1864. fustel. la cité antique

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La cité antique / Fustel de Coulanges ; illustrations composées et gravées sur bois par Paul Baudier Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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A cidade antiga de Fustel de Coulanges

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  • La cit antique / Fustelde Coulanges ;

    illustrations composeset graves sur bois par

    Paul Baudier

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

  • Fustel de Coulanges, Numa Denis (1830-1889). La cit antique / Fustel de Coulanges ; illustrations composes et graves sur bois par Paul Baudier. 1927.

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    LA CITANTIQUE

    ILLUSTRATIONS COMPOSEES

    ET GRAVES SUR BOIS

    PAR PAUL BAUDIER

    LIBRAIRIEHACHETTE

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  • EXEMPLAIRE SUR PAPIERVELIN PUR FIL DU MARAIS

    EXEMPLAIRE NON DESTINECOMMERCE .

    Tous droits de traduction, de reproductionet d'adaptation rservs pour tous pays.Copyright by Librairie Bachette, 1927.

  • INTRODUCTION

    DE LA NCESSITE D'TUDIER LES PLUS VIEILLESCROYANCES DES ANCIENS POUR CONNAITRE

    LEURS INSTITUTIONS

    ON se propose de montrer ici d'aprs quels principes et parquelles rgles la socit grecque et la socit romainese sont gouvernes. On runit dans la mme tude les

    Romains et les Grecs, parce que ces deux peuples, qui taientdeux branches d'une mme race, et qui parlaient deuxidiomes issus d'une mme langue, ont eu aussi un fondsd'institutions communes et ont travers une srie de rvo-lutions semblables.

    On s'attachera surtout faire ressortir les diffrences radi-cales et essentielles qui distinguent tout jamais ces peuplesanciens des socits modernes. Notre systme d'ducation, quinous fait vivre ds l'enfance au milieu des Grecs et des Romains,nous habitue les comparer sans cesse nous, juger leurhistoire d'aprs la ntre et expliquer nos rvolutions par lesleurs. Ce que nous tenons d'eux et ce qu'ils nous ont lgunous fait croire qu'ils nous ressemblaient; nous avons quelquepeine les considrer comme des peuples trangers; c'est

  • INTRODUCTION

    presque toujours nous que nous voyons en eux. De l sontvenues beaucoup d'erreurs. Nous ne manquons gure de nous

    tromper sur ces peuples anciens quand nous les regardons travers les opinions et les faits de notre temps.

    Or les erreurs en cette matire ne sont pas sans danger.L'ide que l'on s'est faite de la Grce et de Rome a souventtroubl nos gnrations. Pour avoir mal observ les institu-tions de la cit ancienne, on a imagin de les faire revivrechez nous. On s'est fait illusion sur la libert chez les ancienset pour cela seul la libert chez les modernes a t mise en pril.Nos quatre-vingts dernires annes ont montr clairement

    que l'une des grandes difficults qui s'opposent la marchede la socit moderne est l'habitude qu'elle a prise d'avoir

    toujours l'antiquit grecque et romaine devant les yeux.Pour connatre la vrit sur ces peuples anciens, il est sage

    de les tudier sans songer nous, comme s'ils nous taienttout fait trangers, avec le mme dsintressement et l'espritaussi libre que nous tudierions l'Inde ancienne ou l'Arabie.

    Ainsi observes, la Grce et Rome se prsentent nous avecun caractre absolument inimitable. Rien dans les tempsmodernes ne leur ressemble. Rien dans l'avenir ne pourra leurressembler. Nous essayerons de montrer par quelles rglesces socits taient rgies, et l'on constatera aisment que lesmmes rgles ne peuvent plus rgir l'humanit.

    D'o vient cela? Pourquoi les conditions du gouvernementdes hommes ne sont-elles plus les mmes qu'autrefois? Lesgrands changements qui paraissent de temps en temps dansla constitution des socits ne peuvent tre l'effet ni du hasard,ni de la force seule. La cause qui les produit doit tre puis-sante, et cette cause doit rsider dans l'homme. Si les lois del'association humaine ne sont plus les mmes que dans l'anti-quit, c'est qu'il y a dans l'homme quelque chose de chang.Nous avons en effet une partie de notre tre qui se modifiede sicle en sicle; c'est notre intelligence. Elle est toujoursen mouvement, presque toujours en progrs, et caused'elle, nos institutions et nos lois sont sujettes au changement.L'homme ne pense plus aujourd'hui ce qu'il pensait il y a

    2

  • TUDE DES CROYANCES

    vingt-cinq sicles, et c'est pour cela qu'il ne se gouverne pluscomme il se gouvernait.

    L'histoire de la Grce et de Rome est un tmoignage et unexemple de l'troite relation qu'il y a toujours entre les idesde l'intelligence humaine et l'tat social d'un peuple. Regardezles institutions des anciens sans penser leurs croyances, vousles trouvez obscures, bizarres, inexplicables. Pourquoi despatriciens et des plbiens, des patrons et des clients, des eupa-trides et des thtes, et d'o viennent les diffrences nativeset ineffaables que nous trouvons entre ces classes? Que signi-fient ces institutions lacdmoniennes qui nous paraissent sicontraires la nature? Comment expliquer ces bizarreriesiniques de l'ancien droit priv : Corinthe, Thbes, dfensede vendre sa terre ; Athnes, Rome, ingalit dans la suc-cession entre le frre et la soeur? Qu'est-ce que les juriscon-sultes entendaient par l'agnation, par la gens? Pourquoi cesrvolutions dans le droit, et ces rvolutions dans la politique?Qu'tait-ce que ce patriotisme singulier qui effaait quelquefoistous les sentiments naturels? Qu'entendait-on par cettelibert dont on parlait sans cesse? Comment se fait-il que desinstitutions qui s'loignent si fort de tout ce dont nous avonsl'ide aujourd'hui aient pu s'tablir et rgner longtemps?Quel est le principe suprieur qui leur a donn l'autorit surl'esprit des hommes?

    Mais en regard de ces institutions et de ces lois, placez lescroyances; les faits deviendront aussitt plus clairs, et leurexplication se prsentera d'elle-mme. Si, en remontant auxpremiers ges de cette race, c'est--dire au temps o elle fondases institutions, on observe l'ide qu'elle se faisait de l'trehumain, de la vie, de la mort, de la seconde existence, du prin-cipe divin, on aperoit un rapport intime entre ces opinions etles rgles antiques du droit priv, entre les rites qui dri-vrent de ces croyances et les institutions politiques.

    La comparaison des croyances et des lois montre qu'unereligion primitive a constitu la famille grecque et romaine,a tabli le mariage et l'autorit paternelle, a fix les rangs de laparent, a consacr le droit de proprit et le droit d'hritage.

  • INTRODUCTION

    Cette mme religion, aprs avoir largi et tendu la famille, a

    form une association plus grande, la cit, et a rgn en elle

    comme dans la famille. D'elle sont venues toutes les institu-tions comme tout le droit priv des anciens. C'est d'elle que lacit a tenu ses principes, ses rgles, ses usages, ses magistra-tures. Mais avec le temps ces vieilles croyances se sont modi-

    fies ou effaces ; le droit priv et les institutions politiques sesont modifies avec elles. Alors s'est droule la srie des rvo-

    lutions, et les transformations sociales ont suivi rgulirementles transformations de l'intelligence.

    Il faut donc tudier avant tout les croyances de ces peuples.Les plus vieilles sont celles qu'il nous importe le plus de con-natre. Car les institutions et les croyances que nous trouvonsaux belles poques de la Grce et de Rome ne sont que le

    dveloppement de croyances et d'institutions antrieures; il enfaut chercher les racines bien loin dans le pass. Les popula-tions grecques et italiennes sont infiniment plus vieilles queRomulus et Homre. C'est dans une poque plus ancienne,dans une antiquit sans date, que les croyances se sont formeset que les institutions se sont ou tablies ou prpares.

    Mais quel espoir y a-t-il d'arriver la connaissance de cepass lointain? Qui nous dira ce que pensaient les hommes,dix ou quinze sicles avant notre re? Peut-on retrouver cequi est si insaisissable et si fugitif, des croyances et des opi-nions? Nous savons ce que pensaient les Aryas de l'Orient, ily a trente-cinq sicles; nous le savons par les hymnes desVdas, qui sont assurment fort antiques, et par les lois deManou qui le sont moins, mais o l'on peut distinguer despassages qui sont d'une poque extrmement recule. Mais osont les hymnes des anciens Hellnes? Ils avaient, comme lesItaliens, des chants antiques, de vieux livres sacrs; mais detout cela il n'est rien parvenu jusqu' nous. Quel souvenirpeut-il nous rester de ces gnrations qui ne nous ont paslaiss un seul texte crit?

    Heureusement, le pass ne meurt jamais compltement pourl'homme. L'homme peut bien l'oublier, mais il le garde tou-jours en lui. Car, tel qu'il est lui-mme chaque poque, il

    4

  • TUDE DES CROYANCESest le produit et le rsum de toutes les poques antrieures.S'il descend en son me, il peut y retrouver et distinguer cesdiffrentes poques d'aprs ce que chacune d'elles a laissen lui.

    Observons les Grecs du temps de Pricls, les Romains dutemps de Cicron; ils portent en eux-mmes les marquesauthentiques et les vestiges certains des sicles les plus reculs.Le contemporain de Cicron (je parle surtout de l'homme dupeuple) a l'imagination pleine de lgendes; ces lgendes luiviennent d'un temps trs-antique et elles portent tmoignagede la manire de penser de ce temps-l. Le contemporain deCicron se sert d'une langue dont les radicaux sont infinimentanciens ; cette langue, en exprimant les penses des vieux ges,s'est modele sur elles, et elle en a gard l'empreinte qu'elletransmet de sicle en sicle. Le sens intime d'un radical peutquelquefois rvler une ancienne opinion ou un ancien usage ;les ides se sont transformes et les souvenirs se sont vanouis ;mais les mots sont rests, immuables tmoins de croyancesqui ont disparu. Le contemporain de Cicron pratique desrites dans les sacrifices, dans les funrailles, dans la crmoniedu mariage; ces rites sont plus vieux que lui, et ce qui leprouve, c'est qu'ils ne rpondent plus aux croyances qu'il a.Mais qu'on regarde de prs les rites qu'il observe ou les for-mules qu'il rcite, et on y trouvera la marque de ce que leshommes croyaient quinze ou vingt sicles avant lui.

  • LIVRE PREMIER

    ANTIQUES CROYANCESCHAPITRE PREMIER

    CROYANCES SUR L'AME ET SUR LA MORT

    JUSQU'AUX

    derniers temps de l'histoire de la Grce et deRome, on voit persister chez le vulgaire un ensemble depenses et d'usages qui dataient assurment d'une po-

    que trs-loigne et par lesquels nous pouvons apprendrequelles opinions l'homme se fit d'abord sur sa propre nature,sur son me, sur le mystre de la mort.

    Si haut qu'on remonte dans l'histoire de la race indo-euro-penne, dont les populations grecques et italiennes sont desbranches, on ne voit pas que cette race ait jamais pensqu'aprs cette courte vie tout ft fini pour l'homme. Les plusanciennes gnrations, bien avant qu'il y et des philosophes,ont cru une seconde existence aprs celle-ci. Elles ont envi-sag la mort, non comme une dissolution de l'tre, maiscomme un simple changement de vie.

    Mais en quel lieu et de quelle manire se passait cetteseconde existence? Croyait-on que l'esprit immortel, une foischapp d'un corps, allait en animer un autre? Non; lacroyance la mtempsycose n'a jamais pu s'enraciner dans lesesprits des populations grco-italiennes; elle n'est pas nonplus la plus ancienne opinion des Aryas de l'Orient, puisqueles hymnes des Vdas sont en opposition avec elle. Croyait-on

  • ANTIQUES CROYANCES

    que l'esprit montait vers le ciel, vers la rgion de la lumire?

    Pas davantage; la pense que les mes entraient dans une

    demeure cleste est d'une poque relativement rcente en

    Occident; le sjour cleste n'tait regard que comme larcompense de quelques grands hommes et des bienfaiteursde l'humanit. D'aprs les plus vieilles croyances des Italienset des Grecs, ce n'tait pas dans un monde tranger celui-ci

    que l'me allait passer sa seconde existence; elle restait tout

    prs des hommes et continuait vivre sous la terre 1..On a mme cru pendant fort longtemps que dans cette seconde

    existence l'me restait associe au corps. Ne avec lui, la mortne l'en sparait pas ; elle s'enfermait avec lui dans le tombeau.

    Si vieilles que soient ces croyances, il nous en est rest destmoins authentiques. Ces tmoins sont les rites de la spul-ture, qui ont survcu de beaucoup ces croyances primitives,mais qui certainement taient ns avec elles et peuvent nousles faire comprendre.

    Les rites de la spulture montrent clairement que lorsqu'onmettait un corps au spulcre, on croyait en mme temps ymettre quelque chose de vivant. Virgile, qui dcrit toujoursavec tant de prcision et de scrupule les crmonies religieuses,termine le rcit des funrailles de Polydore par ces mots : Nous enfermons l'me dans le tombeau. La mme expres-sion se trouve dans Ovide et dans Pline le Jeune; ce n'est pasqu'elle rpondt aux ides que ces crivains se faisaient del'me, mais c'est que depuis un temps immmorial elle s'taitperptue dans le langage, attestant d'antiques et vulgairescroyances 2.

    1. Sub ferra concevant reliquam vilam agi mortuorum. Cicron, Tuse.,I,16. Cette croyance tait si forte, ajoute Cicron, que, mme lorsque l'usage debrler les corps s'tablt, on continua croire que les morts vivaient sous laterre. Cf. Euripide, Alceste, 163; Hcube, passim:

    2. Virgile, En., III, 67 : Animamque sepulcro condimus.. Ovide, Fast., V,451 : Tumulo fraternas condidit Timbras. Pline, Ep., VII, 27 : Manes riteconditi. La description de Virgile se rapporte l'usage des cnotaphes; iltait admis que lorsqu'on ne pouvait pas retrouver le corps d'un parent, on luifaisait une crmonie qui reproduisait exactement tous les rites de la spulture,et l'on croyait par l enfermer, dfaut du corps, l'me dans le tombeau. Euri-pide, Hlne, 1061,1240. Scholiast. ad Pindar. Pyth., IV. 234. Virgile VI 505;XII, 214.

  • CROYANCES SUR L'AME ET SUR LA MORTC'tait une coutume, la fin de la crmonie funbre,

    d'appeler trois fois l'me du mort par le nom qu'il avait port.On lui souhaitait de vivre heureuse sous la terre. Trois fois onlui disait : Porte-toi bien. On ajoutait : Que la terre te soitlgre 1. Tant on croyait que l'tre allait continuer vivre souscette terre et qu'il y conserverait le sentiment du bien-tre etde la souffrancej On crivait sur le tombeau que l'homme repo-sait l; expression qui a survcu ces croyances et qui desicle en sicle est arrive jusqu' nous. Nous l'employonsencore, bien que personne aujourd'hui ne pense qu'un treimmortel repose dans un tombeau. Mais dans l'antiquit oncroyait si fermement qu'un homme vivait l, qu'on ne man-quait jamais d'enterrer avec lui les objets dont on supposaitqu'il avait besoin, des vtements, des vases, des armes 2. Onrpandait du vin sur sa tombe pour tancher sa soif; on yplaait des aliments pour apaiser sa faim 3. On gorgeait deschevaux et des esclaves, dans la pense que ces tres enfermsavec le mort le serviraient dans le tombeau, comme ils avaientfait pendant sa vie 4. Aprs la prise de Troie, les Grecs vontretourner dans leur pays; chacun d'eux emmne sa belle cap-tive; mais Achille, qui est sous la terre, rclame sa captiveaussi, et on lui donne Polyxne 5.

    Un vers de Pindare nous a conserv un curieux vestige de

    1. Iliade, XXIII, 221. Euripide, Alcesle, 479 : Koupa oot xOwv ImxvoeEVhgol. Pausanias, II, 7, 2. Ave alque valc, Catulle, C. 10. Servius, ad AEneid.,II, 640; III, 68; XI, 97. Ovide, Fast., IV, 852; Mlam., X, 62. Sit tibi terralevis; tenuem et sine pondre terram; Juvnal, VII, 207; Martial, I, 89; V,35; IX, 30.

    2. Euripide, Alcesle, 637, 638; Oreste, 1416-1418. Virgile.n., VI, 221; XI,191-196.

    L'ancien usage d'apporter des dons aux morts est attest pour

    Athnes, par Thucydide, II, 34; Elo-pet xi auto exatos. La loi de Solondfendait, d'enterrer plus de trois vtements avec le mort (Plutarque, Solon,21). Lucien parle encore de cet usage : " Que de vtements et de parures n'a-t-onpas brls ou enterrs avec les morts comme s'ils devaient s'en servir sous laterre ! Encore aux funrailles de Csar, dans une poque de grande super-stition, l'antique usage fut observ; on porta au bcher les munera, vte-ments, armes, bijoux (Sutone, Csar, 34); Cf. Tacite, Ann., III, 3.

    3. Euripide, Iphig. en Tauride, 163. Virgile, En., V, 76-80; VI, 225.4. Iliade, XXI, 27-28; XXIII, 165-176. Virgile, En., X, 519-520; XI, 80-

    84; 197. Mme usage en Gaule, Csar, B. G., V, 17.5. Euripide, Hcube, 40-41; 107-113; 637-63S.

  • ANTIQUES CROYANCES

    ces penses des anciennes gnrations. Phryxos avait t con-traint de quitter la Grce et avait fui jusqu'en Colchide. Il taitmort dans ce pays; mais tout mort qu'il tait, il voulaitrevenir en Grce. Il apparut donc Plias et lui prescrivitd'aller en Colchide pour en rapporter son me. Sans doutecette me avait le regret du sol de la patrie, du tombeau de lafamille; mais attache aux restes corporels,, elle ne pouvaitpas quitter sans eux la Colchide 1.

    De cette croyance primitive driva la ncessit de la spul-ture. Pour que l'me ft fixe dans cette demeure souterrainequi lui convenait pour sa seconde vie, il fallait que le corps,auquel elle restait attache, ft recouvert de terre. L'me quin'avait pas son tombeau n'avait pas de demeure. Elle taiterrante. En vain aspirait-elle au repos, qu'elle devait aimeraprs les agitations et le travail de cette vie; il lui fallait errertoujours, sous forme de larve ou de fantme, sans jamaiss'arrter, sans jamais recevoir les offrandes et les alimentsdont elle avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientt mal-faisante. Elle tourmentait les vivants, leur envoyait desmaladies, ravageait leurs moissons, les effrayait par des appari-tions lugubres, pour les avertir de donner la spulture soncorps et elle-mme. De l est venue la croyance aux reve-nants 2. Toute l'antiquit a t persuade que sans la spulturel'me tait misrable, et que par la spulture elle devenait jamais heureuse. Ce n'tait pas pour l'talage de la douleurqu'on accomplissait la crmonie funbre, c'tait pour le reposet le bonheur du mort 3.

    Remarquons bien qu'il ne suffisait pas que le corps ft misen terre. Il fallait encore observer des rites traditionnels etprononcer des formules dtermines. On trouve dans Plautel'histoire d'un revenant 4; c'est une me qui est forcment

    1. Pindare, Pythiq., IV, 284, dit. Heyne; voir le Scholiaste.2. Cicron, Tusculanes, 1,16. Euripide, Troy., 1085. Hrodote, V, 92. Virgile,VI, 371, 379. Horace, Odes, I, 23. Ovide. Fast., V, 483. Pline, Epist., VII, 27.

    Sutone, Calig., 59. Servius, ad AEn., III, 63.3. Iliade, XXII, 358; Odysse, XI, 73.4. Plaute, Moslellaria, III, 2.

    10

  • CROYANCES SUR L'AME ET SUR LA MORT

    errante, parce que son corps a t mis en terre sans que lesrites aient t observs. Sutone raconte que le corps de Cali-gula ayant t mis en terre sans que la crmonie funbre ftaccomplie, il en rsulta que son me fut errante et qu'elleapparut aux vivants, jusqu'au jour o l'on se dcida dterrerle corps et lui donner une spulture suivant les rgles 1. Cesdeux exemples montrent clairement quel effet on attribuait auxrites et aux formules de la crmonie funbre. Puisque sanseux les mes taient errantes et se montraient aux vivants,c'est donc que par eux elles taient fixes et enfermes dansleurs tombeaux. Et de mme qu'il y avait des formules quiavaient cette vertu, les anciens en possdaient d'autres quiavaient la vertu contraire, celle d'voquer les mes et de lesfaire sortir momentanment du spulcre.

    On peut voir dans les crivains anciens combien l'hommetait tourment par la crainte qu'aprs sa mort les rites nefussent pas observs son gard. C'tait une source de poi-gnantes inquitudes 2. On craignait moins la mort que la priva-tion de spulture. C'est qu'il y allait du repos et du bonheurternel. Nous ne devons pas tre trop surpris de voir les Ath-niens faire prir des gnraux qui, aprs une victoire surmer, avaient nglig d'enterrer les morts. Ces gnraux,lves des philosophes, distinguaient peut-tre l'me du corpset comme ils ne croyaient pas que le sort de l'une ft attachau sort de l'autre, il leur avait sembl qu'il importait assez peu un cadavre de se dcomposer dans la terre ou dans l'eau. Ils

    1. Sutone, Caligula, 59; Salis constat, priusquam id fieret, hortorumcustodes umbris inquiatatos... nullam noctem sine aliquo terrore trans-aclam.

    2. Voyez, dans l'Iliade, XXII, 338-344, Hector demandant son vainqueurde ne pas le priver de la spulture : Je t'en supplie par tes genoux, par ta vie,par tes parents, ne livre pas mon corps aux chiens prs des vaisseaux des Grecs;accepte l'or que mon pre t'offrira en abondance et rends-lui mon corps, afinque les Troyens et les Troyennes me donnent ma part des honneurs du bcher. De mme, dans Sophocle, Antigone affronte la mort pour que son frre nereste pas sans spulture (Soph., Antigone, 467). Le mme sentiment estexprim par Virgile, IX, 213; Horace, Odes, I, 18, v. 24-36; Ovide, Hroldes,X, 119-123; Tristes, III, 3, 45. De mme, dans les imprcations, ce qu'onsouhaitait de plus horrible un ennemi, c'tait de mourir sans spulture(Virgile, En., IV, 620).

    11FUSTEL DE COULANGES. La Cit antique. 2

  • ANTIQUES CROYANCES

    n'avaient donc pas brav la tempte pour la vaine formalit derecueillir et d'ensevelir leurs morts. Mais la foule qui, mme Athnes, restait attache aux vieilles croyances, accusa ses

    gnraux d'impit et les fit mourir. Par leur victoire ilsavaient sauv Athnes, mais par leur ngligence ils avaient

    perdu des milliers d'mes. Les parents des morts, pensant au

    long supplice que ces mes allaient souffrir, taient venus autribunal en vtements de deuil et avaient rclam vengeance 1.

    Dans les cits anciennes la loi frappait les grands coupablesd'un chtiment rput terrible, la privation de spulture 2. Onpunissait ainsi l'me elle-mme, et on lui infligeait un supplicepresque ternel.

    Il faut observer qu'il s'est tabli chez les anciens une autreopinion sur le sjour des morts. Ils se sont figur une rgion,souterraine aussi, mais infiniment plus vaste que le tombeau,o toutes les mes, loin de leur corps, vivaient rassembles,et o des peines et des rcompenses taient distribues suivantla conduite que l'homme avait mene pendant la vie. Maisles rites de la spulture, tels que nous venons de les dcrire,sont manifestement en dsaccord avec ces croyances-l : preuvecertaine qu' l'poque o ces rites s'tablirent, on ne croyaitpas encore au Tartare et aux Champs lyses. L'opinion pre-mire de ces antiques gnrations fut que l'tre humain vivaitdans le tombeau, que l'me ne se sparait pas du corps etqu'elle restait fixe cette partie du sol o les ossementstaient enterrs. L'homme n'avait d'ailleurs aucun compte rendre de sa vie antrieure. Une fois mis au tombeau, iln'avait attendre ni rcompenses ni supplices. Opinion gros-sire assurment, mais qui est l'enfance de la notion de la viefuture.

    L'tre qui vivait sous la terre n'tait pas assez dgag del'humanit pour n'avoir pas besoin de nourriture. Aussi cer-tains jours de l'anne portait-on un repas chaque tombeau 3.

    1. Xnophon, Hellniques, I, 7.2. Eschyle, Sept contre Thbes, 1013. Sophocle, Antigone, 198. Euripide,

    Phn., 1627-1632. Cf. Lysias, Epitaph., 7-9. Toutes les cits anciennes ajou-taient au supplice des grands criminels la privation de la spulture.3. Cela s'appelait en latin inferias ferre, parentare, ferre solemnia. Cic-

    12

  • CROYANCES SUR L'AME ET SUR LA MORT

    Ovide et Virgile nous ont donn la description de cettecrmonie dont l'usage s'tait conserv intact jusqu' leurpoque, quoique les croyances se fussent dj transformes. Ilsnous montrent qu'on entourait le tombeau de vastes guir-landes d'herbes et de fleurs, qu'on y plaait des gteaux, desfruits, du sel, et qu'on y versait du lait, du vin, quelquefois lesang d'une victime 1.

    On se tromperait beaucoup si l'on croyait que ce repasfunbre n'tait qu'une sorte de commmoration. La nourritureque la famille apportait tait rellement pour le mort, exclu-sivement pour lui. Ce qui le prouve, c'est que le lait et le vintaient rpandus sur la terre du tombeau; qu'un trou taitcreus pour faire parvenir les aliments solides jusqu'au mort;que, si l'on immolait une victime, toutes les chairs en taientbrles pour qu'aucun vivant n'en et sa part; que l'onprononait certaines formules consacres pour convier le mort manger et boire; que, si la famille entire assistait cerepas, encore ne touchait-elle pas aux mets; qu'enfin, en se

    ron, De legibus, II, 21 : Majores nostri mortuis parentari voluerunt. Lucrce,III, 52 : Parentant et nigras mactant pecudes et Manibus ivis inferiasmitiunt. Virgile, En., VI, 380 : Tumulo solemnia mittent; IX, 214 : Absentiferai inferias decoretque sepulcro. Ovid, eAmor., I, 13, 3 : Annua solemnicaede parental avis. Ces offrandes auxquelles les morts avaient droit s'appe-laient Manium jura. Cf. Cicron, De legib., II, 21. Cicron y fait allusion dans lePro Flacco, 38, et dans la premire Philippique, 6. Ces usages taient encoreobservs au temps de Tacite (Hist., II, 95) ; Tertullien les attaque comme tantencore en pleine vigueur de son temps : Defunctis parentant, quos escamdesiderare prsumant [De resurr. carnis, I) ; Defunctos vocas securos, si quandoextra portam cum obsoniis et matteis parentans ad busta recedis (De testim.animoe, 4).

    1. Solemnes tum forte dapes et tristia donaLibabat cineri Andromache manesque vocabatHectoreum ad tumulum. (Virgile, En., III, 301-303.) Hic duo rite mero libans carchesia BacchoFundit humi, duo lact novo, duo sanguine sacroPurpureisque jacit flores ac talia fatur :Salve, sancte parens, animaeque umbraeque paternae.

    (Virgile, En., V, 77-81.)Est honor et tumulis; animas placate paternas..... Et sparsse fruges parcaque mica salisInque mero mollita ceres violaeque solutae:

    (Ovide, Fast., II, 535-542.)

    13

  • ANTIQUES CROYANCES

    retirant, on avait grand soin de laisser un peu de lait et quel-

    ques gteaux dans des vases, et qu'il y avait grande impit

    ce qu'un vivant toucht cette petite provision destine aux

    besoins du mort.Ces vieilles croyances ont persist longtemps, et l'expres-

    sion s'en retrouve encore chez les grands crivains de la

    Grce. Je verse sur la terre du tombeau, dit Iphignie dans

    Euripide, le lait, le miel, le vin, car c'est avec cela qu'on rjouitles morts 1. Fils de Pele, dit Noptolme, reois ce breu-

    vage qui plat aux morts, viens et bois ce sang 2. Electreverse les libations et dit : Le breuvage a pntr la terre,mon pre l'a reu 3. Voyez la prire d'Oreste son premort : O mon pre, si je vis, tu recevras de riches banquets;mais si je meurs, tu n'auras pas ta part des repas fumeuxdont les morts se nourrissent 4. Les plaisanteries de Lucienattestent que ces usages subsistaient encore de son temps : Les hommes s'imaginent que les mes viennent d'en basvers les dners qu'on leur apporte, qu'elles se rgalent de lafume des viandes et qu'elles boivent le vin rpandu surles fosses 5. Chez les Grecs, en avant de chaque tombeau,il y avait un emplacement qui tait destin l'immola-tion de la victime et la cuisson de sa chair 6. Le tombeauromain avait de mme sa culina, espce de cuisine d'un genreparticulier et uniquement l'usage du mort 7. Plutarqueraconte qu'aprs la bataille de Plates les guerriers morts ayant

    1. Euripide, Iphignie en Tauride, 157-163.2. Euripide, Hcube, 536; Electre, 505 et suiv.3. Eschyle, Chophores, 162.4. Eschyle, Chophores, 432-484. Dans les Perses, Eschyle prte Atossa

    les ides des Grecs : J'apporte mon poux ces mets qui rjouissent les morts,le lait, le miel dor, le fruit de la vigne; appelons l'me de Darius et versonsces breuvages que boira la terre et qui pntreront chez les dieux d'en bas.(Perses, 610-620). Lorsque les victimes taient offertes aux divinits du ciel,la chair tait mange par les mortels; mais lorsqu'elles taient offertes auxmorts, la chair tait brle tout entire (Pausanias, II, 10).

    5. Lucien, Charon, 22. Ovide, Fastes, II, 566 : Posito pascitur umbracibo.

    6. Lucien, Charon, 22 : " Ils creusent des fosses prs des tombes et ils yfont cuire des mets pour les morts.

    7. Festus, v Culina : Culina vocatur locus in quo puise in funere com-buruntur.

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  • LE CULTE DES MORTS

    t enterrs sur le lieu du combat, les Platens s'taientengags leur offrir chaque anne le repas funbre. En cons-quence, au jour anniversaire, ils se rendaient en grande pro-cession, conduits par leurs premiers magistrats, vers le tertresous lequel reposaient les morts. Ils leur offraient du lait, duvin, de l'huile, des parfums, et ils immolaient une victime.Quand les aliments avaient t placs sur le tombeau, les Pla-tens prononaient une formule par laquelle ils appelaient lesmorts venir prendre ce repas. Cette crmonie s'accomplis-sait encore au temps de Plutarque, qui put en voir le six-cen-time anniversaire 1. Lucien nous dit quelle est l'opinion qui aengendr tous ces usages. Les morts, crit-il, se nourrissentdes mets que nous plaons sur leur tombeau et boivent le vinque nous y versons; en sorte qu'un mort qui l'on n'offrerien, est condamn une faim perptuelle 2.

    Voil des croyances bien vieilles et qui nous paraissent bienfausses et ridicules. Elles ont pourtant exerc leur empire surl'homme pendant un grand nombre de gnrations. Elles ontgouvern les mes ; nous verrons mme bientt qu'elles ontrgi les socits, et que la plupart des institutions domestiqueset sociales des anciens sont venues de cette source.

    CHAPITRE II

    LE CULTE DES MORTS

    CES

    croyances donnrent lieu de trs-bonne heure des

    rgles de conduite. Puisque le mort avait besoin denourriture et de breuvage, on conut que c'tait un

    devoir pour les vivants de satisfaire ce besoin. Le soin de

    porter aux morts les aliments ne fut pas abandonn au

    caprice ou aux sentiments variables des hommes; il fut

    obligatoire. Ainsi s'tablit toute une religion de la mort, dont

    1. Plutarque, Aristide, 21 : IIapaxa),e to ttoBavvra itl TO 8E7CVOVxai tf|V aifJioxoupiay.

    2. Lucien, De luctu, 9.

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  • ANTIQUES CROYANCES

    les dogmes ont pu s'effacer de bonne heure, mais dont les rites

    ont dur jusqu'au triomphe du christianisme.Les morts passaient pour des tres sacrs 1. Les anciens leur

    donnaient les pithtes les plus respectueuses qu'ils pussenttrouver; ils les appelaient bons, saints, bienheureux 2. Ils

    avaient pour eux toute la vnration que l'homme peut avoir

    pour la divinit qu'il aime ou qu'il redoute. Dans leur pensechaque mort tait un dieu 3.

    Cette sorte d'apothose n'tait pas le privilge des grandshommes; on ne faisait pas de distinction entre les morts.Cicron dit : Nos anctres ont voulu que les hommes quiavaient quitt cette vie fussent compts au nombre desdieux 4. Il n'tait mme pas ncessaire d'avoir t un hommevertueux; le mchant devenait un dieu tout autant que l'hommede bien; seulement il gardait dans cette seconde existence tousles mauvais penchants qu'il avait eus dans la premire 5.

    Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieuxsouterrains. Dans Eschyle, un fils invoque ainsi son pre mort : O toi qui es un dieu sous la terre . Euripide dit en parlantd'Alceste : Prs de son tombeau le passant s'arrtera et dira :Celle-ci est maintenant une divinit bienheureuse 6. Les Ro-mains donnaient aux morts le nom de dieux Mnes. Rendezaux dieux Mnes ce qui leur est d, dit Cicron; ce sont des hom-mes qui ont quitt la vie; tenez-les pour des tres divins 7.

    Les tombeaux taient les temples de ces divinits. Aussi

    1. "Oglov tos; [JieEOTWTa lepos vouileiv, Plutarque, Solon, 21.2. Xphotoi, uaxapes, Aristote, cit par Plutarque, Quest. rom., 52; grecq.,

    5. Mxapes yjivioi, Eschyle, Choph., 475.3. Euripide, Phnic, 1321 : Tos Savoai

    -yprn tbv o Tev^xTa TI(I;SiSovTa yjio'viov eu CTSIV6ev. Odysse, X, 526 : E-J-/r,a-i lia-q XX-JTIXEvsa VExpv. Eschyle, Choph., 475 : O bienheureux qui habitez sousla terre, coutez mon invocation; venez au secours de vos enfants et donnez-leur la victoire. C'est en vertu de cette ide qu'ne appelle son premort Sancte parens, divinus parens; Virg., En., V, 80; V, 47. Plutarque,Quest. rom., 14: ebv YEyovvai -cv TEViy.Ta ).YOUO-(. Cornlius Nepos,Fragm., XII : Parentabis mihi et invocabis deum parentem.

    4. Cicron, De legibus, II, 22.5. Saint Augustin, Cit de Dieu, VIII, 26; IX, 11.6. Euripide, Alceste, 1015 : NOv 8'ffti (/.xoupa 8ai(j.Mv Yap', w irdTVi',

    eu 8 Soi-r.7. Cicron, De leg., II, 9. Varron, dans saint Augustin, Cit de Dieu, VIII, 26.

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  • LE CULTE DES MORTS

    portaient-ils l'inscription sacramentelle Dis Manibus, et engrec eo ^Bovioi. C'tait l que le dieu vivait enseveli, Manes-que sepulti, dit Virgile 1. Devant le tombeau il y avait un autelpour les sacrifices, comme devant les temples des dieux 2.

    On trouve ce culte des morts chez les Hellnes, chez lesLatins, chez les Sabins 3, chez les trusques ; on le trouve aussichez les Aryas de l'Inde. Les hymnes du Rig-Vda en fontmention. Le livre des Lois de Manou parle de ce culte commedu plus ancien que les hommes aient eu. Dj l'on voit dansce livre que l'ide de la mtempsycose a pass par-dessus cettevieille croyance; dj mme auparavant, la religion de Brahmas'tait tablie, et pourtant, sous le culte de Brahma, sous ladoctrine de la mtempsycose, la religion des mes des anctressubsiste encore, vivante et indestructible, et elle force le rdac-teur des Lois de Manou tenir compte d'elle et admettreencore ses prescriptions dans le livre sacr. Ce n'est pas lamoindre singularit de ce livre si bizarre que d'avoir conservles rgles relatives ces antiques croyances, tandis qu'il estvidemment rdig une poque o des croyances tout oppo-ses avaient pris le dessus. Cela prouve que s'il faut beaucoupde temps pour que les croyances humaines se transforment,il en faut encore bien davantage pour que les pratiques ext-rieures et les lois se modifient. Aujourd'hui mme, aprs tantde sicles et de rvolutions, les Hindous continuent faire auxanctres leurs offrandes. Ces ides et ces rites sont ce qu'il ya de plus vieux dans la race indo-europenne, et sont aussice qu'il y a eu de plus persistant.

    1. Virgile, En., IV, 34.2. Euripide, Troyennes, 96 : Tjiou 8"iEp trv XE%(j]XGTti>v, Electre,

    505-510. Virgile, En., VI, 177 : Aramque sepulcri; III, 63 : Stant Manibusaroe; III, 305 : Et geminas, causam lacrimis,sacraverat aras; V, 48 : Diviniossa parentis condidimus terra maestasque sacravimus aras. Le grammairienNonius Marcellus dit que le spulcre s'appelait un temple chez les anciens, eten effet Virgile emploie le mot templum pour dsigner le tombeau ou cnotapheque Didon a lev son poux (Enide, IV, 457). Plutarque, Quest. rom., 14 :'E7ttTfi>vTa!pa>v7reaTp

  • ANTIQUES CROYANCES

    Ce culte tait le mme dans l'Inde qu'en Grce et en Italie.

    L'Hindou devait procurer aux mnes le repas qu'on appelaitsraddha. Que le matre de maison fasse le sraddha avec du

    riz, du lait, des racines, des fruits, afin d'attirer sur lui la bien-

    veillance des mnes. L'Hindou croyait qu'au moment o il

    offrait ce repas funbre, les mnes des anctres venaient s'as-seoir prs de lui et prenaient la nourriture qui leur taitofferte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une

    grande jouissance : Lorsque le sraddha est fait suivant lesrites, les anctres de celui qui offre le repas prouvent unesatisfaction inaltrable 1.

    Ainsi les Aryas de l'Orient, l'origine, ont pens commeceux de l'Occident relativement au mystre de la destine aprsla mort. Avant de croire la mtempsycose, ce qui supposaitune distinction absolue de l'me et du corps, ils ont cru l'existence vague et indcise de l'tre humain, invisible maisnon immatriel, et rclamant des mortels une nourriture etdes breuvages.

    L'Hindou, comme le Grec, regardait les morts comme destres divins qui jouissaient d'une existence bienheureuse. Maisil y avait une condition leur bonheur; il fallait que lesoffrandes leur fussent rgulirement portes par les vivants. Sil'on cessait d'accomplir le sraddah pour un mort, l'me de cemort sortait de sa demeure paisible et devenait une meerrante qui tourmentait les vivants ; en sorte que si les mnestaient vraiment des dieux, ce n'tait qu'autant que les vivantsles honoraient d'un culte 2.

    Les Grecs et les Romains avaient exactement les mmesopinions. Si l'on cessait d'offrir aux morts le repas funbre,aussitt les morts sortaient de leurs tombeaux; ombres

    1. Lois de Manou, I, 95; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274.2. Ce culte rendu aux morts s'exprimait en grec par les mots vaYw, va-

    -fio-|i;, Pollux, VIII, 91; Hrodote, I, 167; Plutarque, Aristide, 21; Caton,15 ;Pausanias, IX, 13,3. Le mot vay'w se disait des sacrifices offerts aux morts6uw de ceux qu'on offrait aux dieux du ciel; celte diffrence est bien marquepar Pausanias, II, 10, 1, et par le scholiaste d'Euripide, Phnic, 281. Cf.Plutarque, Quest. rom., 34 : Xo xc vayicruo TO Tevixoai..., yoy.al VKYicr(j.ov cppouaiv t TV TGCOV.

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  • LE CULTE DES MORTS

    errantes, on les entendait gmir dans la nuit silencieuse. Ilsreprochaient aux vivants leur ngligence impie ; ils cherchaient les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient lesol de strilit. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun reposjusqu'au jour o les repas funbres taient rtablis 1. Le sacri-fice, l'offrande de la nourriture et la libation les faisaientrentrer dans le tombeau et leur rendaient le repos et les attri-buts divins. L'homme tait alors en paix avec eux 2.

    Si le mort qu'on ngligeait tait un tre malfaisant, celuiqu'on honorait tait un dieu tutlaire. Il aimait ceux qui luiapportaient la nourriture. Pour les protger, il continuait prendre part aux affaires humaines ; il y jouait frquemmentson rle. Tout mort qu'il tait, il savait tre fort et actif. Onle priait; on lui demandait son appui et ses faveurs. Lorsqu'onrencontrait un tombeau, on s'arrtait, et l'on disait : Toiqui es un dieu sous la terre, sois-moi propice 3.

    On peut juger de la puissance que les anciens attribuaientaux morts par cette prire qu'Electre adresse aux mnes deson pre : Prends piti de moi et de mon frre Oreste ; fais-lerevenir en cette contre ; entends ma prire, mon pre ; exaucemes voeux en recevant mes libations. Ces dieux puissantsne donnent pas seulement les biens matriels; car Electreajoute : Donne-moi un coeur plus chaste que celui de ma mre

    1. Voyez dans Hrodote, 1,167, l'histoire des mes des Phocens qui boule-versent toute une contre jusqu' ce qu'on leur voue un anniversaire, et plu-sieurs histoires semblables dans Hrodote et dans Pausanias, VI, 6, 7. Demme, dans Eschyle, Clytemnestre, avertie que les mnes d'Agamemnon sontirrits contre elle, se hte d'envoyer des aliments sur son tombeau. Voyez aussila lgende romaine que raconte Ovide, Fastes, II, 549-556 : On oublia, un jour,le devoir des parentalia, alors les mes sortirent des tombeaux et on les entenditcourir en hurlant dans les rues de la ville et les champs du Latium, jusqu' ceque les sacrifices eussent t rendus leurs tombes. Cf. l'histoire que raconteencore Pline le Jeune, VII, 27.

    2. Ovide, Fast., ,11, 518 : Animas placate paternas. Virgile, En., VI, 379 :Ossa piabunt et statuent tumulum et tumulo solemnia mittent. Comparezle grec lXaa-y.ou.ai (Pausanias, VI, 6,8). Tite-Live, I, 20 : Justa funebriaplacandosque mnes.

    3. Euripide, Alceste, 1004 (1016). On croit que si nous n'avons aucuneattention pour ces morts et si nous ngligeons leur culte, ils nous font du mal,et qu'au contraire, ils nous font du bien si nous nous les rendons propices parnos offrandes. Porphyre, De abstin., II, 37, Voy. Horace, Odes, II, 23 ; Platon,Lois, IX, p. 926, 927.

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  • ANTIQUES CROYANCES

    et des mains plus pures 1. Ainsi l'Hindou demande aux mnes

    que dans sa famille le nombre des hommes de bien s'accroisse,et qu'il ait beaucoup donner.

    Ces mes humaines divinises par la mort taient ce que les

    Grecs appelaient des dmons ou des hros 2. Les Latins leur don-naient le nom de Lares, Mnes 3, Gnies. Nos anctres ont cru,dit Apule, que les Mnes, lorsqu'ils taient malfaisants devaienttre appels larves, et ils les appelaient Lares lorsqu'ils taientbienveillants et propices 4. On lit ailleurs : Gnie et Lare,c'est le mme tre ; ainsi l'ont cru nos anctres 5; et dans Cicron :Ceux que les Grecs nomment Dmons, nous les appelons Lares 6.

    Cette religion des morts parat tre la plus ancienne qu'il yait eu dans cette race d'hommes. Avant de concevoir et d'adorerIndra ou Zeus, l'homme adora les morts; il eut peur d'eux,il leur adressa des prires. Il semble que le sentiment religieuxait commenc par l. C'est peut-tre la vue de la mort quel'homme a eu pour la premire fois l'ide du surnaturel etqu'il a voulu esprer au del de ce qu'il voyait. La mort fut le

    premier mystre ; elle mit l'homme sur la voie des autres mys-tres. Elle leva sa pense du visible l'invisible, du passager l'ternel, de l'humain au divin.

    1. Eschyle, Chophores, 122-145.2. Il est possible que le sens primitif de 'qpic ait t celui d'homme mort.

    La langue des inscriptions, qui est celle du vulgaire, et qui est en mme tempscelle o le sens ancien des mots persiste le plus, emploie quelquefois vipo avecla simple signification que nous donnons au mot dfunt : r^pi -/p-^GTE,XapE, Boeckh, Corp. inscr., ns 1629, 1723, 1781, 1782, 1784, 1786, 1789,3398; Ph. Lebas, Monum. de More, p. 205. Voyez Thognis, d. Welcker,v. 513, et Pausanias, VI, 6, 9. Les Thbains avaient une vieille expressionpour signifier mourir, iptooe vvEofiai (Aristote, fragments, d. Hcitz, t. IV,p. 260; Cf. Plutarque, Proverb. quibus Alex, usi sunt, c. 47). Les Grecsdonnaient aussi l'me d'un mort le nom de Saip.wv. Euripide, Alceste, 1140et Scholiaste. Eschyle, Perses, 620 : Aaip.ova AapEov. Pausanias, VI, 6 :Aatu-tov v6pcu7ro\J.

    3. Mnes Virginiae (Tite-Live, III, 58). Mnes conjugis (Virgile, VI, 119).Patris Anchisse Mnes (Id., X, 534). Mnes Hectoris (l.., III, 303). Dis Mani-bus Martialis, Dis Manibus Acutim (Orclli, n" 4440, 4441, 4447, 4459 etc.Valerii deos mnes (Tite-Live, III, 19).

    4. Apule, De deo Socralis. Servius, ad AEneid., III, 63.5. Censorinus, De die natali, 3.6. Cicron, Time, 11. Denys d'Halicarnasse traduit Lar familiaris par !

    Kat' oxiav jpw (Aniiq. rom., IV, 2).

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  • LE FEU SACR

    CHAPITRE III

    LE FEU SACR

    LA

    maison d'un Grec ou d'un Romain renfermait un autel;sur cet autel il devait y avoir toujours un peu de cendreet des charbons allums 1. C'tait une obligation sacre

    pour le matre de chaque maison d'entretenir le feu jour etnuit. Malheur la maison o il venait s'teindre! Chaquesoir, on couvrait les charbons de cendre pour les empcher dese consumer entirement ; au rveil, le premier soin tait deraviver ce feu et de l'alimenter avec quelques branchages.Le feu ne cessait de briller sur l'autel que lorsque la familleavait pri tout entire ; foyer teint, famille teinte, taient de"expressions synonymes chez les anciens 2.

    Il est manifeste que cet usage d'entretenir toujours du feusur un autel se rapportait une antique croyance. Les rgleset les rites que l'on observait cet gard montrent que cen'tait pas l une coutume insignifiante. Il n'tait pas permisd'alimenter ce feu avec toute sorte de bois ; la religion distin-guait, parmi les arbres, les espces qui pouvaient tre employes cet usage et celles dont il y avait impit se servir 3. La reli-gion disait encore que ce feu devait rester toujours pur 4; cequi signifiait, au sens littral, qu'aucun objet sale ne devaittre jet dans ce feu, et, au sens figur, qu'aucune action cou-pable ne devait tre commise en sa prsence. Il y avait un jourde l'anne, qui tait chez les Romains l 1er mars, o chaque

    1. Les Grecs appelaient cet autel de noms divers, |3(j.o, kaypa, Icm'a;ce dernier finit par prvaloir dans l'usage et fut le mot dont on dsignaensuite la desse Vesta. Les Latins appelaient le mme autel vesta, ara oufocus. In primis ingressibus donwrum vestoe, id est aree et foci, soient haberi(Nonius Marcellus, d. Quicherat, p. 53).

    2. Hymnes homr., XXIX. Hymnes orph., LXXXIV. Hsiode, Opra, 679.Eschyle, Agam., 1056. Euripide, Hercul. fur., 503, 599. Thucydide, I, 136.Aristophane, Plut., 795. Caton, De re rust., 143. Cicron, Pro domo, 40. Ti-bulle, I, 1, 4. Horace, Epod., II, 43. Ovide, A. A., I, 637. Virgile, En-, II, 512.

    3. Virgile, VII, 71 -.Castis taedis. Festus, v Felicis. Plutarque, Numa, 9.4. Euripide, Herc. fur., 715. Caton, De re rust., 143. Ovide, Fast., III, 698.

    21

  • ANTIQUES CROYANCES

    famille devait teindre son feu sacr et en rallumer un autreaussitt 1. Mais pour se procurer le feu nouveau, il y avait desrites qu'il fallait scrupuleusement observer. On devait surtoutse garder de se servir d'un caillou et de le frapper avec le fer.Les seuls procds qui fussent permis taient de concentrersur un point la chaleur des rayons solaires ou de frotter rapi-dement deux morceaux de bois d'une espce dtermine etd'en faire sortir l'tincelle 2. Ces diffrentes rgles prouventassez que, dans l'opinion des anciens, il ne s'agissait pas seule-ment de produire ou de conserver un lment utile et agrable ;ces hommes voyaient autre chose dans le feu qui brlait surleurs autels.

    Ce feu tait quelque chose de divin; on l'adorait, on lui ren-dait un vritable culte. On lui donnait en offrande tout cequ'on croyait pouvoir tre agrable un dieu, des fleurs, desfruits, de l'encens, du vin 3. On rclamait sa protection; onle croyait puissant. On lui adressait de ferventes prirespour obtenir de lui ces ternels objets des dsirs humains,sant, richesse, bonheur. Une de ces prires qui nous a tconserve dans le recueil des hymnes orphiques, est conueainsi : Rends-nous toujours florissants, toujours heureux, foyer; toi qui es ternel, beau, toujours jeune, toi qui nour-ris, toi qui es riche, reois de bon coeur nos offrandes, et donne-nous en retour le bonheur et la sant qui est si douce 4. Ainsion voyait dans le foyer un dieu bienfaisant qui entretenait lavie de l'homme, un dieu riche qui le nourrissait de ses dons,un dieu fort qui protgeait la maison et la famille. En prsenced'un danger on cherchait un refuge auprs de lui. Quand lepalais de Priam est envahi, Hcube entrane le vieux roi prsdu foyer : Tes armes ne sauraient te dfendre, lui dit-elle;mais cet autel nous protgera tous 5.

    1. Macrobc, Saturn., I, 12.2. Plutarque, Numa, 9; Festus, d. Millier, p. 106.3. Ovide, A. A., 1, 637 : Dentur in antiquos thura merumque focos. Plaute,

    Captiv., II, 39-40; Mercator,Y, 1,5. Tibulle, I, 3, 34. Horace, Odes, 11,23,1-4.Caton, De re rust, 143. Plaute, Aululaire, prologue.

    4. Hymnes orph., 84.5. Virgile, En., II, 523. Horace, pil., I, 5. Ovide. Trist., IV. 8, 22.

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  • LE FEU SACR

    Voyez Alceste qui va mourir, donnant sa vie pour sauver sonpoux. Elle s'approche de son foyer et l'invoque en ces termes : O divinit, matresse de cette maison, c'est la dernire foisque je m'incline devant toi, et que je t'adresse mes prires;car je vais descendre o sont les morts. Veille sur mes enfantsqui n'auront plus de mre ; donne mon fils une tendre pouse, ma fille un noble poux. Fais qu'ils ne meurent pas commemoi avant l'ge, mais qu'au sein du bonheur ils remplissentune longue existence 1. C'tait lui qui enrichissait la famille.Plaute, dans une de ses comdies, le reprsente mesurant sesdons au culte qu'on lui rend 2. Les Grecs l'appelaient le dieude la richesse, xffo-io3. Le pre l'invoquait pour ses enfants etlui demandait de leur donner la sant et une abondance debiens 4. Dans l'infortune l'homme s'en prenait son foyer etlui adressait des reproches; dans le bonheur il lui rendaitgrces. Le soldat qui revenait de la guerre le remerciait del'avoir fait chapper aux prils. Eschyle nous reprsente Aga-memnon revenant de Troie, heureux, couvert de gloire ; ce n'estpas Jupiter qu'il va remercier; ce n'est pas dans un temple qu'ilva porter sa joie et sa reconnaissance; il offre le sacrificed'actions de grce au foyer qui est dans sa maison 5. L'hommene sortait jamais de sa demeure sans adresser une prire sonfoyer; son retour, avant de revoir sa femme et d'embrasserses enfants, il devait s'incliner devant le foyer et l'invoquer 6.

    Le feu du foyer tait donc la Providence de la famille. Sonculte tait fort simple. La premire rgle tait qu'il y ettoujours sur l'autel quelques charbons ardents; car si lefeu s'teignait, c'tait un dieu qui cessait d'tre. A certainsmoments de la journe, on posait sur le foyer des herbessches et du bois; alors le dieu se manifestait en flamme

    1. Euripide, Alceste, 162-168.2. Plaute, Aululaire, prologue.3. 0e y.T^tjio;, Eustathe, in Odyss., p. 1756 et 1814. Le ZEC xrr,oio,

    dont il est souvent fait mention, est un dieu domestique, c'est le foyer.4. Ise, De Cironis hered., 16 : H{fyeTO ifv vEiav oiSovai xat y.Tr\aiv

    yaDfy.5. Eschyle, Agam., 851-853.6. Caton, De re rust., 2. Euripide, Hercul. fur., 523.

    23

  • ANTIQUES CROYANCES

    clatante 1. On lui offrait des sacrifices; or, l'essence, de tout

    sacrifice tait d'entretenir et de ranimer ce feu sacr, de nourrir

    et de dvelopper le corps du dieu. C'est pour cela qu'on lui

    donnait avant toutes choses le bois ; c'est pour cela qu'ensuiteon versait sur l'autel le vin brlant de la Grce, l'huile, l'encens,la graisse des victimes. Le dieu recevait ces offrandes, les

    dvorait; satisfait et radieux, il se dressait sur l'autel et ililluminait son adorateur de ses rayons 2. C'tait le momentde l'invoquer; l'hymne de la prire sortait du coeur del'homme.

    Le repas tait l'acte religieux par excellence. Le dieu y pr-sidait. C'tait lui qui avait cuit le pain et prpar les aliments 3;aussi lui devait-on une prire au commencement et la findu repas. Avant de manger, on dposait sur l'autel les pr-mices de la nourriture; avant de boire, on rpandait la libationde vin. C'tait la part du dieu. Nul ne doutait qu'il ne ftprsent, qu'il ne manget et ne bt; et, de fait, ne voyait-onpas la flamme grandir, comme si elle se ft nourrie des metsofferts? Ainsi le repas tait partag entre l'homme et le dieu :c'tait une crmonie sainte, par laquelle ils entraient encommunion ensemble 4. Vieilles croyances, qui la longuedisparurent des esprits, mais qui laissrent longtemps aprselles des usages, des rites, des formes de langage, dont l'incr-

    1. Virgile, En., I, 704 : Flammis aolere Pnates.2. Virgile, Gorg., IV, 383-385 :

    Ter liquido ardentem perfudit nectare vestam,Ter flamma ad summum tecti subjecta reluxit.

    Servius explique ainsi ces deux vers : Id est, in ignem vinum purissimurn fu-dit, post quod quia magis flamma convaluit bonum omen ostendit.

    3. Ovide, Fast, VI, 315.4.

    Plutarque, Quest. rom., 64 :'lepov ti r\ xpTTEoe. Id., Symposiaca, VII,4, 7:Tpi7ie!;a TI' viojv cria xa).eTi. Id., ibid., VII, 4, 4: 'AiapyT

  • LE FEU SACRdule mme ne pouvait pas s'affranchir. Horace, Ovide, Juvnal,soupaient encore devant leur foyer et faisaient la libation etla prire 1.

    Ce culte du feu sacr n'appartenait pas exclusivement auxpopulations de la Grce et de l'Italie. On le retrouve en Orient.Les lois de Manou, dans la rdaction qui nous en est parvenue,nous montrent la religion de Brahma compltement tablieet penchant mme vers son dclin : mais elles ont gard desvestiges et des restes d'une religion plus ancienne, celle dufoyer, que le culte de Brahma avait relgue au second rang,mais n'avait pas pu dtruire. Le brahmane a son foyer qu'ildoit entretenir jour et nuit; chaque matin et chaque soir illui donne pour aliment le bois; mais, comme chez les Grecs,ce ne peut tre que le bois de certains arbres indiqus par lareligion. Comme les Grecs et les Italiens lui offrent le vin,l'Hindou lui verse la liqueur fermente qu'il appelle soma. Lerepas est aussi un acte religieux, et les rites en sont dcritsscrupuleusement dans les lois de Manou. On adresse des priresau foyer, comme en Grce ; on lui offre les prmices du repas,le riz, le beurre, le miel. Il est dit : Le brahmane ne doitpas manger du riz de la nouvelle rcolte avant d'en avoiroffert les prmices au foyer. Car le feu sacr est avide de grain,et quand il n'est pas honor, il dvore l'existence du brahmanengligent. Les Hindous, comme les Grecs et les Romains, sefiguraient les dieux avides non-seulement d'honneurs etde respect, mais mme de breuvage et d'aliment. L'hommese croyait forc d'assouvir leur faim et leur soif, s'il voulaitviter leur colre.

    Chez les Hindous cette divinit du feu est souvent appeleAgni. Le Rig-Vda contient un grand nombre d'hymnes quilui sont adresss. Il est dit dans l'un d'eux : O Agni, tu esla vie, tu es le protecteur de l'homme.... Pour prix de noslouanges, donne au pre de famille qui t'implore, la gloire etla richesse.... Agni, tu es un dfenseur prudent et un pre;

    1. Ante larem proprium vescor vernasque procaces Pasco libatis dapibus(Horace, Sat., II, 6, 66). Ovide, Fastes, II, 631-633. Juvnal, XII, 83-90. Ptrone, Satir., c. 60.

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  • ANTIQUES CROYANCES

    toi nous devons la vie, nous sommes ta famille. Ainsi le feu

    du foyer est, comme en Grce, une puissance tutlaire. L'hommelui demande l'abondance : Fais que la terre soit toujourslibrale pour nous. Il lui demande la sant : Que je jouisselongtemps de la lumire, et que j'arrive la vieillesse commele soleil son couchant. Il lui demande mme la sagesse : O Agni, tu places dans la bonne voie l'homme qui s'garaitdans la mauvaise.... Si nous avons commis une faute, si nousavons march loin de toi, pardonne-nous. Ce feu du foyertait, comme en Grce, essentiellement pur; il tait svre-ment interdit au brahmane d'y rien jeter de sale, et mme des'y chauffer les pieds 1. Comme en Grce, l'homme coupable nepouvait plus approcher de son foyer, avant de s'tre purifi desa souillure.

    C'est une grande preuve de l'antiquit de ces croyances etde ces pratiques que de les trouver la fois chez les hommesdes bords de la Mditerrane et chez ceux de la presqu'leindienne. Assurment les Grecs n'ont pas emprunt cette reli-gion aux Hindous, ni les Hindous aux Grecs. Mais les Grecs,les Italiens, les Hindous appartenaient une mme race; leursanctres, une poque fort recule, avaient vcu ensembledans l'Asie centrale. C'est l qu'ils avaient conu d'abord cescroyances et tabli ces rites. La religion du feu sacr datedonc de l'poque lointaine et obscure o il n'y avait encoreni Grecs, ni Italiens, ni Hindous, et o il n'y avait que desAryas. Quand les tribus s'taient spares les unes des autres,elles avaient transport ce culte avec elles, les unes sur lesrives du Gange, les autres sur les bords de la Mditerrane.Plus tard, parmi ces tribus spares et qui n'avaient plus derelations entre elles, les unes ont ador Brahma, les autresZeus, les autres Janus; chaque groupe s'est fait ses dieux.Mais tous ont conserv comme un legs antique la religionpremire qu'ils avaient conue et pratique au berceau com-mun de leur race.

    Si l'existence de ce culte chez tous les peuples indo-euro-1. Mme prescription dans la religion romaine : Pedem in focum non impo-

    nere, Varron dans Nonius, p. 479, d. Quicherat, p. 557.

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  • LE FEU SACR

    pens n'en dmontrait pas suffisamment la haute antiquit,on en trouverait d'autres preuves dans les rites religieux desGrecs et des Romains. Dans tous les sacrifices, mme dansceux qu'on faisait en l'honneur de Zeus ou d'Athn, c'taittoujours au foyer qu'on adressait la premire invocation 1.Toute prire un dieu, quel qu'il ft, devait commencer etfinir par une prire au foyer 2. A Olympie, le premier sacrificequ'offrait la Grce assemble tait pour le foyer, le second pourZeus 3. De mme Rome la premire adoration tait toujourspour Vesta, qui n'tait autre que le foyer 4; Ovide dit de cettedivinit qu'elle occupe la premire place dans les pratiquesreligieuses des hommes. C'est ainsi que nous lisons dans leshymnes du Rig-Vda : Avant tous les autres dieux il fautinvoquer Agni. Nous prononcerons son nom vnrable avantcelui de tous les autres immortels. O Agni, quel que soit ledieu que nous honorions par notre sacrifice, toujours tois'adresse l'holocauste. Il est donc certain qu' Rome autemps d'Ovide, dans l'Inde au temps des brahmanes, le feudu foyer passait encore avant tous les autres dieux; non queJupiter et Brahma n'eussent acquis une bien plus grande impor-tance dans la religion des hommes; mais on se souvenaitque le feu du foyer tait de beaucoup antrieur ces dieux-l.Il avait pris, depuis nombre de sicles, la premire place dansle culte, et les dieux plus nouveaux et plus grands n'avaientpas pu l'en dpossder.

    Les symboles de cette religion se modifirent suivant lesges. Quand les populations de la Grce et de l'Italie prirentl'habitude de se reprsenter leurs dieux comme des personneset de donner chacun d'eux un nom propre et une formehumaine, le vieux culte du foyer subit la loi commune quel'intelligence humaine, dans cette priode, imposait toutereligion. L'autel du feu sacr fut personnifi; on l'appela

    1. Porphyre, De abstin., II, p. 106; Plutarque, De frigido, 8.2. Hymnes hom., 29; Ibid., 3, v. 33. Platon, Cralyle, 18. Hsychius,

    cc

  • ANTIQUES CROYANCES

    mia, Vesta; le nom fut le mme en latin et en grec, et ne fut

    pas d'ailleurs autre chose que le mot qui dans la langue com-

    mune et primitive dsignait un autel. Par un procd assez

    ordinaire, du nom commun on avait fait un nom propre. Une

    lgende se forma peu peu. On se figura cette divinit sousles traits d'une femme, parce que le mot qui dsignait l'auteltait du genre fminin. On alla mme jusqu' reprsenter cettedesse par des statues. Mais on ne put jamais effacer la tracede la croyance primitive d'aprs laquelle cette divinit tait

    simplement le feu de l'autel; et Ovide:lui-mme tait forc deconvenir que Vesta n'tait pas autre chose qu'une flammevivante 1 .

    Si nous rapprochons ce culte du feu sacr du culte desmorts, dont nous parlions tout l'heure, une relation troitenous apparat entre eux.

    Remarquons d'abord que ce feu qui tait entretenu sur lefoyer n'est pas, dans la pense des hommes, le feu de la naturematrielle. Ce qu'on voit en lui, ce n'est pas l'lment pure-ment physique qui chauffe ou qui brle, qui transforme lescorps, fond les mtaux et se fait le puissant instrument del'industrie humaine. Le feu du foyer est d'une tout autre nature.C'est un feu pur, qui ne. peut tre produit qu' l'aide de cer-tains rites et n'est entretenu qu'avec certaines espces de bois.C'est un feu chaste; l'union des sexes doit tre carte loinde sa prsence 2. On ne lui demande pas seulement la richesseet la sant; on le prie aussi pour en obtenir la puret du coeur,la temprance, la sagesse. Rends-nous riches et florissants,dit un hymne orphique; rends-nous aussi sages et chastes. Le feu du foyer est donc une sorte d'tre moral. Il est vraiqu'il brille, qu'il rchauffe, qu'il cuit l'aliment sacr; mais enmme temps il a une pense, une conscience; il conoit desdevoirs et veille . ce qu'ils soient accomplis. On le diraithomme, car il a de l'homme la double nature : physiquement,il resplendit, il se meut, il vit, il procure l'abondance, ilprpare le repas, il nourrit le corps; moralement, il a des

    1. Ovide, Fast., VI, 291.2. Hsiode, Opra, 678-680. Plutarque, Comm. sur Hs., frag. 48.

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  • LE FEU SACRsentiments et des affections, il donne l'homme la puret, ilcommande le beau et le bien, il nourrit l'me. On peut direqu'il entretient la vie humaine dans la double srie de sesmanifestations. Il est la fois la source de la richesse, de lasant, de la vertu. C'est vraiment le Dieu de la nature humaine. [Plus tard, lorsque ce culte a t relgu au second plan, parBrahma ou par Zeus, le feu du foyer est rest ce qu'il y avaitdans le divin de plus accessible l'homme ; il a t son inter-mdiaire auprs des dieux de la nature physique; il s'estcharg de porter au ciel la prire et l'offrande de l'homme etd'apporter l'homme les faveurs divines. Plus tard encore,quand on fit de ce mythe du feu sacr la grande Vesta, Vestafut la desse vierge; elle ne reprsenta dans le monde ni lafcondit ni la puissance ; elle fut l'ordre ; mais non pas l'ordrerigoureux, abstrait, mathmatique, la loi imprieuse et fatale,vyy.i, que l'on aperut de bonne heure entre les phnomnesde la nature physique. Elle fut l'ordre moral. On se la figuracomme une sorte d'me universelle qui rglait les mouvementsdivers des mondes, comme l'me humaine met la rgle parminos organes.

    Ainsi la pense des gnrations primitives se laisse entre-voir. Le principe de ce culte est en dehors de la nature phy-sique et se trouve dans ce petit monde mystrieux qui estl'homme.

    Ceci nous ramne au culte des morts. Tous les deux sontde la mme antiquit. Ils taient associs si troitement quela croyance des anciens n'en faisait qu'une religion. Foyer,Dmons, Hros, dieux Lares, tout cela tait confondu 1. Onvoit par deux passages de Plaute et de Columelle que dans lelangage ordinaire on disait indiffremment foyer ou Laredomestiqu, et l'on voit encore par Cicron que l'on ne distin-guait pas le foyer des Pnates, ni les Pnates des dieux Lares 2.

    1. Tibulle, II, 2. Horace, Odes, IV, 11, 6. Ovide, Trist., III, 13; V, 5. LesGrecs donnaient leurs dieux domestiques ou hros l'pithte de orcoiou iaziovyo.

    2. Plaute, Aulul., II, 7, 16 : In foco nostro Lari. Columelle, XI, 1, 19 :Larem focumque familiarem. Cicron, Pro domo, 41 ; Pro Quintio, 27, 28.

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  • ANTIQUES CROYANCES

    Nous lisons dans Servius : Par foyers les anciens enten-

    daient les dieux Lares; aussi Virgile a-t-il pu mettre indiff-

    remment tantt foyer pour Pnates, tantt Pnates pour

    foyer 1. Dans un passage fameux de l'Enide, Hector dit

    ne qu'il va lui remettre les Pnates troyens, et c'est le feudu foyer qu'il lui remet. Dans un autre passage, ne invo-quant ces mmes dieux les appelle la fois Pnates, Lares etVesta 2.

    Nous avons vu d'ailleurs que ceux que les anciens appelaientLares ou Hros n'taient autres que les mes des morts, aux-

    quelles l'homme attribuait une puissance surhumaine et divine.Le souvenir d'un de ces morts sacrs tait toujours attachau foyer. En adorant l'un, on ne pouvait pas oublier l'autre.Ils taient associs dans le respect des hommes et dans leurs

    prires. Les descendants, quand ils parlaient du foyer, rappe-laient volontiers le nom de l'anctre : Quitte cette place,dit Oreste Hlne, et avance vers l'antique foyer de Plopspour entendre mes paroles 3. De mme, ne, parlant dufoyer qu'il transporte travers les mers, le dsigne par lenom de Lare d'Assaracus, comme s'il voyait dans ce foyerl'me de son anctre.

    Le grammairien Servius, qui tait fort instruit des anti-quits grecques et romaines (on les tudiait de son tempsbeaucoup plus qu'au temps de Cicron), dit que c'tait unusage trs-ancien d'ensevelir les morts dans les maisons, etil ajoute : Par suite de cet usage, c'est aussi dans les mai-sons qu'on honore les Lares et les Pnates 4. Cette phrasetablit nettement une antique relation entre le culte des mortset le foyer. On peut donc penser que le foyer domestiquen'a t l'origine que le symbole du culte des morts, que souscette pierre du foyer un anctre reposait, que le feu y taitallum pour l'honorer, et que ce feu semblait entretenirla vie en lui ou reprsentait son me toujours vigilante.

    1. Servius, in AEn., III, 134.2. Virgile, En., II, 297; IX, 257-258; V, 744.3. Euripide, Oreste, 1420-1422.

    _

    4. Servius, in AEn., V, 64; VI, 152. Voy. Platon, Minos, p. 315 : "E8am:ovEV Tj oixta TO jioavvTa.

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  • LA RELIGION DOMESTIQUECe n'est l qu'une conjecture, et les preuves nous manquent.

    Mais ce qui est certain, c'est que les plus anciennes gnra-tions, dans la race d'o sont sortis les Grecs et les Romains,ont eu le culte des morts et du foyer, antique religion qui neprenait pas ses dieux dans la nature physique, mais dansl'homme lui-mme, et qui avait pour objet d'adoration l'treinvisible qui est en nous, la force morale et pensante quianime et qui gouverne notre corps.

    Cette religion ne fut pas toujours galement puissante surl'me; elle s'affaiblit peu peu, mais elle ne disparut pas.Contemporaine des premiers ges de la race aryenne, elles'enfona si profondment dans les entrailles de cette race,que la brillante religion de l'Olympe grec ne suffit pas ladraciner et qu'il fallut le christianisme.

    Nous verrons bientt quelle action puissante cette religiona exerce sur les institutions domestiques et sociales desanciens. Elle a t conue et tablie dans cette poque lointaineo cette race cherchait ses institutions, et elle a dtermin lavoie dans laquelle les peuples ont march depuis.

    CHAPITRE IV

    LA RELIGION DOMESTIQUE

    IL

    ne faut pas se reprsenter cette antique religion commecelles qui ont t fondes plus tard dans l'humanit plusavance. Depuis un assez grand nombre de sicles, le genre

    humain n'admet plus une doctrine religieuse qu' deux con-ditions : l'une, qu'elle lui annonce un dieu unique; l'autre,qu'elle s'adresse tous les hommes et soit accessible tous,sans repousser systmatiquement aucune classe ni aucunerace. Mais la religion des premiers temps ne remplissaitaucune de ces deux conditions. Non seulement elle n'offraitpas l'adoration des hommes un dieu unique; mais encoreses dieux n'acceptaient pas l'adoration de tous les hommes. Ilsne se prsentaient pas comme tant les dieux du genre humain.

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  • ANTIQUES CROYANCES

    Ils ne ressemblaient mme pas Brahma qui tait au moins le

    dieu de toute une grande caste, ni Zeus Panhellnien quitait celui de toute une nation. Dans cette religion primitivechaque dieu ne pouvait tre-ador que par une famille. La

    religion tait purement domestique.Il faut claircir ce point important; car on ne comprendrait

    pas sans cela la relation trs-troite qui s'est tablie entre cesvieilles croyances et la constitution de la famille grecque etromaine.

    Le culte des morts ne ressemblait en aucune manire celui que les chrtiens ont pour les saints. Une des premiresrgles de ce culte tait qu'il ne pouvait tre rendu par chaquefamille qu'aux morts qui lui appartenaient par le sang. Lesfunrailles ne pouvaient tre religieusement accomplies quepar le parent le plus proche. Quant au repas funbre qui serenouvelait ensuite des poques dtermines, la famille seuleavait le droit d'y assister, et tout tranger en tait svrementexclu 1. On croyait que le mort n'acceptait l'offrande que de lamain des siens ; il ne voulait de culte que de ses descendants.La prsence d'un homme qui n'tait pas de la famille troublaitle repos des mnes. Aussi la loi interdisait-elle l'trangerd'approcher d'un tombeau 2. Toucher du pied, mme par m-garde, une spulture, tait un acte impie, pour lequel il fallaitapaiser le mort et se purifier soi-mme. Le mot par lequel lesanciens dsignaient le culte des morts est significatif; les Grecsdisaient rax-rpieiv3, les Latins disaient parentare. C'est que laprire et l'offrande n'taient adresses par chacun qu' sespres 4. Le culte des morts tait vritablement le culte des

    1. La loi de Solon dfendait de suivre en gmissant le convoi d'un homme quin'tait pas un parent (Plutarque, Solon, 21). Elle n'autorisait les femmes ac-compagner le mort que jusqu'au degr de cousines, VTOvetjnaSiv (Dmos-thne, In Macartatum, 62-63. Cf. Cicron, De legibus, II, 26. Varron, L. L.,VI, 13 : Ferunt epulas ad sepulerum quibus jus ibi parentare. Gaius, II, 5,6 : Si modo mortui funus ad nos pertineat.

    2. Ox E'EOTIV V ).),6Tpioc u.vriu.a'ra paSi^Eiv (loi de Solon, dansPlutarque, Solon, 21). Pittacus omnino accedere quemquam vetal in funusaliorum (Cicron, De legib. II, 26).

    3. Pollux, III, 10.4. Aussi lisons-nous dans Ise, De Meneclis hered., 46 : Si Mncls n'a

    pas d'enfants, les sacrifices domestiques n'auront pas lieu pour lui et personne

    32

  • LA RELIGION DOMESTIQUEanctres 1.Lucien, tout en se moquant des opinions du vulgaire,nous les explique nettement quand il dit : Le mort qui n'apas laiss de fils ne reoit pas d'offrandes, et il est expos une faim perptuelle 2.

    Dans l'Inde comme en Grce, l'offrande ne pouvait trefaite un mort que par ceux qui descendaient de lui. La loides Hindous, comme la loi athnienne, dfendait d'admettreun tranger, ft-ce un ami, au repas funbre. Il tait si nces-saire que ces repas fussent offerts par les descendants du mort,et non par d'autres, que l'on supposait que les mnes, dansleur sjour, prononaient souvent ce voeu : Puisse-t-il natresuccessivement de notre ligne des fils qui nous offrent danstoute la suite des temps le riz bouilli dans du lait, le miel, etle beurre clarifi 3!

    Il suivait de l qu'en Grce et Rome, comme dans l'Inde, lefils avait le devoir de faire les libations et les sacrifices,, auxmnes de son pre et de tous ses aeux 4. Manquer ce devoirtait l'impit la plus grave qu'on pt commettre, puisquel'interruption de ce culte faisait dchoir une srie de morts etanantissait leur bonheur. Une telle ngligence n'tait pasmoins qu'un vritable parricide multipli autant de fois qu'ily avait d'anctres dans la famille.

    Si, au contraire, les sacrifices taient toujours accomplissuivant les rites, si les aliments taient ports sur le tombeauaux jours fixs, alors l'anctre devenait un dieu protecteur.Hostile tous ceux qui ne descendaient pas de lui, les repous-

    ne portera l'offrande annuelle sur son tombeau. D'autres passages du mmeorateur montrent que c'est toujours le fils qui doit porter les breuvages sur latombe; De Philoct. hered., 51 ibid., 65; De Apollod. hered., 30.

    1. Du moins l'origine; car ensuite les cits ont eu aussi leurs hros topi-ques et nationaux, comme nous le verrons plus loin. Nous verrons aussi quel'adoption crait une parent factice et donnait le droit d'honorer une sried'anctres.

    2. Lucien, De luctu.3. Lois de Manou, III, 138; III, 274.4. C'est ce que la langue grecque appelle Tioiev za vofiio'piEva (Eschine,

    In Timarch.,40; Dinarque, In Aristog., 18). Cf. Plutarque, Caton, 15 : XprTOI; YOveuaiv vocyieiv. Voyez comme Dinarque reproche Aristogiton dene pas faire le sacrifice annuel son pre qui est mort Ertrie.-Dinarq., InAristog., 18.

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  • ANTIQUES CROYANCES

    sant de son tombeau, les frappant de maladie, s'ils appro-

    chaient, pour les siens il tait bon et secourable.Il y avait un change perptuel de bons offices entre les

    vivants et les morts de chaque famille. L'anctre recevait de

    ses descendants la srie des repas funbres, c'est--dire les

    seules jouissances qu'il pt avoir dans sa seconde vie. Le des-cendant recevait de l'anctre l'aide et la force dont il avaitbesoin dans celle-ci. Le vivant ne pouvait se passer du mort,ni le mort du vivant. Par l un lien puissant s'tablissait entretoutes les gnrations d'une mme famille et en faisait un

    corps ternellement insparable.Chaque famille avait son tombeau, o ses morts venaient

    reposer l'un aprs l'autre, toujours ensemble. Tous ceux dumme sang devaient y tre enterrs et aucun homme d'uneautre famille n'y pouvait tre admis 1. L se clbraient lescrmonies et les anniversaires. L chaque famille croyait voirses anctres sacrs. Aux temps trs-antiques, le tombeau taitdans la proprit mme de la famille, au milieu de l'habitation,

    1. L'antique usage des tombeaux de famille est attest de la manire la plusformelle. Les mots Tatpo TtKTpio, (J.v|U.a OTtTpwov, |xvf|U.a TJVitpoYvwv,reviennent sans cesse chez les Grecs, comme chez les Latins tumulus palrius,monumenium gentis. Dmosthne, In Eubulidem, 28: Ta 7iaTpwa u.Yr,a.a-auv xoiviovoocv otjotTiEp z(j\ TO yvou. La loi de Solon interdisait d'yensevelir un homme d'une autre famille; ne alienum inferat (Cic. De leg.,II, 26). Dmosthne, In Macartatum, 79, dcrit le tombeau " o reposenttous ceux qui descendent de Bouslos; on l'appelle le monument des Bou-slides; c'est un grand emplacement entour d'une clture, suivant la rgleantique. Le tombeau des Lakiades, uvr^ara KificVEa, est mentionn parMarcellinus, biographe de Thucydide, et par Plutarque, Cimon, 4. Il ya une vieille anecdote qui prouve combien on jugeait ncessaire que chaquemort ft enterr dans le tombeau de sa famille ; on racontait que les Lacd-moniens, sur le point de livrer bataille aux Messniens, avaient attach leurbras droit des marques particulires contenant le nom de chacun et celui deson pre, afin qu'en cas de mort le corps pt tre reconnu et transport autombeau paternel ; ce trait des moeurs antiques nous a t conserv par Justin,III, 5. Eschyle fait allusion au mme usage lorsqu'il dit, en parlant de guer-riers qui vont prir, qu'ils seront rapports dans les tombeaux de leurs pres,Tawv TtKTpwwv ).K-/cci (Sept contre Thbes, v. 914). Les Romainsavaient aussi des tombeaux de famille. Cicron, De offic., I, 17 : Sanguinisconjunctio, eadem habere monumenta maforum, iisdem uti sacris, sepulcrahabere communia. Comme en Grce, il tait interdit d'y ensevelir un hommed'une autre famille; Cicron, De legib., II, 22 : Mortuum extra gentem inferrifas negant. Voyez Ovide, Tristes, IV, 3, 45; VeUius, II, 119; Sutone, Nron,50; Tibre, 1 : Cicron, Tuscul, I, 7; Digeste, XI, 7; XLVII, 12, 5.

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  • LA RELIGION DOMESTIQUEnon loin de la porte, afin, dit un ancien, que les fils, en entrantou en sortant de leur demeure, rencontrassent chaque foisleurs pres, et chaque fois leur adressassent une invocation 1 .Ainsi l'anctre restait au milieu des siens; invisible, maistoujours prsent, il continuait faire partie de la familleet en tre le pre. Lui immortel, lui heureux, lui divin, ils'intressait ce qu'il avait laiss de mortel sur la terre; ilen savait les besoins, il en soutenait la faiblessse. Et celui quivivait encore, qui travaillait, qui, selon l'expression antique,ne s'tait pas encore acquitt de l'existence, celui-l avait prsde lui ses guides et ses appuis : c'taient ses pres. Au milieudes difficults, il invoquait leur antique sagesse, dans le cha-grin il leur demandait une consolation, dans le danger unsoutien, aprs une faute son pardon.

    Assurment nous avons beaucoup de peine aujourd'hui comprendre que l'homme pt adorer son pre ou son anctre.Faire de l'homme un dieu nous semble le contre-pied de lareligion. Il nous est presque aussi difficile de comprendre lesvieilles croyances de ces hommes qu'il l'et t eux d'ima-giner les ntres. Mais songeons que les anciens n'avaient pasl'ide de la cration; ds lors le mystre de la gnration taitpour eux ce que le mystre de la cration peut tre pour nous.Le gnrateur leur paraissait un tre divin, et ils adoraientleur anctre. Il faut que ce sentiment ait t bien naturel etbien puissant, car il apparat comme principe d'une religion l'origine de presque toutes les socits humaines ; on le trouvechez les Chinois comme chez les anciens Gtes et les Scythes,chez les peuplades de l'Afrique comme chez celles du Nouveau-Monde 2.

    Le feu sacr, qui tait associ si troitement au culte desmorts, avait aussi pour caractre essentiel d'appartenir enpropre chaque famille. Il reprsentait les anctres 3; il tait

    1. Euripide, Hlne, 1163-1168.2. Chez les trusques et les Romains il tait d'usage que chaque famille reli-

    gieuse gardt les images de ses anctres ranges autour de l'atrium. Ces imagestaient-elles de simples portraits de famille ou des idoles?

    3. 'Ecria TraTpJa, Focus palrius. De mme, dans les Vdas, Agni estencore invoqu quelquefois comme dieu domestique.

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  • ANTIQUES CROYANCES

    la providence d'une famille, et n'avait rien de commun avecle feu de la famille voisine qui tait une autre providence.Chaque foyer protgeait les siens.

    Toute cette religion tait renferme dans l'enceinte de lamaison. Le culte n'en tait pas public. Toutes les crmonies,au contraire, s'accomplissaient au milieu de la famille seule 1.Le foyer n'tait jamais plac ni hors de la maison ni mmeprs de la porte extrieure, o l'tranger l'aurait trop bienvu. Les Grecs le plaaient toujours dans une enceinte 2 quile protgeait contre le contact et mme le regard des pro-fanes. Les Romains le cachaient au milieu de leur maison.Tous ces dieux, Foyer, Lares, Mnes, on les appelait les dieuxcachs ou les dieux de l'intrieur 3. Pour tous les actes de cettereligion il fallait le secret, sacrificia occulta, dit Cicron 4;qu'une crmonie ft aperue par un tranger, elle taittrouble, souille par ce seul regard.

    Pour cette religion domestique, il n'y avait ni rgles uni-formes, ni rituel commun. Chaque famille avait l'indpendancela plus complte. Nulle puissance extrieure n'avait le droitde rgler son culte ou sa croyance. Il n'y avait pas d'autreprtre que le pre; comme prtre, il ne connaissait aucunehirarchie. Le pontife de Rome ou l'archonte d'Athnes pou-vait bien s'assurer que le pre de famille accomplissait tousses rites religieux, mais il n'avait pas le droit de lui commanderla moindre modification. Suo quisque ritu sacrificium faciat,telle tait la rgle absolue 5. Chaque famille avait ses crmoniesqui lui taient propres, ses ftes particulires, ses formulesde prire et ses hymnes 6. Le pre, seul interprte et seul pon-tife de sa religion, avait seul le pouvoir de l'enseigner, et ne

    1. Ise, De Cironis hereditate, 15-18.2. Cette enceinte tait appele Epxo.3. 0eol |i-/'oi dii Pnates. Cicron, De nat. Deor., II, 27 : Pnates, quod

    penitus insident. Servius, in AEn., III, 12 : Pnates ideo appellantur quod inpenetralibus aedium coli solebant.

    4. Cicron, De arusp. resp., 17.5. Varron, De ling. lat., VII, 88.6. Hsiode, Opra, 701. Macrobe, Sat., I, 16. Cic, De legib., II, 11 : Ritus

    familiae patrumque servare.

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  • LA RELIGION DOMESTIQUE

    pouvait l'enseigner qu' son fils. Les rites, les termes de laprire, les chants, qui faisaient partie essentielle de cettereligion domestique, taient un patrimoine, une propritsacre, que la famille ne partageait avec personne et qu'iltait mme interdit de rvler aux trangers. Il en tait ainsidans l'Inde : Je suis fort contre mes ennemis, dit le brahmane,des chants que je tiens de ma famille et que mon pre m'atransmis 1.

    Ainsi la religion ne rsidait pas dans les temples, mais dansla maison; chacun avait ses dieux; chaque dieu ne protgeaitqu'une famille et n'tait dieu que dans une maison. On nepeut pas raisonnablement supposer qu'une religion de ce carac-tre ait t rvle aux hommes par l'imagination puissantede l'un d'entre eux ou qu'elle leur ait t enseigne par unecaste de prtres. Elle est ne spontanment dans l'esprithumain; son berceau a t la famille; chaque famille s'est faitses dieux.

    Cette religion ne pouvait se propager que par la gnration.Le pre, en donnant la vie son fils, lui donnait en mmetemps sa croyance, son culte, le droit d'entretenir le foyer,d'offrir le repas funbre, de prononcer les formules de prire.La gnration tablissait un lien mystrieux entre l'enfant quinaissait la vie et tous les dieux de la famille. Ces dieuxtaient sa famille mme, 8EO1YYeve; c'tait son sang, 8eolavaiu.ot2. L'enfant apportait donc en naissant le droit de lesadorer et de leur offrir les sacrifices ; comme aussi, plus tard,quand la mort l'aurait divinis lui-mme, il devait tre compt son tour parmi ces dieux de la famille.

    Mais il faut remarquer cette particularit que la religiondomestique ne se propageait que de mle en mle. Cela tenaitsans nul doute l'ide que les hommes se faisaient de la gn-

    1. Rig-Vda, tr. Langlois, t. I, p. 113. Les lois de Manou mentionnent sou-vent les rites particuliers chaque famille ; VIII, 3; IX, 7.

    2. Sophocle, Antig., 199; Ibid., 659. Rapprocher laTptoi 6eo! dans Aristo-phane, Gupes,388; Eschyle, Pers., 404; Sophocle, Electre, 411 ; soi fevGXioi,Platon, Lois, V, p. 729; Di generis, Ovide, Fast., II, 631.

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  • ANTIQUES CROYANCES

    ration 1. La croyance des ges primitifs, telle qu'on la trouvedans les Vdas et qu'on en voit des vestiges dans tout ledroit grec et romain, fut que le pouvoir reproducteur rsidaitexclusivement dans le pre. Le pre seul possdait le prin-cipe mystrieux de l'tre et transmettait l'tincelle de vie. Ilest rsult de cette vieille opinion qu'il fut de rgle que leculte domestique passt toujours de mle en mle, que lafemme n'y participt que par l'intermdiaire de son pre etde son mari, et enfin qu'aprs la mort la femme n'et pas lamme part que l'homme au culte et aux crmonies du repasfunbre. Il en est rsult encore d'autres consquences trs-graves dans le droit priv et dans la constitution de la famille;nous les verrons plus loin.

    1. Les Vdas appellent le feu sacr la cause de la postrit masculine. Voy.le Mitakchara, trad. Orianne, p. 139.

  • LIVRE II

    LA FAMILLE

    CHAPITRE PREMIER

    LA RELIGION A T LE PRINCIPE CONSTITUTIFDE LA FAMILLE ANCIENNE

    Si

    nous nous transportons par la pense au milieu de cesanciennes gnrations d'hommes, nous trouvons danschaque maison un autel et autour de cet autel la famille

    assemble. Elle se runit chaque matin pour adresser au foyerses premires prires, chaque soir pour l'invoquer une der-nire fois. Dans le courant du jour, elle se runit encoreauprs de lui pour le repas qu'elle se partage pieusement aprsla prire et la libation. Dans tous ses actes religieux, ellechante en commun des hymnes que ses pres lui ont lgus.

    Hors de la maison, tout prs, dans le champ voisin, il y aun tombeau. C'est la seconde demeure de cette famille. Lreposent en commun plusieurs gnrations d'anctres ; la mortne les a pas spars. Ils restent groups dans cette secondeexistence, et continuent former une famille indissoluble.

    Entre la partie vivante et la partie morte de la famille, iln'y a que cette distance de quelques pas qui spare la maisondu tombeau. A certains jours, qui sont dtermins pour chacunpar sa religion domestique, les vivants se runissent auprsdes anctres. Ils leur portent le repas funbre, leur versent lelait et le vin, dposent les gteaux et les fruits, ou brlent

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  • LA FAMILLE

    pour eux les chairs d'une victime. En change de ces offrandes,ils rclament leur protection; il les appellent leurs dieux, et

    leur demandent de rendre le champ fertile, la maison prospre,les coeurs vertueux.

    Le principe de la famille antique n'est pas uniquement la

    gnration. Ce qui le prouve, c'est que la soeur n'est pas dansla famille ce qu'y est le frre, c'est que le fils mancip ou lafille marie cesse compltement d'en faire partie, ce sont enfin

    plusieurs dispositions importantes des lois grecques et romaines

    que nous aurons l'occasion d'examiner plus loin.Le principe de la famille n'est pas non plus l'affection natu-

    relle. Car le droit grec et le droit romain ne tiennent aucun comptede ce sentiment. Il peut exister au fond des coeurs, il n'est riendans le droit. Le pre peut chrir sa fille, mais non pas luilguer son bien. Les lois de succession, c'est--dire parmi leslois celles qui tmoignent le plus fidlement des ides que leshommes se faisaient dela

    famille,

    sont en contradiction flagrante,soit avec l'ordre de la naissance, soit avec l'affection naturelle 1.

    Les historiens du droit romain ayant fort justement remarquque ni la naissance ni l'affection n'taient le fondement de lafamille romaine, ont cru que ce fondement devait se trouverdans la puissance paternelle ou maritale. Ils font de cettepuissance une sorte d'institution primordiale. Mais ils n'expli-quent pas comment elle s'est forme, moins que ce ne soitpar la supriorit de force du mari sur la femme, du pre surles enfants. Or c'est se tromper gravement que de placer ainsila force l'origine du droit. Nous verrons d'ailleurs plus loinque l'autorit paternelle ou maritale, loin d'avoir t unecause premire, a t elle-mme un effet; elle est drive dela religion et a t tablie par elle : elle n'est donc pas le prin-cipe qui a constitu la famille.

    Ce qui unit les membres de la famille antique, c'est quelquechose de plus puissant que la naissance, que le sentiment, quela force physique : c'est la religion du foyer et des anctres.

    1. Il est bien entendu que nous parlons ici du droit le plus ancien. Nousverrons dans la suite que ces vieilles lois ont t modifies.

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  • LE MARIAGEElle fait que la famille forme un corps dans cette vie et dansl'autre. La famille antique est une association religieuse plusencore qu'une association de nature. Aussi verrons-nous plusloin que la femme n'y sera vraiment compte qu'autant quela crmonie sacre du mariage l'aura initie au culte; quele fils n'y comptera plus, s'il a renonc au culte ou s'il a tmancip; que l'adopt y sera, au contraire, un vritable fils,parce que, s'il n'a pas le lien du sang, il aura quelque chosede mieux, la communaut du culte; que le lgataire qui refu-sera d'adopter le culte de cette famille n'aura pas la succes-sion ; qu'enfin la parent et le droit l'hritage seront rgls,non d'aprs la naissance, mais d'aprs les droits de partici-pation au culte tels que la religion les a tablis. Ce n'est sansdoute pas la religion qui a cr la famille, mais c'est elle assu-rment qui lui a donn ses rgles, et de l est venu que lafamille antique a reu une constitution si diffrente de cellequ'elle aurait eue, si les sentiments naturels avaient t seuls la fonder.

    L'ancienne langue grecque avait un mot bien significatifpour dsigner une famille; on disait imarLov, mot qui signifielittralement ce qui est auprs d'un foyer. Une famille tait ungroupe de personnes auxquelles la religion permettait d'invo-quer le mme foyer et d'offrir le repas funbre aux mmesanctres 1.

    CHAPITRE II

    LE MARIAGE

    LA

    premire institution que la religion domestique aittablie fut vraisemblablement le mariage.

    Il faut remarquer que cette religion du foyer et desanctres, qui se transmettait de mle en mle, n'appartenaitpourtant pas exclusivement l'homme : la femme avait part

    1. Hrodote, V, 73, pour dire 700 familles, emploie l'expression luTax'o'iawiuxia. Ailleurs, I, 176 pour dsigner 80 familles, il dit OYStoxoVTa ariai.Mme expression dans Plutarque, Romulus, 9.

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  • LA FAMILLE

    au culte. Fille, elle assistait aux actes religieux de son pre;marie, ceux de son mari.

    On pressent par cela seul le caractre essentiel de l'union

    conjugale chez les anciens. Deux familles vivent ct l'unede l'autre, mais elles ont des dieux diffrents. Dans l'une

    d'elle, une jeune fille prend part, depuis son enfance, lareligion de son pre; elle invoque son foyer; elle lui offre chaquejour des libations, l'entoure de fleurs et de guirlandes auxjours de fte, lui demande sa protection, le remercie de sesbienfaits. Ce foyer paternel est son dieu. Qu'un jeune hommede la famille voisine la demande en mariage, il s'agit pour ellede bien autre chose que de passer d'une maison dans uneautre. Il s'agit d'abandonner le foyer paternel pour aller invo-

    quer dsormais le foyer de l'poux. Il s'agit de changer dereligion, de pratiquer d'autres rites et de prononcer d'autresprires. Il s'agit de quitter le