscience de la nécessité pour un stagiaire en enseignement d’apporter son propre ordinateur portable. Il existe des modèles qui sont abordables et adaptés à ce genre de séjour.

Heureusement, les profs avaient souvent des petits ordinateurs portables à leur disposition. Équipés de Windows et de la série bureautique Office, il était facile de les mettre à profit pour rédiger des documents pédagogiques, y compris dans le cadre de l’enseignement des sciences et des maths i.e pour produire des documents comportant des figures et des formules

Lonkè au Léhar

27

Bou Ndir part au champ saigner le rognier.

Page 28: 513 François Lemay.pdf

mathématiques. Une fois le document rédigé, on pouvait utiliser l’imprimante du bureau du surveillant pour produire des copies.

Des logiciels tels que Word, Excel ou PowerPoint sont des outils que j’utilise fréquemment dans mon travail. Quand les profs ont vu que je savais utiliser ces logiciels, ils ont réclamé de la formation en informatique. Ils avaient de nombreuses questions pour mieux utiliser l’ordinateur dans leur travail. J’ai commencé par leur enseigner quelques trucs sur une base individuelle. Comme le besoin était généralisé, j’ai organisé avec l’aide des profs une formation en informatique vers la fin de mon stage. Ils avaient besoin d’apprendre des trucs simples : copier-coller, ctrl-Z pour éliminer la dernière modification, capture d’écran, production de figures avec PowerPoint, insertion de figures dans le corps du texte d’un document Word, etc.

Bilan et conclusion

Mon stage fut une des expériences les plus enrichissantes que j’ai eu l’occasion de vivre. J’ai trouvé des façons d’aider des hommes et des femmes dans le Léhar, des élèves et des enseignants. J’ai donné mon temps sans compter pour offrir des heures d’enseignement supplémentaires à ces jeunes sérères qui m’ont ému par leur courage et leur détermination. J’ai consacré des efforts importants à l’apprentissage de la langue laalaa avec un modeste et certain succès (j’en suis assez fier) et mes amis du Léhar me l’ont rendu au centuple. Grâce à mon

Lonkè au Léhar

28

Mes soeurs Mariane, Françoise et votre humble serviteur au dimanche des rameaux.

Page 29: 513 François Lemay.pdf

expérience de stage, j’ai découvert que j’avais une très bonne capacité d’adaptation, ce que je n’aurais pas forcément soupçonné au départ. Cette aventure a aussi été pour moi une occasion de réflexion sur ce qui fait notre profonde humanité.

Mon stage m’a permis de m’ouvrir à la réalité des Sérères du Léhar. Par ma famille et par mon milieu de stage, j’ai pu faire des rencontres et avoir des discussions qui m’ont éveillé à la culture et à l’histoire de la région. Mon intérêt et mon ouverture aux croyances, aux coutumes, aux plats et à la langue ont fait en sorte que mes hôtes se sont ouverts à moi avec beaucoup de générosité. Mes nombreux déplacements pour me rendre dans les villages et enseigner aux jeunes sérères ainsi que ma participation à la chorale de Pandiénou m’ont permis d’explorer le Léhar et de faire de mon stage une expérience à plusieurs dimensions. Je suis rentré du Sénégal avec le sentiment d’avoir vécu une expérience qui comportait son lot de défis, parfois de taille, mais surtout avec le sentiment d’avoir relevé chacun d’entre eux en donnant le meilleur de moi-même. J’ai rencontré des hommes et des femmes qui m’ont touché par leur courage, leur joie de vivre et leur simplicité et je suis heureux de compter certains d’entre eux parmi mes amis désormais. En terminant d’écrire ces lignes, je sens qu’ils me manquent.

Kâh ya kèn. Dieu est grand.François Lemay, décembre 2013.

Lonkè au Léhar

29