-les insoumis - tome 1 -...

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LaMartinière

BloodSongT.1,CatAdamsSirenSongT.2,CatAdams(mars2013)Unsecretbiengardé–LesChroniquesdeVladTodT.1,HeatherBrewerL’Héritagedupassé–LesChroniquesdeVladTodT.2,HeatherBrewerUnesoifdévorante–LesChroniquesdeVladTodT.3,HeatherBrewerIboy,KevinBrooksDarkDivineT.1,BreeDespainLostDivineT.2,BreeDespainGraceDivineT.3,BreeDespainRévolution,JenniferDonnellyIrrésistibleAlchimieT.1,SimoneElkelesIrrésistibleAttractionT.2,SimoneElkelesIrrésistibleFusionT.3,SimoneElkelesParadiseT.1,SimoneElkelesRetouràParadiseT.2,SimoneElkelesUnétéàlamorgue,JohnC.FordDeuxtêtesdanslesétoiles,EmilieFranklinetBrendanHalpinCommentj’aipiquélapetiteamiealiendeJohnnyDepp,GaryGhislainBloodMagicT.1,TessaGrattonBloodLoversT.2,TessaGrattonNet’envapas,PaulGriffin(mars2013)Rougeestl’océan,CatHellisenLeTempscontrenous,TamaraIrelandStone(avril2013)LaRubriquecœurdeJessicaJupiterT.1,MelodyJamesNécromanciens,LishMcBrideWakeT.1,LisaMcMannFadeT.2,LisaMcMann(avril2013)NomdecodeDigit,AnnabelMonaghan@2m1,LaurenMyracle

Jevousadore,LaurenMyracleRevived,CatPatrickForgotten,CatPatrickLaForêtd’Arborium–RavenwoodT.1,AndrewPetersLaForêtdeverre–RavenwoodT.2,AndrewPeters(avril2013)LeTroisièmeVœu,JanetteRallisonÉternité,JessRothenbergByebyeCrazyGirl,JoeSchreiberGojustgo,JoeSchreiberLumen,RobinWassermanSixjourspour(sur)vivre,PhilipWebb

Tabledesmatières

Couverture

LaMartinière

Copyright

Prologue

Un

Deux

Trois

Quatre

Cinq

Six

Sept

Huit

Neuf

Dix

Onze

Douze

Treize

Quatorze

Quinze

Seize

Dix-sept

Dix-huit

Dix-neuf

Vingt

Vingtetun

Vingt-deux

Vingt-trois

Vingt-quatre

Vingt-cinq

Vingt-six

Vingt-sept

Vingt-huit

Vingt-neuf

Trente

Trenteetun

Àparaîtreprochainement

Prologue

Quandlasirèneretentit,j’arrachaisdesmauvaisesherbesdanslejardin.Maréaction,chaquefois,étaitviolente,quejesoisdehors,auréfectoireoudansmonbaraquement.

Les sons stridents explosaient commedesbombesdansmoncrâne.Aprèsquelquesminutes, les autresdétenuesdeThurmondpouvaientserelever,chasser lanauséeet l’égarementcommeonépoussettedesbrinsd’herbesurletissud’ununiforme.Pasmoi.Jemettaissouventdesheuresàm’enremettre.

Cettefois,çan’auraitpasdûêtredifférent.Maisçal’aété.Je n’avais pas assisté à ce qui avait provoqué la punition : je travaillais si près de la clôture

électrifiéeducampquel’airsentaitl’ozone.Quelqu’unavaitpeut-êtreeulecouragedesortirdeslimitesdu jardin.Ou bien un rêveur optimiste, réalisant tous nos désirs, avait lancé une pierre à la tête d’unsoldatdesForcesspécialesPsi.Sic’étaitlecas,iln’yavaitrienàregretter.

Toutcequejesais,c’estqueleshaut-parleurslancèrentdeuxavertissements:uncourtpuisunlong.Mes cheveux se dressèrent surma nuque et je tombai à genoux sur la terre humide, lesmains sur lesoreilles,lesépaulescrispéesenprévisiondel’assaut.

Lebruitgrilla tousmesnerfs. Il franchit labarrièredemesmains, couvrit leshurlementsdemescentainesdecamaradesets’installaaucentredemoncerveau.

Unflotdelarmesjaillitdemesyeux.Jetentaid’enfoncermonvisagedanslaterre…goûtd’humusetde sang sur mes lèvres. Près de moi, une fille bascula en avant, la bouche ouverte en un cri que jen’entendispas.Toutlerestedevintflou.

Moncorpssecrispadeplusenplusaurythmedesmodulationsduson,serecroquevillacommeunmorceaudevieuxpapierjauni.Quelqu’unmepritparlesépaulesetmesecoua;j’entendismonnom–Ruby–,maisjefusincapablederéagir.Jesombraidanslenéant.

Puislenoir.Etlesilence.

Un

LapremièrevictimefutGraceSomerfield.Dumoinslapremièredansmaclasseducoursmoyen.Jesuissûrequedesmilliersdegamins,peut-

être même des centaines de milliers, avaient déjà succombé. Les gens avaient mis longtemps àcomprendre… ou bien s’étaient arrangés pour ne rien voir alors que les enfants mouraient depuislongtemps.

Quandlanouvelledesdécèss’étaitfinalementrépandue,monécoleavaitformellementinterditauxenseignantsetaupersonneldeparlerdevantnousdela«maladied’Everhart»,ainsinomméeàcausedeMichaelEverhart,sapremièrevictimeconnue.Bientôt,ilavaitétédécidédeluidonnerunvéritablenom:neurodégénérescenceidiopathiqueaiguëdesadolescents…NIAA.Ensuite,cenefutplusseulementlamaladiedeMichael.

Les adultes, autour de moi, cachaient cette information derrière des sourires hypocrites et desdémonstrationsd’affection.Moi?J’étaisencoredansmonpetitmondedeprincesse.Plustard,jemesuisdemandécommentj’avaispuêtreaussinaïve,négligertouslesindices.Mêmelessignesbienvisibles,comme lorsque mon père, flic, s’est mis à faire beaucoup d’heures supplémentaires et à éviter monregard.Oulorsquemamèrem’aimposéunrégimestrictdevitaminesetnem’aplusjamaislaisséeseule,mêmependantquelquesminutes.

MesparentscontrôlaientstrictementmonaccèsàInternetetà latélévision.Ladispositiondemesanimaux en peluche surmon litme préoccupait beaucoup plus que l’éventualité demourir avantmondixièmeanniversaire.

Jen’étaisdoncpasdutoutpréparéeàcequisepassalequinzeseptembre.Ilavaitplu,laveilleausoir,etmesparentsm’envoyèrentàl’écoleavecmesbottesencaoutchouc

rouge. En classe, on parla des dinosaures et on fit une page d’écriture, puis Mme Port, visiblementsoulagée,nouslibérapourledéjeuner.

Messouvenirssonttrèsnets.Graceaétélapremièreetçan’auraitpasdûarriver.Ellen’étaitpasvieille,commemongrand-père.

Ellen’avaitpaslecancer,commeSara,l’amiedemaman.Niallergie,nitoux,niplaieàlatête…Rien.Elleestmorted’unseulcoupet,quandonacompris,ilétaittroptard.

Gracesetutsoudain.Legobeletqu’elletenaitglissaentresesdoigtsettombasurlatable.Elleavaitlaboucheouverte,fixaitunpointsituéjustederrièrematête.Ellefronçaitlessourcils,commesionluiexpliquaitquelquechosedetrèscompliqué.

—Grace?dis-je.Çava?

Sesyeuxserévulsèrent.Ellepoussaunpetitsoupir,pasassezfortpourdélogerlamèchedecheveuxchâtainsposéesurseslèvres.

Onsefigeaetoneutsansdoutetouslamêmeidée:elles’estévanouie.Unesemaineplustôt,JoshPrestonavaitperduconnaissance,surleterraindesport.D’aprèsMmePort,iln’avaitpasassezdesucredanslesang…Voilàlegenred’idiotiesqu’onnousservait.

Une assistante d’éducation se précipita vers nous. C’était l’une des quatre vieilles dames quisurveillaientalternativementlacantineetlacourderécréation.

Devantunpublicfasciné,elleallongeaGracesurleplancheretposauneoreillesursonT-shirtrosevif, tentant d’entendre un cœur qui ne battait plus. Puis elle se mit à crier. Bientôt, ses collègues etd’autres adultes nous entourèrent. On comprit vraiment que Grace était morte à l’instant où Ben Chopoussasamaininerteduboutdesachaussure.

Lesautresélèvessemirentàhurler.Unefille,Tess,pleuraitsifortqu’ellenepouvaitplusrespirer.Beaucouppartirentencourantverslaporteduréfectoire.

Jerestaiassiseparmilesrepasabandonnés,paralyséeparlaterreur.Ilfallutqueleresponsabledelasécuritémeportedehors.Graceestmorte,pensais-je.Graceestmorte?Graceestmorte.Etcen’étaitqueledébut.Unmoisplus tard,après lespremièresvaguesdedécès, lesCentresdecontrôleetdeprévention

sanitaires publièrent une liste de cinq symptômes, destinée à aider les parents à déterminer si leursenfantsrisquaientd’êtrevictimesdelaNIAA.Lamoitiédemescamaradesdeclasseétaientdéjàmorts.

Mamèreavaitsibiencachécedocumentquejeneletrouvaiqueparleplusgranddeshasards,unjour où je montai sur le plan de travail de la cuisine à la recherche du chocolat qu’elle dissimulaitderrièrelescasseroles.

Le tract, orange vif, s’intitulait :Comment déterminer si votre enfant est en danger. Mme Portl’avaitdistribuéquelquesjoursplustôt.Ellel’avaitpliéenquatreetferméavectroisagrafes,pourquenousnepuissionspaslelire.

RÉSERVÉAUXPARENTSétaitécrit,soulignétroisfois.Troisfois,c’étaitsérieux.Jelusavecappréhension:1.Votreenfantestsoudaintristeetrenferméet/ousedésintéressebrusquementdesactivitésquilui

plaisaient.2.Iléprouvedegrossesdifficultésàseconcentrerouseconsacresiintensémentàcertainestâches

qu’ilperdlanotiondutempset/ousenégligeetsedésintéressedesautres.3. Il est victime d’hallucinations, de vomissements, de maux de tête chroniques, de pertes de

mémoireet/oud’évanouissements.4. Il manifeste de violents accès de colère, des comportements à risque ou d’automutilation

(brûlures,bleusetcoupures).5. Il présentedes comportementsoudes aptitudes inexplicables, dangereuses, oubien s’enprend

physiquementàvousouauxautres.SI VOUS CONSTATEZ L’UN DES SYMPTÔMES MENTIONNÉS CI-DESSUS, INSCRIVEZ

VOTRE ENFANT SUR NIAA.GOV ET ATTENDEZ QUE L’ON VOUS INDIQUE DANS QUELHÔPITALILVOUSFAUDRALECONDUIRE.

Aprèsavoirlu,jerepliaiproprementletract,leremisexactementoùjel’avaistrouvéetvomisdansl’évier.

Ma grand-mère téléphona dans le courant de la semaine et, avec la franchise qui caractérise lesgrands-parents, m’expliqua tout. De très nombreux jeunes de mon âge mouraient. Mais les médecins

travaillaientetjenedevaispasavoirpeur,parcequej’étaissapetite-filleetnerisquaisdoncrien.Ilmefallaitêtresageet,sij’éprouvaisdessensationsbizarres,avertirmesparents.

Trèsvite,lasituation,déjàpréoccupante,devintterrifiante.Unesemaineaprèsl’enterrementdetroisde mes quatre jeunes voisins, le président s’adressa au pays. Mon père et ma mère regardèrent sonallocutionendirectsurl’ordinateuretjel’écoutai,derrièrelaportedubureau.

—Mescherscompatriotes,dit leprésidentGray,noussommesaujourd’huiconfrontésàunecrisetragiquemenaçantnonseulementlaviedenosenfants,maisaussil’avenirdenotrenation.Sachezqu’encettepériodeéprouvantenous,àWashington,prenonsdesmesuresd’assistanceauxfamillesaffectéesparcethorriblefléauetauxenfantsayantlachanced’avoirsurvécu.

J’aurais voulu voir son visage, pendant son intervention, parce qu’il savait, forcément, que cettemenace,cetobstacleànotremerveilleuxavenirneconcernaientenrienlesjeunesquimouraient.Enterrésouincinérés,ilsnepouvaientquehanterlamémoiredeleursproches.Ilsétaientpartis.Pourtoujours.

Et la liste des symptômes, pliée et agrafée par les enseignants, affichée, pendant les journauxtélévisés, tandisque lesportraitsdesmortsdéfilaientaubasde l’écran?Delapoudreauxyeux!Lesautoritésn’avaientpaspeurdesenfantsquirisquaientdemourirniduvidequ’ilslaisseraient.

Ellesavaientpeurdenous…Ceuxquisurvivaient.

Deux

Ilpleuvait, le jouroù l’onnousconduisitàThurmond,et ilplutpendant toute la semaine. Jemesouviensquejeregardaislesgouttesglissersurlavitreducar.Danslavoituredemesparents,j’auraissuividuboutdudoigt leur trajetcourbe, irrégulier, sur leverre froid.Mais là, j’avais lesmains liéesdansledosetnousétionsquatreparbanquette.C’étaitàpeinesinouspouvionsrespirer.

Lachaleurd’unecentainedecorpscouvrait lesvitresdebuée,et l’extérieurétaitàpeinevisible.Plus tard, lesvitresdescars jaunevif transportant les jeunes seraientenduitesdepeinturenoire,maisc’étaitledébut.Ilsn’yavaientpasencorepensé,voilàtout.

Letrajetduracinqheures.Lepaysagequej’entr’apercevaism’étaitfamilier:fermesetforêts.Peut-êtreétions-noustoujoursenVirginie.Mavoisine,quiseraitplustarddéclaréeBleue,parutreconnaîtreunlieu, à un moment donné : elle se pencha pour regarder plus attentivement. Je crois que tous mescompagnonsétaientoriginairesdeVirginie,maisjenepusm’enassurerparcequ’iln’yavaitqu’unerègle:silence.

Laveille,onétaitvenumechercherchezmoipuisonm’avaitparquée,pourlanuit,aveclesautres,dansunesorted’entrepôt.Lapièceétaitbrillammentéclairée ;onnousavait faitasseoir sur le soldebéton sale, des projecteurs braqués sur nous. Ilétait interdit de dormir.Mesyeuxpleuraient si fort,àcause de la lumière et de la poussière, que je distinguais à peine les visages pâles, moites, de mescompagnons,encoremoinsceuxdessoldatspostésdansl’obscurité.

Danslabrumegrisedudemi-sommeil,lesgardes,hommesoufemmes,m’apparaissaientenpiècesdétachéesterrifiantes:puanteurducirage,crissementducuir,mouedégoûtée,pointed’unrangercontrelescôtes,pournousforceràresteréveillés.

Lelendemainmatin, le trajetsedérouladansunsilence total,hormis lesradiosdessoldatset lessanglotsdequelquesenfants,aufondducar.L’und’eux,auboutdenotrebanquette,mouillasonpantalonmaissegardabiendeledireàlasoldateroussequisetenaitprèsdelui.Ellel’avaitgifléquandils’étaitplaintden’avoirrienmangédelajournée.

Jepressaismespiedsnussurleplancherpourempêchermesjambesdetrembler.J’avaisdumalàme concentrer, plus encore à rester immobile ; j’avais la sensation de rapetisser, j’essayais de medissoudre dans le dossier du siège pour disparaître complètement. Mes mains, immobilisées dans lamême position depuis des heures, devenaient insensibles. Mes tentatives pour distendre la bande deplastiquequilesliaitnefaisaientqu’enfoncercettedernièreplusprofondémentdans lachair tendredemespoignets.

ForcesspécialesPsi…FSP…C’étaitainsique lechauffeurducars’étaitprésentéquand ilétaitvenunouschercheràl’entrepôt.Vousdevezveniravecnous,surordredeJosephTaylor,commandantdesForcesspécialesPsi. Ilmontraundocument,donc jesupposequ’ildisaitvrai.De toute façon,onm’avaitapprisàobéirauxadultes.

Le car fut durement secoué quand il quitta la route étroite pour un chemin de terre. Les cahotsréveillèrentceuxquiavaientréussiàs’endormir.

Je vis tout d’abord la haute clôture. Tout semblait d’un bleu foncé lugubre, sous le ciel gris ducrépuscule,maispaselle.Elleétaitcouleurargentetleventsifflaitdanslesintersticesdugrillage.Desdizainesd’hommesetdefemmesenuniformecouraientprèsducar.LesFSPdupostedegardesaluèrentlechauffeurquandilpassadevanteux.

Le car s’arrêta, et on nous ordonna de rester parfaitement immobiles pendant que la barrière ducampserefermaitderrièrenous,lesserruresclaquantcommedescoupsdetonnerre.Nousn’étionspasles premiers à la franchir… Plus d’un an s’était écoulé depuis l’arrivée du premier groupe. Et nousn’étionspaslesderniers.Troisansplustard,lecampseraitpleinàcraquer.

Ilyeutunbrefinstantdeflottement,puisunsoldatenponchoimperméablenoirfrappaàlaporteducar.Lechauffeurtenditlamain,poussaunemanette.

C’étaituncolosse,deceuxquijouentlesgéantsmaléfiquesdanslesfilmsoulesméchantsdanslesdessinsanimés.LeFSPgardalacapuchedissimulantsonvisage,sescheveuxettoutcequiauraitpermisdel’identifier.C’étaitsansdoutesansimportance.Ilneparlaitpasensonnom.Ilparlaitaunomducamp.

— Vous allez descendre du car dans l’ordre, cria-t-il. Vous serez répartis par groupes de dix etconduits au centre de tri. Ne tentez pas de fuir. Gardez le silence. Ne faites que ce que l’on vousdemandera.Ceuxquineseconformerontpasàcesinstructionsserontpunis.

Àdixans,j’étaisl’unedesplusjeunes.Laplupartdemescompagnonssemblaientavoirdouzeoumêmetreizeans.Lahaineetlaméfiancebrillantdanslesyeuxdusoldatmeparalysèrentmaissuscitèrentlarévoltedesplusâgés.

—Vatefairefoutre!hurlaquelqu’un,aufondducar.ToutlemondeseretournaetvituneFSPabattrelacrossedesonarmesurlaboucheducoupable.Il

poussauncri stridentdedouleuretd’étonnement,puis la femmerecommença.Lesmains liéesdans ledos,ilnepouvaitparerlescoups.Ilnepouvaitquesubir.

Ilsfirentdescendrelespassagers,unebanquetteaprèsl’autre.Jenequittaipaslejeunedesyeux.Jenesaispass’ilsentitmonregard,maisiltournalatêteetmefixa,commepourm’encourager.Quandilsourit,seslèvresdévoilèrentdesdentscouvertesdesang.

On me tira hors de mon siège, mais je glissai sur les marches du car et m’étalai sous la pluiebattante.UnFSPmereleva,coupalabandedeplastiqueimmobilisantmesmainsetmepoussaversdeuxfillesd’àpeuprèsmonâge.Dansleursvêtementstrempés,ellessemblaientmaigrescommedesclous.

Une vingtaine de FSP encerclaient les rangs de jeunes.Mes pieds avaient complètement disparudans laboueet, seulementvêtuedemonpyjama, je frissonnais.Onattendit en silence. Je regardai lesnuages,offrismonvisageàlapluie.Ilmesemblaquelecieltombaitmorceauparmorceau.

Lesderniersgroupesdequatrefurentpousséshorsducar.Lejeuneauvisageensanglantéfermaitlamarche,justederrièreunegrandeblondeauregardvide.Jelevissepencheretluiparleràl’oreille.Elleacquiesçaimperceptiblement.

Dès que ses chaussures eurent touché le sol, la blonde partit en courant sur sa droite.Un soldataboyaunterrifiantstop!,maisellenes’arrêtapas,fonçaverslabarrière.Touslesyeuxétaientrivéssurelle;personneneregardaitlejeunerestédanslecar.Saufmoi.Ildescenditlesmarches,sonsweat-shirtà capucheblanc taché de sang.Chargéed’aider lespassagersà quitter levéhicule, laFSPqui l’avait

frappé se tenait près de la porte. Elle saisit son coude ; le visage impassible, le garçon lui adressaquelquesmots.

Celasemblal’hypnotiseret,telunrobot,laFSPlâchasonbras,sortitsonarmedesonétuiet,sansuneparole,sansmêmebattredespaupières,glissalecanondanssabouchepuisappuyasurladétente.Elles’écroula.

Monvoisins’évanouitettomba,puistoutlemondesemitàhurler.LaFSPtouchalesolàl’instantmêmeoùlafilleblondefutjetéeàplatventredanslaboue.Lapluie

dilua le sang de la femme sur les vitres et le flanc jaune du car, jusqu’à ce que les traînées sombresdisparaissent.Cefuttrèsrapide.

Lejeunegarçonneregardaitquenous.—Fuyez!cria-t-il,malgrésesdentsbrisées.Qu’est-cequevousattendez?Fuyez…fuyez!Etmapremièrepenséenefutpas:Quies-tu?Nimême:Pourquoi?ou:Comment?Cefut:Maisjenesaispasoùaller.Plusieursjeunesfoncèrentverslaclôture,maisunerangéedesoldatssurgisdenullepartleurbarra

laroute.Laplupartrestèrentsurplace,souslapluie,lespiedsprisonniersdelaboue.UnefillemetiraparterrependantquedesFSPsejetaientsurlejeunetoujoursdeboutdansl’encadrementdelaporteducar.D’autressoldatsnouscrièrentdenousasseoiretdeneplusbouger.Jefiscequel’onm’ordonnait.

—Orange,ditunhommeennoirdanssonwalkie-talkie.Incidentàl’entréeprincipale.J’aibesoindumatérieldestinéauxOranges…

Quandj’osaienfinleverlatête,legarçonauvisageensanglantéavaitétéplaquésurlesol.Jemedemandaiàcetinstant,unfrissondeterreurmeparcourantl’échine,s’ilétaitleseulcapabledecegenrede tour de force. Ou bien si tous ceux quim’entouraient étaient là parce qu’ils possédaient lemêmepouvoirquelui.

Pasmoi–lesmotss’inscrivirentenlettresdefeudansmatête–pasmoi…C’estuneerreur,uneerreur.

Unesensationdevideaumilieudelapoitrine,jevisunsoldattracer,avecunebombedepeinture,unénormeXorangesur ledosdu jeune.LegarçonnecriaitplusparcequedeuxFSPavaientposéunétrangemasquenoirsurlapartieinférieuredesonvisage…commeonmuselleunchien.

Onnousconduisitversl’infirmerie,oùnousdevionsêtretriés.Oncroisad’autresjeunesvenantdepitoyables baraquements en bois. Ils avaient un uniforme blanc dont le dos portait desX de couleursdifférentes,sousunnuméroennoir.Ilyavaitcinqcouleurs:vert,bleu,jaune,orangeetrouge.

LesXVerts et Bleus n’étaient pas entravés. Les Jaunes,Oranges etRouges avaient des fers auxpoignetsetauxchevilles;unelonguechaînelesreliaitentreeux.LesOrangesportaientlemêmemasquequelejeuneducar.

Onnouspoussadanslafortelumièreetl’airsecd’unbâtiment.Unefeuilledepapierdéchirée,prèsdelaporte,indiquait:INFIRMERIE.Lesmédecinsetlesinfirmières,desdeuxcôtésdulongcouloir,nousregardèrent,lefrontplissé,ensecouantlatête.

Jerespiraidesodeursd’alcoolàquatre-vingt-dixetdecitronsynthétique.Enfileindienne,ongravitunescalierenbéton,obscur,à l’extrémitéd’unrez-de-chausséemeublé

delitsvidesetderideauxblancs.PasuneOrange.PasuneRouge.Mesentraillessenouaientaucreuxdemonventre.Jenepouvaisoublier levisagedelafemmeà

l’instantoùelleavaitappuyésurladétente,nilamèchedecheveuxensanglantésquiavaitatterriàmespieds.Jenepouvaisoublierl’expressiondemamèrequandellem’avaitenferméedanslegarage.Jenepouvaisoublierlevisagedemagrand-mère.

Elle viendra, pensai-je. Elle viendra. Elle convaincra maman et papa, puis elle viendra mechercher.Elleviendra.Elleviendra.Elleviendra…

À l’étage,onnousséparaànouveau,unemoitiédans l’extrémitédroiteducouloirglacial, l’autredanslagauche.Lesdeuxcôtésétaientidentiques:plusieursportesferméesetunepetitefenêtreaubout.Pendant unmoment, je ne fis que regarder la pluie fouettant ces vitresminuscules, couvertes debuée.Puis,soudain, laportequise trouvaitàmagauches’ouvritet levisagegrassouilletd’unhommed’âgemûrapparut.Il jetauncoupd’œildansnotredirection,puismurmuraquelquesmotsà l’oreilleduFSPresponsabledenotregroupe.D’autresportess’ouvrirentetd’autresadultesapparurent.Ilsn’avaientencommunquelablouseblancheetl’expressionméfianteduvisage.

Sansuneexplication,leFSPpoussadesjeunesverslesblousesblanchesetleursbureauxrespectifs.Unesonneriestridentefittairelesmurmuresetlesplaintes.Jerestaiàmaplace,regardailesportessefermeruneparune,etmedemandaisijereverraismescompagnons.

Qu’avons-nousfait?Nousa-t-onconduitsiciparcequ’onalamaladied’Everhart?Est-cequenousallonsmourir?

Commentlejeunea-t-ilobligélaFSPàsetireruneballedanslabouche?Queluia-t-ildit?Unemainglissadanslamienne.Lafille–cellequim’avaitfaitasseoirdanslaboue–m’adressaun

regarddur.Sescheveuxblondsétaientcolléssursoncrâne.Sesyeuxsombres lançaientdeséclairset,quandelleparla,jevisqu’onavaitcoupélesfilsdesonappareildentairemaislaissélesbaguescolléessursesincisives.

—N’aiepaspeur,souffla-t-elle.Nemontrerien.L’étiquetteducoldesavesteindiquait:SAMANTHAFREEMAN.Onrestaépaulecontreépaule,monpantalondepyjamaetsonanorakcachantnosdoigtsentrelacés.

Onl’avaitenlevéesurlechemindel’école,lematinoùonétaitvenumechercher.C’étaitarrivélaveille,mais jeme souvenais de ses yeux noirs brillant de haine, au fond de la camionnette où on nous avaitenfermés.Contrairementauxautres,ellenehurlaitpas.

Les portes s’ouvrirent et les jeunes réapparurent, des pulls et des shorts entre les mains. Ils nerejoignirentpasnosrangs,maisfurentpoussésversl’escaliersansquepersonneaiteuletempsdeleurparler.

Ilsneparaissentpasblessés.Jesentisuneodeurdemarqueurindélébileetd’alcoolàquatre-vingt-dix,maispersonnenesaignaitninepleurait.

Quand ce fut le tour dema voisine, le FSP nous sépara brutalement. Je voulais aller avec elle,affrontercequisetrouvaitderrièrelaporte.J’auraisfaitn’importequoipournepasmeretrouverseule,pourpouvoirmeraccrocheràquelquechoseouàquelqu’un.

Mesmainstremblaientsifortquejeduscroiserlesbrasetsaisirmescoudes.Lanuitsanssommeilm’avaitépuisée,etl’odeurdeciragedeschaussuresdusoldatmedonnaitlevertige.

Puiscefutmontour.J’entraidansunbureaufaiblementéclairé,deuxfoispluspetitquemachambre,pourtantpasgrande.—Nom?Jefixailacouchetteetlamachinegrise,circulaire,suspendueau-dessus.Levisagede lablouseblancheapparutderrière l’ordinateurportableposé sur la tablede travail.

C’étaitunhommefrêle,dontleslunettesàmincemonturemétalliquesemblaientsurlepointdetomberaupremier mouvement brusque. Sa voix était exceptionnellement aiguë. Je me pressai contre la portefermée,pourresterleplusloinpossibledel’inconnuetdelamachine.

Lablouseblanchesuivitmonregardjusqu’àlacouchette.—C’estunscanner.Tun’asrienàcraindre.

Jen’eussansdoutepasl’airconvaincu.—T’es-tudéjàcasséunosoucognélatête?demanda-t-il.Tusaiscequ’estunescanographie?Letonpatientdesavoixmepersuadad’avancerd’unpas.Jesecouailatête.—Dansuneminute,jetedemanderaidet’allongeret,grâceàcettemachine,jem’assureraiquetout

estnormaldanstatête.Maisilfautd’abordquetumedonnestonnom.M’assureraiquetoutestnormaldanstatête.Commenta-t-ilappris…?—Tonnom,ajouta-t-ild’unevoixsoudainplussèche.—Ruby.Puisjedusépelermonnomdefamille.Iltapalesinformations,oubliantuninstantmaprésence.Jejetaiuncoupd’œilsurlamachineetme

demandaisij’auraismalquandilregarderaitl’intérieurdemoncrâne.Jemedemandaiaussis’ilpourraitvoircequej’avaisfait.

—Bonsang,maugréalablouseblanche,quelsfainéants!Onnet’apaspré-triée?Jenecomprispas.—T’a-t-oninterrogée,quandonestvenutechercher?demanda-t-ilenselevant.Lapièceétaitpetite.Ilfutdevantmoiendeuxenjambéesetjepaniquai.—Tesparentsont-ilssignalétessymptômesauxsoldats?insista-t-il.—Dessymptômes?répétai-jed’unevoixétranglée.Jen’aipasdesymptômes…Jen’aipasla…Irrité,ilsecoualatête.—Calme-toi.Tunerisquesrien.Jeneteferaipasdemal.Lablouseblanchepoursuivit,suruntonneutre,unelueurindéchiffrabledanslesyeux.Sespropos

semblaientpréparés.— Il y a de nombreux types de symptômes, expliqua-t-il, se penchant pourme regarder dans les

yeux.Jenevoyais que ses incisives irrégulières et les cernes foncées soulignant ses yeux.Sonhaleine

sentaitlecaféetlamenthe.—Denombreuxtypesde…d’enfants,continua-t-il.Jevaisprendreunephotodetoncerveauetça

nouspermettradeteplacerparmiceuxquisontcommetoi.—Jen’aipasdesymptômes!Magrand-mèrevavenir,c’estsûr,jelejure…Ellevousledira.S’il

vousplaît!—Petite,es-tutrèsforteenmathsetenlogique?LesVertssontincroyablementintelligentsetont

unemémoirestupéfiante.Je me souvins des jeunes, dehors, du X de couleur sur le dos de leur chemise.Vert, pensai-je.

Quellesétaientlesautres?Rouge,Bleu,Jauneet…EtOrange.Commelejeunegarçonauvisageensanglanté.—Trèsbien, reprit-ildansun soupir, allonge-toi etnousallonscommencer.Toutde suite, s’il te

plaît.Jerestaiimmobile.Unefouled’idéesmetraversaientl’esprit.Ilm’étaitdifficiledeleregarder.—Toutdesuite,répéta-t-ilensedirigeantverslamachine.Nem’obligepasàappelerlessoldats.

Ilsneserontpasaussipatientsquemoi,tupeuxmecroire.Il toucha un écran, qui s’alluma aussitôt, puis lamachine elle-même s’éclaira.Une intense lueur

blancheapparutaucentreducerclegris,clignotapendantl’initialisationdel’appareil.Unepenséeprenaittoutelaplace:Ilvacomprendre.Ilvacomprendrecequejeleuraifait.Mondosétaitànouveaupressécontrelaporteetmamaincherchaitlapoignéeàtâtons.Toutesles

misesengardedemonpèrecontre les inconnusparurentseréaliser.Jen’étaispasensécurité ici.Cet

hommen’étaitpasgentil.Je n’avais pas envisagé de fuir, jusqu’ici, mais j’en avais très enviemaintenant. Alors quemes

doigts se refermaient sur lapoignée, samainglissadansmescheveuxemmêlés et saisitmanuque.Lecontactdesapeauglacéesurlamienne,brûlante,mefitsursauter,maiscefutuneviolentedouleuràlabasedemoncrânequim’arrachauncri.

Il me fixa, sans ciller, les yeux soudain vagues.Mais je voyais tout… Des images impossibles.Doigts tambourinant sur le volant d’une voiture, femme en robe noire se penchant pourm’embrasser,balle de base-ball filant versmon visage, pré vert immense,main caressant les cheveux d’une petitefille… Les scènes se succédaient, derrière mes paupières baissées, comme dans un vieux film. Lessilhouettesetlesobjetsfurentgravés,indélébiles,surmarétine,flottantcommedesfantômes.

Cen’estpasàtoi,hurlamonesprit.Çanet’appartientpas.Maiscommentcequejevoyaispouvait-illuiappartenir?Venirdelui?Cesimagesétaient-elles…

dessouvenirs?Despensées?Puisjevisd’autresscènes.Unjeunegarçon,allongésouslalumièreclignotanteduscanner.Jaune.

Mes lèvres formèrent lemot,commesic’étaitmoiqui leprononçais.Jevisunepetite fille rousse,del’autrecôtéd’unepiècesemblableàcelle-ci ;elle levaundoigtet la tablequise trouvaitdevantellemontadeplusieurscentimètres.Bleue.Unenouvelle fois, lavoixde l’hommedansma tête.Ungarçontenantuncrayonentresesmains,lefixantavecuneintensitéeffrayante…lecrayons’enflammant.Rouge.Descartesavecdesimagesetdeschiffresdevantlevisaged’unenfant.Vert.

Je fermaiplus fort encore lesyeuxmaisnepuséchapperà la scène suivante : rangsdemonstresmuselés.J’étaisau-dessusd’eux,lesregardaisàtraversunevitretrempéedepluie.Jevislesmenottesetleschaînes.Jevistout.

Jenesuispascommeeux.Jevousenprie,jevousenprie…Je tombaià genoux, posai lesmains sur le dallage,m’efforçai denepasvomir.Lesdoigts de la

blouseblancheserraienttoujoursmanuque.—JesuisVerte,sanglotai-je,lesmotscouvrantàpeinelebourdonnementdelamachine.La lumière, forte quelques instants plus tôt,étaitmaintenant plus intense et palpitait derrièremes

yeux.Jefixaileregardvidedel’homme,prêteàtoutpourqu’ilmecroie.—JesuisVerte…,répétai-je.Jevousenprie,jevousenprie…Maisjevislevisagedemamèreetlesourirequelejeunegarçonblessém’avaitadressé,comme

s’ilavaitperçuenmoiquelquechosedelui-même.Etjecompriscequej’étais.—Verte…Ilmarmonnait,maintenant,labouchemalhabile,commes’ilmâchonnaitlesmots.—Jesuis…—Verte,dit-ilenhochantlatête.Savoixparutplusferme.J’étaistoujoursparterrequandilallaéteindrelamachine,etsisecouée

que j’en oubliai de pleurer. Je fus rassurée lorsqu’il prit une bombe de peinture verte et traça un Xénormesurledosdemavestedepyjama.

Çaira,medis-jedanslecouloirglacial,puisdansl’escalier,enrejoignantmescompagnons.Maispendantlanuit,surmacouchette,incapablededormir,jecomprisquejen’auraissansdoutepasd’autreoccasiondefuir…etquejen’avaispasprofitédecellequim’avaitétéofferte.

Trois

On fut affectées au baraquement 27, Samantha et moi, comme les autres Vertes de notre car.Quatorzeentoutmais,lelendemain,nousétionsvingtdeplus.Lenombreatteignitquaranteunesemaineplus tard. Ensuite, les nouvelles arrivantes furent logées dans la baraque en bois voisine, le long del’alléeperpétuellementboueuseducamp.

LescouchettesétaientattribuéesparordrealphabétiqueetSamseretrouvaau-dessusdemoi…Unechance,parcequelesautresfillesn’étaientpasdutoutcommeelle.Enétatdechoc,ellessanglotaient.Cen’étaitpluslemomentdepleurer.J’avaisdesquestions.

—Qu’est-cequ’ilsvontfairedenous?soufflai-je.Noscouchettesoccupaient lecoingauche,au fonddubaraquement.Onavaitconstruit lesmurssi

vitequ’ilrestaitdesinterstices.Detempsentemps,uncourantd’airglacialouquelquesfloconsdeneigeentraient.

—Jenesaispas,répondit-elleàvoixbasse.Unpeuplusloin,unefillefinitpars’endormir,etsonronflementcouvritnotreconversation.LeFSP

quinousavaitconduitesjusqu’ànotrenouveaulogements’étaitmontréclair:interdictiondeparleraprèsl’extinction des feux, interdiction de sortir, interdiction d’utiliser nos « pouvoirs monstrueux »…intentionnellementouaccidentellement.C’étaitlapremièrefoisqu’onemployait«pouvoirsmonstrueux»devantmoi,pourqualifiercedontnousétionscapables,etpasletermepolide«symptômes».

— Je supposequ’ilsvontnousgarder jusqu’au jouroù ils auront trouvé un traitement,poursuivitSam.Entoutcas,c’estcequedisaitmonpèreàproposdescamps.Commentontréagitesparents?

Mesmainstremblaienttoujoursunpeuet,quandjefermaislesyeux,jerevoyaisleregardvidedumédecin.L’allusionàmesparentsaggravamamigraine.

Jenesaispaspourquoijementis.C’étaitplusfacile,peut-être,quededirelavérité…oubienunepartiedemoicroyaitquec’étaitlavérité.

—Mesparentssontmorts.Elleinspira,l’airsifflantentresesdents.—Jevoudraisquelesmienslesoientaussi.—Tun’espassérieuse!—C’estsûrementeuxquim’ontdénoncée.Ilsvoulaientsedébarrasserdemoi.Savoixétaitdevenuedangereusementforte.—Jenecroispas…Jeneterminaipas.Mesparentsn’avaient-ilspasvoulu,euxaussi,sedébarrasserdemoi?

—Çava,dit-elle,alorsqueçan’allaitpasetn’iraitjamais.Onvaresterici,sesouteniret,quandonsortira,onferatoutcequ’onvoudra.Personnenepourranousenempêcher.

Mamère affirmait, parfois, qu’il suffisait de dire quelque chose pour queça devienne vrai. J’endoutais,maisletondeSam,sacolèremefirentréfléchir.Elleavaitpeut-êtreraison…Etmêmesijenepouvaispasrentrerchezmoi,touts’arrangeraitsijerestaisprèsd’elle.C’étaitcommesiSamouvraitlavoie;ilmesuffiraitderesterdanssonsillage,d’éviterd’attirerl’attentionsurmoi.

Çaamarchépendantcinqans.Cinqansparaissentuneéternitéquandtouteslesjournéesseressemblentetquelemondeserésume

àunkilomètrecarrédebaraquesbranlantesentouréesd’uneclôtureélectrifiée.Jen’étaispasheureuseàThurmond,mais,grâceàSam,cefutsupportable.Jen’oublieraijamaislejouroùellelevalesyeuxaucielquandVanessa,unedenoscamaradesdechambrée,tentadesecouperlescheveuxavecunsécateur,pourêtre«plusàlamode»;nisagrimace,dansledosduFSPvenantdeluireprocher,unefoisdeplus,d’avoir parlé sans autorisation ; ni ses rappels fermesmais doux à la réalité quand l’imagination desfillessedéchaînaitouquecouraitlarumeurdenotrelibérationprochaine.

Nous étions, Sam et moi, réalistes. Nous savions que nous ne sortirions pas. Les rêveriesentraînaientladéception,etladéceptionplongeaitdansunedéprimedontiln’étaitpasfaciledesortir.Lagrisailleétaitpréférableauxténèbres.

DeuxansaprèsmonarrivéeàThurmond,lesresponsablesducampcommencèrentlaconstructiondel’atelier.Ilsn’étaientpasparvenusàréhabiliterlesinternésdangereuxetlesavaientexclus,maiscelaneleursuffisaitpas.Ilsdécidèrentquelecampdevaitdevenir«autonome».Ilnousfaudraitdonccultiveretcuisinernotrenourriture,nettoyerlessallesd’eaucommunes,fabriquernosuniformesetmêmelesleurs.

Lebâtiment enbrique se trouvaità l’extrémité ouest du camp, dans un coin du long rectangle deThurmond.Sil’onnousfitcreuserlesfondations,lesresponsables,méfiants,nenousenconfièrentpaslaconstructionproprementdite.Onassistaàsonédificationensedemandantàquoiilserviraitetcequ’onnousobligeraitàyfaire.Àcetteépoque,toutessortesderumeursserépandaientcommedesgrainesdepissenlitpousséesparlevent…Certainscroyaientquedesmédecinsyferaientdenouvellesexpériences,d’autresqu’ilétaitdestiné auxRouges,Orangeset Jaunes,d’autresencorequ’ons’ydébarrasseraitdenousunefoispourtoutes.

—Ça ira, me dit Sam, un soir, juste avant l’extinction des feux. Quoi qu’il arrive… Fais-moiconfiance.

Maisçan’allaitpas.Niàcetteépoque,niplustard.Lesilenceétaitlarègledansl’atelier.Ilyavaitcependantdesmoyensdecontournercetterègle.En

fait,nousnepouvionsparlerquedansnotrebaraquement,avantl’extinctiondesfeux.Partoutailleurs,letravail,l’obéissanceetlesilenceétaientderigueur.Maisonnepeutpassecôtoyerpendantdesannéessansélaborerunlangagedesouriresesquissésetdebrefsregards.Quandonnousfaisaitcirerpuislacerles rangers des FSP, le balancement d’un lacet ou un bref coup d’œil sur la fille d’en face nouspermettaientdenouscomprendre.

L’atelier n’était pas vraiment une usine. Entrepôt aurait sans doute mieux convenu parce que lebâtimentnecomportaitqu’unepièceénormesurplombéeparunepasserelle.Lesarchitectesavaientprislapeinedepercerlesmursestetouestdequatrevastesfenêtresmais,fautedechauffageenhiveretd’airconditionnéenété,lasalleétaitglacialeoutorride.

Lesresponsablesducampétaientallésauplussimple:desrangéesdetablesdisposéesboutàboutsurlebétonpoussiéreuxdusol.Unetable,placéeentraversàl’extrémitédechaquerangée,permettaitdepousserlescartonsd’unalignementausuivant.

Cematin-là,descentainesdeVertstravaillaientdansl’atelier.DixFSParméspatrouillaientsurlapasserelle.Dixautresallaientetvenaiententrelesrangées.

Leursregardsrivéssurnousn’étaientpasplusagaçantsqued’habitude.Maisj’avaismaldormilanuitprécédente.J’avaislamigrainequandjem’étaiscouchée;auréveil,unebrumedefièvreenveloppaitmon cerveau et j’avais mal à la gorge.Mes mains elles-mêmes semblaient engourdies et mes doigtsétaientaussiraidesquedescrayons.

Jesavaisquejeprenaisduretardetc’était,d’unecertainefaçon,commesijemenoyais.Plusjemeforçaisàtravaillerdur,àmaintenirlatêtehorsdel’eau,plusjemesentaisfatiguéeetplusj’étaislente.Auboutd’unmoment,tenirdeboutexigeauntropgroseffortetjedusm’appuyercontrelatable.

Quandilsemitàcompterleschaussuresciréesposéesdevantmoi,jesavaisdepuislongtempsqu’ilsetenaitderrièremoi.Ilsentaitlaviandeépicéeetl’huiledevidange,mélangedéconcertantquiledevintplusencorequands’yajouta l’odeurde la fuméedecigarette.Son regardpesait surmesépauleset jetentaidemeredresser,maisc’étaitcommes’ilavaitposésesdeuxpoingsfermésentremesomoplates.

—Quinze,seize,dix-sept…Comments’yprenaient-ilspourquelesnombreseux-mêmessoientlourdsdemenaces?À Thurmond, nous n’avions pas le droit de nous toucher, et tout contact avec les FSP était plus

formellement interdit encore. L’inverse n’était pas vrai. L’homme avança de deux pas ; ses rangers,exactement semblables à ceux qui se trouvaient sur la table, heurtèrent les talons demes espadrilles.Comme je ne réagissais pas, il passa un bras par-dessusmon épaule, sous prétexte de contrôlermontravail, etme pressa contre sa poitrine.Rétrécis, pensai-je enme penchant surma tâche, rétrécis etdisparais.

—Mauvais,grognaleFSP.Soncorpsmeparutbrûlant.—Tut’yprendstrèsmal,poursuivit-il.Regarde…Faisbienattention.Je le vis du coin de l’œilm’arracher le chiffon taché de cirage. Il était de petite taille, trois ou

quatrecentimètresdeplusquemoi,avaitungrosnezetlesjouescreuses.—Commeça,dit-ilenpassantlechiffonsurlachaussurequ’ilavaitprise.Regarde-moi!Unpiège.Nousn’avionspasledroitderegarderlesFSPdanslesyeux.J’entendisdesriresétouffés…Paslesfilles,maisplusieursFSPrassemblésderrièrelui.Ilmesemblaquetoutenmoibouillait.Onétaitendécembreetilnefaisaitsansdoutepasplusde

zérodansl’atelier,maisdesgouttesdesueurcoulèrentsurmesjouesetuneviolenteenviedetoussermepicotalagorge.

Légercontactcontremonflanc.Samnepouvaitpasleverlatête,maissesyeuxétaienttournésversmoietelletentaitdevoircequisepassait.Soncoupuissonvisagerougirent,etjenepusqu’imaginerlesmots qu’elle se retenait de prononcer. Son coude maigre effleura le mien, comme pour me rappelerqu’elleétaittoujourslà.

Puis, avec une lenteur exaspérante, le FSP repassa derrièremoi, son bras effleurantmon épaulequandilreposalachaussuresurlatable.

—Cesrangers…,ronronna-t-ilentapotantlacaisseenplastiquequicontenaitmontravail,ilssontlacés?

Sijen’avaispassuquellepunitionjerisquais,j’auraiséclatéensanglots.Jemesentaisdeplusenplusstupideethonteuse,etjenepouvaisriendire.J’étaiscommeparalysée.Lesidéestournoyantdansmatêteétaientlégèresetétrangementlaiteuses.Mavisionétaitdevenuetrouble.

Nouveauxricanementsderrièrenous.—Lelaçagen’estpascorrect,constata-t-il.

Ilmepritparlatailleetsecollaàmoi.Unliquideacidememontaàlagorge.Toutlemonde,maintenant,étaitabsolumentimmobile.Monsilencenefitquelepousseràcontinuer.Soudain,ilsaisitlacaisse,larenversa,etdesdizaines

dechaussuressedéversèrentàgrandbruitsurlatable.Maintenant,toutlemondemeregardait.Toutlemondemevoyaitenpleinelumière.

—Mal,mal,mal,mal,psalmodia-t-ilenéparpillantlesrangers.C’étaitfaux.Leschaussuresétaientparfaites.Jesavaisàquiellesétaientdestinées.Jesavaisqu’il

nefallaitpascommettred’erreur.—Es-tuaussisourdequetuesmuette,Verte?Puis,d’unevoixnetteaussiinquiétantequeletonnerre,Samdit:—C’étaitmacaisse.Jepensai:Non,oh,non.Derrièremoi,leFSP,étonné,sursauta.Ilsagissaienttoujoursainsi…commes’ilsétaientsurprisde

nousentendreprononcerdesmotsetlesutilisercontreeux.—Qu’est-cequetuasdit?cria-t-il.Jevisl’insultemonterauxlèvresdeSam.Ellelafitroulerdanssabouchecommeunbonbonacidulé

aucitron.—Vousavezpigé.Oubienlesvapeursdecirageont-ellestuévosderniersneurones?Quand elle se tourna versmoi, je compris ce qu’elle voulait, ce qu’elle espérait. Exactement ce

qu’ellevenaitdem’apporter:dusoutien.Jefisunpasenarrièreetcroisailesbras.Nefaisrien,medis-je.Ellesedébrouillera.Samn’avait

rienàcacheretelleétaitbrave…maisàchaquefoisqu’ellefaisaitça,qu’elleprenaitmadéfenseetque,terrifiée, je reculais, j’avais l’impression de la trahir. Une fois de plus, ma voix ne put franchir lescouchesdeprudenceetdepeur.S’ilsétudiaientmondossier,s’ilsremarquaientsesblancsetdécidaientdelesremplir,lapunitiondeSamneseraitrienàcôtédecellequ’ilsm’infligeraient.

Enfin,cefutcequejemedis.Lecoindroitdelabouchedutypesesoulevaenuneesquissedesouriresarcastique.—Ilyenaunequiestencoreenvie!ironisa-t-il.Allez,Ruby,allez!C’étaitdansl’inclinaisondelatêtedeSametlacrispationdesesépaules.Elle

nesavaitpascequim’arriverait.Jen’étaispasaussibravequ’elle.J’auraisvoulul’être.Jel’auraistellementvoulu!Jenepeuxpas.Jen’euspasbesoindeprononcerlesmots.Elleleslutfacilementsurmonvisage.Je

visdanssesyeuxqu’elleavaitcompris,avantmêmequeleFSPn’avance,nelaprenneparlebraspuisl’éloignedelatableetdemoi.

Retourne-toi, suppliai-je. Sa queue de cheval blonde se balançait à chaque pas.Retourne-toi. Ilfallait qu’elle voie que je regrettais, qu’elle comprenne que ce qui m’oppressait et me soulevaitl’estomacn’avaitrienàvoiraveclafièvre.Touteslespenséesdésespéréesquimetraversèrentl’espritm’emplirentdedégoût.Lesyeuxsedétournèrentdemoietlesoldatnerevintpasmetourmenter.Personnenepouvait plusmevoirpleurer ; depuisdes années, je savais le faire en silence,discrètement. Il n’yavaitplusderaisondemeregarder.J’étaisànouveaudansl’ombredeSam.

Lapunition,quandonparlaitsansautorisation,consistaitenunejournéed’isolement,menottéàl’undespoteauxde laclôturedu jardin,quelsquesoient la températureou le temps.J’avaisvudes jeunesassisdanslaneige,levisagebleuiparlefroid,sanscouverture.D’autreslapeaurougieparlescoupsdesoleil, couverts de boue ou tentant de gratter les piqûres d’insectes de leurmain libre. Logiquement,

lorsqu’on répondait à un FSP ou à un responsable du camp, la punition était la même, mais sansnourriture,etparfoissanseau.

Encasderécidive,lechâtimentétaitsihorriblequeSamneputounevoulutenparlerquandelleregagnanotrebaraquement,deuxjoursplustard.Elleentra,trempéeparlapluied’hiverettremblante;ellenesemblaitpasavoirdormiplusquemoi.Jemelevaietmeprécipitaiversellealorsqu’ellen’avaitpasatteintlemilieudelapièce.

Jelaprisparlebras,maisellesedégagea,lamâchoireserréeenuneexpressionpresqueféroce.Leventavaitgercésesjouesetsonnez,maisellen’avaitnibleuniplaie.Contrairementauxmiens,sesyeuxn’étaientpasgonfléspar les larmes.Elleboitait très légèrement,peut-être.Si jen’avaispassucequis’étaitpassé,j’auraissimplementsupposéqu’ellerentraitd’unlongaprès-mididetravailaujardin.

—Sam,dis-jed’unevoixtremblantequejedétestai.Elle ne s’arrêta pas, ne daigname regarder qu’après notre arrivée près de nos couchettes, après

avoirposéunemainsursondrap,prêteàmontersursacouchette.—Parle-moi,suppliai-je.—Tun’aspasbougé.Savoixétaitgraveetrauque,commesiellen’avaitrienditdepuisdesjours.—Tun’auraispasdû…Elleposalementoncontresapoitrine.Delonguesmèchesdecheveuxbroussailleuxtombèrentsur

sesépaulesetsesjoues,cachantl’expressiondesonvisage.Jesentisalorsqu’ellesedétachaitdemoi.J’eusl’étrangesensationdeflotter,departiràladérive,dem’éloignerirrésistiblement.J’étaistoutprèsd’elle,maisnousétionsmaintenantséparéesparunabîmequejenepouvaisespérerfranchir.

—Tu as raison, dit finalementSam. Je n’aurais pas dû prendre ta défense. J’aurais dû garder lesilence,commetoi,etlaisserunecamarades’accuserpoursauvermapeau.

Elleme fixait,à cet instant,et jen’avaisqu’uneenvie :qu’elleme tourneànouveau ledos.Unefureurfroideavaitobscurcisesyeux,quejen’avaisjamaisvusaussisombres.

—Jemedemandecequinevapascheztoi,reprit-elle.Ilspeuventtediredeschoseshorribles,tefrapper,tunetedéfendsjamais…Tut’enfichesmême,hein?Tuessilâchequeçamedonneenviedevomir,ajouta-t-elleenbaissantlavoix.Queçamefaitvomir.

Ellenem’apprenaitrien,maislemordantdesmotsmepritparsurprise.—Sam…Samantha…—Jevoudrais…Elleavalasasalive.Seslarmesrestèrentaccrochéesàsescils,necoulèrentpas.—Jevoudrais…,reprit-elle,nejamaist’avoirconnue.Jen’auraispasdû la toucher,àcet instant,alorsquelafièvreet l’épuisementm’écrasaient.Alors

qu’uneprofondehainedemoi-mêmemefaisaittrembler.Maisjecrusqu’ellenemeregarderaitplusdecettefaçonsijeparvenaisàluidirelavérité,àexpliquer.Ellecomprendraitquejen’avaisjamaisvoulu,enaucuncas,qu’ellesouffreàcausedemoi.Jen’avaispersonned’autre.

Maisàlasecondeoùmesdoigtstouchèrentsonépaule,j’eusl’impressionhorrible,implacable,quelemondesedérobaitsousmespieds.Desflammesjaillirentàlaracinedemescheveuxetsepropagèrentdansmoncrâne.La fièvreque je croyais avoir surmontée jeta soudainunvoile gris sur lemonde.Levisage sans expression de Sam céda soudain la place à des souvenirs chauffés au rouge qui nem’appartenaientpas:untableaublanccouvertd’équations,ungoldenretrievercreusantdansunjardin,unpaysagemontantetdescendant,commeonlevoitsurunebalançoire,lemurdebriquedel’arrièreduréfectoirecontremonvisageetunpoingprêtàs’abattresurmoi…desassautsvenusdetouslescôtés,commeunesuccessiondeflashs.

Quandjerentraienfinenmoi-même,nousnousregardionstoujoursfixement.Sestraitsétaientfigésetsonregardétaitvide.Jeconnaissaiscela.J’avaisvucela,autrefois,surlevisagedemamère.

—Tuesnouvelle?demanda-t-elle,soudainétonnéeetméfiante.Ses yeux allèrent de ma tête à mes genoux maigres, puis remontèrent. Elle prit une profonde

inspiration,commesiellerevenaitàlasurfaceaprèsunelongueplongéedansdeseauxobscures.—Tuasunnom?ajouta-t-elle.—Ruby,soufflai-je.Ensuite,jerestaipresqueunansansdireunmot.

Quatre

L’eaufroideetunedoucevoixfémininemeréveillèrent.—Commenttesens-tu?Çavaaller.Jeme demandai qui elle croyait tromper avec son baratin. En tout cas, je nem’y laisserais pas

prendre.Elle sepenchapourpasserunenouvelle fois la serviettemouillée surmonvisageet jeperçus la

chaleurdesoncorps.Ellesentaitleromarinetlepassé.Pendantuneseconde,uneseule,samaintouchalamienneetcefutpresqueinsupportable.

Jen’étaispaschezmoietcette femmen’étaitpasmamère.Jehoquetai, tentantdésespérémentdetoutgarderàl’intérieur.J’eusl’impressionquemesentraillesseréorganisaient.Maisjenepouvaispaspleurer,pasdevantelle,nidevantlesautresadultes.Jeneleurferaispasceplaisir.

—As-tuencoremal?Je n’ouvris les yeuxqueparce qu’elle soulevamespaupières.Unepar une, braquant ensuite une

lumièreaveuglantesurmapupille.Jevoulusleverlesmains,pourprotégermesyeux,maisdesbandesdeVelcrolesimmobilisaient.Inutiledetenterdemelibérer.

La femme fit claquer sa langue et s’éloigna, emportant son parfum végétal. Je perçus une odeurd’antiseptiqueetd’eauoxygénée,etjecomprisoùj’étais.

Lesbruitsdel’infirmeriedeThurmondmeparvinrentenvaguesirrégulières.Hurlementsdedouleur,claquementsderangerssurledallageblanc,couinementsdesrouesd’unfauteuilroulant.

—Ruby?Lafemmeportaitunetenued’infirmièrebleueetuneblouseblanche.Sapeauétaittrèspâleetses

cheveuxblondtrèsclair.Elles’aperçutquejelafixaisetm’adressaunsourire.Silarge,sijoli.C’étaitlapremièrefoisquejevoyaisunmédecinaussijeuneàThurmond…Cependant,jepouvais

comptermespassagesà l’infirmeriesurlesdoigtsd’unemain.J’yétaisalléeunefoispourunegastro-entérite,queSamavaitsurnomméemon«marathondeladégobillade»,etuneautrefoispourunpoignetfoulé.Dans lesdeuxcas, après avoirété tripotéepardesmains ridées, jeme sentaismoinsbienà lasortiequ’àl’arrivée.

Cettefemmeétait…irréelle.Toutchezellel’était.—JesuisledocteurBegbie.JesuisunebénévoledelaLedaCorporation.Jehochailatêteetjetaiuncoupd’œilsurlecygnedorébrodésurlapochedesablouse.Ellesepenchasurmoi.

— Nous sommes une grosse société spécialisée dans la recherche médicale et l’assistance auxinternésdescamps.Siçapeuttemettreàl’aise,laissetomber«docteur»etappelle-moiCate.

Benvoyons!Jefixaisamain tendue.Lesilencedura,ponctuépar lesélancementsdemoncrâne.Embarrassée,ledocteurBegbieremitlamaindanslapochedesablouseblanche,nonsansavoirfrôlélabandedeVelcroimmobilisantmonpoignetgauchesurlemontantdulit.

—Sais-tupourquoituesici,Ruby?Tutesouviensdecequis’estpassé?AvantouaprèsquelaTouratentédegrillermoncerveau?Maisjenepouvaispasdireça.Face

auxadultes,ilvalaitmieuxsetaire.Leplussouvent,ilstransformaientnospropos.Inutiledeleurfournirdesraisonsdenousfairesouffrir.

Ilyavaitdesmoisetdesmoisquejen’avaispasparlé.Jen’étaispassûred’êtreencorecapabledelefaire.

Lemédecindevinalaquestionquej’avaisbiendumalànepasposer.— Ils ont utilisé leCalmant parce qu’une bagarre avait éclaté au réfectoire. La situation semble

avoirunpeu…dégénéré.Pourlemoins!Lasirène,quelesautoritéssupérieuresappelaientleCalmant,étaitconçuepournous

apaiser, paraît-il, et restait sans effet sur le personnel. C’était comme un sifflet pour chiens dont lafréquence aurait été soigneusement calculée pour que seuls nos cerveaux monstrueux puissent lapercevoiretl’assimiler.

Ils recouraient à lui pour toutes sortes de raisons, parfois simplement parce qu’un jeune avaitaccidentellement utilisé son aptitude, ou parce que les occupants d’un baraquement s’agitaient.Mais,dansdetelscas,ilslimitaientsadiffusionauxbâtimentsconcernés.S’ilsyavaientsoumislatotalitéducamp,grâceauxhaut-parleursdelaTour,lasituationavaitdûbeaucoupdégénérer.Ilsdevaientredouteruneétincellecapabledetoutembraser.

Sans lamoindre hésitation, le docteur Begbie libérames poignets etmes chevilles. La servietteutiliséepournettoyermonvisage, suspendueaumontantdu lit, gouttait.Le tissublancétaitmaculé detachesrouges.

Jelevai lamain, touchaimabouche,mesjoues,monnez.Quandj’éloignai lesdoigts, jeconstataisansétonnementqu’ilsétaientcouvertsdesang.Cedernier formaitdescroûtessurmesnarinesetmeslèvres.

Jevoulusm’asseoir,maisc’étaitunetrèsmauvaiseidée.Ladouleurmecisaillalapoitrineetjemeretrouvaiallongéesansavoireuletempsdecomprendrecequisepassait.LedocteurBegbieseprécipitaetmontalatêtedulit.

—Tuasdescôtesfêlées,expliqua-t-elle.Je voulus prendre une profonde inspiration, mais j’étais trop oppressée. Elle s’en aperçut sans

doute,parcequ’ellemedévisageaavecgentillesse.—Puis-jeteposerquelquesquestions?demanda-t-elle.Le simple fait de demander la permission était en lui-même stupéfiant. Je scrutai son visage,

cherchant la haine sous la couched’affabilité, la peur dans son regarddoux, le dégoût au coinde seslèvres.Rien.Pasmêmedelacontrariété.

Quelqu’un vomit dans le box voisin dumien, àma droite ; je voyais une silhouette, comme uneombre,surlerideau.Personnen’étaitàsonchevet,personneneluitenaitlamain.Iln’yavaitqueluietlacuvettedevomi.Etmoi,lapeurmeserraitlecœuràl’idéequelaprincessedecontedeféesassiseprèsdemoim’abattraitpeut-êtrecommeunchienenragé.Elleignoraitcequej’étais,nepouvaitlesavoir.

Tuesparano,medis-je.Reprends-toi!LedocteurBegbiesortitunstylodesonchignonendésordre.

—Ruby,tesouviens-tuêtretombéefacecontreterrequandleCalmants’estmisenmarche?—Non,j’étais…déjàsurlesol.Jemedemandaicequejepouvaisluidire.Sonsourires’élargitetparut…suffisant.—LeCalmantest-iltoujoursaussidouloureuxettefait-ilsaigner?Soudain,cenefurentplusseulementmescôtesquimefirentmal.Jegrimaçai.—Jevaisconsidérerquetuasrépondunon…Jenepouvaisvoircequ’elleécrivait,seulementquesonstylocouraitàtoutevitessesurlepapier.J’avais toujoursétéplussensibleà lasirènequemescamaradesdebaraquement.Maisdusang?

Jamais.LedocteurBegbiechantonnait,enécrivant,unechansondesRollingStones,mesembla-t-il.Elleestducôtédesresponsablesdecamp,merappelai-je.Mais… peut-être pas. Malgré sa tenue d’infirmière et sa blouse blanche, elle ne semblait pas

beaucoupplusâgéequemoi.Sonvisageétaitjeuneet,danslemondeextérieur,c’étaitsansdouteungrosinconvénient.

J’avais toujours cru que les gens nés avant la Génération monstrueuse avaient de la chance. Ilsn’avaient pas de raison de redouter ce qui risquait de se produire au passage de l’enfance àl’adolescence.Àmaconnaissance,quandonavaitplusdetreizeansàl’époqueoùlesraflesdegaminsavaientcommencé,onnerisquaitrien…onfranchissaitlacaseCampdemonstres,surlejeudelavie,eton allait tout droit à Normalville. Regardant le docteur Begbie, remarquant les rides profondes quin’auraient pas dû marquer un visage encore jeune, je me demandai s’ils s’en étaient vraiment tirésindemnes.Mêmesileursituationétaitnettementpréférableàlanôtre.

Aptitudes. Pouvoirs inexplicables, talents psychiques si monstrueux que les médecins et lesscientifiquesavaientqualifié notregénérationdepsi.Nousn’étionsplushumains.Notre cerveau avaitbrisécemoule.

—Jevoissurcedocumentquetuasétéclasséedanslacatégoriedes«intelligencesanormales»lors du tri, dit le docteurBegbie quelques instants plus tard. Lemédecin qui t’a vue… a-t-il effectuétouteslesanalyses?

Unebouleglacéeselogeaaucreuxdemonestomac.Jeneconnaissaispasgrand-chosesurlemonde–jen’avaispasdépassélecoursélémentaire–,mais,quandonessayaitdemetirerlesversdunez,jem’en apercevais. Si lesFSP avaient adopté la terreur depuis de nombreuses années, il y avait eu uneépoqueoùilsinterrogeaientd’unevoixdouce.Lasympathiefeintepuaitautantqu’unehaleinechargée.

Sait-elle?Peut-êtreavait-ellefaitdesexamens,pendantquej’étaissansconnaissance,scannémoncerveau,analysémonsang,jenesaisquoi.Jefléchislesdoigtsunàun,serraifinalementlespoings.

Laquestionrestaensuspensentrelavéritéetlemensonge.DesrangersclaquèrentsurledallageetjecessaidefixerlevisagedudocteurBegbie.Ellen’avait

pasencoretournélatêtequandjecomprisquelespassedirigeaientversmoi.Ellevouluts’éloignerdulit,maisjenelalaissaipasfaire.Jenesaispascequimeprit,maisjesaisissonpoignet,lalistedespunitionsinfligéesàceuxquitouchaientunefigured’autoritétournantdansmatêtecommeunCDrayé.

Nousn’avionsledroitdetoucherpersonne,pasmêmenoscamarades.—C’étaitdifférent,cettefois,soufflai-je,lesmotsgriffantmagorge.Mavoixmeparutbizarre.Faible.Le docteur Begbie eut le temps d’acquiescer, presque imperceptiblement, puis une main ouvrit

brutalementlerideau.JeconnaissaisceFSP.Samlesurnommait leGrinch,parcequ’il semblaitsorti toutdroitdufilm,

hormislapeauverte.

LeGrinchm’adressaunbrefregard,ledégoûtcrispantuninstantseslèvres,puisfitsigneaudocteurdes’enaller.Ellesoupiraetposasaplancheàpincesurmesgenoux.

—Merci,Ruby,dit-elle.Siladouleuraugmente,appelle,d’accord?Était-ellefolle?Quiviendrait?Legaminquidégobillaitdansleboxd’àcôté?Jehochaitoutdemêmelatête,puislaregardaipivotersurelle-même.Avantdes’éloigner,elletira

le rideau.M’accorder un peu d’intimité était gentil mais aussi un peu naïf, compte tenu des camérassuspenduesau-dessusdeslits.

Cesboulesétaient omniprésentes, dans le camp, yeux sanspaupières toujoursà l’affût, ne cillantjamais. Il y avait deux caméras dans notre baraquement, une à chaque extrémité de la pièce, et unetroisièmedehors,au-dessusdelaporte.Celasemblaitexagéré,mais,àmonarrivée,nousétionssipeunombreuxqu’ilspouvaientnoussurveillertoutelajournée,touslesjours.

Il fallait plisser les paupières pour le voir, mais un témoin rouge minuscule, dans l’œil noir,indiquaitquelacamérafonctionnait.Avecletemps,onremarqua,Sametmoi,quelestémoinsrougesdescaméras de notre baraquement ne clignotaient plus tous les jours. Même chose pour celles de labuanderie, des salles d’eau communes et du réfectoire.Sansdouteétait-il impossible de surveiller enpermanencedesmilliersdejeunesrépartissurunkilomètrecarré.

Cependant,cettesurveillancenousterrifiait.Nousavionsplusd’unechancesurdeuxdenousfairesurprendre,quandnousnousentraînionsàutilisernotrepouvoir,mêmependantlanuit.

CestémoinsétaientexactementdelamêmecouleurquelebrassardrougesangquelesFSPportaientaubrasdroit.Leψnoirbrodé sur le tissuécarlate symbolisait leur rôlepeuenviabledegardiensdesjeunesmonstresdupays.

Le témoin rouge de la caméra suspendue au-dessus demon lit n’était pas allumé. Je poussai unsoupirdesoulagementquandjem’enaperçus.J’étaisseuleetsanssurveillance.ÀThurmond,c’étaitunluxetrèsrare.

LedocteurBegbie–Cate–n’avaitpascomplètement tiré lerideau.Unautremédecin,passantencourant,ouvritdavantage lemince tissublanc,et levisage familierattiramonregard.Leportraitd’unjeunegarçond’unedouzained’annéesmefixait.Sescheveuxétaientdelamêmecouleurquelesmiens–châtain foncé, presque noirs–mais, alors quemes yeux étaient verts, les siens étaient noirs et d’unegrande intensité. Il souriait, comme toujours, les mains croisées sur les genoux, vêtu d’un uniformescolaireimpeccable.ClancyGray,lepremierinternédeThurmond.

Ilyavaitaumoinsdeuxphotosencadréesde luidans le réfectoire,unedans lacuisine,plusieursdanslestoilettesdesVerts.Jeconnaissaismieuxsestraitsqueceuxdemamère.

Jeme forçai à détourner le regard de son sourire fier, fixe. Il était sorti,mais nous, nous étionstoujourslà.

Quandjechangeaideposition,laplancheàpincedudocteurBegbievintseplaceraucreuxdemonbras.

Jesavaisqu’onmesurveillaitpeut-être,maisjem’enfichais,parcequelesréponsessetrouvaientàquelquescentimètresduboutdemesdoigts.Pourquoiaurait-ellelaissécedocumentsousmonnezsiellen’avaitpasvouluque je levoie?Pourquoine l’avait-ellepasemporté,commeauraient fait lesautresmédecins?

Enquoilebruitdelasirèneétait-ildifférent?Qu’ont-ilscompris?Les tubes au néondu plafond faisaient penserà des os fluorescents. Ils bourdonnaient commeun

essaimdemouches.Celadevintplusinsupportablequandjeretournailaplancheàpince.Cen’étaitpasmondossiermédical.

Çaneconcernaitpasmesblessures,ouleurabsence.Cen’étaientpasmesréponsesauxquestionsdudocteurBegbie.C’étaitunmot :LenouveauCalmantvisaitàdébusquerdesJ,OetRayantéchappéau tri.La

violencedetaréactionmontrequetun’espasuneV.Situnesuispasmesinstructionsàlalettre,ilstetuerontdemain.

Mesmainstremblaient.Jepeuxtefairesortir.Prendslesdeuxcachetsjointsavantdetecoucher,maisveilleàcequeles

FSPne tevoientpas.Si turefuses, jegarderai tonsecretmais,si turestes ici, jenepourraipas teprotéger.Détruisceci.

C’étaitsigné:Uneamie,situveuxbien.Jereluslemotpuisledégageaietlefourraidansmabouche.Lepapieravaitlemêmegoûtquenotre

pain.Les cachets se trouvaient dans un sachet en plastique transparent fixé surma feuille de soins.Le

docteurBegbieavaitgriffonné,desonécritureirrégulière:Lesujet3285aheurté lesoldelatêteetperdu connaissance.Un coup de coude, donné par le sujet 3286, lui a cassé le nez. Possibilité decommotion.

J’avaistrèsenviederegarderl’œilnoirdelacaméramaismeforçaiànepaslefaire.Jedégageailescachetset lesglissaidans le soutien-gorgedesport fournipar les responsablesducampquand ilss’étaientaperçusquemillecinqcentsadolescentesn’auraientpas indéfinimentdouzeanset lapoitrineplate.J’agissaissansréfléchir.Vraiment.Moncœurbattaitsivitequej’avaisdumalàrespirer.

Pourquoi le docteurBegbie avait-elle prismon parti ? Elle savait que je n’étais pasVertemaisl’avaitcaché,avaitmentisurlerapport…Était-ceunpiège?Pourvoirsijemedénoncerais?

Jeposailesmainssurmonvisage.Lesachetenplastiquebrûlaitmapeau.…Ilstetuerontdemain.Pourquoiattendre?Pourquoinepasm’abattremaintenant?N’était-cepascequ’ilsavaientfaitavec

lesautres?LesJaunes,OrangesetRouges?Ilslesavaienttuésparcequ’ilsétaienttropdangereux.J’étaistropdangereuse.Jenesavaispasutilisermesaptitudes.ContrairementauxautresOranges,jen’étaispascapablede

donner des ordres ou d’introduire des pensées dans les esprits. J’avais le don, pas le contrôle… lasouffrance,paslesavantages.

J’avais tout demêmecompris qu’ilme fallait toucher les genspour quemes aptitudes entrent enactionmais,mêmedanscecas…j’entrevoyaislespensées,sanspouvoirlesinfluencer.Jen’avaisjamaisessayéd’introduireuneidéedansunesprit,n’enavaiseunil’occasionniledésir.Lemoindredérapagedemonesprit, intentionnelounon, laissaitdansma têteunenchevêtrementdepenséesetd’images,demotsetdesouffrance.Jemettaisdesheuresàm’enremettre.

Imaginez qu’on plonge lamain dans votre poitrine, au-delà des os, du sang et des organes, puisqu’onsaisissevotrecolonnevertébrale.Imaginezensuitequ’onvoussecouesifortquelemondesemetteàvaciller,osciller. Imaginezencorequ’il vous soit impossible,plus tard,dedéterminer siunepenséevousappartientoun’estqu’unsouvenirpuisédansunautreesprit.Imaginezenfinlaculpabilitéquel’onéprouvequandonconnaîtlespeursoulessecretslesplusprofonds,lesplusnoirs,d’unecamaradequ’ondoitcôtoyerlelendemainenfeignantd’ignorerquesonpèrelabattait,qu’elleportaituneroberosepourl’anniversairedesescinqans,qu’ellerêvaitdetelgarçonoudetellefille,qu’elletuaitlesanimauxdecompagnieduquartierpours’amuser.

Et imaginez l’angoisse écrasante qui m’étreignait ensuite pendant plusieurs heures et, parfois,plusieurs jours.Voilà ce que c’était.Voilà pourquoi je faisais toutmon possible pour quemon esprit

n’effleuremêmepasceluidesautres.Jeconnaissaislesconséquences.Toutes.Etjesavaisaussicequisepasseraitsiondécouvraitcequej’étais.LeFSPrevintettirabrutalementlerideau.—Turetournesdanstonbaraquement,dit-il.Viensavecmoi.Monbaraquement? Je scrutai sonvisage,pourvoir s’ilmentait,maisn’y trouvaique lemépris

habituel. Je n’eus la force que de hocher la tête. Je tremblais de terreur et, à l’instant où mes piedstouchèrent lesol, toutsemità tournoyerdansmatête :pensées,peurs, images.Jem’appuyaicontre lemontantdulit,meforçaiànepasperdreconnaissance.

DespointsnoirsflottaientencoredevantmesyeuxquandleFSPcria:—Dépêche-toi!Necroispasquetacomédietepermettradepasserunenuitdeplusici!Les mots étaient durs, mais je vis la peur passer brièvement sur son visage. Cet instant, ce

basculement de la peur à la fureur, caractérisait l’attitude de tous les soldats de Thurmond. Selon larumeur, l’armée ne recrutait plus seulement des volontaires ; tous les citoyens âgés de vingt-deux àquaranteansétaientobligésdeservir…pourl’essentieldansladivisionPsi.

Jeserrailesdents.Lemondetournoyaitsousmespieds,tentaitdem’attirerverssoncentreobscur.LesmotsduFSPmerevinrentenmémoire.

Unenuitdeplus?pensai-je.Depuiscombiendetempssuis-jeici?Instable surmes jambes, je suivis le soldat dans le couloir. L’infirmerie ne comportait que deux

niveaux. Le plafond était si bas que le sommet de ma tête aurait presque pu toucher le haut deschambranles.Leslitsdestinésauxmaladesoccupaientlerez-de-chaussée,l’étageétaitréservéauxjeunesayantbesoinde«repos»,commeondisait.Quelques-unsétaientatteintsdemaladiescontagieuses,maisils’agissaitsurtoutdejeunesayantcomplètementperdulenord,d’espritsbrisés,détruits.

Je tentai de rester concentrée sur les omoplates du FSP, sous son uniforme noir. C’était difficileparcequepresquetouslesrideauxétaientouverts.Cequ’ilsdévoilaientnem’intéressaitpas,nejustifiaitqu’unbrefregard,maisl’avant-dernierbox…

Jeralentissansm’enrendrecompteetsentisl’odeurduromarin.J’entendis lavoixdoucedudocteurBegbieparlantàunVert.Je leconnaissais :sonbaraquement

étaitexactementenfacedumien.Matthew?Max,peut-être?Ilavait,luiaussi,levisagecouvertdesang.Séchéautourdunez,desyeuxetsurlesjoues.Monestomacsenoua.CeVertavait-ilétérepéré,luiaussi?LedocteurBegbieluiproposait-ellelemêmemarché?D’autresquemoiétaientsansdouteparvenusàabuserlepersonnelchargédutri…àinfluenceretmentiraubonmoment.

Peut-êtreétions-nous,souslapeau,delamêmecouleur.Etpeut-êtreserions-nousmorts,touslesdeux,demain.—Netraînepas!ditsèchementleFSP.Ilnepritpaslapeinedecachersonhostilité,maisiln’avaitpasderaisondes’inquiéter:ilaurait

fallumepayertrèscherpourquejeresteàl’infirmerie,avecuneépéedeDamoclèssuspendueau-dessusdematête.Jesavaiscequis’yétaitpassé.

Jesavaiscequecachaientlescouchesdepeintureblanche.Les premiers pensionnaires, les premiers cobayes, avaient subi toutes sortes d’électrochocs et

d’horreurs.Lesrécitscirculaientdanslecampavecuneferveurmalsaine.Lesscientifiquescherchaientlemoyen de dépouiller les jeunes de leurs aptitudes, de les « réhabiliter »… Ils les dépouillaientsimplement de leur désir de vivre. Ceux qui s’en tirèrent furent affectés à la surveillance, quand lespremières fournées de jeunes arrivèrent au camp. J’avais eu la chance de faire partie de la deuxièmevague. À mesure que le camp s’agrandissait, les convois successifs furent de plus en plus fournis,

jusqu’aujour,ilyavaitdeuxans,oùtouteextensionétaitdevenueimpossible.Ensuite,iln’yeutplusdecars.

Jenemarchaistoujourspasassezviteaugrédusoldat.Ilpassaderrièremoietmepoussadanslecouloir.Lepanneau«sortie»jetasalumièrevertesurnous;leFSPmepoussaunenouvellefois,plusfort, et rit quand je tombai. La colère me submergea, plus forte que les restes de douleur et l’idéeeffrayantequ’ilmeconduisaitdansunendroitoùilpourraitfinirletravail.

Puis on sortit dans l’air humide du printemps. Je pris une profonde inspiration et ravalai monamertume.Ilmefallaitréfléchir.Prendrelamesuredelasituation.S’ilétaitchargédem’abattre,ets’ilétaitseul,ilmeseraitfaciled’avoirledessus.Cen’étaitpasleproblème.Maisilmeseraitimpossibledefranchirlaclôtureélectrifiée.Etjenesavaispasoùj’étais.

Mais une de mes compagnes de baraquement jurait ses grands dieux avoir vu, sur le trajet, unpanneauindiquantBIENVENUEENVIRGINIE-OCCIDENTALE,etc’étaitlathéoriedominante.

LeFSPavaitralenti,adaptantsonpasàmalenteur.Iltrébuchadansl’herbeboueuse,faillittombersouslesyeuxdessoldatspostésausommetdelaTour.

Àl’instantoùlaTourapparut,unnouveaufardeaus’ajoutaaubouletdeterreurquejetraînais.Lebâtimentn’étaitpastrèsimposant;onl’appelaitlaTourparcequec’étaitunestructureenbriquedetroisétagesdansunocéandebaraquementsdeplain-pieddisposésencercles.Laclôtureélectrifiée,au-delà,nous isolait,nous, lesmonstres,dumondeextérieur.LesbaraquementsdesVertsconstituaient lesdeuxcercles extérieurs.Avant leur évacuation, lesRouges et lesOranges occupaient l’anneau suivant, plusprèsdelaTour…Ainsi,selonlesresponsables,ilétaitplusfaciledelessurveiller.Mais,aprèsqu’unRougeeutincendiésonbaraquement,cettecatégorieavaitétédéplacée.

Nombredetentativesd’évasion?Cinq.Nombred’évasionsréussies?Zéro.Àmaconnaissance,aucunBleuouVertn’avaitessayédefuir.SeulsdepetitsgroupesdeRouges,

d’OrangesetdeJaunesavaienttentél’aventure.Ilsétaienttoujoursreprisetonnelesrevoyaitplus.Ça,c’étaitaudébut,quandtouteslescouleurssecôtoyaient.Maintenant,lecampétaitsivasteque

lesrepasétaientprisparcouleuretsexe…etilfallaitseserrerpourquetoutlemondepuisses’asseoir.Ilyavaitdesannéesquejen’avaispasapprochéungarçondemonâge.

JerespiraipluslibrementquandontournaledosàlaTour,notredestinationnefaisantplusdedoute.Merci,pensai-je.Lesoulagementmeserralagorge.Onarrivaquelquesminutesplustardaubaraquement27.LeFSPmepoussaverslaporteetmontra

lerobinetsituéàsagauche.J’acquiesçaietlavaimonvisagecouvertdesangàl’eaufroide.Ilattenditensilence,maispaspatiemment.Quelquessecondesplustard,ilsaisitledosdemachemiseetmeredressa.Del’autremain,ilglissasacarted’accèsdanslafentedelaserrure.

Ashley,unedesfilleslesplusâgées,ouvritcomplètementlaported’uncoupd’épaule.EllemepritparlebrasetadressaunsignedetêteauFSP.Celasuffit.Ils’enallasansunmot.

—Bonsang,soufflaAshleyenm’entraînantàl’intérieur.Ilsn’auraientpasputegarderunenuitdeplus?Non,ilafalluqu’ilsterenvoient…C’estdusang?

J’écartaisesmains,maisellen’entintpascompteetrepoussameslongscheveuxnoirsderrièremesépaules. Tout d’abord, je ne compris pas pourquoi elleme regardait de cette façon… yeux dilatés etbordésderosevif.Ellemordillasalèvreinférieure.

—J’aivraimentcru…quetuétais…

Nousnoustrouvionstoujoursprèsdelaporte,maisjeperçusl’atmosphèreglacialedubaraquement.Ellecollaitàmapeaucommedelasoiefroide.

Ashley était là depuis si longtemps qu’elle ne pouvait pas vraiment craquer. Cependant, sonébahissement et son silencem’étonnèrent. Elle et quelques autres étaient les leaders de notre pauvregroupe mal assorti, essentiellement parce qu’elles avaient atteint certains points de repère physiquesavantnousetpouvaientnousexpliquercequisepassaitsanssemoquerdenous.

J’esquissaiunsourireetunhaussementd’épaules,soudainànouveauincapabledeparler.Maiselleneparutpasconvaincueetnelâchapasmonbras.Lapièceétaitobscureethumide;touteslessurfacesdégageaientl’odeurdemoisihabituelle,maisjepréféraisnettementcelaàlapuanteurpropre,stérile,del’infirmerie.

Ashleyprituneprofondeinspiration.—Avertis-moi…Avertis-moisiçanevapas,pigé?Etqu’est-cequetuypourras?eus-jeenviededemander.Maisjegagnailecoingauchedufondde

notrebaraquementsurpeuplé.Murmuresetregardssuivirentmaprogressionhésitanteentrelesrangéesdecouchettessuperposées.J’avaisl’impressionquelescachetsbrûlaientmapeau.

—…Jelacroyaispartie,soufflaquelqu’un.Vanessa,quioccupaitlacouchetteinférieurevoisinedelamienne,étaitmontéesurcelledeSam.À

monarrivée,ellesseturentetsetournèrentversmoi.Grandsyeuxetboucheouverte.Lesvoirensemblemefaisaittoujoursdelapeine,mêmeaprèsunan.Combiendejoursetdesoirées

avais-je passés là-haut, près de Sam, ignorant systématiquementVanessa, qui tentait de nous entraînerdansuneconversationstupideetridicule?

Laplace demeilleure amie deSamétait vacante depuismoins de deuxheures quandVanessa sel’étaitappropriée…etellemelerappelaittouslesjours.

Samsepenchapar-dessusleborddesacouchette.Ellen’étaitnihautainenihostile,contrairementàsonhabitude,mais…inquiète?Curieuse?

—Qu’est-ceque…Qu’est-cequit’estarrivé?Jesecouailatête,oppresséepartoutcequej’avaisenviededire.Vanessaeutunrirebref.—Tunetedonnesmêmepaslapeinederépondre?Ettutedemandespourquoielleneveutplus

êtretonamie?—Jene…,marmonnaSam.Peuimporte.JemedemandaisparfoissiunepartiedeSamsesouvenaitdemoi,maissurtoutdelafillequ’elle

était avantque jenedétruise sapersonnalité.Bizarrement, j’avaiseffacé tous sesbonscôtés…ou,dumoins,ceuxquej’aimais.Uncontactavaitsuffi.

Plusieursfillesm’avaientdemandécequis’étaitpasséentrenous.Laplupart,jecrois,supposaientque Sam semontrait cruelle quand elle affirmait que nous n’avions jamais été amies et ne le serionsjamais. Jeme contentais de hausser les épaules…mais seule Sam était parvenue à rendre Thurmondsupportable.Sanselle,cen’étaitpasunevie.

Pasunevie.Jetouchailesachetdecachets.Notre baraquement était uniformément marron. Les seules taches claires étaient le blanc de nos

draps,ternipardenombreuxlavages.Iln’yavaitpasd’étagèresdelivres,pasd’affiches,pasd’images.Jem’allongeaisurmacouchette,àplatventresurlesdrapsusés.Jerespiraileurodeurfamilière–

lessive,sueur,unparfumvaguement terreux–etm’efforçaidenepasécouter laconversationquiavaitreprisau-dessusdemoi.

Unepartiedemoi avait ardemment espéré, je crois, parvenirà réparer ceque j’avais faitàmonamie.Mais c’était fait. C’était fini ; elle n’était plus là et je ne pouvais m’en prendre qu’à moi. Lemeilleurservicequejepouvaisluirendreétaitdedisparaître;mêmesiledocteurBegbiemementait,ets’ils allaient en réalité se débarrasser de moi, ils n’établiraient pas de lien entre nous. Ilsn’interrogeraientetnepuniraientpasSamsousprétextequ’ellem’avaitaidéeàmecacher,cequiseraitarrivé si nous avions toujours été amies. Nous étions plus de trois mille, à Thurmond, et j’étais ladernière Orange… peut-être même la dernière du monde. Ou l’un des deux derniers si le garçon del’infirmerieétaitcommemoi.Logiquement,ilsfiniraientpardécouvrirlavérité.

J’étaisdangereuseetjesavaisquelsortilsréservaientàceuxquil’étaient.Laroutineducamppoursuivitsoncours :dînerauréfectoire,salled’eaucommunepuisretourau

baraquementpourlanuit.—Trèsbien,lesfilles,ditAshley.Extinctiondesfeuxdansdixminutes.C’estàqui?—Àmoi…Jereprendsàl’endroitoùons’étaitarrêtées?Rachelsetrouvaitàl’autreboutdelapièce,maissavoixaiguëportait.Ashleylevalesyeuxauciel.—Oui,Rachel.Cen’estpascequ’onfaittoujours?—D’accord…donc…Donc,laprincesse?Elleétaitdanslatourettoujourstrèstriste.—Mafille,intervintAshley,ilvafalloirpimenterunpeu,sinonjepassedirectementàlasuivante.—D’accord,ditRacheldesavoixaiguë.Jemetournaisurleflanc,tentantdel’apercevoirentrelesrangéesdecouchettes.—Laprincessesouffraitbeaucoup…vraiment,vraimentbeaucoup…—MonDieu!soupiraAshley.Suivante?Maceyfitdesonmieuxpourreprendrelefilténudel’histoire.—Enferméedanslatour,laprincessenepensaitqu’auprince…Lespaupièreslourdes,jemanquailafindel’histoire.Cesontlesseulsmomentsqueturegretteras,pensai-jeenm’endormant.Cesinstantsdetranquillité

pendantlesquelsonpouvaitparlerdesujetsinterdits.Ilnousfallaittrouverlemoyendenousdistraireparcequenousn’avionspasd’histoires,derêves,

d’avenir,autresqueceuxquenousinventions.La lumière était éteinte depuis trois heures et Sam ronflait depuis deux. J’ouvris le sachet et fis

tomberlescachetsdansmamain.Jeremislepetitcarrédeplastiquesousmonsoutien-gorgeetplaçailepremiercachetdansmabouche.Restélongtempssurmapeau,ilétaitchaudetj’eusdumalàl’avaler.Jeprislesecondaussitôtaprès,avantdeperdrecourage,etgrimaçaiquandilmegriffalagorge.

Puisj’attendis.

Cinq

Jenemesouvienspasdem’êtreendormie,seulementdemonréveil.Évidemment:jetremblaissifort,detousmesmembres,quejetombaidansl’allée,mecognantlatêtecontrelacouchettevoisine.

LebruitetlesvibrationsdurentflanquerunetrouillebleueàVanessa.—Qu’est-cequisepasse?demanda-t-elle.Ruby,c’esttoi?Je ne pouvais me relever. Je sentis ses mains sur mon visage et me rendis compte qu’elle ne

murmuraitplusmonnom,maislecriait.—MonDieu!soufflaquelqu’un.Ilmesemblaquec’étaitSam.Maisjenepouvaisouvrirlesyeux.—…Leboutond’appel!Ashleyimmobilisamesjambes;jecomprisquec’étaitelle,mêmesijeperdaisconnaissancepuis

revenais à moi, même si une lumière blanche aveuglante brûlait derrière mes paupières. On fourraquelquechosedansmabouche:caoutchoucdur.Jeperçuslegoûtdusangmaisn’auraispudiresic’étaitmalangue,meslèvresou…

Deuxpairesdemainsmesoulevèrentetmeposèrentsuruneautresurface.Jenepouvais toujourspasouvrirlesyeux;mapoitrineétaitenfeu.Jetremblaisetmesmembressemblaientserecroqueviller.

Puisjesentisl’odeurduromarin.Mainsdoucesetfraîchessurmapoitrine,etplusrien.Unegiflemeramenaàlavie.—Ruby,ditunevoix.Jesaisquetum’entends.Ilfautquetuteréveilles!J’entrouvrislesyeuxetlalumièrem’éblouit.Toutprès,uneportesefermaengrinçant.—C’estelle?demandauneautrevoix.Tuvasluidonnerunsédatif?—Inutile,réponditlapremièrevoix.Jelaconnaissais.Elleétaitaussidoucequequelquesheuresplustôt,maisunpeutendue.Ledocteur

Begbiesaisitmesbrasetmeredressa.—Elleestsolide,ajouta-t-elle.Çaira.Odeurhorrible.Acideetpourriture.J’ouvrislesyeux.Àgenouxprèsdemoi,ledocteurBegbietenaitunflaconsousmonnez.—Qu’est-ceque…?L’autrevoixétaitaussicelled’unejeunefemme.Hormissescheveuxchâtainfoncéetsapeaupâle,

elleétaitordinaire.Elleôtasatenued’infirmièreetlalançaaudocteurBegbie.Jenesavaispasoùnousétions.Unepetitepièceavecdesrayonnagesdebouteillesetdecartons;

l’odeurduproduitutiliséparledocteurBegbiepourmefairereprendreconnaissancemasquaittoutesles

autres.—Enfileça,ditledocteurBegbieenmeforçantàmerelever.Vite,Ruby.Ilnefautpastraîner.Mon corps était lourd, mes articulations raides. Mais j’obéis, passai la tenue par-dessus mon

uniforme.Pendantquejem’habillais,l’autrefemmemitlesmainsdansledosetlaissaledocteurBegbielesattacheravecdurubanadhésif.Ensuite,lemédecinlialeschevillesdesonamie.

—TulesrejoinsàHarvey.N’oubliepasquetudoisprendrelaroute215.— Je sais, je sais,marmonna le docteurBegbie en coupant avec les dents unmorceau d’adhésif

qu’ellecollasurlabouchedelafemme.Bonnechance.—Qu’est-cequisepasse?demandai-je.Ma gorge était irritée, et la peau, autour de ma bouche, semblait desséchée. Begbie réunit mes

cheveux en un chignon sommaire qu’elle attacha avec un élastique. Elle passa ensuite les plaquesd’identitédelafemmeautourdemoncouetplaçaunmasquechirurgicalsurmonvisage.

— Je t’expliquerai quand nous serons dehors, dit-elle, le temps presse.La patrouille passe dansvingtminutes.Tudoisgarderlesilence,compris?Laisse-moifaire.

J’acquiesçaietellem’entraînahorsdelapièce,danslecouloirfaiblementéclairédel’infirmerie.Unenouvelle fois,mes jambesme trahirent,mais ledocteur réagit.Ellepassaundemesbras sur sesépaulesetmesoutint.

—Onestenroute,murmura-t-elle.Repassezlescamérassurlecircuitnormal.Jetournailatête,maisellenes’adressaitpasàmoi.Seslèvrestouchaientpresquesabrochedorée

enformedecygne.—Pasunmot,ajouta-t-ellequandontournadansunlongcouloir.Onmarchait si viteque les rideauxdesbox frémirentquandonpassaprèsd’eux.LesFSPqu’on

croisas’écartèrentvivement.—Désolée,désolée!crialedocteurBegbiepar-dessussonépaule.Ilfautquejelaraccompagne

chezelle.Jenequittaispasleslignesdroitesdudallagedesyeux.Latêtemetournaittoujours.J’entendisle

bipdesacartemagnétiquedanslelecteur,sentisdesgouttesdepluiefroidesurmonvisageetcomprisquenoussortions.

Les projecteurs du camp restaient allumés toute la nuit ; tels des géants, ils dominaient tous lesbaraquements. Ils me rappelaient les matchs de football américain en nocturne, l’odeur du gazonfraîchementtondu,etmonpère,enmaillotrougedesSpartans,encourageantàpleinspoumonsl’équipedesonancienlycée.Attaquez,bonsang!

Leparkingn’étaitpasloin,àl’arrièredel’infirmerie.Mavisionsebrouillaitdetempsentempsetjenevoyaispasoùnousétions,maismesdoutessedissipèrentquandunevoixcria:

—Toutvabien?Je sentis le corps du docteur Begbie se raidir. Toujours appuyée contre son épaule, je tentai de

continuerdemarcher,maismesjambessedérobèrent.Quandjerouvrislesyeux,j’étaisassisefaceauxrangersd’unFSP.Ils’agenouilladevantmoi.Le

docteurBegbieluiparlaitd’unevoixaussicalmequelorsdenotrepremièrerencontre.—…Trèsmalade.J’aiproposédelaraccompagnerchezelle.Jeluiaimisunmasque,pourqu’elle

netransmettepaslevirusàtoutlemonde.—Cesgaminsnousdonnenttoutessortesdemaladies.Jedétesteça.—Vousvoulezbienm’aideràlaconduirejusqu’àmaJeep?demandaledocteurBegbie.—Sielleestmalade…

— Il y en a pour uneminute, coupa le docteur. Et si vous éprouvez lemoindremalaise, demainmatin,jevoussoigneraipersonnellement.Promis.

Toujours lamêmevoix, si douce qu’elle évoquait des clochettes. Le soldat eut un rire étouffé etm’aidaàmerelever.Jem’efforçaidenepasm’appuyercontrelui,serrailesdents,maisnepusempêchermatêtedeballotter.

—Lesiègeavant?demanda-t-il.LedocteurBegbieétaitsurlepointderépondrequandlaradioduFSPtransmit:—LePCvousasurlesécrans.Avez-vousbesoind’aide?IlattenditqueledocteurBegbieaitouvertlaportière,m’assitsurlesiègeetneréponditqu’ensuite:—Toutestenordre.Ledocteur…Ilsaisitmesplaquesd’identité,yjetauncoupd’œiletreprit:—LedocteurRogersaattrapélevirusquitraînedanslecamp.Ledocteur…—Begbie,s’empressad’indiquermacompagne.Elles’assitauvolantetclaqualaportière.Laregardantglisserlaclédansl’antivol,jem’aperçus

quesesmainstremblaientunpeu.— Le docteur Begbie la raccompagne chez elle. La voiture du docteur Rogers restera sur le

parking…Informezl’équipedumatin.—Bienreçu.Dites-leurd’allerdirectementauportail.Jevaisdemanderàl’équipedupostede

garded’ouvrir.Le moteur de la Jeep démarra laborieusement. À travers le pare-brise, je regardai la clôture

électrifiéeetlaforêtsombre,familière,quis’étendaitau-delà.LedocteurBegbieattachamaceinture.—Elleestvraimentdanslesvapes,constataleFSP,penchésurlavitreouvertedudocteurBegbie.—J’aiunpeuforcésurladose,expliqualemédecinenriant.Moncœurseserra.—Bon,pourdemain…?—Passezmevoir.Mapauseestàquinzeheures.Elleneluilaissapasletempsderépondre.Lespneuspatinèrentsurlegravieretlesessuie-glaces

semirentenmarchedansuncouinement.LedocteurBegbieremontasavitre,adressaunsignedelamainau soldat et sortit de sa place de stationnement. Les chiffres verts de la montre du tableau de bordindiquaient2h45.

—Cachetonvisagelepluspossible,souffla-t-elleavantd’allumerlaradio.Je ne connaissais pas la chanson, mais je reconnus la voix de David Gilmour, le ressac des

synthétiseursdePinkFloyd.Ellebaissalevolume,prituneprofondeinspiration.Duboutdesdoigts,elletapotaitnerveusement

levolant.—Vite,vite!marmonna-t-elleenjetantuncoupd’œilsurlamontre.Deux voitures nous précédaient. L’autorisation de passer leur fut accordée avec une lenteur

angoissante. J’eus l’impression que Begbie était sur le point de craquer quand la dernière voitures’éloignadanslanuit.

Elle accéléra trop fort et la Jeep avança brutalement.Quand elle plaqua le pied sur le frein,maceinturesebloquaetmecoupalesouffle.

Ellebaissasavitre,maisj’étaissifatiguéequejen’euspaspeur.Jeposaiunemainsurmesyeuxetinspiraiprofondément.Lemasquechirurgicalcollaitàmeslèvres.

—JeraccompagneledocteurRogerschezelle.Jevaisvousmontrersonpasse…—Inutile.Letableaudeserviceindiquequevousreviendrezàonzeheures.Est-ceexact?

—Oui.Merci.VeuilleznoterqueledocteurRogersneviendrapas.—Biencompris.J’étaissiépuiséequemonespritvagabondait.QuandledocteurBegbiemetoucha,pourécarterles

cheveuxtombéssurmonvisage,uneimagem’apparut.Unhommeauxcheveuxfoncés,souriant,tenantledocteurBegbiedanssesbrasetlafaisanttourner,tourner,inlassablement,jusqu’aumomentoùunéclatderireraviretentit.

Cateentrouvritlavitre.L’airapportal’odeurdelapluieetjem’endormis.

Six

Quandj’ouvrislesyeux,ilfaisaitencorenoir.Lepetitarbreencartonjaunesuspenduaurétroviseursebalançaitdanslecourantd’airdesbouches

d’aération.Sonparfumdevanille,horriblement sucré,me souleva lecœur.Prèsdemonoreille,MickJaggerchantaitlaguerre,lapaixetunrefuge…cegenredemensonges.Jevoulustournerledosàcequidiffusaitlachanson,maismecognailenezcontrelavitreetmetordislecou.

Jemeredressaietfaillism’étrangleraveclaceinturedesécuritégrise.Nousn’étionsplusdanslaJeep.Jeprisconsciencedelanuit immenseetécrasante.Lalueurvertedutableaudebordéclairaitma

blouseblanche;celasuffitàmeremettrelesévénementsrécentsenmémoire.Des arbres et des buissons bordaient la route seulement éclairée par la faible lumière de phares

jaunes. Pour la première fois depuis des années, je vis lesétoiles, que les projecteursmonstrueux deThurmondmasquaient.Ellesétaientsibrillantesetnettesqu’ellesmeparurentirréelles.Jenesaispascequiétaitleplusextraordinaire…laroutedéserteouleciel.Leslarmesmemontèrentauxyeux.

—Magnifique,hein?ditunevoix,prèsdemoi.Jebaissailemasquechirurgicalettournailatête.LescheveuxblondsdudocteurBegbie,dénoués,

affleuraient sesépaules.Elleavait remplacé sa tenuedemédecinparunT-shirtetun jeannoirs.Dansl’obscurité,lapeausoussesyeuxsemblaitmeurtrie.Jen’avaispasremarquélesanglesaigusdesonnezetdesonmenton.

—Ilyaunmomentquetun’aspasrouléenvoiture,hein?Ellerit.Elleavaitraison.Lavitessemefaisaitoublierlesbattementsdemoncœur.—DocteurBegbie…—Appelle-moiCate,coupa-t-ellesuruntonunpeusec.Peut-êtresonagacementmefit-ilréagir,parcequ’elleajoutaaussitôt:—Désolée.Lanuitaétélongueetj’auraisbesoind’unboncafé.Selon lamontredu tableaudebord, ilétait 4 h30. J’avais dormimoinsdedeuxheuresmais ne

m’étaisjamaissentieaussiéveillée.QuandlachansondesRollingStonesfutterminée,Catebaissalevolume.—Ilsnepassentplusquedevieuxtubes.J’aicruquec’étaituneblague,audébut,oulavolontéde

Washingtonmais,apparemment,lesauditeursnedemandentqueça.Ellemeregardaducoindel’œiletajouta:—Jenecomprendspaspourquoi.

—Docteur…Cate,dis-je.Mavoixelle-mêmeétaitplusforte.Oùsommes-nous?Oùallons-nous?Quelqu’un toussa sur la banquette arrière. Malgré ma poitrine et mon cou douloureux, je me

retournai.Unjeunedemonâge,oupeut-êtred’unandemoins,dormaitenchiendefusil.Cetautrejeune.Max…Matthew…peuimportait,quej’avaisaperçuàl’infirmerie.Etilsemblaitenbienmeilleureformequemoi.

—OnvientdequitterHarvey,enVirginie-Occidentale,réponditCate.J’yairetrouvédesamisquim’ontaidéeàchangerdevoitureetàlibérerMartinducaissonétanchedanslequelonl’afaitsortirducamp.

—Uneminute…—Net’inquiètepas,s’empressad’ajouterCate,onyavaitpercédestrous.Commesic’étaitcequim’intéressait.—Onvousalaisséelechargerdanslavoiture?demandai-je.Sanscontrôlersoncontenu?Ellem’adressaunbrefregardoùjefusfièredeliredel’étonnement.—LesmédecinsdeThurmond transportent lesdéchetsmédicauxdanscescaissons.À lasuitede

coupes budgétaires, les responsables du camp ont obligé le personnelmédical à évacuer ces détritus.Nousétionsdeservicecettesemaine.

—LedocteurRogers?Ellehésitauneseconde,puishochalatête.—Pourquoil’avez-vousligotée?Pourquoi…Pourquoinousfaites-vousévader?Elleréponditàmaquestionparuneautre.—TuasentenduparlerdelaLiguedesenfants?—Unpeu.Et seulement à voix basse. Si les rumeurs étaient vraies, c’était un groupe luttant contre le

gouvernement. Selon les derniers arrivants à Thurmond, il tentait de mettre un terme au système descampsetcachaitlesenfants.J’avaistoujourssupposéquec’était,pournotregénération,l’équivalentdescontesdefées.Cegenredebonneactionnepouvaitexister.

—Noussommes,ditCate,uneorganisationsedonnantpourbutd’aiderlesenfantsaffectésparlesnouvelles lois. John Alban… Tu as entendu parler de lui ? C’était le conseiller de Gray pour leRenseignement.

—IlafondélaLiguedesenfants?Ellehochalatête.—Aprèslamortdesafille,quandilacompriscequiarriveraitauxenfantssurvivants,ilaquitté

Washingtonettentéderendrepubliqueslesexpériencesmenéesdanslescamps.LeNewYorkTimes, leWashingtonPost…Aucungrandjournaln’avoulupublierl’information,parcequelasituationétaitdéjàdevenue si grave que Gray les avait muselés pour des raisons de « sécurité nationale ». Et la criseéconomiqueavaitobligélespetitsjournauxàmettrelaclésouslaporte.

—Donc…,dis-je,tentantd’assimileretmedemandantsij’avaismalentendu,ilacréélaLiguedesenfantspour…nousaider?

UnsourireéclairalevisagedeCate.—Oui.Exactement.Danscecas,pourquoin’avez-vousfaitévaderquemoi?La question poussa comme unemauvaise herbe tenace. Jeme passai lamain sur le visage, dans

l’espoir d’apaiser l’agitation de mon esprit. En vain. Ensuite, j’eus la sensation étrange que quelquechosemontaitdansmapoitrine…unemassepesantetentantdes’échapperducentredemonêtre.Peut-êtreunhurlement.

—Etlesautres?Jenereconnuspasmavoix.—Lesautres?Tuveuxdirelesautresenfants?demandaCate,lesyeuxfixéssurlaroute.Çapeut

attendre.Leursituationn’étaitpasaussipressantequelatienne.Jesuissûrequenousleslibérerons,lemomentvenu,maisnet’inquiètepas.Ilssurvivront.

Letonmefitfroiddansledos.Elleavaitditilssurvivrontavecunetelleindifférencequ’ungestedédaigneux de la main ne m’aurait pas étonnée. Ne t’inquiète pas. Ne t’inquiète pas des mauvaistraitements,despunitions,delamenacecontinuelledesarmes.Çamedonnaitenviedevomir.

Jelesavaistousabandonnés.J’avaisabandonnéSam,alorsquejeluiavaispromisqu’onsortiraitenmêmetemps.Alorsqu’ellem’avaittoujoursprotégée,jel’avaisabandonnée…

—Non…non,Ruby,jeregrette,jemesuismalexprimée,reprit-elle,regardantalternativementlarouteetmonvisage.Enfait…Jenesaismêmepasdequoijeparle.J’aipasséplusieurssemainesdanslecampet jenepeuxpas imaginercequec’est.Jen’auraispasdû laisserentendreque jesavaiscequevousavezsubi.

—Je lesai…abandonnés,dis-je,etpeum’importaitquemavoixsesoitbrisée,qu’ilm’ait fallusaisirmescoudespouréviterde frapperCate.Pourquoin’avez-vousprisquemoi ?Pourquoin’avez-vouspassauvélesautres?Pourquoi?

—Jetel’aiexpliqué,répondit-elled’unevoixdouce.Ilfallaitquecesoittoi.Ilst’auraienttuée.Lesautresnesontpasendanger.

—Ilssonttoujoursendanger,protestai-je,medemandantsielleétaitsortieunefoisdel’infirmerie.Commentétait-ilpossiblequ’ellen’aitpasvu?Entendu,senti,respiré,même?L’airdeThurmond

étaitsichargédepeurqu’ilavaitungoût,commeduvomiaufonddelagorge.Ilnem’avaitpasfalluunejournéepourcomprendrequelahaineetlaterreurformentdescercleset

senourrissentl’unedel’autre.LesFSPnoushaïssaientetdevaientdoncs’arrangerpourqu’onaitpeurd’eux.Ilsnousterrorisaient,etcelanousamenaitàleshaïr.Implicitement,chaquegroupecroyaitl’autreresponsabledesaprésenceàThurmond.SanslesFSP,lecampn’auraitpasexisté,etsanslesmonstresPsi,lesFSPn’auraientpaseuderaisond’être.

Alorsàquilafaute?Àtoutlemonde?Àpersonne?—Vousauriezdûme laisser là-bas…Vousauriezdû faire sortirquelqu’und’autre,quelqu’unde

mieux…Ilsserontpunis,voussavez,ilssouffriront,etceseraàcausedemoi,parcequejesuispartie,parcequejelesaiabandonnés…

Jesavaisquejenemefaisaispascomprendre.Laculpabilitéquibriselecœur,latristessequ’onnepeutchasser…commentexprime-t-oncela?Avecquelsmots?

Cateouvritlabouchemaisgardalesilence.Lesmainsserréessurlevolant,elledirigealavoitureverslebas-côté.Ellelâchal’accélérateuretlevéhiculeralentit.Quandilfutarrêté,jesaisislapoignéedelaportière,enproieàunchagrininsupportable.

—Qu’est-cequetufais?demandaCate.Elles’étaitarrêtéepourquejedescende,non?Àsaplace,j’auraisfaitpareil.Jecomprenais.Jemepenchaienarrièrequandelletenditlebrasmais,aulieud’ouvrirlaportière,ellelaclaquaet

posabrièvementlesdoigtssurmonépaule.Jemetassaisurmoi-même,mepressaiautantquepossiblecontre ledossierdusiège,pouresquivercecontact. Ilyavaitdesannéesque jenem’étaispassentieaussimal:ledésird’explorersonespritbourdonnaitdanslemien.Sielleavaitl’intentiondemeserrercontreelle,demecaresserlebras,maréactionsuffitàlapersuaderderenoncer.

— Écoute très attentivement, dit-elle. Ce que tu as fait de plus important, c’est d’apprendre àsurvivre.Nelaissepersonneteconvaincrequetun’auraispasdû…quetuméritaisd’êtreenferméedans

cecamp.Tuesimportanteettucomptes.Pourmoi,pourlaLigueetpourl’avenir…Jeneteferaijamaisdemal,poursuivit-elle,lagorgeserrée,jenetedisputeraijamaisetjenetelaisseraijamaisavoirfaim.Jeteprotégeraijusqu’àmonderniersouffle.Jenepourraijamaiscomprendrecomplètementcequetuassubi,maisjeseraitoujourslàquandtuaurasbesoindeparler.Tucomprends?

J’avaisdumalàrespirer,maisunesensationdechaleurgranditdansmapoitrine.J’eusenviedelaremercier,deluidemanderderépéter,pourm’assurerquejen’avaispasmalcomprisoumalentendu.

—Jenepeuxpasfairecommesiçan’étaitpasarrivé,dis-je.J’entendaisencorelebourdonnementdelaclôtureélectrifiée.—Ilnefautpas…Tunedoispasoublier.Maissurvivre,c’estaussiallerdel’avant.Ilyacemot,

poursuivit-elle, fixant ses doigts crispés sur le volant, qui n’a pas d’équivalent en anglais. C’est duportugais:saudade.Tuleconnais?

Jesecouailatête.Jeneconnaissaispaslamoitiédesmotsdemalangue.— C’est… il n’y a pas de traduction parfaite. C’est l’expression d’un sentiment… une terrible

tristesse.C’estcequ’onéprouvequandoncomprendquecequel’onaperdul’estàjamais,qu’onneleretrouverapas.

Cateprituneprofondeinspirationetajouta:—À Thurmond, j’ai souvent pensé à cemot. Parce que vos vies d’avant,nos vies d’avant, ont

définitivementdisparu.Pourtant,tusais,lesfinssontaussidescommencements.Tunepeuxpasrécupérercequetuavais,maistupeuxlelaisserderrièretoietl’enfermeràclé.Repartiràzéro.

Jecomprisetsentisqu’uneémotionsincèremotivaitsesparoles,maislaroutinesegmentaitmaviedepuissilongtempsquejepouvaisimaginerdelafractionnerunefoisdeplus.

—Tiens,dit-elleenglissantlamainsouslecoldesonT-shirt.Ellepassaunelonguechaîneenargentau-dessusdesatêteetunpendentifrondetnoir,unpeuplus

grosqueleboutdemonpouce,apparut.Jetendislamain,oùelledéposalecollier.Lachaîne,restéelongtempsencontactavecsapeau,était

chaude,etjem’aperçusavecétonnementquelependentifétaitenplastique.— C’est un disque d’appel d’urgence, expliqua-t-elle. Si tu le serres pendant vingt secondes, il

s’activeraetlesagentssetrouvantàproximitéinterviendront.Jenecroispasquetuenaurasbesoinunjour,maisjevoudraisquetulegardes.Situaspeur,ousinoussommesséparées,tudevrasl’utiliser.

—Ildonnemaposition?Sicetteidéem’inquiétaitunpeu,jepassaitoutdemêmelachaîneautourdemoncou.—Seulementsitul’actives,expliquaCate.Nousl’avonsconçuainsipourquelesFSPnepuissent

pascapteraccidentellementlesignalqu’iltransmet.Jetepromets,Ruby,quetugarderaslecontrôle.Jeprislependentifentrelepouceetl’index.Jelelâchaiquandjem’aperçusquemesdoigtsétaient

trèssalesetmesongles,noirs.Lesjolieschosesetmoin’allionspasensemble.—Puis-jevousposeruneautrequestion?J’attendisquelavoituresoitremontéesurlachaussée,puishésitaiencorequelquesinstantsavantde

parler.— Si laLigue des enfants aété créée pour détruire les camps, pourquoi n’avoir faitévader que

Martinetmoi?Pourquoin’avez-vouspassimplementfaitsauterlaTour?Catepassaunemainsurseslèvres.—Ce typed’opérationnem’intéresse pas, répondit-elle. Je préfère rester concentrée sur le vrai

problème:vousaider.Siondétruituneusine,ilsenconstruisentsimplementuneautre.Maisquandonadétruitunevie,c’estterminé.Cettepersonnenereviendrajamais.

—Lesgenssavent-ils?demandai-je.Savent-ilsqu’onnenousréhabilitepas?

— Ilestdifficilederépondre,admitCate.Quelques-unssontdans ledénietcroientcequ’ilsontenviedecroire.D’aprèsmoi,laplupartsaventquequelquechoseclochemaissonttroppréoccupésparleursproblèmespourremettreenquestionlafaçondontlegouvernementgèrelescamps.Àmonavis,ilsontenviedeseconvaincrequevousêtesbientraités.Franchement,vousn’êtes…Vousn’êtesplustrèsnombreux,maintenant.

Jemeredressai.—Quoi?Cettefois,Catefutincapabledemeregarder.—Jenevoulaispasêtrecellequitel’annoncerait,maislasituations’estbeaucoupaggravéedepuis

quelquesannées.SelonladernièreestimationdelaLigue,deuxpourcentdelapopulationdesdixàdix-septansestdansdescamps.

—Et les autres ?demandai-je,mêmesi je connaissais la réponse.Lesquatre-vingt-dix-huitpourcentrestants?

—LaplupartontsuccombéàlaNIAA.—Ilssontmorts,corrigeai-je.Tous?Partout?—Non,paspartout.Quelquescasontétésignalésdansd’autrespays,maisici,enAmérique…Cateprituneprofondeinspirationetcontinua:— Je ne sais pas ce que je peux te dire, je ne veux pas te démoraliser, mais il semble que

l’apparitiondelaNIAAetdespouvoirsparanormauxsoitliéeàlapuberté…Ilsn’avaientdoncfaitaucunprogrèspendantmesannéesdedétentionàThurmond?—Combien?demandai-je.Combiensommes-nous?—Selonlegouvernement,ilresteenvironundemi-milliondejeunesdemoinsdedix-huitans,mais

notreestimationestplusprochedudixièmedecenombre.J’eusenviedevomir.Jemepenchai,latêteentrelesgenoux.Ducoindel’œil,jevisCatetendrela

maincommepourlaposersurmondos;jem’écartai.Pendantunlongmoment,iln’yeutquelebruitdespneussurlachaussée.

JerestaisilongtempssansbougerqueCatefinitpars’inquiéter.—Tuastoujourslanausée?Ilafallutedonnerunefortedosedepénicillinepourprovoquerles

symptômesd’unecrise.Crois-moi,ons’yseraitprisautrementsionavaitpu,maisilfallaitquetonétatsemblegravepourquelesFSPtetransfèrentàl’infirmerie.

Martin ronflait sur la banquette arrière. Le chuintement des pneus sur l’asphalte finit par couvriraussicebruit.LaperspectivededemanderàcombiendekilomètresdeThurmondnousétions,àquelledistancedupassé,menoual’estomac.

—Jecomprends,dis-jeauboutd’unmoment.Merci…sincèrement.Catetenditlebraset,sansmelaisserletempsdem’écarter,passalamainsurmonépaule.Unpoint

chaud apparut à l’arrière de mon cerveau et je reconnus la vibration qui suivit. La première imageapparutetdisparutsivitequejevislascènecommeunnégatif.Unepetitefilleauxcheveuxblondtrèsclair, dansune chaise pour bébé, souriante.La deuxième s’attarda assez longtemps pourmepermettred’identifiercequejevis.Desflammes…partout,selançantà l’assautdesmurs,brûlantaveclamêmeintensité que le soleil. Ce… souvenir ?… tremblait, vibrait, si fort que je dus serrer les dents pourchasserlanausée.DanslamémoiredeCate,apparutuneportegrisclairsurlaquelle456Bétaitécritenlettresnoires.Unemain–lesmincesdoigtspâlesdeCate,tendus–touchalapoignéemaisnesupportapas son contact brûlant. Un poing puis un pied frappèrent le bois. L’image vacilla, ses bords serecroquevillèrentetlaportedisparutderrièreunépaisrideaudefuméenoire.

Jesursautai,éloignaimonépauledelamaindeCate.

Qu’est-cequec’est?pensai-je,lesangsifflantdansmesoreilles.Jefermailesyeux.— Encore ? demanda Cate. Je suis vraiment désolée, Ruby. Quand on changera de voiture, je

demanderaiquelquechosepourtonestomac.Commelesautres,elleneserendaitcomptederien.—Tusais,dit-ellequelquesinstantsplustard,sansquitterdesyeuxlarouteobscureetlecielqui

s’éclaircissaitàl’horizon,prendrelescachetsetveniravecmoiétaittrèscourageuxdetapart.Jesavaisquetun’étaispasseulementlajeunefillesilencieusequej’avaisrencontréeàl’infirmerie.

Jenesuispascourageuse.Sijel’avaisété,jemeseraisprésentéetellequej’étaisvraiment,mêmesic’étaitterrible.J’auraistravaillé,prismesrepasetdormiauprèsdesautresOranges.

Cesjeunesétaienttrèsfiersdeleurspouvoirs.Ilsharcelaientsanscesselesresponsablesducamp,blessaientlesFSP,incendiaientleursbaraquementsetlessallesd’eaucommunes,tentaientd’obligerlesgardiensà ouvrir labarrière, rendaient les adultes fous en introduisantdans leur esprit des imagesdefamillesassassinéesetd’épousesinfidèles.

Ilétaitimpossibledenepaslesremarquer,denepass’écarterettournerlatêtequandilspassaient.Moi, j’étais restée à l’abri dans le flot morne du gris et du vert, sans jamais attirer l’attention, sansm’autoriser une seule fois à penser que je pourrais ou devrais m’évader. Je crois qu’ils voulaientsimplement trouveruneissue,etpareux-mêmes.Ilsétaientsipleinsd’énergie,sebattaientsidurpourrecouvrerlaliberté!

Maisaucunn’étaitarrivéàl’âgedeseizeans.Ilyadestasdemoyensdesavoirsiquelqu’unment.Inutiled’entrerdanssonespritpourdécelerles

indicessubtilsd’insécuritéetd’inconfort.Leplussouvent,ilsuffitderegarder.S’ilsjettentuncoupd’œilàgaucheenparlant,s’ilsajoutentdetropnombreuxdétailsàunrécit,s’ilsrépondentàunequestionparune autre…Mon père, flic,m’avait appris cela, ainsi qu’àmes vingt-quatre camarades de classe, aucoursélémentaire,lorsdesaconférenceintitulée:«Lesinconnussontdangereux.»

Catesemblaitsincère.Cequ’ellemeracontasurlemondemeparutirréel,jusqu’aumomentoùl’onputcapterunestationderadio,lavoixsolennelleduprésentateurconfirmanttout.

—…LeprésidentarefuséuneinvitationduPremierministrebritanniqueenvuedediscuterdesmesures à adopter pour enrayer la crise économique et stimuler l’activité des Bourses mondiales.Quandonluiademandéd’expliquersadécision,leprésidentaévoquélerôleduRoyaume-UnidanslessanctionséconomiquesprisesparlesNationsuniescontrelesÉtats-Unis.

Cate tenta d’améliorer la réception. La voix du présentateur devint alternativement plus etmoinsnette.Desparasitesmefirentsursauter.

—… Quarante-cinq femmes ont été arrêtées à Austin, Texas, hier, parce qu’elles s’étaientsoustraites au contrôle des naissances. Elles seront détenues dans un centre pénitentiaire jusqu’autermedeleurgrossesse,puislesbébésleurserontretirés,dansleurintérêtetceluidel’ÉtatduTexas.LeministredelaJusticeadéclaré…

Uneautrevoix,graveetrauque:—Conformémentàlanouvelleordonnance15,leprésidentGrayaordonnél’arrestationdetoute

personneimpliquéedanscetteactivitédangereuse…—Gray?dis-jeenmetournantversCate.Ilesttoujoursprésident?Ilvenaitd’êtreélu,lorsdel’apparitiondespremierscasdeNIAA,etjenemesouvenaispasbien

delui,hormissesyeuxetsescheveuxnoirs.Etseulementparceque lesresponsablesducampavaientaffiché la photo de son fils, Clancy, partout, pour nous prouver que nous pouvions, nous aussi, êtreréhabilités.Jemesouvinssoudainque,lorsdemondernierséjouràl’infirmerie,leportraitsemblaitmefixer.

Ellesecoualatête,visiblementécœurée.— Il s’est accordé une prolongation de son mandat jusqu’au jour où la situation sera, je cite :

rétablie, et lesÉtats-Unisdébarrassésdesactesde terreur et de violenceparanormales. Il amêmedissousleCongrès.

—Comment?— Grâce aux pouvoirs que lui confère la loimartiale, expliquaCate.Un ou deux ans après ton

arrivéeaucamp,desjeunesPsiontpresqueréussiàfairesauterleCapitoleetWashington.—Presque?Commentça?Catesetournaànouveauversmoietscrutamonvisage.— Ils ne sont parvenus à en détruire que la moitié. Le contrôle du président Gray sur le

gouvernementnedevaitdurerquejusqu’àl’électiond’unnouveauCongrès,maisdesémeutesontéclatéquand les FSP ont commencé à enlever les enfants dans les écoles sans l’autorisation des parents.Ensuite,naturellement,l’économies’esteffondréeetlepayss’esttrouvédansl’incapacitéderemboursersadette.Quandonperdtout,onnepeutplusfairevaloirsonpointdevue.

—Ettoutlemondel’alaisséfaire?Mesmainsdevenaientinsensibles.—Non,non,personnenel’alaisséfaire.C’estlechaos,encemoment,Ruby.Graytentesanscesse

de renforcer son pouvoir mais, chaque jour, des gens de plus en plus nombreux se révoltent ouenfreignent,pournourrirleurfamille,lepeudeloisquirestent.

—Monpèreaététuépendantuneémeute.Catetournalatêtesibrusquementquelavoiturefituneembardée.Jesavaisdepuisdixminutesque

Martinétait réveillé : sa respirationétaitdevenuemoinsprofonde, ilneclaquaitplusdes lèvresetnegrognaitplus.Simplement,jen’avaispasenviedeluiparlernid’interrompreCate.

—Leshabitantsduquartierontpillésonépicerieetl’ontlynché,expliqua-t-il.—Commenttesens-tu?LavoixdeCatefutpresqueaussisucréequeleparfumdevanilledel’arbredésodorisantsuspendu

aurétroviseur.—Çava,plusoumoins.Ils’assit,tentaderemettreunpeud’ordredanssonabondantechevelurechâtain.Martinétaittouten

rondeurs:jouestombantes,chemiseunpeutroppetiteet,contrairementàsescamarades,iln’avaitpasgrandi. Je faisais quatre ou cinq centimètres de plus que lui et j’étais de petite taille, d’une staturemoyenne.Ildevaitavoirunandemoinsquemoi.

— Tantmieux, dit Cate. Il y a une bouteille d’eau, à l’arrière, si tu as soif. On s’arrêtera dansenvironuneheurepourchangerànouveaudevoiture.

—Oùonva?—OnvaretrouverunamiàMarlinton,enVirginie-Occidentale.Ilauradesvêtementsetdespapiers

pourvousdeux.Onn’estplustrèsloin.Martinrestaunlongmomentsilencieux,etjecrusqu’ils’étaitrendormi,maisilfinitpardemander:—Etensuite,oniraoù?LaradiodiffusasoudaindesbribesdeLedZeppelin,bienviteremplacéespardesparasiteset le

silence.LesyeuxdeMartinbrûlaientmanuque.Jem’efforçaidenepasmeretourner,maisjenem’étaispas

trouvéeaussiprèsd’ungarçondemonâgedepuisletri.Aprèsdesannéespasséesdepartetd’autredel’alléeprincipaledeThurmond,laproximitésoudainedepetitsdétailsmefaisaitperdremesmoyens:les

tachesderousseursursonvisage,parexemple,ousessourcilsquiserejoignaientetnesemblaientfairequ’un…

Qu’étais-je censée lui dire ?Je suis très heureuse de faire ta connaissance ? Sommes-nous lesdeuxderniers?

—NousallonsauquartiergénéraldelaLiguepourleSud,ditCate.Quandonysera,vouspourrezdéciderounonderester.Jesaisquevousavezbeaucoupsouffert,etonnevousdemandedoncpasdechoisirmaintenant.Sachezseulementquevousserezensécuritétantquevousresterezavecmoi.

La sensation de liberté se déploya si vite en moi que je dus la contenir. C’était encore tropdangereux.LesFSPpouvaienttoujoursnousrattraper.Jerisquaisd’êtrederetouraucamp,oumorte,sansavoiratteintlaVirginie.

Martinme fixait, lespaupièresplissées sur sesyeux sombres.Sespupillesparurent rétrécir et jeperçus un picotement à l’arrière demon esprit.Celui que je ressentais chaque fois quemes aptitudescherchaientàs’exprimer.

Bonsang!Jeserraitrèsfortlesaccoudoirsmaisnemeretournaipas.Jejetaiuncoupd’œildanslerétroviseuretvisqu’ilétaitappuyécontreledossierdusiège,lesbrascroisés,commevexé.Ilavaituneplaietrèsrougeaucoindesabouche,commes’ilavaitgrattéunecroûte.

—Jeveuxfairecequim’étaitinterditàThurmond,déclarafinalementMartin.Jen’avaispasenviedesavoircequecelasignifiait.—Monpouvoirestbeaucoupplusgrandquevousnel’imaginez,poursuivit-il.Quandvousaurezvu

dequoijesuiscapable,vousn’aurezpasbesoindequelqu’und’autre.Catesourit.—Jen’endoutepas.Jesavaisquetucomprendrais.Ettoi,Ruby,demanda-t-elleensetournantvers

moi,es-tuprêteàagir?Melaisseraient-ilspartirsijerépondaisnon?Sijedemandaisàrentrerchezmesparents,àSalem,

m’yconduiraient-ils…sansposerdequestions?OuàVirginiaBeach,sij’avaisenviedevoirmagrand-mère?Horsdupays,sic’étaitcequejevoulaisvraiment?

Ilsme fixaient, le regard impatient et enthousiaste. J’auraisvouluêtre commeeux. J’auraisvoulupartagerlasensationdesécuritéqueleurchoixleurapportait,maisjenesavaispasvraimentcequejesouhaitais.Seulementcequejenesouhaitaispas.

—Conduisez-moin’importeoù,dis-je.Saufchezmoi.Martingratta saplaie,d’unonglecrasseux, jusqu’ausang,puis lécha ses lèvreset sondoigt.Les

yeuxrivéssurmoi.JemetournaiversCateetunequestionmourutsurmeslèvres.Parceque,pendantuneseconde,mon

espritfutentièrementoccupéparlesflammesetlafumée,au-dessusdesesépaules,parlaportequ’ellenepouvaitouvrir.

Sept

Onatteignitl’entréedeMarlintonàseptheures,alorsquelesoleilsortaitd’uneépaissecouchedenuages. Il teintait lesarbresdeviolet et se réfléchissait sur labrumestagnantau-dessusde l’asphalte.Nous avions dépassé plusieurs sorties barrées par des détritus, des rails ou des voitures vides…,obstruéesparlaGardenationalepourisolerlesvillesetlesagglomérationshostiles,ouparleshabitantspoureninterdirel’accèsauxvisiteursindésirablesouauxpillards.Larouteelle-même,cependant,étaitdésertedepuisdesheures.

Soudain,unsemi-remorquerougeapparut.Jemetassaisousmonsiègequandilnouscroisadansungrondementdemoteuretdepneus.Jevistrèsbienalorsleψnoirpeintsursonflanc.

— Ils sont partout, ditCate, qui avait suivimon regard.C’était sans doute dumatériel destinéàThurmond.

C’étaitlepremiervéritablesignedeviedepuisnotredépart–sûrementparcequenousroulionssurl’autoroutefantômeduPaysdenullepart–,maiscecamionfittrèspeuràCate.

—Passeàl’arrière,dit-elle,etnetemontrepas.J’obéis.Jedétachaimaceintureetmeglissaientrelessièges.Martin, les yeux troubles, me regarda faire.À un moment donné, sa main effleura mon bras. Je

reculai,m’assis dans l’espace séparant la banquette arrière du dossier du siège du passager avant. Jem’adossai à la portière, les genoux contre la poitrine,mais nous étions toujours trop proches l’un del’autre.Sonsouriresuffisaitàmedonnerlachairdepoule.

Ilyavaitdesgarçons,àThurmond.Plein,enfait.Maistouteactivitéimpliquantlamixité–repas,logement et même croisement des rangs sur le chemin des salles d’eau communes – était strictementinterdite.LesFSPet lesresponsablesducampfaisaient respectercetterègleavec lasévérité réservéeaux jeunes qui, intentionnellement ou non, utilisaient leurs pouvoirs. Cela, bien sûr, accentuait lesobsessions de cerveaux déjà ivres d’hormones et transformait quelques-unes de mes camarades envoyeuses.

J’avais sans doute oublié comment il faut se comporter en présence du sexe opposé, et j’étaiscertainequeMartinaussi.

—Marrant,hein?dit-il.Jecrusqu’ilblaguait,puisvisl’expressiontropempresséedesonregard.Lepicotementréapparut,

lefourmillementd’unenouvelletentativepourpénétrermonesprit,etlaterreurmefitl’effetd’undoigtglacépassantsurmacolonnevertébrale.Jemetassaicontre laportièreet regardaiCate,mais j’auraisvoulupouvoirm’éloignerdavantagedeMartin.

Onneseressemblepasdutout,pensai-je.Nousavionsvécudanslemêmecamp,connulamêmeterreur,maisil…ilétaitsi…

Il fallait que je le distraie, que je le détourne de ce qu’il tentait de faire. L’air conditionnéfonctionnait,maissansdoutemal,parcequej’avaistrèschaud.

— Vous croyez que Thurmond sait, maintenant, qu’on s’est évadés ? demandai-je, rompant lesilence.

Cateéteignitlesphares.—Certainement.LesFSPnesontpasasseznombreuxpourlancerdesrecherchesàgrandeéchelle,

maisjesuissûrequ’ilsontcompriscequevousêtes.—Commentça?demandai-je.Qu’onestdesOranges?Vousavezditqu’ilsétaientdéjàaucourant.

Quec’étaitpourcetteraisonqu’ondevaitpartirvite.— Ilsétaient sur lepointde s’enapercevoir, corrigeaCate.CeCalmantétaitdestinéà tester les

fréquences des Oranges et des Rouges.À mon avis, ils n’espéraient pas que ça fonctionnerait aussibien…C’estpourcetteraisonquenousdevionsvousfairesortirvite.

—Lesfréquences,répétaMartin.Vousvoulezdirequ’ilsenontajoutéune?— Exactement, répondit Cate, qui le regarda dans le rétroviseur et lui sourit. La Ligue a appris

qu’ilsavaientmisaupointunenouvelleméthodedestinéeàrepérerlesjeunesmalclassifiéslorsdutri.Voussavez,biensûr,quelesadultesn’entendentpasleCalmant.

Onacquiesça.— Les scientifiques ont travaillé sur des fréquences que seules certaines catégories de jeunes

paranormaux peuvent percevoir. Vous pouvez tous entendre certaines longueurs d’onde, mais d’autresn’affectentquelesVerts,lesBleusou,danscecas,lesOranges.

C’étaitlogique,maispasmoinshorriblepourautant.—Voussavez,poursuivitCate,jem’interroge.Jemedemandecommentvousavezfait.Surtouttoi,

Ruby.Tuesarrivéetrèsjeuneaucamp.Commentt’yes-tuprisepourpasserautraversdutri?—Je… je l’aifait,c’est tout, répondis-je.J’aidità l’hommechargédesexamensquej’étaisune

Verte.Ilm’acrue.—C’estfaible,constataMartin.Tun’assansdoutemêmepasétéobligéed’utilisertespouvoirs.Jen’aimaispaslesconsidérercommedespouvoirs…celasemblaitimpliquerqu’ilfallaitseréjouir

delesposséder.Etcen’étaitassurémentpaslecas.— J’aiditàquelqu’undeprendremaplace,continuaMartin, sepenchantenavant,quand ilsont

séparélesOrangesdesRouges.Jenevoulaispasmefairepiéger,voyez.J’aiprisàpartundesnouveauxVerts,àpeuprèsdemonâge,etjeluiaifaitcroire,ainsiqu’augardien,qu’ilétaitmoi.Mêmechoseavectouslesautres.Unparun.Cool,hein?

Le dégoût nouames entrailles.Visiblement, il ne regrettait rien. J’avaismenti sur ce que j’étais,d’accord,maisjen’avaispascondamnéuncamarade.Devenait-onainsiquandoncontrôlaitsesaptitudesd’Orange ?Une sorte demonstre… un être pouvant faire tout ce qu’il veut parce que personne n’estcapabledeluirésister?

Est-cecela,lepouvoir?—Tupeuxfairecroireauxgensqu’ilssontquelqu’und’autre?demandaCate.Jecroyaisqueles

Orangespouvaientseulementleurordonnerd’agirdetelleoutellefaçon.Unpeucommel’hypnose.—Non,réponditMartin.Jepeuxfairebeaucoupplus.Jesuiscapabledelesobligeràressentirce

quejeveuxqu’ilsressentent.Lejeuneavecquij’aichangédeplace?J’aiinsinuéunetelleterreurenluiqu’êtremoiluiasembléunebonneidée.Ceuxquim’interrogeaient…jelesaipersuadésqu’ilsperdaientleurtemps.

—Honhon,fitCate.Est-celamêmechosepourtoi,Ruby?Non.Pasdutout.Jeregardaimesmains,labouenoiresousmesongles.Laperspectivededévoiler

cedontj’étaiscapablemefitfrissonner.—Jenefaispasnaîtredessentimentschezlesautres.Jevois,c’esttout.Dumoinsàmaconnaissance.— Je sais que je me répète, mais vous êtes vraiment extraordinaires, dit Cate. Je ne peux

m’empêcher de penser à tout ce que vous pourriez faire… à quel point vous nous seriez utiles.C’estincroyable.

Jetournailatêteetmesoulevailégèrementpourjeteruncoupd’œilsurlaroute.Martinsaisitunemèche demes cheveux et l’enroula autour d’un de ses doigts. Je vis le reflet demon visage dans lerétroviseur–grandsyeuxpresqueensommeillés,sourcilsnoirs,lèvrespleines–,crispéparledégoût.

Jen’auraispasdû,maisjerépondisàlaprovocation.JenelaissaipasàMartinletempsderéagiretfrappaisamainmoite.J’inspirai,lagorgeserrée.Nemetouchepas!avais-jeenviededire,necroispasquejeneseraispascapabledetecassertouslesdoigts.Ilsourit,léchantsaplaieduboutdelalangue,etlevaànouveaulamain.Cettefois,méprisant,ilsecontentad’agiterlesdoigts.Jemepenchai,prêteàsaisirsonpoignetetàletordrepourobligercecrétinàcesser.

Bien sûr, c’était exactement ce qu’il voulait. Je m’en rendis compte et cette certitude descenditlentementjusqu’aucreuxdemonventre.Ilvoulaitquejeluimontredequoij’étaiscapable,quej’étaisprêteànourrirmesaptitudesdelamêmeméchancetéquicouraitdanssesveines.

Jeluitournailedosetserrailespoingslorsque,triomphant,ilricana.Lacolèrem’appartenait-elleoul’avait-ilintroduitedansmonesprit?—Toutvabien?demandaCatepar-dessussonépaule.Patience,onestpresquearrivés.Sous les nuagesgris et la bruine,Marlintonn’avait riend’accueillant.Lavilleétait siétrange et

inquiétantequeMartinrenonçaàtenterdes’introduiredansmonesprit.Lescentrescommerciauxdéserts,auxvitrinesbrisées,metroublèrent,etcettesensations’accentua

quandonentradansunquartierrésidentiel.Onpassadevantdenombreusesvoituresvides,lelongdestrottoirsetdevantlesgarages,quelques-unesavecunepancarteÀVENDREderrièrelavitrearrière,toutescouvertesd’uneépaissecouchedefeuillespourrissantes.Destasdedétritusetdecartonsentouraientlesvéhicules…meubles,tapis,ordinateurs.Lecontenudemaisonsabandonnées.

—Ques’est-ilpassé?demandai-je.—C’estassezdifficileàexpliquer.Tutesouviensdecequejet’aiditàproposdel’économie?

Après l’attentat deWashington, le gouvernement s’est disloqué et la situation s’est aggravée.Nous nepouvions pas rembourser notre dette, fournir de l’argent aux États, verser les allocations, payer lesfonctionnaires.Lespetitesvillescommecelles-cin’yontpaséchappé.Lesgensontperduleuremploi,quandlesentreprisesontfaitfaillite,etleurmaison,parcequ’ilsnepouvaientplusréglerlesmensualités.Toutcelaesthorrible.

—Maisoùsont-ils?—Dansdesvillesdetentes,prèsdesgrossesagglomérationscommeRichmondouWashington,où

ils tententde trouverdu travail. Jesaisquebeaucoupdegensessaientd’allerdans l’Ouest,persuadésqu’ilyadavantagedetravailetdenourriture,mais…Bon,j’imaginequ’onyestplusensécurité.Ici,ilyabeaucoupdepillageetdesmilices.

J’hésitaiàposerlaquestion,maislefistoutdemême.—Etlapolice?Pourquoin’agit-ellepas?Catemordillasalèvreinférieure.

—C’estcequejeviensdetedire…LesÉtatsnepouvaientpluspayerlessalairesetontlicenciélespoliciers.Maintenant,desbénévolesoulaGardenationalefontletravaildelapolice.C’estpourquoivousnedevezpasvouséloignerdemoi,compris?

Cefutpirequandonpassadevantl’écoleélémentaire.L’airedejeu,oucequ’ilenrestait,étaitnoire,lesbalançoiresetlestoboggansétaienttordus.Des

groupesd’oiseaux,perchéssurlestubes,nousregardèrentgrillerlestopettourneraucarrefour.Onlongeacequiavaitdûêtreleréfectoire,maistoutelapartiedroitedubâtiments’étaiteffondrée.

La fresque de visages et de soleils du mur opposé était visible derrière l’enchevêtrement de bandesjaunesbarrantl’accèsàl’immeuble.

—Unebombe aété poséedans le réfectoire juste avant la première rafle, expliquaCate.Elle aexploséàl’heuredudéjeuner.

—Legouvernement?demandaMartin.Cateneréponditpas.Bienqu’iln’yeûtpersonne,ellemitleclignotantquandontournaunenouvellefoisàdroite.Unevillesanshabitants.Onsortitduquartierpuisonentradansunpetitcentrecommercial.OnpassadevantunStarbucks,

unemanucure,unMcDonald’setuneautremanucure,puisons’engageasurlapisted’unestation-service.Je vis immédiatement l’autre voiture : un 4× 4marron d’unmodèle que je ne connaissais pas.

L’hommeappuyécontreluinefaisaitpasleplein.Ç’auraitétéimpossible.Lespompesétaientcassées,lespistoletsetlestuyauxgisaientsurlebéton.

Cateklaxonna,maisilnousavaitvusetfitunsignedelamain.Ilétaitjeune,àpeuprèsdumêmeâgequeCate, fluet, avec des cheveuxnoirs tombant sur le front.Un large sourireéclaira sonvisage et jereconnusl’hommedespenséesdeCate.

Dèsquelavoiturefutarrêtée,Cateouvritlaportièreetlerejoignitencourant.Elleeutunrirebref,passa les bras autour de son cou et se jeta contre lui avec une force telle que ses lunettes de soleiltombèrent.

LapaumemoitedeMartin touchamoncou, justeau-dessusdemoncol.C’en fut trop. J’ouvris laportièreetdescendissansmesoucierdecequevoulaitCate.

L’airétaithumide,labruineteintaitlesarbresetl’herbed’unvertélectrique.Ellesedéposasurmesjoues etmes cheveux, sensation agréable après desheuresprès deMartin, qui semblait couvert d’unesubstancegluante.

—IlsonttrouvéNorahenvironuneheureaprèsvotredépart,ditl’hommependantquej’approchais.Ilsontenvoyédeuxunitésàvotrepoursuite.Vousavezeudesennuis?

—Aucun,réponditCateenleprenantparlataille.Çanem’étonnepas.Ilsmanquentcruellementdepersonnel.Maisoùsonttes…

Ilsecoualatêteavecbrusquerieetuneombrepassasursonvisage.—Jen’aipaspulesfairesortir.Cateparutsetassersurelle-même.—Oh…Jesuisdésolée.—Cen’estpasgrave.Ilsembleraitquetuaiesréussi…Ellevabien?Ilssetournèrentversmoi.—Ah…Rob,voiciRuby,dit-elle.Ruby,c’estmon…C’estRob.Robfitclaquerlalangue.—Trèsoriginales,cesprésentations!JevoisquelesplusjoliesétaientàThurmond.Ilmetenditlamain.Paume,cinqdoigts,phalangespoilues.Normale.Jelafixaicommesilapeau

étaitcouverted’écailles.Monbrasrestacontremonflanc.JefisunpasendirectiondeCate.

Il ne semblait pas armémais je vis, sur le dos de samain, des griffures et des traces de coups,certaines récentes,montant jusqu’à sonpoignetetdisparaissantsous lamanchedesachemiseblanche.Lorsqu’iléloignasamain,jeremarquaidepetitspointsrougessurletissu.

LevisagedeRobsecrispaquandilvitcequejeregardais.CettemainpassaderrièreCateetlapritparlataille.

—Unevraiebeauté,hein?ditCateensetournantverslui.Elleseraparfaitepourl’infiltration.Quipourraitdirenonfaceàcevisage?UneOrange.

Impressionné,Robsiffla.—Bonsang!DesgensquiappréciaientlesOranges!Inimaginable!—LedocteurRogersvabien?demandai-je.Robparutnepascomprendre.—ElleparledeNorahJenkins,ditCate.Rogersétaitunfauxnom.—Ellevabien, réponditRob. Ils l’interrogent sansdoute toujours.Nos agentsàThurmondnous

informerontsilasituationévolue.Mesmainss’engourdirentsoudain.—Est-cequeCateestvotrenom?demandai-je.Ellerit.—Oui.Maisjem’appelleConner,pasBegbie.J’acquiesçai,parcequejenesavaispasquoirépondre.—Tun’aspasditqu’ilyenavaitdeux?fitRobenregardantpar-dessusmonépaule.Uneportières’ouvritpuisclaqua.—Levoilà,s’écriaCatecommeunemèrefièredesesenfants.Martin,approche!Tudoisfairela

connaissancedetonnouveaucamarade.IlvanousconduireenGéorgie.Martinnousrejoignitàgrandspas,pritlamaindeRobsanslaisseràcedernierletempsdelalui

tendre.— Bien, dit Cate. On n’a pas beaucoup de temps, mais vous devez vous laver et mettre des

vêtementsunpeumoins…voyants.Rob ouvrit le hayon du 4× 4.Un rayon de soleil tomba sur la crosse du pistolet glissé dans la

ceinturedesonjean.Jereculaid’unpasquandilsepenchasurlecoffrepourensortirdesobjetsquejenepouvaisvoir.

J’étaisstupidedenepasavoirprévuquel’und’entreeux,aumoins,seraitarmé,maismonestomacsenoua.JetournailedosàRob,fixailestachesd’huiledelapiste,attendisquelehayonsoitfermé.

—Voilà,ditRobentendantunsacàdosnoiràchacund’entrenous.Martinsaisitlesienetregardasoncontenucommes’ilvenaitderecevoiruncadeau.—Lestoilettesdelastation-serviceontencoredel’eau,poursuivitRob.Maisnelabuvezpas.Les

sacs contiennent des vêtements et des affaires de toilette.Ne traînez pas,mais lavez tout ce qui vousrappelleThurmond.

Laver ce qui me rappelait Thurmond ? Comme on essuie une tache de boue ? J’étais capabled’effacerlessouvenirsdesautres,paslesmiens.

Jesaisismonsacetsentislespremierssignesd’unemigraineàlabasedemoncrâne.Jesavaiscequeçasignifiaitetprissoindereculerd’unpas.Montalonheurtauneirrégularitédubétonetjebasculai.Jetendislesmains,meraccrochaiaubrasdeRob.

Peut-être se crut-il chevaleresque, parcequ’ilm’empêchade tomber,mais il auraitmieux fait des’abstenir.Mon esprit poussa un soupir ravi quand il plongea dans les pensées de Rob. Aussitôt, la

tensionquigrandissaitàl’arrièredemoncrânedisparutetunfrémissementcourutlelongdemacolonnevertébrale.Jeserrailesdents,pourchassercettesensation,puislacolères’emparademoietjetentaidemedégager.

ContrairementauxsouvenirsdeCate,quipapillonnaientcommedescils,lespenséesdeRobétaientpresqueindolentes…veloutéesettroubles.Ellesnes’assemblaientpasmaiss’interpénétraient…comme,lorsqu’onversedel’encredansunverred’eau,lamassenoiresedilateetfinitpartoutobscurcir.

J’étaisRob, etRob fixait,à ses pieds, deux silhouettes sombres…Des sacs couvraient leur tête,mais il s’agissaitvisiblementd’unhommeetd’une femme.Cettedernière faisaitbattremoncœurplusviteetlesangsifflaitdansmesoreilles.Sessanglotssecouaientsoncorpstoutentier.Sespoignetsetseschevillesétaientattachésavecdesliensdeplastique.

Lapluietombait,indifférente,coulaitdanslesgouttièresdesimmeubles.Sonbruit,filtréparl’espritde Rob, faisait penser à des parasites. Du coin de l’œil, j’aperçus deux poubelles industrielles. Jecomprisquenousnoustrouvionsdansuneruelleetquenousétionsseuls.

LamaindeRob–mamain–setenditetarrachalacagouledelafemme.Sescheveuxcouvraientsonvisage.

Cen’étaitpasunefemme.C’étaitune jeunefilledemonâgeportantdesvêtementsvert foncé.Ununiforme.Ununiformed’interné.

Les larmes et la pluie coulaient sur ses joues, jusque dans sa bouche. Ses lèvres décoloréesmimèrentjevousenprieetsesyeuxparurenthurlernon.J’avaisunpistoletàlamain,chroméetbrillantmalgré lafaiblelumière.L’armeglisséedanslaceinturedujeandeRob.Elleétaitmaintenantbraquéesurlefrontdelafille.

Lepistoleteutunreculquandlecouppartit,maislaflammeéclairalevisageterrifiédelavictimeàl’instantoùladétonationcouvrituncri.Unebrumedesangtouchamamain,tachamavestefoncée…etlepoignetdemachemiseblanche.

Legarçonmourutdelamêmefaçon,maisRobnepritpaslapeinedeluiôtersacagouleavantdel’abattre.Ilramassalescorpsetlesmitdanslespoubellesindustrielles.Jereculai,horrifiée;lascènedevintdeplusenpluspetitepuisdisparutdanslabrumenoiredel’espritdeRob.

Jemedétachaidelui,mehissaihorsdecettemareténébreuseethoquetai.Robmelâcha,maisCateseprécipitaetl’auraitremplacésijen’avaispaslevélesdeuxmainspour

l’enempêcher.—Çava?demanda-t-elle.Tuespâle…—Çava,répondis-jeenforçantmavoixàrestercalmeetferme.Jesuisencoreunpeuvaseuse,à

causedesmédicaments.Derrière moi, Martin poussa un soupir agacé. Il dansait d’un pied sur l’autre et, impatient,

marmonnait.Ilm’adressaunregardméfiantetjecrus,pendantuncourtinstant,qu’ilsavaitcequivenaitde se passer. Mais non… ces contacts étaient brefs, ne duraient que quelques secondes, même s’ilssemblaientseprolongerbiendavantage.

Jefixailesol,gardailatêtebaissée.Ilm’étaitimpossiblederegarderRob,aprèsavoirvucequ’ilavaitfait,etmonvisagemetrahiraitsiCatelevoyait.Ellemedemanderaitcequin’allaitpaset jenepourraispasmentirdefaçonconvaincante.Jeseraisobligéedeluidirequesonpetitami,soncompagnonpeut-être,avaitexécutédeuxjeunesdansuneruelle.

Les lèvres serrées, Rob prit une bouteille d’eau en plastique sur le siège de la voiture etme latendit.Lespetitestachesrougesdelamanchedesachemiseattirèrentànouveaumonregard.

Il les a tués. Ces mots résonnaient dans ma tête. Il y avait peut-être plusieurs jours, ou mêmeplusieurssemaines,maisçasemblaitpeuprobable.N’aurait-ilpaschangédechemise,ounel’aurait-il

paslavée?Ensuite,ilestvenuici…pournoustuer,nousaussi?Robmesouritdetoutessesdents.Sourit.Commes’ilnevenaitpasdesupprimerdeuxviesàbout

portantetn’avaitpasvulapluieemporterlesangdanslecaniveau.Mesmains tremblaient si violemment que je dus serrer le sacà dos très fort pour qu’ils ne s’en

aperçoiventpas.Jecroyaisavoiréchappéauxmonstres,lesavoirlaissésderrièrelaclôtureélectrifiée.Maisleursfantômesm’avaientsuiviejusqu’ici.

Maintenant,c’estmontour.Je ravalai lehurlementquimontaitdansmagorgeet, lesentraillesnouées, lui rendissonsourire.

Parcequej’étaisconvaincue,sansl’ombred’undoute,quemonsang,luiaussi,tacheraitsachemises’ilserendaitcomptequej’avaisvucequ’ilvenaitdefaire.

Ellesait, pensai-je en suivantMartin jusqu’à la station-service.Cate, qui sentait le romarin, quim’avaitportéedanslecouloiretsauvélavie.Ellesaitforcément.

Etçanel’empêchaitpasdel’embrasser.L’intérieurdelastation-servicesemblaitavoirétédévastépardesanimauxsauvages,etc’étaitsans

doute le cas. Des empreintes de pattes boueuses, de toutes formes et tailles, maculaient le dallage,traversaientlesflaquesrougeetbrungluantess’étendantdevantlesrayonsdenourriture.

Laboutique sentait le lait aigre, alorsmêmeque les vitrines réfrigérées clignotaient de temps entemps.Lessodaset labièreavaientdisparu,mais il restaitbeaucoupdemarchandises.Çan’avaitriend’étonnant.Unpanneaufixait leprixdulaitàdixdollars le litre.Mêmechosepourlesautresproduitsalimentaires. Ilyavaitdes rayonnages intactsdechipsetdebarreschocolatéeshorsdeprix.D’autresétaientvidesoucouvertsdupop-cornetdesbretzelsdesacséventrés.

Unplans’imposabrusquementàmoi.Pendant queMartin tripotait le distributeur de sodas, je pris des sachets de chips et des barres

chocolatées.Jemesentisuninstantcoupablelorsqueje lesfourraidansmonsacmais,enfait,était-cevraimentduvol?Quiappelleraitlapolice?

—Iln’yaqu’unesalledebains,annonçaMartin.J’yvais.Situasdelachance,ilteresterapeut-êtredel’eau.

Sij’aidelachance,tutenoieraspeut-être.Ilclaqualaporteetjecessaicomplètementdeculpabiliseràl’idéedel’abandonner.Peut-êtreétait-

cecrueldemapart,maisilm’étaitimpossibledeluiconfiermesprojetssansalerterCateetRob.Jeneluifaisaispasconfiance,etilrisquaitdelesappeleroudesemettreentraversdemonchemin.

J’ôtairapidementlablouseblanche,quejelaissaisurlesol.Monuniformemontraitclairementd’oùjevenais,maislavesteetlepantalondelatenue,tropamples,meralentiraient.Ilmefallaitfilervite.

Martin avait sans doute ouvert le robinet en grand. L’eau coulait à flots quand je contournai leséclatsdeverredelavitrinebrisée.

Arrivéeauboutd’unrayonnage,jevisRobs’écarteraprèsavoirembrasséCate.Iltapotalespochesdesavesteetensortituntéléphonemobile.Quelqu’aitétésoncorrespondant,laconversationneparutpasluifaireplaisir.Uneminuteplustard,illançal’appareilàCateetgagnalaportièreduconducteur.Catemetournaledos,dépliacequimesemblaêtreunecartesurlecapotdu4×4.Robréapparut,unobjet longetnoir sousunbrasetunautredansunemain.Cateprit le fusil sansmêmey jeteruncoupd’œiletpassasabandoulièresursonépaule.Leplusnaturellementdumonde.

Je reconnus les armes…Évidemment. Tous les FSP patrouillant le long de la clôture électrifiéeavaientunM16, et nousétions certainsque les responsablesducampquinous surveillaientdepuis lesommetdelaTourenavaientunàportéedemain.Vont-ilss’enservirpournousabattre?medemandai-je.Oubienespèrent-ilsquej’enutiliseraiun,moiaussi,unjour?

Lapartierationnelledemoncerveaupritenfinledessus,chassalechaosdepaniqueetdeterreurqui bouillonnait en moi. C’était peut-être pour cette raison que Rob avait tué ces jeunes. Ils étaientligotés,biensûr,maisilsavaientpeut-êtretoutdemêmetentédel’attaquer,oubien…

Peut-êtreavaient-ilssimplementrefuséderejoindrelaLigue.Cette idée enfla dansma poitrine, renversant tout sur son passage.À elle seule, la perspective,

l’image,demesmainssurl’unedecesarmes,demondoigtsurladétente…Était-ceindispensablepourfairepartiedeleurfamille?

Oubien,commeMartin,faudrait-ilquejedeviennemoi-mêmeunearme?Monpèreétaitflicdepuisseptanslejouroùilavaitdûabattrequelqu’un.Ilnemeracontarien.Mes

camaradesdeclasse,quiavaientlulejournal,m’apprirentcequis’étaitpassé.Uneprised’otages.Çal’anéantit.Ilrestaenfermédanssachambreenattendantquemagrand-mèreviennemechercher

pourm’emmener à Virginia Beach.À mon retour, quelques semaines plus tard, il agit comme s’il nes’étaitrienpassé.

Je ne savais pas ce qui pourraitm’obliger à porter une arme,mais ce n’était sûrement pas deuxinconnus.

Il fallait fuir. Leur échapper. La destination était sans importance pour lemoment. De nombreuxaspectsdemapersonnalitémefaisaienthorreur,maisjenevoulaispasdevenir,enplus,unemeurtrière.

Il y eut un bruit de verre écrasé qui couvrit celui de l’eau et le bourdonnement des vitrinesréfrigérées.Lerobinetfutferméetj’entendisànouveaulecrissement.Jepivotaisurmoi-même,vis,au-delàdesrayonnages,laportesurlaquelleRÉSERVÉAUPERSONNELétaitindiqués’ouvrirpuissefermer.

Uneissue.Jejetaiunderniercoupd’œildehors,pourm’assurerqueCateetRobmetournaienttoujoursledos,

puisjefonçai,lelongd’unrayondeviandeséchée,verslaporte.C’estunratonlaveur,pensai-je,oudesrats.Unefoisdeplus,dansmacourtevie,jetrouvaisles

ratspréférablesauxêtreshumains.Maislecrissementretentitànouveau,plusfortet,quandj’euspoussélaporte,jenemetrouvaipas

faceàunebandederatsdévorantunsacdechips.C’étaitunautrejeune.

Huit

Il–non,elle–ouvritlaboucheenuncridesurprisequinefranchitpasseslèvres.Jen’avaispaspum’enassureraupremierregard,maisc’étaitbienunefille,petite.Huitans,peut-êtreneuf,comptetenude sa taille. Une gamine flottant dans une chemise trop grande. Plus bizarre encore, des gants encaoutchouc jaunes– semblables à ceux quemamère portait quand elle nettoyait la salle de bains oufaisaitlavaisselle–couvraientsesmainsetsesavant-bras.

Les cheveux noirs de la petiteAsiatiqueétaient très courts et elle portait un jean de garçon troplarge,mais sonvisageétait si joli qu’ilévoquait celui d’unepoupée.Ses lèvrespleines, en formedecœur,formèrentunOparfaitetsapeaublêmitsiradicalementquelestachesderousseursursonnezetsesjouesdevinrentd’autantplusvisibles.

—D’oùsors-tu?demandai-jed’unevoixétranglée.Sur son visage, l’étonnement céda la place à la terreur. Lamain qui n’était pas plongée dans un

cartondebarresderéglisseclaqualaporte.—Hé!Je rouvris, laviscourir jusqu’à l’autreportede la réserve,puissortirsous lapluie.Je lasuivis,

enfilantlescourroiesdusacàdostoutencavalantentrelesétagères.J’ouvrislaported’uncoupdepiedetlafranchis.

—Hé!Dessachetsdebretzelsetdechipstombaientdesesmanchesetdesoussachemise.Ilétaittoutàfaitlogiquequelafillesurexcitéequilapoursuivaitlaterrifie.Jepourraismesentir

coupable plus tard ; pour lemoment, j’entrevoyais une lueur d’espoir et n’avais pas l’intention de laperdre de vue. La gamine venait forcément de quelque part et il fallait que je sache si elle pouvaitm’aideràquittercetteville,ouàmecacherjusqu’àcequeCateetlesautresrenoncentàmerechercher.

Il n’y avait que quatre places de stationnement, derrière la station-service, et l’une d’elles étaitoccupée par une poubelle industrielle renversée. Quand je passai près d’elle, les yeux fixés sur lachemisegrisede la petite fille, j’entendis les couinements d’animaux sedisputant de la nourriture.Lagamine courait si vite qu’elle trébucha quand l’herbe remplaça l’asphalte. Je tendis les bras pour larattraper,maiselleavaitdéjàreprissonéquilibre.

J’étaispresqueassezprèspoursaisirledosdesachemisequandelleaccélérasoudain,filaentrelesarbresdupetitboisséparantlastation-servicedecequisemblaitêtreuneautreroute.

—Jeveux…teparler,c’esttout,criai-je.S’ilteplaît.

J’auraisdûdire:jeneteferaipasdemal,jenesuispasunFSP,oudesmotssusceptiblesdelaconvaincre que je n’étais pas plus en sécurité qu’elle. Mais ma poitrine était en feu, mes côtesdouloureusescomprimaientmespoumons.Ledisqued’appeld’urgence sebalançait follement,heurtaitmonmentonetmesépaules.Jetiraisifortdessusquelachaînecassa.

Lapetitefillesautapar-dessusletroncd’unarbremort,seschaussuress’enfonçantavecbruitdanslaboue.Lesmiennesnefurentpasplussilencieuses,maisçanem’empêchapasd’entendre lavoixdeMartin.

—Ruby!Mon sang se figea, sembla cesser de circuler. Je n’aurais pas dû jeter un coup d’œil par-dessus

l’épaule,maisl’instinct,plusquelapeur,mepoussaàlefaire.Martinapparutàlalisièredubois.Ilétaittoutprès,etjevisquesonvisageétaitrouge,maisilnem’avaitpasrepérée.Pasencore.

—Ruby!Jenem’attendaisàrencontrerquedesarbresetlevide,quandjemeremisàcourir,maislapetite

filleétaitlà,àquelquedistance.Immobilederrièreuntronc,ellenesecachaitpasmaisnemefaisaitpasdavantagesignedelarejoindre.Elleserraitleslèvresetsesyeuxallaientdemoiàl’endroitd’oùvenaitlavoixdeMartin.Quandj’avançai,elledémarrasivitequesesdeuxpiedsdécollèrent.Commeunlapinprisdepanique.

—Non,hoquetai-je,essoufflée.Jeveuxseulement…À la sortie du bois, on déboucha sur une route déserte.De petitesmaisons enmauvais état, aux

fenêtresobstruéespardesplanches,occupaientlecôtéopposédelachaussée.Jecrusqu’ellesedirigeaitverslaplusproche–clôturegriseetporteverte–,maiselletournabrusquementàdroiteetfonçaversunmonospacegarésurlebas-côté.

Lespare-chocs,lesportièresetletoitduvéhiculeavaientétéenfoncésàdenombreusesreprises.Enplus,lescabochonsétaientcassésoufendus,etlapeinturenoiresedécollaitparplaques.Sonseulattraitétaitlesmotspeintsencursiveornementéesurlaportecoulissante:BETTYJEAN,NETTOYAGE.

C’étaitunevoiture.Unepossibilitédefuir.Jenepensaipasàl’aspectpratique,àcetinstant…s’ilyavaitdel’essence,etmêmesilemoteurdémarrerait.Saprésencesuffitàgonflermoncœurd’unespoirquejen’avaispasl’intentiondelaissers’échapper.

Lapetitefillecouraitsivitequ’elleheurtaleflancdumonospaceetrebondit.Elletomba,serelevatrèsvite.Sesdeuxmainsgantéesdejaunesurlapoignée,elleouvritlaportecoulissantesibrutalement,avecuntelbruit,quelesoiseauxperchéssurlestoitsdesmaisonss’envolèrent.

J’arrivaiàl’instantoùelleclaquaitlaportièreetlaverrouillait.Je voyais la petite fille à traversmon reflet dans la vitre teintée : yeux dilatés et affolés,masse

ébourifféedecheveuxnoirs,vêtementsquiauraientététropjustessijen’avaispasétésimaigrequemescôtessaillaient.Jecontournailevéhiculepourêtrecachéeparluisiquelqu’unsortaitdubois.

—S’ilteplaît!Ma voix était rauque. Les appels deMartin résonnaient dans ma tête, ou bien se rapprochaient

vraiment.Lesvitresn’étaientpasassezfoncéespourm’empêcherdeguettersonapparitionàlalisièredubois.S’ilapprochait,CateetRobneseraientpasloinderrièrelui.Ilsavaientdûl’entendre.

Deuxsolutions,Ruby,pensai-je.Revenirsurtespasoufuir.Monespritetmoncœurvoulaientfuir,maislerestedemoncorps–lespartiesmartyriséesparla

sirène, tourmentées etmaltraitées par des gens prétendant avoir lesmeilleures intentions dumonde –refusaitobstinémentdebouger.Abattue,jem’appuyaicontrelemonospace.C’étaitcommesimapoitrineétaitprisedansunétauqu’onserraitpourenchasserl’airetlecourage.

Thurmondm’avaitapprisànepasespéreréchapperunjouràlavieàlaquelleonmedestinait.Jenesaispaspourquoij’avaiscruqueceseraitdifférentdehors.

Desbruitsdepasretentirentdanslebois,deplusenplusproches.Lorsquejemeredressaietjetaiuncoupd’œil,lachevelureblondclairdeCateapparaissaitetdisparaissaitentrelesarbres.Quandellemerepéra,jem’enaperçusimmédiatement…Lapuissancedesonregardmefitreculer.

—Ruby!appela-t-elle.Çava?PuisRoblarejoignit,unfusilàlamain.Jeregardailesmaisonsquibordaientlaroute.J’aperçus,au

loin,dessymbolesquejenepusidentifier…maisl’inconnuétaitpréférableàCate.La petite fille, dans la voiture,me regarda puis se tourna vers les arbres. Lèvres serrées en une

expressiondecontrariété.Unemainétaitposéesurlapoignéedelaportière,l’autresurl’accoudoirdusiège.Elleseleva,puisserassitetjetaunnouveaucoupd’œildansmadirection.

J’essuyaimonvisagedudosdelamain,puisreculaid’unpas.Lapetitefillepourraitsansdoutesecacheràl’arrivéedeCateetdeRob.J’entraîneraiscesderniersleplusloinpossible…c’étaitlemoinsquejepuissefaireaprèsluiavoirflanquélafroussedesavie.

J’étaisentraindepivotersurmoi-mêmequandlaportières’ouvrit.Deuxmainssaisirentledosdemachemised’uniforme.Lapetitefilletiraetjebasculaienarrièresurlesiègeleplusproche.Moncouheurtal’accoudoiretjeroulaisurlamoquetterugueuse,derrièrelesiègedupassager.Laportesefermadansunrugissement.

Jebattisdespaupièrespourfairedisparaîtrelespointsnoirsflottantdansmonchampvisuel,maislapetite fillen’avaitpas l’intentiondeme laisser le tempsde reprendremesesprits.Ellepassa surmesjambespouratteindrelabanquettedufond,saisitlecoldemachemiseettiraénergiquement.

—D’accord,d’accord,dis-jeenlarejoignant.Mesdoigtsglissèrentsurlamoquettegrisedumonospace.Exceptionfaitedepilesdejournauxetde

sacsfermésdeproduitsalimentaires,l’intérieurduvéhiculeétaitpropre.Elleme fit signedem’asseoir derrièreundes siègesde la rangée centrale.Lesgenouxcontre la

poitrine, je m’aperçus qu’elle n’avait toujours pas prononcé un mot, alors que j’avais suivi sesinstructionsàlalettre.

—Commenttut’appelles?demandai-je.Ellesepenchapar-dessusledossier,sesjambess’agitantdanslevide,pourprendrequelquechose

danslecoffre.Siellem’entendit,ellefitcommesijen’avaisriendit.—C’estbon,tupeuxmeparler…Sonvisageétaitrougequandelleseredressa,undrapblanctachédepeinturedanslesmains.Elle

posa un doigt sur les lèvres et je décidai de la boucler. Elle déplia le tissu et l’étendit surmoi.Desodeurs de citron synthétique et de lessive assaillirentmes narines. J’ouvris la bouche pour protester,levailamainpourécarterledrap,renonçai.

Despasapprochaient…plusd’unepersonne.J’entendisdesbribesdeconversation,lesclaquementsdetalonssurlachaussée.Moncœurparuts’arrêterquandlaportières’ouvrit.

—Liam,jesuissûrquec’étaitelle!ditunevoixgravequinesemblaitpourtantpasapparteniràunadulte.Et,regarde,jet’avaisbienditqu’ellearriveraitavantnous.Suzume,tuaseudesennuis?

L’autreportières’ouvrit.Uneautrepersonne–Liam?–poussaunsoupirdesoulagement.—Dieumerci,ditunesecondevoix,avecunlégeraccentduSud.Allez,monte!Jenesaispasce

quisepasseici,maisilvautmieuxpartir.Leschasseursdeprimesontfaillinousavoir…—Pourquoituneveuxpasreconnaîtrequec’étaitelle?ditsèchementlapremièrevoix.—Parcequ’onl’aseméedansl’Ohio…UnappelcouvritlavoixdeLiametlebruitdusangsifflantdansmesoreilles.

—Ruby!Ruby!Cate.Jeposaimesmainssurmaboucheetfermailesyeux.—Qu’est-cequisepasse?demandalapremièrevoix.Est-cequec’estcequejecrois?Lepremiercoupdefeuclaquacommeunpétard.Peut-êtreavait-ilététirédeloinoulavégétation

avait-elleétoufféladétonation,maisilparutinoffensif.Unavertissement.Ledeuxièmefutbeaucoupplusagressif.

J’entendisCatehurler:—Stop!Netirepas!—LEE!—Jesais,jesais.Lemoteurdémarraetlespneuspatinèrent.—Zu,taceinture!Jetentaidemecramponner,maislesmouvementsdelavoituremeballottaiententrelessièges.Àun

momentdonné,matêteheurtaunporte-gobelet,maispersonne,sous lamenacedescoupsdefeu,nefitattentionauxbruitsbizarresvenantdel’arrière.

JemedemandaisiRobavaitdonnél’autrefusilàMartin.—Zu,ilestarrivéquelquechose,àlastation-service?demandalavoixquejecroyaisêtrecellede

Liam.Son ton trahissait l’impatience, pas la panique.Nous roulionsdepuis plusdedixminutes et nous

étionsloindesfusils.Soncompagnon,cependant,n’étaitpasaussicalme.—Encoredeschasseursdeprimes?Qu’est-cequec’est?Uncongrès?Tusaiscequiseserait

passé,sions’étaitfaitprendre,hein?s’emporta-t-il.Etilsnoustiraientdessus.Avecunfusil.Lapetitefille,àmadroite,pouffa.— Je suisheureuxqueça t’amuse.Tu sais cequi arrivequandonest touché,Suzume?Laballe

déchiquette…— Chubs ! intervint l’autre voix, si sèchement qu’elle mit aussitôt un terme aux explications

sanglantesquelapremièreallaitdonner.Tais-toi,d’accord?Çaira.J’auraispréféréneplusêtrelààleurarrivée,maisbon.Onessaieradenepasfairelesmêmeserreursdemain,hein,Zu?

Lapremièrevoixémitungémissementétranglé.—Jesuisdésolédet’avoirfaitprendredesrisques,repritLiam,avecunegentillessepermettantde

déduirequ’ils’adressaità lapetitefilleetpasàsoncompagnon.Laprochainefois, j’iraiavectoi.Tun’espasblessée,hein?

Les vibrations du véhicule couvrirent leurs voix. Une pièce de monnaie, dans le porte-gobelet,faisaitun telvacarmeque j’eusenviede tendre lamainpour l’ôter.Quand lepremiergarçonreprit laparole,jedustendrel’oreillepourcomprendre.

—Tucroisqu’ilspoursuivaientquelqu’un?—Aucuneidée.Entoutcas,ilsnoustiraientdessus!Mesmainsdevinrentinsensibles.Tuesensécurité,medis-je…Cesontdesjeunes,euxaussi.Desjeunesqui,àcausedemoi,setrouvaientsanslesavoirdanslalignedemire.J’auraisdûprévoirqueçaarriverait.Celaauraitdûêtremapremièrepréoccupation.Maisj’avais

paniqué,etmoncerveausemblaits’êtretransforméenuneflaqueluisanted’angoisseetdeterreur.—…Plusieurssolutions,disaitLiam,maisessayonsd’aborddetrouverEastRiver….

Ilfallaitquejedescende.Toutdesuite.Ç’avaitétéunemauvaiseidée,peut-êtremaplusmauvaise.Sijepartaismaintenant,ilspourraientpeut-êtreéchapperàCateetRob.Etmoiaussi.

J’enfilaiànouveaulescourroiesdusacàdosetécartailedrap.J’inspiraiunegrandegouléed’airconditionnéfrais,humide,puisprisappuisurlabanquettedufondpourmeredresser.

Deux jeunes garçons, tournés vers la route, occupaient les sièges avant. Il pleuvait plus fort ; degrosses gouttes s’écrasaient sur le pare-brise, si nombreuses que les essuie-glaces ne pouvaient lesbalayer,etj’eusl’impressionderoulerdansunevisionimpressionnistedelaVirginie-Occidentale.Cieuxargentés en haut, route noire en bas… et, entre les deux, le miroitement des arbres parés de leurspremièresfeuilles.

Liam,auvolant,portaitunblousonencuir,plusfoncésurlesépaulesparcequ’ilétaitmouillé.Sescheveuxblondcendrérestaientdressésquandilypassaitlamain.Detempsentemps,ilsetournaitverslejeuneàlapeaumateoccupantlesiègedupassager.Quandilregardadanslerétroviseur,jem’aperçusquesesyeuxétaientbleus.

—Jenevoisrienparlalunettearrièrequandtu…Ilsursautaetsetut.Lemonospacefituneembardéesurladroitequandilseretournaettiradumêmecoupsurlevolant.

L’autre jeune poussa un cri étranglé en voyant approcher le bas-côté. La petite filleme regarda par-dessussonépaule,sonvisageexprimantl’étonnementetl’exaspération.

Liamfreinabrutalement.Lesdeuxautrespassagershoquetèrentquandleurceinturesebloqua,maisriennemeretenaitetjefusprojetéeentrelesdeuxsiègescentraux.Autermed’unepetiteéternité–cefutplutôtquelquessecondes–,lemonospaces’arrêta.

Lesdeuxgarçonsmefixaient.LevisagebronzédeLiamétaitblêmeetsabouches’étaitouverteenuneexpressionpresquecomique.Lesyeuxdel’autregarçon,derrièredeslunettesàmonturemétallique,semblaient hostiles, et samoue désapprobatriceme fit penser à celle demamère les soirs où jemecouchaistroptard.Sesoreillesétaienttropgrandesetdécollées;lacolèreassombrissaitsonfrontlarge,sonnezfinetseslèvresserrées.Pendantunefractiondeseconde,jecrusquec’étaitunRouge,parcequesesyeuxmontraientclairementqu’ilavaituneenviefolledemecarboniser.

Desgarçons.Pourquoifallait-ilquecesoitdesgarçons?Jemeredressaietplongeaiverslaportière.Jesaisislapoignéeetlatirai,sansrésultat.—Zu!criaLiamennousregardantalternativement.Lapetitefillesecontentadecroisersesmainsgantéessursesgenouxetdebattredespaupièresd’un

airinnocent.Commesielleignoraittoutdupassagerclandestinallongéàsespieds.—Onétaitd’accord…Onneprendpersonne,ditl’autregarçonensecouantlatête.C’estpourça

qu’onalaisséleschatons!—Oh,pour l’amourde…, fitLiamense tassantsursonsiège, lesmainssur levisage.Qu’est-ce

qu’onauraitfaitdechatonsabandonnésdansuncarton?—Sitoncœurdepierren’avaitpasétéprêtàleslaissermourirdefaim,onauraitpuleurtrouver

desmaîtresaffectueux.Liamadressaàsoncompagnonunregarddepurébahissement.—Tun’oublierasjamaisceschats,hein?—C’étaientdesanimauxinnocents,sansdéfense,ettulesasabandonnésprèsd’uneboîteàlettres.

Uneboîteàlettres!—Bonsang,Chubs!gémitLiam.Chubs?Çadevaitêtreuneblague1.Ilétaitmaigrecommeunclou.Tout,chezlui,desonnezàses

doigts,étaitlongetfin.

Il foudroyaLiamduregard. Jenesaispascequimestupéfiait leplus : leurdisputeàproposdechatonsouleurindifférenceàmaprésence.

—Excusez-moi,intervins-jeenfrappantlavitreduplatdelamain.Vouspourriezdéverrouillerlaportière?

Aumoins,ilslabouclèrent.QuandLiam se tournaversmoi, l’expressionde sonvisageétait complètement différente. Ilétait

grave,maispasfurieuxouméfiant.Àsaplace,jen’auraissansdoutepaseulamêmeréaction.—C’esttoiqu’ilscherchaient?demanda-t-il.Ruth?—Ruby,corrigeaChubs.Liamagitaunemain.—D’accord.Ruby.—Déverrouillelaporte,s’ilteplaît,dis-jeentirantsurlapoignée.J’aicommisuneerreur.Jen’ai

penséqu’àmoi,etilfautquevousmelaissiezpartiravantqu’ilsnenousrattrapent.—Avantquequinenousrattrape?demandaLiam.Leschasseursdeprimes?Ilmeregardaattentivement,passademonvisagehagardàmonuniformevertetàmeschaussures

tachéesdeboue.Sesyeuxs’attardèrentsurmonnuméro,écritaumarqueurindélébile.Sonvisageprituneexpressionhorrifiée.

—Tuviensdet’évaderd’uncamp?JesentislesyeuxnoirsdeZusurmanuque,maissoutinsleregarddeLiamethochailatête.—LaLiguedesenfantsm’afaitévader.—Ettut’eséchappée?insistaLiam.Duregard,ildemandaconfirmationàZu,quiacquiesça.—Qu’est-cequeçachange?intervintChubs.Tuasentendu…Déverrouillecettefichueportière!

OnestdéjàpoursuivisparlesFSPetleschasseursdeprimes…paslapeined’ajouterlaLigueàlaliste!Ellecroit sûrementqu’on l’aenlevéeet si elle signalequedesmonstres traînentdans le coindansunvieuxmonospacenoir…

Ilfutincapabledeterminer.—Attention,ditLiamenlevantundoigt.NeparlepascommeçadeBlackBetty.—Oh,excuse-moid’avoirvexéunmonospacevieuxdevingtans!— Il a raison, dis-je. Je suis désolée… S’il vous plaît… Je ne veux pas vous causer davantage

d’ennuis.—Tuveuxlesrejoindre,c’estça?demandaLiam,ànouveautournéversmoi,leslèvresserrées.

Écoute,çanemeregardepas,maistuasledroitdesavoirquecequ’ilst’ontracontén’estsansdoutepasvrai.Cenesontpasdesanges.Ilsontleursprojetsets’ilst’ontfaitsortirducamp,c’estsûrementquetupeuxleurêtreutile.

Jesecouailatête.—Tucroisquejen’aipascompris?—Trèsbien,répondit-ilsuruntoncalme.Alorspourquoies-tusipresséedelesrejoindre?Sa question neme jugeait pas et nem’accusait pas,mais j’eus tout demême la sensation d’être

idiote.Uneboulechaudemontadansmagorgepuisallaseplacerderrièremesyeux.Ilmefixaitaveclacompassionetlapitiéderigueurfaceàunchiotsurlepointd’êtrepiqué.

—Non,maisjenepeuxpas…Jenevoulaispasvousentraînerdans…Bon,jenelevoulaispas,mais…

Ducoindel’œil,jevisZutendrelamainversmoi.Jesursautaietm’éloignai.Ellefutvisiblementvexéeetjemesentiscoupable.Ellem’avaitaidée…Elles’étaitmontréegentilleavecmoi.Elleignorait

1.

qu’elleavaitsauvéunmonstre.Sielleavaitsu,jamaisellen’auraitdéverrouillélaportière.—Tuveuxretournerauprèsd’eux?Chubs regardaitLiametLiamme fixait.Son regardm’avaitunenouvelle foishypnotiséeet jene

m’enétaispasrenducompte.—Non,répondis-je.Etc’étaitlavérité.Iln’ajoutarien,desserrasimplementlefreinàmain.Lemonospacedémarra.Qu’est-cequetufais,Ruby?Jevoulusmeforceràsaisirlapoignéedelaportière,maiselleétait

troploinetmamaintroplourde.Descendstoutdesuite,avantqu’ilsnetechassentparcequetuesunmonstre.

—Lee,arrête-toi,ditChubs.SilaLiguenouspoursuit…—C’estbon,coupaLiam,onlaconduitseulementjusqu’àlagareroutièrelaplusproche.Jebattisdespaupières.Jenem’attendaispasàça.—Riennet’yoblige.Liamécartamonobjectiond’ungestedelamain.—Pasdeproblème.Désolédenepaspouvoirfaireplus.Onnepeutpasprendrelerisque.Quandjerelevailatête,Liammedévisageait,sessourcilsblondsfroncés,commes’ilréfléchissait.

Jetentaidesoutenirsonregard.—Rappelle-moi…Ruby,c’estça?Jesuissûrquetuascompris,maisjem’appelleLiametcette

joliejeunefilleestSuzume.Cettedernièremesourittimidement.Lessourcilslevés,jemetournaiverslesecondgarçon.—Tunet’appellessansdoutepasvraimentChubs?—Non,répondit-il.Liamm’adonnécesurnomaucamp.— Ilétaitgras,expliquaLiamenesquissantunsourire.Letravaildansleschampset leminimum

vitalenmatièrederepasmarchentmieuxquelesrégimes.Zupeutconfirmer.MaisZun’écoutaitpas.Elleavaitmissacapucheets’était retournéepour regarderpar la lunette

arrière.Elleouvritlabouchemaisneputparler.Sonvisagerondblêmit.—Zu?demandaLiam.Qu’est-cequ’ilya?Elle n’eut pas besoin de répondre.Même si nous n’avions pas vu la voiture fonçant sur nous, il

auraitétéimpossibledenepass’apercevoirqu’uneballevenaitdefairevolerlalunettearrièreenéclats.

Chubsvientdechubby,grassouillet(N.d.T.).

Neuf

Laballetraversalemonospacesurtoutesalongueuretsortitparlepare-brise.Pendantuninstant,onsecontentadefixerletrouetlesfissuresquil’entouraient.

—NomdeD…!s’écriaLiamenaccélérant,piedauplancher.Ilavaitsansdouteoubliéqu’onétaitdansunDodgeCaravan,pasdansuneBMW.Lemonospacemit

untempsinfinipourpasserdezéroàcent.LacarrosseriedeBlackBettyvibra,passeulementàcausedesirrégularitésetdestrousdelachaussée.

Jemeretournai.Cen’étaitpasle4×4deRobquinoussuivait,c’étaitunpick-uprouge,etl’hommepenchéàlafenêtre,unfusilàlamain,n’étaitpasRob.

—Jetel’aidit!criaChubs.Jet’aiditquec’étaientdeschasseursdeprimes!—Oui,tuavaisraison,reconnutLiam.Tupourraisaussiessayerdeterendreutile?Ilobliquaàgaucheàl’instantoùl’hommetiraitunenouvellefois.Ilmanquanotremonospace.Iltira

unetroisièmefois,etleprojectiletouchalepare-chocsarrièredeBlackBetty.Lechocfuttrèsviolentetonsursautatous.Chubsgémitetsesigna.

Zuétaitrecroquevilléesurlabanquette,lesgenouxcontrelapoitrine.Sacapuchecachaitsonvisagemaisnepouvaitdissimulerqu’elle tremblaitde toussesmembres. Jeposaiunemainsursondospourl’empêcherdeseredresser.

Unautrebruitretentitderrièrenouset,cettefois,cen’étaitpasuncoupdefeu.—Qu’est-ceque…?s’écriaLiamenjetantuncoupd’œilpar-dessusl’épaule.C’estuneblague?Moncœurseserra.Lepick-uprougeaccéléraetjevislechauffeur–unefemmebruneportantdes

lunettesdesoleil–tournerlevolantdansl’espoird’échapperau4×4marronquivenaitdepercutersonpare-chocsarrière.Jen’avaispasbesoindevoirleconducteurpoursavoirquec’étaitlavoituredeCateetRob.Maisquiétaitdansl’autrevéhicule?

—C’estelle!criaChubs.Jetel’avaisdit!Ellenousaretrouvés!—Etquiestletypearmé?demandaLiam.Sonpetitami?L’hommequinousavaittirédessusseretournaetvisale4×4.Iln’eutpasletempsd’appuyersurla

détente. Une balle le toucha en pleine poitrine et une brume de sang jaillit. Un second projectile fitbasculerlecorpssansviedutireurhorsdupick-up.Lafemmenetournamêmepaslatête.

Levéhiculeéchappaenfinaupare-chocsavantdu4×4.Lesdeuxpneusarrièrecrevés,ildéviasurl’autrevoie,fituntête-à-queueets’arrêtasurl’accotement.

—Etd’un,ditLiam.

Jemeretournai,convaincuedevoir le fusildeRobbraqué surmoià traversnotre lunettearrièrebrisée.MaisRobconduisait.

Cateoccupaitlesiègedupassager,unfusilentrelesmains.— Fais-moi descendre, dis-je en saisissant l’épaule de Liam. J’irai avec eux. Personne ne sera

blessé.—Oui!s’écriaChubs.Arrête-toi,laisse-ladescendre!—Bouclez-la!s’emportaLiamenobliquantverslavoiededroite,puisverscelledegauche.Le4×4suivaitetgagnaitdu terrain. Jenesaispassion ralentit,ous’ilaccéléra,mais,unbref

instantplustard,ilnouspercutaet,malgrénosceintures,onfutprojetésenavant.Liammarmonnadesparolesquelebruitdelapluie,soudainplusforte,couvrit.Ilbaissasavitreet

tenditlebrascommepourfairesigneau4×4denousdoubler.—Nerestepassansrienfaire!criaChubs,lesmainssurlevolant.—J’essaie.Jenepeuxpasmeconcentrer!Iltented’utilisersesaptitudes.Cetteconstatationatténuaunpeumaterreur.Lesgouttesfouettantlesvitresrendaientlesarbresindistincts,maisLiamn’avaitpasprislapeine

demettre les essuie-glaces. S’il l’avait fait, peut-être aurait-il vu la voiture qui arrivait en face. SonKlaxonretentitettiraLiamdesatranse.

Lemonospaceregagnalavoiededroite,évitantlacollisionfrontaled’uncheveu.Silapetitevoituren’avaitpasfreinéàmort,le4×4l’auraitpercutéedepleinfouet.Onseretourna,Zuetmoi,àl’instantoùle4×4 regagnait lavoiededroite.Robrétablit rapidement la situationet ilsgagnèrentànouveauduterrain.

—Liam,suppliai-je.Arrête-toi.Jelesobligeraiàvouslaissertranquilles!Jeneveuxpasretourneraveceux.Jeneveuxpasretourneraveceux.Jeneveuxpas…Jefermailesyeux.—Ruby,criaLiam.Tusaisconduire?—Non…—TuvoismieuxqueChubs?—Peut-être,mais…—Génial!dit-ilentendantlamainversmonbras.Viensprendrelaplaceducapitaine.IlrentralatêtedanslesépaulesquandunenouvelleballetouchalacarrosseriedeBlackBetty.—Allez, reprit-il, c’est comme fairede labicyclette.Accélérateuràdroite, freinàgauche, et le

volantpourchangerdedirection.C’esttoutcequetuasbesoindesavoir.—Attends!Maisjen’avaisapparemmentpasmonmotàdire.Ilpassasurlavoiedegaucheàl’instantoùle4×

4allaitnousheurterànouveau.Aulieud’accélérer,ilfreina.BlackBettydérapapuiss’arrêtapresque,etle4×4nousdépassaàtoutevitesse.

Cefutsirapidequejen’euspasletempsdeprotester.Ilouvritsaceinture,selevaetmetirasurlesiège.Lavoitureavançaitencorelentementetjepaniquai,abattislepiedsurunepédalequejecroyaisêtrelefrein.BlackBettypartitentrombeet,cettefois,cefutmoiquihurlai.

—Freinàgauche!Liamheurtaletableaudebordàl’instantoùle4×4ralentissait.SespneusfumèrentquandRobfit

demi-tourpuisaccéléra.—Fonce!criaLiam.

—Pourquoinepeut-ilpasconduire?demandai-jed’unevoixétranglée.Chubsinclinaaumaximumledossierdesonsiège,pourpouvoirpasseràl’arrière,etLiampritsa

place.—Parcequ’ilnevoitrienau-delàd’unmètrecinquante,répondit-ilenbaissantsavitre.Crois-moi,

ilnefautpasqu’ilprennelevolant.Maintenant,piedauplancher!J’obéis.Lavoiturepritbrusquementde lavitesseetmagorgese serra.Lespneuschuintèrent sur

l’asphaltemouillé.Liamsepenchaàl’extérieur,appuyésurlapartieinférieuredelafenêtre.—Plusvite!dit-il.Ilpleuvaittrèsfort,maisjevoyais,danslabrume,lespharesdu4×4serapprocher.Onroulaitsi

vitequelevolantvibrait,tressautaitsousmesdoigts.J’étouffaiuncridedécouragementetlevailepied,maisLiamprotesta.

—Non,continue!—Lee,ditChubs,tassésursonsiège,c’estdingue…Qu’est-cequetufais?Ilétait resté sisilencieuxque j’avaispresqueoublié saprésence.Lesyeuxrivéssur l’aiguilledu

compteur–centvingt,centtrente,centquarante–,jenepensaispasàgrand-chose.Puiscefutl’apocalypse.Il y eut un vacarme horrible – une véritable explosion –, le monospace dérapa et le volant

m’échappa.—Redresse!criaLiam.Redresse!—Merde!Maceinturede sécuritéme coupa le souffle,mais je réussisà reprendre le contrôle duvolant,à

replacerlemonospacesursatrajectoire.L’arrièredérapadansunjaillissementd’étincelles.Onfonçaitànouveauendirectiondu4×4.

—Continue…Net’arrêtepas!criaLiam.Maislepneu,pensai-je,lesmainscrispéessurlevolant.Lepneu…ChubsavaitsaisilesjambesdeLiam,quirisquaitdepasserparlavitreouverte.—Lâche-moi!dit-ilsèchement.C’estbonmaintenant!Jenecomprispascequ’ilvoulaitdire,puisvissoudainunarbresurgirdelaforêtetbarrerlaroute

au4×4,guidéparLiamd’unsimplemouvementdelamain.Concentré sur notre monospace, Rob n’eut pas le temps d’esquiver la trajectoire de l’arbre. Je

tournaifrénétiquementlevolantetparvinsàcontournerl’obstacle.J’entendisunfracasdeverrebriséetdemétalfracassé.Quandjejetaiuncoupd’œildanslerétroviseurextérieur,le4×4étaitsurleflancetfumait.L’arbreroulaittoujourssurlachaussée.

—Qu’est-cequetuasfait?criai-jepourcouvrirlegrondementdelapluie.Jecroyais…Chubsrépondit,blême:—Tuascompris,maintenant?Ilsn’auraientpasrenoncé.Liamréintégral’habitacle,s’assitetpoussaunlongsoupir.Sescheveuxétaientdresséssursatête.—Bon,dit-ild’unevoixferme,ilsontfaitéclaterunpneuarrièreetturoulessurlajante.Continue

enralentissant.Sorsàlaprochainebretelle…Mamâchoireétaitsicrispéequ’ellemefaisaitmal.—Çava,Zu?demanda-t-il.Lapetitefillelevalespouces.Sesgantsjaunesétaientlaseuletachedecouleurdansl’habitacle.—Moiaussi,çava,merci,ironisaChubs.

Seslunettesétaientdetraverset il lissasachemisebleue.Puisilsepenchaetfrappal’arrièreducrânedeLiamduplatdelamain.

—Tusaisquetuescomplètementgivré?Tuasuneidéedecequiarrivequandonestéjectéd’unvéhiculeàgrandevitesse?

— Non, répondit Liam,mais j’imagine que ce n’est pas joli et une gamine de onze ans n’a pasbesoindelesavoir.

Elleaonzeans?Jem’étaistrompéedeplusieursannées.—Tulalaissessurlatrajectoiredesballes,maislaréalitérisquedelachoquer?Chubscroisalesbras.Liamremontaledossierdusiège.Quandils’appuyacontrelui,ilgrimaçaitetserraitlespoings.Il

avaituneentailleau-dessusdel’œil.Dusanggouttaitdesonmenton.À travers la pluie, un panneau indicateur vert apparut. Peu importaient le nom de la ville et le

numérodelasortie.Jevoulaism’arrêteretneplusconduire.Moncorpstoutentierétaitengourdi,épuisé,quandjelâchail’accélérateur.Lemonospacenégociala

courbedelabretellepresquesansinterventiondemapartet,arrivésurlaroute,s’arrêtadelui-même.Jeposaiunemainsurmapoitrinepourm’assurerquemoncœurnes’étaitpasarrêté.

Liamtiralefreinàmain.—Tut’esbiendébrouillée,dit-il.Lecalmedesavoixm’étonna.Maisiln’apaisapasleserpentfurieuxquis’étaitenrouléautourde

monestomac.Jeluidonnaiuncoupdepoingsurlebras.Fort.—Çan’arienàvoiraveclabicyclette,connard!Ilmedévisagea,leslèvrestremblantes.Suzumeéclataderire,longsspasmesquilafirentrougiret

lui coupèrent le souffle. Pendant quelques secondes, eux seuls couvrirent le bruit de la pluie… puisChubssepritlatêteentrelesmainsetpoussaunlonggémissement.

—Pasdedoute,ditLiamenouvrantsaportière,tuastaplaceici.LapluieavaitlaissélaplaceàlabruinequandLiamallas’occuperdupneuarrière.J’étaisrestéeau

volant,parcequejenesavaispascequ’onattendaitdemoi.Lesdeuxautresétaientdescendusàsasuite,Suzumeallantàl’arrièreavecLiam,Chubsdansladirectionopposée.Àtraverslepare-brisefendu,jeleregardaigagnerunpanneauindiquantlaroutedelaforêtdeMonongahela.Quelquesinstantsplustard,ilsortit un livre de sa poche revolver et s’assit au bord de la chaussée. Un peu jalouse, je plissai lespaupièrespourvoirletitre,maisunepartiedelacouvertureétaitdéchiréeetsamaincachaitlereste.Jenesaispass’illisaitvraimentous’ilfixaitletexteaveccolère.

Si lespanneauxindicateursdisaientvrai, jem’étaisarrêtéeàSlatyFork,enVirginie-Occidentale.Cequej’avaisprispouruneroutesecondaireétaitenréalitélanationale129,enpleinecambrousse.SiMarlintonavaitperduseshabitants,SlatyForkn’enavaitapparemmentjamaiseu.

Jegagnail’arrièredumonospace.Mesmainstremblaienttoujours,àcausedel’adrénalinecourantencoredansmesveines.LesacàdosnoirqueRobetCatem’avaientdonnésetrouvaitsurlabanquettearrière,sousdesjournauxetunvaporisateurvidedenettoyantpourvitres.

J’époussetai le sacà dos et le posai prèsdemoi.Le journal froissé avait plusde trois ans.Unedemi-pageétaitconsacréeàunenouvellecrèmepour levisage très intelligemmentbaptisée :Jeunesseéternelle.

Jetournailapageetjetaiuncoupd’œilsurlesinformations.Jeparcourusunéditorialdéfendantlescamps de réhabilitation et fus plus amusée que vexée d’être considérée comme une « bombe àretardement mutante ». Un bref article mentionnait des émeutes dues, selon le journaliste, à «

l’aggravation des tensions entre les gouvernements de l’Ouest et de l’Est à propos de la nouvellelégislationsurlecontrôledesnaissances».Danslasecondemoitiédelapage,aprèslerécitsansintérêtdupremieranniversaired’unegrèvedescontrôleursdetrains,setrouvaitunportraitdeClancyGray.

«LefilsduprésidentassisteauprocèsdelaLiguedesenfants»,indiquaitletitre,au-dessous.Deuxou trois lignesme suffirent pour comprendre : le présidentétait trop lâche pour sortir de sa cachette,aprèsunetentatived’assassinat,etchargeaitsonfilsdusaleboulot.QuelâgeaClancy,maintenant?medemandai-je.LesphotosdeThurmondétaientidentiquesàcelle-cietjemel’étaistoujoursreprésentéàonzeoudouze ans.Mais… il devait bien avoir dix-huit ans,maintenant.Presqueunvieillard, demonpointdevue.

Dégoûtée, je jetai le journal et reprismon sacà dos. Il contenait desvêtements, d’aprèsRob.Sic’étaitvrai,j’allaimedébarrasserdéfinitivementdemonuniformedeThurmond.

Unechemiseblanche,unjean,unblousonàcapuche.Çam’allait.Lescoupsfrappésàlavitremefirentsursautersifortquejefaillismemordrelalangue.Levisage

tendudeLiamapparut.—Tupeuxm’apportercesvêtements?Ilfautquejetemontrequelquechose.Dèsquesonregards’étaitposésurmoi,moncorpstoutentiers’étaitraidi.Unvaguegoûtdesang

danslabouche,jedescendisparlaportecoulissanteetregardailemonospace.Levéhiculeétaitenplusmauvaisétatquequelquesdizainesdeminutesplustôt…commeunevoitureminiaturequ’onauraitjetéedans l’évier alors que le broyeur tournait. Je suivis du bout des doigts la trace d’une balle sur lacarrosserie.

Liam était à genoux près de Zu, qui tenait la roue de secours, et manœuvrait le cric, soulevantl’arrière droit dumonospace.Àmon arrivée,Liam tendit lesmains ; les boulons se dévissèrent, puistombèrentsurlesoldevantlui.

Bleu,pensai-je.LiamestunBleu.Etlesautres?—Bon,dit-ilensoufflantsurunemèchedecheveuxblondstombéedevantsesyeux.Sorslachemise

blanchequetuétaissurlepointdemettre.—Je…Jenemechangeraipasici,protestai-je.Illevalesyeuxauciel.—Vraiment?TutesouciesdepudeuralorsquelesagentsdelaLigueserontsurnotrepistedans

quelquesheures?Lespriorités,Verte.Sorslachemise.Jeledévisageai,sansvéritablementsavoircequejecherchaisàvoir.—Palpelecol,repritLiam.Tutrouverasunepetitebosse.Ilavaitraison.Ellen’étaitpasplusgrossequ’unpetitpois.—Chubsarangésapetitetroussededemoisellesouslesiègeavant.Situveuxportercettechemise,

ilfautôterletraceur.La« troussededemoiselle»étaitunétuicontenantdufil,desciseauxetunmorceaudebroderie.

Surunrectangledetissu,on–Chubs?–avaitbrodéuncarrénoirparfait.Jeleregardai,passaiundoigtsursasurfacelégèrementsaillante.

— Tu as sûrement intérêt à ôter ton uniforme, reprit Liam, mais vérifie aussi le pantalon et leblouson.Jeneseraispasétonnéqu’ilyenaitplusd’un.

Ilavaitunenouvellefoisraison.Jetrouvaiuntraceurdanslaceinturedujean,undansl’ourletdublouson,untroisièmecollésur labouclede laceinture…quatre traceurs,plusceluiqu’onavaitcousudansladoubluredusacàdos.

Liamremplaçatrèsrapidementlaroue.Zul’aidaàrevisserlesboulonsetfitdescendrel’arrièreduvéhicule.Puisellerangealesoutilsdanslecoffre.

—Donne,dit-ilentendantlamain.Jevaism’enoccuper.J’hésitaipuisluitendislestraceurs.Illeslaissatombersurlachausséeetlesécrasasousletalonde

sachaussure.—Jenecomprendspas,dis-je…Mais,enfait,si.Ilavaitsansdouteététrèsdifficiledemefaireévaderetilleurfallaitsavoiroùme

trouversij’étaiscapturéeouséparéed’eux.Liam tendit la main vers moi et je reculai brusquement, prise de panique parce qu’il allait me

toucher.Samainpassaentrenous,maisjesentislachaleurdesapaume,surmonépaule,commes’ilyavaiteucontact.Jecroisailesbras,l’angoisseetlaculpabilitémenouantl’estomac.

Tuteconduiscommeunegaminedecinqans,mereprochai-je.Cesse.Cen’estqu’unautrejeune.—On racontebeaucoupdemensonges au seinde laLiguedes enfants, dit-il, le plusgraveétant

qu’onestlibre.Ilsparlentd’amour,derespect,defamille…Àmonavis,lesfamillesneposentpasdetraceurs sur les vêtements de leursmembres et ne les envoient pas là où ils risquent de se faire tirerdessusoutuerdansuneexplosion.

—Maisonn’avaitpasbesoinde les tuer,protestai-jeenserrantconvulsivement lescourroiesdusacàdos.Ilyavaitunautrejeunedanslavoiture.Martin.Il…ilneméritaitpasde…

—Tuveuxdire…,marmonnaLiamenessuyantsesdoigtscouvertsdecambouisetdeterresursonjean,dugenre…

Ilécartalesmainsenungestereprésentant,j’imaginai,lacorpulencedeMartin.—Cetype?demanda-t-il.J’acquiesçai.— L’arbre ne les a pas vraiment touchés, dit Liam, appuyé contre la porte coulissante du

monospace.Ilssontsansdoutetoujoursenvie.Ilm’entraînajusqu’àlaportièredupassageretsifflapourattirerl’attentiondeChubs.J’entendisZu

remonterdansBlackBetty.— Écoute, reprit-il, ils ont tous un traceur. Je suis sûr qu’un autre agent de la Ligue viendra

rapidement leur porter secours. Tu peux retourner là-bas, si tu veux, ou on peut te conduire à la gareroutière,commepromis.

J’avaistoujourslesbrasballantsetmonvisagerestaneutre,maisjeneparvinspasàletromper.Ilperçutmaculpabilitécommesitousmestraitsl’exprimaient.

—Ledésirdevivretavie…,ajouta-t-il,nefaitpasdetoiunemauvaisepersonne.Jeregardaialternativementsonvisageet la route,plus troubléeque jamais.Jenecomprenaispas

pourquoiilvoulaitm’aideralorsquedeuxautrespersonnescomptaientdéjàsurlui.Pourquoivoulait-ilmeprotéger?

Liamouvritlaportièrearrière,montralesiègevidedelatête.MaisChubstenditlebrasetclaqualaporte.

—Chubs!protestaLiam.—Pourquoi,demandaChubs,étais-tuaveclaLiguedesenfants?—Uneminute, intervintLiam.Onaconvenudenepasposerdequestionsetdenepasdonnerde

réponses.Ruby,tu…—Non,contraChubs.C’est toiquiaspriscettedécision.ToietSuzume.Sicette filledoitnous

accompagner, je veux savoir qui c’est et pourquoi des déments armés nous ont poursuivis pour lareprendre.

Liamcéda,levalesmains.—Je…

Ilmesemblaquetoutcequejepourraisdireleurferaitl’effetd’unmensonge.Matêteétaitvide;j’étaispresquetropépuiséepourréfléchir.

—J’étais…Lesyeuxbrillants,Zum’encouragead’unhochementdetête.— J’étais un des messagers de la Tour, bredouillai-je. J’ai vu les codes d’accès de serveurs

informatiquesque laLigueveutpirater. J’aiunemémoirephotographique ; leschiffreset lescodesnepeuventpasmerésister.

J’enavaissansdoutefaittrop,maisçamarcha.—Ettonami?Quelestsontruc?Plusilsmefixaient,plusilm’étaitdifficiledecachermanervosité.Reprends-toi,Ruby.—Martin?dis-jed’unevoixquimeparutstridente.J’aifaitsaconnaissancehier.Jenesaisriensur

lui.Jeneluiaipasposédequestions.J’auraisaimétoutignorerdeMartin.Chubsfrappaleflancdumonospaceduplatdelamain.—Nemedispasquetucroisça,Lee.Quandons’estévadés,onconnaissaittoutlemonde.Évadés?Ilss’étaientenfuis?Lastupéfactionmelaissasansvoixpendantquelquesinstants,puisje

demandai:—Vraiment?Lestroismilleautres?Lesgarçonsfirentunpasenarrière.—Ilyavaittroismillejeunesdanstoncamp?s’étonnaLiam.—Pourquoi?dis-je,agacée.Combienétiez-vous,danslevôtre?—Troiscents,toutauplus,réponditLiam.Tuessûre?Troismille?—Bon,onnenousdonnaitpaslenombreofficiel.Ilyavaitunecentainedebaraquementsabritant

chacuntrenteinternés.Nousavonsmêmeétéplusnombreux,maislesRouges,lesOrangesetlesJaunesontététransférés.

Liamn’enrevintpas.Ilpoussauncriétranglé.—Bonsang,finit-ilpardire.Quelcampétait-ce?—Çaneteregardepas,répondis-je.Jenetedemandepasoùtuétais.—OnétaitàCaledonia,dansl’Ohio,réponditChubssanstenircompteduregardacérédeLiam.On

étaitlogésdansuneécoleélémentaireabandonnée.Ons’estévadés.Àtoi.—Pourquoi?PourquetumedénoncesaupostedeFSPleplusproche?—Ouais,parcequ’onpourraittranquillementpousserlaportepoursignaleroùont’avue.Auboutd’unmoment,jesoupirai.—Trèsbien.J’étaisàThurmond.Untrèslongsilencesuivitcetaveu.—Vraiment?demandaLiam.Thurmond-la-maison-de-fous,avecsesfranken-jeunes?—Ilsnefontplusd’expériences,dis-je,bizarrementsurladéfensive.—Non,je…je…,bredouillaLiam,cherchantsesmots.Jecroyaisqu’iln’yavaitplusdeplace,tu

vois?C’estpourçaqu’onnousaconduitsdansl’Ohio.—Tuavaisquelâgeà tonarrivéeaucamp?demandaChubssuruntonneutre,maisl’expression

tristedesonvisagenem’échappapas.Tuétaistrèsjeune,hein?—J’avaiseudixanslaveille.LiamsifflaetjemedemandaiquellesinformationssurThurmondavaientfiltrépendantmonséjour.

Etquiétaitresponsabledesfuites…D’anciensFSPyayantétéaffectés?Etsidesgenssavaient,pourquoin’étaient-ilspasvenusànotresecours?

—Combiendetempsavez-vouspasséàCaledonia?—Suzumeenvirondeuxans.J’ysuisrestédix-huitmoisetLeeunpeuplusd’unan.—C’est…Unepetitevoix, enmoi, souffla :C’est tout ?Mais je savais en fait très bien que peu importait

combiendetempsduraitl’internement,uneannéeouunjour…Uneminutedansundecescampssuffisaitpourbriserquelqu’un.

—Ettuasquelâge?Seizeans?Dix-sept?—Jenesaispas,répondis-je,etcetaveum’obligeaàm’appuyercontreleflancdumonospace.Je ne le savais vraiment pas avec certitude. D’après Sam, six ans avaient passé, mais elle se

trompait peut-être.ÀThurmond, notrenotiondu tempsétait différente ; je percevais les saisons,maisj’avais renoncéà compter les jours. Jegrandissais, je savaisque jevieillissaisd’unanchaquehiver,mais…çanemesemblaitpasimportant.

—Enquelleannéeest-on?Chubslevalesyeuxauciel.Ilouvritlabouche,maislafermaaprèsavoirregardéattentivementmon

visage.Jenesaispasquelleétaitmonexpression,maisellechassasonexaspérationendeuxsecondes.Sesyeuxsedilatèrentetjecrusyliredelapitié.

EtLiam…Sonvisageparuts’affaisser.Mes cheveux se dressèrent surmanuque,mes doigts tirèrent sur le tissu demonuniforme. Je ne

voulais absolument pas–enaucun cas– que des inconnus aient pitié demoi. Les regrets balayèrentl’angoisseetlapeur.J’auraisdûgarderlesilence;j’auraisdûmentirouesquiverlaquestion.QuellequesoitlafaçondontilsimaginaientThurmond,quoique,seloneux,j’aiepusubir,j’étais,àleursyeux,unevictime.Jelevissurleursvisages,etleurnaïvetémefitplusmalquetoutlereste.Ilsavaientaccueilliunmonstreencroyantquec’étaitunesouris.

—Seizeans,donc,dis-jequandLiameutconfirmél’année.Samavaitraison,finalement.Quelquechosemetracassait.—Oncréeencoredescampspouryenfermerlesenfants?— Non, répondit Liam. Les plus jeunes – ceux qui ont l’âge de Zu – ont été les plus durement

touchés. Les gens ont pris peur, le taux de natalité a chuté et le gouvernement a tenté d’interdire lesnaissances.Ceuxqu’onenvoiedanslescamps,maintenant,sontenmajoritécommenous:ilsn’ontpasétérepéréspendantlesrafles,oubienilssesontcachés.

J’acquiesçaietréfléchis.—ÀThurmond,intervintChubs,est-cequ’ils…— Jecroisqueçasuffit,coupaLiam,enrouvrant laportièredumonospace.Ellea réponduà tes

questions,onaréponduauxsienneset,maintenant,ilfautqu’onparte.Zumontaet,sansregarderlesgarçons,jelasuivispuisgagnailabanquettedufond,oùjepourrais

m’allongeretéviterdenouvellesquestionsgênantes.Chubss’assitsurlesiègedupassageretm’adressaundernierregard.Seslèvresétaientsiserrées

qu’ellesavaientperduleurcouleur.Finalement,ilsepenchasurlelivreposésursesgenouxetfitcommesijen’étaispaslà.

BlackBetty rugit quandLiam accéléra, et ses vibrations se transmirent à toutmon corps.Ce fut,pendantlongtemps,leseulbruit.

Il pleuvait toujours et la lumière était grise. Les vitres étaient couvertes de buée et, pendant uneminute,jenefisqueregarderlapluie.Despharesapparaissaient,au-delàdupare-brise,maislesoirnetombaitpas.

Chubsfinitparallumerlaradioetonentenditunreportagesurlacrisedugazetlesforagesqu’elleentraînaitenAlaska.Si jen’avaispasdéjàétéàmoitiéendormie, lavoixmonotoneetsanshumourduprésentateurm’auraitplongéedanslesommeil.

—Hé,Ruby,criaLiam.Tuasunnomdefamille?J’eusenviedementir,demefairepasserpouruneautre,maisçamesemblamal.Mêmesi jeme

confiaisàeux,ilsm’oublieraienttrèsvite.—Non,répondis-je.J’avaisunnuméroetleprénomhéritédemagrand-mère.Leresteétaitsansimportance.Liamreportasonregardsurlepare-brise,tambourinasurlevolantduboutdesdoigts.—Pigé.Jem’allongeai,lesmainssurlevisage.Jefinisparm’endormiralorsquelesnuagessedissipaient,

dévoilant le bleu du ciel. Comme la pluie avait cessé, j’entendais la chanson diffusée par les haut-parleursetlavoixgravedeLiamquichantait.

Dix

Chubs me réveilla. Une petite tape sur l’épaule, comme s’il ne pouvait pas se résoudre à metoucherassezlongtempspourmesecouer,maiscefutsuffisant.J’étaisrecroquevilléecommeunecrevettesurunsiège,etjesursautaisifortaucontactdesamainquejemecognailatêtecontrelavitre.Pendantunbrefinstant,jenepusmerappeleroùj’étais,nimêmecommentj’yétaisarrivée.

LevisagedeChubs,unsourcillevé,passadansmonchampvisuel.Puistoutmerevintenmémoire,commeuncoupdepoing.

Merde,merde,merde,pensai-jeenrepoussantmescheveuxderrièremesoreilles.Jevoulaisseulementfermerlesyeuxpendantquelquesminutes…Quisaitcombiendetempsj’avais

dormi?Longtemps,àenjugerparl’expressiondeChubs.—Tunetrouvespasquetuasassezroupillé?dit-ilencroisantlesbras.La réalitéde la situationme frappa immédiatement, commeuncoupdans les côtes. J’étais restée

sansdéfenseparmidesinconnus…tellementsansdéfense,enfait,queChubsavaitpuposerlamainsurmonépaule.Jemedemandais lequeldenousdeuxavaiteu leplusdechance,auboutducompte : lui,parce que le contenu de son cerveau n’avait pas été effacé, oumoi, pour avoir de nouveau évité unecatastrophe.J’étaisstupide.Àlasecondemêmeoùilsapprendraientcequej’étais,ilsmechasseraient.Oùmeretrouverais-je?Àpropos…

—Oùsommes-nous?demandai-jeenm’asseyant.Oùsontlesautres?Assissurundessiègesdelarangéecentrale,Chubslisaitlelivreposésursesgenoux.—PrèsdelajoliepetitevilledeKingwood,enVirginie-Occidentale.LeeetSuzumesontallésvoir

quelquechose.Sansm’enrendrecompte,jem’étaispenchéepourtenterdevoircequ’illisait.Jen’avaispasvude

livredepuisdesannées.Maisà l’instantoùmonépauleeffleura la sienne,Chubs ferma levolume, setourna vers moi et me foudroya du regard. Je me rappelai que, malgré ses lunettes trop petites et latroussededemoisellecachéesouslesiège,ilétaitpeut-êtrecapabledemetuersansmêmemetoucher.

—J’aidormicombiendetemps?—Unejournée,réponditChubs.Legénéralveutquetutelèvesetquetuteprésentesaurapport.Il

estd’humeuràallerdel’avant.Tun’esqu’uneVerte,maisilveutquetuparticipes.Jechoisissoigneusementlesmotsquej’allaisprononcer,sanstenircomptedel’expressionsatisfaite

desonvisage.Ilpouvaitcroirecequ’ilvoulait,siçal’arrangeait.Ilétaitplusintelligentquemoi;aucundoutelà-dessus.Ilavaitsansdoutefréquentél’écolebeaucouppluslongtemps,ludescentainesdelivres

etmêmeétudiélesmathématiques.Maismêmesi,faceàlui,jemesentaispetiteetstupide,ilsuffisaitquejeletouchepourpouvoirlirelecontenudesoncerveau.

—LiamestunBleu,hein?dis-je.Zuettoiaussi?—Non.Ilfronçalessourcils,hésitaunlongmomentavantdereprendre:—SuzumeestJaune.Jemeredressai.—IlyavaitdesJaunesdansvotrecamp?Chubsgrogna:—Non,Verte.Jementais…Oui,ilyavaitdesJaunes.Maiscen’étaitpaslogique…SiThurmondavaittransférélesJaunes,pourquoilesautrescampsne

l’avaient-ilspasfaitaussi?—Est-ceque…J’hésitai,medemandantcommentposerlaquestion.QuandSuzumem’avaittiréedanslemonospace,

j’avaiscruqu’elleétaitsimplementtimideetnerveusefaceauxinconnus.Mais,depuisquej’étaisaveceux,ellen’avaitpasditunmot.Niàmoi,niàChubs…nimêmeàLiam.

—Est-cequ’ils…ontfaitsubiruntraitementparticulierauxJaunes?L’ambianceneseraitpasdevenueplusélectriquesij’avaisplongéunfildénudédansunebaignoire

pleined’eau.Chubssetournabrusquementversmoi,levalesbrasetlescroisa.Leregardqu’ilm’adressapar-

dessusseslunettesauraitpumetransformerenstatue.—Cela,répondit-ilenarticulant,sansdoutepours’assurerquejecomprendraisbien,neteregarde

pas.Jelevailesmains,reculai.—As-tupenséàcequirisquaitdeluiarriver,quandtul’assuivie?insista-t-il.Jesuissûrquetu

n’asmêmepasenvisagéquetesamisen4×4vertn’auraientpashésitéàl’enlever.—Lesgensen4×4vert…Laportières’ouvritetjemetus.Chubspoussaunesortedeglapissementetseréfugiasurlesiègedu

passager.Quandilsecalma,sesyeuxétaientpresqueaussiécarquillésqueceuxdeZu,quilefixait.—Nefaispasça!hoqueta-t-il,lesmainssurlapoitrine.Préviens,d’accord?Zusetournaversmoi,levaunsourcil,etjefisdemême.Quelquesinstantsplustard,elleparutse

souvenirdelaraisondesavenueet,d’undesesgantsjaunevif,nousfitsignededescendre.Avecunsoupirexaspéré,Chubsdétachasaceinture.— Je lui ai dit que c’était du temps perdu. Ils ont parlé de la Virginie, pas de la Virginie-

Occidentale…Ilsetournaversmoi.—Àpropos,ajouta-t-il,ce4×4étaitmarron.Quellemémoirephotographique!J’avaisuneexplicationsurleboutdelalangue,maisilm’adressaunregardentendu,puisclaquala

portièrederrièrelui.Je descendis du monospace et suivis Zu. Les pieds dans la boue et les hautes herbes jaunes

malingres,jejetaiuncoupd’œilautourdemoi.Unegrandepancarteenboisindiquait:CAMPINGD’EASTRIVER,maisiln’yavaitpasderivièreetce

n’étaitassurémentpasuncampingordinaire.Jeme sentais de plus en plus nerveuse à mesure que nous nous éloignions dumonospace. Il ne

pleuvaitpas,maismapeauétaitmoiteetfroide.Nousétionsentourésdecarcassesbrûlées,blancheset

couleurd’aluminium,demobil-homesetdecamping-cars.Leflancarrachéoucalcinédecertains,parmiles plus gros, dévoilait des cuisines et des salles de séjour intactes, quoique trempées par la pluie,infestéesd’animauxetdefeuillespourrissantes.C’étaitcommelafossecommunedeviespassées.

Lescontre-portesétaientvoiléesouarrachées,lespneusdeplusieurscamping-cars,crevés,maisilrestaitdesvestigesdevie.Desphotosdefamillesheureuses,souriantes,étaientaccrochéesauxcloisons,unehorlogecomptaitencorelesheures,descasserolesétaientrestéessurlescuisinières,unebalançoiresedressait,intacteetsolitaire,auloin.

Quandlapluiesemitàtomber,ellefitunbruitcristallinsurlescarrosseriesmétalliques.Jereculaid’unbondlorsquelaported’unmobil-homesedétacha,justedevantnous.Zusecontentadesauterpar-dessus,puismemontraChubsetLiamqui,unpeuplusloin,parlaient.

JenereconnuspastoutdesuiteLiam.Ilportaitunsweat-shirtbleuàcapuche,soussonblouson,etune casquette desRedskins. Je ne sais pas où il avait trouvé les lunettes d’aviateur qui cachaient unebonnepartiedesonvisage.

—…Jet’avaisprévenu,disaitChubs.— D’après eux, c’était à la limite est de l’État, protesta Liam. Et ils parlaient peut-être de la

Virginie-Occidentale…—Oubienilssefoutaientdenous,coupaChubs.Sans doute nous entendit-il arriver, parce qu’il sursauta et se retourna.À l’instant où son regard

croisalemien,sonvisageprituneexpressionhostile.—Salut,jeunefille,criaLiam.Tuasbiendormi?Zumedépassa.Un fardeau invisible alourditmonpasquand je les rejoignis. Je croisai lesbras,

trouvailecouragededemander:—Oùsommes-nous?Liamsoupira:—Onespéraitquec’étaitEastRiver.Enfin,l’EastRiver.—C’estenVirginie,dis-je,lesyeuxfixéssurmeschaussures.Danslapéninsule.Ellesejettedans

labaiedeChesapeake.—Merci,professeur,ironisaChubsensecouantlatête.Ils’agitdel’EastRiverdel’Insaisissable.—Hé, intervint sèchement Liam.Du calme,mon pote.On n’était pas au courant, nous non plus,

quandonétaitaucamp.Chubscroisalesbrasetluitournaledos.—Ouais,bon.—Dequoiparlez-vous?Liamreportasonattentionsurmoi;aussitôt,jemetournaiversZu,quiparuttroublée.Reprends-toi,

medis-je.Arrête!Jen’avaispaspeurd’eux,mêmepasdeChubs.Peut-êtreunpeu,quandjepensaisqu’ilmeserait

très facile de détruire leur vie ou imaginais leur réaction horrifiée s’ils apprenaient ce que j’étaisvraiment.En leurprésence, jene savais tout simplementniquoidireniquoi faire.Mesgestes etmesparolesmesemblaientinadaptés,exagérésousecs,etjecommençaisàmedemandersiceshésitationsetcesmaladressesdisparaîtraientunjour.Ilmesemblaitdéjàquej’étaislecombledelamonstruosité,etjen’avaispasbesoinqueviennes’yajouter laconvictiond’être incapabledecommuniquernormalementaveclesautres.

Liamsoupiraetsegrattalanuque.— Des jeunes de notre camp nous ont appris l’existence d’East River. Théoriquement –

théoriquement, j’insiste –, c’est un endroit où tous ceux qui sont en liberté peuvent aller vivre.

L’Insaisissableledirige,peutétablirlecontactaveclesfamillessansalerterlesFSP.Ilyaàmanger,deslogements,enfintoutcequ’ilfaut.Leproblème,c’esttrouvercettecommunauté.Onsaitseulement,grâceàdesBleuspeucoopératifsrencontrésdansl’Ohio,qu’elleestinstalléedanscetterégion.C’estlegenredechose…

—Dontonnedoitpasparler,terminai-je.Maisquiestl’Insaisissable?Liamhaussalesépaules.—Personnene le sait.Ou… ceuxqui le saventneparlentpas.Maiscequ’on racontesur luiest

incroyable.LesFSPl’ontsurnomméainsiparcequ’illeurauraitéchappéquatrefois.Jefussiébahiequejenetrouvairienàrépondre.—Jemetrouvaisminable,jusqu’aujouroùj’aientendudesrumeursàsonpropos,ajoutaLiamen

frissonnant.Ilparaîtquec’est…unOrange.Cemotmefitl’effetd’uncoupdetonnerreetmeparalysa.Liamcontinuadeparler,suruntonmoins

chargédedégoût,maismesoreillesbourdonnaientetjen’entendispas.Jenecomprispas.L’Insaisissable,capabled’aiderlesjeunesàrentrerchezeux,s’ilsavaientencoreunfoyeretdes

parentssesouvenantd’eux,prêtsàlesaccueillir.S’ilspouvaientretrouverleurvied’avantlecamp.Et,peut-être,undesderniersOranges.Je fermai lesyeuxetpressaimespaumessurmespaupières. Jenepouvaispasbénéficierdeson

aide, pas de la même façon que les autres. Même si je parvenais à contacter mes parents, ils nerecevraientpasàbrasouvertsune fillequ’ilsconsidéraientcommeune inconnue. Ilyavaitmagrand-mère,maisj’ignoraisoùellesetrouvait.Jen’étaismêmepassûrequ’elleseraitheureusedemerevoir,entoutcasautantquejeleserais.

—Pourquoiavez-vousbesoindel’aidedecetype?demandai-je,luttantcontrelevertige.Vousnepouvezpassimplementrentrerchezvous?

—Réfléchis,Verte,ditChubs.OnnepeutpasparcequelesFSPsurveillentsûrementnosparents.Liamsecoualatêteetôtaenfinseslunettes.Ilsemblaitépuisé:sesyeuxétaientcernésetgonflés.—Iltefaudraêtretrèsprudente,d’accord?Tuveuxvraimentquejetedéposeàlagareroutière?

Parcequ’onseraitheureux…—Non,coupaChubs.Absolumentpas.Ellenousadéjàfaitperdretropdetempset,enplus,c’està

caused’ellequelaLiguenouspourchasse.Jeressentisunevivedouleuràlapoitrine,justeau-dessusducœur.Ilavaitraison,bienentendu.La

meilleuresolutionétaitdemedéposeràlagareroutièrelaplusproche.Évidemment, tout comme eux, j’avais envie, ou besoin, de trouver cet Insaisissable.Mais je ne

pouvais pas demander à rester. Je ne pouvais m’imposer plus longtemps, ni risquer de m’introduireaccidentellement en eux et de les détruire. Si la Ligue nous rattrapait et les capturait, je ne me lepardonneraisjamais.Jamais.

Sijevoulaistrouverl’Insaisissable,jedevraismedébrouillerseule.Jemeferaispeut-êtreàl’idéedevivrechaquejoursanspersonneàmescôtés,jeseraispeut-êtresoulagéedeneplusrisquersanscessedepénétrerdansl’espritdesautres.Maisjen’enavaispasenvie.Jenevoulaispasmarcherseulesouslecielgris,lefroidhumides’insinuantsousmapeau.

—Donc,dis-jeenregardant,lespaupièresplissées,lemobil-homeleplusproche,cen’estpasEastRiver.

—Ça l’a peut-être été, répondit Liam. Il est possible qu’ils se déplacent de temps en temps. Jen’avaispasvraimentréfléchiàça.

—Ou,grognaChubs,lesFSPlesontarrêtés.C’étaitpeut-êtreEastRiver,maisEastRivern’existeplusetilvafalloirqu’onsedébrouilleseulspourremettrelalettredeJack,maisonn’yarriverajamais,

àcausedeschasseursdeprimes,etonvaseretrouverdansuncamp,maiscettefois,ils…—Merci,coupaLiam,pourcesproposaussioptimistesqu’encourageants.—Jepourraisavoirraison.Tudoislereconnaître.—Maistupourraisaussiavoirtort,réponditLiamenposantunemainrassurantesurlatêtedeZu.

Detoutefaçon,maintenant,lasituationestcequ’elleest:ons’esttrompés.Voyonssiquelquechosepeutnousêtreutileetreprenonslaroute.

—Enfin!J’enaimarredeperdremontemps.Chubs fourra lesmainsdans sespoches et sedirigeaversmoi.Si je nem’étais pasécartée, son

épauleauraitheurtélamienne.Je le suivis des yeux. Il marchait à grands pas, shootait dans les cailloux et les détritus. Liam

s’immobilisaprèsdemoi,lesbrascroisés.—Neprendspasçapourtoi,dit-il.Monvisageexprimasansdoutel’incrédulité,parcequ’ilajouta:—Bon…D’accord,c’estunsexagénairegrincheuxcoincédanslecorpsd’unjeunededix-septans,

maisilestinsupportableparcequ’ilessaiedeteforceràpartir,c’esttout.Ouais,ehbien,çamarche,pensai-je.— Je sais que ce n’est pas une excuse,mais on est tous stressés et on a tous peur… Ce que je

voudraistefairecomprendre,c’estquetoutecettehostilitévis-à-visdetoinesignifiepasqu’iln’apasboncœur.Situtienslecoup,jetejurequetun’auraspasd’amiplusfidèle.Maiscequiarrivera,surtoutàZu,sionestrepris,leterrifie.

Je levai la tête, mais Liam s’éloignait déjà en direction d’une rangée de mobil-homes délabrés.Pendantuneseconde,j’eusuneenviefolledelesuivre,maisjevisZuducoindel’œil.Elleentraitetsortaitdesmobil-homes,sedressaitsurlapointedespiedspourregarderparlesfenêtresdescamping-cars,allamêmejusqu’àpénétrerenrampantdansunecarcasseapparemmentéventréeparunetornade.Letoitmétallique,presquecomplètementarraché,oscillaitsousl’effetduvent.

Zu avaitmis la capuche de son sweat-shirt trop grand, pourtant elle leva sesmains gantées à lahauteurdesonvisage,commepourécarterdesmèchestombéessursesyeux.Çanemeparutbizarrequelorsqu’ellerecommença,puispâlitquandellepritconsciencedecequ’ellefaisait.

MatentativedeconversationavecChubs,danslemonospace,merevintbrusquementenmémoire.—Hé,Zu…,appelai-je.Puisjemetus.Commentluidemandersionavaittentédetrafiquersoncerveausansréveillerdes

souvenirsdouloureux?ÀThurmond,onnerasaitlecrânedesinternésquelorsqu’onvoulaittenterdevoircequisepassait

dansleurtête;çaavaitpresquecessé,àmonarrivée,maislescheveuxdesvictimesdecesexpériencesavaientmis longtempsà repousser. Jem’étaisdemandé sicen’étaitpascequ’elleavait subi… si sonsilenceétaitdûà la rupturedecertainesconnexionsouàdesexpérimentationspoussées trop loinsousprétextedetrouverun«traitement».

—Pourquoit’a-t-oncoupélescheveux?demandai-jefinalement.Je connaissais pleinde filles qui auraient aimé avoir les cheveux courts–moi comprise–mais,

hormisunecoupeannuelle,nousn’avionspasnotremotàdire.LafaçondontZucaressaitsachevelurefantômemontraitqu’elleavaitétédanslemêmecas.

Simaquestionlacontraria,ellenelemontrapas.Elleposalesmainssursatêteetlafrottaavecunegrimaced’inconfortextrême.Voyantquejenecomprenaispas,elleôtaungantetgrattasoncuirchevelu.

—Ah,dis-je.Ah!Tongroupeavaitdespoux.Elleacquiesça.

—Beurk,fis-je.C’étaitlogique,maiscelan’expliquaitpaspourquoiellenepouvaitmerépondre.—Jesuisdésolée,ajoutai-je.Ellehaussalesépaules,sansconviction,puismetournaledosetmontadanslecamping-carleplus

proche.Quandjelasuivisàl’intérieur,laportevacilla,protesta,etsesgondsgrincèrent.Zugrimaçaetje

répondisparunemimiqued’assentiment.Uneodeursucréemaisdésagréableflottaitàl’intérieur.Presquecommedesfruitspourris.

Jecommençaiparleséjour,ouvrisetfermailesportesdesplacards.Lecanapéétaitd’unvioletvifexécrableet,commelapetitetélésuspendueaumurenfacedelui,couvertdepoussièreetdeboue.Iln’yavait,surleplandetravaildelacuisine,qu’unetasse.Lachambreétaittoutaussisommairementmeublée:descoussins,unelampeetunplacardcontenantuneroberouge,unechemiseblancheetpleindecintres.

Jetendaislamainverslachemisequandjel’aperçus.Onl’avaitplacéecontrelepare-briseducamping-car,àlaplacedurétroviseur.Rienn’auraitparu

bizarre,de l’extérieur,etellen’auraitattiré le regardquesion l’avait fixée trèsattentivement.Maisàl’intérieur,àquelquesdizainesdecentimètresd’elle,j’étaisassezprèspourvoirletémoinrougedesabaseetcomprendrequecettecaméraétaitbraquéesurtoutcequipassaitsurlaroute.

EtsijepouvaisvoirBlackBetty,elleaussi.L’appareil était un peu différent de ceux de Thurmond, mais si comparable qu’il appartenait

sûrementàlamêmeorganisation.JemetournaiversZu,quilevalessourcils.—Nebougepas,dis-jeenprenantlaverseuseposéesurlatable.Jetraversailecamping-carentroisenjambées.J’écartaidescartonsvidesetdesdétritusdupiedet

vis,parmiunamasdesacsenplastique,ungantrouge.Troppetitpourunemaind’adulte.Laverseusevolaenéclatsquandjel’abattissurlacaméra.Leverreserépanditsurleplancheretil

nerestaplus,dansmamain,quelapoignée.Laboulenoireétaitintacte,etsonobjectifpivotadansnotredirection.

Ellemarche, pensai-jedansunebrumedepanique, cherchantdesyeuxunobjet susceptiblede labriser.Elleenregistre.

Jenemesouvienspasdel’avoirappelée,maisZus’immobilisaprèsdemoi,fourrantquelquechosesoussonsweat-shirttropgrand.Ellesavaitsansdoute,elleaussi,cequec’était.Sansmelaisserletempsdedireunmot,elleôtaundesesgantsencaoutchoucjauneettenditlamainverslacaméra.

—Ne…!Jen’avaisjamaisvuunJauneàl’œuvre.J’enavaissubilesconséquences,évidemment:surcharges

électriques dans tout le camp, sirène quand les responsables estimaient que l’un d’eux avait utilisévolontairementsonpouvoir.MaisilsavaientquittéThurmonddepuissilongtempsquej’avaisrenoncéàimaginercequ’onpeut ressentirquandonconnaît le langagedesmachines,de l’électricité,etqu’ellesrépondent.

Zu effleura la caméra, qui émit un sifflement strident. Un éclair bleu apparut entre ses doigts etl’enveloppedel’appareil.Cettelignecrépitantes’enroulaautourduplastique,quisedéformaetfondit.

Soudain, toutes les lampes du camping-car s’allumèrent. La télévision émit des parasites et lemoteurdémarra.

Zuremitsongantetcroisalesbras.Ellefermalesyeux,commepourfairecessercedéchaînement.Maisilfallaitpartir.Jegagnailaporte,saisisZuparsonsweat-shirtetl’entraînaidehors.ElletrébuchaitencorequandjelafispivoterverslarouteetBlackBetty.

—Viens,dis-je,l’obligeantànepasralentir.

Toutejoiedevivreavaitdésertésonvisage.—Toutvabien,mentis-je.Ilfautseulementretrouverlesautres.Ilyavaitunecaméradanstouslesmobil-homesdelarangée:jelesrepéraipendantqu’onregagnait

BlackBetty.Ilétaitinutiledelesdétruire.Onnousavaitsûrementdéjàvus.Ilfallaitsimplementfiler,etvite.

Ellessontpeut-êtrevieilles,medis-jepourmerassurerenouvrantlaportièredumonospace.Ellespourraientavoirétéinstalléesilyadesannées,encasdecambriolage.Quisaitoùaboutissentlesimages?Peut-êtrenullepart.

Et,enmêmetemps,moncœursuivaitunepiste totalementdifférente.Ilsarrivent, ilsarrivent, ilsarrivent.

J’eus envie d’appeler les autres, mais ils pouvaient être n’importe où. Je suivis Zu dans lemonospaceetfiscequi,surlemoment,meparutleplussensé:jeposaimapaumesurlecentreduvolantet la stridence duKlaxon réveilla brutalement le paysage endormi.Les oiseaux posés dans les arbress’envolèrent;jecontinuaideklaxonnersurunrythmeplusrapide,plusinsistant.

Chubsapparut,courantdevantunerangéedecamping-cars,puisLiam,quelquesinstantsplustard,quatrerangéesplusloin.Ilsralentirentquandilss’aperçurentquenousétionsseules.LacolèrecrispalevisagedeChubs.

Jebaissailavitreduconducteuretcriai:—Ilfautpartir…toutdesuite!LiamadressaàChubsdesparolesquejenecomprispas,maisilsobéirent.J’étaisaccroupieentre

lessiègesavantquandilsmontèrent.—Qu’est-cequ’ilya?demandaLiam,essoufflé.Qu’est-cequisepasse?Jemontrailemobil-homeleplusproche.—Ilyadescaméras,répondis-jed’unevoixrauque.Partout.Chubsinspiraavecbruit.—Tuenessûre?demandaLiamsuruntoncalme,tropcalme.Jevisqu’ilprenaitsurluitoutenglissantnerveusementlaclédansl’antivol.Les pneus du monospace patinèrent dans la boue quand il passa la marche arrière. Lorsqu’il

accéléra,jefusprojetéeenarrière.—Bonsang,ditChubs. Jen’arrivepasà lecroire.Onestcomme lePetitPoucet?Tucroisque

c’estelle?—Non,réponditLiam.C’estunechasseusedeprimessournoise,maisça…c’estautrechose.—Ellessontpeut-êtrelàdepuislongtemps,suggérai-jealorsquenousarrivionssurlanationale.Larouteétaitdéserteetsedéployaitdevantnous,boucheouverteprêteànousavaler.— Ilsespionnaientpeut-être lesgensquihabitaient ici, ajoutai-je.C’étaitpeut-êtrevraimentEast

River…OubienunpiègetenduauxjeunesquicherchaientEastRiver.—Ouvrel’œil,medit-il,etavertis-moisiquelquechoseteparaîtsuspect.Définis«suspect».Lesrangéesdemaisonsfermées?Unmonospaceavecdesimpactsdeballe?—Jesavaisqu’onauraitdûattendrelanuit,marmonnaChubsentambourinantduboutdesdoigtssur

savitre.Jelesavais.Sicescamérasfonctionnent,ilsontsûrementnotrenumérod’immatriculation.—Jem’occuperaidesplaques,promitLiam.Chubsouvritlabouche,maissetutetappuyalatêtecontrelavitre.—Ilfautguetterl’arrivéedesFSP?demandai-jealorsquenousfranchissionsunpassageàniveau.—Pis,soupiraChubs.Deschasseursdeprimes.

—LesFSPnesontpasasseznombreux,expliquaLiam.MêmechosepourlaGardenationaleetcequ’ilrestedespoliceslocales.Jenecroispasqu’ilsenverrontuneunitéjusqu’ici.Saufs’ilstravaillentavecunchasseurdeprimesinstallédanscecoinperdu,onn’arienàcraindre.

Çamefitl’effetdesdernièresparolesd’unmourant.Chubssetournaversmoi.—Lacaptured’unjeunerapportedixmilledollars,dit-il.Ettoutlemonde,danslepays,estfauché

commelesblés.Onn’apasrienàcraindre.Untrainpassa,auloin,avecungrondementsimilaireàceluiqu’onentendaitjouretnuitàThurmond.

J’enfonçai mes ongles dans mes cuisses et fermai les yeux jusqu’à ce que la nausée soit passée. Laconversationavaitcontinué,maisjenem’enrendiscomptequelorsqueLiamdemanda:

—Çava,Ruby?Jem’essuyailevisage,medemandants’ilétaitmouilléàcausedelapluieousij’avaispleurésans

m’enapercevoir.Jegardailesilenceetregagnailabanquettearrière.Ilss’interrogeaienttoujourssurlemeilleurmoyendetrouverl’Insaisissableetj’auraispeut-êtredûparticiperàlaconversation,maisjenelefispas.Lecampementdel’Insaisissablepouvaitêtren’importeoù,etj’avaisenviedeparticiperàsalocalisation.Jenevoulaispasresteràl’écart.

Mais je ne pouvais pas m’imposer et je devais cesser de mementir. Parce qu’ils risquaient dedécouvrirqueleschasseursdeprimesetlesFSPn’étaientpaslesvraismonstres.Non.Levraimonstreétaitassissurlabanquettedufond.

Pourunefois,iln’yavaitpasdemusique.Cefutlesilence,plusquelaroutedéserteetlescoquillesvidesdesmaisonssaisies,quimerendit

nerveuse.Liamétaitsanscesseenmouvement.Regardattentifsurlespetitesvillesabandonnéesquenoustraversions,coupsd’œilsurlajauged’essence,dansedesdoigtssurlevolant.Àunmomentdonné,ilmeregardadanslerétroviseur.Çaneduraqu’uninstant,maismonestomacsenouacommes’ilavaitpasséundoigtsurlapaumedemamain.

Monvisagerougit,maisquelquechoseenmoiseglaça.Çan’avaitduréqu’unedemi-seconde,pasdavantage,maisleregarddeLiams’étaitassombri.

Chubs,sursonsiège,dépliaitetrepliaitunefeuilledepapier,inlassablement,machinalement.—Arrête,tuveux?s’emportaLiam.Tuvasladéchirer.Chubscessaimmédiatement.—Onnepourraitpas…essayer?Est-cequ’onabesoindel’Insaisissable?—Tuveuxvraimentprendrelerisque?—Jackl’auraitfait.—D’accord,maisJack…Liamhésita,puisreprit:—Soyonsprudents.Quandonl’auratrouvé,ilnousaidera.—Sionletrouve,grognaChubs.—Jack?demandai-jesansréfléchir.Liammeregardadanslerétroviseur.—Cenesontpastesaffaires,ditChubs,sansdonnerd’autreexplication.Liamnefutpasbeaucouppluscoopératif.—C’étaitnotreami…dansnotrebaraquement,aucamp.Onessaie…onessaiesimplementd’entrer

encontactavecsonpère.C’estpourçaqu’ondoitvoirl’Insaisissable.—Mais,avantvotreévasion,ilaécrit…unelettre?

—On l’a fait tous les trois, réponditLiam, au casoù l’und’entrenous renonceraità ladernièreminute,nenousaccompagneraitpasou…neréussissaitpasàsortir.

—CequiestarrivéàJack.LavoixdeChubs aurait pu trancher l’acier.Derrière lui se succédaient demagnifiquesvillas de

stylecolonial.Liams’éclaircitlagorge.—Onessaiederemettrecettelettreàsonpère,enmainpropre.Onestallésà l’adresseindiquée

parJack,maislamaisonaétésaisie.Onnousamontréunmotoùildisaitqu’ilallaitchercherdutravailàWashington,maissansdonnerd’adresseoudenumérodetéléphone.C’estpourçaqu’onabesoindel’aidedel’Insaisissable…pourtrouveroùilest.

—Vousnepouvezpasl’envoyerparlaposte?— Environ deux ans après ton arrivée à Thurmond, le contrôle du courrier a été institué. Le

gouvernement lit tout ; enplus, lui seulparle etécrit.Selon lui, nous serons tous réhabilités, dans lescamps,transformésengentilsenfantsobéissants,etilneveutpasquelavéritésorteaugrandjour.

Jenesusquerépondre.—Désolée,marmonnai-je.Jenevoulaispastemettredansl’embarras.—Pasdesouci,ditLiamaprèsuntrèslongsilence.C’estbon.Ilm’est impossible d’expliquer comment je compris.Ce fut peut-être la crispation desmains de

Liamsurlevolant,ousesnombreuxcoupsd’œildanslerétroviseurextérieurlongtempsaprèsqu’oneutcroiséunelonguevoituregrismétallisé.Cefutpeut-êtreaussilacrispationdesesépaules,lafaçondontelles s’affaissèrent sous le poidsdudécouragement.En tout cas, j’avais compris quand je croisai sonregardinquietdanslerétroviseur.

Lentement,sansdérangerZuetChubs,quiregardaientpasserlaforêtderrièrelesvitreslatérales,jem’accroupisànouveauentrelessiègesavant.

Liammeregardabrièvementdanslesyeux,puismontralerétroviseurextérieurd’unsignedetête.Voispartoi-même,sembla-t-ildire.Jelefis.

Unvieuxpick-upblancnoussuivaitàunedizainedemètres.Àcausedelabrumeséparantlesdeuxvoitures,jenepusvoirs’ilyavaituneoudeuxpersonnesdanslacabine.Puisjedistinguaideuxtachesnoires.

—Intéressant,fis-jesuruntonneutre.—Ouais,répondit-il,lesdentsserrées,lesmusclesducoucrispés.—Tudevraispeut-êtret’arrêteretjeteruncoupd’œilsurlacarte?Ainsi, notre situation serait plus claire. Liam était sur le point de prendre George Washington

Highway…routelégèrementpluslargequecellesurlaquellenousroulions.Silepick-upnoussuivait,ils’arrêteraitetsedécouvrirait.Detoutefaçon,lamanièredeconduireduchauffeurn’avaitriend’agressif.Sic’étaientdeschasseursdeprimes,commeLiamsemblaitlecroire,ilsnoustestaient,euxaussi.

OnsuivittranquillementlacourbedeGormanRoad.LiamfitralentirBlackBettyavantdechangerdedirection.Ilhésitaunesecondepuismitleclignotant.Lesyeuxfixéssurlerétroviseur,jefussoulagéequandlepick-upindiqualadirectionopposée.Ilallaittourneràdroite.Nousàgauche.

Liam poussa un long soupir et s’appuya contre le dossier de son siège. Devant nous, une autrevoiturequittaitGeorgeWashingtonHighway,uneVolkswagengrismétallisé.

—Allez,monvieux,ditLiamavecungested’impatience,tourneavantlafindusiècle.Non,prendstontemps,rase-toi,contemplel’univers…

On entendit Lynyrd Skynyrd, à fond, par les vitres ouvertes du pick-up, quand il s’arrêta à notrehauteur, grinçant et grondant comme toutes les vieilles voitures. Free Bird, évidemment. C’était la

chansonpréféréedemonpère.Quelquessecondesplustard,jemeretrouvaidanssavoituredepatrouille,parcourantlesruesdelaville.Jenepouvaisécouterdelabonnemusiquequelorsquenousroulionsainsitouslesdeux.Mamèredétestaitcegroupe.

J’eus envie de rire en voyant le chauffeur hocher la tête en rythme. Il chantaità pleins poumons,criantlesparolesdansdesnuagesdefuméedecigarette.

Puisunbruitdifférentretentit…unesortedecouinement.Jelevailatête,vislaVolkswagenfreinerbrutalementdevantnousets’arrêter.

—C’estuneblague!LiamtenditlamainversleKlaxon,maislechauffeurdelaVolkswagenbaissasavitrepuisbraqua

unobjetnoiretluisantsurnous.Non!Lemondedevintsoudaintrèsnet.Touslesbruitsdisparurent.NON!J’allumailaradiodeBlackBetty,montailevolumeaumaximum.LiametChubsprotestèrent,mais

j’écartailamaindeLiam,quivoulaitéteindre.La sirène couvrit lamusique, assaillit nos oreilles. Pas aussi forte et puissante que celle que je

connaissais,beaucoupmoinshorriblequeladernièrefois,maistoutdemêmeterriblementdouloureuse.Laradionepouvaitlacouvrircomplètement.

Lesautres,autourdemoi,s’effondrèrenttrèsvite.Liambascula en avant sur le volant, lesmains plaquées sur les oreilles.Chubs se frappa la tête

contrelavitre.BlackBettyavança,puiss’arrêtabrutalementquandLiamfreina.Laportières’ouvrit,deuxbrasentourèrentlatailledeChubsettentèrentdeledégagerdesaceinture

de sécurité. Jeme redressai, tendis lebrasetgriffai la jouede l’hommeaussi fortquepossible.Celasuffit.Lechauffeurdupick-uplâchaChubs,quirestaimmobile,àmoitiéhorsdumonospace.

Le chauffeur recula en titubant jusqu’à la benne de son véhicule, tenant des proposincompréhensiblesdanslevacarme.Jevisalorslemédaillon,marquéd’unψrouge,suspenduàsoncouparunecordeletteargentée.Cen’étaientpasdeschasseursdeprimes.

Psi.FSP.Camp.Thurmond.Capture.Le conducteur de laVolkswagen avait ouvert l’autre portière et tentait de détacher la ceinture de

Liam.Iln’étaitpasrobuste…Épaulesvoûtées,lunettesauxverresépais,ilfaisaitpenseràuncomptablepassantdetropnombreusesheuresassisderrièresonbureau.Maisiln’avaitpasbesoind’êtrefort,parcequ’ilavaitunmégaphonenoir.

CertainsFSP l’utilisaientpourcalmer lesgroupes indisciplinés,ou simplementpour leplaisirdevoirlesinternéssetordrededouleur.Qu’est-cequeçapouvaitleurfaire?Ilsn’entendaientrien.

Tousmesnerfsvibraient,maisjefrappaiducoudelapoitrineduchauffeurdupick-up.Ilreculaunenouvelle fois et je claquai laportière, puis laverrouillai. Jen’eusqu’une secondepour jeterun coupd’œil surZuavantdeme ruerpar-dessusLiam, lespoingsenavant. Je frappai l’hommede laVWauvisageetseslunettess’envolèrent.Derrièremoi,letypedupick-upavaitouvertlaportièrecoulissanteet,cettefois,iln’avaitpaslesmainsvides.

Zunereculapaslorsquelefusilfutbraquésursonvisage,sansdouteparcequ’ellenes’enrenditpascompte:ellegémissait,lesyeuxfermésetsesmainsgantéesdejaunesursesoreilles.

Jenesavaispasquoifaire.JesecouaiLiam.Sesyeuxbleuss’ouvrirent,maisseulementpendantuninstant.Lemégaphone apparut soudainà cinq centimètres demonvisage et sonbruit, telle une hache,fracassamoncerveau.Mesosse liquéfièrent.Jenem’aperçuspas toutdesuiteque j’étais tombéesurLiam.Malgrélasirène,laradioetleshurlementsdeChubs,j’entendislesbattementsdesoncœur.

Jefermailesyeux,lesdoigtscrispéssurlecuirsoupledublousondeLiam.Unepartiedemoiavaitenvie de s’écarter, de s’éloigner autant que possible pour éviter de pénétrer dans son esprit… mais

l’autre,désespérée,tentaitdéjàd’établirlecontact,desecramponneràlui,del’obligeràbouger.Sijepouvaisfairedumal,nepouvais-jepasaussiaider?

Réveille-toi,suppliai-je.Réveille-toi,réveille-toi…Uneplaintestridente,inhumaine,retentit.Jemeforçaiàouvrirlesyeux.Lechauffeurdupick-up,son

fusiltoujoursàlamain,avaitsaisilecoldusweat-shirtdeZuettraînaitlapetitefilleverssonvéhicule.Jevouluscrier,maisl’hommedelaVolkswagenmepritparlescheveuxetmetirahorsdumonospace.Jetombailourdement,legravillonécorchantmespaumesetmesgenoux.

Je roulai surmoi-même pour échapper au FSP. De l’autre côté du châssis de Black Betty, deuxformesjaunestombèrentsurlachaussée,commedesoiseaux,etuneportièreclaqua.

—Stewart…matriculePsi42755repéré…LetypedelaVWrouvritlaportièreetsortitunobjetorangevifdesapoche.Jepassaiunemainsur

mesyeuxdansl’espoirdeneplusvoirdouble.L’appareilorangen’étaitpasplusgrosqu’untéléphonemobile,etleFSPn’eutpasdemalàleplacerdevantlevisage,appuyésurlevolant,deLiam.

FrapperleschevillesduFSPdelamainneservitàrien…Ilétaitsiconcentrésursatâchequ’ilnes’enaperçutpas.

Liam!Mabouchenebougeaitpas,nefonctionnaitpas.Liam!L’objetorangeémitdelalumièreet,malgrélasirène,j’entendisletypedire:—IdentificationdeLiamStewart.Uncourantd’airbrûlantpassasousBlackBetty,semblableàunnuagedesable.Ilgriffamapeaunue

etlalumièreaveuglantequisuivitm’obligeaàtournerlatête…unéclairquieffaçatoutsursonpassage.LejurondutypedelaVolkswagenfutcouvertparunfracasmétallique.Duverrevolaenéclats,etdesmorceauxdevitretombèrentsurlesol,justedevantmoi.

Etcefutfini.Lasirènesetutpuisunobjettombasurlachaussée,devantmoi.Lemégaphone.Jetendislamainverslapoignéedel’appareil.LetypedelaVWhurladesmotsquejenecompris

pas, parce quemes oreilles sifflaient.Unemain saisitma cheville etme tira sur la chaussée…Maisj’avaissaisilapoignée.

—Deboutespècede…Ilyeutunbip,commeunsignalsonore,etletypelâchaimmédiatementmajambe.—IciLarson,demanderenfortsimmédiatement…Jememispéniblementàgenoux,puismerelevai.Letyperestadedosunpeutroplongtemps;quand

ilcompritsonerreuretmeregardapar-dessusl’épaule,j’abattaislemégaphonesursoncrâne.Saradiotombasurl’asphalteetjel’éloignaid’uncoupdepied.Illevalesmains,pourprotégerson

visaged’unnouveaucoup,maisjen’allaispaslelaissers’entirercommeça.JenelelaisseraispasmerameneràThurmond.

Jesaisissonavant-brasettirai,leforçantàmeregarder.Lespupillesdesesyeuxnoisettedevinrentminuscules,puisreprirentleurtaillenormale.Ilfaisaittrentecentimètresdeplusquemoi,maisiltombaàgenoux.Iln’avaitpaseuletempsderéagiretneputm’empêcherd’entrerdanssonesprit.

Pars!luidis-je.Mamâchoireétaitserréeetmesmusclesvibraientcommesousl’effetdubruitdelasirène.Pars!répétai-je.Jen’avaisjamaisfaitça,jenesavaispassiçafonctionnerait…maisjen’avaisrienàperdre.Ses

souvenirs se déversèrent enmoi par vagues, mais jeme disais seulement : Je vais y arriver.Ça vamarcher.

Martinavaitditqu’ilintroduisaitdessentimentsdanslesesprits.Maismonaptitudeétaitdifférente.Jenevoyaisquedesimages.Jenepouvaisquelestrier,lesbrouilleretleseffacer.

Cependant,jen’avaisjamaistentéautrechose.Avantcetinstant,jen’enavaisjamaiseuenvie.Sijene pouvais pas aidermes compagnons, si je ne pouvais pas les sauver,à quoiétais-je utile ?À quoiservais-je?Fais-le.Vas-y.

J’imaginail’hommeramassantsaradio…tout:sonhésitation,parcequ’iln’avaitplusseslunettes,et les plis de son jean. Je l’imaginai annulant la demande de renfort. Je l’imaginai s’éloignant, sur lapenterocailleusequibordaitlachaussée,endirectiondelacampagne.

Quand je l’eus lâché,ce futexactementcequ’il fit. Il s’enalla,chacundesespasaugmentantmastupéfaction.J’avaisréussi.Moi.

Jemetournaiverslafuméenoirequiavaitenvahilaroute,sedéposantsurleshautesherbescommeunecouverturesale.Puisjemesouvins.

Zu.J’avançai enboitant et vis les carcasses.Lepick-upn’était plusprèsdeBlackBetty,maisà une

vingtaine demètres, dans un pré. LaVolkswagen grismétallisé se trouvait devant lui, masse à peineidentifiabledemétaltordu.Ellevomissaitunefuméeépaisse,commesielleétaitsurlepointd’exploser.

Ill’apercutée,medis-je.Lepick-upl’apercutéepourdégagerlaroute.Jesuivisleséclatsdeverreetlestracesdepneus,maisnetrouvaiquelechauffeurdupick-up.Ce

qu’ilenrestait.Ilgisaitdansleshautesherbes;sesmembresétaientméconnaissables.Ilsnesemblaientpasàleur

place.Sescoudesétaientdresséscommedesailesbrisées.Ilavaitétéécrasé.Unemainénormeetglacéemeserralapoitrine,meforçaàsortirdelafuméeaprèsm’êtreassurée

queZun’étaitdansaucunedesdeuxvoitures.Cenefutqu’ensuitequejetombaiàgenouxetvomis.Quandjemeredressai,jelavisenfin,assisesurlachausséeprèsdeBlackBetty,penchée,latête

baissée,maisvivante…vivante, saineet sauve.Mon esprit se répétait cesmots quand je l’appelaiànouveau.Ellelevalatête,essoufflée.Enapprochant, jevissesyeuxinjectésdesang, l’entailledesonfront,leslarmescoulantsursesjouesnoirciesdesuie.

Ma têtepalpitait au rythmedemoncœurquand jem’agenouillaidevant elle et, pendantquelquessecondesterrifiantes,jen’entendisriend’autre.

—Ça…va?demandai-je.Elleclaquaitdesdents,maiselleacquiesça.—Qu’est-cequis’estpassé?Zusetassasurelle-mêmecommesiellevoulaitdisparaître.Sesgantsjaunesgisaientsurl’asphalte,

prèsd’elle, et sesmainsnuesétaient toujours tendues,commesielleavait touché lepick-upquelquessecondesplustôt.

Jene susquoidirepour lacalmer… j’ignoraiscommentmecalmermoi-même.Cettepetite fille,cetteJaune…,avaitdétruitdeuxvoituresetunevieenquelquessecondes.Etilluiavaitsuffidetoucherunvéhicule.

MaisellerestaitZu.Etsesmainsm’avaientsauvéeenmetirantàl’intérieurdumonospace.Lesbrastremblants,jelaportaidansl’habitacledeBlackBetty.Elleétaitbrûlante.Jel’assissurle

siègeleplusproche,posailesmainssursesjoues,maissonregardrestavague.J’étaissurlepointdefermerlaportièrequandellesaisitmonpoignetetmontrasesgants.

—J’yvais,dis-je.Jelesluilançai,puism’attaquaiàunfardeaupluslourd.Chubsétait toujours sans connaissance sur le siège du passager,àmoitié hors dumonospace.Le

chauffeurdupick-upn’avait paspu le tirer complètementdehors,heureusement… s’il yétait parvenu,

Chubsseraitsansdoute,luiaussi,allongédansleshautesherbes.Jelepoussaidansl’habitacleetclaquailaportière.

Jecontournai l’avantdumonospaced’unpasmalassuré.Despoints lumineuxdansaientdansmonchamp visuel. J’ouvris complètement la portière du chauffeur. Liam, lui aussi, était toujours dans lecirage.Jelesecouai,maisilnerepritpasconnaissance.Zusemitàgémir,etsesplaintesfurentétoufféesquandellepressasonvisagecontresesgenoux.

—Çava,Zu,dis-je.Toutvabien.Onnerisqueplusrien.JelibérailesbrasdeLiamdelaceinturedesécuritégriseetlepoussaihorsdusiège.Jen’étaispas

assezfortepourl’asseoirsurlabanquette,entoutcaspaspourlemoment.Jelelaissaientrelessiègesavant. Son visage était tourné versmoi et lesmuscles entourant sa bouche se crispaient de temps entemps,étirantseslèvresenunsourireétrange.

Jefixailevolantententantdemesouvenircommentmanœuvrerlemonospace.JepensaiàcequefaisaientLiam,Cateetmonpère.J’avaisseizeansetnesavaismêmepasoùsetrouvaitlefreinàmain,moinsencores’ilétaittiré.

Au bout du compte, ce fut sans importance. Je pouvais apparemment rouler,même s’il l’était. Ilsuffisaitdesavoirque lapédalededroiteservaitàaccélérer,celledegaucheà freiner.Cen’étaitpassorcier.

BlackBettyfranchitlenuagedefuméeetons’éloignaenfin,enfin,enfindescarcasses.L’airentrantparlesbouchesd’aérationn’apportaitplusl’échodelasirèneetl’odeurdesvoituresenfeu.

Onze

J’avaisparcouruunequinzainedekilomètresquandlesgarçonsreprirentconnaissance.CommeZupleuraittoujours,àl’arrière,etquejenesavaispasoùj’allais,c’estpeudirequejefussoulagée.

—NomdeDieu…,grognaLiam.Ilpressaunemaincontresatempe,sursautaetseredressa.—NomdeDieu!répéta-t-il.Son visage était à quelques centimètres des pieds de Chubs. Il les saisit et tira, comme pour

s’assurerqu’ilsétaientencoreattachésauxjambes.Chubsgémit.—Jecroisquejevaisvomir,dit-il.—Zu?Liamsetraînajusqu’àelleetChubscriaquandsonpiedheurtasacuisse.—Zu?Est-cequetuas…?Ellepleuraplusfort,levisagecachéderrièresesgants.—MonDieu,jesuisdésolé…Jesuisdésolé…Je…Liamsemblaiténormémentsouffrir,commesionluiarrachaitlesentrailles.Ilpressaunpoingcontre

seslèvres,tentades’éclaircirlagorge,maisneputprononcerunmotdeplus.—Zu,dis-jed’unevoixquimesemblaétrangementcalme,tunousassauvés.Sanstoi,onnes’en

seraitpassortis.Liamtournabrusquementlatête,commes’ilvenaitdesesouvenirdemaprésence.Jegrimaçai,mais

jenepouvaispasluienvouloirdes’occuperd’aborddesesvraisamis.Je sentis son regard surmanuquependantqu’ilme rejoignait. Il se laissa tomber sur le siègedu

passager,pâleetlestraitstirés.—Çava?demanda-t-ild’unevoixrude.Qu’est-cequis’estpassé?Commenttunousastirésdelà

?—C’estZu,répondis-je,conscientedel’étroitessedemamargedemanœuvreentrelavéritéetce

quejepouvaisleurdire…dansmonintérêtetceluideZu.Jenesavaispasaujustedequoiellesesouvenait,maisjen’avaispasl’intentiondeconfirmerses

craintes.Auboutducompte,jedissimplement:—Elleaenvoyéunevoiturepercuterl’autre.Undestypesaétéassomméetl’autres’estenfui.—Qu’est-ceque…c’était,cebruithorrible?demandaChubs,quiavaitdumalàrespirer.Incrédule,jeledévisageai.—Tunel’avaisjamaisentendu?

Lesdeuxgarçonssecouèrentlatête.—Bonsang,ditLiam,onauraitditqu’onélectrocutaitunchat.—Vousn’aviezvraimentpasdesirène?DeCalmant?demandai-je,étonnéeparlacolèrequime

serralecœur.Commentétaitleurcamp?Commeunparcd’attractions?—Toi,oui?Liamsecoualatête,sansdouteparcequesesoreillessifflaient.— À Thurmond, ils l’utilisaient pour nous… paralyser, expliquai-je. En cas de révolte ou de

problème.Çat’empêchedepenser,etdoncd’utilisertesaptitudes.—Pourquoituvasbien?demandaChubs,àlafoisméfiantetjaloux,d’unevoixsifflante.C’était la question du jour. Ma longue et sordide relation avec la sirène incluait des

évanouissements,desvomissementsetdespertesdemémoire,sanscompter,toutrécemment,d’abondantssaignementsdesyeuxetdesoreilles.Quandonaconnulepire,letrèséprouvantn’estsansdoutepassiterrible.Sic’étaitleurpremièreexpérience,iln’étaitpassurprenantqu’ilsaientétéfauchéscommedesherbessèchesenquelquessecondes.

Liamscrutaitmonvisageetjemedemandaicequ’ilylisait.Tout?Jepensaiàsonblousoncontremajoue,àlacourbedesacolonnevertébrale,etj’éprouvaiunesensationdecalme,dechaleur.

—Jesupposequej’ysuishabituée,dis-je.EtlesVertsn’ysontpasaussisensiblesquelesBleusetlesautres,pris-jesoind’ajouter.

Véritéetmensonge.Quandsonvisagefutmoinscrispéeteutreprisdescouleurs,Liamproposademeremplacer.Son

habiletéà cacher les tremblementsde sesmainsetde ses jambesméritait des applaudissements,maismon œil était exercé. Les séquelles pénibles de la sirène étaient comme de vieux amis et nem’échappaientpas.Ilavaitencorebesoinderepos.

—Bon,dit-il,à l’instantoù lechiffredesminuteschangeaitsur lapenduledutableaudebord, tuas…

Ilneterminapas.Jemetournaiversluietm’aperçusqu’ilmeregardait…ou,plusexactement,qu’ilfixaitmesgenoux

écorchésetmaigres.Uninstantplustard,alorsquej’avaisreportémonattentionsurlaroute,jesentisuneprésencechaudeau-dessusdemajambeetl’écartaibrusquement.

—Désolé,soufflaLiamenéloignantsamain.Sesoreillesdevinrentrougetomate.—C’estseulement,ajouta-t-il,que tuesblessée.Onpourraits’arrêter? Il faudrait faire lebilan.

Voiroùonest.Mais je ne voulais pas stopper le long de la clôture d’un pâturage ; j’attendis d’apercevoir une

vieilleairederepos,avecsesbâtimentshabillésdebrique.J’engageai lemonospacesur leparkingetm’arrêtai.

Chubsprofitadel’occasionpourvomirsurl’asphaltemais,sonestomacétantvide,ileutseulementquelqueshaut-le-cœur.Liamluitapotaledos.

—Tut’occuperasdeRuby,quandtuaurasfini?SansdouteChubsmehaïssait-iletvoulait-ilmefairepeurpourquejem’enaille,maisilétaitobligé

d’admettrequej’avaiscontribuéàsauversapeau.Cependant,ilneditpasoui,secontentadecroiserlesbrasenpoussantunlongsoupir,commesisonamilemettaitausupplice.

—Merci,ditLiam.Tueslemeilleur,MèreTeresa.

Il sortit par la porte coulissante, derrièremon siège, et gagna directement la fontaine proche del’entréedestoilettes.Zulesuivit,unsacroseàlamain.Quandjereportaimonattentionsurlui,Chubsnefaisaitpluslatêteetexaminaitmesplaies.

—Attention,dis-jequandsesdoigtseffleurèrentmoncoude.Ilposal’indexsurleplafonnier,quis’alluma.Jepusenfinvoirquemonbrasétaitérafléducoude

aupoignet.—Tourne-toiversmoi.Chubssemblaitavoirtouteslespeinesdumondeàcachersamauvaisehumeur.—Paslasemaineprochaine,Verte,ajouta-t-il.Jepivotai,plaçantlesjambesfaceàlui.Logiquement,ellesn’étaientpasenmeilleurétatquemes

bras.Mesdeuxgenouxétaientécorchésetdescroûtesseformaientparendroits.Ilsétaienttoutdemêmebienmoinsabîmésquemesmains.

Chubssortitunemallettedesoussonsiègeetl’ouvrit.Jepusjeterunrapidecoupd’œilàl’intérieurquandilypritquatresachetsblancs.

—Bonsang,commentt’es-tufaitça?marmonna-t-ilenouvrantlepremier.Jesentisl’odeurdel’antiseptiqueetreculai.Chubsmefoudroyaduregardpar-dessusseslunettes.—Situveuxresteravecnous,tudevraisaumoinsprendreunpeumieuxsoindetoi.J’aidéjàtoutes

lespeinesdumondeàgarderlesdeuxautresenunseulmorceau.Jen’aipasbesoinquetut’exposes,toiaussi,audanger.

Ouais,etquit’apoussédansl’habitacle,alorsquetuétaisinconscient,ilyaunedemi-heure?Demonpointdevue,surleplandessauvetages,onétaitàégalité.

—Jenemesuispas…,protestai-je,maisjerenonçaiàpoursuivre.Désolée,ajoutai-je.—Ouais,bon,grogna-t-il.Pasautantquetuleserassil’unedecesplaiess’infecte.Ilapprochamamaindroitedesonvisagepour l’examinerdeplusprèset jem’efforçaidenepas

grimacerquandilpassalalingettedésinfectantedessus,aussitendrementqu’unloupdéchiquettesaproie.Les picotementsme tirèrent de la brumede stupeur dans laquelle jem’enfonçais.Me rendant soudaincomptequ’ilmetouchait,jedégageaimamainpuism’emparaidumorceaudetissufroidetmouillé.Jen’euspasmoinsmalenôtantmoi-mêmelesgravillons.

—TudevraisallersoignerLeeetZu,dis-je.—Non,parcequ’ilssemettrontenrognesijenem’occupepasdetoi.Quelquesinstantsplustard,unpeuàcontrecœur,ilajouta:—Enplus,tusemblais…Bon,tuesplusamochéequ’eux.Ilspeuventattendre.Sansdoutemevit-ilesquisserunsourire,parcequ’ilreprit:—Mais ne crois pas que tu auras tous les pansements.Ce sont des plaies superficielles et sans

gravité!—Oui,monsieur,dis-jeenlançantlalingetteparlavitre.Il m’en tendit une autre, les paupières toujours plissées, le regard peut-être moins franchement

hostile. Jeme détendis un peu. Je n’imaginai pas pour autant que nous allions devenir amis dans lesminutessuivantes.

—Pourquoias-tumenti?Jelevailatête,soudainprisedevertige.—Jen’aipas…Qu’est-cequetu…?Jenesuispas…—ÀproposdeZu,expliqua-t-il, jetantuncoupd’œilpar-dessusl’épaule.Tuasditqu’elleavait

assomméletype,mais…cen’estpasvrai,hein?Ilaététué.

Jehochailatête.—Ellenevoulaitpasle…—Évidemment, coupa-t-il sèchement. Jeme demandais pourquoi on ne nous poursuivait pas et,

surtout,commentelleréagirait…Et,bon,tusemblesavoirunpeudebonsens,aprèstout.Jecomprisàcetinstant,enleregardant…unedecesprisesdeconscienced’unepuretécristalline.

Il voulait que jem’en aille parce que, selon lui, je lesmettais en danger. Il nem’accorderait pas saconfiancetantquejeneluiauraispasdonnéunebonneraisondelefaire…et,aprèsmonerreursurlacouleurdu4×4,cen’étaitpasdemainlaveille.

—Detoutefaçon,unchasseurdeprimesdeplusoudemoins,qu’est-cequeçapeutfaire?ajouta-t-il.

Ilsepencha,repritlamallette,yremitleslingettesinutilisées.C’estvrai,pensai-jeenmeredressant,jeneleurairiendit.—Cen’étaientpasdeschasseursdeprimes,maisdesFSP.Chubséclataderire.—Etilsportaientleuruniformesousleurchemiseàcarreauxetleurjean?—L’und’entreeuxavaituninsigne,insistai-je.Etleurappareilorange…j’enaivuunàThurmond,

unjour.Chubs ne parut pas convaincu, mais nous n’avions pas le temps, et je n’avais pas l’énergie de

consacreruneheureàcesujet.—Écoute,continuai-je,tun’espasobligédemecroire,maisilfautquetusachesquel’und’entre

euxatransmisunnuméropsiparradio:42755.C’estLiam,hein?Jeluidonnaimaversiondesévénementsetlelaissailacompareràlasienne.Quandj’arrivaiàla

descriptiondel’appareilorange,ilfutconvaincu.Ilprituneprofondeinspiration,serrantetplissantleslèvressi fortqu’il ressembladavantageàunrenardqu’àunêtrehumain.Jeretinsmonsoufflependantqu’ilbaissaitlavitreetrépétait,motpourmot,cequejevenaisderaconter.

—Jet’avaisditquelesFSPnousretrouveraient,cria-t-ilplusieursfois.Onaeudelachancequeçanesoitpaselle.

Ellerefaisaitsurface.Cettefemmemystérieuse.Ledostourné,penchésurlafontaine,Liamneréagitpas.Zuappuyaitsurleboutonpourqu’ilpuisse

recueillirl’eaudanssesmainsetselaverlevisage.Jenettoyaimafigureavecladernièrelingette.—JevoudraissavoirpourquoileFSPl’aidentifiéavantd’utilisercettemachineorange,dis-je.Elle

aclignoté,maisilconnaissaitlenuméro.Iln’apaseubesoinqu’elleleluiindique.Chubsmedévisageapendantquelquesinstantspuissepinçal’arêtedunez.—Toutlemondeaétéphotographié,pendantletri.Pastoi?Jehochailatête.—Ilsontcrééunfichierregroupantlesphotos?demandai-je.—Commentpourrais-jelesavoir?s’écria-t-il.Décris-moiencorecetappareil.Lamachineorangedevaitêtreunecaméraouunscanner…C’étaitlaseuleexplicationqueChubsne

trouveraitpasstupide.Dansl’espoirderefoulerl’enviedevomir,j’appuyaimesmainssurmesyeux.—S’ilspeuventnousidentifieraussifacilement,ditChubsensemassantlefrontduboutdesdoigts,

onadusouciàsefaire.Sionn’estpasdéjà foutus… Ilssaventsansdoute,maintenant,qu’onchercheEastRiver.Ilsvontmultiplierlespatrouilles,surveillernosfamillesplusétroitement,etilserad’autantplusdifficiledetrouverl’Insaisissable…

Ilneterminapas.Cen’étaitpaslapeine.

J’eusunriresansjoie.—Net’enfaispas!Ilsnevontpasenvoyertouteunearmadaàlapoursuitedequelquesmonstres.—Premièrement,lesarmadassontcomposéesdenavires,ditChubs.Et,deuxièmement,non,ilsn’en

enverraientpasuneàlarecherchedequelquesmonstres.—Alorsqu’est-ceque…?—MaisilsenlanceraientuneàlapoursuitedeLee.Iln’attenditpasquejedevine.—Àtonavis,quiaorganisénotreévasion?Quandlesautresregagnèrentlemonospace,ilyeutunepartiedechaisesmusicalessansmusique.

Chubs prit la banquette, derrière le siège du passager, et Zu sa place habituelle derrière celui duconducteur. J’avais deux solutions :me faire toute petite sur la banquette du fond oum’approprier lesiègedupassager.

Finalement,l’épuisementl’emporta.Jemelaissaitombersurlesiègedupassager,àpeuprèsaussijoliequ’unelaituefanée,àl’instantoùLiams’installaitauvolant.

Ilsourit.—L’héroïneestfatiguée?Jel’envoyaipromenerd’ungestedelamaintoutententantdecontenirunridiculefrémissementde

joie.Ilessayaitsimplementd’êtregentil.—Heureusementquelesfillesétaientlàpournoussauverlamise,continua-t-ilensetournantvers

Chubs.Autrement,toietmoi,onseraitàl’arrièred’uncamionenroutepourl’Ohio.Chubs,levisagetoujoursunpeugris,secontentadegrogner.Liam, lui, semblaitallerunpeumieux.L’eaufroidede la fontaineavait rosisonvisage,et si ses

doigtstremblaientencoreunpeusurlevolant,sonregardn’étaitplusfixeetvitreux.Ilavaitviterécupérédesapremièreexpériencedelasirène.

—Bon,dit-il.C’estlemomentdevoter.—Non,protestaChubs,brusquementtirédesatorpeur.Jesaisexactementoùtuveuxenvenir;je

vaisêtreminoritaireet…—Queceuxquiveulentquenotresuperfillerestelèventlamain.Liam et Zu levèrent le bras. Zum’adressa un sourire qui parut particulièrement radieux près du

visagemornedeChubs.—Onne sait riend’elle,objectacedernier.Bonsang,onne saitmêmepas si cequ’ellenousa

racontéestvrai.Çapourraitêtreunepsychopathequinoustuerapendantnotresommeil,ouellepourraitappelersespotesdelaLigueaumomentoùons’yattendralemoins.

—Merci,dis-je,presqueflattéequ’ilpuissemecroirecapabled’unetelledissimulation.— Plus elle restera longtemps avec nous, poursuivit-il, plus la Ligue aura de chances de nous

rattraperettusaiscequ’ellefaitdenous!—Ellenenousrattraperapas,ditLiam.Onarégléceproblème.Sionresteensemble,toutirabien.—Non,non,non,protestaChubs.Jeveuxquemon«non»soitnoté,mêmesivousgagneztoujours.—Nesoispasmauvaisjoueur,soupiraLiam.C’estladémocratieenaction.—C’estvraimentcequetuveux?demandai-je.—Évidemment,réponditLiam.Cequinemeplaisaitpas,c’étaitl’idéedetelaisserprèsd’unegare

routière,enpleinecambrousse,sansargent,sanspapiersetsanspouvoirm’assurerquetuarriveraissaineetsauveàdestination.

À nouveau ce sourire… Je posai unemain surma poitrine, tentant de contenirmon émotion.Del’enfermer à l’intérieur. Et aussi pour empêcher ma main d’effleurer celle qu’il avait posée sur

l’accoudoirdemonsiège.C’étaitmalsain,mal,mais je n’avais qu’une envie : glisser dans son espritpourvoircequ’ilpensait.Pourquoiilmeregardaitdecettefaçon.

Tuesvraimentunmonstre,pensai-jeenpressantunpoingsurmonestomac.J’avaisenviedeleprotéger.Àcetinstant,cequejevoulaism’apparuttrèsclairement:lesprotéger.

Ilsm’avaientsauvée.Grâceàeux,j’étaistoujoursenvieetilsn’avaientrienattenduenretour.L’attaquedes FSP en civil avait bienmontré qu’il leur fallait quelqu’un commemoi. Je pouvais les aider, lesdéfendre.

Jenecroyaispasêtreunjourenmesuredeleurrendrecequ’ilsavaientfaitenm’accueillantetenm’autorisantàrestermais,sijeparvenaisàmecontrôler,ceseraitundébut.

—Detoutefaçon,oùvoulais-tualler?LavoixdeLiamfutneutre,maissonregards’assombrit,setroubla.—Aurais-tupuyallerenautocar?ajouta-t-il.Je leur confiai le vague plan que j’avais élaboré dans la station-service. Je tripotai mes longs

cheveuxetm’aperçus,étonnée,quej’étaismoinsoppressée,quejepouvaisrespirerprofondément.Çanedurapas.

—Qu’est-cequ’ilya,àVirginiaBeach?—Magrand-mère,jecrois,répondis-je.J’espère.Oui,magrand-mère,pensai-je.Magrand-mèreétaitunesolution.Ellesesouvenaitdemoi.Si je

pouvais les aider à trouver l’Insaisissable – et s’il pouvait m’apprendre à maîtriser mon pouvoir –,n’aurais-jepasdebonneschancesdelarevoir?Devivreavecelle?

Il y avait beaucoup de si. Si on trouvait l’Insaisissable. Si c’était un Orange. S’il pouvaitm’apprendreàcontrôlermesaptitudes.S’ilpouvaitnousaideràcontacternosfamilles.

Quandj’euspiquélaveinedudoute,lerestecoulaàflots.Etsi,idéedésespérante,magrand-mèreétaitdécédée?Elleavaitplusdesoixante-dixanslorsde

mon internement,elledevaitdoncapprocherquatre-vingtsmaintenant. Jen’avais jamaisenvisagé cettepossibilité parce que je l’avais toujours vue en pleine forme et prête à affronter lemonde seulementarméedesescheveuxblancs,d’unsacbananefluoetd’unevisièreassortie.

Mais,sijen’étaispluslamêmepersonnequesixansplustôt,commentpouvais-jeespérerqu’ellen’aitpaschangé?Sielleétaitenvie,commentpouvais-jeluidemanderdes’occuperdesapetite-fillemonstrueuse–demeprotégeretdemecacher–,alorsqu’ellen’étaitpeut-êtrepluscapabledeprendresoind’elle-même?

C’était trop compliqué, si embrouillé et douloureux que je ne pouvais y réfléchir d’une façonlogique. Les effets de la sirène troublaient encore mon esprit, et la faiblesse de mon cœur rendit ladécisionfacileàprendre.

—Trèsbien,dis-je.Jereste.LaprofonderideverticaledufrontdeLiams’estompamaisnedisparutpas.Ilmefixait,sesyeux

clairsscrutantmonvisage.Peut-être tentait-ildedevinerpourquoi j’avaismissi longtempsàaccepter.Quoiqu’il ait conclu, ilgarda le silence, s’appuyacontre ledossierdesonsiège, soupiraet régla lesrétroviseurs.

LevisagedeLiamétaitdoux,onpouvaity lire immédiatement toutessesémotions.Ainsi, ilétaitfaciledecroirequ’ildisait lavérité.Maissonexpressionmeparut forcée,commes’il faisait toutsonpossiblepourquesestraitsconserventuneneutralitéartificiellechezungarçonquisemblaitsouriresanscesse.Jetentaidemedétendre,m’efforçantd’ignorermamigraineetlesgémissementsdeChubs.

Liamsortitunebouteilled’eauàmoitiépleinedesouslesiègeetlaluitenditsansunmot.Jejetaiuncoupd’œilsurZu,quis’étaitendormie.Sonfrontetsalèvresupérieureluisaientdetranspiration.

Lemoteurdémarra.Liamtraversaleparkingendiagonale.Parvenuàlaroute,ilparuthésitersurladirectionàprendre.

—Oùva-t-on?demandai-je.Ilsegrattalementonetrestaquelquesinstantssilencieux.— On va toujours enVirginie, si je peux l’atteindre. Je crois qu’on a franchi la frontière il y a

quelquetemps,maisjenesaispasoùonest.Franchement,jeneconnaispastrèsbiencetterégion.—Regardecettefichuecarte,grognaChubs.—Jepeuxmedébrouillersans,affirmaLiam.Iltournaitlatêteàdroiteetàgauche,commes’ilespéraitquequelqu’unluiindiqueraitlechemin.Cinqminutesplustard,lacarteétaitdépliéesurlevolantetChubs,surlabanquette,buvaitdupetit-

lait.Penchéesurl’accoudoir,jetentaisdedéchiffrerlestachesdecouleursetleslignesentrecroiséesdumincepapierfroissé.

LiamsuivitdudoigtlesfrontièresdelaVirginie-Occidentale,delaVirginie,duMarylandetdelaCarolineduNord.

—Jecroisqu’onestàpeuprès…ici.Ilmontraunpointsituédansunenchevêtrementdelignes.—JesupposequeBlackBettyn’apasdeGPS?dis-je.Liamsoupiraettapotalevolant.Ilavaitdécidédeprendreàdroite.—BlackBettyn’apasbesoindegadgetspourrestersurledroitchemin,blagua-t-il.—Onauraitdûprendrele4×4Ford,intervintChubs.—Cetteespècede…Liamsetut,puisreprit:—Cettecaisseétaituneépave…etlatransmissionétaitfoutue.—Alors,naturellement,lasolutionétaitunmonospace.—Oui, ilm’a fait signe, sur ce parking de véhicules abandonnés.Le soleil brillait, derrière ses

vitres,commeunelueurd’espoir.Chubsgémit.—Pourquoies-tusibizarre?—Parcequemabizarreriedoitpouvoircompenserlatienne,madamePoint-de-croix.—Aumoins,cequejefaisestconsidérécommeuneformed’art,protestaChubs.—Ouais,dansl’Europemédiévale,tuauraiseuunsuccèsfou…—Bon,coupai-je,lacartesurlesgenoux.OndoitêtreprèsdeWinchester.JemontrailafrontièreoccidentaledelaVirginie.—Qu’est-cequitefaitcroireça?demandaLiam.Tuesdecetterégion?Parcequesi…—Non.JemesouviensavoirtraverséKeyseretRomney,pendantquevousétiezinconscients.En

plus,despanneauxindiquentdeshautslieuxdelaguerredeSécession.Ondevraitêtreprèsd’unchampdebataille.

—Bontalentdedétective,admitLiam,maiscespanneauxnesignifientriendanscetterégion.Onnepeutpasfairecinquantemètressanstombersurunmonumentrappelantlefranchissementd’unerivière,lamortd’untypeoul’endroitoùvivaitJamesMadison…

—C’estdanslecomtéd’Orange,coupai-je,etonenesttrèsloin.La douce lumière bleue du soir semblait dépouiller ses cheveux blonds de leur couleur. Il me

dévisageapendantquelquesinstantsensegrattantlementon.—AlorstuesoriginairedeVirginie.—Jene…

Illevalamain.—Jet’enprie!EndehorsdesnatifsdecetÉtat,personnenesaitoùsetrouvelamaisondeJames

Madison.Jem’appuyaicontreledossier.Tul’ascherché.C’étaitlafautedemamère.Professeurd’histoire,elleavaitmisunpointd’honneurànousemmener,

papaetmoi,sur tous lessiteshistoriquesde la région.Pendantquemesamiesallaientà lapiscineoudormaient chez des copines, j’arpentais les champs de bataille, me faisais photographier devant descanonsouparmidesgensenuniformed’époque.Trèsdistrayant,plusencoreaveclespiqûresd’insectesetlescoupsdesoleilquinedisparaissaientpasavantlarentréedesclasses.

Liamn’avaitpasallumélesphareset,souriant,fixaitlachausséeobscure.Çameparutcourageux,oustupide.

—Jecroisqu’ondevraits’arrêterpourlanuit,ditChubs.Onchercheunparc?—Relax,monpote,jem’enoccupe,réponditLiam.—Tudistoujoursça,marmonnaChubs,etpuisc’est:excusez-moi,onvaseserrerlesunscontre

lesautrespoursetenirchaud,pendantquelesoursessaientd’entrerpourvolernotrenourriture.—Ouais…désolé,grognaLiam.Mais,hein,queseraitlaviesansunpeud’adversité?Cetoptimismemeparutaussiforcéqueceluidemoninstitutriceducoursélémentairelejouroùelle

avait affirmé que la mort de nos camarades était un avantage parce que nous pourrions utiliser plussouventlabalançoiredelacour.

Finalement, Liam trouva la nationale 81 et Chubs plongea dans un sommeil agité. Un flotininterrompud’arbres,quin’avaientpasencoretousleursfeuilles,s’écoulaitderrièremavitre.

Jeposai le front contre leverre froid,dirigeai labouched’aérationde l’air conditionné surmonvisage.Mamigraine,commeunpincemententrelesyeux,n’étaitpaspassée.L’airfroidm’empêcheraitdem’endormirou,dumoins,memaintiendraitassezéveilléepourinterdireàmonespritdes’introduiredansceluideLiam.

—Çava?Ilregardaitalternativementlachausséeetmonvisage.Dansl’ombre,jenedistinguaisquelacourbe

de son nez et ses lèvres. J’étais soulagée que l’obscurité cache les entailles et les bleus. Je ne leconnaissaisquedepuisquelquesjours,maisjen’avaispasbesoindevoirsafigurepourdevinerqu’elleexprimaitunetendreinquiétude.Liamn’étaitnimystérieuxniimprévisible.

Ilétaittropgentil.—Ettoi?demandai-je.Lesilenceétaitsiprofonddanslemonospacequej’entendislebruitdesesdoigtstambourinantsur

levolant.—J’aisimplementbesoindedormir,jecrois.Puis,auboutd’unmoment,ildemanda:—Onvousfaisaitvraimentsubirça,àThurmond?Souvent?Passouvent,maisassezfréquemment.Cependant,jenepouvaispasleluidiresansattisersapitié.—TucroisquelesFSPontdevinéoùonva?dis-je.—Peut-être.Maisonapusetrouveraumauvaisendroitaumauvaismoment.Chubsseréveillaetbâilla.— Peu probable, intervint-il d’une voix ensommeillée. Même si ce n’était pas nous qu’ils

poursuivaient,ilslefontmaintenant.Onlesasûrementforcésàmémorisertasaletêteettonnuméro.Onsaitdéjàquetuesunmorceaudechoixpourleschasseursdeprimes.

—Merci,monsieurSourire-et-Bonne-humeur,ironisaLiam.

—Enfait,dis-je,letypeaparuétonnéquandilavuquec’étaittoi.Maisquiestcettepersonnedontvousparlezsansarrêt?Lafemme.

—LadyJane,réponditLiamcommesiçaexpliquaittout.—Pardon?—C’estlesurnomqu’onadonnéàundeschasseursdeprimeslesplus…obstinés.—D’abord,intervintChubs,c’estcommeçaquetulasurnommes.Etensuite:obstinée?Displutôt

qu’elle nous suit comme notre ombre depuis qu’on a quittéCaledonia. Elle est partout, tout le temps,commesiellesavaitavantnousoùonvaaller.

—Elleestcompétente,admitLiam.—Tupourraiséviterdefairedescomplimentsàlapersonnequiveutnousrenvoyeraucamp.—Pourquoilasurnommez-vousLadyJane?demandai-je.Liamhaussalesépaules.—C’estlaseuleBritanniquedansunebanded’Américainsassoiffésdesang.—Commentest-cepossible?m’étonnai-je.Jecroyaisquelesfrontièresétaientfermées.Liamouvritlabouche,maisChubsledevança.—Jenesaispas,Verte.Tudevraisluiposerlaquestionlaprochainefoisqu’elleessaieradenous

capturer.Jelevailesyeuxauciel.—Jeleferaipeut-êtresivousmeditesdequoielleal’air.—Cheveuxbruns,lunettes…,ditLiam.—…Longnezunpeubusqué?coupai-je.—Tul’asvue?—ÀMarlinton.Elleconduisaitlepick-uprouge,mais…CateetRobs’étaientoccupésdesavoiture.Ellen’avaitpaspusuivre.—Entoutcas,cettefois,cen’étaitpaselle,ajoutai-je.Ellenousapeut-êtrevraimentperdus.—Aucunechance,marmonnaChubs.Cettefemme,c’estTerminator.Onpassadevantdenombreuxmotelsplusoumoinscrasseux.Jemeredressaisurmonsiègequand

Liamentradans leparkingd’unOldComfort Inn,puissifflaentresesdentsetensortitaussitôt. Iln’yavaitpasdevoitures,maisunedouzained’hommesetdefemmesfumaient,parlaientetsebattaientdevantleurschambres.

—Onasouventvuça,entraversantl’Ohio,expliqua-t-il.Lesgensayantperduleurmaisonaprèsl’effondrementdesmarchéss’approprientparfoisunmotelabandonnéetsebattentpourlapossessiondeschambres.Gangsettoutescesconneries.

Il choisit un Howard Johnson Express. Un quart du parking était occupé par des véhicules demarquesetdemodèlesdifférents, etuneenseigneaunéonbleu indiquait :CHAMBRESLIBRES. Je retinsmonsoufflependantqu’illongeaitlebâtimentextérieur,évitantdepasserdevantlaréception.Ils’arrêtaàlalimiteduparking,scrutalarangéedechambresdevantlaquellenousétions.Deuxd’entreellesfurentfacilesàéliminer–onapercevaitlalueurdelatélévisionàtraverslesrideaux–,lesautresnesemblaientpasoccupées.

—Attendez-moi,dit-il.Jevaisjeteruncoupd’œil,m’assurerqu’iln’yapasderisque.Etcefutcommetoujours:ilnenouslaissapasletempsdeprotester.Ildescenditdevoiture,regarda

dansleschambresenpassantdevantelle,forçalaserruredecellequ’ilchoisit.Onrépartit,Chubsetmoi,lanourritureprisedanslastation-servicedeMarlinton.Ilyavaitunsac

deCheetos,desgâteauxsecsaubeurredecacahuète,desbarresderéglisse,unpaquetd’Oreos,et lesbonbonsquej’avaisfourrésdansmonsacàdos.Lefestinderêved’ungamindesixans.

Ons’affairasansunmot,chacunévitantdecroiserleregarddel’autre.Lesdoigtsrapidesetagiles,Chubsouvritlepaquetdegâteauxsecsetsemitàmanger.Sonlivreenmauvaisétatétaitouvertsursesgenoux.Jesavaisqu’ilnepouvaitpaslire… ilvoyaitmal.Quandilm’adressaenfinlaparole,il lefitsansquitterlespagesdesyeux.

—Notreviededélinquantsteplaît?Legénéralsemblecroirequetuasçadanslesang.Sans tenir comptede cequ’il sous-entendait, jeme tournaiversZupour la réveiller. J’étais trop

épuiséepourmedéfendreet,franchement,lesrépliquescinglantesquimetraversèrentl’espritn’avaientaucunechancedelefairechangerd’avis.

Alorsque j’allaisdescendredumonospaceavecmon sacà dos etmanourriture,Chubs tendit lebrasetclaqualaportièrecoulissante.Danslafaiblelumièredunéon,ilnesemblaitpasfurieux,maispasnonplusbiendisposéàmonégard.

—Ilfautquejeteparle.—Tunet’enespasprivéjusqu’ici,merci.Ilattenditquejemetourneversluipourreprendre:—Jenevaispasprétendrequetunenousaspasaidés,aujourd’hui,etquetun’aspaspassédes

annéesdansunesaloperiedecamp,maisjevaistedire:profitedelasoiréepourréfléchirsérieusementà tadécisionderesteravecnouset,si tudécidesdefileraumilieude lanuit,sacheque tuferassansdoutelebonchoix.

Jetendislamainverslaportière,maisiln’avaitpasfini.—Jesaisquetucachesquelquechose.Jesuissûrquetun’aspasétécomplètementhonnête.Etsitu

crois,pourjenesaisquelleraisonridicule,qu’onpeutteprotéger,réfléchisbien.Noschancesdesortirvivantsdecetteaffairesontmincesetleserontencoreplussituajoutestesproblèmesauxnôtres.

Monestomacsenoua,maismonvisagerestaneutre.S’ilespéraityliredesindices,ilseraitdéçu;ensixans,j’avaiseutoutletempsd’apprendreàcontrôlermonexpression,mêmefaceàdesfusils.

Il ne soupçonnait sans doute pas la vérité, sinon il nem’aurait pas laissé l’occasion de partir. Ilm’auraitpersonnellementjetéehorsdumonospace,depréférenceàgrandevitessesuruneroutedéserte.

Chubspassalepoucesursalèvresupérieure.—Jecrois…j’espère,dit-il,quetuatteindrasVirginiaBeach,vraiment,mais…Ilôtaseslunettes,pinçal’arêtedesonnezetreprit:—C’estridicule.Jesuisdésolé.Réfléchissimplementàcequej’aidit.Faislebonchoix.Liammaintenaitlaporteouverteduboutdupiedetnousfaisaitsigne.Zuposaunemainsurl’épaule

de Chubs. Il sursauta et battit des paupières. Elle était restée si silencieuse que j’avais oublié saprésence.

— Viens, Suzume, dit Chubs en la prenant par la main. Si on a de la chance, le général nousautoriserapeut-êtreàprendreunedouche.Etsionavraimentbeaucoupdechance,ilenprendrapeut-êtreune,luiaussi.

Zu descendit à sa suite etm’adressa un regard inquiet.Avec un sourire forcé, je lui fis signe departirdevant,puisreprismonsacàdossurlabanquette.

Jenel’aperçusqu’unefoisdehors,souslacouverturenoireducielnocturne.Unemainempêchantlaporte coulissantede se fermer, jemepenchaià l’intérieur et sortis le livrede lapochedudossierdusiège.Jusqu’ici,jenel’avaisvuqu’entrelesmainsdeChubs.

Le sachet vide deM&M tenant lieu demarque-page était toujours aumême endroit. J’ouvris levolumeetn’euspasbesoindejeteruncoupd’œilsurlareliurepourdevinersontitre.LesGarennesdeWatership Down, de Richard Adams1. Pas étonnant qu’il ait tout fait pour cacher ce qu’il lisait.L’histoired’unebandedelapinstentantdesefaireuneplaceausoleil?Liamseseraittorduderire.

1.

J’aimaiscelivreet,apparemment,Chubsaussi.C’étaitl’éditionquemonpèremelisait,àl’heureducoucher,que jevolaisdanssonbureauetmettais surunedemesétagèresenprévisiondes insomnies.Étrangequ’ilmetombeentrelesmainsaumomentoùj’avaisleplusbesoindelui.

Mesyeuxburent lesmots, les chérirent,mes lèvres les formèrent, et je lusà hautevoix, sansmesoucier d’être entendue :Lemonde entier te sera hostile, prince auxmille ennemis, et quand on tecaptureraontetuera.Maisilfautd’abordt’attraper,toiquicreuses,écoutes,cours,princeàl’espritvif.Soisintelligent,rusé,ettonpeupleneserajamaisdétruit.

JemedemandaisiChubsconnaissaitlafindel’histoire.

Ce roman, très célèbre en Angleterre et auxÉtats-Unis, raconte les aventures d’un groupe delapins à la recherche d’un nouvel endroit où s’établir après la destruction de leur garenne(N.d.T.).

Douze

L’eauchaudemefitoublierquejemetrouvaissousladouched’unvieuxmoteletmelavaislescheveuxavecunshampoingempestantlalavandesynthétique.Iln’yavait,danslapetitesalledebains,qu’unlavabo,destoilettes,ladouche,sonrideauetmoi.

J’étaisladernière.Àmonarrivée,ZuavaitdéjàfaitsatoiletteetChubsvenaitdesebarricaderdanslasalledebains,oùilmituneheureàselaver,ainsiquetoussesvêtements,quifinirentparpuerlesavonbonmarché. Il semblaitunpeu inutilede faire la lessive,puisqu’iln’yavaitnibaignoirenidétergent,maisilytenait.

—Àtoi,avaitditLiam.N’oubliepasdetoutbienessuyerquandtuaurasfini.Ilm’avaitlancéuneserviette.—Ettoi?—Jeprendraiunedouchedemainmatin.Aprèsavoir fermé etverrouillé laporte, jeposaimonsacà dos sur l’abattantdes toilettes et fis

l’inventairedesoncontenu.J’ensortislesvêtementsetlesposaisurleplancher.Unobjetrougeetsoyeuxglissadelapile;jesursautai.

C’étaitlaroberougeduplacardducamping-car.Zu,pensai-jeenpassantunemainlassesurmonvisage.Elleadûlaprendrependantquej’avaisle

dostourné.Jepoussai la robeduboutdupied,plissai lenezàcausedesa légèreodeurde tabac froid.Elle

seraitapparemmenttropgranded’unetailleet,enplus,sonoriginemefaisaitunpeufroiddansledos.Mais Zu voulait visiblement que je l’aie… et, même si je n’avais pas la moindre envie de le

reconnaître,elleétaitpréférableàmonuniforme.JepouvaisfaireçapourZu;siçaluifaisaitplaisir,jenemeseraispasforcéepourrien.

Iln’yavaitpasdeshampoingdanslesac,maislaLiguedesenfantsm’avaitfournidudéodorant,unebrosse à dents verte, des mouchoirs en papier, des tampons hygiéniques et du désinfectant pour lesmains… le tout dans une trousse de voyage en plastique. Il y avait aussi une brosseà cheveux et unebouteilled’eau.Et,toutaufonddusac,setrouvaitunautredisqued’appeld’urgence.

Il devait y être depuis le début, mais sa présence m’avait échappé. J’avais jeté celui que Catem’avait donné. L’idée que celui-ci soit resté dans mon sac pendant tout ce temps me fit frissonner.Pourquoin’avais-jepasfaitplustôtl’inventairecompletdesoncontenu?

Jeleprisentredeuxdoigtsetlelaissaitomberdanslelavabo,commes’ilétaitbrûlant.Jeposailamainsurlerobinet,biendécidéeàmedébarrasserpourdebondecetobjetridiculemais,lorsquel’eau

semitàcouler,j’hésitai.Jenesaispasdepuiscombiendetempsje lefixaisquand je le repriset le levaivers la lumière,

pour voir si je pouvais distinguer quelque chose derrière sa surface noire. Je cherchai un témoinclignotantrouge.Jel’approchaidemonoreille,guettantunbourdonnementouunbipmontrantqu’ilétaitactivé.S’ill’était,etsic’étaitenréalitéuntraceur,nenousaurait-onpasdéjàcapturés?

Nevalait-ilpasmieux leconserver… aucasoù ?Sionétaità nouveauattaquésetqu’ilmesoitimpossibledeprotégerlesautres?LaLigueneserait-ellepaspréférableauretouràThurmond?À lamort…Ya-t-ilpirequecela?

Quandjeglissailedisqued’appeld’urgencedansl’unedespochesdusac,jenelefispaspourmoi.Cateauraitsourisielleavaitpumevoir,etcetteidéeravivamacolère.Jen’étaismêmepassûred’êtrecapabledeprotégermescompagnons.

Restersouslejetd’eauchaudesansentendreleclic-clic-clic-bipduminuteurdeThurmond,limitantma toilette à cinq minutes, était extraordinaire. C’était aussi utile, parce que la crasse semblait sedécoller couche après couche.Après avoir frotté un bonquart d’heure, j’eus l’impression que chaquecentimètrecarrédepeauétaitàvif.Jetentaimêmed’utiliserlerasoirrosechewing-gumfourni,avecunpetit savon et du shampoing, par l’hôtel. Mais je ne réussis qu’à arracher les croûtes, anciennes etnouvelles,demesmolletsetdemesgenoux.

Seizeans,songeai-je,etc’estlapremièrefoisquejepeuxmeraserlesjambes.C’était stupide… absolument stupide. Je ne savais pas le faire mais je m’en fichais. J’étais

suffisammentâgée.Personnenem’enempêcherait.Lessouvenirsdemamèreétaienttoujoursdesflashs.Parfois,j’entendaissavoix…justeunoudeux

mots.Àd’autresmoments,lascèneétaitsinettequej’avaislasensationderevivrel’instant.Et,tandisquejem’entêtais,lerasoiràlamain,monespritétaitentièrementoccupéparuneconversationquenousavionseuesurcesujetetparsonsourirelorsqu’elleavaitdit:«Peut-êtrequandtuaurastreizeans.»

Finalement,jerinçailerasoiretlelançaiendirectiondemonsac.Jenecroyaispasquequelqu’und’autre l’utiliserait.Destraînéesdesangsur les jambes, jereportaimonattentionsurmescheveux.Ilsétaienttropemmêléspourquejepuisseypasserlesdoigts.Jedusdéfairelesnœudsunparun,utilisantplusdeshampoingquejen’enavaiseul’intentionet,quandj’eusterminé,j’étaisenlarmes.

J’aiseizeans.Jenesaispascequidéclencha lesgrandeseaux. Jemesentais trèsbienet, soudain,mapoitrine

parut se recroqueviller. Je tentai de prendre une profonde inspiration,mais l’air était trop brûlant. Jeposailesmainssurlescarreauxblancsdumur,puism’appuyaicontreeux.Jetombaisurlefauxmarbrerugueuxdubacdedoucheetpressailesmainssurmapoitrine,heureusequelebruitdel’eaucouvreceluidemachute.Ilnefallaitpasqu’ilsentendent,surtoutZu.

C’étaitstupide,complètementstupide.J’avaisseizeans…etalors?Jen’avaispasvumesparentsdepuis six ans, et alors ? Je ne les reverrais peut-être jamais, et alors ? De toute façon, ils ne sesouvenaientpasdemoi.

J’aurais dû être heureuse que ce soit terminé, d’être sortie du camp.Mais, enfermée ou dehors,j’étaisseule.Jecommençaisàmedemandersijenel’avaispastoujoursétéetneleseraispastoujours.La pression baissa, et la température augmenta quand l’occupant de la chambre voisine tira la chassed’eau.Maisc’étaitsansimportance.C’étaitàpeinesijesentaislabrûluredel’eausurmondos.Jeposaileboutdesdoigtssurmesgenouxblessésetappuyai;jenesentispasdavantageladouleur.

D’aprèsCate, jedevaisdivisermavieen troisacteset laisser lesdeuxpremiersderrièremoi…Maiscommentfaire?Commentoublier?

Onfrappaàlaporte.Légèrementd’abordpuis,commejeneréagissaispas,plusfort.

—Ruby,appelaLiam.Çava?Jeprisuneprofondeinspiration,cherchailerobinetàtâtons.Leflots’atténuapuiscessa.—Tupeux…euh…ouvriruneseconde?Savoixétait si tendueque jeme tendis.Pendantune fractiondeseconde terrifiante, jecrusqu’il

étaitarrivémalheur.Jesaisisuneservietteetl’enroulaiautourdemoi.Sansréfléchir,jetiraileverrouettournailapoignée.

Ilyeuttoutd’aborduneboufféed’airglacial.PuisjevislesyeuxdilatésdeLiamet,finalement,lapairedechaussettesblanchesqu’ilavaitàlamain.

Leslèvresserrées,iljetauncoupd’œildanslasalledebains,par-dessusmonépaule.Ilfaisaitplussombre,danslachambre,quelorsdemonarrivée;lanuitdevaitêtretombéedepuisunbonmoment.Ilmesembla,malgrél’obscurité,quesesoreillesrougissaient.

—Toutvabien?soufflai-je.Ilmefixa,danslabuéechaudequisortaitdelasalledebains.—Liam?insistai-je.Ilmetenditleschaussettes.Jelesregardaipuisreportaimonattentionsursonvisageenespérantque

mestraitsnetrahissaientpasmonébahissement.—Jevoulaisseulement…tedonnerça,dit-il,secouantleschaussettesetmelestendantànouveau.

Tusais…pourtoi.—Tun’enaspasbesoin?demandai-je.—J’enaideuxautrespairesettun’enaspas,hein?Ilsemblaitmaintenanttrèsmalàl’aise.— Vraiment, ajouta-t-il. S’il te plaît. Prends-les. D’après Chubs, si j’ai bien compris, le froid

s’attaqued’abordauxextrémités,alorstuenasbesoinet…—Bonsang,Verte,intervintChubs,quejenevoyaispas,prendscesfichueschaussettes,metsfinà

sasouffrance!Liamn’attenditpasquej’aieavancélamain.Iltenditlebrasetposaleschaussettessurlatablette,

prèsdulavabo.—Euh…merci,fis-je.—Formidable…Enfin,derien.Liampivotasurlui-même,puisseretournacommesiuneidéevenaitdeluitraverserl’esprit.—Bon.Génial.Cool…euh…tu…—Discequetuasàdire,criaChubs.Onessaiededormir.—C’estbon,dors!Liammontravaguementlelitetreprit:—TudormirasavecZu…J’espèrequeçanet’ennuiepas.—Non,biensûr.—Bon.Formidable.Unlargesourire,forcé,éclairasonvisage.Jemedemandaiquelleréponseilespérait…Sic’étaitun

de cesmoments dont j’ignorais tout, ayant passé six ans dans un baraquement où il n’y avait que desfilles.C’étaitcommesionneparlaitpaslamêmelangue.

—Ouais,euh,formidable,répéta-t-il,deplusenplustroublé.Maisçaparutdissipersonembarras.Ilmetournaledosets’éloignasansunmot.Jeprisleschaussettesetlesexaminai.Justeavantdefermerlaporte,j’entendisChubsdire,avecle

tonsuffisantquilecaractérisait:—…J’espèrequetuescontentdetoi.Tuauraisdûlalaissertranquille.Toutallaitbien.

Maisçan’allaitpasbien,etLiaml’avaitsenti.Jemislongtempsàcomprendrequec’étaitlerêvedeZu.Nousétionsdans le lit, l’unecontre l’autrepournepasavoir froid.Lesgarçonsdormaientsur le

plancher sous les couvertures, des serviettes volées dans le chariot de la femme deménage en guised’oreillers.LeseffortsconjuguésdeChubsetdeLiamn’étaientpasparvenusà régler le thermostatdel’appareildeconditionnementd’air,dontlesouffleglacésedéclenchaitdèsquelatempératuredépassaitcinqdegrés.

Jeflottaisauxdouceslimiteslaiteusesdusommeildepuisdesheuresquandjesentisunpicotementàl’arrièredemoncrâne.Unepartiedemois’yattendait;moncorpss’étaitaffalésurlelitcommeunblocdebéton,maismoncerveautournaittoujoursenrond,analysaitnotreconfrontationaveclesFSPquandlepiednudeZueffleuralemien.Celasuffit.Jeplongeailatêtelapremièredanssonrêve.

J’étaisZu,etZu,allongéesurunecouchette,fixaitledessousmarrond’unmatelas.Nousétionsdanslenoir,maisdesformesidentifiablesfinirentparémerger.Couchettessuperposées,tableau,placardsbleuclairduplancherauplafond,vastesfenêtresobstruéesparducontreplaquéettachesclaires,surlesmurs,d’affichesqu’onavaitôtées.

Jenepouvaismedégager.C’estledangerdesrêves:onenesttrèsviteprisonnier.Lesgenssontsans défense, quand ils dorment, à tel point que, parfois, lorsque le rêve était très effrayant, j’y étaisentraînéesansavoirbesoindelestoucher.

Jenesentispassonodeur,maisjevislafuméeentrersouslaportedel’anciennesalledeclasse,puisserépandresurleplanchercommedulaitrenversé.Uninstantplustard,jem’assisetroulaihorsdelacouchette.Horrifiée, jevisdesdizainesdefillesse leveretserassembler,affolées,aucentrede lapièce.

L’uned’elles,unetêteetquatreansdeplusquelesautres, tentasanssuccèsdelesconvaincredes’accroupir en ligne sous la fenêtre.Elle agitait lesbras, et les longuesmanchesde sonuniformevertflottaient.

Puislesignald’alarmeretentitetlaportedelasalles’ouvrit.LetintementdelaclocheétaitpresqueaussiinsupportablequelemugissementduCalmant.Lerêve

en accentuait la stridence. Je fus entraînée quand les autres se précipitèrent vers la porte. Peu leurimportait,semblait-il,quelafuméerisquedelesasphyxierouquesasourcenepuisseêtrelocalisée.

Cefutlacohue.Desjeunesenuniformesverts,bleusetjauness’entassaientdanslecouloirauxmurshabillésdecarreauxblancs.L’éclairaged’urgenceétaitallumé, les lampesd’alerte incendie jetantdeslueurs rougeset jaunessur lescloisons.Je fusemportéeparunflotdecorpsallant tousdans lamêmedirection…celledelafumée.

Leslarmesbrouillèrentmavisionetrespirerdevintdifficile.Jetantuncoupd’œilpar-dessusmonépaule,jem’aperçusquedesgarçonsetdesfillesavaienttraînélesplacardsmétalliqueshorsdelasalleetlesrenversaientdevantlaporteàdoublebattantsituéeàl’autreboutducouloir.

Cen’étaitpasuneévacuation,c’étaituneévasion.Je ne voyais presqueplus rien quandon franchit la porte et débouchadans un escalierétroit.La

fuméeétaitplusépaisse.Elleneprovenaitpasde flammesmaisdepetitesboîtesnoires semblablesàcellesquelesFSPportaientàlaceintureetlançaientsurlesgroupesderévoltés.

LesFSPlesontdégoupillées?Non,c’étaitimpossible!Plusprobablement,desjeuneslesavaientvoléespourdéclencherl’alarmeetl’ouverturedesportes.Cettedernièrerésumaitsansdoutelesmesuresd’urgence.

Nousétionscoincéesdansl’escalier,serréeslesunescontrelesautres,tremblantesdenervositéetd’excitation. Je tentais de regarder droit devant moi et d’avancer prudemment, mais je ne pouvais

manquer de voir comment les autres réagissaient au noir et aux lumières clignotantes. Certainespleuraient,d’autressemblaientsurlepointdes’évanouir,quelques-unesriaient.Riaientcommesic’étaitunjeu.

Je ne sais pas comment je repérai l’autre petiteAsiatique dans lamasse desmains et des têtes.Dresséesurlapointedespieds,sonuniformevertàpeinevisible,elleétaitacculéedanslecoingauchedupalier.Sescheveuxluisaient,souslalumière,etelletendaitunbras…versmoi?

Àl’instantoùnosregardssecroisèrent,jevissursonvisagequ’ellem’avaitreconnue.Seslèvresformèrent le nom de Zu. J’essayai de tendre le bras, d’attraper sa main, mais la foule me poussa,m’entraîna.Quandjemeretournai,elleavaitdisparu.

Je ne vis ni FSP ni responsable du camp avant le pied de l’escalier, où la foule enjamba,maissurtoutpiétina,troiscorpsennoirallongéssurlesol.Lesvisagesétaientenflés,tuméfiés.Lesangformaitdesflaquessouseux.

UnBleuavaitsansdoutearraché lesbattants,quigisaientdansunevasteétenduedeneige.Lesolétaitétrangementlumineux,souslecielsanslune…àcausedurêvemaisaussiparcequelesprojecteurss’allumèrentalorsquelasonneriesefaisaitplusstridente.

Aussitôtcetteportefranchie,toutlemondesemitàcourir.Ilyavaitunetrentainedecentimètresdeneigeetlesjeunesneportaientqueleuruniformeautissu

aussi fin que du papier… la plupart n’avaientmême pas pensé à mettre des chaussures. Des floconsminusculestombaientsurleslignesentrecroiséesd’empreintesdepas.Jeralentis,regardailaneigequinesemblaitnidescendrenimonter,maisrestersuspenduecommeunsouffleretenu.Danslalumièredesprojecteurs,onauraitditdesmilliersdeversluisants.

Lespremierscoupsdefeurompirentlecharme…Cen’étaitplusseulementlaneigequitombaitsurnous,c’étaitaussilesballes.Des centaines de jeunes poussèrent des hurlements étranglés. Cinq… dix… quinze… il était

impossibledecompterceuxquis’abattirentsoudainàplatventre,criantetgémissantdedouleur.Commeuneencredecauchemar,lerougesediffusadanslaneige,sedéploya,serépandit,ladévora.Jetouchaimajouemouilléeet,quandj’écartaimamain,jecomprisquej’avaisétééclabousséedesang.J’enétaiscouverte.Lesangd’uneautrecoulaitsurmesjoues,gouttaitdemonmenton.

Oncourutplusviteverslecoindroitdugrillageentourantl’ancienneécole.Par-dessusl’épaule,jejetaiuncoupd’œilsurlebâtimentenbrique;desdizainesdesilhouettesétaientpostéessursontoitenardoise, des dizaines d’autres jaillissaient des portes et des fenêtres du rez-de-chaussée. Quand jeregardaiànouveaudevantmoi,l’espaceétaitparsemédetasmulticolores… jaunes,bleus,verts.Etderouge.Tantderouge.Alignés,ilsformaientdesobstaclesquelesautresdevaientfranchirpourcontinuerleurchemin.

Jebasculaienavantdanslaneige.Quelqu’unavaitsaisimacheville.UneVerte,àplatventre,lesyeuxouverts,lesoufflecourt.Àl’aide,sanglotait-elle,lesangbouillonnantsurseslèvres.Àl’aide.

Maisjemerelevaietmeremisàcourir.Ilyavaitunebarrière,àcetendroit ; j’étaisàquelquesdizainesdemètresd’elleet je lavoyais.

Mais je ne voyais pas ce qui immobilisait les autres, les empêchait d’avancer.Ébahie, je me rendiscomptequeceuxquigisaientdanslaneige,derrièremoi,étaienttroisfoisplusnombreuxqueceuxquisetenaientdevantmoi.

Le groupe gémissait et des centaines de mains se tendaient. Grâce à ma petite taille, je pusfacilementme glisser, parmi les jambes, jusqu’au premier rang, où trois adolescents en uniformebleutentaientd’empêcherlafouled’approcherdelabarrièreetdupostedegardeoccupépartroispersonnes:unFSPinconscient,LiametChubs.

Leurprésencemestupéfia tellementque jenevispas lepetitgarçonenvertseprécipitervers labarrière.Ilcontournaundesadolescents,sejetacontrelegrillage.

Aussitôt,sescheveuxsedressèrentsursa têteetdeséclairs jaillirentsoussesdoigts.Samainnelâchapasprise,maisparutserrerplusfort,desmilliersdevoltssecouantviolemmenttoutsoncorps.

MonDieu!Labarrièren’étaitpashorscircuit.LiametChubstentaientdeladébrancher.Ungémissementfranchitmeslèvresquandlejeunegarçons’abattitsurlesol,oùilrestaimmobile.

Danslepostedegarde,Liamcriadesmotsquejenecomprispasparcequetoutlemonde,autourdemoi,hurlait.Lespectacledececorpsdéclenchaunepaniquegénérale.

LesFSPétaientplusprès,maintenant ;quand ils se remirentà tirer, ce futunvraimassacre.Unerangéetombait,dévoilantlasuivante,quiétaitàsontourabattue…laneigen’étaitplusvisiblesouslescorps.Les enfants s’enfuirent dans toutes les directions, retournant vers l’école ou longeant la clôtureélectrifiéeàlarecherched’uneautreissue.Deschiensaboyèrentetdesmoteursrugirent.Cesdeuxbruitscombinésévoquaientunmonstresortitoutdroitdel’enfer.Jetournailatête,visquedesanimauxetdesmotoneigesfonçaientsurnous.Puisjereçusuncoupviolentdansledosettombaiàplatventre.

Jesuistouchée,pensai-je,enétatdechoc.Non…Cen’étaitpasça. J’avais reçuuncoupdecoudesur lanuque,uneBleueayantpivoté sur

elle-même pour courir en direction des bâtiments. Sous mes yeux, elle leva les mains, montrantclairement qu’elle se rendait et pourtant… pourtant… elle fut abattue. Elle poussa un cri strident ets’effondra.

Elle n’était pas la seuleà ne pasm’avoir vue… tout lemondeétait dans lemême cas.Les braspresqueparalyséspar le froid, je tentaideme redresserpouréchapperà l’étreinteglacéede laneigemais,chaquefoisquejeparvenaisàmesoulever,unpiedseposaitsurmesépaulesoumondos.J’eusletempsdeprotégermatête,maisriendeplus.Ilm’étaitimpossiblederespirer…jehurlais,maispersonnen’entendait.

Lafureuretledésespoirs’emparèrentdemoi.Piétinée,jem’enfonçaisdeplusenplusprofondémentdans laneigeetmedemandaiss’ilétaitpossibledesenoyerdecette façon.Peut-onétoufferdansdesténèbresglacées?Detoutemanière,nevaudrait-ilpasmieuxmourir?

Desmainssaisirentmataille.Unegrandegouléedouloureused’airglacéemplitmespoumonsquandonmesouleva.

Labarrièreétaitouverte,etlesjeuness’étantmontrésassezcourageuxetcalmespournepasbouger–etayanteulachancedenepasêtreabattus–lafranchirentetfoncèrentverslalisièredelaforêt.Ilsn’étaient pas plus de vingt… alors que des centaines avaient envahi les couloirs de l’ancienne école.Vingt.

J’euschaud, incroyablementchaud.Lesbrasmeserrèrentplusétroitement.Quandje levai la tête,monregardplongeadanslesyeuxclairsdeLiam.

—Tienslecoup,d’accord?Zuseréveillaensursaut,inspiraconvulsivement.Jefuschasséedurêve,projetéedanslachambreglacialedumotel.Désorientéeparlevertigequi

s’emparademoi,jeparvinstoutdemêmeàmetournerversZuet,mesyeuxs’adaptantàl’obscurité,àdistinguersasilhouette.

Quandjetendislebrasdanssadirection,jem’aperçusquedesmainsétaientdéjàposéessurelle.Liam,pastoutàfaitréveillé,secoualatête.—Zu,souffla-t-il.Hé,Zu.Jerestaiparfaitementimmobile.

—Çava,repritLiamd’unevoixdouce.Cen’étaitqu’uncauchemar.Monestomacsenouaquandjem’aperçusqu’ellepleurait.J’entendisunfrottement,boiscontrebois,

commes’ilavaitprisunobjetposésurlatabledenuit.—Écris,ditLiam.Maisneteforcepas.Ils’agissaitsansdoutedupapierà lettresdumotel.Jefermailesyeux,croyantqu’ilallumeraitla

lampedechevet,maisilrestafidèleauxinstructionsqu’ilavaitdonnées:pasdelumière,saufdanslasalledebains.

— Pourquoi es-tu désolée ? souffla-t-il. Il n’y a que Chubs qui ait besoin d’une bonne nuit desommeil.

Elleeutunrirehésitantmaissoncorps,prèsdemoi,restacrispé.—C’était…lemême?Lelits’inclinaquandLiams’assit.—Unpeudifférent?reprit-iluninstantplustard.Ouais?Lesilenceduraunpeupluslongtemps.Sansdouteécrivit-elle,maisjenelecomprisqu’àl’instant

oùLiams’éclaircitlagorgeetditd’unevoixrauque:—Jenepourraijamaisoublier.J’étais… trèsinquietà l’idéequetuaiestouché labarrièreavant

queChubsaittrouvélemoyendecouperlecircuit.Puis,sibasquejel’imaginaipeut-être,ilajouta:—Jeregrette.Cesmotslourdsdeculpabilitéetdesouffrancemefirentl’effetd’uncoupdepieddanslapoitrine.

Émueparsadouleur,tenantabsolumentàluidirequecequis’étaitpassédanscecampenneigén’étaitpassafaute,j’eusenviedem’approcher.Jelecomprenaisparfaitement,àcetinstant,etcelameterrifia.

Mais je ne pouvais pas. C’était une conversation privée, tout comme l’avait été le rêve de Zu.Pourquoim’imposais-jetoujourslàoùjen’avaispasmaplace?

—SeulChubscroitquec’esttroprisqué.MoijepensequeRubyaducranetpourraits’ensortirsansnous.Pourquoi?

Crissementducrayon.—Chubsnesepréoccupequedenotresécurité,dit-ilàvoixbasse.Çal’empêcheparfoisdefaire

ce qui pourrait être utile aux autres… d’avoir une vue d’ensemble, tu comprends ? Il n’y a que deuxsemainesqu’ons’estévadés.Ilabesoind’unpeudetemps.

Ilsemblaitsisûrdeluiquemesdoutess’estompèrent.Jelecrus.—Bonsang,fit-il,etjepuspresquelevoirpassersamaindanslescheveuxdeZu.N’aiejamais

hontedecequetupeuxfaire,pigé?Sanstoi,onneseraitpasici.La pièce fut plongée dans un silence paisible, seulement troublé par les ronflements sifflants de

Chubs.—Çavamieux?demanda-t-il.Tuveuxquej’aillechercherquelquechosedansBlackBetty?Sansdoutesecoua-t-ellelatête,parcequeLiamseleva.—Jeresteraitoutprès.Réveille-moisituchangesd’avis,d’accord?Jenel’entendispasdirebonnenuit.Mais,aulieudes’allonger, ils’assit,adosséaulit,faceà la

porte.Quelquesheuresplus tard,alorsque laLuneétaitencorevisibledans lecielgris-bleude l’aube,

j’ouvrisdoucementlamaindeZu,quiserraitledevantdemarobe,etmelevaisansbruit.Leschiffresrougesduréveildelatabledenuitindiquaient5h30.L’heuredepartir.

SuivantlesinstructionsdeLiam,nousn’avionspasdéballénosaffaires,maisjedusallercherchermabrosseàdentsetmondentifricedanslasalledebains,oùjelesavaislaissés,prèsdeceuxdeChubs.

Il restait,prèsdu lavabo,à côtéde lamachineà café laplus laidedumonde,desproduitsde toilettefournisparlemotel.Jelesfourraidansmonsac,ainsiqu’uneserviette.

Dehors, il ne faisait que quelques degrés de plus que dans la chambre.Typique du printemps enVirginie. Et il avait sans doute plu. Des traînées de brume blanche flottaient entre les voitures et lesarbres.Lemonospace,garélaveilleàlalimiteduparking,setrouvaitmaintenantjustedevantlaportedelachambre.Sijen’avaispaslongéBlackBetty,passantlamainsursonflancmeurtri,Liamnem’auraitsansdoutepasvue.

Àgenouxprèsdelaportecoulissante, il finissaitdegratterBETTY JEANNETTOYAGEavecuneclé.Près de lui se trouvait une plaque d’immatriculation de l’Ohio. Je m’arrêtai à quelques dizaines decentimètres.

Ilavaitlesyeuxcernés.Sonvisageétaitcrispé,commes’ilréfléchissait,etseslèvresserréesenuneexpressionmornequineluiressemblaitpas.Rasédeprèsetsescheveuxmouilléscoiffésenarrière,ilfaisaitdeuxoutroisansdemoinsquelaveille,maissesyeuxsemblaientsansâge.

Lecrissementdemeschaussuressurl’asphalteattirasonattention.—Qu’est-cequisepasse?—Hein?—Tut’eslevéetôt,expliqua-t-il.Engénéral,pourréveillerChubs,jesuisobligédeletraînerdans

ladoucheetdel’aspergerd’eaufroide.Jehaussailesépaules.—L’horairedeThurmond,jesuppose.Il se releva lentement, essuya sesmains sur son jean. Ilm’adressaunbref regardet je crusqu’il

voulaitparler,maisilsecontentad’esquisserunsourire.Illançalaplaqued’immatriculationdel’Ohiosurlabanquettearrière.Uneautre,deVirginie-Occidentale,l’avaitremplacée.Jenedemandaipasd’oùellevenait.

Jeposaimonsacàdosàmespiedsetm’appuyaicontrelaportièredumonospace.Liamdisparutàl’arrièreduvéhiculeetrevintuneminuteplustardavecunbidonrougeetuntuyaunoir.Lesyeuxfermésetlajouecolléecontrelavitrefroide,j’écoutaisunepublicitépouruneépiceriedesenvirons.Ensuite,laprésentatrice donna des prévisions lugubres sur ce qu’il restait de Wall Street. Elle lisait les courscommeuneoraisonfunèbre.

Jemeforçaiàouvrirlesyeux,maisLiamn’étaitpluslà.—Liam?appelai-je.—Ici,répondit-ilaussitôt.Jegagnail’arrièredumonospace.Jemedressaisurlapointedespiedspourbienvoircequefaisait

Liamprèsdu4×4grismétalliségaréàcôtédenotrevéhicule.Ilagissaitensilence,sesyeuxclairsrivéssursatâche.Uneextrémitédutuyaufutglisséedansle

réservoirdu4×4,l’autredanslebidon.—Qu’est-cequetufais?demandai-jesansprendrelapeinedecachermaréprobation.Samainlibrepassaau-dessusdutuyau,glissadansnotredirection.Cefutpresquecommes’iltirait

suruneficelleoufaisaitsigneàquelqu’und’approcher.Quelquesgouttesdeliquideodorantsortirentdutuyau.

Il siphonne de l’essence, pensai-je. Je savais que des gens l’avaient fait, pendant la dernièrepénuriedecarburant,maisjen’yavaisjamaisassisté.Leliquidesedéversadanslebidonetsonodeursefitplusforte.

—Crisedel’essence,dit-ilenhaussantlesépaules.Lestempssontdurset,hier,onétaitpresqueàsec.

—TuesunBleu,hein?dis-jeenmontrantlamainquiattiraitl’essencedansnotrebidonrouge.TunepourraispassimplementdéplacerBettysanscarburant?

—Simais…paslongtemps,réponditLiamsuruntongêné.Ses lèvres blanchirent étrangement quand il les serra, et une petite cicatrice, au coin droit de sa

bouche,devintnettementvisible.Quandjemerendiscomptequejelafixais,jem’accroupisprèsdelui…davantagepourcachermon

embarrasquepourl’aider.Volerdel’essencen’étaitfinalementpassicompliqué.—Lafaçondonttuutilisestesaptitudesm’impressionne.—Pournous,lesBleus,expliquaLiam,c’estsimple.Onregardeunobjet,onseconcentresurson

trajet…etilsedéplace.JesuissûrquebeaucoupdeBleus,àThurmond,savaientutiliserleursaptitudes.Ilsrenonçaientàlefaire,c’esttout.Peut-êtreàcausedecettesirène.

—Tuassansdouteraison.Jen’avaispaseuassezdecontactsaveclesBleuspoursavoir.Liamsecoualetuyauquandl’écoulementcommençadesetarir.Jelevailatête,scrutaileparkinget

lesportesdeschambres,nereportaimonregardsurLiamqu’unefoiscertainequenousétionsseuls.—Tuasapprispartoi-même?demandai-je.Ilm’adressaunbrefregard.—Ouais.J’aiétéinternétrèstard.J’étaistrèssouventseuletj’aieutoutletempsdecomprendre

commentçafonctionnait.Naturellement, laquestion suivanteétait :Tu te cachais ?Mais je nepouvais la poser sansqu’il

m’interrogesurmonpasséetlaraisondemoninternement.Ilfallaitqueçacesse.Mesmainstremblaientcommes’ilvenaitdemedirequ’ilallaitm’étrangler.

Rien, jusqu’ici, ne pouvait permettre de supposer qu’il n’était pas gentil. Ne m’avait-il pas faitcomprendre,àdenombreusesreprises,qu’ilétaitprêtàêtremonami,sij’acceptais?

Je n’avais pas eu envie d’un ami depuis si longtemps que je n’étais pas sûre de savoir encorecommentfairepourenavoirun.Aucourspréparatoire,ç’avaitétéstupidementsimple.Notreinstitutricenousavaitdemandéd’écrirelenomdenotreanimalpréférésurunefeuilledepapier,puisd’allervoirsiquelqu’un avait choisi le même. Parce que se faire des amis était apparemment aussi bête que ça…trouveruncamaradeaimantleséléphants.

—Cettechansonmeplaît,dis-je.LavoixdeJimMorrison,dansl’habitacledeBlackBetty,étaitàpeineaudible.—Ouais?LesDoors?fitLiam,dontlevisages’éclaira.Allez,chérie,allume-moi,chantonna-t-il

ententantd’imiterMorrison,Metslefeuàlanuit…1Jeris.—Ellemeplaîtquandc’estluiquilachante.Liamposa lesmains sur la poitrine, comme s’ilétait blessé,mais récupéra vite.Le présentateur

annonçalachansonsuivanteetcefutcommes’ilavaitgagnéàlaloterie.—Voilàcequej’aime!—LesAllmanBrothers?m’écriai-jeenlevantlessourcils.Bizarre,j’auraispariéquetuétaisun

fandeLedZeppelin.—C’estlamusiquedemonâme,dit-ilenhochantlatêteenrythme.—Tuasécoutélesparoles?demandai-je,soudainmoinsangoissée,mavoixdevenantplusassurée.

Ton père était un joueur deGéorgie, qui s’est retrouvé dumauvais côté d’un fusil ? Tu es né sur labanquettearrièred’unautocar?2

1.2.

3.

—Non,dit-ilenécartantlamèchequitombaitsursesyeux.J’aiditquec’étaitlamusiquedemonâme, pas celle de ma vie. Sache que mon beau-père est mécanicien en Caroline du Nord et, à maconnaissance,seportetrèsbien.Maisjesuisnéàl’arrièred’unautocar.

—Tublagues!Impossibledevoirs’ilétaitsérieuxoupas.—Pasdutout.Touslesjournauxenontparlé.Pendantlestroispremièresannéesdemavie,j’aiété

leMiraculédel’autocar,etmaintenant…—Tuessaiesdegagnertavieetdefairedetonmieux3?terminai-je.Ilritetsesoreillesrougirent.Lachansoncontinuaaurythmeeffrénédeguitaresinfatigables.Tout

s’emboîtaitsanseffort;nicountrynirock.SeulementleSud,rythméetgénéreux.ÇameplutdavantageencorequandLiamsemitàchanter.Aprèslachanson,alorsquelapublicitérevenait,ilmedonnauncoupd’épaule.—D’oùsortcetterobe?Jetripotailajupe.—CadeaudeZu.—J’ail’impressionquetuasenviedelajeteraufeu.—Jenepeuxpaspromettrequeçan’arriverapas,dis-je,trèssérieuse.Quandilritunenouvellefois,j’eusl’impressiond’avoirremportéunepetitevictoire.—Bon,Ruby,c’estgentildelaporter,ditLiam.Maissoisprudente.Zuesttellementenmanquede

bavardagesentrefillesqueturisquesdedevenirsapoupée.—Lesgaminsd’aujourd’hui!fis-je.C’estcommesilemondeleurappartenait!Ilsourit.—Ouais,lesgaminsd’aujourd’hui.Quandl’essenceeutcessédecouler,onpassaàlavoituresuivante.Ilnemedemandapasmonaide

et je ne lui posai pasd’autre question.Ce silence confortable aurait pudurer desheures ; je nem’enseraispaslassée.

Comeonbaby,lightmyfire/Trytosetthenightonfire…,TheDoors,Lightmyfire(N.d.T.).MyfatherwasagamblerdowninGeorgia/Hewounduponthewrongendofagun/IwasborninthebackseatofaGreyhoundbus,AllmanBrothers,Ramblin’Man(N.d.T.).Tryingtomakealivin’anddoingthebestIcan,AllmanBrothers,Ramblin’Man(N.d.T.).

Treize

ChubsetZun’apprécièrentpasd’êtreréveillésà6h30,moinsencorequandLiamlesforçaàfairele lit pendant que nous nettoyions la salle de bains et remettions les serviettes usagées en place. Pasvraiment correct de notre part mais, ainsi, la direction ne s’apercevrait peut-être pas qu’elle avaithébergéungroupedesquatters.

Surlechemindumonospace,Chubsmefoudroyaduregard.Sonvisageexprimaclairementcequ’ilpensait:Tuesencorelà?

Jehaussailesépaules.Ilfaudraquetut’yfasses.Ilsecoualatêteetsoupira.Quandonfutinstalléssurlabanquettecentrale,onattenditLiam,quifermalaportedelachambre,

ungobeletdemauvaiscaféàlamain.C’estvrai,pensai-jeen regardantZuducoinde l’œil.Elle s’étaitallongée, la tête sur sesmains

gantées.Ellen’apasbeaucoupdormi.Liam,fidèleàsonhabitude,vérifialapositiondesrétroviseurs,réglal’inclinaisondudossierdeson

siège, boucla sa ceinture et glissa la clé dans l’antivol. Mais il n’avait pas l’intention, ensuite, derépondreauxquestionsdeChubssurnotredestination. Ilattenditquesonamisesoitendormipuismedemanda:

—Tusaislireunecarte?L’embarrasetlahontemefirentrougir.—Pasvraiment.Désolée.N’était-cepasunsavoirquelespèresdevaientenseigner?—Pasdeproblème,réponditLiamentapotantlesiègedupassager.Jet’apprendraimais,pourle

moment, j’ai juste besoin que quelqu’un guette les panneaux indicateurs. Viens prendre la place ducopilote.

Dupouce,jemontraiChubs.Liamsecoualatête.—Tublagues?Je soupirai. En franchissant les jambes tendues de Chubs, je jetai un coup d’œil, par-dessus

l’épaule,surseslunettes.—Ilavraimentunemauvaisevue?demandai-je.— Très, dit Liam. Juste après notre évasion de Caledonia, on a passé la nuit dans une maison

abandonnée. Un bruit horrible, comme une vache agonisante,m’a réveillé. Jeme suis dirigé vers les

plaintes, une batte de base-ball à la main, persuadé qu’il me faudrait tabasser quelqu’un pour qu’onpuisses’enfuir.PuisjemesuisaperçuqueChubsétaitassisaufondd’unepiscinevide.

—J’ycroispas,dis-je.—C’estlavéritévraie.Œildelynxétaitallésatisfaireunbesoinnatureletn’avaitpasvuletrou.Il

s’étaittordulachevilleetnepouvaitpasremonter.Jetentaidenepaséclaterderire,maisc’étaitimpossible.L’imageétaittropdrôle.Liamtenditlamainverslaradio,passad’unestationàl’autreetmelaissachoisir.Ilparutsatisfait

quandjemedécidaipourlesWho.Lavitrecomplètementbaissée,jesortislatête,lementonsurlesmains.L’airmatinal,caressépar

lespremiersrayonsdusoleil,étaitchaudetleciel,au-dessusdusommetdesarbres,toutbleu.Quelqu’un,derrièrenous,soupira.Onseretourna.Zudormaittoujours.—Ont’aréveillée,cettenuit?demandaLiam.—Jen’aipastoutentendu.Fait-ellebeaucoupdecauchemars?—Unenuitsurdeux,depuisquejelaconnais.QuandellerêvedeCaledonia,jeréussisàlacalmer,

maisjenesaispasquoiluidirequandils’agitdesafamille.Sijerencontresesparents,jejurequeje…Ilneterminapas,maissacolèrefutpalpable.—Qu’est-cequ’ilsluiontfait?—Ilsl’ontlivrée,parcequ’elleleurfaisaitpeur,répondit-il.MoietChubs,nosfamillesnousont

cachés, et c’estpour cette raisonqu’onaété internés très tard.LesparentsdeZu se sontdébarrassésd’elleparcequ’elleavaitprovoquéuncourt-circuitdansleréseauélectriquedelavoituredesonpère,surl’autoroute!

—MonDieu.—Ilsl’ontlivréependantlepremierRegroupementofficiel…Maistun’espasaucourant,biensûr.J’attendissesexplications.— C’est arrivé alors que les jeunes de ton âge étaient déjà internés ou se cachaient. Le

gouvernementaproposéauxparentsquinesesentaientpasensécuritéd’envoyerleursenfants,unmatinprécis,àl’école,oùlesForcesspécialesPsilesprendraientenchargeenvuedeleurréhabilitation.Trèsdiscrètement,pournepasinquiéterlespetitsoulesinciteràserebeller.

Jemefrottailefrontpourchasserlesimagesprenantformedansmonesprit.—Ellet’aracontétoutça?—Raconté?répéta-t-il.Ilnetournapaslatêtemaissesmainssecrispèrentsurlevolant.—Non,reprit-il.Ellel’aécrit,parbribes.Ellen’apasprononcéunmotdepuis…—Depuisl’évasion?terminai-je,soulagée,endépitdetoutcequejesavais.Alorsc’estunchoix,

pascequ’onluiafait.—Non,c’estlaconséquencedecequ’onluiafaitetcen’estpasunchoix.Bon,tuasraison,elle

peut parler et elle le fera peut-être un jour. Après tout ce que je lui ai fait subir, après ce qui s’estpassé…jenesaispas.

Laradioperdit lesignalde lastation,quifut remplacéeparunechaîneenespagnol,puisparuneautredemusiqueclassiqueet,enfin,parlavoixsèche,nasale,d’unprésentateur.

—… il est clair, selonnospremières informations,quequatreexplosions se sontproduitescematindanslemétro,àManhattan…

Liamchangeadestation,maisjerevinsimmédiatementsurcelle-ci.—…La confirmation de lamunicipalité a été tardive,mais nous croyons que ces explosions

n’étaientninucléairesnibiologiquesetvisaientMidtown,oùleprésidentGrayseseraitréfugiéaprès

larécentetentatived’assassinat…—Ligue,CôteOuestoufaussenouvelle?dit,derrièrenous,lavoixensommeilléedeChubs.—Selonnos sources, leprésident et soncabinet enattribuent la responsabilitéà laCoalition

fédérale.—LaCoalitionfédérale?répétai-je.—LaCôteOuest,direntlesgarçonsenchœur.PuisChubsexpliqua:—BaséeàLosAngeles.C’estunepartiedugouvernementayantsurvécuauxattentatsàlabombede

Washingtonetn’acceptantpasqueGraysesoitaffranchidelalimitedesdeuxmandats.Maiscenesontquedesguignols,parcequelesmilitairessontrestésfidèlesàGray.

—PourquoiGrayest-ilàNewYorketpasàWashington?demandai-je.—LeCapitoleetlaMaison-Blanchesontencoursdereconstruction,maisçan’avancepas,intervint

Liam,parceque,commetusais,legouvernementarenoncéàremboursersadette.LeprésidentarépartilesministresentreNewYorketlaVirginie,pourleursécurité.PourquedesgroupesdePsiclandestinsoulaLiguenepuissentpasleséliminertousd’unseulcoup.

—AlorslaCoalitionfédéraleest…contrelescamps?Leprogrammederéhabilitation?Chubssoupira.—Désolédetedécevoir,Verte,maistucomprendrasvitequenousnesommespaslapriorité.La

préoccupationdominante,c’estquelepaysestfauchécommelesblés.—Alorssurquipeut-oncompter?demandai-je.—Surnous,réponditLiamaprèsunbrefsilence.Seulementsurnous.Ilnerestaitquedeuxchaînesderestaurants,enVirginie,dumoinsdansl’ouestdel’État:Cracker

BarreletWaffleHouse…etlapremièren’ouvraitqu’àneufheures.—Dieumerci, ditLiam sur un ton solennel en segarant près d’unWaffleHouse, onn’apasété

obligésdechoisirentrecesdeuxétablissementsréputéspourlaqualitédeleurcuisine.Ilavaitdécidéd’allercherchercequevingtdollarsluipermettraitd’obteniretrefusaquandjelui

demandais’ilvoulaitquejel’accompagne.Alorsqu’ildescendait,Zuagitaunpetitblocpourattirersonattention.—Déjàfini?demandaLiam.Elleacquiesça.—Chubscorrigera.Etnefaispascettetête.Detoutefaçon,ilestmeilleurquemoienmaths.—Absolument,marmonnaChubs,lenezdanssonlivre.Zutrouvaunefeuilleblancheetécrivitrapidement.Liamsouritquandellelaluimontra.—La division ? Tumets la charrue avant les bœufs, jeune fille. Tu nemaîtrises pas encore la

multiplicationàdeuxchiffres.—Tudoisvraimentcesserdel’encourager,ditChubsàZu.Jemeretournaietvisqu’ilsuivaitleslignesduboutdesoncrayon.—Ilfaudrabienqu’ilfinisseparaccepterlaréalité,ajouta-t-il.LevisagedeZusecrispa.Elleluidonnauncoupdepoingsurl’épaule.—Désolé, dit-il, alors qu’il ne l’était visiblement pas.C’est une perte de temps et d’énergie de

t’apprendretoutçaalorsquetun’aurasjamaisl’occasiondet’enservir.—Tun’ensaisrien,protestai-je.J’adressaiunsourirerassurantàZu.—Quandlasituationredeviendranormale,repris-je,tuserasenavancesurtouslesenfantsdeton

âge.

Depuisquandcroyais-jeà l’existencedu«normal»?Cequej’avaissubijusqu’icinefaisaitqueconfirmerlepessimismedeChubs.Jenevoulaispasl’admettre,maisilavaitraison.

— Tu sais ce que je ferais, si la situation était normale, dit Chubs. Je choisirais dans quelleuniversité j’entrerais à l’automne. J’aurais passé l’examen, je serais allé voir desmatchs de football,j’auraisassistéàlafêtedefind’année,j’auraischoisilachimie…

Il ne termina pas, mais ça ne m’empêcha pas de saisir les lambeaux effilochés de sa pensée…Comment aurait-il pu en être autrement ? C’était ce qui me traversait l’esprit quand je me laissaisentraîner dans le domaine ténébreuxdes possibles.Mamère avait dit un jour que l’éducationétait unprivilège dont tout le monde ne bénéficiait pas, mais elle se trompait… Ce n’était pas un privilège.C’étaitnotredroit.Nousavionsdroitànotreavenir.

Zuperçutlechangementd’atmosphère.Ellenousregardaetseslèvresbougèrent.Ilfallaitchangerdesujet.

—Pfft,fis-je,croisantlesbrasetm’appuyantcontreledossierdusiège,commesituallaisvoirlesmatchsdefootball!

—C’estvexant,ditChubsentendantleblocàZu.Tiens,ilfautréviserlatabledesneuf.Quandilsetournaversmoi,sonexpressionétaitdésapprobatrice.—Jen’arrivepasàcroirequetuaccordesducréditàcesbêtises,surtouttoi.—Qu’est-cequetuveuxdire?—Tuaspassé…combien,cinqansàThurmond?—Six,rectifiai-je.Et tunecomprendspas.JenecroispascequeditLee;mais j’espèrequ’ila

raison. Vraiment. Quelles seraient les autres solutions ? Nous cacher jusqu’à ce que leur générationdisparaisse?FuirauCanada?

—Aucunechance.LeCanadaetleMexiqueontconstruitdesmurspournousempêcherdesortir.—Parcequ’ilscroientquelaNIAAestcontagieuse?—Non,parcequ’ilsnoushaïssentdepuistoujoursetontsaisil’occasiond’empêchernosgrosculs

etnossacsbananed’entrerchezeux.Àcetinstant,Liamréapparutavecquatreboîtesenpolyester.Ilmarchaitvite,couraitpresque.Jeme

penchai,ouvrislaportièreetilposalesboîtessurmesgenoux.—Qu’est-cequ’ilyaencore?demandaChubs.—Attention!m’écriai-jeententantd’empêcherlanourriturebrûlantedesedéversersurmesgenoux

etlesiège.LemoteurdeBetty rugiteton reculaà toutevitesse.Unebâcheayant remplacé la lunettearrière,

Liamdut se contenterdu rétroviseur extérieurpourdescendre la ruepuis entrerdans la ruelle sombreséparantleWaffleHoused’unebijouterieabandonnée.Jem’appuyaiducoudecontrelaportièrependantqu’ilpassaitprèsdespoubellesindustriellesetgagnaitleparkingdesemployés,derrièrelebâtiment.Lemonospaces’arrêtaetonfuttousprojetésenavant.

— On va… rester un petit moment ici, annonça-t-il. Ne paniquez pas,mais je crois avoir vu…Enfin,onestplusensécuritéicipourlemoment.

—Tul’asvue.Cen’étaitpasunequestion;Chubssavait.—LadyJane,ajouta-t-il.—Ouais.J’ensuispresquesûr.Commentavait-ellefaitpournousrattraper?—Soisprécis!s’écriaChubs.Presquesûrouabsolumentsûr?

—Absolument,réponditLiamaprèsuninstantd’hésitation.Elleaunenouvellecaisse,unpick-upblanc,maisjel’aireconnue.

—Ellet’avu?demandai-je.— Jenesaispas.Probablementpas, sinonsonnouveaupetitcopainetellem’auraientpoursuivi.

Leurvoiturearrivaitaumomentoùjepartais.Je tendis lecoupourvoir l’entréede la ruelle.Aumême instant,unpick-upblanc rutilantpassa,

deux silhouettes sombres dans la cabine.On se redressa vivement, Liam etmoi, puis on échangea unregardinquiet.Onretenaitnotresouffle,maispersonnenevintjeteruncoupd’œil.

Liams’éclaircitlagorge.—Euh…tupourraispeut-êtredistribuerlanourriture.Jevaisvérifier…—LiamMichaelStewart,tonnaChubs,situdescendsdecemonospace,jet’assomme.—Moiaussi,ajoutai-je,convaincuequ’ilavaitl’intentionderisquersapeauenallantauboutdela

ruellepours’assurerquelavoieétaitlibre.Quandjeluitendisuneboîteenpolyester,ilsetassasursonsiège,acceptantladéfaite.Liamavaitprisdespetitsdéjeuners toutsimplescomposésd’œufsbrouillés,debaconetdedeux

pancakessanssiropd’érable.Lesautresattaquèrent leur repasavecvigueur, lemangèrentenquelquesbouchées.JedonnaimespancakesàZusanslaisseràLiamletempsdelefaire.

Quandoneutplusoumoinsretrouvénotrecalme,Liamdéplialacartesurlevolant.Puisilsetournaversnous,uneexpressiondéterminéesurlevisage.

—Bien,dit-il,ilfauttrouverlabonnedirection.JesaisquenotredernierEastRiveraétéunéchec,maisonnedoitpasrenoncer.Revenonsauxfaits:E-D-O.

Auboutd’uneminutedesilence,jecomprisqu’iln’yavaitpasd’autres«faits».—Onauraitdûleurproposerquelquechoseenéchanged’informationssupplémentaires,ditChubs.—Quoi?demandaLiam.Ilsn’auraientpasvouludetoi,Chubs,ettuesnotrebienleplusprécieux.Évidemment,Chubsnetrouvapasçadrôle.—Etc’esttout?demandai-je.—Ilsn’ontcrachéqu’uneinfosupplémentaire:sionallaitjusqu’àRaleigh,onseraittropausud.Et

ilafalluqu’onsupplie,reconnutLiam.C’étaitvraimentpitoyable.—Enplus,ilsnousfaisaientpeut-êtremarcher,ajoutaChubs.C’estcequim’énerveleplus.SiEast

Riverestsiformidable,pourquois’enallaient-ils?—Ilsrentraientchezeux,tutesouviens?L’Insaisissable…Pendantqu’ilsdiscutaient,jeprislacarteetlascrutaiententantdedevinerlesensdeslignes.Liam

m’avaitvaguementexpliquécommentétablirunitinéraire,maisçarestaittropcompliqué.—Qu’avez-vousconclu?demandai-je.Surquellethéorievousbasez-vous?—Prèsdelafrontièredel’Ohio,onarencontrédesjeunes,racontaLiam.Ilsvenaientdel’estet

allaientversl’ouest.Entenantcompted’uneallusionàWashingtonetdel’infosurRaleigh,lescandidatslesplus sérieux sont laVirginie-Occidentale, laVirginieet leMaryland.D’aprèsZu,Edoest l’anciennomdeTokyo,maisilsemblepeuprobablequel’Insaisissablesoitlà-bas.

—Etjecroisquec’estuncode,intervintChubs.Unchiffre.Ilseredressaetsetournaversmoi.Sonsouriremefitpenseràundocumentaire,vuàl’école,surla

façondontlescrocodilesdécouvrentleursdentsquandilsfondentsurleurproie.—Àproposdecodes, reprit-il, tun’aspasditque laLigue t’avait faitévaderparcequ’ilsne te

résistentpas?Merde.—Jen’aipasditqu’ilsnemerésistaientpas.

—Ouais?s’écriaLiam,levisageilluminéparl’espoir.Tupeuxessayerdeledéchiffrer?Re-merde.—Je…euh…jesuppose,répondis-jeenveillantàcachermonémotion.Zu,jepeuxrevoirtonbloc

?Ilsmefixaient;leursregardsmeparalysaient.Ilfaisaittrèsfroid,danslemonospacesanschauffage,

maisunepaniquebrûlante,collante,s’étaitemparéedemoi.Jeserraileblocdetoutesmesforces.Jeconnaissaisdesjeunescapablesdedéduiredescoordonnéesdequelquesdizainesdelettresoude

découvririmmédiatementlesenscachéd’unesuitedemots,maisjen’étaispascommeeux.Chubsricana.—IlsembleraitquelaLigueaitmisésurlemauvaischeval.—Silence,ditsèchementLiam.Onplanchesurcettesaloperiedepuisdeuxsemainesetonn’arien

trouvé.Tunepeuxpasluiaccorderuneheurederéflexion?Pouvais-jesubstituerdeschiffresaux lettresd’EDO?5-4-15.Quelsétaient lesautrescodes?Le

morse?Non…çan’allaitpas.Oubienn’était-cepasuncode?Enfait,ceseraitbeaucouppluslogique.L’énigmedevaitêtreà laportéedesjeunes,danslescampsetà l’extérieur,etnepouvaitpasêtre tropcompliquée,sinonpersonnenepourraitlarésoudre.

Mens,pensai-jeenécartantunemèchedecheveuxtombéesurmonvisage.Mens.Vas-y.Disquelquechose.Quereprésententgénéralementlessuitesdetroischiffres?Unprix,uneheure,unindicatif…

—Oh!Etsij’avaisraison?Bonsang!conviendraitmieux.—Oh?répétaLiam.Ohquoi?—J’avaisoublié…Bon,dis-je, jemetrompepeut-être,alorsnet’emballepas,maisjecroisque

c’estunindicatiftéléphoniquedeVirginie.—Iln’yapasd’indicatifàquatrechiffres,affirmaChubs.5415nemarchepas.—Mais546oui,dis-je,sionajoutecinqetun.LiamsefrottalanuqueetsetournaversChubs.—546,çateditquelquechose?JemetournaiversChubs,levoyantsoudainsousunjournouveau.—TuesoriginairedeVirginie?Ilcroisalesbrasetsetournaverslavitre.—JesuisdunorddelaVirginie.Pasétonnant.—546correspondausuddelaVirginie,expliquai-jeàLiam.Àl’ouest,danscetterégion,jecrois.Je la luimontraisur lacarte.Jenecroyaispas, jesavais.546étaitmonindicatifquandjevivais

chezmesparents,àSalem.—Ilyadesvilles,maisaussidegrandesétenduesinhabitées,ajoutai-je.Ilestfaciledes’ycacher.—Vraiment?fitLiamsuruntonneutre,sansquitterlaruelledesyeux,maisletondesavoixétait

unpeutropdétaché.Tuasgrandidanscecoin?Lagorgeserrée,jereportaimonregardsurlebloc.—Non.—ÀVirginiaBeach,alors?Jesecouailatête.—Dansunendroitdonttun’asjamaisentenduparler,marmonnai-je.Chubsouvrit labouche,maisLiamtoussa.Lesujetétaitclosetpersonnen’avaitenviederevenir

dessus,surtoutpasmoi.

—Bon,c’estunebonnepiste,ditLiamensetournantversmoi,maisj’auraispréféréquelarégionsoitmoinsgrande.

Unesensationdechaleurplutôtagréableserépanditenmoi.—Derien.Etsijemetrompe…Jelaissaicetteidéeensuspens.C’étaitunebonnepiste.Aprèsundernierregarddanslaruelle,pours’assurerquelavoieétaitlibre,Liamplialacarteetla

lançadanslaboîteàgants.LemoteurdeBlackBettydémarradansunrugissement.—Oùonva?demandaChubs.—Dansunendroitquejeconnais,réponditLiamenhaussantlesépaules.Oùj’aiséjourné.Cen’est

pasloin…environdeuxheuresderoute.Sijemeperds,ilfaudraquevousm’aidiez,vous,lesVirginiens.Ilyavaittrèslongtempsqu’onnem’avaitpasconsidéréeainsi…commeunepersonneoriginairede

quelquepart.J’étaisnéeici,c’estvrai,maisj’avaisvécupresqueaussilongtempsàThurmond.Lesmursgris et les sols en béton avaient estompé peu à peu presque tous les souvenirs de lamaison demesparents.

Quatorze

Jem’endormisentreStauntonetLexington,meréveillaialorsqu’onapprochaitdel’énormemasseblanchedel’anciensupermarchédeRoanoke.

L’enseignebleueétait toujours accrochée sur le flancdubâtiment,mais c’était tout cequi restaitidentifiable.Desrafalesdeventcapricieusespoussaientdeschariotsde-ci,de-làdansleparking.Hormisquelquesvoituresabandonnéesetdespoubellesindustriellesvertes,l’immenseétenduegoudronnéeétaitdéserte.Souslesoleilorangedel’après-midi,c’étaitcommesil’apocalypses’étaitdéjàabattuesurlaVirginie.

EtonétaitàunjetdepierredeSalem.Dixminutesenvoiture.Cetteidéemenoual’estomac.Unefoisdeplus,Liamvoulutallerseulenreconnaissance.JesentislegantencaoutchoucdeZusur

mamainetdevinail’expressiondesonvisagesansavoirbesoindetournerlatête.Ellenevoulaitpas,ellenonplus,qu’ilseprécipiteau-devantdudanger.

C’estpourçaquetuesrestée,pensai-je.Pourlesprotéger.Et,àcet instant,celuiquienavait leplusbesoins’éloignait.

Jesaisislapoignéedelaportièreetdescendis.—Klaxonneztroisfoisencasdeproblème,dis-jeenfermant.Liamentenditsansdoute.Appuyécontreunabrirouillédestinéauxchariots,ilm’attendait.—Jepeuxteconvaincrederesterdanslavoiture?—Non.Allons-y.Ilmesuivit,lespoingsaufonddespoches.Jenevoyaispassesyeux,maissadémarchetraînante,à

l’approchedesportesbrisées,trahissaitsespensées.—Tum’asdemandécommentjeconnaissaiscetendroit…,dit-ilquandonatteignitl’entrée.—Non…non,c’estbon.Jesaisqueçanemeregardepas.—Cen’estpasça,Ruby.Jenesaisparoùcommencer,c’esttout.Onsecachait,Chubsetmoi.Ça

n’avaitriende…d’agréable.Lui,aumoins,ilpouvaitvivredanslamaisondecampagnedesesgrands-parents,enPennsylvanie.

—Ettoi,tuaseuleplaisirdeteterrerdanscesupermarché.—Entreautres.J’évitedeparlerdecetteépoquedevantZu.Jeneveuxpasqu’ellecroiequ’elle

seraobligéedevivredecettefaçon.—Maistunepeuxpasluimentir,dis-je.Jesaisquetuneveuxpasluifairepeur,maistunepeux

pasluicacherquesavieseradure.Cen’estpasjuste.—Pasjuste?

Ilsursauta,fermalesyeux.Quandilrepritlaparole,savoixavaitretrouvésadouceurhabituelle.—Peuimporte.Laissetomber.—Jecomprends,d’accord?m’écriai-jeenluisaisissantlebras.Jesuisavectoi.Maistunepeux

pasluifairecroirequeçaserafacile.Ceseraitinjuste…Siellenesaitpas,ellerisqued’êtrebroyée.Aucamp,onétaitdesmilliersàcroirequemamanetpapaseraienttoujourslàpournousprotéger…etonatousétégravementabîmés.

—Allons,allons,ditLiam.Tun’espasabîmée.J’auraispuprotesterjusqu’àlafindestemps.Ceuxqui avaient dégagé les portes du supermarché de leurs rails ne s’étaient pas souciés de les

mettre en lieu sûr. Le dallage était couvert d’éclats de verre sur plusieurs mètres. On enjamba etcontournalesdébrispourpénétrerdansl’espaceoùseseraienttrouvéesleshôtesses.

Liamglissasurlasciurejaunesalerépanduesurleplancher.Ilgrogna,étonné,etjetendislebraspourl’empêcherdetomber.Ilrepritsonéquilibresansquitterdesyeuxlesdizainesd’empreintesdepasdisséminéessurlasciure.

Touteslesformesettouteslestailles,commedescookiesquel’ondécoupedanslapâteavantdelesmettreaufour.

—Ellessontpeut-êtrevieilles,soufflai-je.Liamacquiesça,maisnes’éloignapasdemoi.Jenel’avaispasconvaincu.Il n’y avait pas d’électricité et le magasin était visiblement exposé aux éléments depuis un bon

moment.Unbruitretentit,entrelesrayons,etLiamseplaçaaussitôtdevantmoi.—C’est…,dis-je.Ilsecoualatête,etjemetus.Lesyeuxrivéssurlesétagères,onattendit.Etquandunchevreuil,magnifiquecréatureaupelagecarameletauxyeuxnoirsimmenses,sortitde

derrièrelerayonrenversédesrevues,onéclataderire.Undoigt sur les lèvres, scrutant du regard la rangéede caisses,Liamme fit signed’avancer.On

avait empilé les chariots dans les allées, comme pour empêcher les visiteurs indésirables d’entrer.Prudemment,sansfairetomberlapiledepaniersenplastique,onmontasurletapisroulantdelacaisselaplusproche.Jevisquel’onavaitplacédesrayonsdevantl’autresortie.Labarricadesemblaitavoirétéenfoncée.

Qu’est-cequiafaitça?Jecroisqu’unepartiedechacund’entrenous,Psioupas,estcapabledepercevoircequis’estpassé

dansunlieu.Lessentimentsviolents,surtoutlaterreuretledésespoir,laissentuneempreinte.Desévénementshorriblessesontproduitsici,pensai-je,etcetteidéemefitfroiddansledos.Le

vent s’engouffraitpar lesportesouvertesenunesortedeplainte,etmescheveuxsedressèrent surmanuque.

J’eus envie de fuir. Cet endroit était dangereux. Zu et Chubs n’y avaient pas leur place… AlorspourquoiLiamcontinuait-ild’avancer?Auplafond,lesveilleusesclignotaient,bourdonnantcommedesmouchesdansuneboîte.Tout,dessous,baignaitdansunelueurvertemalsaine,etquandLiams’engageadanslapremièreallée,j’eusl’impressionquelenoirallaitledévorer.

J’avançaidansunocéanderayonsmétalliquesvidesauxétagèrescourbéescommesousl’effetd’unpoids invisible. Mes chaussures de sport couinèrent quand je me frayai un chemin dans une mer delotions,debainsdebouche,devernisàongles,répandussurlesol.Cesproduits,quisemblaientautrefoissinécessaires,vitaux,étaientmaintenantoubliés,abandonnés.

Quandj’eusrejointLiam,jesaisislecuirsoupledelamanchedesonblouson.Iltournaaussitôtlatête,lasurpriseéclairantsesyeuxbleus.J’ôtaimamainetreculaid’unpas,ébahieparcequejevenais

defaire.Çam’avaitsemblétoutnaturel…jen’avaispasréfléchimaissimplementéprouvéunvifdésirdeletoucher.

—Ondevraitpartir,soufflai-je.Cetendroitestinquiétant.Çan’avaitrienàvoiraveclaplainteétrangeduventniaveclesoiseauxperchéssurlespoutrelles

duplafond.—Onnerisquerien,répondit-ilensortantsamaindesapoche.Danslenoir,illatenditversmoi.Jenesaispass’ilvoulaitquejelaprenne,ousimplementmefaire

signed’avancer,maisjenepusfairenil’unnil’autre.Onsedirigeaverslefonddusupermarché;cettepartie,réservéeàlaquincaillerieetauxampoules

électriques,étaitrelativementintacteou,dumoins,avaitparumoinsintéressanteauxpillards.Jevisimmédiatementoùnousallions.Unesortedecampavaitétéinstallé,desmatelasgonflables

bleu clair tenant lieu de couchage.Des emballages de gâteaux secs et de biscuits au chocolat étaientempiléssuruncongélateur,prèsd’unepetiteradioetd’unelanterneàpiles.

—Jesuisvraimentétonnéquetoutçasoitencorelà,ditLiam.Ilsetenaitunetrentainedecentimètresderrièremoi,lesbrascroisés.Jesuivissonregard,fixésur

ledallageblancfendillé,briséparendroits.Maisjenepuséviterdevoirdevieillestachesdesang,justedevantsespieds.

J’ouvrislabouche.—Ellessontanciennes,s’empressadedireLiam,commesiçapouvaitmerassurer.Seforçantàsourire,iltenditlamain.Jelapris.À l’instant où nos doigts se touchèrent, les veilleuses du mur du fond s’allumèrent à pleine

puissance,illuminantleψénormepeintsurlaparoi,ainsiquelesmots:SORTEZTOUTDESUITE.Lesgrosseslettresirrégulièressemblaientpleurer.Lesampoulescrépitèrentpuiss’éteignirentavec

unclaquement,mais jemeprécipitai,échappantàLiam,vers lemessage.À causede l’odeur… de lafaçondontleslettrescoulaient…jeposailesdoigtssurlePsi.Quandjeleséloignai,ilsétaientcollants.Etnoirs.

Delapeinturefraîche.Liamvenaitdemerejoindrequandjeperçusunesensationdebrûlureauplusprofonddemoi-même.

Jebaissailatête,certainequelaroberidiculedeZuavaitprisfeu.PuisjetombaietLiams’effondrasurmoi.Renverséscommesinousn’avionsétéquedespâquerettes.

L’épauledeLiamheurtamapoitrine,mecoupant lesouffle.Jevoulusredresser la tête,pourvoirexactementcequisepassait,maisunpoidsénorme–uneplaquedepierreinvisible–meclouaitausol,Liamsurmoi.

Ledallageétaitglacé,sousmondos,maisj’étaisentièrementconcentréesurlapressiondel’épauledemoncompagnoncontremajoue.Nosmainsétaientcoincéesentrenouset,pendantuninstantétrange,j’eus la sensation de ne plus savoir où commençait l’un et où finissait l’autre. Liam était si près quej’entendaislesbattementsdesoncœur.

Illevalatêteettouslesmusclesdesoncourobustesaillirent.—Hé,cria-t-il.Quiestlà?Laseuleréponsefutunenouvellepressiondesmainsinvisibles.Soudain,onglissasurledallage,le

blousonencuirdeLiamchuintantsurlescarreauxpoussiéreux.Jevis,derrièrelatêtedemonami,lesveilleuses défiler à une vitesse étourdissante. Des éclats de rire venus de toutes parts parurent noussuivredanslesallées.Ducoindel’œil,jecrusapercevoirunesilhouettenoire,maisellemesemblaplusmonstrueusequ’humaine.Onpassaparmidesrideauxdedouchedéchirés,desflaconsdelotionpourlecorps,deslessives,puisonatteignitlarangéedecaisses.

—Assez!criaLiam.Onest…!Ilyadesbruitsqu’onn’oubliejamais.Unosquicasse.Laritournelleducamiondumarchandde

glaces.LeVelcro.Leclicdelasécuritéd’unearme.Non,pensai-je.Pasmaintenant…Pasici.On s’arrêta au pied d’une caisse, l’impact contre lemétalme paralysant. Après une seconde de

silencehorrible,toutesleslampesdumagasins’allumèrent.Puislacaisses’éclaira,sontapisroulantsemitenmarche…etlasuivante,puissavoisine.Toutes,uneparune.Leursnumérosclignotaientenjauneetbleu,commedesgyrophares,sivitequej’euslevertige.

Jecrustoutd’abordquec’étaitlasirène;d’unseulcoup,lasonneried’alarme,l’interphoneetlespostes de télévision se mirent en marche dans les hurlements de mille voix. Les néons du plafonds’allumèrent,l’électricitécoulantànouveaudanslesveinespoussiéreusesdel’installation.

On se retourna,Liametmoi.Zuavait posé unemainnue sur l’unedes caisses.Chubs, livide, setenaitprèsd’elle.

Au bout de quelques secondes, les numéros des caisses explosèrent comme des pétards, dans undéluged’étincellesetd’éclatsdeverre.

Jecroisqu’elleavaitsimplementvoulufairediversion;unéclairetuneexplosionpourdétournerl’attentiondenosagresseursetnouspermettredefuir.Ducoindel’œil,jelavisnousfairesignedelarejoindre,mais lamachine sur laquelle samain reposait était chauffée à blanc. La pression invisibles’estompasoudain,mais,terrifiée,jerestaiaussiimmobilequ’unemorte.Zunecessapas.Liameutsansdoutelamêmeidée,éprouvalamêmeterreur,parcequ’onserelevaensemblepourluicrierd’arrêter.

Uncricouvritlevacarme.—Éloignez-la!—Zu,çasuffit!Liam percuta un présentoir de crème solaire et de bombes d’insecticide. Il leva les bras, prêt à

utilisersespouvoirspouréloignerZu,maisChubsledevança.Ilôtal’autregantdeZu,l’enfilaetéloignalamaindelapetitefilledumétal.

Lalumières’éteignit.Justeavantl’explosiondestubesaunéon,j’aperçuslevisagedeZuàl’instantoùellesortaitdesatranse.Sesgrandsyeuxétaientbordésderouge,sescheveuxcourtsdresséssursoncrâne,sestachesderousseurtrèsfoncéessursonvisageovale.L’obscuritéfournitàLiaml’occasiondelesplaquer,Chubsetelle,surledallage.

Parmiracle,lesveilleusesserallumèrent.De notre côté, personne ne bougea. Puis nos agresseurs escaladèrent les piles de rayons tordus.

Quatre,ennoir,l’armelevée.Mapremièreidée,commechaquefoisquejevoyaisununiformenoir,futdefuir.Derejoindrelesautresetdefiler.

Maiscen’étaientpasdesFSP.Cen’étaientmêmepasdesadultes.C’étaientdesjeunes,commenous.

Quinze

Quand ils approchèrent, je m’aperçus que leurs vêtements étaient dépareillés et leurs visages,sales.Maigres,lesjouescreuses,ilssemblaientavoirbeaucoupgrandienpeudetemps.

Desgarçons,tousàpeuprèsdemonâge.Facilesàbattre,s’ilfallaitenarriverlà.—Jen’enrevienspas,marmonnaleplusprocheensecouantsatignasserousse.Jevousaiditqu’on

auraitdûcommencerparlemonospace.LatêteblondedeLiamapparutau-dessusdesrayonsrenversés.—Qu’est-cequevousfabriquez,bonsang?gronda-t-il.J’entendisaussicommedesmiaulementsdechaton.Oudessanglotsdepetitefille.Je contournai un présentoir deDVD en solde. Zu était assise par terre, sa paume rose devant le

visagedeChubs,quiplissaitlespaupières.—Ellen’arien,dit-il.Pasdebrûlures.Liamfutsoudainprèsdemoi,s’appuyantsurmonépaulepourfranchiruneétagèrerenversée.—Toutvabien?demanda-t-il.—Çava,répondis-je.Furax.Toi?—Bien.Furax.J’étais sûre qu’ilme faudrait le retenir quandnous aurions rejoint le groupede garçons,mais sa

colèreparuts’estomperunpeuàchaquepas.Lesagresseurss’étaientregroupésprèsd’unrayonabattu.Leplusgrand,àl’abondantechevelurefrisée,seplaçadevantlesautres:lerouquinetdeuxblondsauxlargesépaules,sansdoutedeuxfrères.

—Jesuisdésolé,mec,dit-il.—Tufaissouventcegenredeconnerie?demandaLiam.Attaquerlesgenssansmêmesavoirs’ils

sontarmés…s’ilssontcommetoi?—Vouspouviezêtredeschasseursdeprimes,protestalechef.—EtvotreJauneestresponsablede…toutça,ajoutalerouxenmontrantlesrayons.Ilfautlatenir

enlaisse.—Nel’insultepas,fitsèchementLiam.Lesblondsavancèrent,unelueurdedéfidanslesyeux.—Ellen’auraitpaspaniqué,poursuivitLiam,sivousn’aviezpasbraquédesarmessurnous.—Onn’auraitpaseubesoindelefairesivousavieztenucomptedenotreavertissementetfichule

camp.

—Parcequevousnousavezlaisséletempsdepartir?protestaLiam.—Écoutez,intervins-je,onpourraitcontinuercommeçapendantdesheuresetnerienrésoudre.On

espéraitpasserlanuiticimais,sic’estvotreterritoire,ons’enira.Oncherchaitsimplementunabri.—Unabri,répétalechef.—Pardon?Jebégaye?—Non,maismesoreillessifflentencore,àcausedevotreJaune,gronda-t-il.Tudevraispeut-être

répéter,chérie,pourt’assurerquej’aibiencompris.Liamtenditunbrasdevantmoipourm’empêcherdemejetersurlui.—Onveutseulementpasserlanuitici,dit-ilsuruntonneutre.Onnecherchepaslesennuis.Lechefmeregardadelatêteauxpieds,sesyeuxs’attardantsurmespoingsserrés.—Sembleraitquevousenayezdéjà.Le chef, Greg, était originaire de Mechanicsville, en Virginie. Le roux nerveux refusa de se

présenter,maislesautresl’appelaientCollins.J’apprisqu’ilvenaitdePennsylvanie,maisilrefusad’endiredavantage.Lesblonds–deuxfrères,commejel’avaisdeviné–senommaientKyleetKevin.Leseulpoint commun des membres de ce groupe hétéroclite, à part leur réserve de nourriture et une pileimpressionnanted’armesàfeu,étaitleurséjourdansuncampdel’ÉtatdeNewYorkqu’ilssurnommaient«letrouduculdudiable».

Pendantnotrerepascommundefruitsséchés,dePringlerassisetdeTwinkies,ilsracontèrentleurévasionspectaculaire…ethautementimprobable.

—Voyonssij’aibiencompris,ditChubs,uneexpressionincrédulesurlevisage,onvoustransféraitd’uncampdansunautre?

Gregs’adossaàunevitrineréfrigérée.— Pas dans un autre camp. Ils ont rassemblé le plus grand nombre possible de gars pour les

conduiredansuncentrederechercheduMaryland.—Seulementlesgarçons?demandaChubs.—Iln’yavaitpasdefilles,réponditGregd’unevoixlourdededéception.Cela expliquait beaucoupde choses… surtout pourquoi il se rapprochait demoiàmesureque je

m’éloignaisdelui.—S’ilyenavaiteu,ajouta-t-il,jesuissûrqu’ilslesauraientembarquéesaussi.— Je suis étonnée qu’ils vous aient donné cette information, dis-je, pour revenir au sujet de la

conversation.Tuessûrquec’étaitvraimentlà-basqu’ilsvousemmenaient?—Non,intervintCollins.Ilsétaientvisiblementchargésdesedébarrasserdenous.—Puisunorageainondélaroute,renversélecaretçavousapermisdevousévader?demanda

Chubs.Cettepartiedurécitmeposait,àmoiaussi,unproblème.Ç’avaitétéfacileàcepoint?Unesimple

interventiondeMèreNatureavaitsuffiàlessauver,àleuroffrirunevienouvelle?Oùétaitl’escouadedeFSPchargéedelesaccompagner?

—Depuis,onsecache,ditGreg. Ilm’a fallusixmoispouravertirmonpèrequ’onétait sainsetsaufs,ettroisdepluspourrecevoirsaréponse.

Chubssepenchaverslui.—Commentes-tuentréencontactaveclui?ParInternet?—Non,mec,depuislesattaquesterroristes,onnepeutmêmepluschercherdesrecettesdecuisine

sansquelesFSPsoientavertisetviennentenfoncertaporte.Unvaguesoupçonsuffit.—Quellesattaquesterroristes?demandai-je.—CellesdelaLigue,intervintChubs.Tunetesouviensdoncpas…

Il parut prendre conscience de son erreur et, avec une patience que je ne lui connaissais pas,expliqua:

—Ilyatroisans,laLigueapiratélesbanquesdedonnéespsidugouvernementettentédemettreenlignelesinformationssurlescamps.Ensuite,d’autresgroupesontpiratélesétablissementsfinanciers,laBourse,leDépartementd’État…

—Legouvernementatoutliquidé?—Exact.Presquetouslesréseauxsociauxontdisparu,etlesfournisseursd’accèssontobligésde

surveillerlese-mailstransitantparleursserveurs.Ilsetournaverslesautresgarçons,quimeregardaientavecplusoumoinsd’intérêtetdecuriosité.

JenecroispasqueKevin,ouKyle,m’aitquittéeuninstantdesyeux.—Alorscomment?demandai-je.—Facile,réponditGregenm’adressantunclind’œiltoutàfaitinutile.J’aipassé,danslejournal

demaville,uneannoncequeseulmonfrèrepouvaitcomprendre.JeperçuslatensiondeChubs.—Etquiapayécetteannonce?Lejournalnel’apaspubliéegratuitement,hein?—Non,l’Insaisissables’enestchargé,réponditGreg.Ils’estoccupédetout.Jemeredressai,écartaidupieddesemballagesenpapierd’aluminium.—Vousavezétéencontactavecl’Insaisissable?demandai-je.—Oh,oui.C’estcomme…undieu,intervintCollinsdansunsouffle.Ilnousatousrassemblés.Des

jeunesdetoutelaNouvelle-AngleterreetduSud.Detouteslescouleurs.Detouslesâges.IlparaîtquelesFSPn’attaquentpassonrefugeparcequ’ilsontpeurdelui.Qu’ilaincendiésoncampettuétouslesFSPvenusl’arrêter.

—Quiest-ce?demandai-je.Ilséchangèrentunsourireet,danslalumièredesveilleuses,semblèrenttrèssatisfaitsd’eux-mêmes.— Comment, demanda Chubs, qui assimilait tout avidement, a-t-il fait pour envoyer l’argent ?

CommentestEastRiver…?Oùçasetrouve?Gregéclatad’unrirerailleur,maisChubs,trèsconcentré,nes’aperçutpasqu’illuiétaitadressé.Je

metournaiversLiam,deboutderrièremoietadosséàuncongélateur.Ilétaitrestéétrangementsilencieux;hormisseslèvresserrées,sonvisageétaitimpassible.

— Ilssontbieninstallés,àEastRiver,ditCollins.Maissivousvoulezyaller,vousdevrezvousdébrouiller.

—Apparemment,ditLiam.Ilyabeaucoupdejeunes,là-bas?Lesquatregarçonsparurentréfléchir.—Plusdecent,maispasdesmilliers,réponditCollins.Pourquoi?Liamsecoualatête,maisjeperçussadéception.—Simplequestion.Sij’aibiencompris,laplupartn’ontpasconnulescamps?—Quelques-unsontété internés,réponditGregenhaussantlesépaules.D’autresontéchappéaux

chasseursdeprimesouauxFSP.—Etl’Insaisissable…iln’apas…Liamparutavoirdumalàformulersaquestion.—Iln’exigeriend’eux?reprit-il.Quelestsonbutfinal?Commemoi,lesautrestrouvèrentcettequestionbizarre.—Pasdebutfinal,ditGreg.Simplementvivre,jesuppose.Et je compris à cet instant que je ne m’étais jamais demandé pourquoi Liam cherchait

l’Insaisissable. J’avais imaginé que les autres et lui voulaient le rencontrer pour rentrer chez eux et

remettrelalettredeJack…Sic’étaitlecas,pourquoilesyeuxdeLiambrillaient-ils?Ilavaitlesmainsdanslespoches,maisjevisquesespoingsétaientfermés.

—Tupourraisnousindiquerlechemin?—Bon…L’expressionduvisagedeGreg changea ; un sourire narquoisétira ses lèvres et il posa samain

libresurmonpied.Lesfrères,KyleetKevin,n’avaientpasditunmotdepuisnotrearrivée,maisilsseregardèrent,àcetinstant,d’unairentendu.Jem’efforçaideravalermarévulsion.

—Jesuissûrqu’ilseraitheureuxdevousaccueillir, repritGreg,faisantglissersesdoigtsdemachaussureàmacheville.

J’étaissurlepointdem’écarterquandilajouta:— C’est un endroit formidable, près de la côte, mais il n’y a pas assez de filles. Quelqu’un

d’aussi…joli…yauraittoutesaplace.Sesdoigtssuivirentlacourbedemonmollet.—Vousdevriezyaller,poursuivit-il.C’estmoinsrisquéquedesefairecapturerparunetribu.Ilya

ungroupedeBleus,autourdeNorfolk…Desméchants.Ilstevolenttoustesvêtements.OnaeuunetribudeJaunes,danslecoin,mais,d’aprèsungarsquiétaitdanslemêmecampquemoi,lesFSPlesonttousarrêtés.

Je n’avais jamais entenduparler des tribus.Des jeunes se regroupant et parcourant la campagne,s’efforçantd’échapperàlacaptureets’entraidant?Extraordinaire.

Lamainchaude,charnue,deGregpoursuivitsonascension,s’arrêtasurmongenouetserra…ellen’iraitpasplusloin.Jeperçusunfrémissementàl’arrièredemonesprit,unbourdonnementquifranchitmêmelabarrièredemacolère,etleflotd’imagesquisuivitm’obligeaàfermerlesyeux.J’aperçusunautocar scolaire jaune sur un chemin poussiéreux. Le visage flou d’une femme qui chantait, mais jen’entendais rien.Un feu de campdans la nuit.Kevin etKyle près d’un radioréveil dans une boutiqued’électroniquedévastée, lesnombres, sur l’écran, augmentaient,maisn’indiquaientpas l’heure… 310,400,460,500,ilss’arrêtèrentfinalementsur…

Je fermai lepoing,m’efforçaid’échapperàGregainsiqu’à sessouvenirschaudset soyeux,maisChubsm’avaitdevancé.Iltenditlebras,écartalesdoigtsdeGregunàun,uneexpressionméprisantesurlevisage.Greg,leregardvitreux,parutseulementunpeuétourdi.Ilnes’étaitrenducomptederien.Jeregardaifrénétiquementautourdemoi,lagorgeserrée,maispersonnenesemblaitavoirvucequivenaitd’arriver.SeulChubsbougea,etcefutpourserapprocherdemoi.

Merde, pensai-je en fermant à nouveau les yeux. Je posai une main sur mon front.Dangereux.Beaucouptropdangereux.

— Comment s’appelait ce Jaune ? demandaCollins, allongé sur son sac de couchage, lesmainscroiséessurlapoitrine.Celuiquitravaillaitavecnousàlacuisine?Fred?Frank?

—Felipe…FelipeMarino?LeregarddeGregretrouvasavivacitéetfixamesjambesau-delàdel’endroitoùsamainavaitdû

s’arrêter.—Felipe?intervintLiam,commetiréd’unerêverie.TuveuxdireFelipeMarco?—Tuleconnais?Liamhochalatête.—Onavoyagéensemblependantunmoment.— Ça devait être avant qu’il se fasse coincer ici, dit Greg. C’est lui qui nous a parlé de ce

supermarché.Ilyvivaitavecunami…C’étaittoi?

—Ouais.Qu’est-cequ’ilestdevenu?demandaLiamens’agenouillantentreGregetmoi.Onnousaconduitsdansdescampsdifférents.

Greghaussalesépaules.—IlestpartipourleMarylanddansundespremierscars.Alorsquisait?Donc,lesJaunesdeleurcamp,euxaussi,avaientététransférés.— Ilmemanque,poursuivitGreg.Ilétait intelligent.Ildominaitsonpouvoir…bienmieuxqueta

copine.Ellenevousserviraàrien.Vousferiezaussibiendevousdébarrasserd’elle.Delatête,ilmontraZuqui,assise,noustournantledos,travaillaitsurlesmultiplicationsproposées

parLiam.Çamefitsortirdemesgonds.—Tuasdeuxsecondespourdirequetuplaisantais,m’écriai-je,sinon,jetecolleunœilaubeurre

noir.—Fais-le,soufflaChubs,prèsdemoi.MaisLiam posa fermement unemain surmon épaule,m’empêchant ainsi demettremamenace à

exécution. Son visage demeura neutre, calme, mais son souffle s’était accéléré. Il tendit les doigts,effleuralesmiens,poséssurlesol.Cecontactmefitsursauter,maisjenepusmerésoudreàlerompre.

Greglevalesmains.—Jedisaissimplementqu’elleestbizarre.Ellen’estpascommelesautres,hein?Ilsepenchaversnousetajouta:—Elleesthandicapée?Ilsontfaitdesexpériencessurelle?—Elleestmuette,passourde,expliquaLiam.Etjet’assurequ’elleestsansdouteplusintelligente

quenousseptréunis.—Cen’estpasunecertitude,intervintChubs.Je…Liamlefittaired’unregardpuisapprochaleslèvresdemonoreille.—EmmèneZu.J’acquiesçai, tapotai sa main pour confirmer que j’avais compris. Je me levai, plus calme

maintenant.JerejoignisZuetluitendislamain.Ellelevalasiennesansmêmemeregarder.Jefixailegantjaune

tachédepoussièreetdecrassepuis,malgrécequiétaitarrivéquelquesminutesplustôt,leluiôtai.J’agisinstinctivement;peut-êtremesentais-jestupidementbraveparcequejen’avaispasperdutout

contrôlequandj’avaistouchéLiam,oupeut-êtreenavais-jesimplementmarrequesonpouvoirl’obligeàlesporter.Entoutcas,plustôtellepourraitsepasserd’eux,mieuxceserait.

Zusursauta,quandellesentitmapeauchaudecontre lasienne,et tentadesedégager. Inquièteouémerveillée,elleouvritdegrandsyeux.

—Viens,dis-je.Baladeentrefilles.Sonvisages’éclaira,maisellenesouritpas.—Nevouséloignezpastrop,criaLiam.—Nevouséloignezpastrop,répétèrentlesgarçons,quiéclatèrentensuitederire.Zuplissalenezd’unairdégoûté.—Jesuisd’accord,dis-jeenl’entraînantleplusloinpossible.Pendantunedizainedeminutes,alorsqu’onexploraitlemagasin,Zujetadefréquentscoupsd’œil

surnosmains,commesielleavaitdumalàcroirecequ’ellevoyait.Detempsentemps,unprésentoirdeDVDoulesbricolesd’unetêtedegondoleattiraientsonattention,maissesyeuxnoirsrevenaienttoujourssurnosmains.Ons’engageaitdansl’undesnombreuxrayonsravagésdeproduitsdenettoyagequandelletirasurmonbras.

—Qu’est-cequ’ilya?demandai-jeenécartantuneserpillièredupied.Zumontralegantquejetenaisdansmamainlibre.Jelevainosmains.—Qu’est-cequ’ilyademalàça?Elle souffla énergiquement : visiblement, je n’avais pas compris. Elle m’entraîna à l’extrémité

opposéedurayon,lâchamamainetprituncartonblancsuruneétagère.Ellel’ouvrit,ôtaleplastiqueetlepolyester,ensortitungrille-painchromé.

—Jenecroispasqu’onaurabesoindeça,dis-je.Ellem’adressaunregardsignifiantclairement:Silence,s’ilteplaît.Zuôtal’autregantetposalesdixdoigtssurlesflancsdel’appareil.Uninstantplustard,elleferma

lesyeux.Lesrésistances,àl’intérieurdugrille-pain,rougirent.Lelongfilnoir,nonbranché,sebalançaitau-

dessusdenospieds.Uneminuteplus tard, lesentraillesdupetitappareilbonmarchécommencèrentàfondre.Quandildégageadelafumée,jedisàZudelelâcher.

Tuvois?parut-elledemander.Tupiges?—Maistunepeuxpasmefaireçaàmoi,protestai-jeenreprenantsamain.Tunedoispasavoir

peurdemefairedumal.Tuenseraisincapable.Je sais ce que c’est, aurais-je dû dire. Je sais ce que c’est quand on est terrifié par ce qu’on

maîtriseàpeine.Jem’étais forcéeànepluspenseràceque j’avaisfaitauFSPencivil.Jem’étais interditdeme

demandersijepourraisrecommencer,oumêmefaireunessai.Maiscomment,medis-je,pourrons-nousapprendreànouscontrôlersinousnepouvonspasnousentraîner?Sinousnepouvonspasatteindreetdépasserleslimites?

—Voyonscequipourraitnousêtreutile,proposai-jeenl’entraînantdansl’allée.Àtonavis…Maisellenefaisaitpasattentionàmoi.Elles’arrêtasoudainetserramamaintrèsfort.Jesuivisdu

regardladirectionindiquéeparsonbrastendu:lesrayonssaccagésdevêtementsetdechaussures,aufondàdroitedumagasin.

Plusprécisément,uneroberosevifseulesurunportemanteau.Zu partit en courant dans les allées bordées de rallonges électriques et de seaux. Je tentai de la

suivre,maisellefilaitcommelevent.Elles’immobilisadevantleportemanteau.Fascinée,jelaregardaitendrelamainversletissu,puisl’écarteràladernièreseconde.

—Elleestjolie,dis-je.Larobesedéployaitàpartirdelatailleets’ornaitd’ungrosnœudentrelehautsansmanchesetla

jupeàrayuresblanchesetroses.Zusemblaitavoiruneenviefolledeladécrocher,delaserrercontresapoitrine,depresserletissusatinésursonvisage.

Desmilliers de chosesmemanquaient,à Thurmond,mais les robes n’en faisaient pas partie.Unjour,alorsquej’avaisquatreans,mamanm’avaitforcéeàporterunerobebleuepourl’anniversairedemonpère.Lesboutonsétaientsipetitsquejenepouvaislessaisir,alorsj’avaisdéchiréletissu.Pendantlerestedelasoirée,j’avaisparadéensous-vêtements.

—Tuvasl’essayer?demandai-je.Ellesecoualatête.Ellebaissasesbras,levésà lahauteurducintre,etjemisquelquesinstantsà

comprendrecequisepassait…Pourquoielleagissaitainsi.Zucroyaitnepasmériterlarobe.Ellelatrouvaittropjolie,tropneuve,tropmignonne.Unebouffée

dehainebrûlantememontaàlatête,maisjenesavaispascontrequiladiriger.Sesparents,quil’avaientlivrée?Soncamp?LesFSP?

Jedécrochailevêtementd’unemainetsaisislebrasdeZudel’autre.Jesentaisqu’ellemeregardaità nouveau, ses grands yeux noirs pleins de confusion, mais au lieu d’expliquer – de la forcer àcomprendre lesmots que j’avais envie de prononcer–, je l’entraînai vers les cabines d’essayage, aucentredurayon,luidonnailarobeetluidisdel’enfiler.

Cefutcommetirerunebarquesur lariveavecuneminceficelle.Lescinqpremièresfois,elle laposaparterreetjeduslaramasserpuislaluiredonner.Jenesaispassisondésirfinitparl’emporterousi elle céda à mon insistance mais, quand elle sortit timidement de la cabine d’essayage, je fus siheureusequejefailliséclaterensanglots.

—Elletevamagnifiquementbien!Je la fis pivoter, pourqu’ellepuisse sevoir dans lemiroir enpiedde la cabine.Quand je l’eus

convaincuedeseregarder,jesentissesépaulesfrémirsousmesmains…vissesyeuxsedilateretbriller,maiscelaneduraqu’unbrefinstant.Ellesemitàtirersurletissu.Ellesecoualatêtecommepourdire:Non,jenepeuxpas.

—Pourquoi?demandai-jeenlaforçantàmefaireface.Elleteplaît,hein?Elleacquiesça.—Alorsoùestleproblème?Ellejetaunnouveaucoupd’œilsurlemiroir.Sesmainslissèrentletissudelajupeetelleneparut

passerendrecomptedecequ’ellefaisait.—Exactement,dis-je.Iln’yapasdeproblème.Voyonscequ’onpeutencoretrouver.Ensuite, elle voulut qu’on choisisse des vêtements pour moi. Logiquement, les pillards avaient

presquevidélerayonpouradultes;monchoixselimitaitauxvêtementsdechasseetauxbleusdetravail.Quandj’euspatiemmentexpliquépourquoijenevoulaispasdelachemisedenuitensoiebleuenidelajupeàmotifdepâquerettes,Zu,uneexpressionexaspéréesurlevisage,serésignaàmevoiressayerdesjeansetdesT-shirtsordinaires.

Puisellemontralerayondessoutiens-gorgeetj’eusenviedemecachersousunepiledepyjamaspourenfants.Leslettresetleschiffresauraientaussibienpuêtreduchinoisetjen’auraispasvraimentétéétonnéesiZuavaitéclatéderire.Lafrustrationmefitmonterleslarmesauxyeux.

Je pensais rarement : je voudrais que maman soit là. Je compris à cet instant qu’il me seraitimpossiblederevenirsurcequejeluiavaisfait.Ellenemereconnaîtraitplusjamaisetl’expressiondesesyeux,quandellem’avaitvuecematin-là,seraittoujoursprésente.Bizarrement,messentimentsvis-à-visd’ellesemblaientchangerd’uneminuteàl’autre;jemesouvenaisdecequej’éprouvaisquandellebrossaitmescheveuxet,l’instantsuivant,j’étaisfurieuseparcequ’ellem’avaitabandonnéesansm’avoirapprisàvivreavecmoi-même,àêtreunefille,alorsquec’étaitsondevoir.

Mais,enfait,àquilafaute?Leslèvresserréesetlessourcilsfroncés,Zuscrutalamontagnedesous-vêtements.Ellepritundes

soutiens-gorgedechaquetaille,meleslança,etonfuttouteslesdeuxprisesdefourire.Jefinisparentrouverunquim’iraitpeut-être.Jen’enétaispassûre;sesarmaturesetsesbretelles

semblaienttrèsinconfortables.Pendantquejemechangeais,Zucomposaunensemblesemblantsortirtoutdroit d’une revuedemode : la robe rose, un leggingsblanc et unblouson en jean tropgranddedeuxtailles.Ellefourralerestedesestrouvaillesdansunsacàdosàmotiffloralquejeprissuruneétagère.Ellevoulutensuitequ’ontrouvedesvêtementspourlesgarçons.

Quandjedénichaidestennisàlacetsroses,safaçondemeremercierconsistaàentourermataillede sesbrasetàmeserrercontreelle.Zune futpasconvaincuepar lapairedebottinesnoiresque jetrouvaiaurayonhommes,maisnetentapasdem’imposerlesballerinesetlesescarpinsàtalon.

ZupliaitsoigneusementunechemisedestinéeàChubsquandunsouvenirmerevintenmémoire.

—Attends-moiici,dis-je.Jemisquelquesminutesàretrouverl’allée.Nousyétionspasséssivite,Liametmoi,surlechemin

dufonddumagasin,quejen’étaispasabsolumentsûredenepaslesavoirimaginés.Maisilsétaientlà,au-dessusdesproduitsd’entretien…unepairedegantsdeménagerosesdansunocéandejaunes.

—Hé,Zu,appelai-jeenlarejoignant.Jeleslevaidevantmoietattendisqu’elleseretourne.Ellerestalittéralementbouchebée.Sesgants

neufs lui plaisaient tellement qu’elle marcha les bras tendus devant elle… comme une princessecontemplantsesbaguesetsesbracelets.Ellefitdesrévérencesettournasurelle-même,vêtuedesarobeneuve,pendantqu’onfaisaitletourdumagasin,dansasurlesdébris,prèsdescaisses.Unejoieimmensedilatantmapoitrine,jenefaisaisguèreattentionauxéclatsdeverreetauclignotementdestéléviseurs.Onpritl’alléefaiblementéclairéedesproduitsdebeautéetj’eusbeaucoupdemalàmeretenirdesourire.

Liamnousrejoignitunpeuplustard,alorsqueZuattachaitmescheveux,qu’elleavaitnattés,avecunélastiquecouleurargent.J’étaisassiseparterreetelle,suruneétagère,derrièremoi,commeunefée.

—Magnifique,dis-jequandelleplaçaunmorceaudemiroirdevantmonvisage.Tuesincroyable.Etmarécompensefutl’étreintedesesbrasfragilesautourdemoncou.Jetournailatête,parceque

jevoulaisqu’ellevoie,surmonvisage,quej’étaissérieuseetsincèrequandjerépétai:—Tuesincroyable.—Jeconstatequevousn’avezpasperduvotretemps.Liamétaitappuyécontreunetêtedegondole,lessourcilslevés.Zuseprécipitaverslui,ramassant

leschemisesetleschaussettesdestinéesauxgarçons.—Merci…Chubsn’enreviendrapasquandilverraça!s’écria-t-ilenposantlamainsurlatêtede

Zu.Jevouslaisseseulespendantquelquesminutesetvousrafleztout.Bontravail.Jemerelevai,lesaidaiàrassemblercequenousavionschoisi.J’étaisoppressée,maiscelan’avait

rienàvoiravecmonsoutien-gorgeneuf.ZumeprécédaitdequelquespasquandLiamsetournaversmoietdit:—Merci.Jesuisheureuxquetuaiescompris.Iltiralégèrementsurmanatte,parjeu,etajouta:—Jevoulaisseulementleurposerquelquesquestionsdeplus.—Ettunevoulaispasqu’elleentende.JemontraiZudelatête.Ilfixaitsespiedset,quandilrelevalatête,sesoreillesétaientroses.—Ouais,maisaussi…tulesdistrayais.—Quoi?Jesuisdésoléedelesavoirmenacés,mais…—Non…Tulesdistrayais,répétaLiam.Ton…tonvisage.—Ah,fis-je,rassurée.Tuasobtenudesinformations?—Lesnomsdestribuslesplusaccueillantesetdevillesenquarantaineàcaused’insurrections,ce

genredechose.JevoulaismefaireuneidéedecequisepasseenVirginie.—Jepensaisàl’Insaisissable,dis-jeavecpeut-êtreunpeutropd’empressement.— Rien de neuf. Apparemment, tout le monde jure de ne pas dévoiler d’autres informations.

Absolumentridicule.—Ilsn’ontvraimentrienvoulutediredeplus?Liamfixalesol.—Gregnousafaituneproposition…unéchangequ’onarefusé.—Qu’est-cequ’ilvoulait?Dequoiavaient-ilsbienpurefuserdeseséparer?BlackBetty?

— Peu importe, dit Liam sur un ton sans réplique. Si ces crétins ont réussi, on pourra sûrementtrouverEastRiverparnospropresmoyens.Tôtoutard.

—Ouais,fis-je.Exact.Ducoindel’œil,jeleregardaihisserunepiledevêtementssursonépaulesansperdredevueZu,

quizigzaguaitentre lesboîtesdeconserveet lesvieillesrevues.Enpassant, j’aperçus levisaged’unevedettedecinémablondeau-dessusd’ungrostitre:ELLEDITENFINTOUT.

—Jepeux…teposerunequestion?—Biensûr,répondit-il.Laquelle?—Pourquoicherches-tul’Insaisissable?Jesentissonregardsurmoietdevinail’explicationqu’ildonnerait.—Bon,ajoutai-je,àpartpouraiderChubsetZuàlerencontreretpourremettrelalettredeJack.

C’estparcequetuveuxrentrercheztoi,ou…?—Çat’intéressepouruneraisonprécise?Savoixrestaneutre.Ilmetestait.—Àcausedesquestionsquetuleurposaissur lecamp,expliquai-je.J’aieul’impressionquetu

essayaisdecomprendrequelquechose.Liamgardalesilencejusqu’aumomentoù les tentes,dresséespourlanuit,apparurent.Mais ilne

réponditpasvraiment.—Pourquoiveux-tutrouverl’Insaisissable?demanda-t-il.—Parcequejeveuxrevoirmagrand-mère.Parcequ’ilfautquej’apprenneàdominermesaptitudesavantd’avoirdétruittousceuxàquije

tiens.—Tun’aspasrépondu,fis-jeremarquer.Zuentradansnotre tenteet la lanternedévoila levisage ravideChubs.Quandelle luidonnases

vêtementsneufs,illaserradanssesbrassifortqu’illasouleva.—Commetoi,réponditLiam.Jeveuxrentrerchezmoi.—Où?—C’estbizarre,répondit-il.C’étaitenCarolineduNord,maisjen’ensuispluscertain.Onseregardadanslesyeuxpendantquelquesinstants,toutprèsl’undel’autre.Quandilécartale

rideaudelatente,jenepusm’empêcherdemedemanders’ilavaitperçumademi-véritéaussivitequej’avaisdémasquélasienne.

Seize

Uneheures’étaitécoulée,peut-êtreplus,quandLiamsemitàrespirerrégulièrementetàronfler.Ildormaitsurledos,lesmainsposéessurlaflanellesoupledesachemise.Sonvisage,marquépendantlajournéed’ombresdouloureuses,paraissaitànouveaujeune.Sansdoute,avecsabarbeetsarobustesse,faisait-ilvingtansmais,endormi,ilnepouvaittromperpersonne.

Son visage était tourné vers Zu, allongée entre nous sous une montagne de couvertures etm’empêchantdem’approcherdelui,deglissermamaindanslasiennepourpartagersesrêves.Maisladistance qui nous séparait n’était pas le fruit du hasard. Je ne pouvais imaginer un avenir où jen’existeraispaspourlui,où jemeseraisaccidentellementeffacéedesamémoire: jelaissaidoncmesmainssousmescuisses,veillantaussi,pourunefois,àcontrôlermoncerveau.

QuandGregetsespotess’agitèrent,danslatentevoisine,jerenonçaiàdormir.Lemurmuredeleursvoixs’amplifiaaufildesminutes.Finalement,ilsallumèrentleurlanterneenveilleuse,lalumièreétaittoutjustevisibleàtraverslatoilevertedenotretente.

Je sortis silencieusement par l’arrière, marchai à pas de loup sur le dallage. À mesure quej’approchai,leursvoixsefirentplusfortesetimpatientes.

—…eux,marmonnaGreg.Onn’apasderaisondeleurfairedecadeaux.Jeserrailespoings.L’angoisseetlaméfiance,quiavaientétédeplusenplusprésentesaufildes

heures,atteignaientleurpointculminant.Pendantuneseconde,jeregrettaid’avoirlaissémonsacàdossurlesiègedeBlackBetty.Ledisqued’appeld’urgences’ytrouvaitetilm’auraitsuffidel’utilisersilasituationdégénérait.StupideRuby,pensai-je,stupide.

Greg et ses amis ne m’inquiétaient pas. Malgré leurs armes, on avait une chance. Mais s’ilsattaquaientpendantnotresommeil,ous’ilsappelaientdesrenforts…

Jem’arrêtaibrusquement.Chubsm’avaitdevancéeetmontaitdéjàlagarde.Ilétaitassisfaceauxtentes,seslonguesjambesmaigrestendues,lecahierd’exercicesdeZusurles

cuisses.Penchévers la tentedeGregetdesespotes, totalementconcentré sur leurconversation, ilnem’entenditpasapprocheretfaillits’évanouiràmonarrivée.

—Zu?souffla-t-il,lespaupièresplissées.—Zu?répondis-je.Allons!Jeprislecahieretlestylo,tournailapagesansregardercequ’ilavaitnoté.QU’EST-CEQUETUFAIS?écrivis-je,luimontrantensuitelafeuille.Illevalesyeuxaucieletrestasansréactionquandjetentaideluirendrelecahieretlestylo.

TUCROISQU’ILSVONTTENTERQUELQUECHOSE?Auboutd’unmoment,ilsoupiraetacquiesça.MOIAUSSI,griffonnai-je.TUVIENSAVECMOI?LesépaulesdeChubssevoûtèrent,commes’ilpensaitqu’iln’avaitpasvraimentlechoix.Ilseleva

rapidementet,ensilence,essuyasespaumessursonpantalonkaki.—J’aiunmauvaispressentiment,dit-ilquandonsefutéloignés.Jememéfied’eux.—Tucroisqu’ilsvontessayerdenousvoler?—Enfait,jecroisqu’ilsvonttenterdes’emparerdeBlackBetty.Longsilence;jesentislesyeuxdeChubssurmoi,maislesmiensrestèrentrivéssurlestentes.—Tudevraisretournerdormir,ajouta-t-ild’unevoixbourrue,encroisantlesbras.Maisj’eusaussil’impressionqu’ilattendaitdevoircequejerépondrais.Jegardailesilence.—Qu’est-cequetufaisdebout?demanda-t-il.—Lamêmechosequetoi.Jem’assurequepersonneneseferaattaquer, tabasseroutuerpendant

sonsommeil.Jeveuxvoirsicestypessont,commejelecrois,dessalauds.Chubseutunbrefrireironiqueetsefrottalefront.Pendantlelongsilencequisuivit,ilmesembla

quesaméfianceetsonhostilitécédaientlaplaceàuneformed’acceptation.Latensionnecrispaitplussesépauleset,quandilinclinalégèrementlatêteversmoi,j’yvisunesubtileinvitation.Jem’approchaidelui.

—LanécessitédereveniriciétaitdéjàassezpéniblepourLiam,marmonna-t-il,pluspourluiquepourmoi.Bonsang…

—C’esticiquesonamietluiontétécapturés?Chubshochalatête.—Ilnem’apastoutraconté,maisjecroisqueFelipeetluiontrencontréunetribudeBleus.Lee

espérait qu’elle les recruterait,mais ces types lesont tabassés et leuront tout pris… nourriture, sacs,photosdefamille,tout.Ilssesontréfugiésici,maisilsétaientsimalenpointqu’ilsn’ontpaspufuiràl’arrivéedeschasseursdeprimes.

Magorgeseserra.—D’aprèsLee,continuaChubs,c’estsansdoutelatribuquilesalivrés.Etelleatouchéunepart

delarécompense.Je restai sans voix. L’idée qu’un jeune, l’un d’entre nous, se retourne contre les siensme donna

enviedefracasserlesétagèrescontrelesquellesnousétionsappuyés.—JefaisconfianceàLiam,dis-je.C’estungarçontrèsbien,maisilesttropfacilededevinerce

qu’ilressent…Etcestypesn’ontpasdebonnesintentions.—Exactement,admitChubs.Iltienttellementàdécouvrircequ’ilyadebonchezlesgensqu’ilne

voitpaslepoignardqu’ilsserrentdansleurmain.— Même s’il le remarquait, il croirait sans doute que c’est sa faute si ce mec est armé et

s’excuseraitdefaireunecibleaussitentante.C’étaitcequimetroublaitlepluschezLiam:ilétaitbeaucouptropconfiantetgénéreux.Selonmoi,

il fallait être extraordinairement entêté ou naïf, quand on avait vu tant demort et de souffrance, pourcroireencorequetoutlemondeétaitaussihonnêtequesoi-même.Celam’exaspéraitmaissuscitaitaussilafolleenviedeleprotéger…EtChubs,semblait-il,ressentaitlamêmechose.

—On sait tous les deux qu’il est loin d’être parfait,même s’il s’efforce de l’être, ditChubs ens’asseyantparterre,ledoscontrelesétagèresvides.Ilneréfléchitpas.Ilseprécipite,suitaveuglémentsonintuition,senoiedanslesregretsetlaculpabilitéquandçanemarchepas.

J’acquiesçai, tripotantmachinalement une déchirure que je n’avais pas vue sur lamanche demachemiseàcarreaux.AprèsavoirentendulaconversationdeLiamavecZu,jesavaisqu’ilsesentaittrèscoupabledesévénementsdelanuitdeleurévasion,maisc’était,semblait-il,plusprofondencore.

—J’arrangeraiçaplustard.Delatête,Chubsmontraladéchirure.Seslongsdoigtstambourinaientsursesgenoux.—Rappelle-moi,ajouta-t-il.—Quit’aapprisàbroder?demandai-je,mesouvenantdumorceaudetissutrouvédanssatrousse

dejeunefille.J’auraismieuxfaitdenepasposerlaquestion.Chubsseraidit,commesij’avaisglisséunglaçon

soussachemise.—Jenebrodepas,répondit-ilsèchement.Jecouds.Brodersertàdécorer;coudresauvedesvies.

Jenelefaispasparcequec’estjoliouamusant.Jelefaispourm’entraîner.Ilmefixapar-dessusseslunettes,guettamaréaction.— Mon père m’a appris à coudre quand j’ai dû me cacher, expliqua-t-il finalement. En cas de

nécessité.—Tonpèreestmédecin?demandai-je.— Chirurgien urgentiste, répondit Chubs sans cacher sa fierté. Un desmeilleurs de la région de

Washington.—Quefaittamère?—ElletravaillaitauministèredelaDéfense,maiselleaétéviréequandellearefusédem’inscrire

surlabanquededonnéesdelaNIAA.Jenesaispascequ’ellefaitmaintenant.—C’estformidable.Chubseutunbrefrireironique,maislecomplimentluifitvisiblementplaisir.Lesminutespassèrent lentementet laconversations’essouffla.Jepris lecahierdeZuet l’ouvris.

Lespremièrespagesétaientcouvertesdedessinsetdegriffonnages,quilaissèrentbientôtlaplaceàdesproblèmesd’arithmétique.L’écrituredeLiamétaitclaire,précise,celledeZuaussi.

Bettyaparcouru190kilomètresentroisheures.ÀquellevitesseroulaitLee?Tudoispartager cinqMars entre troisamis.Tu les coupes endeux.Qu’est-cequechacundes

amisaura?PouréviterqueChubsneproteste,commentpeux-turépartirleresteéquitablement?Puis j’atteignis unepageoù l’écritureétait complètement différente. Irrégulière, avecdes ratures.

Leslettresétaientplusfoncées,commesionavaitappuyétropfortsurlepapier.

«Jemedemandesionpeutdirequoiquecesoitdeneufsurcelivre.Jesuisunpeudépassé.J’aitoujoursaiméJonathanSwift,maisj’étaisbienloind’avoirpristoutelamesuredesasciencedesmots.Cependant,jenepeuxpassersoussilencesaparentéavecRobinsonCrusoé,qu’onnepeutpaséviterdeconstater,lorsqu’ils’embarqueàbordd’unnavirepouralleràLilliput.SesrelationsaveclesLilliputiens,toutaulongdesonséjourchezeux,n’estpaslapartielaplusdensedeceroman,cependant il vous serait difficile de trouver ailleurs, dans toute la littérature, une rencontre aussiréussiede laparodieetde l’originalité,ainsiqu’unouvrageoù lesérudits trouventsanscessedenouveaux sujetsd’étude.Enoutre, il vous serait tout aussidifficiledenepas apprécier lehéros,mêmesivousne levoulezpas.Dans l’élaborationdecepersonnage, l’auteurparvientà indiquercommentunjeunehommerêveur,enquêted’aventureloindulieuquil’avugrandir,s’embarquesurles mers l’esprit empli d’illusions et d’espoirs, puis se mue en observateur attentif consacrantchaqueheureàl’analysedessociétésétonnantes,utopiques…»

—Humm…,fis-jeenluimontrantlapage.C’estdetoi?—Donne-moiça!Sonvisageexprimaitlapanique.Passeulementlapanique…sesnarinesétaientdilatées,sesmains

tremblaient,etilmesemblaqu’ilavaitaussitrèspeur.Jemesentisterriblementcoupable.Jeluirendislecahieretilarrachalapage.

— Je suis désolée, dis-je, alarmée par la pâleur de son visage. Je n’avais pas de mauvaisesintentions.Jemedemandaissimplementpourquoitut’entraînaisàrédigerdesessais,puisquetucroisquetuneretournerasjamaisàl’école.

Ilmefixapendantplusieurssecondes,puissonvisagecrispésedétenditunpeu.Ilsouffla.—Jenem’entraînepasenprévisiondel’école.Ilrenonçaàrangerlafeuilledanssaserviette,laposaentrenousetreprit:—Avant…avantlecamp,mesparentscroyaientêtresurveillésparlesFSPet,enfait,ilsl’étaient.

Sur leur conseil, je suis allémecacherdans lamaisonde campagnedemesgrands-parents et… tu tesouviensquej’aiparléducontrôled’Internet?Ilfallaitlecontourner,surtoutquandilsontcommencéàfairepressionsurmamère,autravail.

Jejetaiuncoupd’œilsurlafeuille.—Alorstuenvoyaisdescritiquesdelivres?— J’avais un ordinateur portable et des cartes d’accès sans fil, expliqua-t-il. On mettait des

critiquesenligne.C’étaitleseulmoyendecommuniquersansattirerl’attention.Ilsepencha,couvritletextedetellefaçonqueseullepremiermotdechaquelignerestevisible.Je

suisloinpeuxpasallerchezvousrencontreoùvousvoulezindiquerdateetheure.—Oh!— Je voulais qu’elle soit écrite, reprit Chubs, au cas où je pourrais accéder à Internetmais ne

disposeraisquedequelquesminutes.—Tuesgénial,dis-je.Toutetafamillel’est.Pourtouteréponse,j’obtinsunbrefrireironique.Évidemment,idiote!J’avaislaquestionquejevoulaisvraimentposersurleboutdeslèvresquandChubssortitunjeude

cartes.—Tuveuxfairequelquesparties?demanda-t-il.Onvaresterlàunbonmoment.—D’accord…maisjenesaisjouerqu’auxseptfamillesetàlabataille.Ils’éclaircitlagorge.—Bon,aveccejeu,lesseptfamillessontexclues.Restelabatailleet,malheureusementpourtoi,je

suistrèsfort.Jesourisetattendisqu’ildistribue.—Tuesunestar,Chubs…Cesobriquetlefitgrimacer.—Jenepeuxpast’appelerautrement:jeneconnaispastonvrainom.—Charles,répondit-il.CharlesCarringtonMeriwetherIV,enfait.Jemeretinsd’éclaterderire.J’auraisdûmedouterqu’ilportaitcegenredenom.—D’accord,Charles.Charlie?Chuck?Chip?—Chip?—Pourquoipas?C’estmignon.—Beurk…Appelle-moiChubs.Toutlemondelefait.Jerésoluslemystère.

Ildevaitêtrecinqheuresetdemiedumatin,etnousavionsrenoncédepuislongtempsàlabatailleainsi qu’aux devinettes.Nous avions attendu l’attaque, la confirmation de nos soupçons sur les autresgarçons,poséunebattedebase-ballprèsdenousetpasquitté leurtentedesyeux.Quandl’épuisementl’emporta,ons’allongeatouràtoursurledallage,tentantdedormirquelquesminutes.

Je repris le cahier deZu, pour éviter que les ronflements deChubs nem’endorment, ajoutai desnuagesetdesétoilesauxpagesdedessins.Ensuite,jetournailesfeuillesetnem’arrêtaiqu’aprèsavoirtrouvécequejecherchais.

E-D-O,546.Çapouvaitêtrel’indicatiftéléphoniquedecettepartiedel’État.Maislazonecorrespondanteétait

trèsétendueet,detoutefaçon,ilnes’agissaitpeut-êtrepasd’unindicatiftéléphonique.Réfléchirétaitplusfacileparcequepersonnenemeregardait,maisaussiunpeupluscompliquéen

raison du manque de sommeil. Pour tuer le temps, je me remis au travail, intervertis les chiffres,substituaideslettresàd’autres.

Lasolutionémergealentement,franchitlespartieslesplusfatiguéesdemoncerveau.Cenombre–540–oùl’avais-jevu?Pourquoiavais-jel’impression…

Quandjecompris,jefailliséclaterderire.Faillis.J’avaisaperçucenombredanslessouvenirsdeGreg,surunpostederadio,netparmilesnuages

sombresdesespensées.540AM,unestationderadio.Jenepouvaiscontenirmonenthousiasme,etsecouerChubspourleréveillernemesuffitpas.Jeme

jetaisurlui,luiflanquailafrousseetluidonnaiuncoupdegenoudanslesreins.Ilgémit.—Réveille-toi,réveille-toi,luisoufflai-jeàl’oreilleenl’obligeantàseredresser.Quandilst’ont

donnéEDO,ont-ilsditquelquechose?—Verte,j’auraidelachancesijepeuxencoremarcherdemain…—Écoute,insistai-je.Ont-ilsparléderéglageouderéception?Ilmefoudroyaduregardpendantunlongmoment,puisfinitparrépondre:—IlsontseulementditdetrouverEDO.—Trouver?répétai-je.C’estlemotexact?—Oui,répondit-il,exaspéré.Pourquoi?— Je m’étais trompée, admis-je. Je crois que le nombre n’a rien à voir avec un indicatif

téléphonique.La dernière lettre d’EDOn’est pas une lettre… c’est un zéro. 540.C’est une station deradio.

Ilmefixapendantquelquesinstants.Ilneportaitpasseslunetteset,sanselles,sesyeuxsemblaientbeaucoupplusgrands.Entoutcas,ilavaitl’airmoinshautain.

—Commentes-tuarrivéeàcetteconclusion?Ah ! la difficulté ! Comment passer sous silence que j’avais triché et vu la solution, que je ne

possédaispasl’intelligencequim’auraitpermisdelatrouverparmoi-même?—J’essayaisd’imaginercequepouvaientbienreprésentertroischiffresquandjemesuissouvenue

avoirentenduGregetlesautresdirequ’ilsdevaienttrouveruneradio.J’auraisdûenparlerplustôt,maisjeviensseulementd’ypenser.

—Bonsang,soupiraChubsensecouantlatête,abasourdi.Jen’ycroispas.Onaeuunetellepoisse,pendantcevoyage,que jen’auraispasétéétonné sions’était retrouvésmortsaufondd’unfossé sansavoirtrouvélasolution.

— Il nous faut une radio. Je crois que j’ai raison,mais si jeme trompe… Il faut essayer avantd’avertirlesautres.

—Betty?—Non!Ilnefallaitpaslaisserlatentesanssurveillance,mêmependantunquartd’heure.—Jecroisavoirvuunposte,là-bas,ajoutai-je.Jevaislechercher.Jecourusentrelesrayonsauxcouleurssombresetpassées,maisn’euspaspeurdecequipouvaitse

cacher derrière, plus maintenant. Je n’avais pas imaginé la radio. Elle se trouvait parmi les matelaspneumatiquesetlescouverturesabandonnésparLiametsonamilorsdeleurséjourici.

Àmon retour,Chubs faisait lescentpas. Jeposai l’appareil suruneétagère,àhauteurd’yeux,ettripotailesboutonspourlemettreenmarche.

Jefinispartrouver.Lerugissementdesparasitesfaillitnouscreverlestympansetjebaissaileson.L’appareilétaitvieux,cabossé,maisilfonctionnait.Passantd’unestationàl’autre,j’entendisdesvoix,despublicités,quelquesvieilleschansonsquejereconnus.Puiscefutunechaîneenespagnolet,aprèsavoir tenté pendant quelques minutes de déchiffrer le sens d’une chanson très jolie mais totalementincompréhensible,jem’aperçusquej’étaissurFMetpassaisurAM.

Je crus tout d’abordm’être trompée. Je n’avais jamais entendu de son semblable… grondementgravedeparasitesponctuédecliquetisd’éclatsdeverredéverséssurunesurfacedure.Contrairementàlasirène,iln’étaitpasdouloureux,maisiln’étaitpasdavantageagréable.

Chubssouriait.—Tusaiscequec’est?demanda-t-il,s’empressantd’expliquer,quandj’eussecouélatête:tusais

qu’ilexistedesfréquencesetdesinflexionsqueseulslesPsipeuvententendre?Les jambesencoton, jem’appuyaicontre l’étagère. J’étaisaucourant.Cateme l’avaitdit,quand

ellem’avaitracontéquelesresponsablesducampavaientinclusdanslasirèneunefréquencedestinéeàdémasquerlesjeunesdangereuxayantéchappéautri.

— En fait, poursuivit-il, les autres peuvent entendre le bruit, mais nos cerveaux l’interprètentdifféremment…Fascinant. Ilsont faitdesexpériences,àCaledonia,pourdéterminercequiétaitperçuparlesdifférentescouleurs,etc’étaittoujourscebruitquandonnepouvaitpas…

Unclicluicoupalaparoleetlebruitfutremplacéparunedoucevoixmasculinemurmurant:Sivousentendezceci,vousêtesdesnôtres.Sivousêtesdesnôtres,vouspouveznousrejoindre.LakePrince.Virginie.

Lemessagepassatroisfois,puisunnouveauclic retentit,suividusonprécédent.Pendantunlongmomentonneput,Chubsetmoi,queseregardersansunmot.

—Bonsang!dit-il.Bonsang!Puis on répéta cesmots tous les deux, sautant sur placedans les bras l’unde l’autre commedes

idiots…commesi,cesderniersjours,onn’avaitpasl’unetl’autreeuenvied’échangerdesgifles.Jeluidonnail’accoladesanspeurniembarras;fort,avecuneémotionsiintensequeleslarmesmemontèrentauxyeux.

—Jepourraist’embrasser!s’écriaChubs.—Abstiens-toi,dis-je.Sonétreinteétaitsipuissantequejecraignispourmescôtes.Peut-être lesexclamationsenthousiastesdeChubsréveillèrent-ellesLiam.Sachevelureblondeen

désordre apparut à l’entrée de la tente. Il nous regarda et rentra, ressortit une seconde plus tard, uneexpressionàlafoisétonnéeetinquiètesurlevisage.

—Qu’est-cequ’ilya?demanda-t-il.Qu’est-cequisepasse?Onéchangeaunregard,Chubsetmoi,unlargesourireauxlèvres.—VachercherZu,dis-je.Onaunegrandenouvelle.

Dix-sept

SelonChubs,Jackétaitledeuxièmefilsd’unefamilledecinqenfantsetleseulàavoirsurvécuàlaneurodégénérescenceidiopathiqueaiguëdesadolescents.Sonpèretenaitunrestaurantitalienetsamèreétaitmorted’uncanceralorsqu’ilétaittrèsjeune.Jackétaitphysiquementordinaire,legenredepersonnedontonnesesouvientpas.Mais ilétaitcoolet luiseul,dans leurdortoir,savaitdequoiLiamparlaitquandilévoquait lesfilmsd’horreurjaponaisoudevieuxarticlesdeRollingStone. Ilaimait raconterdeshistoiresenimitantlesvoixdespersonnages.

Mais,surtout,Jackadoraitsemoquerdesresponsablesducampendéplaçant,grâceàsonaptitude,lesobjetscontenusdansleurspochesoususpendusà leurceinturon,oubienenprécipitantdeschaisesdevanteuxpourqu’ilstrébuchentettombent.ÀentendreChubs,JackFieldsétaitunsaint,undiscipleduTout-Puissant prêchant la bonne façon d’utiliser ses pouvoirs de Bleu, après avoir appris seul à lesdominer.

C’estsansdoutepourcetteraisonqu’ilavaitétéabattulepremier,d’uneballedanslanuque,parlesresponsablesducamp,lorsdelatentatived’évasion.

Liamétaitsilencieux,alorsqu’onapprochaitdePetersburg,secontentantdehocherlatêtedetempsentempspourconfirmerlespartieslesplusincroyablesdurécitdeChubs.Ilavaitétéaussienthousiastequenous,quandonluiavaitfaitécouterl’émission,mais,lentement,aufildesheures,sonhumeurs’étaitassombrie.QuandChubseutterminé,lesilences’installa.

— Il paraît que c’est très beau, dis-je soudain,ma gaucherieme faisant aussitôt grimacer. LakePrince,ajoutai-je.

Liam semblait moins tendu que profondément triste. C’était ce qui m’inquiétait… Il paraissaits’enfoncerdansunedépressiondontnotredécouvertenepouvaitletirer.

—Jen’endoutepas,répondit-ild’unevoixsansforceenmetendantlacarte.Tupeuxlarangerdanslaboîteàgants?

Jenelescherchaisassurémentpas,quandj’ouvrislepetitcompartiment,maisellesétaientlà,surdesmouchoirsfroissés.

Franchement, j’avais imaginé des enveloppes ou, au moins, du papier réglé. C’était stupide etridicule,parcequ’iln’yenavaitpasdanslescamps.Onnedistribuaitnipapiernistylo.Cependant,jecroyaisqueleslettresseraientplus…résistantes.

LalettredeJackétaitdessus,rédigéesurunmorceaudelistingplusieursfoisplié.Ilétaitparvenuàindiquerlenomdesonpère,encapitales,au-dessousdeZONEINTERDITE.

Aulieuderangerlacarte,jesortislalettresansprêterattentionàLiametàChubs,quiparlaientdumeilleur moyen d’atteindre Lake Prince. Je ne pensais à rien tandis que mes doigts glissaient sur lasurface froissée, la lissaient endépliant la feuille.Pasdedatedans le coin supérieurdroit, seulementCherpapad’uneécriturepressée.

Jenepuslireunmotdeplus.Liamtenditlebrasetm’arrachalalettre,lafroissantdanssonpoing.—Qu’est-cequetufais?s’enquit-il.—Jesuisdésolée,je…—Tuquoi?C’estpersonnel!Cequ’ilaécritneteregardepas.—Lee…,intervintChubs,aussiétonnéquemoi.Enfin!—Non,c’estgrave.Onnelitpasleslettresdesautres.—Jamais?demandai-je.Etsilalettrecontenaituneindicationpermettantdelocaliserlepèrede

Jack?Liamsecoualatête,maisChubsdit:—Elleapeut-êtreraison.Liamgardalesilencealorsquesesmainstremblaientsurlevolant.Sonmutismemevexaet,quand

jenepuslesupporterunesecondedeplus,jetendislamainetallumailaradioenespéranttombersurunechansondesAllmanBrothers.Maisc’étaitundébat.

—… Les enfants sont internés dans leur intérêt, pas pour assurer la sécurité du peupleaméricain. Selon des sources dignes de confiance au sein du gouvernement Gray, tous les enfantslibérésavantlafindelaréhabilitationsontmortsprématurément.Ilesttoutsimplementimpossibledereproduire lecyclede traitementchimique,d’exerciceetde stimulationutiliséparcescentrespourmaintenirnosenfantsenvie.

Liamtouchaleboutonduvolume,dansl’intentiond’éteindre.Maisletunerpassasimplementà lastationsuivante,oùunefemmeannonçaitlesmauvaisesnouvelles:

—…On apprend que deux fugitifs ont été repris à la frontière de l’Ohio et de la Virginie-Occidentale.Ilssedéplaçaientàpied…

BlackBettytournasibrutalementetsivitesurleparkingd’unrestoroutequ’elleroulasûrementsurdeuxroues.Liamsegaraendiagonalesurtroisplaces,tiralefreinàmainetdit:

—Jerevienstoutdesuite.Uninstantplustard,ilétaitdescenduetjenevisplusqueledosdesachemisedeflanellerougeau

moment où il enjambait une flaque d’eau, sur le chemin du bâtiment en brique et des distributeursautomatiques.

—C’était…spectaculaire.JemeretournaietregardaiChubspar-dessusledossierdusiège.Ilétaitaussiébahiquemoi.—Tudevraislerejoindre,dit-il.—Pourluidirequoi?Chubsm’adressaundesesregards.—Ilfautquejetefasseundessin?Je ne compris pas ce qu’il voulait dire, mais partis tout de même. Je suivis Liam au-delà des

toilettes,danslasallederestaurantà l’abandonetjusqu’à l’autrecôtédubâtiment.Ilyavaitdehautesherbes,desarbres,etnousétionsabsolumentinvisiblesdepuisBetty.

Ilmetournaitledos,uneépauleappuyéecontrelemur.Lesbrascroisés,lescheveuxdresséssurlatête. Je croyais être aussi silencieuse qu’un renard,mais ilm’entendit approcher. Son chagrin formaitcommeunebulled’humiditésedéposantsurmapeau.Lesdoigtsinvisibles,àl’arrièredemonesprit,seréveillèrent.

Jerestaiàdistance.—Lee?—Çava.Retournedanslavoiture.D’unevoixàlagaietéforcée.Ils’accroupit,puiss’assit.Jerestaiimmobilejusqu’aumomentoùilsepenchaenavant,latêteentre

lesgenoux,commepourvomir.Jefixailongtempssescheveuxclairsbouclantsursanuque.Latraced’uncoupapparaissaitsousle

coldesachemise. J’avançai lamainpourécarter le tissu. Jevoulaisvoircettemarqueenentier.Voirquellesautresvieillesblessuresilcachait.

Tul’asdéjàtouché,soufflaunepetitevoixàl’arrièredemonesprit,etilnes’estrienpassé…Maisjefisunpasdecôté,pourneplusêtreexactementderrièrelui.Distance.Resteràdistance.—Tuasraison,tusais,souffla-t-il.Jeneveuxpastrouverl’Insaisissableseulementpourremettrela

lettredeJack.Jeneveuxmêmepasqu’ilm’aideàretrouvermafamille.Jesaisoùelleestetcommentlajoindre,maisjenepeuxpasrentrerchezmoi.Pasencore.

Derrièrenous,unedesportescoulissantesdeBettys’ouvrit,maislebruitnerompitpaslecharmedel’instant.

—Pourquoi?Jesuissûrequetesparentsvoudraientterevoir.Liamposalesmainssursesgenouxmaisneseretournapas.—Est-cequeChubst’araconté…T’a-t-ilparlédemonexpériencedelaLigue?Ilnepouvaitpasmevoir,maisjesecouaitoutdemêmelatête.—Harry,monbeau-père,a toujourssuqu’ilne fallaitpas faireconfianceà laLiguedesenfants.

D’aprèslui,elleseservaitdenousplusimpitoyablementencorequeGrayetneversaitpasunelarmesionmouraitentravaillantpourelle.Après…aprèsClaire–Claireest,était,mapetitesœur–,aprèsladisparitiondeClaire, ildisaitque tous lescombatsdumondene la ramèneraientpas.Mon frèreColes’étaitdéjàenrôléetilestrevenupourmeconvaincredelerejoindre.Pourcombattre.

Était.Étaitmasœur.Ladisparition.UneautrevictimedelaNIAA.— J’ai accepté, poursuivit-il. J’étais très en colère. Je haïssais tout et tout lemonde,mais cette

haine restait sans objet. J’ai passé des semaines à la Ligue des enfants,m’entraînant, les laissantmetransformer en arme. En une personne capable de prendre une vie innocente pour leur permettred’atteindreleursobjectifs,d’obtenircequ’ilsvoulaient.Jenereconnaissaisplusmonfrère ; ilyavaitmême, dans sa chambre, ce qu’il appelait son tableau de chasse. Et il lemettait à jour quand il tuaitquelqu’und’important.Chaquefoisqu’ilrentraitdemission.Et,quandjerevenaisdel’entraînement,jeleregardaisetjepensais:combien,parmicesgens,avaientunefamille?Combienétaientliésàdesgensquiavaientbesoind’euxcommenousavionsbesoindeClaire?Et,enfait,Ruby,laréponseétait:tous.J’ensuissûr.Lesgensnesontpasdesîles.

—Alorstuesparti.Ilhochalatête.—J’aifuipendantunesimulationsurleterrain.J’essayaisderejoindreHarryetmamèrequandles

FSPm’ontarrêté.Ilsetournaenfinversmoietajouta:— Jenepeuxpas retournerauprèsd’eux,maintenant, tantque jene lemériteraipas.Tantque je

n’auraipastoutarrangé.—Jenecomprendspas.—Quand j’appartenaisà laLigue, j’ai comprisquepersonnenenous aiderait, saufnous-mêmes.

Lorsquej’aimisaupointnotreévasiondeCaledonia…

Liamneterminapas,puisreprit:—C’était horrible.Horrible. Je n’ai pasété à la hauteur, alors que je leur avais promis que ça

marcherait.Alorspourquoi…Savoixsebrisa.Uninstantplustard,ilajouta:—Tuasentendulaprésentatrice.Seulementquelques-unsd’entrenoussontparvenusà fuir,et ils

nous capturent comme des lapins quand la chasse est ouverte. Alors pourquoi ai-je envie derecommencer ? Pourquoi ne puis-je pas renoncer ?Tout ce que je veux, c’est aider d’autres jeunes às’évaderdeCaledonia,deThurmond,detouslescamps.

Oh, pensai-je, un peu abasourdie. Oh. Je voulais rencontrer l’Insaisissable pour une raisonpersonnelle,pourapprendreàdomestiquermesaptitudes.Mais,depuisledébut,Liamvoulaitletrouverparce qu’il n’était pas sûr de pouvoir aider les autres. Dans l’espoir qu’ils pourraient, ensemble,découvrirlemoyendesauverlesjeunesquenousavionsétéobligésdelaisserdanslescamps.

— C’est très injuste, tu sais ? reprit-il. Depuis cematin, je considère comme totalement injustequ’onsoitsurlepointd’atteindreEastRiveralorsquelesautresnesontpluslà.

Ilposaledosd’unemainsursesyeuxetajouta:—Çamedonneenviedevomir.Jenepeuxpasm’empêcherd’ypenser.Çam’estimpossible.Les

jeunesdontparlaitlaradio…Jesuissûrqu’ilsvenaientdeCaledonia.Je…Ilinspirapéniblement,reprit:—Tucrois…Tucroisqu’ilsregrettentdem’avoirfaitconfiance?—Pasuneseconde.Tunelesaspasforcés.TuleurasrenducequelesFSPetlesresponsablesdu

camp leuravaientpris… lapossibilité dedécider.Quandonest interné dansun camp,on connaît lesconséquencesd’uneévasion.Ilst’ontfaitconfianceparcequ’ilsontdécidédelefaire.Ilst’ontcruquandtuasditqu’ilspourraientrentrerunjourchezeux.

—Maislaplupartontéchoué,ditLiamensecouantlatête.D’unecertainefaçon,ilsauraientcourumoinsderisquesenrestantdanslecamp,exact?Ilsn’auraientpasététraqués.Ilsn’auraientpasvuquetoutlemondeatrèspeurd’eux,nieul’impressiondenepasavoirleurplacedanslasociété.

—Maisn’est-ilpaspréférabledeleurdonnerlapossibilitédedécider?—Çal’estvraiment?J’avaismalàlatêteetauxépaules.Quandjetrouvaienfincommentrépondre,Liamétaitentrainde

serelever.—Qu’est-cequetufaisencoreici?demanda-t-il.Sanshostiliténicolère.—Jesurveilletesarrières.Ilsecoualatête,unsouriretristeauxlèvres.—Tuasmieuxàfaire.—Jesuisdésolée,dis-jedansunsouffle,jen’auraispasdûouvrircettelettre.Çanemeregardait

pas.Jen’aipasréfléchi.—Non…non,c’estmoiquisuisdésolé.Jen’avaispasl’intentiondem’emporter.Jeregrette.Liambaissa la tête.Ses lèvresétaient serréesquand ilme regardaà nouveau. J’eus l’impression

qu’ilallaitpleurerouhurler.Jemepenchaienavantàl’instantoùilfitunpasdansmadirection.J’euslasensationdemeliquéfierquandjesoutinssonregard,mais jevoulaisqu’ilmedise lavérité,mêmesil’intensitébrûlantedesesyeuxmefaisaitpeur.

—Retournonsà lavoiture,dit-il en secouant la tête. Jevaisbien. Jen’auraispasdû laisserunenouvellefoislesautresseuls.

—Jecroisquetuasencorebesoind’uneminute,dis-je.Etquetudevraistel’accorder.Parceque,quandtuserasderetourdanslavoiture,desgenscompterontsurtoi.

Ilvouluttouchermonbras,maisjefisunpasenarrière.—Jenesaispascequetu…,dit-il.J’avaiseuuneenviefolledeprendresamain,quandil l’avait tendueversmoi.Mais lesmiennes

étaientparalysées,douloureuses.—Ici…,dis-jeenmontrantl’espacequinousséparait,tun’aspasbesoindementir.J’étaissérieuse,

toutàl’heure,maisjenepeuxpast’aidersitunemedispascequisepassevraimentdanstatête.Situasbesoindeparler,det’enprendreàquelqu’un,dehurler,fais-le!Neparspasencoreunefoiscommeça…commetufais toujours.Jesaisquetucroisnousprotégermais,Lee…qu’est-cequisepasseraitsi,unjour,tunerevenaispas?

Ilfitunautrepasdansmadirectionetjenepusinterpréterl’expressiondesonregardsombre.Jenem’étaispasrenducomptequ’ilétaitbeaucoupplusgrandquemoi,maisilmedominaitdetoutesataillequand il sepenchapourquenosvisages soientà lamêmehauteur. Je savais ceque j’aurais fait si lasituationavaitétédifférente.Sij’avaisétémaîtressedemoi-même.Jesavaiscequ’ilvoulait.

Cequejevoulais.Monpied glissa sur une pierre, quand je reculai,mon dos frotta contre lemur, et la paniqueme

donnalevertige.Jefrémissaisd’espoir,heureusequ’ilsoittoutprès.Sacolères’étaitdissipée,maiscequ’iléprouvaitmaintenantétait plus fort encore,plus fortque ladouleur, la frustrationet la fureur. Jevouluscrier:N’approchepas!Non!Maislesmotsrestèrentcoincésdansmapoitrine,entrelaterreuretledésir.LeslèvresdeLiamformèrentmonnom,maisriennepouvaitcouvrirlerugissementdusangdansmesoreilles.

Je tentai une dernière fois dem’éloigner,maismes genoux, ces traîtres, cédèrent.Des points detouteslescouleursdel’arc-en-cielapparurentdansmonchampvisuel.

Ilmetouchaàcetinstant,pourm’empêcherdetomber,cettefois,paspourm’attirercontrelui.Aumomentoùsesmainsseposèrentsurmataille,ildisparut.

Dix-huit

Mes yeux étaient fermés, mais je pouvais imaginer : ses pupilles s’étaient contractées puisdilatées,profondesetvulnérables.Attendantunordre.

L’esprit de Liam était un tourbillon de couleurs et de lumières. Jeme retrouvai près d’un jeunegarçonblond,enbleudetravail,tenantunefemmeparlamain.Puis,deboutsurlepare-chocsavantd’unevieillevoiture, je regardaiunhommeauvisagedoux,auxbras robustes,memontrer lemoteur.La têted’ungaminfutprojetéeenarrièrequandjeluidonnaiuncoupdepoingsurlenez,etlecercledegarçonsnous entourant rugit son approbation. Je vis les longues jambes de Chubs, ballantes, au bord de lacouchette supérieure puis, immobile devant Black Betty, je vis Zu, maigre, monter sur la banquettearrière.

Puisjemevis.Lesoleililluminaitmescheveuxbrunset,surlesiègedupassager,jeriais.Jenem’étaisjamaisvue

decettefaçon.Non.Non.Non!Jeneveuxpasvoir…Jelegiflai.Leclaquementrésonnaparmilesbranchesdesarbres.Ladouleursepropageavitede

mamainàmonbras,puisjusqu’aucentredemapoitrine.J’entendisaussiunautrebruit,sec,commelaruptured’unpetitos.Jereculai,commesic’était luiquim’avait frappée.Jeregrettaipresquequ’ilnel’aitpasfait,parcequeladouleurauraitestompémonvertigeetmaconfusion.

Jepaniquai.Denombreusesexpériences,àThurmond,m’avaient apprisque la ruptureducontactdevait être lente, prudente. Dénouer un à un les fils invisibles qui nous reliaient. N’était-ce pasexactementcequiétaitarrivéavecSam?Uncontactinvolontaireetjem’étaisextraitedesonespritsiviolemment,sivitequej’avaisemportétoutetracedemoi.

N’est-cepas?N’est-cepas?Ladouleurdiminuaàmesurequejem’éloignaidelui.—Ruby?Pourquoiétais-jeincapabledem’enempêcher?Pourquoin’avais-jepaspumecontrôler,pourune

fois?Liammefixait.Etjenevoyaispasparsesyeux.Ilsemblaitnormal,entoutcaspascomplètement

désorienté.Jeregardaisajouerouge.

Avais-jebienentendu?Monnom?— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il avec un rire étranglé. J’ai l’impression d’avoir été

percutéparuncamion.—J’aiglissé…Quepouvais-jerépondre?Lavéritéétaitsurleboutdemalangue,prêteàsortir,maiss’ilsavait,

s’ilapprenaitcequejevenaisdefaire…—Etmoiquivoulaisrendreservice,t’empêcherdetomber!Ilrit,pritappuisurl’arbreleplusprochepourserelever.—Çameserviradeleçon,ajouta-t-il.Laprochainefois,jetelaisseraimordrelapoussièreparce

que,mavieille,tuaslatêtedure…—Jesuisdésolée,soufflai-je.Absolumentdésolée.Liamrepritsonsérieux.—Ruby…tusaisquejeblague,hein?Bon,iln’yaquemoipoursefairerenverserparlapersonne

qu’il tented’empêcherde tomber.Çame rappelledes souvenirsde sporthumiliants,à l’écolemais,àpartça,jevaisbien,vraiment…

Tesouviens-tudequoionparlait?—MonDieu,s’écria-t-il,s’apercevantsoudainquej’étaistoujoursparterre.Çava?Jen’aimême

paseulaprésenced’espritdedemander…Tunet’espasfaitmal?Jenesaisispaslamainqu’ilmetendit.Ilétaittroptôt.—Jevaisbien,dis-je.Jecroisqu’ondevraitrentrer.TuaslaissélemoteurdeBettytourner.Mavoixétaitcalmemais,enmoi,c’étaitledésert.L’espoirquiyavaitjaillietgrandi,aussivasteet

malléablequ’unfleuve,s’étaitasséchéenuninstant.J’avaiscommisuneerreur,maisilnes’étaitaperçuderien.C’étaittoujoursainsi.

Ilnefallaitpasqueçasereproduise…J’avaiseudelachance;ilsesouvenaitdemoi,maisriennegarantissaitquecettechancedurerait.

Plus de contacts. Plus de doigts effleurant les bras, d’épaules se touchant. Il ne fallait plus qu’ilprennemamain,mêmesilasienneétaitforteetchaude.

C’étaitunebonneraisonderencontrerl’Insaisissable.Jepourraislesupplierdem’aider.—Ouais…ouais,fit-ilenhochantlatête,maisilfronçaitlessourcils,lorsqu’ilsetournaversmoi,

etmoncœurseserraquandils’éloignasansmetendrelamain.Je leprécédaisdecinqpasquandoncontourna lebâtiment,qu’onpassadevant les fontaines, les

tablesetlesbancsenaluminiumdelaterrasse.J’allaisplusvite,trottaisenarrivantaucoin.J’espéraispresquetrouverChubsetZudevantlesdistributeurs,tentantd’extrairecequ’ilscontenaientencore.

MaiscenefutpasChubs,moinsencoreZu.Cheveux foncés,yeuxplus foncés encore.Unhommed’environvingt-cinqans, avecunecicatrice

commençantsousl’œildroitetmontantjusqu’àsachevelure,oùdelapeauroseetluisanteempêchaitlescheveuxderepousser.Moncerveauanalysasestraitsunàun,avecunelenteurhorrible.Sonvisagesecrispaetledégoûtplissasonnez.

Liam, paniqué, criamon nom et ses piedsmartelèrent le béton.Fuis, eus-je envie de lui hurler.Qu’est-cequetufais?Fuis!Jemeretournaiversl’homme–lechasseurdeprimes–vêtud’uncoupe-ventbleu,vislacrossedesonfusilsedirigerdroitsurmonvisage,etmoncrânefutsoudainvidedetoutepensée.

La douleur m’aveugla : pulsations blanches derrière mes paupières. J’étais à terre, mais pasévanouie.Quandl’hommevoulutmefairelever,ayantsaisiledevantdemachemise,jelançaiunejambe

etfrappaiseschevilles.Ils’effondraavecungrognement,sonarmeglissantavecbruitsurledallage.Jeluidonnaidescoupsdepied.Jesavaisquecen’étaitpassuffisant.

Jetentaidemeredresser,maislesoloscillaitsousmoi.J’avaismalà latête,etunliquidechaudcoulaitsurmonœildroit…dusang.J’ensentislegoût,àcetinstant,toutcommejeperçusledéplacementd’air quandLiam, d’unmouvement de lamain, souleva l’homme. Il le projeta, commeune poupée dechiffon,contreleborddestablesdepique-nique,l’assommad’unseulcoup.

Zu,Chubs,Zu,Chubs.Monesprittournaitenrond.J’appuyailamainsurmonfront,àl’endroitoùlefusilavaitentaillélapeauenuneligneirrégulière.

Je ne sais pas ce qui se passa ensuite.On avança et je perdis la notion du temps.À unmomentdonné,Liamduttenterdem’aideràmerelever,maisjelerepoussaimaladroitement.

Fuis,tentai-jededire.File!—Ruby…Ruby.Liamtentaitd’attirermonattentionsurcequ’ilyavaitdevantnous.ZuetChubsétaientassisparterreprèsdeBetty.Leurspoignetsétaientmenottésdansledos,leurs

jambestenduesetligotéesavecdelacordejaunevif.LadyJanesetenaitprèsd’eux.Jenel’avaisjamaisvuedeprès…d’assezprès,entoutcas,pourdistinguerlegraindebeautésursa

joueetlesyeuxtrèsenfoncésdansleursorbites,derrièreseslunettesàmonturenoire.Sescheveuxbrunstouchaientsesépaules,bouclésàcausedel’humidité,maissapeausemblaittendueàserompresurlesanglesvifsdesoncrâne.Sachemisenoireétaitproprementglisséedanssonjeanetelleportaitunelargeceintureencuir.Jereconnuslesobjetssuspendusàcettedernière.Insignejaune,Taser,menottes.

—Salut,LiamStewart,ditlafemmed’unevoixfroideetsoyeuse.Prèsdemoi,Liamécartalesjambesetlevalesbras…pourlarepousser,jecrois.Lafemmeleva

lesyeuxauciel,montrasonbrasgauchetendu.Jelesuivisdesyeuxjusqu’aupistoletbraquésurlatempedeZu.

—Lee…LavoixdeChubsfutstridente,maiscefutl’expressionduregarddeZuquimeclouasurplace.—Approche,ditlafemme.Lentement,lesmainssurlatête…toutdesuite,Liam,sinontupeuxêtre

sûrquemondoigtnetremblerapas.Ledisqued’appeld’urgence !Où ?Monsacàdosétait sous le siègedupassager.Si jepouvais

l’atteindre,sijepouvaisallerjusqu’àlaporte…—Ahouais?crachaLiam.Etjevauxcombien,parlestempsquicourent?Decombienlaprimea-

t-ellediminuédurantlestroissemainesqu’ilt’afallupournousretrouver?Lesouriredelafemmevacilla,puisréapparut,plusconquérantquejamais.— Tu rapportes encore deux cent cinquantemille dollars, chéri. Tu devrais en être fier. Tu n’en

valaisquedixmillelapremièrefois.Étoufféparlafureur,Liamétaitincapabledeparlerettremblait.Ilrespiraitbruyamment.Jecompris

soudainpourquoiilconnaissaitsibiencettefemme…ellel’avaitdéjàcapturé.—Tunepeuximaginermonétonnementquandtonnomestapparudanslabanquededonnéesdes

jeunes recherchés… Et avec une forte récompense. Tu sembles avoir eu de gros ennuis, depuis notredernièrerencontre.

—Ouais,bon,fitLiamd’unevoixrauque,jefaisdemonmieux.—Mais, chéri, comment as-tu pu être assez stupide pour retourner à cet endroit ? Tu aurais dû

prévoirquej’irais.Lafemmeinclinalatêteetreprit:

— J’aipromisà tesamisde les laisser libreset ilsn’ontpashésitéàmedireoù tuallais.LakePrince,c’estça?

Ladouleurcédaànouveaulaplaceàlapeur.SielletrouveEastRiver…Jenepouvaismêmepasenimaginerlesconséquences.

Àvoirl’expressiondesonvisage,Liampouvait.Ilavaitbeaucoupdemalàlaisserlesmainssurlatêteetsesphalangesétaientblanches.

— S’ils sont prêts à payer une telle somme, imagine ce qu’ils donneront pour un camp plein dejeunes,dit-elle.Dequoirentrerenfinchezmoi,jecrois,doncjeteremercie.Tun’imaginespascequ’unfonctionnaire exige pour fermer les yeux et laisser passer un voyageur en provenance d’un payscontaminé.

Pendant la secondequi suivit, le silence fut assourdissant,parceque je savaisexactementcequediraitLiam.

—Situleslaissespartir,j’iraiavectoi,dit-il,lesmainstoujourssurlatête.Jeseraidocile.—Non,criaChubs.Ne…Lafemmenepritmêmepasletempsderéfléchir.—Jen’aipasderaisondenégocier.Non,LiamStewart,jevousemmèneraitous,mêmetacopine…

Tudevraispeut-êtret’intéresseràsonétatavantdemarchander.Ilsetournaversmoi,vitlesangsurmonvisage.Jeregardaidroitdevantmoietavançaid’untout

petitpas.—Jenesaispasd’oùtuviens,jeunefille,repritLadyJane,maisjepeuxt’assurerquetadestination

serabeaucoupmoinsagréable.Jeneretourneraipasdansuncamp.Lesautresnonplus.Passijepouvaisl’empêcher.—Approche,ajouta-t-elle, lesyeuxrivéssurmoi,maissonarmebraquéesurLiam.Toid’abord,

jeunefille.Jem’occuperaitoutspécialementdetoi.J’avançai pas à pas, sans tenir compte de la respiration sifflante de Liam ni du bourdonnement

retentissantdansmesoreilles.JeregardaiChubs,Zupuislevisagesatisfaitdelafemme.Touslesyeuxétaientfixéssurmoi.

Toutlemondevacomprendre.Et,ensuite,ilsnevoudraientplusdemoi.—Retourne-toi!ordonnalafemme.Elle jeta un coup d’œil sur son équipier, toujours allongé parmi les tables de pique-nique. Elle

desserralégèrementsonétreintesursonarmeetjesaisismachance.Mongenoul’atteignitjustesouslapoitrine.Lepistolettombasurl’asphalte,Liamseprécipitadans

madirection,mais je fus plus rapide.Le sang coulait surmonvisage, tombait goutteà goutte demonmenton.Lesyeuxde la femmesedilatèrentquand je laprisà lagorgeet lapoussaicontre le flancdeBetty.Lorsquesonregardcroisalemien,jecomprisquejelatenais.Ladouleurexplosantderrièremesyeuxleconfirma.

Glisser dans son esprit fut aussi facile que de pousser un soupir. Ses pupilles se dilatèrent puisreprirentleurtaillenormaleetilmesemblaqu’unfilbarbeléenserrait,griffait,moncerveau.

Ducoindel’œil,jevisqueChubstentaitdesereleveretjelerepoussaid’unpied.Non.Cen’étaitpasfini.Pasencore.

La femme regarda autourd’elle, les yeuxécarquillés et fixes.À cet instant, unepulsation retentitdansmonesprit…boum-boum,boum-boum,boum-boum…Impossibledesavoirsic’étaitmoncœuroulesien.

—Poussetonarmeverslui,dis-jeenmontrantdelatêtel’endroitoùsetenaitLiam.Elleneréagitpasetj’introduisisl’imagedecegestedanslesformesnoiresbouillonnantesdeson

esprit.Jen’euspaslecouragederegarderLiamquandlafemmeobéit.—Écoute-moibien,repris-je.(Lesang,dansmaboucheavaitungoûtamer.)Tuvasfairedemi-tour

et retraverser la route. Tu vas… entrer dans cette forêt et marcher pendant une heure… Ensuite, tut’assiérasettunebougerasplus.Tunemangeraspas…tunedormiraspas…tuneboiraspas,mêmesituenastrèsenvie.Turesterasimmobile.

Imaginer cela, l’introduire dans son esprit, devint de plus en plus difficile. Pas parce que monemprisesurellefaiblissait,maisparcequejecommençaisàperdreconnaissance.

Tu peux y arriver, me dis-je. Peu importait qu’on nem’ait pas appris et que je neme sois pasentraînée.C’étaitcommesij’avaistoujourssu.

Jefermailesyeuxettriailessouvenirssombresbouillonnantdanssonesprit.Jemeretrouvaisurlaroute, une main sur le volant et l’autre montrant le restaurant. Je garai la voiture à bonne distance,derrièrelesarbres,etmedirigeaiverslemonospacenoirarrêtésurleparking.Jesuivislapistedecesouvenir,sentisl’odeurdel’herbeetdelapluie, labrise, jusqu’aumomentoùsonéquipieratteignit lavoiture,fusilenpositiondetir.

J’effaçaicettescène,imaginantlevidelàoùsetrouvaitBlackBetty.Jetrouvai,danssamémoire,lesgarçonsdusupermarché,quiluiavaientindiquél’emplacementd’EastRiver.Lesimagesdisparurentdansunebrumelumineuse,commedesgouttesd’eausurlavitred’unevoiturelancéeàtoutevitesse.

—Maintenant,tu…tunetesouviendraspasdececi,nidenous.— Je ne me souviendrai pas de ceci, répéta-t-elle comme si cette idée venait de lui traverser

l’esprit.Je lâchai sagorge,maismadouleurnedisparutpas.Son regarddevintmoins fixe.Ladouleurne

disparutpas.Ellepivotavivementsurlestalonsetpritladirectiondelaroute.Ladouleurnedisparutpas.Non, elle augmenta. Une goutte de sueur perla sur ma tempe et coula sur ma joue ; une autre

descenditlelongdemacolonnevertébrale.J’étaistrempée.Mescheveuxétaientcolléssurmonvisage.Machemiseétaitunesecondepeau.Jem’accroupis.Ilvalaitmieux,sijedevaism’évanouir,êtreprèsdusol.

Jeneveuxpasm’évanouir.Net’évanouispas.Ne.T’évanouis.Pas.Liamditquelquechose.Sonpiedapparutdansmonchampvisueletjereculai.—Ne…,dis-je.Nemetouchepas.Pasmaintenant.Et,bizarrement,ladernièrechosequejevisavantdefermerlesyeuxnefutpasl’asphalte,leciel,ni

mêmemonrefletsurleflancdeBetty.Cefutlemiroitementd’undemessouvenirs.Quelquesjoursplustôt,Liam,auvolant,chantaitLayla,enmêmetempsqueDerekandtheDominos,àpleinspoumons,faux,etChubslui-mêmeriait.Derrièrelui,Zuoscillaitenrythme,soncorpstoutentierépousantlesplaintesdela guitare électrique. Et il m’avait été facile, à ce moment, de rire et de faire comme si tout allaits’arranger.Commesij’avaismaplaceparmieux.

Parcequ’ilsnesavaientpas…Maintenantqu’ilsétaientaucourant,c’étaitfini.C’étaitterminéetjeneconnaîtraisplusjamaisça.

Je regrettai de ne pas être allée chercher le disque d’appel d’urgence. J’aurais voulu que Catem’emmèneauprèsdesseulespersonnescapablesd’accueillirunmonstretelquemoi.

Dix-neuf

Àl’approchedemesdixans,leplusimportantmesemblaitêtrelesdeuxchiffresdecenombre.Detoutefaçon,j’avaisunpeudemalàcroirequec’étaitmonanniversaire.Pendantledîner,assiseàtableentremesparents,déplaçant lespetitspoisdansmonassietteduboutdema fourchette, jem’efforçaisd’oublierqu’ilsneparlaientpas…nientreeuxniàmoi.Lesyeuxdemamèreétaientbordésderougeetfixes,parcequ’ilss’étaientdisputésunedemi-heureplustôt;elleavaitcourageusementessayéd’invitermesrarescamaradesàmafêted’anniversaire,maismonpère l’avait forcéeà téléphonerpourannuler.D’après lui, la périodeétait trop sombre et, comme j’étais le seul enfant encore envieduquartier, ilauraitétécrueld’accrocherlabanderoleetlesgrappesdeballonshabituellessurlafaçadedelamaison.J’avaistoutentendudepuislehautdel’escalier.

Detoutefaçon,jemefichaisunpeudemonanniversaire.Jen’avaispresqueplusd’amis.Demonpointdevue,j’étaissoudainvieilleetcelaseulcomptait…Enfin,jeleseraisbientôt. Je ressembleraisauxfillesdesmagazines,jeseraisobligéedeporterdesrobes,destalonshauts,dumaquillage…d’alleraucollège.

—Dansdixansdemain,j’auraivingtans.Jenesaispaspourquoijedisça.C’étaituneprisedeconscienceetilfallaitlapartager.Le silencequi suivit fut douloureux.Maman s’appuya contre le dossier de sa chaise et pressa sa

serviettesurseslèvres.Pendantuninstant,jecrusqu’elleallaitseleverets’enaller,maispapaposalamainsursesdoigtsetellerestaimmobile.

Monpèrefinitsonpouletgrillépuism’adressaunsourirehésitant.Ilsepenchaversmoi,nosyeuxvertsidentiquestoutprèslesunsdesautres.

—C’estjuste,Ruby,dit-il.Etquelâgeauras-tudixansplustard?—Trenteans,répondis-je,ettoi…cinquante-deux.Ilrit.—C’estexact.Àmi-cheminde…Latombe,soufflamonesprit.Àmi-chemindelatombe.Papaserenditcomptedesonerreuravant

deprononcerlemot,maisçanechangearien.Onsavaittouslestroisqu’ilavaitpensétombe.Je savais ce qu’était la mort. Je savais ce qui se passait après la mort. L’école chargeait des

spécialistesdedonnerdesexplicationsauxélèves.Celledenotreclasse,missFinch,fitsoncoursdeuxsemaines avantNoël. Elle écrivit tout sur le tableau blanc en lettres capitales. LA MORT N’EST PAS LESOMMEIL.ELLEARRIVEÀTOUTLEMONDE.ELLEPEUTSEPRODUIREÀTOUTMOMENT.ONNEREVIENTPAS.

Quandonmeurt, expliqua-t-elle, on cesse de respirer.Onn’a pas besoin demanger, on ne parleplus,onnepeutnipenserniregretterceuxqu’ona laissésderrièresoi.Onneseréveille jamais.Elledonnadenombreuxexemples,commesionétaittropstupidesoujeunespourcomprendre…commesionn’avaitpastousassistéaudécèsdeGrace.Leschatsmortsneronronnentpas,leschiensmortsnejouentpas.Vouscomprenez?Mais,malgré toutes sesexplications,ellen’abordapas laquestionque j’avaisenviedeposer.

—Qu’est-cequeçafait?Papalevalatête.—Qu’est-cequeçafait?Jefixaimonassiette.—Demourir.Onlesent?Jesaisquecen’estpaspareilpourtoutlemonde,qu’oncessederespirer

etquelecœurnebatplus,maisqu’est-cequeçafait?—Ruby!s’écriamamèresuruntonhorrifié.—C’est douloureux ?demandai-je.Reste-t-ondans le corpsquandplus riennemarche ?Est-ce

qu’onsaitqu’onestmort?—Ruby!Papafronçalessourcilsetsesépaulessevoûtèrent.—Bon…—Pasunmot!s’écriamaman.Jacob,plusunmot…Lesmainsjointessouslatable,jemeforçaiànepasregarderlevisagesoudainblêmedemamère.—Personne…,ditpapa,nelesait,machérie.Jesuisincapabledeterépondre.Onnepeutlesavoir

quelemomentvenu.Çadépendpeut-être…—Silence!criamamanenfrappantlatableduplatdelamain.Ruby,vadanstachambre!—Calme-toi,ditmonpèreavecgravité.Ilestimportantd’enparler.—Non!Absolumentpas.Qu’est-cequiteprend?Tucommencesparannulerlafêteetquandjet’ai

dit…Il lui prit lamain et elle tentade sedégager.Puis elle saisit sonverred’eau et le lançadans sa

direction.Ilbaissalatêteetelleparvintàlibérersamain,puisàselever.Sachaisetombasurledallagealorsqueleverresefracassaitcontrelemur,derrièrepapa.

Jehurlai…jenevoulaispas,maisjenepusm’enempêcher.Mamansaisitmoncoudeetmefitlever,arrachantpresquelanappe.

—Cesse!ordonnamonpère.Arrête!Ilfautenparler.Lesmédecinsconseillentdelapréparer!—Tumefaismal,dis-jed’unevoixétranglée.Mamansursauta,s’aperçutquesesongless’enfonçaientdanslapeaufinedemonbras.—Oh,monDieu…,fit-elle.Mais j’étais déjà dans le couloir. Je montai l’escalier quatre à quatre, claquai la porte de ma

chambreetlaverrouillaipourneplusentendremesparentssedisputer.Je plongeai sousmon épais couvre-pieds violet, projetant la rangée d’animaux en peluche sur le

plancher.Jeneprispaslapeined’ôterlesvêtementsquej’avaisportésàl’écolenid’éteindrelalumière.Uneheureplustard,respiranttoujourslemêmeair,sousmoncouvre-pieds,écoutantleclaquement

delabouched’aération,jepensaiàl’autreaspectimportantdemesdixans.Graceavaitdixans.Frankie,Peter,MarioetRamonaaussi.Demêmequelamoitiédemaclasse,

cellequin’étaitpasrevenueaprèsNoël.LaNIAAsemanifestegénéralementàdixans,avais-jeentendudireàlaradio,maispeutatteindretouslesenfantsentrehuitetquatorzeans…

J’allongeai les jambesetserrai lesbrascontremesflancs.Je retinsmonsouffle, fermai lesyeux,restai aussi immobile que possible.Morte. Selon la description de miss Finch, c’était un ensembled’arrêts et d’absences. Arrêt de la respiration. Absence de mouvement. Arrêt du cœur. Absence desommeil.Ilmesemblaitquecen’étaitpasaussisimple.

—Unêtrecherquimeurt,avait-elledit,neseréveillepas.Iln’yaniretournirecommencement.Sansdoutesouhaitez-vousqu’ilrevienne,maisilfautquevouscompreniezqu’ilnepeutpasetneleferapas.

Deslarmescoulèrent jusquedansmesoreillesetmescheveux.Jemetournaisur leflanc,plaquail’oreiller sur mon visage pour ne plus entendre le concours de hurlement du rez-de-chaussée.Monteraient-ilsdansmachambrepourmedisputer?Uneoudeux fois, j’entendisdespas lourdsdansl’escalier, puis la voix de mon père, puissante et effrayante, criant des mots que je ne compris pas.Mamanhurlaitcommesionluiarrachaitlesongles.

Je serrai mes cuisses contrema poitrine et posai mon visage surmes genoux. J’avais dumal àrespirer.

—Arrêtez,soufflai-je,lesyeuxfermés.Mesmainstremblaientsifortquejenepouvaislesplaquersurmesoreilles.—Jevousenprie,arrêtez!Desheuresplustard,jedescendisetlestrouvaiendormisdansleurchambre.J’attendis,danslerai

de lumièrede laporteouverte, qu’ils se réveillent. J’euspresqueenvied’allermecoucher entre eux,comme je le faisais autrefois, dans le petit espace chaud qui les séparait.Mais papam’avait dit quej’étaistropâgée,quec’étaitridicule.

J’allaiprèsdemamèreetl’embrassaipourluidirebonnenuit.Sajoueétaitlisseetfraîche,enduited’unecrèmesentant leromarin.À l’instantoù j’yposai les lèvres, jesursautai,unéclairblancbrûlantl’intérieur de mes paupières. Pendant un moment étrange, mon visage apparut devant une longuesuccessiondepenséesembrouillées,puiss’estompa,commeunephotoàladérivesuruneeaunoire.

Sans doute ne sentit-elle rien : elle ne se réveilla pas. Papa non plus quand la même chose seproduisit.

Lorsque je remontai, jeme sentismoins oppressée et jetaimon couvre-pieds sur le plancher. Ladouleurdesserrasonétreintesurmoncerveau.J’étaisépuisée,vide.Jedusfermerlesyeuxpourneplusvoirmachambreoscillerdanslenoir.

Puis lematinarriva.Mon réveil sonnaà septheures, et la radio s’allumaà l’instantoùGoodbyeYellow Brick Road, d’Elton John, commençait. Je m’assis. Je touchai mon visage, ma poitrine. Lesrideaux étaient tirés,mais la chambre semblait étrangement lumineuse.Quelquesminutes plus tard, lamigraineréapparut,toutesgriffesdehors.

Jeroulaisurmoi-mêmeettombaisurleplancher.J’attendisquelespointsnoirscessentdeflotterdansmonchampvisuelet,lagorgesèche,j’avalaimasalive.Jesavaiscequesignifiaitcettecrispationdemesentrailles.Malade.J’étaismaladelejourdemonanniversaire.

Jemismonpyjamaavantdegagnerlaporte.Mamanseraitplusfurieuseencoresielles’apercevaitquej’avaisdormiavecmonchemisier; ilétaitfroisséet trempédesueur.Peut-êtreregretterait-ellecequis’étaitpassélaveilleausoiret,poursefairepardonner,m’autoriserait-elleàresteràlamaison.

Arrivée au milieu de l’escalier, je vis que le séjour était dévasté. On aurait dit qu’une meuted’animauxétaitentrée,lançantlescoussins,renversantunfauteuil,cassantlesbougeoirsenverre,brisantlatablebasse.Touslesportraitsdefamilleposéssurlacheminéeétaientparterre,ainsiquelesphotosdeclassedisposéesparmamèresurunetable,derrièrelecanapé.Etleslivresdemamanjonchaientlesol.

C’étaitterrifiant,maisjen’eusenviedevomirqu’àl’instantoù,parvenuesurladernièremarche,jesentisl’odeurdubaconetpascelledespancakes.

Nousn’avionspasbeaucoupde traditions,dansmafamille,mais ilyavaitcelledespancakesauchocolatlesjoursd’anniversaireetj’ytenaisbeaucoup.Cestroisdernièresannées,mesparentsavaientoubliélelaitetlescookiesduPèreNoël,leurpromessedeséjourdecampingpourleweek-enddu4-Juillet,etmêmedefêterlaSaint-Patrick.Maislespancakesdesjoursd’anniversaire?

Peut-êtreétait-ellesifurieusequ’elleserefusaitàlespréparer?Peut-êtremehaïssait-elleàcausedecequej’avaisdithiersoir?

Mamanme tournait le dos quand j’entrai dans la cuisine. Ses cheveux bruns étaient noués en unchignonlâche,surlanuque,cachantlecoldesarobedechambre.

Ellechantonnait,retournantd’unemainlebacondanslapoêle,tenantunjournalpliédel’autre.Lachansonétaitrythmée,gaieet,pendantuninstant,jecrusquemabonneétoilebrillaitànouveau.Ellenepensaitplusàlaveille.Ellem’autoriseraitàresteràlamaison.Alorsque,depuisdesmois,lamoindrepetitecontrariétélamettaitencolère,elleétaitànouveauheureuse.

—Maman?Puis,plusfort:—Maman?Elleseretournasibrusquementqu’ellefittomberlapoêleetfaillitlâcherlejournalsurlaflamme.

Elletenditunemainderrièreelle,touchalesboutons,entournaunetéteignitlegaz.—Jenemesenspasbien.Jepeuxresteràlamaison?Pasderéaction,pasmêmeunbattementdepaupières.Elleouvritlabouche,maisj’avaiseuletemps

degagnerlatableetdem’asseoirquandelleputenfinparler.—Qu’est-ce…Qu’est-cequetufaisici?—J’aimalàlatêteetauventre,dis-jeenposantlescoudessurlatable.Ellesaisitmonbras.—Jet’aidemandécequetufaisaisici,jeunefille.Commentt’appelles-tu?Oùhabites-tu?Savoixmeparutétrange.Plusmonsilencedura,pluslapressiondesesdoigtss’accentua.Çanepouvaitêtrequ’uneblague.

Était-ellemalade,elleaussi?Parfois,lesmédicamentscontrelerhumeluifaisaientuneffetbizarre.Bizarre.Pasterrifiant.—Commentt’appelles-tu?répéta-t-elle.—Aïe,criai-jeententantdemedégager.Qu’est-cequisepasse,maman?Ellemefitleveretm’éloignadelatable.—Oùsonttesparents?Commentes-tuentréedanscettemaison?Dansmapoitrine,quelquechoseparutsecasser.—Maman…pourquoi…?—Cessedem’appelercommeça!ordonna-t-elle.—Qu’est-cequetu…?Jevoulaissansdoutedemanderuneexplication,maisellem’entraînaverslaportedugarage.Mes

piedsglissèrentsurledallage,mapeaudevintbrûlante.—Nefaispasdedifficultésettoutsepasserabien.Jesaisquetuesaffolée,maisjepeuxt’assurer

quejenesuispastamère.Jenesaispascommenttuesentréedanscettemaisonet,franchement,jem’enfiche…

—J’yhabite!criai-je.J’habiteici.JesuisRuby!

Quandellereportasonregardsurmoi,sonvisagen’avaitplusriendeceluidemamère.Lesridesentourantsesyeuxavaientdisparuetelleserrait lesdents.Cen’étaitpasmoiqu’ellevoyait.Jen’étaispasinvisible,maisjen’étaispasRuby.

—Maman,dis-jeentredeuxsanglots,jesuisdésolée,jenevoulaispasêtreméchante.Jem’excuse,vraiment!Jet’enprie,jeprometsd’êtresage…J’iraiàl’écoleaujourd’hui,jeneseraipasmaladeetjerangeraimachambre.Jem’excuse,souviens-toi,s’ilteplaît.S’ilteplaît!

Elleposaunemainsurmonépauleetl’autresurlapoignéedelaporte.—Monmariestdanslapolice,ilpourrat’aideràrentrercheztoi.Attendsici…etnetoucheàrien.Laportes’ouvritetellemepoussadansl’airglacédejanvier.Jetrébuchaisurlebétonsale,taché

d’huile, parvinsà reprendremonéquilibre sans avoir heurté le flancde savoiture.Laporte se fermaderrièremoietleverrouclaqua.Jel’entendisappelermonpère.

Ellen’avaitmêmepasallumélalumière.Jememisàquatrepattessanstenircomptedelamorsuredufroidsurmapeaunue.Àtâtons,jefinis

partrouverlaporte.Jetournailapoignée,lasecouai,espérantencore,detoutesmesforces,quec’étaitunesurprisepourmonanniversaire,qu’ilyauraitdespancakessurlatable,àmonretour,quepapaseraitalléchercherlescadeauxetqu’onferaitcommes’ilnes’étaitrienpassélaveilleausoir.

Laporteétaitverrouillée.—Jem’excuse!hurlai-jeenfrappantlebattantdupoing.Maman,jem’excuse!Jet’enprie!Papaapparutquelquesinstantsplustard.Jevis,au-dessusdesonépaule,levisagedemaman;d’un

gestedelamain,illuifitsignedes’enaller,puisilallumalalumière.—Papa!m’écriai-jeenentourantsatailledemesbras.Ilmelaissafaire,maisnem’accordaqu’unelégèretapedansledos.—Tunerisquesrien,dit-ildesavoixgraveetdouce.—Papa…ellenesaitplusquijesuis,hoquetai-je,lesjouestrempéesdelarmes.Jenevoulaispas

êtreméchante!Onvalasoigner,hein?Elle…Elle…—Jesais.Jetecrois.Iléloignadoucementmesbrasdesonuniformepuismefitdescendrelesmarchespourqu’onpuisse

s’asseoirfaceàlavoiturebordeauxdemaman.Ilfouilladanssespochespendantquejeluiracontaiscequis’étaitpassédepuismonarrivéedanslacuisine.Ilfinitparsortirunpetitbloc.

—Papa,répétai-je,maisilm’interrompit,plaçantunbrasentrenous.Jecompris:nemetouchepas.Jel’avaisvufairecemêmegeste,unjouroùjel’avaisaccompagné

àsontravail.Safaçondes’adresseràmoi,sonrefusdetoutcontact…jel’avaisvutraiterunautrejeunecettemanière…maiscelui-ciavaitunœilaubeurrenoiretlenezcassé.C’était,pourlui,uninconnu.

Lepâleespoirauqueljemeraccrochaisencores’évapora.—Tesparentst’ont-ilsditquetuavaisétéméchante?demanda-t-il.Es-tupartiedecheztoiparce

quetuavaispeurqu’ilstebattent?Jemelevai.Jesuischezmoi!eus-jeenviedehurler.Vousêtesmesparents!J’avaislagorgesi

serréequ’aucunsonnesortit.— Tu peux te confier àmoi, ajouta-t-il sur un ton très doux. Je ne laisserai personne te frapper.

Donne-moisimplementtonnom,puisoniraaucommissariatpourpasserquelquescoupsdetéléphone…Jenesaispascequi,danssespropos,mefitcraquermais, sans réfléchir, jeme jetai sur lui, lui

donnaidescoupsdepoingcommesicelapouvaitluirendrelaraison.—Jesuistafille!hurlai-je.JesuisRuby!— Il faut que tu te calmes, Ruby, dit-il en saisissant mes poignets. Tout va s’arranger. Je vais

appelerlecommissariatetons’enira.

—Non!criai-je.Non!Ilm’éloignadelui,selevaetsetournaverslaporte.Jegriffailedosdesamainetilgrogna.Ilnese

retournapasavantdefermerlebattant.Je restai seuledans legarage,àmoinsde troismètresdemonvélobleu, de la tenteoù on avait

dormidesdizainesdefois,demaluge.Ilyavaitpleind’objetsm’appartenant,danslegarage,maispapaetmaman…nepouvaientlesrelieràmoi.Touteslespiècesétaientsousleursyeux,pourtantilsétaientincapablesdelesassembler.

Maisilfaudraitbienqu’ilsvoientlesphotosdemoi,dansleséjour,oumontentdansmachambreendésordre.

—…cen’estpasmafille…,criamaman,derrièrelacloison.Elledevaitparleràmagrand-mère.Grand-mèreluiferaitentendreraison.—Jen’aipasd’enfant.Ellen’estpasàmoi…J’aidéjàtéléphoné…Non…tais-toi!Jenesuispas

folle!Jedevaismecacher. Jenepouvaispas laissermonpèrem’emmeneraucommissariat,mais jene

pouvaispasdavantageappelerpolice-secourspourqu’onmevienneenaide.Peut-êtreretrouveraient-ilsleursespritssij’attendais?Jefonçaiverslescartonsentreposésdel’autrecôtédugarage,meglissantentrelemuretl’avantdelavoituredemamère.Unoudeuxpasdeplusetj’auraisplongédanslacaisselaplusproche,sousuntasdecouvertures.Maislaportedugarages’ouvrit.

Pasentièrement,justeassezpourdévoilerlecheminenneigé,unpeud’herbeetlebasd’ununiformefoncé. Je plissai les paupières, unemain au-dessusdes yeux,éblouie par la forte lumière blanche.Laviolencedemamigraineparutdécupler.

L’homme en uniforme foncé s’agenouilla sur la neige, les yeux cachés par des lunettes de soleil.J’avais rencontré des policiers, au commissariat demon père,mais je ne connaissais pas celui-ci. Ilsemblaitplusâgé.Plusdur,pensai-je.

Ilmefitsigned’avancer.—Noussommesicipourt’aider,dit-il.Sors,s’ilteplaît.Jefisunpashésitant,puisunautre.C’estunpolicier,pensai-je,mamanetpapasontmalades, il

faut les soigner. Plus j’approchais, plus son uniforme bleu marine semblait foncé, comme s’il étaitmouillé.

—Mesparents…Ilnemelaissapasterminer.—Sors,petite.Tunerisquesplusrien.Quandmespiedstouchèrentlaneige,quandl’hommem’eutpriseparlescheveuxettiréedehors,je

m’aperçusenfinquesonuniformeétaitnoir.Lorsque je repris enfin connaissance, dans la lumière grise, je reconnus l’odeur de détergent au

citrondel’habitacledeBlackBetty.Le monospace ne roulait pas, la route ne passait pas sous moi, mais les clés se trouvaient sur

l’antivoletlaradioétaitallumée.BobDylanchantaitlespremiersversdeForeverYoung.Lachansoncédabrutalementlaplaceàlavoixtendueduprésentateur:—Veuilleznousexcuser,ditcedernieravecunrirenerveux.Jenesaispaspourquoilesystèmea

choisicemorceau.Ilestsurlalistedeceuxqu’ilnefautpaspasser.Euh…revenonsà…lamusique.ÀlademandedeBill,deSuffolk:WeGottaGetOutofThisPlace,parTheAnimals.

J’ouvrisunœilettentaienvaindem’asseoir.J’avaishorriblementmalàlatêteetjedusserrerlesdentspournepasvomir.Cinqbonnesminutesétaientpasséesquandjetrouvailaforcedeleverlamain

pourtouchermatempedroite,d’oùladouleurirradiait.Mesdoigtseffleurèrentlasurfaceenfléedemapeau,l’entailleirrégulièreetlespointsdesuture.

Chubs.Jedégageaimonbrasdroit.Ilrestaengourdietinutilisablejusqu’aumomentoùlesangycirculaà

nouveau. Ensuite : brûlure et picotements. La douleur eut un bon côté : elleme tira complètement dusommeil.

Maisellenemefitpasoublier.Ilfautquejeparte,pensai-je.Maintenant,avantleurretour.J’étaissûrequemapoitrineexploserait

sijelesrevoyais.Ilssavent.Ilssavent.Jefondisenlarmes.Despas,dehors.—…seulementquec’esttropdangereux.(Chubs.)Ilfautenvisagerdes’endébarrasser.—Jeneveuxpasparlerdeçamaintenant.Liamsemblaitnerveux.Jem’accrochaiàuneceinturedesécuritépourmeredresser.Laportièrecoulissanteétaitouverte,et

jevisChubsetLiamdeboutprèsd’unpetitfeuentourédepierres.Lanuittombait.—Onenparleraquand?insistaChubs.Jamais?Onvafairecommes’ilnes’étaitrienpassé?—Zunevapastarderàrentrer…—Bien!criaChubs.Bien!C’estaussiàellededécider…Ànoustous,passeulementàtoi.Liamrougitjusqu’àlaracinedescheveux.—Qu’est-cequ’ilfaudraitfaire?L’abandonnerici?Oui, pensai-je.Exactement.Et j’allais enjamber la banquette centrale quandChubs se pencha en

avant,projetantLiamsurledossansmêmel’avoirtouché.Pasdutoutdéstabilisé,Liamserraleslèvres,leva une main et fit littéralement décoller Chubs. Ce dernier heurta le sol avec un cri étranglé, tropétourdipourréagir.

Liamrestaàterre,lespoingssurlesyeux.—Pourquoi?criaChubs.Tuveuxqu’onsefasseprendre?—Jesais,jesais,soupiraLiam.C’estmafaute.J’auraisdûêtreplusprudent…— Pourquoi tu nem’as riendit ? insistaChubs.Est-ceque tu savais depuis le début ?Pourquoi

avoirmenti?Tuveuxvraimentrentrercheztoioutu…?—Charles!Jecriaisonnomdansunsoufflerauque.LevisagedeChubssedétenditunpeuquandilsetourna

versmoi.J’étaisdebout,cramponnéeauflancdumonospace.Liamsereleva.—Jevaispartir…pourquevouscessiezdevousdisputer,d’accord?dis-je.Jeregrettedevous

avoirmenti.Jesaisquej’auraisdûm’enaller,maisjevoulaisvousaider,parcequevousnem’avezpaslaisséetomber,etjeregrette,jeregrettetellement…

—Ruby,ditChubs,quirépéta,plusfort:Ruby!Pourl’amourde…OnparlaitdeBlackBetty,pasdetoi!

Jemefigeai.—Je…J’aicru…Jecomprendspourquoivousdevezvousséparerdemoi.—Hein?s’écriaLiam,horrifié.Onalaissé laradioaucasoù tureprendraisconnaissance,pour

quetucomprennesqu’onnet’avaitpasabandonnée.Celamefitsangloterplusfort.

Quandunefillepleure,rienn’estplusinutilequ’ungarçon.Ilsseregardèrent,indécis,pendantquejelaissaiscoulerlesgrandeseaux.Ilsrestèrentimmobiles,trèsembarrassés,puisChubstenditlamainetmetapotalatêtecommeoncaresseunchien.

—Tuascruqu’onvoulaitsedébarrasserdetoiparcequetun’espasvraimentVerte?Liamsemblaitavoirtouteslespeinesdumondeàadmettrecela.—Bon,ajouta-t-il,jeregrettequetunenousaiespasfaitassezconfiancepournousdirelavérité,

maisc’étaittonsecret.— Je vous fais confiance, vraiment, protestai-je, mais vous risquiez de croire que je m’étais

imposéeouvousavaismanipulés.Jenevoulaispasquevousayezpeurdemoi.—D’accord,réponditLiam.Premièrement:pourquoiaurions-nouscruquetunousavaisinfluencés

pourpouvoir rester ?Onavoté…On t’aproposé de te joindreà nous.Deuxièmement : pourquoi lespouvoirsdesOrangesposeraient-ilsunproblème?

—Tun’imaginespas…Dequoijesuiscapable.— Exactement, coupa Chubs. On n’imagine pas, mais on ne peut de toute façon pas espérer

remporterunconcoursdenormalité.Tuentresdanslatêtedesgens?Etalors?Liametmoi,onpeutlesdéplacer comme des jouets. Un jour, Zu a fait exploser un appareil d’air conditionné… et elle étaitsimplementpasséedevantlui.

Cen’étaitpaspareiletilsnelecomprenaientpas.—Contrairementàvous,jenepeuxpasmecontrôler,expliquai-je.Etilm’arrivede…malagir.Je

voiscequejedevraisignorer.J’altèrelapersonnalitédesgens.C’esthorrible…Quandjesuisdansunesprit,c’estcommedessablesmouvants…plusjetentedem’enextraire,pluslesdégâtssontgraves.

Chubsouvrit labouche,maisrenonçaàparler.Liamsepencha,levisagesiprèsdumienquenosfrontssetouchèrentpresque.

—Onveutque tu restesavecnous,dit-il, samainglissant sousmescheveuxet seposant surmanuque.Onlevoulaithier,onleveutaujourd’huietonlevoudrademain.Tunepeuxrienychanger.Situaspeuretsitunecomprendspastespouvoirs,ont’aidera.Compris?Maisnecroispasunseulinstantqu’onpourraitt’abandonner.

Ilattenditquejeleregardedanslesyeuxpourpoursuivre:— C’est pour ça que tu as réagi violemment quand j’ai dit que l’Insaisissable était peut-être un

Orange?Est-cepourça,enfait,quetuveuxlerencontrer,ouveux-tusimplementretrouvertagrand-mère?Parceque,d’unefaçonoud’uneautre,onteconduirajusqu’àlui.

—Lesdeux,soufflai-je.Était-cemaldevouloirlesdeux?Jenepleurais plus,maismespoumons semblaient gluants, lourds ; et j’avais beaucoupdemalà

respirer.Jenesaispaspourquoimonespritétaitaussipaisible.LiametChubsprirentchacunundemesbrasetm’entraînèrentverslefeu.

—Oùest-on?demandai-jefinalement.—EntrelaCarolineduNordetleGreatDismalSwamp,j’espère,réponditLiam,enmefrottantle

dos.Danslesud-estdelaVirginie.Maintenantquetuasreprisconnaissance,ilfautquej’aillevoircequefaitZu.Nebougezpas,d’accord?

Chubsacquiesça;illeregardas’éloigner,ensilence,puissetournaversmoi.—Ruby,dit-ilsuruntontrèssérieux,peux-tumedonnerlenomduprésident?Jebattisdespaupières.—Peux-tum’expliquerpourquoicettequestion?

—Tutesouviensdecequis’estpassé?M’enrappelais-je?Lesouvenirétaitflouetdéformé,commeunrêve.—Hommeencolère,répondis-je.Fusil.TêtedeRuby.Aïe.Jegrimaçai,touchailespointsdesuturedemonfront.—Neparlepastropfort,repris-je.J’aiunemigraineàtoutcasser.—Ouais,bon,tulamérites,parcequetunousasfaittrèspeur.Tiens,bois,ajouta-t-ilenmetendant

unebouteilled’eauentamée.L’eauétaittiède,maisjelabusd’untrait.—Monpèredisaittoujours,reprit-il,quelesplaiesàlatêtenesontpasaussigravesqu’ellesenont

l’air,maisjet’aivraimentcruemorte.—Mercidem’avoirrecousue,dis-je.Une partie demoi tentait d’interpréter la dispute que j’avais surprise. Je pouvais comprendre la

nécessité d’abandonnerBlackBetty.Les FSP et les chasseurs de primes semblaientmaintenant savoirqu’ilfallaitlarechercher.Maisleursproposavaientaussiunsenscaché.Jecroyaissavoirexactementcequec’était,maisjenepouvaispasposerlaquestionàLiam.Jen’avaisquefaired’uneversionoptimiste.Jevoulaislavérité.Etpourlaconnaître,jenepouvaiscompterquesurChubs.

Maisj’hésitaiparcequeLesGarennesdeWatershipDownsetrouvaientparterre,entrenous.Etjepensaissanscesseàunephrasequim’avaitmisetrèsencolèrelapremièrefoisquejel’avaislue,quandj’étaisenfant.

Leslapinsontbesoindedignitéet,par-dessustout,delavolontéd’accepterleurdestin.Danslelivre,leslapinsrencontrentunegarenne–unecommunauté–acceptantlanourrituredonnée

parleshumainsetserésignant,enéchange,àlivrerquelques-unsdesesmembres.Ceslapinsontcessédeluttercontrelesystème,parcequ’ilestplusfaciledes’accommoderdelapertedelalibertéquedechercherdelanourritureetunabridanslevastemonde.Ilsavaientestiméquelesacrificedequelques-unsétaitleprixduconfortduplusgrandnombre.

—Çaseratoujourscommeça?demandai-je,lescuissescontrelapoitrineetlefrontsurlesgenoux.MêmesiontrouveEastRiveretdel’aide…ilyauratoujoursuneLadyJanedanslesenvirons,hein?Est-cequeçaenvautmêmelapeine?

La volonté d’accepter leur destin. Dans notre cas, notre destin était de ne jamais revoir nosfamilles.D’être toujourspoursuivis, traquéspartoutoù nousnous cacherions,mêmedans les lieux lesplusreculés.Ilfallaitqueçachange…Nousnepouvionspasvivreainsi.C’étaitcontraireàcequenousétions.

Ilposaunemainsurmanuque,restaunlongmomentsilencieux.—Ilestpossiblequeriennechange,admit-ilfinalement.Maistun’aspasenvied’êtrelàaucasoù

lechangementarriveraitquandmême?Zu,partie en reconnaissance surun terraindecampingvoisinpour s’assurerqu’ilétait inoccupé,

revint.Elleseserracontremoi, lesbrasautourdema taille,pendantque lesgarçons rassemblaient lanourriturerestéedansl’habitacledeBetty.

—Alors…c’estcommeçaquetuasrésolulemystère?demandaLiam.Tuasvuunsouvenir?—Cen’estplusaussiextraordinaire,hein?— Non… Non, ce n’est pas ce que je voulais dire, protesta Liam, qui ajouta aussitôt : j’essaie

seulementdemereprésenterl’intérieurdel’espritdecetypeetçanepeutêtrequ’unmarécagegrouillantd’alligators.Çadevaitêtrehorrible.

—Pasautantqued’entrerdansl’espritdequelqu’unquej’aimebien,dis-je.—Tul’asfait?demandaChubsaprèsquelquesminutesdesilence.

—Quoi?—Tuesentréedansnosesprits?Le ton de sa question me fit penser à un enfant demandant, avant de s’endormir, comment finit

l’histoire qu’on lui lit. Impatient.Étonnant… Dansmes cauchemars, quand ils découvraient la vérité,Chubsétaitceluiquileprenaitleplusmal.

—Évidemment,fitLiam.Rubyestunedesnôtresmaintenant.—Cen’estpasàçaquejepensais,s’indignaChubs.Jeveuxseulementsavoircommentçamarche.

Jen’aijamaiscroiséd’Orange.Iln’yenavaitpas,àCaledonia.—Sansdouteparcequelegouvernementlesatoussupprimés,dis-jeencroisantlesmainssurmes

genoux.C’estcequiestarrivéàThurmond.Inquiet,Liamlevalatête.—Commentça?— Pendant les deux ou trois premières années, toutes les couleurs étaient présentes, même les

Rouges et les Oranges. Mais… personne ne sait au juste ce qui s’est passé, ni pourquoi. Certainscroyaientqu’ilslesavaientemmenésparcequ’ilsfichaientlapagaille;selond’autres,onlestransféraitdansunautrecamppourfairedenouvellesexpériencessureux.Unmatin,lesRouges,lesOrangesetlesJaunesn’étaienttoutsimplementpluslà.

L’évocationdecesouvenirsuffitàréveillerlaterreur.—Maistoi?demandaChubs.Commentyas-tuéchappé?—JemesuisfaitpasserpouruneVertedèsledébut.JemesuisaperçuequelesFSPavaienttrès

peurdesOrangesetj’aiinfluencélemédecinchargédutri.J’étaisglacéejusqu’auplusprofonddesentraillesetilmefutdifficiledepoursuivre:— Ces jeunes étaient… détraqués, tu vois ? Peut-être l’étaient-ils déjà quand ils n’avaient pas

encore leurs pouvoirs, ou bien se haïssaient-ils à cause d’eux, en tout cas ils faisaient des choseshorribles.

—Lesquelles?insistaChubs.Jenepouvaispasenparler.J’enétaisphysiquementincapable.Jenepouvaisracontertouslessales

toursqu’ilsjouaientauxFSP.Surtoutpaslejouroùj’avaisdûlaverlesoldumessaprèsqu’unOrangeeut persuadé un FSP d’ouvrir le feu sur ses collègues. Mon estomac se noua et je sentis à nouveaul’amertumemétalliquedusang.Songoûtdansmabouche.Jemesouvinsquej’avaiseubeaucoupdemalàôterceluiquiétaitrestésousmesongles.

Chubsouvritlabouche,maisLiamlefittaired’ungestedelamain.—Jesavaisseulementquejedevaismeprotéger,dis-je.C’étaitsincère.LesOrangesmeterrifiaient,moiaussi.Ilsétaientdifférents.Nousl’étions.Àcause

duflotincessantdepenséesetdesentiments,jecrois.Onfinissaitparapprendreàenbloquerunepartie,àconstruireunmurfragileentresonespritetceluidesautres,maisonn’échappaitpascomplètementàl’influencedesidéesempoisonnées.

—Maintenant,conclus-je,vousvoyezquevousavezcommisunegrosseerreurenmelaissantrester.Zu,attristéeparcetteidée,secoualatête.Chubssefrottalevisageetjenepusvoirsonexpression.

Seul Liam me regarda dans les yeux. Et je n’y lus ni dégoût, ni peur, ni hostilité, seulement de lacompassion.

—Imagineoùonseraitsanstoi,Ruby,souffla-t-il,ettucomprendraspeut-êtrequ’onaeubeaucoupdechancedet’avoir.

Vingt

Cettenuit-là,ondormitdanslemonospace.JelaissailabanquettedufondàZuetm’installaisurlesiègeprèsdeLiam.Lesilencemetroublaitetj’eusdumalàm’endormir.

Verscinqheuresdumatin,alorsquej’allaiscéderàlabrumecotonneusequientouraitmoncerveau,undoigtlégerpassasurmanuque.JemeretournaietmetrouvaifaceàLiam,àmoitiéréveillé.

—Tuparlais,souffla-t-il.Çava?Je me dressai sur le coude et me frottai les yeux. La condensation couvrait le pare-brise fendu

commeunemincecouchededentelle.Quandunegoutted’eausedétachaitetglissaitsurlavitre,c’étaitcommeunedéchirure.

Regarder la forêt était déstabilisant et inquiétant, comme fixer des rêves mais, à l’intérieur dumonospace,toutétaitnet:lignesdessiègesinclinés,boutonsdutableaudebord…jepouvaismêmelirelamarquegravéeenlettresminusculessurlesboutonsdelachemisedeLiam.

Danscettelumière,jevoyaisaussilescoupuressursonvisage.Cequiretintmonattentionnefutpaslamarquerouge,sursajoue,delagiflequejeluiavaisdonnée,maissescheveuxdresséssursoncrâne,bouclésautourdesesoreillesetsursanuque.Ilsétaientunpeuplusfoncés,àcausedel’humidité,maisn’avaientrienperdudeleursouplesse.J’eusenviedelestoucher.

—Qu’est-cequ’ilya?souffla-t-il.Qu’est-cequitefaitsourire?Jepassai leboutdesdoigtssursescheveux, tentantde les lisser. Jenecomprisceque je faisais

qu’uninstantplustard,quandilfermalesyeuxetseprêtaàlacaresse.L’embarrasm’envahit,maisLiamsaisitmamainsansmelaisserletempsdel’éloigneretlaposasoussonmenton.

—Non,murmura-t-ilquandjetentaideladégager.Elleestàmoimaintenant.Dangereux.C’estdangereux.L’avertissementfutsansforce,bannidansdesrecoinsobscursdemon

cerveau,oùilnepourraitgâterleplaisirquej’éprouvaisàletoucher…lasensationquec’étaitbien.—Ilfaudraquejelarécupèreunjouroul’autre,dis-je.—Dommage.—…Gâteauxsecs…,soufflaunevoix,derrièrenous.Ouiiii…Onseretourna.Chubss’agitapuiss’immobilisa,sansseréveiller.Jeposailamainsurmabouchepournepasrire.Liamlevalesyeuxaucieletsourit.—Ilrêvedenourriture,expliqua-t-il.Souvent.—Aumoins,cesontdesrêvesagréables.—Ouais,admitLiam.Jesupposequ’iladelachance.JeregardaiunenouvellefoisChubsetm’aperçusenmêmetempsqu’ilfaisaitfroiddanslavoiture.

Liamposalatêtesursonautrebras,glissantlesdoigtsentrelesmiens.Ilparutexaminernosmainsjointes,monpoucenaturellementposésurlesien.

—Situvoulais,dit-il,tupourraisvoirsonrêve?Jehochailatête.—C’estpersonnel.—Maistul’asfait…?—Pasintentionnellement.—Àmoi?—Àmescamaradesdebaraquement,aucamp,répondis-je.ÀZu,danslachambredumotel.Jesuis

entréeunefoisdanstonesprit.Maispasdanstesrêves.—Ilyadeuxjours,dit-il.Aurestoroute.Instinctivement,jevoulusmedégager,lâchersamainavantqu’ilnelâchelamienne,maisilneme

laissapasfaire.—Non,dit-il.Çanememetpasencolère.Ilposanosmainssursonfrontet,sansmeregarder,demanda:—C’estpire?Quandonsetouche?C’estplusdifficileàcontrôler?—Parfois.Jenesavaispascommentexpliquer.—Detempsentemps,repris-je,quandjesuisfatiguéeoutroublée,jesurprendsunepenséeouun

souvenirmais,sijenetouchepaslapersonne,jepeuxéviterd’êtreentraînéedanssonesprit.S’ilyauncontact,quandjesuisdanscetétat…laconnexionestautomatique.

—C’estbiencequejepensais,ditLiamenfermantànouveaulesyeux.Tusais,audébut,tufaisaistout ton possible pouréviter de nous toucher. Jeme demandais si c’était une des règles de ton camp,parceque,chaquefoisqu’onessayaitdetetoucher,oudeteparler,tusursautaiscommesituavaispeur.

—Jenevoulaispasvousfairedemal,soufflai-je.Ilouvritlesyeux,quimeparurentsoudainpluslumineux.Delatête,ilmontranosmains.—Çanet’ennuiepas?—Ettoi?demandai-je.Jereconnusl’expressiondesonvisage…C’étaitpresquelamêmequ’aurestoroute,quandilavait

parlédesoncamp.—Àquoitupenses?demandai-je.—J’ail’impressionétrangequ’onseconnaîtdepuistrèslongtempsalorsqueçafaitunpeumoinsde

deuxsemaines.Etc’estagaçantd’avoirlasensationdetrèsbienconnaîtrecertainespartiesdetoi,alorsqued’autres…JenesaisriendetavieavantThurmond.

Quepouvais-jeluidire?Pouvais-jeparlerdecequej’avaisfaitàmesparentsetàSamsansqu’ilprennepeuretlâchemamain?

—Ici,ilestinutiledementir,dit-ilenmontrantl’habitacle.Jenetel’aipasdéjàdit?—Tut’ensouviens?—Biensûr,parcequej’espèretoujoursqueçamarchedanslesdeuxsens.Quetumediraslavérité

si je tedemandepourquoi tun’aspasenviederentrerchez tesparents,etque tunementiraspassi jet’interrogesurcequisepassaitvraimentàThurmond.Maisjem’aperçoisensuitequecen’estpasjuste,parcequejen’aipasvraimentenviedeparlerdemafamille.C’estcomme…ces…

Jemetournaiverslui,attendisqu’ilaitmisdel’ordredanssespensées.— Je ne suis pas sûr de pouvoir expliquer, reprit-il. C’est difficile de trouver les mots. Ces…

souvenirsm’appartiennent,tuvois?Lecampnem’enapasdépouillé,quandj’aiétéinterné,etrienne

m’obligeàlespartagersijen’enaipasenvie.C’estsansdoutestupide.—Cen’estpasstupide.Pasdutout.—Et, avec toi, j’ai envied’aborder tous les sujets, dit-il.Tous.Mais jene saispas comment te

parlerdeCaledonia.Turisqueraisdemehaïrsijeteracontaiscertainsévénements.J’aiétéstupide,jesuisgêné, j’aihonteet jesais– jesais–queCharlesetZumereprochentcequiestarrivé.Et jesaisaussiqueColeenaparléàmamère,qu’ellel’arapportéàHarry,etcetteidéemerendmalade.

—Tuasfaitdetonmieux.Jesuissûrequ’ilscomprennent.Ilsecoualatêteetavalasasalive.Delamain,j’écartailescheveuxtombéssursesyeux.Ilsetourna

versmoi,lesyeuxfermés,latêteinclinée,etjerecommençai.Duboutdesdoigts,jesuivisl’ondulationnaturelledesachevelurejusqu’àsonoreille.

—Qu’est-cequetuveuxfaire?demandai-je.—Ilfautréveillerlesautres,répondit-il.Ilfautqu’oncontinue.Àpied.Mamains’immobilisa,maisilavaitvisiblementprissadécision.—Pourquoisepresser?demandai-jesuruntonléger.Aucoindesabouche,oùcommençaitunecicatrice:unsourire.—Jecroisqu’onpourraitleslaisserdormirencorequelquesheures,dit-il.—Etensuite?—Onsemettraenroute.Deuxheurespassèrentenunclind’œil.Ondormitsansdoute,parcequ’à l’instantoù j’ouvris les

yeuxlacondensationsedissipaitsurlepare-briseetquelquesrayonsdelumièrematinaleéclairaientlesous-bois.

Liamseréveilla,luiaussi.Pendantquelquetemps,onnefitquefléchirnosmusclesankylosés.—Deboutlà-dedans,ditLiam.L’articulationdesonépaulecraquaquandiltenditlebraspourtapoterlegenoudeChubs.—Fautyaller.Moinsd’uneheureplustard,deboutprèsdumonospace,onregardaitZujeterunderniercoupd’œil

sous lessièges.Jeboutonnaimachemise jusqu’enhaut,enroulai troisfoisuneécharpenoireautourdemoncou…pasparcequ’ilfaisaittrèsfroid,maisparcequ’ellecachaitlestachesdesang.

—Beurk,ditLiam,morose,endégageantlescheveuxcoincéssousmoncol.Tupréfèreslamienne?Jesourisetmontai la fermetureÉclairdesonblouson.Monfront restait sensibleet lespointsde

sutureétaienttrèslaids,maisjemesentaismieux.—Elleesthorribleàcepoint?—Aussihorriblequ’EvilDead2.Liamsepenchapourmettrequelques-unsdesesvêtementsdansmonsacàdos.ChubsdécidaitquelslivresemporteretparutchoisirLesGarennesdeWatershipDown,Lecœurest

un chasseur solitaire et un ouvrage dont je n’avais jamais entendu parler :Howards End. Il laissaL’EspionquivenaitdufroidetLeBruitetlaFureurqu’ilsurnommait«L’ennuietlasomnolence».

—Tuesprête?demandaLiamàZu.Quandelleeutlevélepouce,ilpritsonsacrosesuruneépauleetmonsacàdossurl’autre.—C’estquandtuveux,ratdebibliothèque.Jecroyaisquetuétaispressédepartir.Chubsluimontralemajeur,pesadetoutsonpoidssursamallettepourlafermer.Jel’aidai,évitant

de regarder levisagedeLiam,qui fixait lacarrosseriemutiléedeBetty.Zupleuraitensilence ;Liamavait posé les mains sur ses épaules. Chubs lui-même fixait la voiture affectueusement, ses doigtstripotantletissudesonpantalon.

JecomprenaispourquoionseséparaitdeBetty;lecompagnondelafemmeétaittoujoursenvieetLadyJaneavaitpeut-êtresignalélapositiondenotremonospaceauréseaudeschasseursdeprimes.Maiscen’étaitpaslaseuleraison.Alorsquenousavionstraversé,enVirginie-Occidentale,despetitesvillesabandonnéesetpresqueenruine,lesagglomérationsetlespopulationsdecetterégionavaientrésisté.Ilyauraitdavantagedemondesur lesroutes.Lesvitresfendueset les impactsdeballenepasseraientpasinaperçus.Enplus,nousn’avionspresqueplusd’essenceet ilnousseraitdifficiled’en trouver,saufàsiphonnercelledesvoituresarrêtéesauborddelaroute.Etilyavaittropdecirculation,donctropdetémoinspotentiels,pourquecelasoitfaisable.

LiamnousavaitconduitsaussiprèsquepossibledeLakePrince,maisnousnesavionspascombiendetempsnousmettrionspouryalleràpied.

—Ellemériteunau revoir…,dit-il. Il faudrait l’envoyervers le large, surun radeau,et la fairebrûler,pourqu’ellepartedansunembrasementglorieux.

Chubslevaunsourcil.—C’estunmonospace,pasunViking.Zusedégageaetgagnalesarbres.Liamsefrottalanuque,indécis.—Bien,dit-il,c’estbon,onva…Zunerevintpaslesmainsvides.Elletenaitquatrepetitesfleursjaunesentrelesdoigts.Desfleurs

sauvagescommecellesqu’onnousfaisaitarracher,danslejardindeThurmond,auprintemps.Elle alla jusqu’au monospace, se dressa sur la pointe des pieds, souleva un essuie-glace.

Délicatement,ellealignalesfleurssurlepare-brisefendu.Mescilsétaientmouillés.Jenepleuraispas.Unepluiefinetombait,cellequifinitpartranspercer

lesvêtementsetglacerjusqu’auxos.Cettevoitureavaitétéleurrefuge.Notrerefuge.Maintenant,nousn’avionsplusrien.Je fourraimesmains dansmes poches et pris la direction des arbres.Mes doigts effleurèrent un

objetlisseetjen’euspasbesoindelesortir:c’étaitledisqued’appeld’urgence.Jel’avaisgardé,parcequejen’étaispassûredepouvoirprotégermescompagnonset,àcet instant, j’euspresqueenviedelejeter.Liamavaitconfirmémessoupçons,maisilsemblaitstupidedes’endébarrasser.Onauraitpeut-êtrel’occasionde se servirde laLiguecommeelle se serait serviedenous.SiunFSPouunchasseurdeprimesnousattaquait, j’appuieraissur ledisqueet l’arrivéedesagents feraitpeut-êtrediversionassezlongtempspournouspermettredefuir.

Maisj’eustoutdemêmehonted’êtrerassuréeparsaprésence…parlacertitudequeCate,quiavaitpromisdemeprotéger,étaittoujoursaccessible.

SelonLiam, lemeilleurmoyendeconduirenotrepetitebandeàEastRiverconsistaità suivre lesroutesquenousaurionsempruntéesavecBetty.Nousétionssiprèsdelachausséequenousentendionsdetempsentempspasserunevoitureouunsemi-remorquemais,d’aprèslui,onnepouvaitpasnousvoir.C’étaitainsiqu’ilavaitvoyagéavecsesamis,avantsoninternementàCaledonia…ainsiqu’ilsavaienttraversélaVirginieetespéréallerjusqu’auCanada.

NousnousdemandionssiChubss’étaitcasséunorteilenbutantcontreuneracinequandlaplainted’un Klaxon de camion déchira le silence. Les bruits qui suivirent furent bien pires… vacarme d’unvéhiculelourdtombantsurleflancetgrincementsdemétaltordu.

On sursauta… Je lâchai lamain deZu pour couvrirmes oreilles. Le hurlement des pneusme fitpenserausignalannonciateurdelasirène.

Liamécartamesmains.—Viensavecmoi,dit-il.Puisilsetournaverslesautresetajouta:

—Surveillezlessacs.Aussitôtaprèslesbruits,onentenditdescris.Pasdedésespoir…ceuxdegensterrifiés,blessésou

même fous de chagrin. Des cris de guerre. Ensuite, il n’était plus question que Zu et Chubs nousaccompagnent.Ilsrestèrentprèsdesbagagespendantqu’onsedirigeait,Liametmoi,verslesarbresnousséparantdel’asphaltetrempédelaroute.

Lesemi-remorqueétaitsurleflancaumilieudelachaussée,renversécommeunjouet.L’odeurducaoutchoucbrûléetdelafuméemesoulevalecœur.

Liamseredressa;ilétaitpresquearrivésurl’accotementquandjeparvinsàsaisirsoncoude.—Qu’est-cequetufais?Jeduscrierpourcouvrirlegrondementdelapluiesurlacarcasseaccidentéeducamion.—Lechauffeur…Avaitbesoind’aide,oui,jelesavais,etj’étaispeut-êtresanscœurouhorrible,maisjen’avaispas

l’intentiondelaisserLiams’occuperdelui.Lescamionsneserenversentpassansraison.Oubienilyavaituneautrevoitureetunautrechauffeur…oubienilyavaitunlienentrelescrisetl’accident.

Nousétionsdeboutàdécouvert,Liametmoi,quanddessilhouettessortirentd’entrelesarbres,faceànous.Ellesétaienttoutennoir,delacagouleauxchaussures.Toutelalargeurdelaroutenousséparait,maisjesaisistoutdemêmelebrasdeLiametserraisifortquemesdoigtsmarquèrentsûrementsapeau.

Il y avait aumoins une demi-douzaine de personnes ; elles se déplaçaient à l’unisson, avec uneaisancenéedel’habitude.C’étaittrèsbizarre,maisenlesvoyants’avancersurlachausséeetsesépareren deux groupes – le premier allant vers l’avant du camion, le second vers les caisses qui s’étaientdéverséesàl’arrière–,jepensaiàuneéquipedefootballpendantunephasedejeu.Lesquatrechargésdel’avantgrimpèrentsurletracteuretouvrirentlaportière.Lechauffeur,quicriait,futtirédehorsetjetéàterre.

Unesilhouetteennoir…uncolosseauxépaulesdedéménageur,dégainaunpoignardet,faisantsigneauxautresdetenirlechauffeur,posalalameluisantesurlapaumedesamain.

J’entendisunhurlementetnecomprisqu’iljaillissaitdemagorgequ’àl’instantoùlemonstretournala tête dansnotredirection.Liam sursautaquanddix fusils furent braqués surnous.Lapremièreballeentaillalégèrementsonoreille.Pasletempsdefuir.Lescoupsdefeucessèrent,puistroissilhouettesseprécipitèrentversnousencriant:

—Àgenoux!Latêtesurlesol!J’eusenviedepartirencourant.Liamlesentitsansdoute,parcequ’ilposalamainsurmonépaule

et me fit agenouiller, pressa ma joue sur l’asphalte froid et rugueux. La pluie redoubla, emplit monoreille,monnez,mabouche,etjem’efforçaideravalerunnouveauhurlement.

—Onn’estpasarmés!criaLiam.Ducalme…Ducalme!—Boucle-la,connard!ordonnaquelqu’un.Jeconnaissaistrèsbienl’effetproduitparlecanond’unfusilsurlapeau.Lepropriétairedel’arme

n’hésita pas, enplus,à poser ungenou surmondos età peser de tout sonpoids.Lemétalétait froidcontremajoue.Quelqu’unpassaunemaindansmescheveuxetlestorditbrutalement.Malgréladouleur,je levai une main et tentai de me retourner pour saisir le type qui m’immobilisait. Je n’étais pasimpuissante…Onnemourraitpasici.

—Pasça!suppliaLiam.Jet’enprie!—Aaaah,tuveuxpasquetesprécieuxboutsdepapiersemouillent?Lamêmevoix.—Tudevraisplutôttefairedusoucipourtoiettapetiteamie,hein?Hein?Ilfaisaitpenseràunsportifdébordantd’énergieetd’adrénaline.

Quelqu’unposa lepiedsur lamainque je tentaisde tendreversmonagresseur.Jepoussaiuncriétranglé,regrettantdenepouvoirtournerlatêtepourvoirpourquoiLiamfaisaitdemême.

— Docteur CharlesMeriwether, lut la voix. 2775ArlingtonCourt, Alexandria,Virginie.GeorgeFields…

Leslettres!—Arrête!s’écriaLiam.Onn’arienfait…Onn’arienvu…—CharlesMeriwether?dituneautrevoix,masculineelleaussi,avecunaccentduSudplusfort.–

GeorgeFields…CommeJackFields?—Oui!Liamcompritquelquessecondesavantmoi.C’étaitunetribu…desjeunes.—Oui,répéta-t-il,onestdesPsi…commevous!—Lee?LiamStewart?Despasprécipitéssedirigèrentversnous.—Mike?C’esttoi?demandaLiam.—MonDieu!Arrêtez!Arrêtez!Lefusils’éloignademonvisage,maisjerestaiclouéeausol.—Jeleconnais.C’estLiamStewart.Stop!Hayes,éloigne-toidelui!—Ilavu…Tuconnaislesrègles.—Tuessourd?s’emportaMike.Lesrègless’appliquentauxadultes…Cesontdesjeunes,crétin!JenesaispassiLiamparvintàsedégagerousiMikefutobéi,maisjesentisLiamseleveret,à

l’instantoù j’ouvris lesyeux, il renversad’uncoupd’épaulele typequim’immobilisait.J’inspiraiunegrandegouléed’air.

—Çava?demanda-t-il,lesmainssurmesjoues.Ruby,regarde-moi…Çava?Jeposailesmainssurlessiennes.J’acquiesçai.Surlessixtypesquinousentouraient,seulementdeuxôtèrentleurcagoule:lecolosse,unvéritable

hercule, au visage rougeaud, aux yeux soulignés de peinture noire, et un autre, à la peau brune, auxcheveuxbroussailleuxcoiffés en catogan.CedernierétaitMike. Il prit les lettres, que l’hercule tenaitdansunemain,etlesserracontresapoitrine.

—Liam,mec,jesuisdésolé.Jen’auraisjamaisimaginé…Savoixs’étrangla.Liamlâchaunedemesmainsetluidonnauneclaquedansledos.—Qu’est-cequetufichesici?demandaLiamenprenantleslettres.Puisilsetournaversmoi.—Onnerisqueplusrien,maintenant.Ilavaitraison.Lesjeunes,àl’arrière,s’étaientdésintéressésdenousaussitôtaprèsl’interventionde

Mike.—Bonsang,Lee,ditcedernierenessuyantsonvisagetrempéparlapluie.Jen’arrivepasàcroire

quetuaiesréussiàt’évader!D’unevoixtendue,Liamrépondit:—JecroyaisquetuétaisavecJoshquand…—C’estvrai,maisj’aitraversélesprés.Merci.Unautregarçon,àlapeauaussisombrequeChubs,montraLiamdupouce.—C’estLiamStewart?demanda-t-il.DeCaledonia?—DeCarolineduNord,corrigeaLiamavecunehostilitéinattendue.MikepritlamaindeLiam;iltremblaitdetoussesmembres.—Lesautres…Tusaissilesautresontréussi?

Liamhésita.Jesavaiscequ’ilpensaitetmedemandaiss’illuidiraitquetrèspeudejeunesétaientparvenusàs’évader.

Mais,àcetinstant,leursmontresémirentunbipstrident.—C’est l’heure,dit l’herculeauxautres.Prenez lesprovisionset en route.LesFSPvontarriver

d’uneminuteàl’autre.Uncoupde feuponctuasonordrecommeunpointd’exclamation, ladétonation résonnantdans la

campagne.Onsursauta,Liametmoi,etonrecula.Àl’arrièreducamion,lesjeunesavaientdéchargédescartonsdefruitsauxcouleursvives.Jen’en

revinspasquandjevisdesbananesvertes,quiseraientmûresdansquelquesjours.Lechauffeur,inconscientetligoté,futpoussédanslefossé.—Qu’est-cequevous faites?demandaLiamense frottant lanuque.Vousattaquezceuxqui sont

assezstupidespourprendrecetteroute?— C’est unemission de ravitaillement, expliquaMike.On a besoin de nourriture et pas d’autre

moyendes’enprocurer.Maisilfautfairevite…partirsansqu’onpuissenousvoiretnoussuivrejusquecheznous.

—Chezvous?—Ouais.Oùvousallez?Mikeétaitobligédecrier,parcequesescompagnonsl’appelaient.—Vousdevriezveniravecnous!ajouta-t-il.—Onappartientdéjààunetribu,merci,ditLiam.Mikefronçalessourcils.—Onn’estpasunetribu.Enfin,pascommelesautres.Onestavecl’Insaisissable.Tuasentendu

parlerdelui?

Vingtetun

Chargésdelourdscartonsdefruits,onprituncheminboueuxetMikeexpliqua:—Onorganiseces«opérations»pourravitaillerlecampement.Nourriture,médicaments,toutce

qu’ilnousfaut.Detempsentemps,onattaqueaussidesmagasins.Liam m’avait donné son blouson, à cause de la pluie, qui se mua en bruine pendant le trajet.

Malheureusement,l’eauendommageaitnoscartons;detempsentemps,lefonddel’und’euxcédait,etilfallaitalorstransporterlesfruitsdanslespoches,entrelesbrasousouslachemise.

QuandMikenoustournaledos,Liamglissaunemaindanslecartonet,unsouriretimideauxlèvres,memontrauneorange.Quandillamitdanslapochedesonblouson,ilsepenchaversmoi,lacapuchedesonsweat-shirtglissantsursatête,etembrassalégèrementmajouemeurtrie.Mapeauglacéemeparutsoudainbrûlante.

—Hohoho,psalmodiaChubs,derrièrenous.Hohoho!—Tusais,ditMike,jesuisheureuxqueChubssoittoujourslemême,malgrétoutcequ’ilasubi.—Tu te trompes, réponditLiam.C’est leChubsnouveau.Depuisnotreévasion, iln’apaspleuré

uneseulefois.—Laisse-luiuneminute,ironisaGregqui,luiaussi,avaitétéinternéàCaledonia.Jesuissûrqueça

nevapastarder.—Cen’estpasdrôle,protestai-je.Chubs perdait du terrain, la distance le séparant de nous augmentant au fil des kilomètres. Je

m’arrêtaipourl’attendre.—Tuasbesoind’aide?demandai-jequandilmerejoignit.Moncartonn’estpastrèslourd.Lesienl’étaitvisiblement.Ilcontenaitdesananas.—Çava,maismercid’avoirposélaquestion.LiametMikeéclatèrentderire…Zuelle-mêmeseretourna,lacasquettedeLiamcachantsesyeux.

Aprèsquelquesbrèvesheures,latransformationdeLiamétaitfrappante;jamaisjen’avaisvusonvisageaussidétendu,joyeux.

—Commentétait-il?demandai-jeàvoixbasse.Aucamp?Chubssoupira.—Bon,déjà, sonoptimismeforcené,dugenre :onvayarriver, lesgars,un jouronréussiraà

sortir,était trèsénervant.Maisiladûyrenoncerpetitàpetit,quandilacomprisquelasituationétaitvraimenttrèsgrave.

Ils’arrêta,assurasaprisesursoncartonpuisreprit:

—Qu’est-cequetuveuxquejetedise?LeeestLee.Toutlemondel’appréciait,mêmequelquesFSP.IlaétéleseulBleuchargédetransmettrelesinstructionsducentredecontrôledenotrecamp.

—Ouais?Etcommentétais-tu,aucamp?demandai-jeensouriant.—Invisible,engénéral.Saufquandj’étaisavecLee.Commes’ilavaitentendusonnom,Liamseretourna.—Dépêchez-vous.Onvasefairedistancer.Quandonlesrattrapaenfin,Chubsetmoi,Mikeracontaitqu’ilavaitgagnélaVirginieenstop,après

sonévasiondeCaledonia.Zutirasurmamancheetmontralesarbres,surnotregauche.J’avaisété si concentrée surma conversation avecChubsque je n’avais pas vu le lac d’unbleu

soyeuxquenous longions.Lesnuagessedissipèrent, laissantpasser lesoleil.L’eauscintilla,éclairantlesarbresquil’entouraient.J’aperçus,surlariveopposée,unpontonenboisenformedeTet,derrière,depetitsbungalowsenrondins.

—Enfait,c’estsurtoutunrefuge,ditLiam.Peut-ilnousaideràcontacternosfamilles?Mikefronçalessourcils.—Sansdoute,mais ildemandegénéralement,enéchange,qu’onparticipeà lavieducampement

pendantquelquessemaines.Deplus,pourquoirentrerais-tucheztoi?Tuserasbienplusensécuritéici.Chubseutvisiblementenviededemanderdesprécisions,maisLiamposaunenouvellequestion:—Depuiscombiendetempsl’Insaisissableest-ilici?—Environdeuxans,jecrois,réponditMike.Monvieux,ilfautabsolumentquetulerencontresle

plusvitepossible.Tun’enreviendraspas.Chubslevalesyeuxaucielet j’euslatrèsnetteimpressionquecesdeux-lànes’appréciaientpas

beaucoup.—Etdescentainesdejeunesvontetviennenticienliberté?demandai-je.Comments’yest-ilpris

pourresteraussilongtempsaumêmeendroitsanssefairerepérerparlesFSP?Plustôt,Mikeavaitexpliquécommentfonctionnaitlecampement.Touslesjeunesquiyvivaient–

lesévadésdescampsetceuxquiavaientévitélacapture–avaientdesresponsabilités.—Tuvois,c’estpourçaquelaprotectiondel’Insaisissableestsiprécieuse,expliquaMike.Les

FSPnepeuventpasl’attaquer.—Jesaisquic’est,s’écriaLiamenclaquantdesdoigts.LePèreNoël.Zurit.—Presque,ditMike.Çavavoussemblersuperexagéré,etn’hésitezpasàvousfoutredemoi,mais,

ici,onal’impressionquec’estNoëltouslesjours.Contrairement à ce que nous avions imaginé, East River n’était qu’un camping autrefois appelé

ChesapeakeTrail.Vaste,évidemment,maiscomparableàceuxquej’avaisvusavecmesparents.Quandonatteignitlaclairièreoùlescampeursdevaientautrefoiss’installer,onfutaussitôtentourés

de jeunes.À notre droite, des ados jouaient au volley-ball… et avaientmêmeun filet. J’entendis deséclatsderireetdespetitesfillespassèrentencourantdevantmoi.Zulessuivitduregard.

Toussemblaientheureux.Enpleineformeetsouriants.Etpropres.Pascouvertsdeplaies,debleuset de crasse, contrairementà nous. Plusieurs jeunes assis sous un arbre se levèrent et nous aidèrentàporterlescartonsjusqu’àunbâtimentblancsurlequelBUREAU/RÉSERVEétaitindiqué.

Ce bureau/réserve était l’édifice le plus imposant et, contrairement aux bungalows en rondins àportevertfoncé,ilétaitendur.

—C’esticiqu’onstockelanourriture,expliquaMike,commes’iln’yavaitriendepluspassionnantau monde. Et c’est aussi le poste de commandement de l’Insaisissable… Je vais vous présenter. Etdemanderl’autorisationdevousaccueillir.

—Onabesoind’uneautorisation?demandaChubs.Qu’est-cequisepasseras’ilrefuse?—Çan’estjamaisarrivé,réponditMikeenhissantsoncartonsurl’épaulepourpouvoirposerune

mainsurlebrasdeChubs.Voyantquejeleregardais,ilsouritd’uneoreilleàl’autre.—Tun’étaispasàCaledonia.Jemesouviendraisdetonvisage.Sansdoute,avecsesyeuxnoirsetsesfossettes,setrouvait-ilséduisant.IlsetournaversLeequi,

ayantvumaréaction,seretenaitdesourire.—D’oùvient-elle?poursuivitMike.Etoùpuis-jem’enprocurerune?— Je l’ai trouvéedansune station-servicedeVirginie-Occidentale, en solde, réponditLee.Mais

c’étaitladernière,désolé.Mikeéclatade rire, serrabrièvement lebrasdeChubs,puisgravit lesmarcheset sebaissapour

passersousledrapblanctenduentraversdupetitauventdubâtiment.Unψénormeyétaitpeintennoir.On se figea, Zu et moi. L’inquiétude crispa le visage de la petite fille. Liam adressa un regard

troubléàsonami.—Qu’est-cequ’ilya?demandaMike,voyantnotreréaction.—Vousavezunebonneraisond’afficherlelogodenotrepireennemisurlafaçade…?demanda

Liam.NousétionsencompagniedeMikedepuisprèsdedeuxheuresetcefutlapremièrefoisquejevis

sonvisagesefermer.Sonregardsedurcitetlesmusclesdesamâchoiresaillirent.—C’estnotresymbole.LePsi.C’estnousqu’ildoitreprésenter,paseux.—Etcommentexpliques-tulenoir?insistaLiam.Lesbrassards,leschemises…?Il avait raison. Tout le monde portait cette couleur sous une forme ou une autre. La plupart se

contentaient d’une bande de tissu noir noué autour du bras, mais d’autres, et pas seulement ceux quiavaientattaquélecamion,étaientennoirdelatêteauxpieds.

—Lenoirestlasommedetouteslescouleurs,expliquaMike.Ici,onn’estpasrépartisparcouleur.Chacun respecte les aptitudes de tous les autres, et on s’entraide pour lesmaîtriser. Lee, je n’auraisjamaisimaginéqueçapuisseteposerunproblème.

—Oh,non,non,çanem’enposepas, réponditLiam. J’étais… troublé, c’est tout.Lenoir est lacouleur.Pigé.

Lacontre-portes’entrouvritetMikel’arrêtaaveclepied.—Vousvenez?Àl’intérieur,lachaleuretleslampesalluméesm’étonnèrent.Del’électricité…jemesouvinsque,

selonGreg,lesJaunesavaientbricolélesystème,maisyavait-ilaussil’eaucourante?Les pièces de devant contenaient des piles de couvertures et de draps, plusieurs matelas, de

nombreusesbassinesenplastiquegris.Lapiècedederrière,laréserve,setrouvaitau-delàd’unepetitecuisineaudallageblanc.Desjeunestournaientlecontenuodorantdemarmitesavecdelonguescuillersenbois.

Lesétagèresdel’ancienneboutiqueducampingétaientd’unverttriste,maischargéesdeboîtesdeconservecolorées,desachetsdechips,depâtesetmêmedemarshmallows.Liamsiffla,lesyeuxrivéssurlesboîtesdegâteauxsecs,depop-cornetdecéréales.

JecrusqueChubsallaitéclaterensanglots.Onposalesfruitssurlesol,dansuncoindelapièce,prèsd’unefilleblonde,auxcheveuxcourts,

dont la chemisenoire laissait voir leventre.Elle applaudissait, ravie, et sedressait sur lapointedespieds.Quatorzeouquinzeanstoutauplusetdenombreuxpiercingsauxoreilles.

—J’étaissûrqueçateferaitplaisir,Lizzie,ditMikeenluilançantunananas.

— Il y a une éternité qu’on n’a pas eu de fruits, s’écria-t-elle d’une voix de plus en plus aiguë.J’espèrequ’ilsseconserverontpendantdessemaines.

Mikenousentraînahorsdelapièce,laissantLizzies’extasiersurlesananasetlesoranges.— Montons, dit-il. Sa réunion avec la sécurité devrait être terminée. Olivia – vous ferez sa

connaissance–coordonnelestoursdegarde.Onestchargésdesurveillerlepérimètreducampementetderéaliserlesmissionsderavitaillement.Situveux,jeluidemanderaidevousaffecteravecnous.

IlsetournaversZuetajouta:—Malheureusementpourtoi,machère,touslesjeunesdemoinsdetreizeansdoiventassisteraux

leçons.Celaattiral’attentiondeChubs.—Quellesleçons?—Des trucsscolaires, jesuppose.Desmaths,unpeudesciences,de la lecture…çadépenddes

livresqu’onapurécupérer.Lepatrontientàcequetoutlemondeaitdesbases.Mikes’arrêtaenhautdel’escalieretnousregardapar-dessussonépaule.—Ilyaaussidesleçonssurl’utilisationdevospouvoirs.Derrièremoi,Chubss’éclaircitlagorge.—CequeJackm’aapprismesuffit.—Jack…Ilmemanque,soupiraMike.Pendantletrajet,ilavaitindiquéquecinqanciensdeCaledoniahabitaientlecampement.Mikeétait

leseulcamaradedebaraquementdeLiam,maisdeuxBleues,unJauneetuneVerteétaientaussiparvenusàgagnerl’estdelaVirginie.

L’étagedubâtimentévoquaitungrenier;iln’yavaitqu’unepièce.Mikefrappa,attenditqu’onluiaitditd’entreravantdetournerlapoignée.Chubspoussaunpetitcrinerveuxetmoncœurseserra.

Laportes’ouvraitsur lemilieudelapièce.Àdroite,unrideautirécachaitsansdoutelequartierd’habitation.Lalumièreentrantparlafenêtresituéederrièrepermettaitdedistinguerlessilhouettesd’unlitetd’unecommode.

L’autremoitiéétaitaménagéeenbureau.Ilyavaitdeuxétagèreschargéesdeclasseursetdelivres.Entreelles,unevieilletabledetravailmétalliquenoireàlapeinturecloquée.Devantsetrouvaientdeuxchaisestoutessimples,etunelonguetablecouvertedematérielélectroniqueavaitétépousséecontreunmur.La téléétait allumée surunechaîned’informationcontinue.La têteduprésidentGray, entredeuxdrapeaux américains, occupait l’écran. Ses lèvres bougeaient, mais le son était coupé. Le seul bruit,hormis la respiration sifflante de Chubs, était le claquement des touches de l’ordinateur portable surlequelClancyGraytapait.

Je l’aurais reconnu même s’il avait rasé son épaisse chevelure brune… même s’il avait eu destatouagessurlesjouesetunpiercingdanssonlongnezdroit.Pendantsixans,àThurmond,j’avaisfixéses portraits, mémorisant ses traits, la forme de ses lèvres minces…Même la pointe que formait sachevelure,sursonfront,m’étaitfamilière.Maislesportraitsnerendaientpasjusticeàsesyeuxnoirsetnemontraientassurémentpasàquelpointilétaitdevenuséduisant.

—Uneminute…,marmonna-t-il.PuisClancylevalatêteetsursauta.—Patron?s’écriaMike.Çava?Le fils du président se leva lentement, ferma son portable. Les manches roulées de sa chemise

blancheglissèrentsursesbrasbronzés.C’est lui l’Insaisissable ? pensai-je. Lui ? L’étonnement était bien au-dessous de la réalité.

L’ébahissement,celuiquiparalyselapensée,aussi.Jen’avaispaseuletempsdemeressaisirquandles

troismots suivants franchirent ses lèvres.Çam’auraitde toute façonété impossibleparcequeClancyGraymefixadanslesyeuxetditceàquoijem’attendaislemoins:

—RubyElizabethDaly.Ma réaction fut disproportionnée. Il s’était contenté, après tout, de diremon nom complet. Il ne

m’avaitpasinjuriée,n’avaitpashurlé«Tuez-les!»ou«Enfermez-les!».Jen’auraispasdûreculer,maisjemeretrouvaisoudainprèsdelaporte.

Clancyavança,maisLiamlebouscula,fort.—Lee!s’écriaMike,scandalisé.Clancylevalesmains.—Désolé…Jesuisdésolé.C’estmafaute.J’auraisdûprévoir.Tonarrivéem’aétonné,c’esttout.Ilsepenchasurlecôté,unsourirecontritauxlèvres,etjefusuninstantébahieparlablancheuretla

régularitédesesdents.— J’ai si souvent lu ton dossier, sur de nombreux réseaux différents, que j’ai l’impression de te

connaître.Beaucoupdegensterecherchent.—Etàquias-tul’intentiondelalivrer?demandaChubs.JerestaiimmobileetZupassaunbrasautourdemataille.L’accusationfitrougirClancy,quireporta

sonregardsurmoi.—Àpersonne.Jemecontentederéunirdesinformations,d’allersurlesréseauxpourvoirdequoi

onparle.Et,commeparhasard,tueslesujetpréféré,missDaly.Ilsetut,sefrottamachinalementl’épaule.—Voyonssimessouvenirssontbons,reprit-il.TuesnéeàCharlottesville,enVirginie,maistuas

passé tonenfanceàSalemavectamère,Susan,professeur,et tonpèreJacob,policier.Tuasfréquentél’école élémentaire de Salem jusqu’à ton dixième anniversaire, puis ton père a signalé à soncommissariatqu’unepetitefilleinconnueétaitentréechezlui…

—Stop,soufflai-je.Liam jetauncoupd’œilpar-dessus sonépaule, tentademe regarder sansperdredevue le jeune

hommeracontantl’histoiresordidedemavie.—Maispasdechance, lesFSPsont arrivés chez toi avant lapolice.Heureusement,quelqu’una

commis une erreur, ou bien ils devaient arrêter d’autres jeunes, en tout cas ils n’ont pas interrogé tesparentsetnet’ontdoncpaspré-triée.PuistuasétéenvoyéeàThurmond,oùtuasréussiàcacherquetuétaisuneOrange…

—Stop!Jenevoulaispasentendreça…Jenevoulaispasquelesautreslesachent.—Qu’est-cequiteprend?criaLiam.Tunevoispasquetuluifaisdelapeine?Redoutantpeut-êtreunnouveaucoupd’épaule,Clancypassaderrièresonbureau.—Jesuisheureuxdefairesaconnaissance,c’esttout.Cen’estpastouslesjoursqu’onrencontreun

autreOrange.Une étincelle jaillit au milieu de ma poitrine et monta très vite jusqu’à mon cerveau.C’est un

Orange.Larumeurdisaitvrai.Ilpourrapeut-êtrem’aider.—Mais…tun’aspasétéréhabilité?demandai-je.Cen’estpaspourçaqu’ont’alibéré?—Ruby,tuesbienplacéepoursavoirqu’onneréhabilitepersonne,àThurmond.Clancysoupira.—Enfin…SituesRuby,toi,tudoisêtreLiamStewart.J’aiaussilutondossier.—Intéressant?demandaMikeavecunriretendu.

—LesFSPsuivaienttoustesdéplacements,réponditClancyens’appuyantcontreledossierdesachaise.Ilfautquetutefassesoublierpendantquelquetemps,hein?

Liamhésitaunefractiondeseconde,puisacquiesça.—Tuasprislabonnedécisionenvenantici.Tupeuxresteraussilongtempsquenécessaire.Clancyposalesmainssursapoitrine.—Mike,reprit-il,maintenantquej’airéussiàfâchertoutlemonde,pourrais-tulesinstallerdansun

bungalowetlesintégrerdansletableaudeservice?Mikehochalatête.—Quecesoitbienclair,patron,tunem’aspasfâché.Clancyeutunriregrave.—Bon,trèsbien.Àpropos,merci,vousavezfaitdubontravailaujourd’hui.Ilparaîtquelamission

aétéfructueuse.—Tun’encroiraspastesyeux,réponditMikeensedirigeantverslaporte.Ilnousfitsignedelesuivre,maissonattitudevis-à-visdenousétaitplusfroide.—Ledix-huitestlibre,hein?demanda-t-il.—Ouais.Tyetsesgarsontrejointunetribu,ditClancy.Jenesuispassûrqueleménageaitétéfait

aprèsleurdépart.Pardonnez-nouss’ilestendésordre.Ilmefixaànouveau,uncoindesabouches’étirant,puis l’autre. Jesentisunpicotementchaudà

l’arrièreducrâneetmonpoulss’accéléra.Jetournailedos,rompantlecontactvisuel,maisl’imagesedéployadansmonesprit,l’occupatoutentieretilmesemblaquej’allaisétouffer.Jenousvoyais,Clancyetmoi,dansunepièce;ilétaitàgenouxetm’offraitunerose.

Tumepardonnes?Savoixrésonnaàmesoreillesetsonéchom’accompagnadansl’escalier.Comment avait-il fait pour franchir aussi facilement mes défenses naturelles ? Et pourquoi mon

esprit,soudainagile,cherchait-ilquelqu’und’assezstupidepourmelaisserentrer?Levisagepressécontrel’épauledeLiam,jelevaienfinlatête.Ques’était-ilpassé?Quandétions-

noussortis…quandétions-nousallésjusqu’aubungalow?Liamcherchamonregardquandjem’éloignai.Restersiprèsdeluiétaitdangereux.—Pasmaintenant,soufflai-je.Liamfronçalessourcilsetouvritlabouchecommepourparler.Puisilhochalatête,sedirigeavers

lebungalowetgravitlesmarches.Ilfallaitquejem’éloignelepluspossibled’eux,dumoinsjusqu’àcequelesvibrationssesoient

apaiséesàl’intérieurdemoncrâne.Jen’avaispasdeprojetprécis;jeprissimplementlecheminleplusproche.Inquiets,desjeunesquejeneconnaissaispasm’interpellèrent,maisjelesignorai,suivisl’odeurdevaseetdefeuillespourriesjusqu’aulacquenousavionslongé.

Dejeunesarbresetdesbuissonsavaientenvahi lecheminconduisantaupontonenformedeT,etunepancarte,accrochéeàlacordetendueentravers,indiquait:ACCÈSINTERDIT.

Jepassaidessous,descendis,allaijusqu’auboutdupontoninondédesoleiletm’assislatêteentreles genoux. J’entendais les jeunes crier et rire, au loin,me demandais quandmes jambes cesseraientd’êtreinsensiblesetparalysées,quandl’empreintedelavoixdeClancyGrays’estomperait.

Seule,pensai-jeenm’allongeantsurleboispatiné.Enfinseule.Cesoir-là, ledînerfutservià septheurespile. Iln’yavaitni interphonenisirène,seulementdes

cloches.Lorsquelapremièreeutretenti,d’autresluirépondirent,lestintementssepropageantparmilesbungalowsetlesallées,jusqu’àmoiquifixaismonrefletdansl’eaunoire.

Jen’euspasdemalàtrouveroùçasepassait…Deuxcentspersonnesmangeantautourd’unfeudejoie,çan’ariendediscret.Jeralentisenapprochant,regardaideuxgarçonslancerdesbûchesdansles

flammes.Des troncs posés en cercle permettaient à ceux qui ne voulaient pasmanger seuls dans leurbungalowdes’asseoir.

Les jeunes que j’avais aperçus dans la cuisine s’affairaient autour demijoteuses posées sur unetable,allaientetvenaiententrelefeuetlebâtimentpourlesremplir.Desdizainesd’adosformaientunefiled’attente,leurbolcontrelapoitrine.

JerepéraitrèsviteLiam,deboutsuruntronc.Ilavaitunboldechilidanschaquemainetscrutaitlesalentours.Chubsseraitpassé sansvoirLiamsicedernierne luiavaitpas touché l’épaule. IlposaunequestionàChubs,maisjen’entendisqu’unepartiedelaréponse.

—Euh,non,merci,j’ailuSamajestédesmouches.Jesaiscommentçamarche…toutlemondesemet à danser autour du feu, se peint le visage et adore une tête de cochon, puis un rocher percutequelqu’un,quitombedansunravinetmeurt…et,surprise,c’estlegarçongrassouilletàlunettes.

Liaméclataderire,maisl’inquiétudedeChubsnem’échappapas.—Jevaislimiterlesrisquesetallerlire,ajouta-t-il.Ah,tiens,voilàRuby!Jevouslaisseassister

sansmoiàl’avilissementdelanaturehumaine.Liampivotasurlui-mêmesivitequ’ilfaillitperdrel’équilibreetrenversersesbolsdechilisurla

têtedelafilleàlachevelurebroussailleusequisetenaitprèsdelui.—Amuse-toibien,ditChubsenpassantprèsdemoi.Jesaisissamancheetleforçaiàsetournerversmoi.—Qu’est-cequ’ilya?demandai-je.Ilhaussalesépaulesetesquissaunsouriretriste.—Jenesuispasprêtàaffronterlafoulecesoir,jesuppose.Jesavaiscequ’ilressentait.Onn’étaitquetouslesquatredepuistrèslongtemps…Jetrouvaisun

peuangoissantdecôtoyersoudaindesinombreusespersonnes,mêmesic’étaientdesjeunescommenous.Ilavaitdéjàeudumalàaccepterunenouvellevenue,moi;ilmefutfaciled’imaginersanervosité.

—Bon.Situchangesd’avis,rejoins-nous.Chubsmetapotalatêtepuispritlechemindenotrebungalow.—Qu’est-cequ’ila?demandaLiamenmetendantunbolfumant.—Jecroisqu’ilestsimplementfatigué,répondis-jesansexpliquerdavantage.OùestZu?IlinclinalatêteverslagaucheoùZu,souriante,setenaitaucentred’unpetitgroupedegarçonsetde

fillesdesonâge.Ellemefitunsignedelamain.Jemedemandaipourquoisonvisageétaitaussiradieux.LajeuneAsiatiquepâlesetenantprèsd’ellehochalatêtequandZulamontra,commesielleconnaissaittoutes ses pensées sans avoir besoin de dire unmot. Zuôta la capuche du sweat-shirt de sa voisine,dévoilantunelonguenattenoireetluisante.

Jefisaussitôtlelien.—MonDieu!m’écriai-je.—Qu’est-cequ’ilya?—Cettepetitefilleétaitdanstoncamp,dis-je.Jel’aivuedanslecauchemardeZu.Ellesontété

séparées.—Vraiment?Lajoiequiéclairasonvisagefutadorable.—Çaexpliquesansdoutepourquoiellessesontbagarréescommedeschiots,toutàl’heure.J’éclataiderire.—Ellesontfaitça?—Ouais,ellesseroulaientdansl’herbe…Hé,Zu!Ellesetournaànouveauversnous.

—Viensiciuneminute,reprit-il.Amènetonamie.Quand lespetites fillesapprochèrent, jem’aperçusque la seconde faisaitbiendixcentimètresde

plusqueZu,alorsqu’ellen’avaitsansdoutequ’unandeplus.Zu,souriante,pritsacamaradeparlamain.Elleavaitremissaroberosevif.—Salut,ditLiamentendantlamainàlapetitefille.Jem’appelleLiametvoici…—Jesaisquivousêtes,coupalafille.LiametRuby.Ellecroisalesbrasetajouta:—Suzumem’abeaucoupparlédevous.—Parlé?m’écriai-je.—Pasdevivevoix,évidemment,dit-elle.ElleadressaquelquesmotsenjaponaisàZu,quitirasursanatte.—Bien,reprit-elleensetournantversnous.Jem’appelleHina.JesuislacousinedeSuzume.—Vraiment?m’écriai-jeenmetournantversZu.C’estformidable!Dresséesurlapointedespieds,majeuneamiesouriait.—EtvousétieztouteslesdeuxàCaledonia?demandaLiam.Zu,pourquoin’as-tupasparléd’elle?

Onauraitessayédelatrouver.TuesJaune,toiaussi?—JesuisVerte,réponditHinaenmontrantsatête.Çanesevoitpas?Zu haussa les épaules d’un air gêné, puis entraîna Hina vers un cercle de jeunes enfants, qui

semblaientjouerauxcartes.Ébahi,Liamsetournaversmoi.—Est-cequ’unegaminededouzeansvientdesemoquerdemoi?—C’estsansdoutedefamille,répondis-jeentournantmacuillerdansmonbol.Lechiliétaitchaudetmerveilleusementépicé.Depuispresqueseptans,jenemangeaisquelasoupe

de Thurmond et l’idée que quelqu’un avait pris la peine de le préparer… J’allaime faire servir unedeuxièmefois,puisunetroisième,jusqu’aumomentoùilmefutimpossibled’avalerunebouchéedeplus.

Prèsdufeu,l’estomacplein,jemesentisensécuritéetsomnolai.Jenerestaipassurletronc,maism’assisparterre,appuyéecontrelesjambesdeLiam.

—Çamerappelle…,ditLiam.TumecroiraissijetedisaisqueZus’estmiseàsauterdejoieetapplaudirquandjeluiaiannoncéqu’elledevraitseleveràseptheurespourseplongerdansleslivres?

—Deslivresd’images?—Declasse.L’école.Ilmetapotalenezdel’extrémitédesacuiller.Quand on eut mangé, Liam posa nos bols dans une des nombreuses bassines en plastique qui

passaient.Legarçonresponsabledelaplusprochedenousétaitsimaigrequ’ilnefaisaitsansdoutepaslamoitiédupoidsdesonrécipient.Jebattisdespaupières,medemandantsijerêvais.Jen’avaisjamaisvulesjeunesutiliserleursaptitudesaussi…naturellement.Çacontrastaitfortementaveclanormalitédureste. Enfin, avec mon image de la normalité. Quelques jeunes jouaient de la guitare ou battaient lamesuresurlestroncs.Laplupartbavardaientàvoixbasseoujouaientauxcartes.

Liamme rejoignit, se glissant entremon dos et le tronc.Aux ondulations de l’air, au-dessus desflammes, s’ajouta la chaleur délicieuse demuscles devenus crémeux. Il caressames cheveux, surmanuque.Jemelaissaiallerenarrière,assiseentresesgenoux,etm’adossaiàsapoitrine.

—Tuesbien?mesouffla-t-ilàl’oreille.J’acquiesçai,posaileboutdesdoigtssursesavant-brasnus,suivislescontoursdesmusclesetdes

veines.Missiond’exploration,àlarecherchedesensationsquejenedésiraispasquelquesinstantsplustôt. Sa peauétait très douce, sesmains chaudes et robustes, un peu rugueuses à cause des croûtes. Jeglissaimesdoigtspâlesentrelessiens.

—J’avaisbesoind’êtreunpeuseule,maisçavamaintenant.—Bon,souffla-t-il.Laprochainefois,dis-moioùtuvas.Jenesomnolaipasvraiment,maismedétendis.Avec le temps, jemecalmai ; lesdouleurset les

crispationss’estompèrent,etjefusbientôtaussimollequelaterresurlaquellenousétionsassis.Plustard,quelqu’unapportauneradiocassetteetlesguitaristeseux-mêmess’inclinèrentdevantles

BeachBoys.Jefusapparemmentlaseuleànepasdanser,maisregarderlesautresmefitplaisir.SurtoutZu,quisedéhanchaitetlevaitlesbras…jusqu’aumomentoùellenousrejoignitetvoulutnousentraîner.Jeparvinsàrefuser,maisLiamn’avaitpasautantdevolonté.

Ils riaient quand commença Barbara Ann, tournoyèrent au début de Fun Fun Fun. J’aurais dûcomprendrequandilssetournèrentversmoi,uneexpressionespièglesurlevisage.

Liambraquaundoigtsurmoietmefitsignedelerejoindre.Jerisetagitailesmainsdevantmoi.—Non.Ilsourit–sonseulvraisouriredepuisdesjours–etquelquechoseparuttirersurmonnombril.Un

fourmillementchaud.Liamfitcommes’iltiraitsurunfiletZul’imita.Leursvisagesrougesbrillaientdesueur.Commeseuleuneétenduedeterrenousséparait,jeglissaijusqu’àeux…jusquedanslesbrasdeLiam.

—C’estpasjuste,gémis-je.—Allez,Ruby,dit-il.Danserteferadubien.ZutournaitautourdenousaurythmedeWouldn’tItBeNice.JetendisunemainàLiam,quilaposa

sursonépaule.Ilpritl’autreetlaserradanslasienne.—Montesurmespieds.Incrédule,jeledévisageai.—Fais-moiconfiance,dit-il.Allez,avantlafindelachanson.Jemerésignaiàmontersurseschaussures,certainequemonpoidsleferaitgrimacer.—Plusprès,Ruby.Jenemordspas.Jeposailajouecontresonépaule.Liamserramamainplusfortetmesdoigtssecramponnèrentau

tissudesachemise.Certainequ’ilpouvaitsentirmoncœurcognerdansmapoitrine,jefusgênée.—Onnepivotepas,dis-je.Jen’étaispassûrequematêteoumoncœuryrésisteraient.Ilétaittrèschaudetbeau.J’avaisdéjàle

vertige.—Onnepivotepas,accepta-t-il.Quand on semit enmouvement, on ne dansa pas vraiment… On se balança.D’avant en arrière,

doucement.Pourunefois,moncerveausetinttranquille.Mesmusclesbougeaientlentement,commedumiel.Onnesuivaitpasdutoutlerythmedelachanson.Puisons’arrêtacomplètement.Majouecontresonépaule.Samain,surmesreins,glissasousmachemiseets’immobilisasurlapeau.

Quand les cloches retentirent à nouveau, signalant l’extinction des feux, des protestationss’élevèrent,sifortesqueLiamrit.Quandonsefutéloignésl’undel’autre,jem’aperçusquej’étaistrèsfatiguée.

—Aulit,cria-t-ilenfaisantsigneàZu.Elleseleva,époussetasarobe,adressaunderniergesteàsescopains.L’eaud’un tuyaud’arrosage fit siffler et crachoter le feu.Cebruitévoqua le dernier soupir d’un

animal.Etquandlalumièredisparutenfin,quandiln’yeutplusquequelquesbraisesparmilescendres,seulunécrandefuméemeséparaitdeClancyGray,assisdel’autrecôté,sesyeuxnoirsrivéssurmoi.

Vingt-deux

Apparemment,ClancyGrayaimaitmeregarder.Alorsque,surleperron,j’aidaisZuàlacersestennisneuvesavantdel’accompagneraubungalow

tenantlieudesalledeclasse.PendantquejememoquaisdeChubs,piquéparunetique.Tandisquej’attendais,prèsducercledufeu,encompagniedeLiam,queMikeviennenousindiquer

quellesseraientnostâchespendantnotreséjouràEastRiver.Toutçadepuislafenêtredesonbureau,àl’étage,d’oùilsemblaittoutcontrôleretparaissaitnerien

faire.Tous les jeunesdeplusde treizeansdevaient travailler,selonMike,mais jen’avaispascompris

quepersonnenechoisissaitsonaffectation.Jenedétestaispasmonserviceà laréserve,où jetriaisetcomptais nos provisions… mais j’aurais préféré travailler au jardin, avec Chubs, ou patrouiller encompagniedeLiam.Jetrouvaisbizarredenepaspassertoutelajournéeaveceux.

Mes camarades de travail étaient très gentils ; plus que gentils, en fait. La plupart n’avaient pasconnulecamp.J’appréciaissurtoutleurcran.Lizzie,parexemple,étaitàEastRiverdepuispresquedeuxansetavaitéchappé,dansleMaryland,auxFSPayantarrêtélavoituredesesparents.

—Tuesdescendueettuasfui,commeça?demandai-je.—Ventreàterre,confirma-t-elle.Jen’avaisrien,sauflesvêtementsquejeportais.J’aiessayéde

revoirmesparents,maisilsnesontpasrevenuscheznous.UnetribudeVertsm’arecueillieetconduiteici.

La plupart des résidents étaient Verts ou Bleus, avec un petit groupe très uni de Jaunes, qui semêlaient peu aux autres. D’après Lizzie, ils avaient été plus nombreux, mais l’Insaisissable les avaitautorisésàs’enallerpourcréerunetribu.

—Autorisés?répétai-je,ennotantlenombredeboîtesdecéréalesrestantes.—Ouais,etilyadesconditions,intervintDylan,jeunefragilerécemmentsortidel’école.Ilfaut

êtreaumoinscinq.Ensuite,Clancydoitdéterminers’ilyaounondesrisques,etilfautjurerdenerienrévélersurlecamp,saufàunautrejeunedanslebesoinet,danscecas,nedévoilerquel’indice.C’estpourlasécuritédetous.Ilnes’enremettraitpass’ilarrivaitmalheuràquelqu’unàcausedelui.

Çamerassuraunpeu.Enfait,jenememéfiaispasdesmotivationsdeClancy;ilm’agaçait,voilàtout. Quand quelqu’un s’intéresse tellement aux autres, il est logique de se demander ce que cettepersonnecache.

—Qu’est-cequetufaisici?

Onsetournaverslaporte,oùClancymefixait.Lecourantd’airfaisaitvoletersescheveux.Quelquechosesecrispaenmoi,maisjen’euspaspeur.—Ontrie,réponditLizzie,troublée.Ilyaunproblème?—Non,désolé, je…Ruby, tuveuxbienm’accorderuneminute?Jecroisqu’ilyaeuuneerreur

danstonaffectation.JedonnaimonregistreàLizzieetmedemandaipourquoielleplissaitlespaupières.—J’aiétéaffectéeàlaréserve,dis-je,surleperron.—Pasparmoi.J’aime à croire que je ne me laisse pas facilement impressionner… même par des jeunes plus

grands,plusfortsoumieuxarmésquemoi.Jenecomprendsdoncpaspourquoijemedis,àcetinstant,quej’étaisfaceàClancyGray.Lefilsde l’hommelepluspuissantdupays.Unprinceaméricainvêtud’unpolonoiraucolrelevéetd’unpullàtorsadesassorti.Ilavaitmêmeuneceintureencuir.

Jecroisailesbras.—Jesuistoutàfaitcapabledefairemapartdetravail.Ausoleil,ilétaitbeaucoupmoinsimpressionnantqu’àl’ombre.Etpluspetit.Enfait,iln’étaitqu’un

peuplusgrandquemoi.LiametChubsledépassaientd’unetête.MaiscelaneleprivaitpasdesontitredePersonnelaplusséduisantedumonde.

Clancy était mincemais pasmaigre, soigné mais pas pomponné, calmemais pas à l’aise. Il mesemblaqueleventm’apportaituneodeurd’eaudetoiletteépicée,maisçameparutridicule.

J’étais heureuse qu’on soit sur le perron, où tous ceux qui se trouvaient près du cercle du feupouvaient nous voir. Je ne croyais pas qu’il m’agresserait… Pourquoi l’aurait-il fait ? Je croisai lesmainsdevantmoi,puisleslaissaitombercontremesflancs,leslevaietsaisismescoudes,commesijenesavaispasquoifaired’elles.

Je n’avais pas oublié pourquoi j’étais venue,mais je ne pouvaisme décider à lui demander sonaide.Ildominaitbiensespouvoirss’ilparvenaitàentrerdanslesesprits…Poserlaquestionauraitdûêtre,pourmoi,aussinaturelquerespirer.

Si tousces jeunes faisaient sesquatrevolontés,cen’étaitpasunhasard,non?Onn’aidepas lesautres sans raison. L’assurance de Clancy faisait de lui le soleil d’East River. Tout baignait dans salumière.

Pourquoinepouvais-jemedécideràdemander?Pourquoimesmainstremblaient-elles?—Jesaisquetunem’apprécierassansdoutejamais,àcausedenotrepremièrerencontre,dit-il.Je

teprésentemesexcuses.L’idéequetugardaislesecretsurcesévénementsnem’apastraversél’esprit.—Cen’estrien.Maisquelrapportavecmonaffectation?Pendantquelquesinstants,ilgardalesilence.Ilsecontentademe…fixer.—Cesse,s’ilteplaît,marmonnai-je,confuseetagacée.Sijedisquejetepardonne,tuarrêteras?Sonjolisourireétiraseslèvres.—Non.Clancy,àquionn’avaitapparemmentjamaisenseignélerespectdel’espacepersonneldesautres,

avança;jereculai.Aulieuderenoncer,ilyvitundéfietfitunnouveaupasenavant.Pouruneraisonquelconque,frémissantauplusprofonddemesentrailles,jelelaissaifaire.

—Écoute,dit-il finalement, j’aidemandéàMikedenepas t’affecterparceque j’espéraisque tutravailleraisavecmoi.

—Pardon?—Tuascompris.

Ilsaisitmonbrasetcefutcommesiuneabeilleétaitentréedansmoncrâne.Moncerveaudevintsoudainhyperréceptif,débordantd’imageslaiteusesoùnousétionsassistouslesdeuxdevantsonbureau,lesyeuxdanslesyeux,tandisquelesflammesdévoraienttoutcequinousentourait.

Desimagesqu’ilintroduisaitdansmonesprit.Jenesaispascomment il faisait,maisc’était trèsréel.L’imagemeconsumaitde l’intérieur.Des

bullesdefuméeâcrebouillonnèrentsousmapeauetilmesemblaquej’allaisexploser.Lesbordsdemonchampvisuelnoircirent.Mesvêtementss’enflammèrent,roussissantmescheveux.

Cen’estpasréel,cen’estpasréel,cen’estPASRÉEL…SansdouteClancyme lâcha-t-il ;oubien jeparvinsàmedégager.Lesflammesdisparurentaussi

vitequ’ellesavaientsurgi.—Tunesaispasteprotéger?s’étonna-t-il,lesyeuxdilatés.Sais-tuseulementutilisertesaptitudes

?SelonledossierdelaLigue,tuétaiscapabledelescontrôler.N’était-cepasévident?Jesecouailatête.C’estpourçaquejesuisvenue,eus-jeenviededire.

C’estpourçaquej’aibesoindetoi.Ilmeregardadelatêteauxpieds.Quandilrepritlaparole,savoixétaitdouce,cordiale.—Jecomprends.Crois-tuquejen’aipas lutté,moiaussi?Quej’ignorecombienonsesentseul

quandonnepeutpastoucherlesautres,laterreurquel’onéprouvelorsqu’onestprisonnierd’unespritd’oùonnepeuts’extraire?Toutcequejesais,Ruby,jel’aiapprisparmoi-mêmeetc’étaithorrible.Jeveux t’éviterça. Jepeux t’enseignerdesméthodes,des trucs…àutiliser tes talentscomme ilsdoiventl’être.

Mesmainstremblaientetj’espéraisqu’ilnes’enapercevraitpas.Ilm’avaitproposésonaide–jen’avaismêmepaseubesoindedemander–etj’étaistoujoursincapabledeparler.

Clancysedétendit.Quandilmetouchaànouveau,poussantmanattederrièremonépaule,cefutsansmauvaiseintention.

—Réfléchis,d’accord?Si tudécidesd’essayer,viensdansmonbureau.J’annuleraimesrendez-vous.

Jeserraileslèvresetmemordislalangue.—Tuasparfaitementledroitd’apprendreàutilisertesaptitudes,ajouta-t-il.C’estleseulmoyende

lesbattre.Debattrequi?—Nousnesommesplusquequelques-uns,reprit-il.Enfait,avanttonapparitionsurlesréseaux,je

croyaisqu’iln’yavaitplusquemoi.—Ilyenaaumoinsunautre.Ils’appelleMartin…—EtilappartientàlaLiguedesenfants,termina-t-il.Jesais.J’ailusondossier.Inquiétant.Quand

j’aiditnous,jepensaisauxOrangesnonpsychotiques.J’eusunbrefrireironique.—Jeréfléchirai,dis-je.Sonregardnoirmeparalysaitànouveau;lespoilsdemesbrass’étaientdressés,commecaressés

paruncourantélectrique.Sansm’enrendrecompte,jefisunpasdanssadirection.—Suistonintuition,conclutClancyenreprenantlechemindubureau.Les jeunes qui préparaient le déjeuner près du cercle du feu l’appelèrent et, fils du président

jusqu’auboutdesongles,illeursouritpuisleurfitsignedelamain.Suistonintuition.Pourquoiétait-elleenconflitavecmaraison?

Jepris lecheminduponton, lecœurbattantà tout rompre.Lespossibilitéssemêlaientdansmonesprit.

ClancyGrayvenaitdemeproposertoutcequejedésirais.Lemoyend’évitercequiétaitarrivéàmesparentsetàSam.DeresterprèsdeLiam,deretrouvermagrand-mère,denepasavoirsanscessepeurdecequejepourraisleurfaire.Alorspourquoin’avais-jepasdit:oui?

Jepassaisouslacordebarrantlecheminconduisantaulac,descendislapenteetm’aperçusqu’ilyavaitdéjàquelqu’un.

—Merde!dis-jequandjelevis.—Oh,non…non,non,non!s’écriaChubs.Sonvisagesefermaetilcessadelancerdesmorceauxdepainauxcanardsrassemblésdevantlui.—C’estmacachettesecrète,reprit-il.LesRubyn’ysontpasadmises.—Jel’aitrouvéelapremière,protestai-jeenm’asseyantprèsdelui.—Sûrementpas!—Lejourdenotrearrivée,pendantquetut’installais.Ilcéda.—Bon…d’accord.Mais,aujourd’hui,j’étaislepremier.—Tunedevraispastravaillerdanslejardin?—J’enaieuassezd’entendretoutlemondes’extasierparcequel’Insaisissablelesapersuadésde

planterdescarottes,dit-ilens’allongeant,appuyésurlescoudes.Tunedevraispasêtreàlaréserve?JegardailesilenceetChubsseredressa.—Çava?demanda-t-ilenposantunemainfraîchesurmonfront.Ondiraitquetuvasvomir.Tuas

malàlatêteoudesvertiges?C’étaitpeudire.J’eusunrireétranglé.—Oh…,fit-ilenéloignantlamain.Cegenredeproblème!Jem’allongeaisurleboisrugueuxetposaiunbrassurmesyeux.L’obscuritéatténueraitpeut-êtrema

migraine.—TuasditqueJackt’avaitapprisàutilisertesaptitudes?— Ilm’a formé.C’était le seulmoyend’apprendre… il fallait quequelqu’unmeguide. J’aimis

longtempsàmedécider.—Pourquoi?—Parcequejecroyaisqu’ellesfiniraientpardisparaîtresijenem’enservaispas.Jepensaisque

toutredeviendraitnormal.Ondémontrescientifiquementquelespartiesdenotrecerveauqu’onn’utilisepasfinissentparcesserdefonctionner.

Quelquesinstantsplustard,ildemanda:—Clancyt’aproposédet’aideràmaîtrisertonpouvoir?—J’airéponduquejeréfléchirais.—Réfléchiràquoi?demandaChubsenabattantsonlivresurmonestomac.Tun’aspasditquetu

nesavaispaslecontrôler?—Ouais,bon,mais…Cequej’ignoremefaitpeur.—Ilfautquetuledomines,sinonc’estluiquitedominera.Ilteterrifiera,temanipulerajusqu’àla

folie ou la mort, ou jusqu’à la mise au point d’un traitement. Et devine ce qui a de fortes chancesd’arriverenpremier?

Laclochedudéjeunerretentit…deuxtintements,puisquec’étaitledeuxièmerepas.Chubsselevaets’étira,jetalerestedupaindansl’eau.

—Tucroisvraimentqu’onvatrouveruntraitement?demandai-je.—Monpèreaffirmaitquetoutestpossiblequandons’ycollevraiment.Ileutunsouriresansjoie.L’allusionàsonpèremenoual’estomac.—Tun’aspasencorepuenvoyerdemessageàtesparents…— Je me suis renseigné, mais il n’y a qu’un ordinateur, dans ce fichu campement, et une seule

personnel’utilise.C’étaitexact.LeportabledubureaudeClancy.—Luias-tudemandésitupouvaisleluiemprunterpendantquelquesminutes?—Ouais,réponditChubsalorsquelecercledufeudevenaitvisible.Ilarefusé.Ilestapparemment

«dangereux»quelesautress’enservent.Jesecouailatête.—Jeposerailaquestiondemain.Jepourraipeut-êtrelepersuader…—Vraiment?Chubssaisitmonbrasetsonvisages’éclaira.— Tu lui diras, reprit-il, qu’on doit remettre une lettre très importante et que je dois trouver la

nouvelle adresse du père de Jack. Et aussi que je ferai n’importe quoi… que je cirerai toutes seschaussures.

—Sijemecontentaisdeluiexpliquerquec’estlaraisondenotreprésence,dis-je,sansparlerdeseschaussures?

Le lendemainmatin,à9h21, j’étaisdevant laportedubureaudeClancy, lamain levée,prêteàfrapper.Mais,enplusdelanervositéquimenouaitl’estomac,laconversationquejesurpris,del’autrecôtédelaporte,m’enempêcha.

—…Oui,onestasseznombreuxpourlefaire.Maissijelibèrelenombredejeunesnécessaires,iln’enresterapasassezpourassurerlasécuritéducampement.

C’étaitunevoixdefille,doucemaispasgentille.Olivia,sûrement,s’ilsparlaientsécurité.L’autre responsable de ce secteur était Hayes, que j’avais surnommé Hercule. Je gardais mes

distances.—Jecomprends,Liv,maisc’estuneoccasionànepasmanquer,ditClancy.Nousseronsbientôtà

courtdeproduitspharmaceutiquesetlescamionsdeLedaCorpsnepassentplusaussisouventdansnotrerégion.

—Tunedoispaspartirenvoyage?insista-t-elle.Quandtut’envas,tuobtiensdesinformationssurlestransports.

—Pourquoicettequestion?— C’est que… Il y a presque un an que tu ne t’es pas absenté. Et tu voyageais souvent. Si tu

rencontraistoninformateur…—Non,diténergiquementClancy.Jenepeuxplusquitterlecampement.C’estdangereux.Leplanchergrinça.—TuasécoutélaradiodesFSP?demandaHayesdesavoixbourrue.—Ilsontapprislevoldesfruits,réponditClancy.Çanepouvaitpasleuréchapper,puisquevous

avezmutilélechauffeur.—Tun’espasobligédeprésenterçacommeça.— Vous auriez dû le laisser tranquille, comme je vous l’avais ordonné. Vous avez raison de

propagerlesymbole,maisvousn’auriezpaspuvouscontenterdelepeindreàlabombesurlecamion?—Tuaspeurqueçaportepréjudiceànotreimage?demandaOliviasuruntoncontrarié.

—Lesgensontdéjàbeaucoupdemalàaccepterl’idéequ’onn’estpasdesmonstres.Si,enplus,ontorture…,ditClancy.S’ilvousplaît,continuezdepropager lenoir.Nerenoncezpasausymbole,maissoyezplus…subtils.Jeregretted’abrégercetteréunion,maisvouscontrôlezvisiblementlasituationetquelqu’unm’attend.

Jem’éloignaidelaporte.—Liv,ajoutaClancy,préparel’opération.Jemechargedetrouverleshommesnécessaires.Jedescendisplusieursmarches.Laportes’ouvritet la fille–Olivia– apparut.Elleétaitgrande,

élancée,avecdelonguesjambes,etsapeaubronzéesemblaitluire.Jesecouailatêteetpivotaipourleslaisserpasser,elleetHayes.Oliviaavaitàpeuprèsmonâge

maisfaisaitbienplus.Vingtans.Appuyécontrel’encadrementdelaporte,Clancysouriait.—Tuesvenue.Ilmefitsigned’entreretm’entraînajusqu’àsonbureau.M’asseyantsurl’unedeschaises,j’aperçus

brièvementl’autrecôtédelapièce,au-delàdurideaupartiellementouvert.Clancys’assitderrièresatabledetravail,inclinasonfauteuilenarrièreetsourit.—Pourquoias-tuchangéd’avis?—Je…Commetuasdit,marmonnai-je,nousnesommesplusquequelques-uns.Etjeveuxpouvoirresterprochedesgensquej’aimesansavoirpeurd’effacermonsouvenirdans

leurmémoire.— J’ai lu, sur le réseau de la Ligue, ditClancy, que vous étiez,Martin et toi, les deux derniers

Oranges.Apparemment,presquetouslesRougesontététués.Çanousplaceenpremièreligne.—Sansdoute,admis-je,puisuneautreidéemetraversal’esprit.Commentfais-tupouraccéderau

réseaudelaLigue?EtàceluidesFSP?Jemontrailapièced’ungesteetajoutai:—Pourdisposerdetoutça?—J’aidesamispartout,réponditsimplementClancy,tambourinantduboutdesdoigtssurlebureau.

Etmonpèreestobligédemelaissertranquille.Ilpasseraitpourunmenteursitoutlemondeapprenaitqu’iln’yapasdeprogrammederéhabilitation,paspourlesgenscommetoietmoi.

—Toietmoi,répétai-je.Clancypassaunemaindanssescheveux.—Lapremièreétape,Ruby,c’estd’accepterqu’onn’estpascommelesautres.Toietmoi… tous

lesOranges.Onestdifférents.Exceptionnels.Non…non,attends…Nelèvepaslesyeuxauciel,écoute,d’accord ? Parce que la deuxième étape, c’est de comprendre que tout le monde – mon père, lesresponsablesdecamp, lesscientifiques, lesFSP, laLiguedesenfants–nousmentdepuis ledébut.Onn’estpasexceptionnelsàcausedecequ’onest,maisenraisondecequ’ilsfontdenous.

—C’esttropcompliquépourmoi.Ilseleva,contournalatabledetravailets’assitprèsdemoi.—Ceseraitplusclairsijeteracontaismonhistoire?Jeleregardaidanslesyeux.—Sijelefais,reprit-il,tudoismepromettrequeçaresteraentrenous.Garderunsecret.Ça,j’enétaiscapable.—Trèsbien,ajouta-t-il.Donne-moitamain.Jevaisdevoirtemontrer.Quand j’entrais dansun esprit, j’éprouvais toujours la sensationnauséeusede couler.Souvent, je

tombais au beau milieu d’un marécage de souvenirs faiblement éclairés et de sentiments bruts où jerisquaissanscessedem’égarer.

Maisiln’yavaitriend’effrayantdansl’espritdeClancy.Sessouvenirsétaientnets,clairs,pleinsd’images et de couleurs. Ilme sembla aussi qu’ilmeprenait par lamain etm’entraînait dans un longcouloiroùdesfenêtress’ouvraientsursonpassé.Onnes’arrêtaitdevantellesquele tempsd’uncoupd’œil.

Le bureau qui prit forme autour de moi était ordinaire, principalement meublé de classeursmétalliquesgris.Ilpouvaitsetrouvern’importeoù;lapeintureblanchedesmursétaitrécente.Maisjereconnusledemi-cercledelamachineinstalléedansuncoindufondetunhomme,assisderrièrelatabledebridgetenantlieudebureau,mefixait.Ilétaitgrassouilletetperdaitsescheveux…commetoussescollègues de l’infirmerie. Ses lèvres bougeaient, mais je n’entendais rien et regardais la lettre poséedevantlui.Delamain,illissaitlepapier.Enhautdelafeuille:l’en-têtedelaMaison-Blanche.Lesmotsdevinrenttrèsnets,attirèrentirrésistiblementmonregard,etjelesassimilaiavecincrédulité.Messieurs,vousêtesautorisésàpratiquerdesexamensettesterdestraitementsexpérimentauxsurlapersonnedemonfils,ClancyJamesBeaumontGray,àconditiondenepaslaisserdecicatricesvisibles…

Lalumièredevintdeplusenplusviveeteffaçalesouvenir.Quandellebaissa,j’étaisdansuneautrepièce:carrelagebleuauxmursetmoniteursémettantdesbips.Non!pensai-jeententantdedesserrerlesentravesenVelcrom’immobilisantsurunetablemétallique.Jeconnaissaiscetendroit.

Unemaingantéeabaissalesprojecteursfixésauplafond.Ducoindel’œil,jevisdesscientifiquesetdesmédecinsenblouseblancheinstallerdesmachinesetdesordinateurs.Unmasqueencuir,attachésurmanuqueparunecourroie,couvraitmabouche.Desmainsimmobilisèrentmatêteetyfixèrentdesfils. Je me débattis à nouveau, tendis le cou, et vis une table couverte de scalpels et de fraiseschirurgicales; j’aperçusmonrefletdanslesvitresdelasalled’observation… jeune,blêmedeterreur,maisl’imagemêmedesportraitsquiseraientaffichésplustarddanstoutlecamp.

La lumière des projecteurs devint aveuglante et effaça la scène. Quand elle baissa, le souvenirn’était plus lemême.Mon regard, posé sur lamain que je serrais, monta jusqu’au visage troublé duscientifiqueaperçuprécédemment.Lesautreshommesprésentsavaient touslamêmeexpressionfigée:sourireetregardvides.Jegonflailapoitrine,savouraimavictoirequandjefranchisleportailetgagnailavoiturenoirevenuem’attendre.L’hommeencostumequim’accueillitd’une tapesur l’épaulen’étaitpas le présidentmais apparut danspresque tous les souvenirs qui suivirent,mepoussant sur l’estraded’auditoriums, hors de bâtiments officiels, devant les caméras. Chaque fois, je devais lire le mêmediscoursdevantdesgensdontlevisageexprimaità lafoisl’espoiretlechagrin.Meslèvresformaienttoujours les mêmes mots : Je m’appelle Clancy Gray et je suis venu vous raconter comment leprogrammederéhabilitationducampm’asauvélavie.

Cette fois, le flash d’un appareil photo m’aveugla. Quand la lumière baissa, j’étais face à uneversionplusâgée,anguleuse,demonvisage.Lephotographefitpivoterlemoniteurpournousmontrerleportrait et jen’étaisplusunpetitgarçonmaisun jeunehommedequinzeou seizeans.Pendantque lephotographeinstallaitànouveausonmatérielducôtéopposédelapièce,jeposailamainsurledosduprésidentetleguidai,parmilescanapés,jusqu’àunimposantbureaudeboisfoncé.J’attiraisonattentionsurlafeuilleposéedevantluietleforçaiàprendrelestylo.Aprèsavoirsigné,ilsetournaversmoi,leregardvideetunsourirefigéauxlèvres.

Des semaines passèrent, peut-être des mois ou même des années… L’épuisement m’accablait,pénétrait jusqu’auplusprofonddemonêtre. Il faisaitnoir ; impossiblededéterminer l’heure,mais jecomprisquej’étaisdansunechambred’hôtelplutôtcrasseuse.Jefixaisleplafondquandunesilhouettesortit silencieusement du placard. Elle était rapide, presque trop. Un homme cagoulé de noir, l’éclatmétalliqued’unpistolet… j’écartai lescouvertures, tendis les jambes,frappaietrepoussai l’agresseur.Lecouppartit:longueflammeetpeudebruit.L’odeurdelapoudreirritamesnarines.

J’étais sur ledoset l’hommem’immobilisait, unavant-bras surmoncou,écrasantma trachée. Jefrappaiplusieursfoisà l’aveuglette, touchaienfinsonvisage.Laterreurquis’étaitemparéedemoinem’empêchapasdepénétrerdanssonesprit.

STOP!Meslèvresformèrentlemot,maisjenel’entendispas.STOP!Etl’hommeobéit.Ils’assit,lâchasonarme.Je toussais et haletais, tentantd’emplirmespoumonsd’air,mais je saisis lepistolet et le fourrai

souslaceinturedemonpyjama.Jeprismonmanteaud’hiver,posésurledossierdelachaisedubureau,puissortisdanslecouloir,jetaiuncoupd’œilsurl’endroitoùl’hommechargédemeprotégerauraitdûsetenir.Etjecompriscequisepassait.Jecompriscequim’arriveraitsij’étaisencorelàaumatin.

Jedescendisl’escalierdel’hôtelquatreàquatre,traversailescuisines,sortisparl’arrière,passaiprèsdespoubellesetm’engageaisurleparking.Courant,lapoitrineenfeu,j’entendisdescris,derrièremoi,despasprécipitéssurlegoudron.Jefonçaiverslesarbres,lenoir…

—Ruby…Ruby!Jerevinsàmoipeuàpeu,danslebureaudeClancy,avecunemigrainesiviolentequejedusbaisser

latêteentrelesgenouxpournepasvomir.—Ilsontessayédetetuer,dis-jequandjepusànouveauparler.Qui?—À ton avis ? demanda Clancy sur un ton sec. Cet homme était un des agents chargés de ma

sécurité.—Maiscen’estpaslogique,protestai-je,ledosd’unemainposéesurlefrontetlesyeuxfermésà

causeduvertige.S’ilsseservaientdetoipourexpliquerleprogrammederéhabilitationdanstoutlepays,pourquoi…?

—Parcequ’ilacomprisque jen’étaispas réhabilité,coupa-t-il.Monpère, jeveuxdire.J’aipuquitter Thurmond parce que je leur ai fait croire que j’étais guéri.Mais j’ai été trop ambitieux. J’aiessayédemanipulerleprésidentetjemesuisfaitprendre.

Clancyrestaquelquesinstantssilencieux.—Ilnevoulaitpasqu’onapprennelavéritésurlescamps,reprit-il,j’ensuissûr,maisilnepouvait

pasmettreuntermeàmesapparitionsenpublicalorsqu’ilm’avaitobligéàlesaccepter.Non,jecroisque,pour lui, ilétaitplus faciledemefairedisparaîtrecarrément. Jenepeuxqu’imaginercomment ilauraitprésentémonmeurtrepourrentrerdanslesbonnesgrâcesdupeupleaméricain.

Abasourdie,jelefixaiensilencependantunlongmoment.Commentas-tusurvécuàcesépreuves?eus-jeenviededemander.Commentpeux-tuencoreêtre

toietpaslemonstrequ’ilsvoulaientfairedetoi?—Aprèsmafuite,cettenuit-là,j’airencontréHayes,puisOliviaetd’autres.Onatrouvécetendroit

etons’estmisautravail.Monpèrenepouvaitpasordonnermonarrestationsansfaireéclaterlavéritésurmoietleprogrammederéhabilitation.Iladûmentir,poursedébarrasserdelapresse,affirmerquej’étaisdansuneuniversité.

Clancysouritetconclut:—Donctuvois,auboutducompte,jem’ensuissorti.Ilselevaetmetenditlamain.Jelaprissansréfléchiretsentitlecalmeserépandreenmoi.Silence

dansmatête.Jemepenchaienavant.—Aprèsavoirlutonhistoire,reprit-il,j’aicomprisquejedevaisterencontrer.Jedevaism’assurer

quetusavaiscequisetramaitvéritablementautourdetoi,pourquetunerestespasdanslenoir,commej’ysuislongtempsresté.

—Cequisetramait?répétai-jeenlevantlatête.Qu’est-cequetuveuxdire?Sanslâchermamain,Clancys’appuyacontreleborddesonbureau.

—Lafemmequit’afaitsortirdeThurmond…l’agentdelaLigue?Quet’a-t-elleditsurlasirènequiaretenticejour-là?

— Que les responsables du camp y avaient ajouté une fréquence seulement perceptible par lesOranges,lesRougesetlesJaunes.Qu’ilsessayaientderepérerceuxquiparvenaientencoreàsecacher.

Clancylâchamamain,fitpivotersonordinateur.L’écranmontraitmonvisagelejourdemonarrivéeaucamp,maisletexten’étaitpasmonhistoire.

—Lisledeuxièmeparagrapheàhautevoix.Jeledévisageai,troublée,maisobéis.—Harris,responsableducamp,adécouvertl’altérationduCalmantà5h23,lelendemainmatin,en

constatantqu’unefréquenceavaitétéajoutéesanssonautorisation.Jem’arrêtai,passailalanguesurmeslèvressèches.—Aprèsvisionnagedesenregistrementsduréfectoire,ilaconcluquel’explosiondeviolenceayant

entraînélerecoursauCalmant,auxenvironsde11h40,avaitétéprovoquéeparlesagentsinfiltrésd’ungroupeterroriste:laLiguedesenfants.Onestimeàprésentquelessujets3285et5312,conduitshorsducampparunagentdelaLigue,ontétéclassésparerreurdanslacatégoriedesVertslorsdutri….

—Continue,ditClancyquandjemetus.—Lessujets3285et5312sontconsidéréscommetrèsdangereux.Desordresontétédonnésenvue

deleurcaptureetdeleurrequalificationimmédiate…Requalification?Jelevailatête.—Ondirait…qu’ilsnesavaientpas…nesavaientpas…D’aprèstoi,ilsontapprisquej’étaisune

Orangeaprèsmonévasion?Clancyhochalatête.—Apparemment.—Alors,finalement,jenerisquaisrien?Ilsnem’auraientpastuée?—Tuétaisvraimentendanger,dit-il.Ilsavaienttouslesélémentsetilsuffisaitqu’unespritcurieux

lesréunisse.Maisaurais-tuétédémasquéesanslafréquencepiratedelaLigue?Laréponseest :non,sansdoutepas.

—Alorspourquoi?Elleaprisunrisqueénormepourfaireévaderdeuxpersonnes.—Deuxpersonnesd’unetrèsgrandevaleur,trèsrares,qui,sanscela,auraientététuées.Voyantl’expressiondemonvisage,ilajoutaavecgentillesse:—Tunecroyaispasvraimentqu’ilslaissaientlesgenscommenousenvie,hein?PaslesOranges.

LesJaunes,oui,parcequeleursaptitudespeuventêtrecontrôlées,maispaslesOranges.Jepassaiunemainsurmonvisage.—EtlesRouges?Onlesatués,euxaussi?—Non,réponditClancyd’unevoixsoudainhésitante.C’estbienpire.Lesmainscrispéessurlesgenoux,j’attendislasuite.—Leprogrammesecretduprésident,expliquaClancy,lesbrascroisés.L’opérationJamboree.Mon

cherpèreaconstituéunearméeavectouslesRougesenlevésdescamps.C’estpourquoi…Ils’éclaircitlagorgeetreprit:—C’estpourquoilaLigues’arrangepourrecruterdesjeunesdangereux.Jesecouailatêtepuiscachaimonvisagedansmesmains.J’avaisimaginétoutessortesdescénarios

pourexpliquerladisparitiondesRouges,maiscetteidéenem’avaitjamaistraversél’esprit.—Comment les ont-ils forcésà accepter ? demandai-je d’unevoixblanche.Pourquoi ont-ilsété

d’accord?

—Tucroisqu’ilsavaient lechoix?Onleuraditque,s’ilsnecoopéraientpas, leursfamillesensubiraient les conséquences. Un programme de conditionnement spécial les a persuadés qu’ils étaientindispensables et qu’on pourvoirait à leurs besoins. Avant que mon père et ses conseillers necomprennentquejelesinfluençais,j’aisuperviséleurformationpourm’assurerquecettepromesseétaittenue…qu’ilsétaient,entoutcas,mieuxtraitésquedanslescamps.

Ilsecoualatête.—N’aiepaspeurd’eux,ajouta-t-il.Unjour,ilséchapperontàl’autoritédemonpère.Etilsnesontpasmorts,pensai-je,c’estdéjàça.—Ruby.Jelevailatête,unebouleglacéeaucreuxduventre.—Laisse-moit’enseignercequejesais,souffla-t-il,écartantdelamainlescheveuxquicouvraient

majoue.Le contact de ses doigts dénoua mon estomac et la méfiance qu’il m’inspirait s’estompa. Pour

l’essentiel,nousétionssemblables.Ilétaitprêtàpartagersonsavoir,alorsquejen’avaisrienàluioffrirenéchange.

—Personnenepourratenuireoutetransformersitupeuxrepousserlesintrusions,ajouta-t-ild’unevoixdouce.

Cenefutpasladépressionquimefitallerdel’avant…mêmepasl’apitoiementsurmoi-même.Cefutuneessencedehainepurequisurgitauplusprofonddemoi.J’avaiscruquel’Insaisissablepourraitm’aiderà retrouvermavie d’autrefois,mais je comprisà cet instant queça ne suffisait pas. Il fallaitsurtout qu’il m’aide à protéger mon avenir. Quand je repris la parole, les mots parurent brûler dansl’espacequinousséparait.

—Apprends-moi.

Vingt-trois

Clancyavaitbeaucoupdepouvoir,maisilnel’utilisaitpas.Ilpouvaitinfluencerlespenséesdesautres mais, surtout, sa personnalité était naturellement irrésistible. J’en fus personnellement témoinquandilmefitvisiterlecampement.

Clancy adressa un signe de la main à quelques jeunes en noir réunis près du cercle du feu. Saprésenceélectrisait l’air.Sursonpassage,dessouriress’épanouissaientsur tous lesvisages,et tout lemonde,sansexception,noussaluait,mêmesicen’étaitqued’unrapide«bonjour».

—Leuras-turacontécequetuassubi?demandai-je.Il me regarda du coin de l’œil, comme si la question le surprenait. Il glissa lesmains dans les

pochesrevolverdesonpantalonetsesépauless’affaissèrent.—Ilsmefontconfiance,répondit-ilavecunsouriretriste.Ilnefautpaslesinquiéter.Ilsdoiventme

croirecapabledeprendresoind’eux,sinonlesystèmenefonctionneraitpas.Ce«système»étaitextraordinaire.Ilestfaciledepeindredesψ sur lesmursetd’accrocherdes

banderoles,maisintérioriservraimentlemessage?Une première illustration en fut donnée. La fille chargée du jardin nous rejoignit sur le chemin

principaletexigeaqueClancypunissetroisgaminsquiavaientvolédesfruitsàsonnezetàsabarbe.EnécoutantClancysefaireexpliquerlasituation,jecomprisquelefonctionnementd’EastRiverne

reposaitpas surdes règles rigideset intangibles,maispresqueentièrement sur son jugement et lebonsensdesresponsables.

Lesaccusésétaient troisVerts tout justesortisde l’école.La fillechargéedu jardin lesavait faitasseoirparterre,côteàcôte.Tousportaientunechemisenoire,maisleursjeansn’étaientpasassortis.Jerestaiàl’écartetClancys’agenouilladevanteux,indifférentauxtachesquelaissaitlaterremouilléesursonpantalonrepassé.

—Avez-vousvolécesfruits?demandaClancyd’unevoixdouce.Dites-moilavérité.Lesgarçonsseregardèrent.Leplusgrand,assisentresesdeuxcamarades,répondit:—Oui.Ons’excuse.Jelevailessourcils.—Mercidevotrehonnêteté,ditClancy.Puis-jevousdemanderpourquoi?Lesgarçonsrestèrentsilencieuxpendantquelquesinstants.Finalement,aprèslesavoirencouragés,

Clancyobtintànouveaulavérité.—Peteétaittrèsmaladeetnepouvaitpasallermanger.Ilnevoulaitpasqueçasesache,parcequ’il

n’avaitpaspuparticiperautravail,cettesemaine,etcroyaitqu’ilseraitpuni…ilnevoulaitpastelaisser

tomber.Ons’excuse.Ons’excusevraiment.—Jecomprends,ditClancy.MaissiPeteestvéritablementmalade,vousauriezdûm’avertir.—Tuasdit,à ladernièreréunion,qu’onmanqueraitbientôtdemédicaments. Ilnevoulaitpasen

prendre,aucasoùquelqu’unenauraitbesoin.—Maisilenabesoins’ilesttropfaiblepourallermanger,fitremarquerClancy.Voussavezque

vousrisquezdedésorganiserlapréparationdesrepassivousprenezdesproduitsdujardin.Lesgarçons,pitoyables,acquiescèrent.Clancysetournaverslesjeunesrassemblésautourdenous.—Quevoudriez-vousqu’ilsfassentenéchangedesfruitsqu’ilsontpris?Laresponsableouvritlabouche,maisungarçonplusâgéqu’elleappuyasonrâteaucontrelaclôture

entourantlejardinetavança.—S’ilsacceptentd’arracherlesmauvaisesherbespendantquelquesjours,onserelaieraauprèsde

Pete,onluiapporterasesrepasetdesmédicaments.Clancyhochalatête.—Çasemblejuste.Qu’enpensez-vous?Jecrusquelaresponsableallaittaperdupiedquandtoutlemondeacceptacette«punition»,tant

elleétaitfurieuse.Àenjugerparlarougeurdesesjoues,cettesolutionluidéplaisaitbeaucoup.—Cen’estpaslapremièrefois,Clancy,protesta-t-elleennousaccompagnantjusqu’àlasortiedu

jardin.Ilscroientpouvoircueillircequileurfaitenvieet,ici,onnepeutrienmettresousclé.Cen’estpasuneréserve.

—Jeteprometsd’ajouterçaàl’ordredujourdelaréuniondumoisprochain,ditClancyavecunsourire.Ceseraentêtedelalistedessujetsdediscussion.

Cela parut la satisfaire, du moins provisoirement. Après m’avoir adressé un bref regard,l’impératricedeslégumespivotasurlestalonsetregagnasondomaineàgrandspas.

—Cettefilleestuncas,fis-je.Ilhaussalesépaulesettripotasonoreilledroite.—Ellearaison.Silesprovisionsdelaréserves’épuisent,ondevracomptersurlejardinetçane

serapaspossiblesi toutlemondes’estservi.Chacundoitcomprendrequ’ici,àEastRiver,ondépendtouslesunsdesautres.Çat’ennuiesionpassevoirPete?

Jesouris.—Biensûrquenon.Lejeunegarçonétaitcouchésousunemontagnedecouvertures…Sescamaradesluiavaientdonné

lesleurs.Quandsonvisagerougeapparut,jeluidisbonjouretmeprésentai.Clancyrestaunequinzainedeminutesauprèsde lui. J’attendisdehors, enpleinair, regardant les alléesetvenues.Les jeunesmesaluaient de la main et me souriaient comme si j’étais là depuis des années, pas quelques jours. Jerépondais,lecœurserré.Maprisedeconscienceavaitétéprogressive,lente,maisjecomprisvraimentàcetinstantquelenoir,couleurquej’avaisapprisàcraindreethaïr,étaitcequipermettaitàcesjeunesdesesentirfiersetsolidaires.

—Ici,tuneserasjamaisseule,ditClancyenfermantlaportedubungalow.Ensuite,ongagnalablanchisserie,puisonpassadanslessallesd’eaucommunespours’assurerque

lesrobinetsetl’éclairagefonctionnaient.Detempsentemps,quelqu’unposaitunequestionouprésentaitune réclamationàClancy,quisemontra toujourspatientetcompréhensif. Il résolutunconflitentre lesoccupantsd’unbungalow,écoutadespropositionsenvuedudîner,donna sonopinion sur lanécessitéd’augmenterl’effectifduservicedesécurité.

Quandonarrivaaubungalowtenantlieud’école,j’étaiséreintée.MaisClancyétaitprêtàdonnersaleçonhebdomadaired’histoiredel’Amérique.

Lapièceétaitpetiteetsurpeuplée,maisbienéclairéeetornéed’affichesetdedessinsauxcouleursvives.J’aperçusZuetsesgantsrosesavantmêmedevoirl’adolescentequi,devantlaclasse,suivaitdudoigt,surunevieillecartedesÉtats-Unis, lecoursduMississippi.PrèsdeZu,Hinaprenaitdesnotes.Cela n’aurait sans doute pas dû me surprendre, mais les enfants applaudirent à l’arrivée de Clancy.L’adolescenteluicédaimmédiatementsaplace.

—Trèsbien,ditClancy.Quipeutmerappeleroùons’étaitarrêtés?—Auxpèlerins!répondirentunedouzainedevoix.—Lespèlerins?répéta-t-il.Dequis’agit-il?Jaimie,quiétaientcespèlerins?Unepetitefilledel’âgedeZuseleva.— Les gens, en Angleterre, étaient méchants avec eux et ils sont partis pour l’Amérique et ont

débarquéàPlymouthRock.—Quelqu’unpeutmedirecequ’ilsontfaitensuite?Unedizainedemainsselevèrent.Ilchoisitunpetitgarçon,prèsdelui…c’étaitpeut-êtreunVert,

maisilpouvaittoutaussibiens’agird’unJauneoud’unBleu.Désormais,lacouleurdeleursvêtementsnemepermettaitplusdelesdifférencier.C’était,jesuppose,lebutrecherché.

—Ilsontfondéunecolonie.—Exactement.Ladeuxièmecolonie,aprèscellede Jamestownen1607…pas très loind’ici, en

fait.Clancysetournaverslacarteetmontralesdeuxendroits.—ÀbordduMayflower,ilsontsignéunpactegarantissantquetoutlemondecoopéreraitetagirait

dans l’intérêtde lacolonie.À leurarrivée, ilsontaffrontédenombreusesdifficultés.Mais ils sesontentraidés etontétabliunecommunauté affranchiedes règlesde laCouronnebritannique,où ilsontpupratiquerleurreligionsanssecacher.

Ilsetut,regardasonpublic.—Çavousrappellequelquechose?demanda-t-il.Zulefixaitavecdegrandsyeux.J’étaissiprèsd’ellequejevoyaislestachesderousseurdeson

visagemais,surtout,jepercevaisl’auradesonbonheur.Moncœursegonfla.Hinasepenchaverselle,luiparlaàl’oreille,etsonsourires’élargitencore.

—C’estcommenous!ditquelqu’un,aufonddelapièce.—Absolument,confirmaClancy.Pendantl’heureetdemiequisuivit,ilparladesrelationsdespèlerinsaveclestribusindigènes,de

Jamestown,detoutcequemamèreenseignaitaucollège.Quandileutterminé,ils’inclinaet,malgrélesprotestationsetlesgémissementsdesécoliers,m’entraînadehors.Onarrivaensouriantprèsducercledufeu,oùlapréparationdudîneravaitcommencé.Denombreuxregardssetournèrentversnous,maisjenem’ensouciaipas.Enfait,jemesentaisfière.

—Alors?demandaClancyprèsduperrondubureau,aumomentoùlaclochedudînerretentissait.Qu’est-cequetuenpenses?

—Jecroisquejesuisprêtepourlapremièreleçon.—Oh,missDaly,dit-ilavecunsourire,c’étaitlapremièreleçon.Tunet’enespasaperçue,c’est

tout.Deuxsemainess’écoulèrentenunclind’œil.Jepassaidesinombreusesheuresdans lesquartiersdeClancy, introduisantdes imagesdansson

esprit, tentantde l’empêcherde fairedemême,parlantde laLigue,deThurmond,de la sirène,que jeperdisdevuelequotidienducampement.Lorsdesesréunionsquotidiennes,ilnemedemandaitpasde

sortir mais d’attendre derrière le rideau blanc, où se déroulaient maintenant presque tous nosentraînements.

Ildevaitparfoisinspecterlesbungalows,ouarbitrerunconflit,maisjerestaispresquetoujoursdanscettepièce.Ilyavaitdeslivres,delamusique,unetélé,etjenem’ennuyaisjamais.

JevoyaisencoreChubs,detempsentemps,pourlesrepas,maisClancydemandaitsouventqu’onnousapporteàmanger.Ilm’étaitplusdifficileencoredevoirZu,quipassaitdutempsavecHinaetdesJaunesplusâgésquandellen’étaitpasenclasse.Jenelesvoyaisvraimentquelesoir,avantl’extinctiondes feux. Chubs, le plus souvent, était un fantôme… Il travaillait sans relâche, cherchait à attirerl’attention de Clancy en suturant la lèvre fendue d’un petit ou bien en proposant des solutions pouroptimiserlarécolte,danslejardin.Jenelevisassezlonguementquelorsqu’ilôtamespointsdesuture.

Zu,quantàelle,adoraitmemontrercequ’elleavaitapprisàl’écoleetlestoursenseignésparlesautresJaunes.

Après quelques jours, elle cessa de porter ses gants. Je m’en aperçus vraiment un soir où ellebrossaitmescheveux.Jemelevaipouralleractionnerl’interrupteur,maisellemedevança…Elleclaquadesdoigtsetleplafonniers’éteignit.

—C’estextraordinaire,m’écriai-je.Maisjementiraissijedisaisquejenefuspasjalousedesesprogrès.Jen’étaisparvenuequ’unefoisà interdireàClancyl’accèsdemonesprit,et ilsavaitcequiétait

arrivéavecSam.JevoyaisZuetChubs tous les jours,maispasLiam.Songroupedesécuritéassurait ledeuxième

quartdesurveillance,dedix-septheuresàcinqheures,à l’extrémitéouestdulac.Généralement,aprèssonservice,ilétaittropfatiguépourregagnerlebungalow;ildormaitpendantlajournéedansunedestentesdresséesprèsdel’entrée.Je levisuneoudeuxfoisbavarderavecdescopains,pendant lepetitdéjeuner,ourendrevisiteàZu,àl’école,maistoujoursparlafenêtredesquartiersdeClancy.

Il memanquait à un point tel que j’avais physiquementmal, mais je comprenais qu’il avait desresponsabilités.Quandjedisposaisd’unmoment,c’étaitengénéralàluiquejepensais,maisj’étaissiconcentréesurlesleçonsquejenepouvaisguèrem’intéresseràautrechose.

Clancyrit.Jetournailedosàlafenêtreetmedemandaisoudainsijepouvaisvraimentm’intéresseràautrechose. Ilportaitunpoloblancmettantenvaleur l’éclatdesapeauetunpantalonkaki repassé,roulésurleschevilles.Enprésencedesautres,ilétaittoujourstrèsconvenable,maispasavecmoi.

Ici,personnen’étaitenreprésentation.Les premières leçons avaient eu lieu dans son bureau ; j’avais l’impression d’être devant le

principal,pasfaceaugouroum’enseignantàutilisermonpouvoir.Ensuite,ons’étaitassissurleplancher;ilmesemblait,aprèsplusieursheures,quemacolonnevertébraleallaitsebriser.Ons’étaitfinalementinstallés sur son lit étroit. Il était à un bout, moi à l’autre. Puis on s’était rapprochés. L’étendue decouvre-pieds rouge nous séparant avait diminué à chaque leçon et, un jour, sortant d’une transe danslaquelleClancym’avaitplongée,jem’aperçusquenosgenouxsetouchaient.

—Désolée,marmonnai-jeenmetournantverslui.Onpeutreprendre?Apparemment,toutchezmoil’amusait.—Reprendre?Onrépèteunepièce?Dois-jedemanderàMikedeconstruireundécor?Jenesaispasbienpourquoijeris…cen’étaitpasvraimentdrôle.J’essayaisdepuisvingtminutes

depénétrerdanssonespritet j’étaispeut-être troublée. Jenesuissûrequed’unechose : jemesentisrassuréequandsamainpritlamienneetlaserra.

—Recommence,dit-il.Cettefois,essaied’imaginerquelesdoigtsinvisiblesdonttumeparlaissontenfaitdespoignards.Tranchelabrume.

Plus facile à dire qu’à faire. J’acquiesçai et fermai les yeux. Chaque fois que j’essayais,maladroitement, d’expliquer comment semblait fonctionnermon cerveau, j’étais gênée etmêmeunpeuhonteuse.Cettecomparaisonl’avaitfaitrireetilavaitagitélesdoigtsdevantmonvisagecommepourmejeterunsort.

Ilavaitessayéplusieursméthodespourmemontrercommentyparvenir.Nousétionsdescendusàlaréserve où, uniquement pour me faire rire, il avait obligé Lizzie à glousser comme une poule. Enrésolvant un conflit sans prononcer un seul mot, il avait démontré qu’il est très facile de pénétrerplusieursesprits.Unjour,nousnousétionsassissurleperrondubureauetilm’avaitditcequepensaienttouslesgensquipassaient…dontHina,quisemblaitavoirlebéguinpourlui.

Enréalité, ilpouvait tout faire.M’interdire l’accèsà sonesprit, susciterune image,unsentiment,unecrainte.Unjour,j’ensuissûre,ilmetransmitmêmeunrêve.Jenevoulaispasledécevoir,alorsqu’ilmeconsacraitl’essentieldesontempsprécieux…Cetteidéem’emplissaitdeterreur.Ilmeconseilladenepasmeprécipiter,affirmaqu’ilavaitmisdesannéesàdominertoutça,maisilm’étaitimpossibledenepasavoirenviedebrûlerlesétapes,d’acquérirtrèsvitelamaîtrisedemesaptitudes.Ilmesemblaitque le meilleur moyen de le remercier de sa gentillesse était de progresser jusqu’au point où je mesentiraisfière,pashonteuse,demespouvoirs.

Nousneserionségauxque lorsque jepourraisaccéderà ses secrets. Ilavaitaffirmé,pendant lesleçonsetdevantlesautres,quej’étaisson«amie»,etcemotétaitdifficileàaccepter.Clancyavaitdescentainesd’amis.Jevoulaisêtrebeaucoupplus…Jevoulaisqu’ilmefasseconfiance,qu’ilpartagesessecrets.

Parfois,j’avaisenviequ’ilsepencheversmoi,replaceunemèchederrièremonoreille.Maisc’étaituneidéehorriblementféminineetjemedemandaisdequelcoinobscurdemoncerveauellesortait.Monespritmejouaitdestours,parcequej’avaisenfaitenviequeLiamfassecegeste…etplus.

Mais,chaquefoisquejetentaisdemeglisserdansl’espritdeClancy,j’étaisrefoulée.Ilcontrôlaitsibiensespouvoirsquejen’avaismêmepasletempsdepercevoirlaboufféehabituelledepenséesetdesouvenirs. Chaque fois, c’était comme s’il entourait son esprit d’un rideau blanc. Impossible de ledéchirer.

Cen’étaitpasfauted’essayer.Clancysourit,repoussamescheveuxderrièremonépaule.Samains’attarda,seposasurmanuque.

Jesentisqu’ilmefixaitmaisjen’euspaslecouragedesoutenirsonregard.—Tupeuxyarriver.J’ensuissûr.Jeserrailesdents.Unmuscledemajouedroitefrémit.Jetentaideréunirlescentaines,lesmilliers

dedoigtshésitants enunobjet tranchant capablede transpercer sadéfense. J’étreignis samain, si fortqu’ileutsûrementmal,puisjelançaicettedaguedanssadirection,aussiviteetbrutalementquejepus.Mais, à l’instant où j’effleurai ce mur blanc, j’eus l’impression de recevoir une gifle. Il soupira etdégageasamain.

—Désolée,dis-je,horriblementgênéeparlesilencequisuivit.—Non,c’estmoi.Jesuisuntrèsmauvaisprofesseur.—Crois-moi,cen’estpastoileproblème.—Ruby,dit-il,cen’estpasunproblèmequetupeuxrésoudreendeuxoutroisétapes.Sic’étaitle

cas,tun’auraispasacceptémonaide,non?Je regardai son pouce, qui caressait la paume de ma main. Cercles lents, paresseux. C’était

étrangementapaisantetpresquehypnotique.—C’estjuste,répondis-je.Maisilfautquetusachesquejen’aipasétécomplètement…honnête.Celaretintsonattention.

—Lesautres…,poursuivis-je,voulaient te rencontrerparcequ’ils teprenaientpourunesortedemagiciencapabledelesfairerentrerchezeux.Moi,j’enavaisenvieparceque,selonlarumeur,tuétaisunOrangeettuaccepteraispeut-êtredemeformer.

Clancyfronçalessourcilsmaisnelâchapasmamain.—Pourtant,tunesavaispasencoreàquoilaLiguetedestinait,dit-il.Quevoulais-tuapprendre?

Non…Laisse-moideviner.C’estliéàcequiestarrivéàtesparents,exact?—Commentjemesuiseffacéedeleurmémoire,confirmai-je.Commentfairepourqueçan’arrive

plus.Clancyfermalesyeuxet,quandillesrouvrit,ilssemblaientplusnoirsencorequed’habitude.Jeme

penchaiverslui,perçusunmélangeétrangedetristesseetdeculpabilité.—J’aimeraispouvoirterendreceservice,dit-il,maisjesuisincapabledefaireça.Jenevoispas

dutoutcommentt’aider.Jenevoispasdu toutcomment t’aider.Biensûr.Évidemment.MartinétaitunOrange, lui aussi,

maisn’avaitpaslesmêmesaptitudesquemoi.Jemedemandaipourquoij’avaissupposéquecellesdel’Insaisissableseraientsemblablesauxmiennes.

— Si tu… m’en parles, ajouta-t-il, si tu m’expliques comment, selon toi, ça fonctionne, je…trouveraipeut-êtreunesolution.

Jepouvaisenparler,maisjen’enavaispasenvie.Pasàcetinstant.Jemeconnaissais; jesavaisquemesexplicationsseraiententrecoupéesdesanglots.Chaquefoisquejepensaisàcequiétaitarrivé,jemesentaisépuiséeet tremblaisdetousmesmembres; j’étaisaussi terrifiée,désespéréeethorrifiéequelejouroùças’étaitproduit.

Sonvisageexprimalacompassion.Jefixaimamainouvertesursesgenoux,sonpouceau-dessusdemonpoignet,àl’endroitoùonprendlepouls.

—Ah,c’estunBenjamin.J’auraisdûm’endouter,jesuisdésolé.Voyantquejenecomprenaispas,ilexpliqua:—Benjaminétaitmonprécepteur…à l’époqueoù toutallaitencorebien. Ilestdécédéalorsque

j’étaistrèsjeunemais,aujourd’huiencore,jenepeuxpasparlerdelui.C’esttropdouloureux.Ilesquissaunsouriretristeetajouta:—Maistun’aspeut-êtrepasbesoindeparler.Onpourraittenteruneexpérience.—Laquelle?—Tupourraismebloquer,cettefois,pasl’inverse.Jepariequeceseraplusfacilepourtoi.—Pourquoi?— Parce que tu n’es pas assezméchante pour lancer une bonne attaque… C’est un compliment,

crois-moi.Quandj’eussouri,ilreprit:—Maistuteprotèges.Tunemontrespastescartes.Ilestparfoisimpossibledetelire.—Jenelefaispasexprès,protestai-je.Clancyécartacetteobjectiond’ungestedelamain.—Cen’estpasmal,dit-il.Enfait,c’estunavantage.Bon,çanem’avaitassurémentpasaidéeàrepousserMartin.—Sens-tuquandontentedepénétrerdanstonesprit?demanda-t-il.Ilyaunesortedepicotement…—Oui,jesais.Quefaudrait-ilfaire,quandjeleperçois?—Tudoisrepousserl’intrus, lefairedévierdesonchemin.Selonmonexpérience,cequ’onveut

vraimentprotéger,lessouvenirsetlesrêves,bénéficiededéfensesnaturelles.Ilsuffitd’ajouterunautremur.

—Chaquefoisquej’aitentéd’entrerdanstonesprit,unrideaublancm’eninterdisaitl’accès.—C’estmafaçondefaire.Quandjeperçoislasensation,jeprojettel’imagedecerideauetjene

cèdepas,quoiqu’ilarrive.Ilfautquetupensesàunsouvenirquetun’aspasenviedepartageravecmoi,puisquetutiresunrideaupourleprotéger.

Je ne parvins sûrement pas à cacher complètementmon hésitation, parce qu’il repritmesmains,glissasesdoigtsentrelesmiens.

—Allez,reprit-il.Qu’est-cequeturisques?Unmomentembarrassant?Onestamis,maintenant,ettudevraissavoirquejeneraconterairien.

Jerestaiuninstantsilencieuse,puisdemandai:—Tumeconsidèresvraimentcommeuneamie,oubientuveuxsimplementvoircommentjemesuis

casséquatreincisivesenjouantaufootball?Clancysecoualatêteetrit.Seshistoirespréféréesétaientcellesoùjemeprenaispourungarçon,ou

bien les repasaufast-food,avecmonpère,quandmamères’absentait.C’était tellementéloignédecequ’ilavaitvécuquejedevaisluifairel’effetd’uneextraterrestre.

—Jeteconsidèrecommemonamie,biensûr,dit-il.Enfait…Pourmoi,tuesplusqu’uneamie.—Commentça?—Tuvoulaismerencontrermais,demoncôté,jet’attendais.Ilyatrèslongtempsquejen’aipas

éprouvélasensationd’êtrecompris.Lesautresnesontpascommenous.Ilsnepeuventpasimaginercequ’onestcapabledefaire.

Iln’yaquenous,ditunepetitevoix,dansmatête.Nousdeux.Jeserraisesmains.—Jesais.Saconcentrationparutvacilleretilsetournaverslecôtéopposédelapièce,sonordinateuretla

télé. Je crus déceler une lueur de tristesse dans ses yeux, mais il retrouva bien vite son assurancehabituelle.

—Tuesprêteàessayer?Jehochailatête.—Jetejurequej’aifaitdesefforts.Jet’enprie…nemelaissepastomber.Je fus étonnée quand il lâcha mes mains. Ébahie quand les siennes glissèrent sur mes bras nus

jusqu’àmesépaules. Jeneprotestaipas.Avec lui, jen’avaispasde raisonde redouter ceque j’étaiscapabledefaire,intentionnellementoupas.

MaisLiam…Ilétaitfragileetlemoindrefauxpasrisquaitdelebriser.Clancysepencha.Je fisdemême, jusqu’à touchersapoitrinechaudequisentait lepin, lesvieux

livresetdesmilliersdepossibilitésinconnuesjusqu’ici.Je ne le bloquai pas à la première tentative… ni même à la cinquième. Il me fallut trois jours,

pendantlesquelsilvitpresquetousmessouvenirsgênants,pourparveniràconstruireunedéfense.—Plusenprofondeur,medisait-il.Penseàcequetuveuxabsolumentcacher.C’estcequimettraen

actiontesdéfenseslesplusfortes.Ses intrusions et ses stimulations étaient si précises qu’il aurait pu être chirurgien du cerveau.

Chaque fois que j’évoquais un souvenir et tentais de l’entourer d’unmur,mes défenses s’effondraientcommeunchâteaudecartes.Maisilnes’énervaitpas.

—Tuenescapable,répétait-il.J’ensuissûr.Tuesloindesavoirtoutcequetupeuxfaire.Sarechercheagaçantedesouvenirsembarrassantsfinitparentraînermonpremierrésultat.—Ilfautabsolumentquecesoitunsouvenir?demandai-je.Ilparutréfléchir.

—Tupourraischoisirautrechose,cettefois.Quelquechosequetuimagines.Peut-êtremoncerveaumejouait-ildestours,maissonvisagemeparutsoudainbeaucoupplusprès

dumien.—Unobjetdonttuasenvie,ajouta-t-il,ouunepersonne?Sonintonationmontraquec’étaitunequestiongraveposéed’unevoixneutre.Jerestaiimpassible.—Trèsbien,dis-je.Jesuisprête.Ilparutendouter.Maisjel’étais.Cerêvemehantaitdepuisdessemaines,envahissaitletempsque

jeneconsacraispasaudéveloppementdemesaptitudes.Il datait du milieu de notre troisième nuit à East River. Je m’étais réveillée en sursaut. Chubs

ronflait,Zumarmonnait,Liamsetournaitetseretournait.Unfrissonavaitparcourutoutmoncorpsquandj’avaistentéd’assimilercequejevenaisdevoir,medemandantsic’étaitvraimentarrivé…siçapouvaitarriver.

C’étaitunrêvequejenepouvaispartager,quejeportaisauplusprofonddemoi.C’était leprintemps.Auboutde la ruedemesparents,àSalem, lescerisiersétaienten fleur.On

passaitdevanteuxdansBlackBetty,Liametmoià l’avant,écoutantunechansondeLedZeppelinquin’étaitpeut-êtrepasréelle.Devantlamaisondemesparents,desballonsblancsétaientaccrochésdepartetd’autrede labarrière,etdes flèchesmontraient laporteouverte.Liammeprenaitpar lamainetons’engageaitdansl’allée,traversaitlacuisine,sortaitdanslejardinoùtoutlemondeattendait.

Toutlemonde.Mesparents.Magrand-mère.Zu.Chubs.Sam.Assissurunecouvertureétenduesurlegazon,ilsmangeaientlaviandequemonpèrefaisaitgriller.Mamèreallaitetvenait,accrochaitdesballons,lesmainsencorenoiresparcequ’ellevenaitdeplanterdesfleurstoutautourdelapelouse.Onditbonjour, jeserraisSamdansmesbras,montraiàZu lesoiseauxperchésdans lesarbres,présentaiChubsàmamère.

PuisLiamsepencha,m’embrassa,etriennepeutdécrirecela.L’intrusiondeClancyfutcommetouteslesautres:tintementpuisrugissement.J’étaissifascinéepar

lesouvenirdurêvequ’ilavaitprismamainsansquejem’enaperçoive.J’aimaisbeaucoupClancy.Beaucoup.Maisiln’avaitpassaplacedanscerêve.Jenevoulaispasle

partageraveclui.Jeserraisesmains,fort,etlançaimesdoigtsintérieursdanssadirection,commepourlepousser.Lastratégiedurideaunemeconvenaitpas,maiscelle-ci?L’attaquetenantlieudedéfense?Ellefut

peut-êtreunpeutropefficace.Jen’avaispasouvertlesyeuxque,déjà,Clancyreculaitprécipitamment,inspirantentrelesdents,commes’ilavaitmal.

—MonDieu!m’écriai-jequandlabrumesedissipaenfindansmonesprit.Jesuisdésolée.Quandillevalatête,Clancysouriait.—Jetel’aidit,constata-t-il.Jet’aiditquetutrouverais.—Onpeutrecommencer?demandai-je.Jeveuxm’assurerquecen’estpasuncoupdechance.Clancysefrottalefront.—Onpeutattendreunpeu?J’ail’impressionquetuviensdetaclermoncerveau…MaisClancy n’eut pas le temps d’attendre.À peine lesmots eurent-ils franchi ses lèvres qu’une

plainte stridente, presque comme une alarme de voiture, retentit à l’extrémité opposée de la pièce. Ilgrimaça,rentralatêtedanslesépaules,maisselevad’unbond.

Il gagna son bureau, ouvrit son portable. Il tapa rapidement sonmot de passe, et l’écran bleutééclairasonvisage.Jem’arrêtaiderrièreluiàl’instantoùillançaitunprogramme.

—Qu’est-cequisepasse?demandai-je.Clance?Ilnelevapaslatête.

—Unedesalarmesdupérimètre s’estdéclenchée.Ne t’inquiètepas…Cen’est sûrement rien. Ilarrivequedesanimauxtouchentlesfils…

Jenecomprispastoutdesuitecequejevoyais.Quatreimagesencouleurs,différentes,surl’écran;quatrepointsdevuedistinctssurleslimitesducampement.Clancysepencha,lesmainsdepartetd’autredel’ordinateur.

Ilpritlaradionoireposéesursonbureau.Ilnequittapasl’écrandesyeux.—Hayes,tumereçois?Aprèsunbrefsilence,Hayesréponditdesavoixbourrue,parmilesparasites:—Ouais.Qu’est-cequisepasse?—L’alarmes’estdéclenchéedanslesecteursud-est.J’ailesimagessouslesyeux,mais…Jecroisqu’ilétaitsurlepointdedire:jenevoisrien.Jemeglissaisoussonbraspourregarderde

plusprès.—Ouais,reprit-il,unhommeetunefemme.Entenuedecamouflage…Hostiles,apparemment.Jelesvoyaisaussi.Ilssemblaientassezâgés,maisilétaitdifficiledes’enassurer.Ilsportaientdes

tenues de chasseur… tissu de camouflage de la tête aux pieds. Leurs visages eux-mêmes semblaientmarron.

—Compris.Jem’enoccupe.—Merci…Persuade-lesdes’éloigner,d’accord?ditClancy,quibaissaensuite levolumede la

radio.Lesecteursud-est…Bien,pasceluideLiam.Jepoussaiunsoupirdesoulagement.Jefixaistoujoursl’écranquandClancyfermaleportable.—Remettons-nousautravail.Désolédececontretemps.Jenepuscachermonétonnement.—Ilnefautpas…quetuyailles?demandai-je.Qu’est-cequeHayesvaleurfaire?Clancym’entraîna.—Rassure-toi,Ruby.Toutestsouscontrôle.Une fissure ne permet peut-être pas d’abattre lesmurailles d’une forteresse,mais elle suffità en

créer une deuxième, une troisième, puis une quatrième. Après ce premier succès, je me donnai pourmissiondetrouverd’autresmoyensdem’introduiredansl’espritdeClancy.Évidemment,jeneparvinsjamais à y rester longtemps avant d’être sommairement chassée ; mais la moindre petite victoirem’incitaitàenobteniruneautre,puisuneautre.Jeparvenaisàlesurprendrequandilseconcentraitsurautrechose,àluifairecroirequejecherchaisunsouveniralorsquejem’intéressaisenfaitàunautre.ÇaétonnaitClancy,mais jecroisqueça l’enthousiasmaitaussi, en secret.En toutcas,çam’encourageaàm’entraînersurlesautres.

D’unecertaine façon,ce futcommededescendreunepenteen roue libre ; l’élanm’emportaverstoutessortesd’expériences,grandesetpetites.Unsoir,jegâchaicomplètementledînerenincitantlessixjeunes chargés de le réaliser à préparer un plat différent. Je persuadai une fille qu’elle s’appelaitThéodoreetelleenfutsiconvaincuequ’elleéclataensanglotsquandquelqu’unlacontredit.Ilmedevinttrèsfaciledeforcerlesgensàfairecequejevoulais,oudelesameneràcroirequ’ilsavaientaccompliun acte auquel ils étaient totalement étrangers. Puis Clancyme conseilla de tenter d’obtenir lemêmerésultatsanstoucherlesujet.

Je progressais lentement, et peut-être pas tout à fait sûrement, mais le développement de mesaptitudesmeravissait.Ellesdevinrentplusaiguiséesetfacilesàutiliser.

Mais,lemardisuivant,onfutdenouveauinterrompus.

UneJauneparmilesplusâgées,Kylie,frappaàlaportedeClancy.Ellen’attenditpasd’avoirétéinvitéeàentrer.

—Pourquoinousrefuses-tul’autorisationdepartir?cria-t-elle,sesbouclesbrunesenbataille.Tul’asaccordéeàAdam,augroupedeSarahetmêmeàGregetsesgars,alorsquetusaisaussibienquemoiqueleurintelligence,miseencommun,estàpeuprèscelled’unemouche…

Leparquetgrinçaquandellesedirigeaàgrandspasverslelit.LerideauétaitouvertetjevoyaistrèsbienKylie.EllesetournaversClancy,quiavaitposédeuxmainsapaisantessursesépaules.

—As-tuprislapeinedejeteruncoupd’œilsurmaproposition?demanda-t-elle.J’aimisdesjoursàlarédiger!

—Jel’ailuetroisfois,réponditClancyenmefaisantsignedelerejoindre.Illaconsidéraaveclemêmesourireapaisantetpatientquependantnosleçons.—Maisjesuisprêtàexpliquerpourquoij’aidûrefuser,ajouta-t-il.Ruby…demain?Etjemeretrouvaidehors,souslesoleilmatinal.Le printemps hésitait toujours à s’installer… froid et gris un jour, chaud le lendemain. J’avais

d’autantplusdemalàm’yhabituerque,depuisdeuxsemaines, jepassais toutesmes journéesdans lebureaudeClancy.J’ôtaimonsweat-shirtetnouaivaguementmescheveuxenchignon.J’eusenvied’allervoirZu,maiselleétaitenclasse.JecroyaistrouverChubsaujardin,maislaresponsablemedit,desavoixlaplusautoritaire,qu’ellenel’avaitpasvudepuisunesemaineetqu’elle lecafarderaitpourqueClancylepunissecommeilleméritait.

—Lepunisse?protestai-je,maisellen’expliquapas.Jen’euspasdemalàdevineroùilétait.—Tusais,dis-jeenm’engageantsurleponton,lepainn’estpasbonpourlescanards.Chubsgardalatêtebaissée.Jem’assisprèsdelui,maisilselevaets’éloigna,laissantsonsacen

papieretsonlivre.—Qu’est-cequisepasse?demandai-je.Pasderéaction.—Chubs…Charles!Ilseretourna.—Tuveuxsavoircequ’ilya?Rienneva,voilà!Unmoiss’estécouléetonesttoujourslà.Lee,

Suzume et toi, vous vous faites des amis, vous vous amusez, alors qu’on devrait travailler pour queClancynousfournisselemoyenderentrercheznous!

—Qu’est-cequiteprend?demandai-je.Sansdoutenes’était-ilpasintégréaussiaisémentqueLiametZu,maisjel’avaisvubavarderavec

sescompagnonsdetravail.Ilsemblaitallerbien…pasheureux,peut-être,maisluiarrivait-ildel’être?—Cetendroitn’estpasdésagréable,ajoutai-je.—Ruby,ilesthorrible!s’écria-t-il.Horrible!Onmangeàheuresfixes,ondortàheuresfixeseton

estobligésdetravailler.Enquoiest-cedifférentd’uncamp?Jeprisuneprofondeinspiration.—C’esttoiquivoulaisvenirici!Sicetendroitn’estpasàlahauteurdetesespérances,nous,on

s’ytrouvebien.Situymettaisdutien,tupourraisyêtreheureux.Onyestensécurité!Pourquoies-tusipressédepartir?

—Cen’estpasparcequetesparentst’ontrejetéequetoutlemondeestdanslemêmecas.Tun’espeut-êtrepaspresséederentrer,maismoi,si!

Ilauraitaussibienpumefrapperenpleinepoitrine;ilmesemblaquemoncœursevidaitdesonsang.

—J’aitravaillétrèsdur,poursuivitChubsenpassantunemaindanssescheveuxnoirs,j’yaimisdumienettuneluiasmêmepasposélaquestion,hein?

—Luiposer…Maisjecompris.Àl’instantoùlesmotsfranchirentmeslèvres,jemesouvinsdelapromessequeje

n’avaispastenue.Macolèresedissipa.—Jesuisabsolumentdésolée.J’étaistellementpriseparlesleçonsquej’aioublié…—Pasmoi,coupa-t-ilavantdemelaisserseuleausoleil.Uneheureplustard,j’étaissousunflotd’eauchaude,lesmainssurlevisage.Lessallesd’eaucommunes,unepourlesfillesetunepourlesgarçons,n’avaientriendeluxueux.Le

solinclinéétaitenbéton,lescabinesdedoucheenplanches,avecdesrideauxenplastiquemoisis.Ons’ybrossaitlesdentsets’ylavaitlevisagetouslessoirs;onavaitdroitàuneoudeuxdouchesparsemaine.Cejour-là,enl’absencedeshampoingauparfumdefleuretdel’odeurdudésodorisant,jem’aperçusquecettevastepiècesentaitlasciuredebois.

J’yrestaijusqu’aumomentoùlaclochesignalalafindudéjeuner.Jemedemandaisencorecequejeferaisdurestedelajournéequand,unefoisdehors,jeheurtailapersonnequej’avaisleplusenviedevoir.

LechocfitreculerLiamdequelquespas.Sescheveuxmouillés,pluslongsquedansmonsouvenir,étaientcolléssursesjoues.

—J’aifaillimourirdepeur,dis-je,unemainsurlapoitrine.—Désolé,répondit-il,souriant,lamaintendue.Ilmesemblequ’onneseconnaîtpas.Jem’appelle

Liam.

Vingt-quatre

Jenesaispascombiendetempsjerestaiimmobile,fixantsamain,labilememontantàlagorgecommeuncri.

Oh,Seigneur,non,pensai-jeenreculantd’unpas.Non,non,non,non…—Tuesleportraitcrachéd’unedemesamies,Ruby,maisilyauneéternitéquejenel’aipasvue,

alorsje…Ilneterminapas,puisreprit:—Bon,c’étaitvraimentunetrèsmauvaiseblague?Jeluitournailedos,cachantmonvisagedansmaserviettepourqu’ilnevoiepasmeslarmes.—Ruby?Ilpassasaservietteautourdemataillepourm’attirercontrelui.—C’étaitmafaçondedire:Salut,chérie,tum’asvachementmanqué.Oh,simauvaisequ’ellete

faitpleurer?Illissamescheveux.—Bon,dit-il,terminé…Ilsepencha,mehissasurunedesesépaulesetajouta:—RubyetLiamrattrapentletempsperdu.Il neme laissamedégagerqu’une foisdans lebungalow18. Ilme lâcha sur le futonplié que je

partageaisavecZu,aprèsavoirprissacouverturesursonlit.—Jen’aipasfroid,dis-jequandillaposasurmesépaules.—Alorspourquoitutrembles?Ils’assitprèsdemoi.Jemetournai,posailevisageaucreuxdesonépaule,humaisonodeurpropre

deforêt.— Je m’en veux, dis-je, c’est tout. J’avais promis à Chubs de demander à Clancy s’il pouvait

utilisersonordinateur,maisj’aioublié.—Hmm…,fitLiam,passantlesdoigtsdansmescheveuxpourlesdémêler.Jenecroispasqu’ilsoit

fâchécontretoi.Ill’estparcequejevousforceàresterici.Çaaggravesapeurdenepaspouvoirrentrerchezlui.

—Commentpuis-jemefairepardonner?—TupourraiscommencerpardemandersiChubspeututiliserl’ordinateur,dit-ilenmeprenantla

main.Maisjenesaispassituesenmesuredelefaire.J’ail’impressiondenepast’avoirvuedepuistrèslongtemps.

—C’estlaréalité,dis-je.Tuestoujoursdeservice.Ilrit.—Sanstoi,jemesensseul.—Ilfautquetumeracontescequetufais,dis-je.As-tuessayédeconvaincrelesautresdelibérer

lescamps?— J’enaiparléàplusieurs typesdemongroupeetàOlivia.ElleessaiedepersuaderClancyde

nousrecevoir.Jecrois…jecroisqueçaseraitformidable,sincèrement.Çapourraitmarcher.—D’aprèsClance,lesecteurouestestceluiquiaposéleplusdeproblèmes,dis-jeenlevantlatête

pourleregarderdanslesyeux.Tuesprudent,hein?Liamsefigea,restasiimmobilequ’ilparutcesserderespirer.—Clance,hein?fit-ild’unevoixfaussementdésinvolte.Enfait,tuesenmesurededemanderdes

services.—Qu’est-cequetusous-entends?Liamsoupira.—Rien,désolé.Jenevoulaispastevexer.C’estgénialquevoussoyezamis.Jecherchaisonregard,maisilfixait,ducôtéopposédelapièce,lacommodeoùnousrangionsnos

affaires.—Alorsiltedonnedesleçons?demanda-t-il.—Ouais,répondis-jeenmedemandantcequejedevaisgarderpourmoi.Ilm’apprendàempêcher

lesautresdes’introduiredansmonesprit.—Etaussiàteretenird’entrerdansceluidesgens?demandaLiam.Ilt’aideaussiàyparvenir?—Ilessaie.D’aprèslui,çaviendranaturellementsijerenforcemoncontrôlesurmesaptitudes.—Tupeuxtoujourst’entraîneravecmoi,dit-ilenposantsonfrontcontrelemien.Jeperçus,àl’arrièredemonesprit,lepicotementprécédantledéferlement.SelonClancy,quandça

arrivait,jedevaisrompretoutcontactphysiqueetimaginerunrideaublanc.Maisjen’avaisenviedefairenil’unnil’autre.Jesentisseslèvressurmonfront,mespaupières,mesjoues,monnez,etilmurmuradesparolesque

jenecomprispas.Sespoucessuivirentlalignedemamâchoire,maisjereculaietluitournailedos.—Dequoias-tupeur?demanda-t-il,vexé.N’avait-ilvraiment,unjour,étéqu’uninconnu?Avais-jevraimentcrupouvoirvivresanslui?—Jeneveuxpasteperdre,soufflai-je.—Alorspourquoit’éloignes-tutoujours?s’écria-t-il,leregardclairetbrillant.Jen’euspasletempsderépondre.Hinaentra,suiviedeZu,etellesnousannoncèrentqu’elless’en

allaient.—D’accord,d’accord,ducalme,ditLiam.Zucourait d’unendroità l’autre, rassemblant ses affaires, etHinaparlaità centà l’heure. Jeme

demandaisijedevaismeconcentrersurmonamieousurlapetitefillequis’étaitapparemmentchargéedenous informer en sonnom.ÀmesurequeHinaparlait, onéprouvait,Liametmoi, une stupéfactiongrandissante.

Zu.Surledépart.Surledépart.AlorsqueZusedirigeaitverslacommode,jel’entraînaiverslefutonetlaforçaiàs’asseoir.Son

visageétait rouge et animé. Je la regardai attentivement.Son sourire pétillait comme sous l’effet d’uncourantélectrique,etquelquechoseenmoi,vaincu,secassa.

— Nous et deux autres, dit Hina, essoufflée. Un Bleu et une Jaune. Kylie a enfin obtenul’autorisationdepartir.

LiamsetournaversZu.—Partir…,dit-il,enexcursion?Zulevalesyeuxauciel.Tublagues?—Explique-toi.Hina se tut enfin et pendant un instant, une seconde en fait, je crus queZu allait parler. Liam se

crispa,commesilamêmeidéeluiavaittraversél’esprit.MaisZusortitsimplementsonblocdesonsacroseetécrivitdesonécriturerondeetpropre.QuandelleletournaversLiam,elleleregardadroitdanslesyeux.

JeveuxalleraveceuxenCalifornie.Je sais que j’aurais dûêtre contentepour elle, heureuseparcequ’elleétait enfinparvenueà dire

exactementcequ’ellevoulait…maisjen’auraisjamaisimaginéqu’elledésiraitunavenirsansnous.—JecroyaisqueClancyavaitrefuséàKyliel’autorisationdepartir?dis-jeàHina.—C’estvrai,maiselleafiniparlefairecéder.— Qu’est-ce que vous espérez trouver en Californie ? demanda Liam, appuyé contre le mur du

bungalow.—Mesparentsyhabitent,expliquaHina,etnousattendent.Legouvernementde laCôteOuestne

nouslivrerapasauxFSP.—EtlesparentsdeZu,dis-je,ils…—Monpèreetmononcleneseparlentplus,depuisquelquetemps,coupaHina.—Zu, c’est un longvoyage, intervintLiamd’unevoixhésitante.Çapourraitêtre dangereux.Qui

vousaccompagne?Talon?Elleacquiesçaetsetournaversmoi.Jem’efforçaideluiadresserunsourireencourageant,maisil

mesemblaquej’allaisfondreenlarmes.Onattenditqu’elleaitfinid’écrireunautremot,qu’ellemontraàLiam.

Tun’aurasplusbesoindetefairedusoucipourmoi.Cen’estpasbien?—J’aimemefairedusoucipourtoi,réponditLiamenposantunemainsursatête.Quandpartez-

vous?Hinaeutl’aircoupable.—Maintenant,enfait.KylieapeurqueClancynechanged’avis.Ilétaitunpeu…contrarié.—C’estprécipité,dis-jed’unevoixétranglée.Avez-vousvraimentréfléchi?Zumeregardadroitdanslesyeuxethochalatête.Lanotesuivantes’adressaitàLiametàmoi.Jeveuxvivreavecmafamille.Maisjeneveuxpasquevoussoyezfâchés.—Fâchés?s’écriaLiam.Jamais!Tuesmonamie,Zu.Jeveuxseulementquetusoisensécurité.

S’ilt’arrivaitquelquechose,çametuerait.On frappaà la porte.Talon, adolescent jauneà dreadlocks, entra, suivi deChubs, qui ouvrait de

grandsyeux.Liamseleva.—Bien,dit-il.Jevoulaisteparler.Talonhochalatête.—Jem’endoutais.Kylieaussiestvenue.Cettedernièrepassalatêteàl’intérieur.—Tuveuxqu’ondiscutedehors?demandaTalon.Liamtouchalégèrementmesreins.—AideZuàfairesesbagages.

—Tuescinglée?ditChubsàZu.Tulesconnaisàpeine.—Excuse-moi,protestaHina, lesmains sur leshanches.C’estmacousine, au cas où tu l’aurais

oublié.Toiaussi,tumemanqueras.Zu arracha la feuille et la donna à Chubs. Il se laissa tomber lourdement sur le futon. Pendant

quelquesinstants,ilneputquelaregarderfixement.Jesavaiscequ’ilressentait.—Kylievousa-t-elleditpourquoiilfallaitquevouspartiezcesoir?demandai-jeenm’asseyant

prèsdeChubs.Zuhaussalesépaules.—Mais… irez-vousenCalifornieàpied?insistaChubsd’unevoixdeplusenplustendue.Vous

avezpréparévotrevoyage?—Voustrouverezpeut-êtreunenouvelleBetty,suggérai-je,maisZusecoualatête.Ellehésitalongtempsavantd’écrire:Non,Bettyestunique.—Et ellene te suffisait apparemmentpas,ditChubs,vexé. Je supposeque tout est remplaçable,

mêmenous.Zu prit une profonde inspiration et se dirigea vers lui, son sac rose à la main. Il tenta de lui

échapper,maiselles’immobilisadevantluietpassalesbrasautourdesoncou.Ilfutobligédeluirendresonaccolade,levisagecontreletissudesaveste.

La clochedu camp retentit, tintement continuqui ne cessa que lorsque tout lemonde fut sorti. JelaissaiZuetHinanousguiderdans la foule.Pour lapremière fois, lenoirdesvêtementsmeparutdecirconstance.

KyliedonnaunmorceaudepapieràLee.Elleluiparlaàl’oreilleetilacquiesça.Ilnefeignaitplusl’enthousiasme.Sonvisageexprimaitl’ébahissement.

—Jepeuxt’empruntertonstylo?demanda-t-ilàTalon.Lejeunetapotalespochesdesonpantalonnoir,finitparensortirunBicàcapuchonbleu.Liamle

prit,s’agenouilladevantZuetdéchiraendeuxlafeuillequeKylievenaitdeluiremettre.J’aurais voulu voir ce qu’il écrivait, mais ça neme regardait pas. Quand il eut terminé, il plia

plusieursfoislemorceaudepapieretleposadanslamaindeZu.Laclochese tut.Tout lemondese tournavers ladroite,oùClancy,accompagnédeHayes,s’était

arrêtéàl’entréeduchemin.Lacontrariété,oulacolère,crispaitsonvisagegénéralementdétenduetfier.—Kylieadécidédefonderunetribuetpartiraimmédiatement,annonça-t-il.Unmurmured’étonnementparcourutlafoule.—Seulementtroiscompagnonslasuivront,cria-t-ilpourcouvrirlebruit.Plusaucunedemandede

départneseraacceptéetantquenousseronsaussipeunombreux.C’estcompris?Silence.—C’estcompris?Lescrisd’assentimentquiretentirentautourdenousfirentsursauterChubs.Clancypivotasursestalonssansajouterunmotetrepritlechemindubureau.Dèsqu’ileutatteintle

bâtiment,nosvoisinssoufflèrent,commes’ilsavaient retenu leur respiration,puis semirentàparleràvoixbasse.

—C’estbizarre.—Pourquoineleurdonne-t-ilpasdeprovisions,commed’habitude?— Il s’inquiète parce qu’on est demoins enmoins nombreux et qu’on risque de ne pas pouvoir

protégerlecampement.

Jefixailebureau,puisZumefitsignedelarejoindre.Pasdegants,pensai-jeenvoyantsesmains.Sansdouteplusjamais.—Tu es vraiment obligéede partir tout de suite ? demandai-je quand j’arrivai près d’elle et de

Liam.Des jeunes entouraient Kylie et les autres, leur souhaitaient bonne chance, leur donnaient des

couverturesetdesprovisions.Zu,unsourirecourageuxauxlèvres,entouramatailledesesbras.—Jet’enprie,soisprudente,soufflai-je.Lemotsuivantn’étaitquepourmoi.Quandtoutçaseraterminé,viendras-tumevoir?Jeveuxtedirequelquechose,maisjenesais

pasencorecommentfaire.Jescrutaisonvisage.Ilétait trèsdifférentdeceluidelapetitefillerencontréequelquessemaines

plustôt.Sielleavaittellementchangéensipeudetemps,commentpouvais-jeêtresûredelareconnaîtredansdesannées,quandtoutcetenferneseraitplusqu’unmauvaissouvenir?

—Biensûr,soufflai-je.Et,d’icilà,tumemanquerastouslesjours.Avantdequitterlecheminpours’engagerdanslaforêt,Zuseretournaetmefitunderniersignede

lamain.Hinaaussi.Puisellesdisparurent.—Çaira,dis-je.Ilslaprotégeront.Ilfautqu’elleviveavecsafamille.Lavraie.—Saplaceestavecnous,protestaLiamd’unevoixétranglée,ensecouantlatête.—Ondevraitpeut-êtrel’accompagner,suggérai-je.Onpritlecheminduretour.Chubsnoussuivit,lerefletdusoleilsurseslunettescachantsesyeux.—Tusaisquecen’estpaspossible,ditLiam.Pasmaintenant.—Pourquoi?criaChubssansprendrelapeinedecachersonagitation.Denombreuxregardssetournèrentversnousetj’entraînailesdeuxgarçonsentrelesarbres.—Pourquoi?répétaChubs.Visiblement,personnenenousaideraàretrouvernosparentsouceux

de Jack.On aurait intérêtà partirmaintenant, pendant qu’onpeut le faire discrètement.Onpourrait larattraper.

—Etqu’est-cequ’onferait?demandaLiam.Furieux,ilpassalamaindanssescheveuxenbatailleetreprit:—Onmarcheraitauhasarddansl’espoirdelesretrouver?Enespérantéchapperàlacaptureetau

retourdanslecamp?Chubs,onestensécurité,ici.Notreplaceestici…etnouspouvonsêtretrèsutiles.JecompristoutdesuitequeLiamauraitmieuxfaitdesetaire.Chubsserraleslèvres,sesnarinesse

dilatèrentetdessignauxd’alarmeretentirentdansmatête.Jedevinaiquelesmotsqu’ilallaitprononcerseraientnonseulementdursmaiscruels.

—Jepige…Jepige,Lee,d’accord?ditChubsensecouantlatête.Tuveuxêtreànouveaulehéros.Tuveuxquetoutlemondet’adore,croieentoiettesuive.

Liamsecrispa.—Cen’estpas…,s’emporta-t-il.—Qu’est-ilarrivéàceuxquit’ontsuivi?coupaChubs.Ilfouilladanslapochedesonpantalon,ensortitunmorceaudepapierplié.Ilserraitlalettresifort

qu’illafroissapresque.—ÀJack,Brian,Andyettouslesautres?Ilst’ontsuivi,euxaussi,maisilestfaciledelesoublier,

puisqu’ilsnesontpluslà,hein?—Chubs,intervins-je,meplaçantentreeuxquandLiamavança,lepoinglevé.Jenel’avaisjamaisvuaussifurieux.Sonvisageétaitblême.

—Tunepeuxpasreconnaîtrequetufaistoutçapourtoi,paspourlesautres?criaChubs.—Tucrois…, réponditLiamd’unevoixétranglée,quejenepensepasàeuxsanscesse, tous les

jours?Tucroisquejepourraisoublier?Au lieu de frapper son ami, Liam se donna des coups de poing sur le front et je dus saisir son

poignetpourqu’ilcesse.—Merde,Charles!ajouta-t-ildansunsouffle.—Jevoulaisseulement…Chubss’éloigna,changead’avis,revint.— Je ne t’ai jamais cru, tu sais, ajouta-t-il d’unevoix tremblante, quand tu disais qu’onpourrait

quitterlecampetrentrercheznous.C’estpourquoij’aiacceptéd’écriremalettre.J’étaissûrque,soustaconduite,laplupartd’entrenousnes’ensortiraientpas.

J’avançai enmême temps queLiam, les bras tendus pour l’empêcher de commettre un acte qu’ilregretterait.Derrièremoi,Chubss’éloignaàgrandspasendirectiondenotrebungalow.Liamvoulutlesuivre;lesmainsposéessursapoitrine,jel’enempêchai.Ilétaitessouffléetserraitlespoings.

—Laisse-lepartir,dis-je.Ilabesoindevidersonsac.Tudevraispeut-êtrefairepareil.Liamparutsurlepointderépondre,maissecontentademarmonnerdesparolesinintelligibles.Puis

ils’éloignaverslesarbres,dansladirectionopposéeàcellequevenaitdeprendreChubs.Jem’adossaiau tronc le plus proche et fermai les yeux. J’étais si oppressée que je ne pouvais respirer qu’à petitscoupsrapides.

Àsonretour,ilfaisaitpresquenuit.Ilsefrottaitlevisage,etsesmainsécorchéessaignaient.Sansdouteavait-ilfrappéunarbreouunrocher.Sestraitsétaienttirés,commesilacolèreavaitcédélaplaceà une tristessegrise. Je tendis le brasà son approche, le passai autourde sa taille. Ilmeprit par lesépaules etme serra contre lui, le visage dansmes cheveux. Je fermai les yeux et respirai son odeurréconfortante:fuméedebois,herbeetcuir.

—Sesmotsdépassaientsapensée,dis-jeenl’entraînantjusqu’autroncd’unarbremort.Iltremblaitencoreetsemblaitinstablesursesjambes.Liams’assitlourdement,lescoudessurlesgenoux.—Cen’estpasmoinsvraipourautant.Onrestalongtempssansbouger…Lesoleildisparutderrièrelesarbres,puisderrièrel’horizon.Le

silence et l’immobilité devinrent insupportables ; je levai lamain et la passai sur son dos, entre sesomoplates.

Liamseredressaetsetournaversmoi.—Tucroisqu’ils’estcalmé?demanda-t-il.—Ondevraitallervoir.Jenegardeaucunsouvenirduretouraubungalow.Ànotrearrivée,assissurlesmarchesduperron,

Chubspleuraitensilence.Lesregrets,laculpabilitécrispaientsonvisage,etjem’aperçus,étonnée,quemoncœurpouvaitencoresebriserunpeuplus.

—C’estfini,dit-ilquandons’assitprèsdelui.Toutestfini.Onrestalongtempsimmobiles.

Vingt-cinq

Jen’auraispasdûm’étonnerquandLiamseconsacraànouveaucomplètementàsestoursdegarde,mais ses camarades durent semontrer très persuasifs pour le convaincre de revenir à ses projets delibérationdescamps. J’étais souventprésentequandOliviaet luidiscutaientdesmoyenspossiblesdefranchir leurs défenses, faisaient des suggestions et se demandaient comment présenter leurs idées àClancy.

L’enthousiasme,surtoutceluideLiam,estcommunicatif.Certainssoirs,silencieuse,jevoyaismonami s’animer, agiter les mains tout en parlant, comme pour donner forme à ses idées. Un espoir siindomptable émanait de ses propos que personne n’y restait insensible. Au bout d’une semaine,l’assistance était si nombreuse qu’il fallut déplacer les réunions de notre bungalow au cercle du feu.Désormais,Liamétaittoujoursentouréd’ungroupedefidèles.

Chubsetmoi,nousétionsmoinsenclinsàparticiper.Chubsmepardonna,peut-êtreparcequ’onnepeut,lorsqu’onadelapeine,resterlongtempsseulavecsonchagrin.Ilneretournapasaujardin,maislafilleautoritairenelecafardapas.

JereprismesleçonsavecClancy.Ou,dumoins,j’essayai.—Oùas-tulatête,aujourd’hui?Ellenepénétraitpasdanslasienne,c’étaitsûr.Nelafissuraitmêmepas.— Montre-moi ce que tu penses, dit-il quand j’ouvris la bouche. Je ne veux pas que tu me

l’expliques.Jeveuxlevoir.Je levai la tête.Le regarddeClancyétait aussihostileque le jouroù il avait constaté qu’undes

Jaunesrestantsnepouvaitfairerepartirunedesmachinesàlaverducampement.Maisilnem’avaitjamaisregardéeainsi.Je fermai les yeux et repris samain ; jeme souvins du sac à dos deZu disparaissant parmi les

arbres.Depuis quelques semaines, nous communiquions demoins enmoins souvent à l’aide demots.Quandnousvoulionsdonnerdes informations,nous lespartagionsà notre façon… nousparlionsnotreproprelangage.

Maispascejour-là.Sonespritsemblaitentourédebétonetlemienaussimouquedelaconfiture.—Désolée,marmonnai-je.Jen’eusmêmepaslaforced’êtredéçue.Jem’enfonçaidansuneétrangedépressionoùlemoindre

bruit,uneombrepassantderrièrelafenêtre,suffisaientàmedistraire.J’étaisfatiguée.Troublée.— Je suis très occupé, dit-il d’une voix tendue. Je dois faire ma ronde et voir des gens, mais

j’essaiedet’aider.Jesuisici,avectoi!

Monestomacsenoua.Jemeredressai,adosséeàlatêtedesonlit,prêteàm’excuser,maisilselevad’unbondetgagnasonbureau.

—Clancy,jesuisvraimentdésolée…Quand jem’immobilisai devant sa table de travail, il tapait déjà sur son ordinateur. Ilme laissa

poireauter, rongée d’inquiétude, pendant ce qui me fit l’effet d’une heure, avant de lever la tête. Ilsemblaitenavoirassezdejouerlacomédie.Lacontrariétés’étaitmuéeencolère.

—Tusais,j’aivraimentcruqueledépartdetaJaunet’aideraitàteconcentrer,maisilsembleraitquejemesoistrompé.

Clancysecoualatête.—Apparemment,ajouta-t-il,jemesuisbeaucouptrompé.Jeme raidis, peut-êtreà cause de la façondont il avait dit« ta Jaune», oubienparce qu’ilme

croyaitincapabled’apprendrecequ’iltentaitdem’enseigner.Ilfallaitquejem’enaille.Sijerestaisunesecondedeplus,jerisquaisdeprononcerdesmotsqui

briseraientnotreamitié.J’auraispuluidirequeZuavaitunnometquejemefaisaisdusouci,biensûr,puisquejenepouvaispluslaprotéger.Ilauraitpucomprendreque,cesdernièressemaines,j’auraispupasserdutempsavecelle,maisquej’avaisacceptédetravailleraveclui.Quejeluiavaisconsacrédutemps.Quejel’avaisréconfortéetsoutenu.

J’avais sans doute beaucoup appris et je maîtrisais mieux mes aptitudes, mais, ce jour-là, mespoingsserréstremblaient.Àquoibonm’enfermerencompagnied’unepersonnequinecroyaitpasenmoialorsqued’autresm’appréciaient?

Jepivotaisurmestalonsetgagnailaporteàgrandspas.Alorsquejel’ouvrais,Clancycria:—C’estça,Ruby,fuisunefoisdeplus!Tuverrasbienoùçateconduira,cecoup-ci!Jenemeretournaipasetnem’arrêtaipas,maisunepartiedemoiadmitquejemeprivaispeut-être

del’occasionuniqued’apprendreàdominermespouvoirs.Àunmomentdonné,aucoursdesdixminutesécoulées,matêteavaitperdutoutcontactaveclemuscleentêtébattantdansmapoitrineet,franchement,jenesavaispascequimepoussaitàm’éloignerdeClancy.Maisjenevoulaisenaucuncasqu’ilvoielaculpabilitéetlatristessetournoyantdansmatête.

Jenepouvaisrienluicacher,etc’étaitlapremièrefoisquej’avaisenviedelefaire.Ilmefallutquelquesjourspourcomprendrequecen’étaitpasleseuldépartdeZuquiavaitchangé

maperspective.AprèsqueChubsm’eutmontré lessimilitudesentreEastRiveret lescamps, ilmefutimpossible de revenir en arrière. Les jeans et les T-shirts noirs me faisaient maintenant l’effetd’uniformes. Les files d’attente, à l’heure des repas, évoquaient le réfectoire. Quand la lumières’éteignait,àvingtetuneheures,etqu’unepatrouilleduservicedesécuritépassait sousnotre fenêtre,j’étaisderetourdanslebaraquement27,lesyeuxfixéssurledessousdumatelasdeSam.

Jecommençaisàsoupçonnerquelescaméras,théoriquementhorsd’usage,dubureauetdesautresbâtimentsfonctionnaient.

JetentaiplusieursfoisdevoirClancy,pourm’excuser,maisilmerenvoyaitendisant:—Jen’aipasdetempsàteconsacreraujourd’hui.J’avaisl’impressionqu’ilmepunissait,maisj’ignoraiscequej’avaisditoufaitpourlemériter.De

toutefaçon,ildevintviteclairquej’avaisplusbesoindeluiqueluidemoi.Cela,enplusdemonorgueilblessé,finitdemedécourager.

Unmercredi,uneheureavantqueLiamet lesautresneseréunissentpourdiscuterd’unenouvellestratégiedelibérationdescamps,Clancyacceptaenfindemerecevoir.

—Jereviensdansunmoment,dis-jeàLiam,serrantsamainetlelaissantfinirsonpetitdéjeuner.Jen’auraiquequelquesminutesderetard.

MaisquandjepénétraidanslebureaudeClancyetvisdansquelétatilsetrouvait,jemedemandaisij’avaisbienfaitdevenir.

—Entre…maisfaisattentionoùtumetslespieds.Ouais,désolépourledésordre.Désordre?Onauraitditqu’unebombeavaitexplosédanslapièce.Ilyavait,partout,despilesde

papiers,deslistings,descartesdéchirées,descartons…etClancy,lescheveuxdanslesyeux,portaitlamêmechemiseblanche,maintenantfroissée,quelaveille.

D’ordinaire,Clancyétaittoujoursimpeccable.Lesoinqu’ilapportaitàsatenueétaitenfaitunpeueffrayant. Je suis sûre que cela tenait à la façon dont il avait été élevé. Si son père ne lui avait pasenseignécelalui-même,unevieillenursegrincheuses’étaitchargéedeluiapprendreàrentrersachemisedanssonpantalon,àcirerseschaussuresetàsepeigner.Ilsemblaitsurlepointdecraquer.

—Çava?demandai-jeenfermantlaporte.Qu’est-cequisepasse?—Onessaiedemettresurpiedunemissionderavitaillementenproduitspharmaceutiques.Clancys’assitdanssonfauteuil,maisserelevaaussitôt,quandsonordinateurémitunbip.—Uneminute…Jetouchaiunepilededocumentsduboutdupied,tentantdevoircequec’était.—Cesontdesrapportssurcequisepasse,lanuit,surl’airedestationnementpourroutiersvoisine,

ditClancysanscesserdetaper.EtlesinformationsrecueilliesparlaLiguesurlesFSPdelarégion.IlsemblequelegouvernementprotègemaintenantleslivraisonsdeLedaCorporation.

—PourquoidesFSP?demandai-je.Clancyhaussalesépaules.—C’estlaforcemilitairelaplusimportante,désormaiset,grâceàmonchervieuxpère,lamieux

organisée.—Sûrement.Jem’appuyaicontreledossierdemachaise,etleportablemefitpenseràChubs.—Puis-jetedemanderunservice?—Seulementsitumepermetsd’aborddem’excuser.Jefixaimesmains.—Onnepeutpassimplementoubliercequis’estpassé?—Non,pascettefois,dit-il.Hé,tupourraismeregarder?L’expressiondesonvisagemeserralecœur.Sabeautéétaitdangereuse,et,cejour-là,latristessela

rendaitabsolumentirrésistible.Iltientàtoi,soufflaunepetitevoixdansmatête.— Je regrette dem’être mis en colère, reprit-il. Je ne pensais pas ce que j’ai dit sur ton amie

Suzume,etjenesous-entendaisenaucuncasquetunefaisaispasd’efforts.—Alorspourquoil’as-tudit?Clancysepassaunemainsurlevisage.—Parcequejesuisidiot.—Cen’estpasuneexplication.Tum’asblessée!—Ruby,n’est-cepasévident?Tumeplais.Jeneteconnaisquedepuisunmois,maistuessans

doutemaseulevéritableamiedepuismondixièmeanniversaireetladécouvertedemespouvoirs.Jesuisidiotdem’êtremisencolèreparcequetupensaisàunautrealorsquej’auraisvouluquetupensesàmoi.

Lastupéfactionmeparalysa.— Je n’ai pas autorisé Suzume et les autres à partir parce que ça favoriserait ta concentration,

poursuivit-il,maisparcequej’aicruqueçateferaitplaisir.Jen’aipasréfléchi.Tut’inquiètes,biensûr,

d’autantquetuasbeaucoupfaitpourlaprotéger.Cen’estpasseulementqu’iltientàtoi.Jefusobligéededétournerleregard.Mettrelasituationàprofit.Monespritétaitdelabouillieet

moncœurnevalaitpasmieux.—Jecroisquejepourraistepardonner…—Maisseulementsijeterendsceservice?demanda-t-ilsuruntonenjoué.Biensûr.Qu’est-ceque

c’est?—Euh…Jesaisquetun’autorisespasça,maisj’espéraisquetuferaisuneexceptiondanscecas,

dis-je,leregardantenfindanslesyeux.Monami…abesoindetonordinateurpourcontactersesparents.LesouriredeClancysefigea.—Liam?—Non,Chu…CharlesMeriwether.—Celuiquirefusedetravailleraujardin?Bon,lafillel’avaitcafardé.Clancygardalesilence,fermaleportableetseleva.—Jesuisdésolé,Ruby,maisjecroisavoirditclairementquepersonnenepourraitpluspartir.—Non,m’écriai-jeavecunrireforcé.Ilveutseulementprendredeleursnouvelles,s’assurerqu’ils

vontbien.— Je n’en crois rien, dit Clancy, contournant le bureau et s’asseyant dessus, face àmoi. Il veut

organisersondépartett’emmeneraveclui.C’estlamêmechosepourtoutlemonde.Jesuisconvaincuqu’iln’hésiterapasàdireàsesparentsoùsetrouvelecampement.

—Jamais,m’emportai-je.Ilneferaitpasça!—Tuétaisici,ilyaquelquessemaines,quanddesintrusontessayéd’entrer.Tuasvucommeilest

faciledefranchirnosdéfenses.Queseserait-ilpassésil’alarmenes’étaitpasdéclenchée?Onauraiteudegrosproblèmes.

LevisagedeClancyétaitsombre,soucieux.—SiCharlesveutcontactersesparents,poursuivit-il,ildoitremplirunedemande,commetoutle

monde, et indiquer comment faire. Je dois prendre mes décisions en fonction de la sécurité ducampement…mêmesij’aitrèsenviedet’aideràrendreserviceàtonami.

Çanemarcheraitpas.Chubsrenonceraitàcontactersesparentss’ildevait,pouryparvenir,partageravecuninconnuleseulmoyendecommuniqueraveceuxentoutesécurité.

—Mais,ditClancy,s’asseyantprèsdemoietposantlespiedssurlebureau,ilyaunmoyendemepersuader.

Jenepusleregarder.—Ilyenapourunquartd’heure,Ruby.Tum’apprends.Ilignoraitquelquechosequejesavais?—Crois-tupouvoirmemontrercommenteffacerlessouvenirs?Jesaisquetun’enespasfièreet

queçat’abeaucoupfaitsouffrir,autrefois,maisc’estuntrucutilequej’aimeraisconnaître.—Bon…jecrois,dis-je.Commesijepouvaisrefuser,aprèstoutcequ’ilavaitfaitpourmoi!Maisjenesavaispascomment

leluienseigner.Jenesavaispasvraimentcommentçafonctionnait.—Sijecomprendscommenttut’yprends,jetrouveraipeut-êtrelemoyend’éviterquetulefasses

accidentellement.Çateva?Enfait,c’étaitformidable.

—Situveuxbien,continua-t-il,j’aimeraisparcourirtessouvenirspourvoirsijepeuxtrouverdesindices.Jevoudraisconfirmeruneintuition.

Iln’avaitsansdoutepasprévuquesademandemeferaithésiter,maiscefutlecas.Ilétaitsouvententrédansmonesprit,avaitvudesévénementsdontjen’avaisparléàpersonne.Maisj’étaisparvenueàluicachercequicomptaitvraiment:lesrêvesquejevoulaisprotéger.

Je pensais sans cesse à ce que Liam m’avait dit à propos de sa sœur. Ces souvenirsm’appartiennent.

Maissijevoulaisunaveniravecmafamille,avecLiam,jedevaisrenonceraucontrôle.Pouréviterqueçasereproduise,ilmefallaitlaisserClancyentrer.

Tupeuxluifaireconfiance,ditlamêmevoix,auplusprofonddemonesprit.C’esttonami.Iln’irapastroploin.

—D’accord,dis-je,maisseulementeuxet,ensuite,Charlespourrautilisertonordinateur.—Marchéconclu.Clancys’agenouillafaceàmoi,lesmainssurmesjoues,lesdoigtsdansmescheveux.Àcausedece

contactetdesaconvictionquej’accepteraissonintrusion,jedusfaireuneffortpournepasmecrisper.Nousavionsdéjàétéaussiprèsl’undel’autre,mais,cettefois,çamesemblaitdifférent.

—Attends,soufflai-jeenm’éloignant,j’aiditàLiametauxautresquejelesrejoindrais.Onpeutremettreçaàplustard?Oumêmeàdemain?

—Çaneprendraqu’uneminute,promitClancyd’unevoixgraveet rassurante.Ferme lesyeuxetpenseàtonréveil,lematindetondixièmeanniversaire.

Allez,ditlamêmevoix,allez,Ruby…J’avalaimasaliveetobéis,m’imaginaidansmachambreaupapierpeintbleu,àlagrandefenêtre.

Petitàpetit,lapiècesereconstruisit.Lesmurss’ornèrentdesbroderiesaupointdecroixdemagrand-mère,dephotosdemesparents,d’unplandumétrodeWashington.Jevismessixanimauxenpeluchesurleplancher,prèsdemoncouvre-piedsviolet.Desobjetsquej’avaiscomplètementoubliés–lalampedemonpetitbureau,l’étagèretropchargéedemabibliothèque–apparurentclairement.

—Bien,soufflaClancy,quimesemblatrèsloinalorsquejelesentaisdeplusenplusproche.Sonhaleineétaitchaude,surmajoue.—Continue,reprit-il,haletant,continue…Jevissonvisagedansunebrumelumineuse,sesyeuxnoirsenfiévrés.Jenevisqueluiparceque,

pendantcesbrefsinstants,monuniversserésumaàlui.Tout,enmoi,semblaitlentetchaud,commedumiel.Clancybattitdeuxfoisdespaupières,commepouréclaircirsavision,serappelercequ’ilfaisait.

—Continue…Puis ses lèvres… Ses lèvres furent toutes proches, souriantes, contre les miennes. Ses doigts

glissèrentdansmeslongscheveux,sespoucescaressantmesjoues.—Tu…,dit-ild’unevoixrauque,tues…Ilexerçaunelégèrepressionetuneétincellededésir,sombreetbrûlante,jaillitauplusprofondde

moi-même.Sesmainsglissèrentsurmoncou,mesépaules,mesbras…Etçan’avaitriendetendre.Seslèvresappuyèrentsurlesmiennes,fort,lesouvrirent,mecoupèrentlesouffle,medépouillèrent

detoutesensation,mêmedecelledulit,sousmoi…Quandétions-nousallésjusqu’aulit?Lapeaudesonvisageétaitlisseetfraîche,contrelamienne,maisj’avaischaud…tropchaud.Lafièvrequis’emparademoimeparalysaet je fuspresséesur lematelas, sur lesoreillers. J’eus l’impressionde traverserdesnuages.Matêteparuts’êtrevidéedesonsangetjeneperçusplusquelapalpitationdemonpouls.Mesmainssaisirentsachemise…jetombaisetilfallaitquejemeraccrocheàquelquechose.

—Oui, souffla-t-il,puis sabouche futànouveausur lamienne, sesmains sur l’ourletdemonT-shirt,lefaisantglissersurmonventre.

Tuenasenvie,murmuraunevoix,tuenasenvie.Maiscen’étaitpaslamienne.Jeneprononçaipascesmots.Àcetinstant,sesyeuxnoirsdevinrent

bleu clair.C’était eux que je désirais vraiment. La tension était si forte quemon esprit semblait lent,commedrogué.Liam.Maisc’étaitClancy.Clancyquim’aidait,monamisibeauquejeperdaislefildemespensées,Clancyàquijeplaisais…

QuiétaitaussiunOrange.J’ouvrislesyeuxetsesmainsseposèrentsurmoncou,serrèrent.Jevoulusmedégager,maisilavait

coulédubétondansmesveines.Jenepouvaispasbouger.Mêmepasfermerlesyeux.Stop,tentai-jededire,maisquandsonfronttouchalemien,ladouleurquisurgitdansmonespritme

fittoutoublier.

Vingt-six

Lesbipsdel’ordinateurmetirèrentd’unsommeilsansrêves.J’étaisallongéedanslenoir.Moncorpsmesemblait lourdet,mêmesionm’avaitôtémonpull, la transpirationcollaitmonT-

shirtsurmapeau.Si j’avaisétéseule, je l’auraispeut-êtreôté,ou j’auraisquittémonjean,mais jenel’étaispas.JemetrouvaistoujoursdanslachambredeClancyet,sij’yétais,luiaussi.

Lalampeétaitallumée,surlacommodeenboisfoncé,etj’entendaisdesvoixprèsducercledufeu.Lanuit,déjà?Jetrouvaiincroyablequelesangsoitglacédansmesveines,alorsquemoncœurbattaitaurythmedelapanique.

Latélécouvraitlesgrincementsduvieuxsommier.Pendantunmoment,j’écoutailavoixdebarytondeGraylisantsonallocutiondusoir.Mesjambes,toujoursengourdies,semblaientrefuserdeseranimer.

—J’affirmeque le tauxdechômageestpasséde trenteà vingtpourcentaucoursde l’annéeécoulée. Je vous ai promis de réussir là où le faux gouvernement échouerait. Il voudrait vouspersuaderqu’il exerceune influencesur la scène internationalemais, envérité, il est incapabledecontrôlersabrancheterroriste,lasoi-disantLiguedesenfants…

Latélésetutdansuncrachotementdeparasites.Despas.—Tuesréveillée?—Oui,soufflai-je.J’avaismalàlagorgeetmalanguesemblaitenflée.Clancys’assitsurlelit,prèsdemoi.Lesvoix,enbas,sefirentplusfortes.—Tuasperduconnaissance,dit-il.Jenemesuispasrenducompte…Jen’auraispasdûinsisterà

cepoint.Jemedressaisurlescoudes,tentantenvaind’éviterqu’ilmetouche.Monregardétaitrivésursa

boucheetsesdentsblanches.Était-cemonimagination,oubienavait-il…?—As-tutrouvéquelquechose?As-tuconfirmétonintuition?—Non,répondit-il,levisageindéchiffrable.Ilselevaetfitlescentpasentrelerideauetlafenêtre.J’aperçusl’autrepartiedelapièce,baignant

danslalumièrebleueduportableouvert.— Non, répéta-t-il. Tu vois, j’y ai beaucoup réfléchi. J’ai pensé que tu effaçais peut-être leurs

souvenirsintentionnellement,parcequetuétaisencolèreoutroublée,maistunesupprimespastouslessouvenirs…seulementtoi.MêmechoseaveccetteSamantha.

Ilsetut,puisreprit:

—J’airéfléchi,cherchéàcomprendrecommenttufais,maisjetourneenrondettessouvenirsnememontrentpascequisepassedanstatête.Pasdecause,seulementl’effet.

Jemedemandai s’il se rendaitcomptequ’ilparlaitpourne riendire. Jem’étais levéeetn’avaisqu’uneidéeentête:sortirdecettepièce,m’éloignerdelui.Ladouleurrevintpeuàpeu.

Qu’est-cequ’ilm’afait?Jeposailamainsurmonfront.J’avaismalàlatête,commechaquefoisqu’il pénétrait dansmon cerveau,mais lesélancementsétaient plus forts. Il ne s’était pas contenté deregarder,ilm’avaitobligéeàavoirenviedel’embrasser.

Biensûr!—Ilesttard,dis-je.Ilfaut…quejerejoignelesautres…Clancymetournaledos.—LiamStewart,tuveuxdire.—Oui,Lee,admis-jeenmedirigeantverslaporte.Jedevaisleretrouver…Ilvas’inquiéter.Clancysecoualatête.—Qu’est-cequetusaisdelui,Ruby?Tuleconnaisdepuiscombiendetemps?Unmois?Unmois

etdemi?Pourquoiperds-tutontempsaveclui?C’estunBleuet,enplus,ilavaiteuaffaireàlapolice,avant son arrestation.Avant qu’il ne tue tous ces jeunes.Cent quarante-huit. Plus de lamoitié de leurcamp!Cen’estpasunhérosettun’aspasderaisondel’admirer.Tuastropdevaleur.Tunedevraispastraîneraveclui.

Ilpivota,àl’instantoùj’ouvrislaporte,lareferma.—Quelesttonproblème?criai-je.C’estunBleu?Etalors?Cen’estpastoiquirépètessansarrêt

qu’onesttousNoirsetqu’ondoitserespecter?Sonsourirefutaussiarrogantquebeau.—TudoisaccepterquetuesuneOrangeetque,pourcetteraison,tuserastoujoursseule.LavoixdeClancyredevintcalme.Sesnarinessedilatèrentquandjetentaidetournerlapoignéede

laporte.Medominantdetoutesataille,ilposalesdeuxmainssurlebattantpourm’empêcherdesortir.—J’aivucequetudésires,reprit-il.Etcen’estpastesparents.Cen’estmêmepastesamis.Tu

désiresêtreaveclui,commehier,danslebungalow,oudanscettevoiture,enforêt.Tuasdit:Jeneveuxpasteperdre…Compte-t-ilvraimentbeaucoup?

Lafureurmebrûlal’estomac,memontaàlagorge.—Tum’astrahie!Tuasditquetune…Tuasdit…Ileutunrirebref.—Tuesvraimentnaïve!Commentas-tusurvécuàThurmond?—Tuaspromisdem’aider,soufflai-je.Illevalesyeuxauciel.—Trèsbien.Voilàladernièreleçon.RubyElizabethDaly:tuesseuleettuleserastoujours.Situ

n’étais pas aussi stupide, tu l’aurais déjà compris mais, comme tu en es incapable, permets-moi det’éclairer : tu ne parviendras jamais à contrôler tes aptitudes. Tu ne pourras jamais éviter d’êtreentraînée dans l’esprit des autres, parce qu’une partie de toi n’a pas envie demaîtriser tes pouvoirs,parce que ça t’obligerait à les accepter. Tu es trop immature et faible pour les employer comme ilsdoiventl’être,parcequetuaspeurdecequ’ilsferontdetoi.

Jetournailatête.—Ruby,tunecomprendsdoncpas?Tuhaiscequetues,maiscespouvoirsnet’ontpasétédonnés

sans raison. Et àmoi non plus.On a ledroit de les utiliser… Il le faut pour rester au sommet, pourmaintenirlesautresàleurplace.

IlpassaundoigtsouslecoldemonT-shirtettira.

—Arrête!Clancy se pencha vers moi et glissa une image floue derrière mes yeux : nous, juste avant

l’explorationdemessouvenirs.— Je suis très heureux qu’on se soit rencontrés, dit-il d’une voix étrangement calme. Tu peux

m’aider.Jecroyaistoutsavoir,maistu…Jeluidonnaiuncoupdecoudesouslementon.Ilreculaetcriadedouleur,lesmainssurlevisage.

Je disposais d’une demi-seconde pour fuir et j’en profitai, tournant la poignée si fort que je faillisl’arracher.

—Ruby!Attends,jenevoulaispas…Unvisageenbasdel’escalier.Lizzie.Elleouvritlabouche,étonnée,etjelabousculaienpassant

prèsd’elle.—Unepetitedispute,expliquaClancy,sansconviction.C’estbon,laisse-lapartir.Jesortis,essoufflée.Jeprisladirectionducercledufeu,maismeforçaiàstopperetàréfléchir.Ily

avait encorebeaucoupdemondeautourdes tables. Il fallait trouverLiamet lui expliquerpourquoi jen’étaispasvenue,luiracontercequis’étaitpassé,maisj’étaisdanstousmesétats.Jedevaismecalmer.Impossibledelefaireici.Jerisquaisdedevoirrépondreàdetropnombreusesquestions.J’avaisbesoind’êtreseule.

JereculaidequelquespasetheurtaiMike.—Ah,tueslà!Ruby?Çava?Jepartisencourant,passaidevantlebureauetprisladirectiondesbungalows.Jefinispartrouver

le cheminqueZuavaitpris,mais cen’était qu’uneanciennepiste envahiepar lavégétation.Bien.Çairait.Iln’yavaitpersonne.

Jemarchaijusqu’aumomentoùlalumièredufeudisparut,tirantsurmonT-shirtpourledécollerdemapeau.Ilgardaitl’odeurdelachambredeClancy.Résine,épicesetmoisi.Jel’ôtaietlelançaileplusloinpossible,maisnepusmedébarrasserdel’odeur.Elleétaitpartout:surmesmains,monjean,monsoutien-gorge.J’auraisdûcourirtoutdroitjusqu’aulac,oumêmejusqu’auxdouches.J’auraisdûessayerdenoyersonvenin.

Calme-toi,pensai-je.Calme-toi,Ruby.Mais jenepouvaismettre ledoigt sur cequipalpitait enmoi.Lacolère,biensûr,parcequ’onm’avaitmentietquej’avaismarché.Ledégoût,àcausedelafaçondont ilm’avait touchée.Mais aussi autre chose. Une souffrance se déployant et palpitant enmoi,mepétrifiant.

Liamsetenaitdevantmoietjenem’étaisjamaissentieaussiseule.—Ruby?Sescheveuxétaientcouleurd’argentdanscettelumière,bouclésetenbataille,commed’habitude.—Mikem’aprévenu,expliqua-t-ilenfaisantunpasprudentdansmadirection,lesmainstendues,

commepourpersuaderunanimalsauvagedelelaisserapprocher.Qu’est-cequetufaisici?Qu’est-cequisepasse?

—S’ilteplaît,va-t’en,suppliai-je.J’aibesoind’êtreseule.Ilnes’arrêtapas.—Jet’enprie,criai-je,va-t’en!—Pasavantque tum’aiesexpliquécequisepasse.Oùétais-tu,cematin? Ilestarrivéquelque

chose?D’aprèsChubs,tuasdisparupendanttoutelajournéeet,maintenant,tuesici,dans…cetétat…Qu’est-cequ’ilt’afait?

Jetournailatête.—C’étaitmafaute.

Liamreculadequelquespas.Ilmelaissaitdel’espace.—Jen’encroispasunmot,dit-ilcalmement.Pasunseul.Situveuxtedébarrasserdemoi,ilfaudra

trouvermieux.—Jeneveuxpasdetoiici!Ilsecoualatête.—Iln’estpasquestionquejetelaisseseule.Prendstouttontemps,toutletempsqu’iltefaut,mais

onrègleçacesoir.Toutdesuite.Liamôtasonpulletmelelança.—Enfileça,ajouta-t-il.Tuvasprendrefroid.Jel’attrapaid’unemainetleserraicontremapoitrine.Ilétaitchaud.Ilfitlescentpas,lesmainssurleshanches.—C’estàcausedemoi?Tunepeuxpasm’enparler?Tuveuxquej’aillechercherChubs?Jenepusmeforceràrépondre.—Ruby,insista-t-il,tumefaispeur.—Tantmieux!Jeroulaisonpullenbouleetlelançaidanslenoir,aussiloinquepossible.Ilsoupira,s’appuyadelamaincontreletroncd’unarbre.—Tantmieux?Qu’est-cequeturacontes?QuandmonregardcroisaceluideLiam,jecomprisvraimentcequeClancyavaittentédemedire.

Lesifflementdusang,dansmesoreilles,semuaenrugissement.Jefermailesyeux,pressaimespaumessurmonfront.

—Jeneveuxpasqueçarecommence,criai-je.Pourquoitunemelaissespastranquille?—Parceque,sij’étaisàtaplace,tuneleferaispas.Lesfeuillesmortescrissèrentsousseschaussuresquandilfitquelquespasdansmadirection.L’air,

autourdemoi, devint chaud, prit unedensité que je reconnus. Je serrai les dents, furieuseparcequ’ilvenaittoutprès,mêmes’ilsavaitquejenepourraispasmecontrôler.Quejepouvaislebriser.

Illevalesmainsetéloignalesmiennesdemonvisage,maisjen’avaispasl’intentiondecéderàsatendresse.Jelepoussaidetoutesmesforces.Iltrébucha.

—Ruby…Jelepoussaiencoreetencore,deplusenplusfort,parcequec’étaitleseulmoyend’exprimerce

quejevoulaisabsolumentdire.Jevisdesbribesdesessouvenirs.Jevistoussesrêves.Àl’instantoùsondosheurtaletroncd’unarbre,jem’aperçusquejepleurais.Jevisuneentaille,soussonœilgauche,etlapeaumeurtriequil’entourait.

Liamouvritlabouche,sesmainsau-dessusdemeshanches.—Ruby…J’avançai,glissaiunemaindanssescheveuxsoyeux,saisisledosdesachemisedel’autre.Quand

meslèvrestouchèrentenfinlessiennes,unnœudserelâchaauplusprofonddemoi.Iln’yavaitplusrien,en dehors de lui, ni le chant des cigales ni les arbres.Mon cœur cognait dans ma poitrine.Encore,encore,encore…unrythmepuissant.Soncorpssedétenditetfrémit.Respirersonodeurnesuffisaitpas;jevoulaisl’absorber.Cuir,fumée,sucre.Jesentissesdoigtssurmapeaunue.Ilchangeadepositionpourmeserrerplusfort.

J’étaisenéquilibreinstablesurlapointedespieds;lemondevacillaquandseslèvrescaressèrentma joue, ma mâchoire, la veine palpitante de mon cou. Il semblait très sûr de lui, comme s’il avaitpréparécetinstant.

Je neme rendis pas compte que j’entrais dans son esprit. Etmême si jem’en étais aperçue, jen’auraispasété capabledemedégager,de rompre lecontact avec sapeauchaude.Lacaressede sesdoigtsétaitlégère,affectueusemais,àl’instantoùseslèvrestouchèrentlesmiennes,unepenséesuffitàmetirerbrutalementdecettebrumed’unedouceurdemiel.

LesouvenirduvisagedeClancy,penchésurlemienexactementcommeceluideLiam,surgitdansmonespritets’ydéployairrésistiblement.Netetbrûlant,ilnesemblaitpasm’appartenir.

Puisjem’aperçus…quejen’étaispasseuleàlevoir.Liam,luiaussi,levoyait.Comment,comment,comment?Cen’étaitpaspossible.Lessouvenirs,penséesetimagesallaient

desautresàmoi,pasl’inverse.Maisilsefigea,puiss’éloigna.Etjecompris,àl’expressiondesonvisage,qu’ilavaitvu.J’inspiraiprofondément.—Jesuisdésolée,jenevoulaispas…Il…Liamsaisitundemespoignetsetm’attiraànouveaucontrelui,pritmonvisageentrelesmains.Je

tentaidemedégager,honteuseetredoutantcequ’ilpenseraitdemoi.QuandLiamrepritlaparole,cefutd’unevoixmesurée,d’uncalmeforcé.—Qu’est-cequ’ilafait?—Rien…—Nememenspas, supplia-t-il. Je t’enprie,nememenspas. J’aisenti…c’étaitcommesimon

corpstoutentiersetransformaitenpierre.Tuétaisterrifiée…Jel’aisenti.Terrifiée.Ilglissalesdoigtsdansmescheveux,approchamonvisagedusien.—Il…Ilademandéàvoirunsouvenir,etj’aiacceptémais,quandj’aiessayédem’éloigner…je

n’aipaspu,j’étaisparalyséeet,ensuite,jemesuisévanouie.Jenesaispascequ’ilafait,maisc’étaitdouloureux,trèsdouloureux.

Liamposaleslèvressurmonfront.Lesmusclesdesesbrassecrispèrent,frémirent.—Vaaubungalow,dit-ilet,sansmelaisserletempsdeprotester,ilajouta:faislesbagages.—Lee…—JevaischercherChubsetonsebarre.Cesoir.—Onnepeutpas,dis-je.Tulesais.Maisils’étaitdéjàengagésurlechemin,dansl’obscurité.—Lee…Jeretrouvaisonpulletl’enfilai,maisilneparvintpasàmeréchauffer.Danslebungalow,assissursonlit,Chubslisait.Uncoupd’œilsurmonvisageetilfermaaussitôt

sonlivre.—Qu’est-cequiestarrivé?—Onpart,répondis-je.Rassembletesaffaires…Nerestepasplantélà!Bouge!Ilseleva.—Çava?demanda-t-il.Qu’est-cequisepasse?Àl’arrivéedeLiam,jefinissaisderacontercequeClancyavaitfait.—Jenetetrouvaispasetjem’inquiétais,dit-ilàChubs.Tuesprêt?J’enfilaiunT-shirttropgrand,attrapaileblousonqueLiammelança.Chubsnouaseslacets,ferma

samalletteetneprotestapasquandonéteignitlalumière.Onsortitdanslenoir.Surlapisteprincipale,l’odeurdelafuméenousaccompagnapluslongtempsquelalumièredufeuet

lesvoix.Chubsseretourna,uneseulefois; la lueurorangesereflétasurlesverresdeseslunettes.Jecomprisqu’ilavaitenviededemandercequenousallionsfaire,maisLiamnousfitsignedenoustaire,puiss’engageasuruncheminquejeneconnaissaispas.

Ilétaitdégagémaissiétroitqu’ilfallaitmarcherenfile indienne.JenequittaipaslesépaulesdeLiamdesyeux,puisiltenditlebrasetmepritlamain.Lecheminserpentaitentredejeunesarbresetilfaisaitdeplusenplussombre.

Onsortitdelaforêtetunelumièreaveuglantenouséblouit.Liamsecrispa,s’arrêtaetserramamainsifortquej’eusmal.

—Jetel’avaisdit.JereconnuslavoixdeHayes.—Jet’avaisbiendit,poursuivit-il,qu’ilspartiraientparlà.—Oui.Bonnedéduction.—Merde,juraChubs,derrièremoi,maisj’étaissiébahiequejenepusquerejoindreLiam.Clancy,

Hayesetplusieursautresnousbarraientlaroute.

Vingt-sept

Pendantuninstant,toutlemonderestaabsolumentimmobile.Àlalumièredeslampestorchesetdeslanternes,jereconnusl’endroit.Jel’avaisvusurl’écrande

l’ordinateurdeClancy.C’étaitlàque,quelquesjoursplustôt,deschasseursdeprimesavaientfranchilaclôtureetqueHayess’était«occupé»d’eux.Commeilsemblaitmaintenantprêtà«s’occuper»denous.

Lesgarçonssetenaientsurlechemin,devantlefildefermarquantla limited’EastRiver.Clancyétaitdevanteux,bienplusmaîtredelui-mêmequequelquesheuresplustôt.

— Il faut qu’onparle, dit-il d’unevoix affable.Desmesures doiventêtre prises pour limiter lesrisques.

—Ons’enva,déclaraLiamavecunecolèreàpeinecontenue.Etonnecherchepaslesennuis.—Vousnepouvezpaspartircommeça.Hayesavança,sepostaprèsdeClancy.—Ilyadesrègles,poursuivitClancy,etvousn’avezpasencoregagnéledroitdevousenaller.Àpeinelesmotseurent-ilsfranchiseslèvresquedesvoixetdespasretentirententrelesbuissons,

surlapistepluslargesetrouvantderrièreeux.Oliviaapparut,puisMikeetquatregarçonsavecquiLiamtravaillait depuis un mois. Ils réagirent exactement comme nous : la lumière les fit sursauter et ilss’arrêtèrentnet,ébahis.

—Qu’est-cequisepasse?demandaOlivia,franchissantlarangéedegarçonsennoiretsecampantdevantClancy.Pourquoitunem’aspasavertieparradio?

— Hayes etmoi, on contrôle la situation, répondit Clancy en croisant les bras. Retournez à vospostes.

—Explique-moid’abordcequisepasse.Ellesetournaversnous,vitnosbagages.—Vouspartez?demanda-t-elle.—Lee,intervintMike,pourquoi?— Il semblerait que Liam Stewart ait préparé une nouvelle évasion, dit Clancy, en tout cas une

tentative.Elleseraàpeuprèsaussiréussiequelapremière.—Vatefairevoir!criai-jeensaisissantlebrasdeLiampourl’empêcherdefrapperClancy.—Ruby,ditcalmementClancy,aveclamêmefamiliaritéquelorsquejeleprenaispourmonami,on

pourraitaumoinsdiscuter,non?Oui,soufflaunevoixàmonoreille.Toutpourraits’arranger.Labouledecolèrenichéedansma

poitrine se désagrégea, lentement au début, puis très vite. Je lâchai Liam.Une conversationme parut

soudain la meilleure solution… la seule solution. Quelques instants plus tôt, j’étais très en colère eteffrayéemais,maintenant,j’étaisfaceàClancy.

FaceàClancy.Jefisunpasverslui,verssonsourire.Jepouvais…jepouvaisluipardonner.Ceseraitfacile.Tout,

avecClancy,étaitfacile.J’avançaicommedansunrêve,sachantexactementoùjedevaisaller.MaisLiamnemelaissapasfaire,etChubsnonplus.Lesmainsdecederniersaisirentmonsacà

dos.Àl’instantoùLiamsepostadevantmoi,Clancydisparutetj’oubliaipourquoiilfallaitabsolumentquejelerejoigne,quejelelaissemerameneraucampement.

—Cesse!criaLiam.Jenesaispascequetuluifais,maiscesse!—Iln’estpas…,ditMike,regardantsonami,puisOlivia.Je vis, derrière l’épaule de Liam, le visage figé de cette dernière. Plus loin, leurs camarades,

hésitants,parlaientàvoixbasse.—Jenefaisrien,réponditClancyd’unevoixglaciale.Tuesjalouxdenotrerelation,c’esttout.Lesgarçonsquil’entouraientacquiescèrent,levisageétrangementimpassible.—Tunerespectespaslesrègles,poursuivit-il.Parcequec’estunedenosrègles,hein,Liv?Quand

onveutpartir,ilfautm’endemanderl’autorisation,exact?Ellehésita,maishochalatête.Liambaissalentementlesbras.IlplissalefrontetparutpencherlatêteversClancy,commepour

écouterdesparolesqu’onnepouvaitentendre.Sesépaulessedétendirent.Ilfitunpasenarrière,puisunautre,s’éloignantdemoi,unemainsurlefront.

—Désolé…Je…Jenevoulaispas…—Tuétaisheureuxici,hein?demandaClancy.Iln’yapasderaisonpourquetunelesoispasà

nouveau.Ilyadesrègles.Tulesconnais,maintenant,ettulesrespecteras,hein?—Oui,réponditLiamd’unevoixrauque.Il me fixait, mais ses yeux avaient pris un aspect laiteux que je reconnus immédiatement. Et,

apparemment,Chubsaussi,quiplissalespaupièresetbraquasurClancyunregardd’unefureuracérée.—Jevaistedirecequejepensedetesputainsderègles,dit-ilenseplaçantdevantLiam.Turestes

danstonbureauettufaiscroireàtoutlemondequetuveuxlebiendesautres,maistuneparticipespasau travail. Jenesaispas si tuesuneorduregâtéeousi tuaspeurdesalir tes joliespetitesmainsdeprincesse,maisçacraint,c’estdégueulasseet,nomdeDieu,jen’aijamaismarchédanstacombine.

LeregardglacédeClancyétaitrivésurChubs,maiscedernierpoursuivitcommesiderienn’était:—Tudisqu’onesttouségaux,commesionformaitunarc-en-cieldepaixettoutescesconneries,

mais tu n’y crois pas toi-même, hein ? Tu ne nous laisses pas contacter nos parents et tu te fichescomplètementdes jeunesenfermésdans lescampsque tonpère a créés.Quand lesgarsdu servicedesécuritéontvouluteprésenterleurprojet,tuasrefusédelesécouter.Alorsexplique-moipourquoionnepeutpaspartir?

Ilavançaànouveaud’unpasetconclutsanslaisseràClancyletempsdeparler:—Àquoisertcetendroit,sinonàteconforterdanstahauteopiniondetoi-mêmeetàtepermettrede

manipulerlesgensetleurssentiments?JesaiscequetuasfaitàRuby.Lesautresrestèrent immobilesetsilencieux,mais leurregardperditsafixitéaufildesproposde

Chubs ;Mike se libéra de l’influence de Clancy, une expression de dégoût sur le visage. Les autresjetèrentdebrefscoupsd’œilautourd’eux,nerveuxetindécis.

Clancyn’avaitpasbronché,pendantqueChubsluidisaitsesquatrevéritésmais,quandChubseutterminé,ilsepencha,commepourluiconfierunsecret.Cependant,savoixfutsifortequetoutlemondeentendit.

—Jen’aipasmanipuléquesessentiments.IlsetournaversLiam.—Hein,Stewart?ajouta-t-il.Le visage de Liam devint écarlate et je n’eus pas de mal à deviner quelle image Clancy avait

introduitedanssonesprit.—Non!criai-je.Maisilétaittroptard.Toutsepassaensuitetrèsvite.LiamlevalepoingpourfrapperlevisagearrogantdeClancy,maissa

mainnedépassapas sonépaule.Soncorps tout entier–muscles, articulations, tendons– devint aussirigidequ’uneplanche,commes’ilavaitreçuunedéchargeélectrique.Ilsefigea,tombaet,uninstantplustard,Hayessejetasurluipuislefrappa.

—Arrête!suppliai-jeenéchappantàl’étreintedeChubs.JesavaiscequeluiavaitfaitClancyetpourquoiilnepouvaitmêmepasprotégersonvisage.Une

traînéedesangtachalapoussière,etjetrouvaicedéchaînementdeviolenceinsupportable.Toutlemondeletrouvainsupportable.—Clance,ditOlivia,çasuffit.Toutlemondeacompris.Hayes…tuvasletuer.Inlassablement,HayesfrappaitLiam.Lescoupsnecessèrentqu’àl’instantoùClancyposaunemain

sur son épaule,mais il prit encore le temps d’un dernier coup de poing au visage. Il redressa Liam,l’ayantprisparlachemisepuis,surunhochementdetêtedeClancy,lechargeasursonépaule.

Dèsqu’ilssefurentéloignés,onseprécipita,Chubsetmoi,pourlessuivre,maisMikenousbarralechemin.

—Non,dit-il.Ceserapire.—Qu’est-cequ’ilsvontluifaire?demandaChubs.—Retournezdansvotrebungalow,dit-il.Onvas’occuperdelui.—Non,protestai-je.Onnepartirapassanslui.Mikesetournaversmoi.— Jenesaispasceque tu luiasdit,ouquelles idées tu luiasmisesdans la tête,maisLeeétait

heureuxici.C’étaitexactementcequ’illuifallaitettul’asfaitchangerd’avis…— Pas deça ! coupa sèchementChubs.Ce n’est pas la faute deRuby.Tu es tellement occupéà

lécherlesbottesdel’Insaisissablequetunevoispascequisepasse.Mikemontralesdents.—Ontesupportait,àCaledonia,parcequeLiamnousledemandait,maisjen’aipasderaisondele

faireici.—Peuimporte,réponditChubs.Jem’enfiche.Laseulechosequicompte,c’estcequivaarriverà

Lee…Tusais,cetypequiatoutrisquépournousfaireévader?Sesparoleseurentl’effetrecherché.Mikeblêmit.—TupeuxgardertonInsaisissableridicule,maisn’espèrepasqu’onvouslaisseragarderLee.Il tenta une nouvelle fois de passer, de se frayer un cheminparmi les compagnons deMike pour

rejoindreLee.Desbrasentourèrentmapoitrine,d’autresmesjambeset,malgrénoshurlements,legroupenousemmena.

Assissur lacouchettedeLiam, immobile,silencieux,Chubsfixait laportedubungalow.Derrièrelesfenêtres,desvisages:curieuxetsentinelles.L’extinctiondesfeuxétaitpasséedepuislongtemps,maisnousnepouvionspasdormir.Deuxsilhouettesennoirsetenaientdevantlaporteetnousnepouvionspasdavantagepartir.Pasaprèsnotretentatived’évasionetcequeChubsavaitditàClancy.

—Oùas-tuapprisàparlercommeça?demandai-je.

Ilhaussalesépaules.— J’ai imaginé cequeLeedirait et j’ai improvisé. J’aivraimentdit qu’il avait de joliespetites

mainsdeprincesse?J’eusunrireétranglé.—Oui.Etpasseulementça.Lessecondespassèrentuneàune.—Pourquoin’as-tupasétéaffecté?demandai-je.Ilaessayé,non?—Oui,jel’aisenti.Maisilnesaitpas…Chubssetapotalefront.—Riennesortnin’entre,ajouta-t-il.J’ignorepourquoi.Je pensai vaguement que c’était sans doute pour cette raison que je n’étais jamais parvenue à

pénétrer dans son esprit, mais des pas traînants retentirent sur le chemin et toute réflexion devintimpossible.

Oliviaetungarçonentrèrent,soutenantLiam,latêtebaisséeetlescheveuxcouvertsdeboue.—Lee,ditChubsenseprécipitant.Lee,tum’entends?Onlesaidaàl’allongersurlefuton.Ilfaisaitnoir,danslebungalow,etjenevistoutel’étenduede

sesplaiesqu’aprèsqu’Oliviaeutposéunelanternesurleplancher,prèsdelui.—MonDieu!soufflai-je.Liamsetournaversmoietjem’aperçusqu’ilétaitconscient…quesesyeuxétaientsienflésqu’ilne

pouvait les ouvrir. Je pris son bras, gisant sur le sol près du futon, et le posai sur sa poitrine. Sarespirationétaitsifflante.Uneépaissecouchedesangséché,poisseux,couvraitsonnez,saboucheetsonmenton.

—Ilfautunantiseptique,ditChubs,despansements,desbandes…—Venezavecmoi,réponditOlivia.Jevousconduiraiàlaréserve.Personnenenousennuiera.—Jenelelaissepasseul,dis-je,àgenouxprèsdeLiam.—Jem’enoccupe,proposaChubseneffleurantmonépauledelamain.La contre-porte s’ouvrit en grinçant puis se ferma derrière eux ; j’attendis d’être seule pourme

tournerànouveauversLiam.Jepassaileboutdesdoigts,aussidoucementquepossible,sursonvisage.Ilneputreteniruncridedouleur,quandj’arrivaiàsonnez,maisnebougealatêtequ’à l’instantoù jetouchai sa lèvre fendue,enflée. J’eus l’impressiond’être sortiedemoncorpsetde le regarderdepuisl’autreboutdelapièce.

Jecroisquejen’avaisjamaisautantpleuréquependantcederniermois.Jen’étaispascommemescamarades de Thurmond, qui sanglotaient tous les soirs, et recommençaient le matin quand elless’apercevaientquelecauchemarétaitlaréalité.Mêmequandj’étaispetite,jenepleuraispasbeaucoup.Mais,àcetinstant,jenepusretenirmeslarmes.

—Jesuis…aussimochequejelecrois?Savoixétaitfaible,pâteuse.Jevoulusouvrirsabouche,pourm’assurerqu’iln’avaitpasdedents

cassées,maisrenonçaiàtouchersamâchoiremeurtrie.Jemepenchai,posaimeslèvressurlesendroitsoùmesdoigtsétaientpassés.

—Non,souffla-t-il.Saufsituleveuxvraiment.—Tun’auraispasdûl’attaquer,dis-je.—Illefallait,marmonna-t-il.—Jeletuerai,m’emportai-je.Jeletuerai!Liameutunrireétouffé.—Ah…c’estbientoi.C’estbienRuby.

—Jeteferaiquittercetendroit,promis-je.ToietChubs.JeparleraiàClancy,je…—Non,dit-il.Nevapaslevoir…Ceserapire.—Çanepeutpasêtrepire,protestai-je.J’aitoutgâché.Toutsaboté.—MonDieu,murmura-t-il,secouantlatêteetesquissantunsourire,tusaisque…parfois,prèsde

toi,jesuissiheureuxquemoncœursemblesurlepointd’éclater.Jeteregarde…etjen’aiqu’uneidéeentête:teserrerdansmesbrasett’embrasser.

Ilpoussaunfaiblesoupiretajouta:—Alorsneparlepasdepartir,passitunevienspasavecmoi.—Jenepeuxpas,dis-je.Jetemettraisendanger.—Connerie,souffla-t-il.Sionétaitséparés,ceseraitbienpire.—Tunecomprendspas…—Alorsexplique-moi,ditLiam.Ruby,si tumedonnesunebonneraisondenousséparer, je t’en

donneraicentdenepaslefaire.Onpeutalleroùonveut.Jenesuispastesparents;jenet’abandonneraipasetjenetechasseraipas,jamais.

—Ilsnem’ontpasabandonnée.Cequiestarrivéétaitmafaute.Lesecretm’avaitéchappécommeunlongsoupiretjenesaispaslequeldenousfutleplusétonné.Liamgardalesilence,attendantquejecontinue.Jemedisquelemomentétaitarrivé.Maintenant,

j’allaisleperdre.Etjeregrettaiamèrementdenepasl’avoirembrasséunedernièrefois.Jeposai la têtesur l’oreiller,prèsde lasienne.Àvoixbasse, je lui racontaique j’étaisalléeme

coucher,laveilledemondixièmeanniversaireenespéranttrouver,àmonréveil,lespancakeshabituels.Qu’ilsm’avaientenferméedanslegaragecommeunanimalsauvage.Et,ensuite,jeluiparlaideSam.Jeluidisquej’avaisétésonChubs,jusqu’aumomentoùjenel’avaisplusété,oùjen’avaisplusrienété.

Magorgebrûlaitquandj’eusterminé.Liamsetournaversmoi.Nosvisagesétaienttoutprèsl’undel’autre.

—Jamais,dit-ilquelquesinstantsplustard.Jamais.Jamaisjenet’oublierai.—Tun’auraspaslechoix.D’aprèsClancy,jenepourraijamaiscontrôlercepouvoir.—Jecroisqu’ilraconten’importequoi.Écoute,cequej’aivudanslesboisquandtu…—Quandjet’aiembrassé.— Exact.C’est…C’est arrivé, hein ?Ce qu’il…Ce que ce salaud a fait.Ça t’est arrivé. Il t’a

paralysée,commemoitoutàl’heure.Oui,maisaussinon.Non,parcequ’unepetitepartiedemoiavaitenviequ’illefasse.Oui,parceque

Clancy,capabledejouersurmesémotionsaumoindrecontact,m’avaitimposécedésir.Jehochailatête,lesentraillesnouéesparlesouvenirécœurantdesapeaucontrelamienne.

—Approche,soufflaLiam.Jesentislacaresselégèredesesdoigtssurmescheveux,puissurmajoue.Quandjelevailatête,il

m’embrassa.Jeveillaiànepastouchersonvisage,seulementsonépauleetsonbras.Quandils’écarta,meslèvrescherchèrentànouveaulessiennes.

—Tuasenviequ’onresteensemble,hein?murmura-t-il.Toietmoi.Ontrouveraunesolution.Entoutcas,jetefaisconfiance.Situjettesuncoupd’œildansmonesprit,tuneverrasriend’autre.

Sonhaleine,surmajoue,étaitaussichaudequ’unbaiser.—Mikeaprisdesdispositions,poursuivit-il.Iltrouveralemoyendenousfairesortir,etensuite,

toi,moietChubs,onprendralaroute.OniravoirlepèredeJack,ons’arrangerapourqueChubspuissecontactersesparents,etaprès,nousdeux,onverra.

Jel’embrassaisurlefront.—Vraiment,tunemehaispas?soufflai-je.Tun’aspaspeur…mêmepasuntoutpetitpeu?

Sonvisagemeurtrisecrispa.Peut-êtreunsourire.—Tumeterrifies,maispourunetoutautreraison.—Jesuisunmonstre,tusais.Jesuisdangereuse.—Non,dit-il.Tuesl’uned’entrenous.

Vingt-huit

AuretourdeChubs,quelquesminutesplustard,Liamdormaitd’unsommeilagité. Ilseréveillaquand on commença de nettoyer les entailles et les plaies de son visage, pritmamain à la premièrebrûluredel’antiseptique.Lorsquesonétreintesedesserraetqu’ilfermaànouveaulesyeux,jepoussaiunsoupirdesoulagement.

—Ilvas’entirer,ditChubsenvoyantl’expressiondemonvisage.Ilfourralerestedespansementsdansmonsacàdosetajouta:—Ilauraunemigraineàtoutcasserdemainmatin,maisilseremettra.Ondormitàtourderôleou,dumoins,onfitcommesi.L’excèsd’énergieetd’angoissefaisaitvibrer

toutmoncorps,etChubsmarmonnait,commes’ilessayaitdecomprendrelesévénementsdelasoirée.Puisdespasretentirentànouveausurlesmarchesenbétondubungalow.—Lizzie,ditungarçonderrièrelaporte.Tues…Elleouvritlacontre-portesiviolemmentqu’elleclaquacontrelemur.Liamseréveillaensursaut,

troubléetdésorienté.—Ruby!Blême,lesmainscouvertesdesang,Lizziemefixait.—C’estClancy,hoqueta-t-elleensaisissantmesbras.Il…ils’esteffondré,ils’estmisàtrembler

detoussesmembres,àsaigner.Jenesavaispasquoifaire,maisilm’aditd’allertechercher,parcequetucomprendraiscequisepassait…Ruby,jet’enprie…!

Jeregardaisesmains,lesang.—C’estunpiège,soufflaLiam,surlefuton,d’unevoixrauque.Ruby,ne…—S’ilestvraimentblessé,ditChubs,c’estmoiquidevraisyaller.—Ruby!criaLizzie,commesiellemereprochaitdenepasbouger.Ilyavaittellementdesang…

Jet’enprie,Ruby,jet’enprie,ilfautquetuviennes…Ilmeprenaitvraimentpouruneidiote.Oubienilcroyaitquesoninfluenceétaitirrésistible…que

j’oublieraiscequ’ilavaitfaitàLiametmeprécipiteraisàsonsecours.Jesecouailatête,tremblantedecolère.Tropimmatureetfaiblepouremployermesaptitudes,hein?

Onverrait.Liams’assitpéniblement.—Jeleconnais,dit-il.N’yvapas…ne…—Conduis-moiauprèsdelui,ordonnai-jeàLizzie.Chubsprotestaetjemetournaiverslui:

—Reste avecLiam,compris ? (Il fautque tuprennes soinde lui, parceque jenepeuxpas lefaire.)Jem’occupedureste.

Jenousferaissortir.PasMikeouuncoupdechance….Jenousferaissortir,ets’ilmefallaitfaireunefforténormepourentrerdansl’espritdeClancy,marécompenseseraitsonvisagefigé,quandilseraitsousmoninfluence.Nem’avait-ilpasenseignétoutcequej’avaisbesoindesavoir?

—Ruby…,ditLiam.MaisjeprisLizzieparlebras,l’entraînaidehors,passaiprèsdesgarçonshébétés.Latempérature

avaitbaisséetilgelait.DegrosseslarmesgouttaientdumentondeLizzie.—Ilestdanslaréserve…Onparlaitde…de…—C’estbon,dis-jeenposantunemainhésitantesursondos.Ontraversalejardinencourantetmontalesmarchesconduisantà laportedederrièredubureau.

Elleenfonçamaladroitementlaclédanslaserrure,quisecoinça.Jedusenfoncerlebattantd’uncoupdepied ;Lizzie,complètementaffolée,seprécipitaà l’intérieur.Lecouloiret lacuisineétaientvides.Lebâtimentsentaitl’ailetlasaucetomate.

Clancysetrouvaitdanslaréserve,appuyécontreuneétagèredeboîtesdemacaronis.Lizziecourutjusqu’aucoindroitdelapièceettombaàgenoux.Lesmainstremblantes,ellegriffale

sol.—Clancy,cria-t-elle.Clancy,tum’entends?Rubyestlà…Ruby,viens!Monestomacsenoua.Mespirescraintesseconfirmaientetjefusétonnéedemesentirtrèstriste.Pourquoiseconduit-ildecettefaçon?pensai-jeenleregardant.Pourquoi?—Tuesvenue,tuesvraimentvenue…,ditClancyd’unevoixindifférente,sansinflexion.C’étaitcommes’ilrécitaituneréplique.—Merci,Ruby,poursuivit-il,mercid’êtrelàquandj’aibesoindetoi.—Pourquoirestes-tuplantéelà?gémitLizzie.Occupe-toidelui!—Tuesuneordure,dis-jeensecouantlatête.Clancysedirigeaversmoi,maisjegagnailecôtéopposédelapièce,oùLizzieétaitàplatventre

parterre.—Cesse,repris-je.Jesuislà.Tun’aspasderaisondecontinuerdelatorturer.—Jenelatorturepas,ditClancy.Jem’amuseunpeu,c’esttout.Puis,commepourledémontrer,ilcria:—Liz,laferme!Ellesetut.Elles’étaitmordulalèvreetlesangcoulait.Jeprissesmainsetlesretournai.C’était

ellequisaignait:sespaumesétaiententaillées.—Qu’est-cequetuveux,àlafin?demandai-jeenpivotantsurmoi-même.Jet’aitoutracontéetce

quej’avaisgardépourmoi,tul’asvu!Cenefutqu’àcet instantquejeprisconsciencedecequ’ilportait.Unpantalonnoirrepassé,une

chemiseblancheimpeccableetunecravaterouge.—Jetegardeencoreunpeuici,dit-il.Ensuite,onpourrapartir.—Etoùirons-nous?Jefixai,derrièresatête,l’étagèredeslouchesetdessaladiers.—Oùtuveux.Cen’estpascequetonBleut’apromis?Jetentaidegardermoncalme,maislafaçondontilcrachalemot«Bleu»enflammamesnerfsdéjà

àvif.JenesaispassiLizzieperçutmonchangementd’humeur,maisClancy,oui.Ilsouriait,decesourireparfaitquimesuivaitpartout,àThurmond.

Bien,pensai-je,laisse-lecroirequetunepeuxpastedéfendre.Ilmefallaitlepersuaderquejenereprésentaispasunemenace.Bientôt,ilsetraîneraitparterre,incapabledesesouvenirdesonnom.

—Tupeuxmeproposermieux?demandai-je.—Etsijepouvais?—J’aidumalàlecroire,dis-jeenavançantunpeu,parcequetunetienspasàmoi.Silasituation

avaitétéinversée,tuneseraispasvenu,hein?Ilhaussalesépaules.—Jeseraisvenu.Maisjen’auraispascouru.—S’ilteplaît,laissepartirLizzie,dis-je.Ellesanglotaitcommeunepetitefilleetcelameterrifiait.Qu’est-cequifaisaitdesOrangesdetels

monstres?—Pourquoi?Siellereste,tunetenterasrienparcequ’ellerisqueraitdesouffrir,oupire.Ilditcelasuruntonsineutrequejecrusqu’ilblaguait.—Commentpeux-tu enêtre sûr ?demandai-je, espérantquemavoixétait restéecalme. Jene la

connaispastrèsbien.—J’aivutessouvenirs.Tuescequelespsysappellent«hyperempathique».Tunefaisrienqui

puissenuireauxautres…entoutcasintentionnellement.Sonassuranceétait totale, et sa stupéfaction,quand jeme jetai sur lui, futd’autantplusagréable.

Pourunefois,iln’avaitpasprévumaréaction,nem’avaitpasplacéesoussacoupe.Jeluigriffailajoueetilgrognaquandmesonglesentaillèrentsapeau.

Lecontactfut immédiatetpuissant. Ilsemblaitavoirditvraisurunpoint,après tout. Ilmefallaitvouloirutilisermesaptitudes.Ilmefallaitvouloirlesemployer.Etjelevoulais.Jevoulaisréduiresoncerveauencharpie.

Les imagesbouillonnantdans leseauxnoiresdesonespritétaient totalementdifférentesdecellesque j’avais vues précédemment. Elles n’étaient pas claires et nettement définies. Elles apparaissaientdans une sorte de suiemouillée.Floues, brumeuses. Je vis des visages enflés, difformes, s’élever au-dessusdelasurfaceboueuse.Sonespritétaitdevenumou:j’avaisl’impressiondepouvoirlemodeler.

—Laisse-lapartir,dis-jeenaccentuantmonétreintesursoncou.Jeluitransmisl’imagedeluirenvoyantLizzieet,uninstantplustard,ilmarmonna:—Lizzie…Sors.Ellefonçaverslaporte.Clancytremblait,battaitdespaupières,maisjenelelâchaipas.—Maintenant,dis-je,tuvasnouslaisserpartir,nousaussi.Mais,pendantquelesmotsfranchissaientmeslèvres,jeperçusl’affaiblissement.Jeserraiplusfort,

mesdoigtss’enfonçantdanssapeau.Pasencore,suppliai-je,pasencore,jedois…jedois…Aussivitequej’étaisentrée,jefuschasséeetcettesaloperiederideaublancnoussépara.Jetentai

del’attaquer,maisClancytenditlamain,saisitmonpoignetettouslesmusclesdemoncorpssemuèrentenpierre.

—Bienjoué,fit-il.Clancymelâcha.JetombaisurlesolcommeuneplancheetClancym’enjambapourallerexaminer

sajouegrifféedanslasurfaceréfléchissanted’uneboîtedeconserve.—Çanesaignepas,constata-t-il.Heureuxdevoirquetuastiréprofitdemesleçons,ironisa-t-ilen

passantunemaindanssescheveuxenbataille.Ilsetournaànouveauverslesétagères,cachantsonvisage,maissespoings,danslespochesdeson

pantalon,étaientserrés.Jenel’avaispasdétruit,maisilétaitsecoué.

— J’aime que mes élèves progressent, ajouta-t-il, mais ne confonds pas quelques semainesd’entraînementetplusieursannées.

Jetentaidedémêlerleblocagementalquim’immobilisait.Jecommençaiparmesorteils,imaginantquejelesbougeaisunparun.Et…rien.

Jepouvaiseffacerlessouvenirs,maisilétaitcapabledetransformerlesgensenstatuesvivantes.Lepremierhurlementretentittoutdesuiteaprèslepremiergrondementdemoteur.Unebourrasque

secoualesarbres.Lesbranchesgriffèrentlebâtiment,commepourattirernotreattention.Clancyrentralatête dans les épaules quand l’alarme retentit, stridente, mais se redressa aussitôt. La joie éclaira sonvisageetcelameterrifia.

—Lesvoilà,dit-ilenépoussetantsachemise.Ilsarriventenfin.Je ne pouvais pas fermer les yeux. L’air les brûlait et, quelques secondes plus tard, il parut

s’enflammer.L’odeurdelafuméeentraparlesfenêtresouvertes.Coupsdefeu,hurlements,chocssourds.Jem’imaginai courant jusqu’à la porte, rejoignant les autres,mais je nepusquebattre des paupières.C’étaitdéjàça.Undébut.

—Tunerisquesrien,ditClancyens’asseyantprèsdemoi.Jeteprotégerai.Lesangrugissaitdansmesoreilles.Leshurlementsvenantdel’extérieurnesemblaientpashumains;

c’étaient plutôt ceux d’animaux écorchés vifs. Souffrance, terreur et désespoir. La plainte métalliquefranchissantlesmursétaitplusfortedeminuteenminute.

Leslapinsontbesoindedignitéet,surtout,delavolontéd’accepterleurdestin.Despas lourds,dans le couloir, parfaitement en rythme.Laportede la réserve s’ouvrit dansune

explosiondefuméeetdechaleur.L’expression du visage de Clancy, quand les FSP entrèrent, me fit un plaisir immense. L’espoir

cédant la place à l’ébahissement puis à une fureur intense. S’il attendait quelqu’un, ce n’était pas lesForcesspécialesPsi.

Iln’eutmêmepasbesoindetoucherleshommes.— Silence, dit-il en tendant une main vers eux. Partez. Dites à votre supérieur qu’il n’y avait

personnedanscettepièce.Lepremiersoldat,enuniformeetgiletpare-balles,portaunemaingantéeàsonécouteuretditd’une

voixmonocorde:—Bâtimentvide.Ilfitungestesaccadéendirectiondesescompagnons,ettoussortirentaupasdecourse.—Merde…merde,ditClancyensecouantlatête.Ilfrappauneétagèredupoing,lesdétonationscouvrantlebruitdel’impact.—OùsontmesRouges?Pourquoinelesa-t-ilpasenvoyés?Il porta ses phalanges écorchées à ses lèvres et les suça en faisant les cent pas. Sa respiration

précipitéesemblaitfaireéchoauflotrapidedesespensées.MesRouges.Cesmotsnelaissèrentplaneraucundoutedansmonesprit.L’opérationJamboree,le

programmedesonpère.Non,pensai-je,pasceluidesonpère.Lesdiversespiècesdel’ensemblefragmentém’apparurent.Jeneleconnaissaispasencoretrèsbien

quandilm’avaitparlédeceprogramme,et jenesavaispasdequoi ilétaitcapable…en toutcaspasassezpourdonnerunsensauxindicesqu’ilm’avaitinvolontairementdonnés.

Personneaumonden’étaitàl’abridesonpouvoir,pasmêmeleprésidentGray.Clancyfaisaittoujourslescentpascommeunlionencage,sesépaulessevoûtantàchaquerafale.

Puisils’immobilisa,regardalesfenêtresetlafuméetourbillonnantderrière.

—Qui t’aaverti, salaud,marmonna-t-il,apparemmentsansse rendrecomptequ’ilparlaitàhautevoix.Quiaéchappéàmoninfluenceetcompris?J’aiétéprudent.Trèsprudent.

Ilpivotasurlestalons,sedirigeaversmoietjevislavéritésursonvisage.Ilavaitpersuadésonpère,sesconseillersetd’autresresponsablesdelancerl’opérationJamboreeetsuperviséleprogrammejusqu’aumomentoùleprésidentavaitcomprisquelesRougesétaientsoussoninfluence.

Il ne s’était sansdoutepas contenté deça.S’il tenaitEastRiver sous sa coupe, ilétait sûrementaussienmesuredecontrôlerunepetitearméedeRouges.

Peut-êtrevit-il,dansmesyeux,quej’avaiscompris.Ileutunriresansjoie.—Detempsentemps,j’oubliequemonpèren’estpasstupide.Mêmeaprèsavoirenfincomprisque

je lemanipulais, il n’apas soupçonné que j’étaisà l’originede l’opération Jamboree. J’yai veillé…Aprèslafondationd’EastRiver,jeleuraimêmerenduvisite,pourm’assurerqu’ilsétaienttoujourssousmon influence. La fuite sur l’emplacement d’East River correspondait exactement à la fin de leurformation.

Ilposaunemainsursescheveux,fermalepoinget,quandilrepritlaparole,savoixs’étaitbrisée.—Quandj’étaisenfant,jel’idolâtrais,maislorsquej’aicompriscequ’ilétaitvraiment…cequ’il

étaitcapabledefaireàsonproprefils…Lagorgeserrée,ilsetut.Puisilreprit:—Qui est-ce ? Qui l’a averti ? Comment a-t-il su qu’il devait envoyer les FSP ? Je devrais

contrôlermesRouges,encemoment,etnousdevrionsmarchersurNewYorkpourlerenverser…Clancysepenchasoudain, saisitmonT-shirtetmesouleva. Ilmesecouasi fortque je faillisme

mordre la langue,mais ilneditpasunmot.Lesballeset leshurlements,dehors,n’affectaientpassonvisageimpassible,etpasdavantagesespensées.Delafuméeserépanditsurleplancher,bouillonnante,tumultueuse,engloutissanttoutsursonpassage.Clancymelâchapuissesmainsglissèrentsurmesépaulesenunecaressed’amant;sesdoigtsserefermèrentsurmoncouetjecomprisqu’ilallaitm’embrasseroumetuer.

Nouveauxpas,pluslégersmaispasmoinsprécipités.Clancy,contrarié,levalatête.Je ne vis pas ce qui se passa ensuite, seulement les conséquences. Clancy fut projeté contre les

rayonnages,satêteheurtantlemuravecunbruitsourd.Soncorpsbrisalesétagèresdepâtesetdefarinepuistombasurleplancher.

LevisagedeChubsapparut au-dessusdumien.Ses lunettesétaient rayéeset tordues, sa chemisecouvertedesuie,maisilnesemblaitpasblessé.

—Ruby!Ruby,tum’entends?Ilfautfuir.Pourquoi sa voix était-elle aussi calme ? Les coups de feu retentissaient à mes oreilles, flot

incessantdedétonationsetd’explosions.—Tupeuxbouger?demanda-t-il.J’étaisencoresiparalyséequejenepusquesecouerlatête.Chubsserralesdents,glissalesmainssousmesaisselles,s’assuraquesapriseétaitsolide.—Tiensbon,ons’enva.Quandtupourrasbouger,fais-le.Hors du bureau, il était impossible d’échapper au vacarme.Mon cœur semit à cogner dansma

poitrine.Degrosnuagesdegazlacrymogèneetdefuméeflottaient.Toutbrûlait:lesol,lesarbres,letoitdes

bungalows.J’eus l’impressionquemonvisageetmontorses’enflammaienteuxaussi.Leventpoussaitl’incendie dans notre direction. Chubs grogna et je compris qu’il avait du mal à avancer tout en mesoutenant.J’eusenviedeluidiredemelaisser,deprendreleslettresdansleblousondeLiametdefuir.

Liam.OùestLiam?

Àtraverslestourbillonsdecendres,jevisdeshommesennoirpousserdesjeunesversl’extérieurdu camp, le long du chemin des bungalows. Une fille tomba, puis fut traînée par les cheveux. Deuxmembres du service de sécurité, que je connaissais, braquèrent leurs armes sur les FSP, mais furentabattus.

—NEBOUGEZPLUS!Unevoix,sèche,habituéeàcommander.J’euslesoufflecoupéquandChubsmelâchaletempsdeprojeterlesoldatdansunarbre.Quandses

braseurentànouveauentourémapoitrine,onprogressaplusvite.Puis on tomba, roulant sur le flanc de la colline. Le dos demamain heurta un arbre. La fumée

m’aveuglait.Jefinisparm’arrêteraupieddelapente,levisagedanslabouedelarive.Desspasmessecouèrent

mesbrasetmesjambes,quisortaientenfindeleurparalysie.JesentisdesmainssurmondosetChubsmetraîna,toussantethaletant.Onvamourir.Onvamourir.Onvamourir.Leslapinsdoiventaccepterleurdestin,leslapinsontbesoindedignitéet,surtout,delavolonté

d’accepterleurdestin,leurdestin,leurdestin…L’eauétaitglacéeet jem’yenfonçai complètement.Commeunegifle, le chocme réveilla. Jeme

débattis,agitailesbraspourremonterà lasurface.Matêtesortitenfin,sousuncielorange.Jetoussai,crachaidel’eauetdel’airpollué.

Chubsmeretrouva.Cramponnéd’unemainàunpilierenbois,iltenditl’autreversmoi.Leponton,pensai-je,leponton.Jemedirigeaivers luiet le laissaimetirersouslesvieillesplanches.Lesouffledes pales des hélicoptères ridait la surface du lac. J’avais du mal à maintenir la tête au-dessus desvagues,maisjevistoutdemêmelesprojecteursbraquéssurl’eau.

UnbrasautourdesépaulesdeChubs, je tendismamain libreet saisisunpiliercouvertd’alguesgluantes.

—NomdeDieu!souffla-t-il.Jel’attiraicontremoietleserraiaussifortquelepermettaientmesmusclesankylosés.

Vingt-neuf

Mesjambesétaientàmoitiégeléesquandj’eusenfinlecouragedebouger.Depuisquelquetemps,depuisquelesoleilréchauffaitleciel,toutétaitsilencieux.Leshélicoptèresétaientpartis,puislescoupsdefeuavaientcessé.Nousnefaisionsquerespireretpartagernoscraintessur lesortdesautres…deLiam.

—Jenesaispas,avaitditChubs.Onaétéséparés.Ilpeutêtren’importeoù.Mesmusclesétaient si engourdisque j’eus toutes lespeinesdumondeàmehisser sur leponton.

Chubs se laissa tomber près de moi. On tremblait de froid dans nos vêtements mouillés. On suivitlentementlechemin,àquatrepattes,jusqu’aumomentoùonfutabsolumentcertainsqu’iln’yavaitplusquenous.

Presquetouslesbungalowsavaientdisparu…tasdeboiscalcinéetdepierres.Quelques-unsétaientencoredebout,brûlésousanstoit.Lacendretournoyaitcommedelaneige,collantànoscheveuxetànosvêtements.

—Ondevraitalleraubureau,dis-je,prendredesprovisionsetpartiràlarecherchedeLee.Chubsralentitetjem’aperçusquesesyeuxétaienttrèsrouges.—Neledispas,ordonnai-jesèchement.C’étaitimpensable.—Surtoutpas,insistai-je.IlnefallaitpaspenseràLee.IlnefallaitpaspenseràZuetàceuxquiavaientquittélecampement.

Ilfallaitcontinuerd’avancer.Sijem’arrêtaismaintenant,jamaisjenepourraisrepartir.Lespiècesdedevantétaientvides.Plusdecartonsetdebassines.JeforçaiChubsàresterderrière

moiquandj’entraidanslaréserve.Maisiln’yavaitplusrien.—Ilsontpeut-êtreeuClancy,ditChubsensefrottantlatête.Jegrimaçai.—Onadéjàeuautantdechance?À l’étage, lachambreétaitparfaite.Avantsondépart,Clancyavait fait son lit, rangé lespilesde

documents et de cartons et, apparemment, balayé. Je tirai le rideau pendant que Chubs appuyait àplusieursreprisessurleboutondemiseenmarchedelatélé.

—Iln’yaplusdecourant,constata-t-il.Tuveuxparierquel’eauaaussiétécoupée?JemelaissaitombersurlefauteuildebureaudeClancy,posailefrontsurleboisfoncédelatable

detravail.Chubstentadem’ôterleblousonmouillédeLiam,maisjenelelaissaipasfaire.—Mercid’êtrevenumechercher,soufflai-je.

—Idiote,ditaffectueusementChubsenmetapotantledos.Tucourstoujoursau-devantdesennuis.Jerestaiimmobileetillaissasamainsurmonépaule.—Pourquoia-t-ilfaitça?murmurai-je.Illesatouslivrés…Chubss’accroupitprèsdemoi,sesgenouxcraquantcommeceuxd’unvieillard.Samainrestasur

monbras,maisilparutavoirdumalàformulercequ’ilditensuite.— Je n’ai pas la prétention de pouvoir démêler les intentions de cet esprit diabolique, dit-il,

songeur, mais je crois qu’il aimait simplement contrôler. Commander.Manipuler les gens lui donnaitl’impressiond’être fort,mêmes’il savait sansdoute trèsbienqu’ilétait,horsdececampement,aussivulnérable que nous. Il y a des gens comme ça, tu sais. Une personnalité à l’extérieur et une autre àl’intérieur. Il se comportait en bon chef,mais il n’était pas… il n’était pas commeLee… ou Jack. Iln’aidaitpaslesgensparcequ’ilcroyaitquetoutlemondealedroitdesesentirfortetdeseprotéger.Clancynepensaitqu’à lui-même.Ilneseserait jamais jetédevantquelqu’un…n’aurait jamaisreçulaballeàsaplace…

Jemeredressai.—JecroyaisqueJackavaitétéabattualorsqu’ilfuyait.Chubssecoualatête.—Jackaétéabattupourmeprotéger,etilmeprotégeaitparceque…Ilprituneprofondeinspirationetpoursuivit:—Parcequ’ilmecroyaitvulnérable.Ilnesavaitpasqu’ilm’avaiténormémentappris.—Jesuisdésolée,dis-je,leslarmesauxyeux.Pourtout.—Moiaussi,dit-ilauboutd’uneminute,etjen’euspasbesoindetournerlatêtepourcomprendre

qu’ilpleurait,luiaussi.L’ordinateurportablesetrouvaitdanslepremiertiroirdubureau.Unmotétaitcollédessus.Ruby,J’aimenti.J’auraiscouru.CG—Chubs!appelai-jeenluifaisantsigned’approcher.Lebipdemiseenmarchefutétrangementharmonieux.Commeuneclochette.—Ill’alaissé?demandaChubsentambourinantduboutdesdoigtssurlebureau.Lacartesansfil

est-elletoujourslà?Elleyétait,maisClancyavaitprissoind’effacertoutlereste.Iln’yavaitplus,aumilieudel’écran,

quel’icônedelaconnexionInternet.— Pourquoi la pendule du coin indique-t-elle quinze ? demanda Chubs en s’asseyant dans le

fauteuil.Jeregardaicequ’ilmontrait.Lachargedelabatterie.Nousn’avionsqu’unquartd’heure.—Lesalaud!m’emportai-je.Chubssecoualatête.—C’estmieuxquerien.Silaconnexiontient,onpourraessayerdetrouverlemoyendepartir.On

pourramêmechercherlanouvelleadressedupèredeJack.—Etenvoyertonmessageàtesparents,ajoutai-je,soudainjoyeuse.—Ce n’est pas indispensable. Je préfère consacrer ces… quatorzeminutes à trouver le père de

Jack.Jepourraipeut-êtremêmeluitéléphonersicetordinateuraunmicro.Ilnevoulaitpasprendrelerisqued’appelersesparents.—Sérieusement,insistai-je.Envoyercemessageprendradeuxsecondes.Tut’ensouviens?—Assezbienpourqueçamarche.

Désœuvrée, j’errai dans la pièce, l’écoutant taper, respirant l’odeur de moisi. Mes pas meconduisirentjusqu’aulitdeClancy,oùjem’immobilisai,macolèrebalayantmonangoisse.

Lafenêtrecouvertedesuieprotestavigoureusementquandjevoulusl’ouvrir.Unflotd’airfraisfutmarécompense;jemepenchai,lesavant-brassurl’encadrement.Lecampements’étendaitdevantmoi:tasdecendresetterrebrûlée,maisilétaitfaciled’imaginerlesendroitsoùlesjeunesseréunissaientpargroupes, attendant leur repasautourducercledu feu.Lesyeux fermés, j’entendis les rires et la radio,humai les épices du chili et la fumée de bois. Je vis Liam, sa chevelure blonde couleur d’or pur,bavardanttranquillementavecsesvoisins.

Quandj’ouvrislesyeux,jen’eusplusbesoindel’imaginer.Jemeprécipitai horsde lapièce sans tenir comptedes appelsdeChubs. Jedescendis l’escalier

quatreàquatre,courusdanslecouloir,sortis.Ilétaitsurlechemindesbungalows,contournantlesarbresetlesbâtimentsabattus.Lechagrinetla

peurcrispaientsonvisageetilavaitbiendumalàprogresser.—Lee!appelai-je.Ilsetournaversmoi,ébahietincrédule.—Oh,monDieu!Jejetaimesbrasautourdesoncouetfaillisnousfairetombertouslesdeux.—Merci,souffla-t-il,merci,merci…Puisilembrassamonvisage,essuyaleslarmesetlasuie,psalmodiamonnom.Liamnes’étaitpaséchappéseul,maisluiseulétaitrevenu.Il nous raconta sa nuit dans le bureau deClancy, pendant que nousmangions ce que nous avions

trouvédanslaréserve.Leportableposéprèsdelui,Chubsguettaitunmessagedesesparentsouvérifiaitunefoisdeplusl’adressedupèredeJack.

Audébutducombat,lasurpriseavaitététellequelesmembresduservicedesécurité,disséminéssur le périmètre, n’avaient pas pu arriver à temps pour repousser les agresseurs. Ceux qui étaient dereposétaientvenusdansnotrebungalowetavaientobligéLiam–«enfait,ilsm’ontporté»,dit-ilavecamertume–àpartirparundescheminssecretsrepérésdanscebut.Ilsavaientmarché jusqu’aumatin,sanss’arrêter,jusqu’àlarouteoùnouslesavionsrencontréslapremièrefois.

—Onétaitvingt,toutauplus,dit-ilenprenantmamain.Touséclopés.LivetMikeonttrouvéunevoiture, y ont entassé ceux qui étaient le plusmal en point et sont partis à la recherche d’un hôpital,mais…

—Etlesautres?demandai-je.—Ilssontalléschacundeleurcôté.Liamsefrottalesyeuxetgrimaça.Lapeau,autourd’eux,étaittoujourssensibleetnoircissait.—Pourquoitun’aspasfaitpareil?s’emportaChubs.Qu’est-cequit’aprisdereveniricialorsque

lesFSPétaientpeut-êtretoujourslà?Liameutunbrefrireironique.—Tucroisquej’airéfléchialorsquevousétiezpeut-êtretoujoursici?Nousn’avionspasdetempsàperdre;nousconnaissionsbienlesFSPetsavionsqu’ilsrisquaientde

revenir, à la recherche de survivants. Les garçons se mirent au travail dans la réserve, tentant dedéterminer quelle quantité de nourriture on pouvait emporter. J’essayai de me rendre utile, mais jepensaisaubureaudeClancy,àl’étage.

Jefinisparcéderàmanervositéetleslaissaidiscuter.JetapotailapocheintérieuredublousondeLiam,ensortisleslettresencorehumidesdeChubsetdeJack,pourqu’ellesfinissentdesécher.

Il restait deux minutes d’électricité dans la batterie du portable. L’icône clignotait. L’écrans’assombrit.Jetapaiaussivitequepossible,danslesPagesblanches:RubyAnnDaly,VirginiaBeach.

Rien.Jefisunesecondetentative,utilisantseulementsonnom.Iln’yavaitqu’unrésultat,maisàSalem.Je

n’yvivaisplusdepuispresquesixans,maisjereconnusl’adressedemesparents.Uneminuteetquinzesecondes.Jecherchaidansl’historiquelesitedontChubsavaitparlé,celuiqui

permettaitdetéléphoner,ettapailenuméro.Chaquesonneriemecoûtadeuxsecondes.J’avaismoinsenviede luiparlerqued’entendresavoix.Jenepouvaisplus la rejoindre.J’avais

mieuxàfaire.Maisilfallaitquejesachesielleétaittoujoursenvie…siquelqu’un,danslemonde,sesouvenaitdemoi.

Cliquetis.Magorgeseserraetmesdoigtssecrispèrentsurlebureau.Lavoixdemamère.Bonjour,vousêtesbienchezJacob,SusanetRubyDaly…Jene sais paspourquoi je fondis en larmes.Peut-êtreétais-jeépuisée.Peut-êtrene supportais-je

plusquetoutsoittoujoursaussidur.Jefusheureusequ’ilsviventensemble,quemamanetpapaformenttoujoursunefamilleetaientremplacéuneRubyparuneautre.J’avaiscompris,cesderniersjours,qu’ilfautprendresoinlesunsdesautresetnepasseséparer.Etilssesoutenaientmutuellement.Bien.

Bien.Mais ça nem’empêcha pas de fermer les yeux et, pendant quelquesminutes, de faire comme si

j’étaislaRubyhabitantMillwoodDrive.

Trente

Plusieursheuresplustard,alorsqu’onétaitànouveauseulssurlaroute,oneutenfinl’occasionderaconteràLiamcequis’étaitpasséexactementlanuitprécédente.

—HeureusementqueChubs t’a trouvée,ditLiamensecouant la tête.TuconnaissaisClancybienmieuxquenous,etpourtanttuyesallée.

—Jecroyaisvraimentpouvoirlecontrôler,répondis-jeenposantlefrontcontrelavitrefroide.Jesuisidiote.

—C’estjuste,admitChubs,maistuesnotreidiote.Soisplusprudentelaprochainefois.—Jesuisd’accord,ditLiam,glissantsesdoigtsentrelesmiens,surl’accoudoir.Nous avions trouvé une voiture abandonnée quelques kilomètres à l’ouest d’East River, et nous

l’avionspriseparcequeleréservoirn’étaitqu’auxtroisquartsvide.RienàvoiravecBlackBetty.Lesgenoux de Chubs étaient coincés contre le dossier de mon siège, et l’habitacle sentait la nourriturechinoiserance.Maiselleroulait.Avecletemps,ons’habitueraitàelle.

—Envoilàuneautre,ditChubsentapotantlavitre.J’ouvrislesyeux,tendislecouetaperçusunpoteaublanc.Ilyavaituneboîte,ausommet,et,sur

celle-ci,uneantenne.Descaméraspartout.—Ondevraitpeut-êtresortirdel’autoroute,suggéraLiam.—Non!protestaChubs.Onn’avuquedeuxvoitures,depuisqu’onaprisla64,etsionlaquitte,on

mettradeuxfoisplusdetempsàatteindreAnnandale.Onéchangeaunregard,Liametmoi.—Tuveuxbienrépétercequedisaitlemessagedetamère?—Ellemedemandaitderéserverunetabledanslerestaurantdematanteetdelesattendredansla

cuisine,réponditChubs.Jel’aifaitdepuisEastRiveretondevraitlesretrouverlà-bascesoir.Matantenousoffrirasûrementàdîner.

—Onpourraitcommencerpartedéposerlà-bas,proposaLiam.—Non.JeveuxremettrelalettredeJack.—Chubs…—N’insistepas,dit-ilsèchement.JedoisbeaucoupàJack.Jeveuxlefaire.Le père de Jack habitait un motel, loin des vastes quartiers pavillonnaires d’Annandale. Liam

croyait qu’il avait été transformé en logements pour les ouvriers reconstruisant Washington, mais sathéorienefutconfirméequ’aumomentoùunedouzained’hommescouvertsdepoussière,leurcasqueetleurgiletfluosouslebras,descendirentd’unvieilautocarbringuebalant.

—Chambre103,annonçaLiam,penchésurlevolant,plissantlapaupièredesonœilintact.Letypeenchemiserouge.Ouais,c’estlui…Jackluiressemblaitbeaucoup.

Depetitetailleettrapu,l’hommeavaitunemoustachegriseetungrosnez.Chubspassalebrasentrelessiègesetpritlalettre,quejetenaisàlamain.—Pasdeprécipitation,ditLiamenverrouillant lesportières.Onn’estmêmepassûrsqu’iln’est

passurveillé.—Onesticidepuispresqueuneheure,s’emportaChubs.Tuasvuquelqu’un?Lesautresvoitures

sontvides.Onaétédiscrets,commetulevoulais,etçaamarché.Iltenditlamainetdéverrouillasaportière.Liamlefixapendantquelquesinstants,puiscéda.—Trèsbien.Maissoisprudent,d’accord?Onleregardatraverser leparkingenjetantdescoupsd’œilautourdelui. Ilnousadressaunbref

regard,commepournousdire:Vousvoyez?—Chouette,fitLiam.Vraimentchouette.Jetendislamainetfrottaisonépaule.—Ilvatemanquer.—C’estdingue,hein?dit-ildansunrire.Qu’est-cequejevaisdevenirquandilneserapluslàpour

medirequ’ilesttrèsdangereuxdenepasouvrirlesboîtesdeconservecommeilfaut?QuandChubseutlevélamainetfrappé,Liamouvritsaceinture,sepenchaversmoietm’embrassa

légèrement.—Pourquoi?demandai-jeenriant.—Pourdirigertonespritsurlabonnepiste,répondit-il.Quandonl’auraconduitchezlui,ilfaudra

trouverlemoyenderejoindreZuetlesautresavantlesFSP.—Etsi…Laportedelachambre103s’entrouvrit,etlevisagefatigué,méfiant,deM.Fieldsapparut.Chubs

luitenditlalettrefroissée.Jeregrettaiqu’ilnesesoitpasplacédetellefaçonqu’onpuissevoircequ’ildisait.Levisagedel’hommedevintaussirougequesachemise.Ilsemitàcriersifortquesesvoisinsentrouvrirentleursrideauxpourvoircequisepassait.

—Çatournemal,ditLiamendéverrouillantsaportière.LaporteclaquaaunezdeChubs,mais se rouvrit aussitôt engrand. Jevisunéclair argenté, puis

Chubslevalesmainsetrecula.Ladétonationdéchiralecrépusculeet,quandjehurlai,Chubsétaitdéjàsurlesol.Oncourutencriantjusqu’àlachambre.Touslesoccupantsdubâtimentétaientsortis,principalement

deshommes,maisaussiquelquesfemmes.Leursvisagesétaientflous.D’unemaintremblante, lepèredeJackbraquasonpistoletsurnous,maisLiamlepoussadansla

chambreetclaqualaporte.MesgenouxglissèrentsurlesgravillonsquandjemelaissaitomberprèsdeChubs.

Sesyeuxétaientouverts,rivéssurmoi,etilbattaitdespaupières.Vivant.Ilparla,maisleshurlements,danslachambre103,couvrirentsavoix.—Putaindemonstres!Foutezlecamp,saloperiedemonstres!Dusangrougevifbouillonnait,justesousl’épauledroitedeChubs,imbibaitsachemise.Audébut,

jefusparalysée.Çanemesemblaitpasréel.Liamarrachantl’armedelamaindel’homme,labraquantsurla104etla105:pasréel.

—Pasdesouci,ditquelqu’un,derrièrenous.Liampivota,l’indexsurladétente.L’hommelevalesmains;ilavaituntéléphone.—J’appellelesurgences,d’accord?Ellesvontenvoyerdessecours.

—Neleslaissezpasappeler,hoquetaChubs.Neleslaissezpasm’emmener,ajouta-t-ild’unevoixétranglée.Jedoisrentrerchezmoi.

—Neledéplacezpas,insistal’occupantdela104.Ilnefautpasledéplacer!Le père de Jack réapparut, mais l’homme au téléphone le repoussa dans sa chambre et ferma

brutalementlaporte.—Prends-le,ditLiamenglissantl’armesouslaceinturedesonjean.JepassailesmainssouslesbrasdeChubs,lesoulevai.Unhommeâgéavança…peut-êtrepournous

forceràlelâcher,peut-êtrepournousaider.—Neletouchezpas!hurlai-je.Ilrecula,maisàcontrecœur.Chubs comprima la plaie, les yeux dilatés et fixes. Liam prit ses jambes et on l’emporta. Les

hommes crièrent que l’ambulance allait arriver d’une minute à l’autre. L’ambulance et les FSP. LessoldatsnesauveraientpasChubs,s’yrefuseraient.Ilspréféreraientlaisserlemonstremourir.

—Neleslaissezpasm’emmener,soufflaChubs.Lee,mesjambesdoiventrestersousmapoitrine,neleslèvepasaussihaut,pasencasdeplaieautorse…J’aidumalàrespirer…

Cen’étaientpassesproposincohérentsquimeterrifiaient,maisleflotdesangjaillissantsoussesmains.Iltremblaitmaisnepleuraitpas.

—Neleslaissezpasm’emmener…Je montai à l’arrière de la voiture, tirant Chubs derrière moi. Son sang trempait ma chemise et

brûlaitmapeau.—Appuie…surlaplaie,meditChubs.Plusfort,Ruby…plusfort.Jevaisessayerde…lecontenir

avec…Sesaptitudes,jecrois.Leflotdesangparuteffectivementdiminuerquandilplaçaànouveaulamain

sur la plaie.Mais combien de temps tiendrait-il ? Je posai lesmains sur la sienne,mais je tremblaistellementquejefissansdouteplusdemalquedebien.

—MonDieu,dis-je,monDieu,nefermepaslesyeux…Parle-moi,netetaispas,explique-moicequ’ilfautfaire!

Les pneus de la voiture hurlèrent quand on sortit du parking. Liam, pied au plancher, frappait levolant.

—Merde,merde,merde!—Conduis-moichezmoi,suppliaChubs.Ruby,dis-luid’allerchezmoi.—Tuvas…Toutirabien,dis-jeenmepenchantsurluipourqu’ilpuissevoirmesyeux.—Monpère…—Non…Lee,l’hôpital.Quand les images apparurent, ellesétaient dumême rougeque le sang.Unhomme lisant dans un

fauteuil.Unebelle femmepenchée sur la tabled’une cuisine.Unebroderie aupoint de croix, l’entréed’unserviced’urgences.Lenoir,auxlimitesdemonchampvisuel,gagnaduterrain.

—Alexandriaestàunedemi-heure,criaLiampar-dessusl’épaule.Jeneteconduiraipaslà-bas.—L’hôpitalFairfax,ditChubsd’unevoixsifflante.Monpère…dis-leurd’appelermonpère…—Oùest-ce?demandaLiam.Ilsetournaversmoi,maisjen’enavaisaucuneidée.Jecomprisalorsqu’onrisquaitdetourneren

rond jusqu’aumomentoùChubsmourrait. Il perdrait tout son sang, ici, surmesgenoux.Après tout cequ’onavaitvécuensemble!

Liamfitdemi-toursibrusquementqu’onfaillit,Chubsetmoi,tomberdelabanquettearrière.Jememordislalanguepouréviterdehurler.

—Continuedeluiparler,ditLiam.Chubs…Charles!Jenesaispasoùetquandilavaitperduseslunettes.Sesyeuxbordésderougefixaientmonvisage.

Jetentaidesoutenirsonregardlepluslongtempspossible,maisilvoulaitmedonnerquelquechose.Illevalamainposéesursonventre.

LalettredeJack.Sesbordsétaientimbibésdesang,maiselleétaitouverte.Ilsuffisaitdelalire.Écriture petite et compacte. Les lettres étaient entourées d’un halo, à cause de l’eau du lac, et

quelques-unesavaientdisparu.Cherpapa,Quand je suispartipour l’école, cematin-là, jecroyaisque tum’aimais.Mais,maintenant, je

saisquituesvraiment.Tum’astraitéd’anormaletdemonstre.Maisc’esttoiquim’asélevé.—Dis-luidelire…Chubssepassalalanguesurleslèvres.Leventsifflaitsurlacarrosserieetjedusmepenchersurlui

pourentendre.—Dis-luideliremalettre.Jel’aiécrite…—Charles!—Promets!Magorgeétaitsiserréequejenepusémettreunson.Jehochailatête.Leflotdesang,plusabondant

maintenant,bouillonnaitsousnosmains.—Oùest-ce?criaLiam.Chubs,oùestl’hôpital?Ilfaut…Ilfautquetumedisesoùilsetrouve!Lavoiturevibradansunvacarmeassourdissant.Uneroue tombadansunnid-de-pouleet lecapot

s’envola dans un nuage de fumée bleu-gris. Elle parcourut encore une dizaine de mètres avant des’arrêter.

Jelevailatête,croisaileregarddeLiam.—Jepeuxréparer,dit-il.Jepeux…continuedelefaireparler,d’accord?Jesuissûrdepouvoir

arrangerça.Quandlaportièreeutclaqué,jefermailesyeux.Chubsétaitabsolumentimmobile,trèspâle,etilne

serviraitàriendecriersonnomoudelesecouer.Jesentaissonsangcoulerentremesdoigtsetjepensaiàcequ’ilavaitditlesoirdudépartdeZu.C’estfini.Toutestfini.

C’étaitvrai.Uncalmeétranges’emparademoietjecompris.Depuisledébut,jemebattais.J’avaisluttédèsl’instantoùj’avaisquittéThurmond,tentantd’échapperauxentravesquetoutlemondevoulaitm’imposer,medébattantdetoutesmesforcesfaceàl’inévitable.Maisj’étaisfatiguée.Sifatiguée!Jenepouvaisrefusercequ’unepartiedemoi-mêmeavaitcomprisàl’instantoùlesFSPavaientfaitbasculermonunivers.Cequ’unepartiedemoisavaitdepuisledébut.

Qu’avait dit miss Finch, autrefois ? Il n’y a pas de recommencement, pas de retour ? Ceux quipartents’envontpourtoujours.Lesfleursmortesnefleurissentpasetnegrandissentpas.Et,mort,Chubsne sourirait pas, ne se lancerait pas dans de longues phrases, ne bouderait pas, ne rirait pas…Chubsmort,c’étaitinimaginable.

JeglissailamaindanslapochedublousondeLiametserrailedisqued’appeld’urgence.Vingttrèslonguessecondespassèrent.Ilvibra,indiquantquelemessageétaitpassé,etjelelâchai.

Dehors, Liam frappait sur lemétal… de plus en plus désespéré et furieux. Je voulais qu’il nousrejoigne, qu’il vienne auprès de Chubs, parce que j’étais sûre que le moment était venu, qu’il allaitmourirdansmesbras,moinsdevingt-quatreheuresaprèsm’avoirsauvée.Jenepouvaisrienfairepourlui,àpartresteràsescôtés.

—Nemeurspas,soufflai-je.Tunepeuxpasmourir.Ilfautquetufassesdesmaths,quetuaillesauxmatchsde football, aubal de fin d’année et que tu entresà l’université.Tunepeuxpasmourir.C’estimpossible…

Jerentraicomplètementenmoi-même.Unengourdissementfamilierserépanditdanstoutmoncorps.J’entendis vaguement Liam crier. Je serrai Chubs contre moi. Des pas retentirent sur l’asphalte ; lesseulesodeursétaientcellesdelafuméeetdusang.Jen’entendaisquelesbattementsdemoncœur.

Laportièreopposées’ouvritetlevisagedeCateapparut.Etjefondisenlarmes.—Oh,Ruby,dit-elle,inquiète.Ruby.—Jevousenprie,soignez-le,sanglotai-je.S’ilvousplaît!Deuxpairesdemainsmetirèrenthorsdelavoiture.Jen’avaispaslâchéChubs.Jenepouvaispas

éloignermesmains.Ilyavaittropdesang.Jetentaiderepousserlapersonneessayantdenousséparer.—Ruby,chérie,ditCate,soudaintoutprèsdemoi.Ruby,ilfautquetulelâches.J’avaiscommisuneerreur.C’étaituneerreur. Jen’aurais jamaisdû les appeler.Unbruit strident

retentitetcenefutqu’aprèsl’arrivéedeLiam,quimepritparlesépaules,quejecomprisquejehurlais.Desvoituresentouraientnotreépavefumante.Rienquedes4×4.—Sivouslesoignez,j’iraiavecvous,ditLiamàCate.Onferatoutcequevousvoudrez.—Non!criai-je.Non!Liammesoutint,maissesbrastremblaient.OnlesregardainstallerChubsàl’arrièred’un4×4qui

partitentrombe.LesangdeChubs,encorechaud,refroidissaitlentementsurmesvêtementsetj’eusenviedel’essuyer.

—Jet’enprie,ditLiamd’unevoixquisebrisa.Calme-toi.Ilfautquetutecalmes.Jetetiens.Jesuislà.

J’eusunesensationdepincementsurlanuque;aussibrèvequ’unsouffle.D’unseulcoup,tousmesmusclessedétendirent.Mesjambescédèrentetonm’entraînaversun4×4blancquimesemblaitflou.Lee?eus-jeenviededire,maismalangueétaittroplourde.Onposaunecagoulenoiresurmatêteetonmesouleva…trèshaut,commelefaisaitmonpèrequandj’étaispetite.Quandjecroyaisquejepourraisvolerlorsquejeseraisgrande.

Puiscefutlenoir.

Trenteetun

Cefutl’eaufroidequimeréveilla,paslavoixdoucedelafemme.—Toutvabien,disait-elle.Toutirabien,Ruby.Je ne sais pas qui elle croyait pouvoir tromper en jouant la comédie de la grande sœur,mais ce

n’étaitpasmoi.Leparfumduromarinétaitderetour,emplissantmonnezd’unsouvenirà la foisancienet récent.

Impossiblededécider.Quandsamaintouchalamienne,jemeforçaiàouvrirlesyeuxet,éblouieparlesoleil,battisdes

paupières.Le visagedeCate sortit demon champvisuel.Elle se leva, traversa la pièce, tira les finsrideaux.Çadevintplussupportable,maisj’avaistoujoursdumalàfixerlesobjets.Leurssurfaceslissesréfléchissaientlalumière.Commodeblanche,papierpeintmauve,réveilauxchiffresclignotants,miroir,surlemuropposé,nousrenvoyantnotreimage.

—Est-ceréel?soufflai-je.Cates’assitsurleborddemonlit,exactementcommeàThurmond,mais,cettefois,ellenesouriait

pas.Derrièreelle,Martin,enpantalondecamouflageetrangers,étaitappuyécontrel’encadrementdelaporte.Ilmeparuttotalementdifférent.Aupremierregard,jenel’avaispasvraimentreconnu.Sonvisagerondétaitdevenuanguleuxetsesyeuxétaientenfoncésdansleursorbites.Unimbécileluiavaitdonnéunearme.

—Onestdansuneplanque,dansleMaryland,ditCate.—Lee?—Ensécuritéici,luiaussi.Pasensécurité,pensai-je,pasavectoi.Ledésirdefuirgranditauplusprofonddemoi;iln’yavaitplusquel’instinct.L’épuisementetla

douleuravaientemportétouteslesautressensations.Jescrutailapièce:deuxfenêtres,seulesissuesendehorsdelaporte.Jepourraisbriserlavitre.ÉloignerCateenpénétrantdanssonesprit,allerchercherLiam,etnousserionsloinquandilss’apercevraientdenotredisparition.Çapouvaitmarcher.

—N’essaiepas,ditCate,quiavaitsuivimonregard.Ellesortitunpetitobjetchromédelapocherevolverdesonjeanetmelemontra,lagrilleduhaut-

parleurbienvisible.—Même si tu parvenais àm’échapper, reprit-elle, tous les agents du rez-de-chaussée en ont un.

Compte tenu de ta réaction auCalmant, tu ne pourras rien faire pour Liam quand ils l’emmèneront etl’abattront.

Jesursautai.—Ilsne…Mais jevis lavérité dans sesyeux. Ils le feraient. Ils avaientpris tous les risquespourme faire

sortir deThurmond. Ils s’étaient battus contre les chasseurs de primes pourme récupérer. J’avais vu,dansl’espritdeRob,qu’ilsn’hésitaientpas,malgréleursaffirmationssurlanaturedeleurmission,àtuerdesjeunespourobtenircequ’ilsvoulaient.

—Tun’auraismêmepasdûypenser,ditMartin.Tusaispendantcombiendetempsont’acherchée?

Cate lui fit signe de se taire. Quand elle se pencha versmoi, je vis des taches de sang sur sonchemisier.Sombres.Sèches.

Lesouvenirmerevintdouloureusementenmémoire.—Chubs…Qu’estdevenuChubs?Catefixasesmainsetmagorgeseserra.—Franchement,répondit-elle,jen’ensaisrien.Nousn’avonspaspucontacterlegrouped’agents

chargésdesonévacuation,maisjesaisqu’ilsontatteintl’hôpital.Ellevoulutprendremesmains,maisjenelalaissaipasfaire.Cetteidéemedégoûtait.—Ilestensécurité,ajouta-t-elle.Ilsleferontsoigner.—Vousn’ensavezrien,répondis-je.Vousvenezdel’avouer.—Maisjelecrois,déclaraCate.J’étaissurlepointdeluidirequesesconvictionsnevalaientpasunclouquandellerepritlaparole

:— Je te cherche depuis unmois. Je suis restée dans cette région au cas où tu réapparaîtrais.Où

étais-tu,Ruby?Oùes-tuallée?Tusembles…—ÀEastRiver.Catesursauta.LaLiguesavaitcequis’étaitpassé.— Formidable ! intervintMartin, s’éloignant dumur, passant la bandoulière de son fusil sur son

épauleetsedirigeantversmoi.Tuesrestéependantdessemainesànerienfaire?Logique.Moi,j’aiagi.J’aiparticipé.

Il voulut toucher ma jambe, mais je saisis son poignet. Je voulais voir ce qu’il avait subi :l’entraînement, leshurlementsdes instructeurs. Jem’attachaiau souvenir leplus fort, ledéployaidansmonesprit.Jevoulaismefaireuneidéedenotreavenir.

LesouvenirdeMartinbouillonnacommedugoudronchaudpuisprit forme,substance,et jevisàtravers ses yeux. Je perçus le poids du colis qu’il tenait entre lesmains.Mes doigts étaient raides etdouloureux,maisjenem’intéressaisqu’auxchiffresdupanneaulumineuxdel’ascenseur…11,12,13…Uneclochettetintaitàchaqueétage.J’allaisaudix-septième.

Jejetaiuncoupd’œilsurlafilledeboutprèsdemoi.Elleportaituntailleur,etuneépaissecouchede maquillage la vieillissait. Elle serrait un sac en cuir contre son flanc, comme un bouclier, et jem’aperçus,quandellelelâcha,quesesmainstremblaient.

JeportaisununiformedeFedEx;jemevis,àtraversleregarddeMartin,danslesporteschroméesdel’ascenseuràl’instantoùelless’ouvrirent.

Nousétionsdansunimmeubledebureaux.Ilfaisaitnuit,dehors,maisdeshommesetdesfemmesoccupaientencoreleurpostedetravail,lesyeuxrivéssurl’écrandeleurordinateur.Jenem’arrêtaipas,lafillenonplus.Sonvisagetranspiraittellementquesonmaquillagecoulait,etcelam’irritaauplushautpoint.

Lebureauleplusvaste,situédanslecoindufond,étaitmadestination.Lafillepoussaunsoupirdesoulagementquandjelalaissaiprèsdesmachinesàcafé.Elleétaitlàensoutien.C’étaitmamission.

Laportedubureauétaitfermée,maisjevoyaisunesilhouettederrièreleverredépoli.Ilestencorelà. Et, heureusement, son assistante aussi.Le colis l’étonna,mais ilme suffit d’effleurer le dos de samain.Sonregarddevintfixe,trouble,etjecomprisquejelatenais.Elleselevaetsetournaverslaportedubureau.Jelaissailecolissursatabledetravail.

Ensuite, jem’engageaidansle labyrinthedel’openspace,croisai leregarddelafillerestéeprèsdesmachinesàcafé.Quandjemontrailesascenseursdelatête,ellemesuivit,jetantdetempsentempsuncoupd’œilsurlaportedubureauetsemordillantlalèvre.

Elle ne se conduisit stupidement qu’une fois dehors. Je descendis rapidement les marches, medirigeai vers le camion de FedEx conduit par un homme brun. J’avais atteint la portière quand jem’aperçusqu’ellen’étaitpasderrièremoi.Ellesetenait,immobile,enhautdel’escalierenmarbre,lesyeuxdilatésetlevisageaussiblancquelapierre.

Elle était sur le point de rentrer dans l’immeuble pour avertir ses occupants de l’imminence del’explosion.Faible.Lesmotsme traversèrent l’esprit,aussiclairsques’ilsyavaientétégravés.Si tuéchoues,tumeurs.Situtrahis,tumeurs.

Jeprisunpistoletsouslesiègeetmepenchaipar lavitreouverte.Mais jen’euspasle tempsdetirer.Audix-septièmeétage,uneexplosionprojetaundélugedeverreetdebétonquis’abattitsurelle.

JelâchailamaindeMartin.Onestainsiquandonestl’und’entreeux,pensai-je.C’estcequ’ilsfontdenous.Jem’étaisintroduitedanssonespritpourconfirmermessoupçons,maisjefusétonnéed’yêtreparvenueaussifacilement.Quelquessemainesplustôt,aprèsnotreévasion, j’avaisété incapabledelerepousser.Maintenant,ilmesuffisaitdel’effleurerpourledominer.Uncontacttrèsbref.

Clancym’avaitbienformée.JeregardaiMartinet,bizarrement, j’euspitiédelui.Pasàcausedecequej’étaissur lepointde

faire, ni de la façon dont je lemanipulerais,mais parce qu’il se croyait fort et dominateur. Il croyaittoujourssincèrementpouvoirmesoumettreàsavolonté.

Jeposaiundoigtsurledosdesamain,unseul.—Commentt’appelles-tu?demandai-je.Saréactionfuthilarante.Sesjouesblêmirent,etilfitclaquerseslèvres,tentantdeformerunmot,

d’accéderàunsouvenirquin’existaitplus.—D’oùes-tu?Lapaniquedilatasesyeux.Maisjen’avaispasterminé.—Sais-tuoùtues?Je me sentis presque coupable – presque – quand ses yeux s’emplirent de larmes. Mais je me

souvinsaussiquej’avaiseutrèspeur,m’étaissentiecomplètementimpuissante,etregrettaidenepasêtrealléeplusloin.Unplanprenaitformedansmonesprit,sihorriblequ’ilm’effrayait.

—Jene…,bredouilla-t-il,jene…—Tudevraispeut-êtrepartir,dis-jed’unevoixglaciale.Jen’euspasvraimentbesoinde lui imposer l’imagede sondépart. Il sortit encourant, claqua la

porte.Fuitdevantlemonstredément.Catelesuivitduregard,uneexpressionindéchiffrablesurlevisage.—Impressionnant.—J’aipenséqu’ilavaitbesoind’unepetiteleçon,expliquai-jedelavoixglacéeetsansinflexion

qu’elleattendaitsansdoutedemoi.

Jesavaismaintenantquelniveaudeduretécesgensespéraient,etilfallaitqu’ilsaientenviedemerecruter.

—Jecroisquejen’aijamaiseulechoix,ajoutai-je.Vousauriezfiniparmeretrouver.—Tuesunatoutimportantpourlarésistance.Cate tendit unemain vers moi, mais ne toucha pasmon visage. Intelligente. Elle savait de quoi

j’étaiscapable.—J’espéraisquetucomprendraispartoi-même,ajouta-t-elle.—EtLee?—Ilposeunproblèmedesécuritémaintenantqu’ilavucetteplanqueetlesagentsquis’ytrouvent.

Ilnepeutpasresterici,Ruby.Grayveutsapeau.Jesuissûrequ’ilfinirapar…parl’admettre.Mesmainssecrispèrentsurledrapblanc.Unearme.Liamétaitunearme.Liam,quinepouvaitpas

semettreencolèresanssesentircoupable.Ils’étaitbeaucoupbattupouréchapperàcetteviolence…etje l’avais ramené en son sein. Ils luimettraient le grappin dessus, lemodèleraient à leur image et ildeviendraitlacréatureimpitoyablequ’ilnevoulaitabsolumentpasêtre.

J’étaisessouffléemaisaussicalme,àl’intérieur,quel’eaudulacd’EastRiver.Ladernièrepiècedupuzzlesemitenplaceetjecompriscequejedevaisfaire.

—D’accord,dis-je,jeresterai.Jenem’opposeraipasàvousetjenevousmanipuleraipas.Maissivousvoulezquej’obéisse…sivousvoulezprofiterdemespouvoirs,oufairedesexpériencessurmoi,ilyaunecondition.LaissezpartirLee.

—Ruby,répondit-elleensecouantlatête,c’esttropdangereux.Pourtoutlemonde.—C’estunBleu.Vousn’avezpasbesoinde lui. Ilnedeviendra jamaisuncombattant,pasunde

ceuxquevousappréciez.Ets’ilreste,vousletuerez.Voustuereztoutcequiestbonenlui.— Je suis très forte,maintenant, dis-je,mais je ne ferai rien tant que vous ne l’aurez pas laissé

partir.Quevousn’aurezpasjurédenepasletraquer.Unemainsurlabouche,Catemefixapendantquelquesinstants.Jelusl’indécisionsursonvisage.

Jem’étais servie deMartin pour luimontrer ce que je pouvais leur apporter, et ce dernier leur avaitapparemmentprouvéqu’unOrangepeutêtretrèsutile.Maiscen’étaitsansdoutepaslestermesqu’elleavaitprévus.

—Trèsbien,céda-t-ellefinalement.Trèsbien.Ilpeuts’enaller.—Commentpuis-jeêtresûrequevoustiendrezvotrepromesse?demandai-je.Cate se leva et fouillaà nouveau dans sa poche.LeCalmantminiature, qui seulm’empêchait de

pénétrerdanssonesprit,étaitencorechaudquandelleleposasurmapaume.Jerefermailesdoigtssurlui.

—Parfait,dis-jecalmement,distinctement,quandCaterelevalatête,sivousnetenezpasparole,jeme vengerai. Et je ne m’arrêterai qu’après vous avoir tués, vous et tous les membres de cetteorganisation.Vousnetenezpeut-êtrepastoujoursvospromesses,maismoisi,vouspouvezmecroire.

Ellehochalatêteetjesurprisunelueurdefiertédanssesyeux.—Compris,dit-elle.Etnousnouscomprenions.LachambredeLiam,àl’autreboutducouloir,étaitbleuclair.Commelecieljusteavantleleverdu

soleil, peut-être. Elle avait sans doute servi de nursery. Des nuages étaient peints au plafond et lesquelquesmeublessemblaienttroppetitspourunadultedetaillemoyenne.

Liamétaitassissurlepetitlit,ledostourné.Jecrus,enfermantlaportederrièremoi,qu’ilfixaitlafenêtre.Jem’aperçusqu’ilregardaitenfaitlemorceaudepapierfroisséqu’iltenaitentrelesmains.Lematelass’enfonçaquandjem’agenouillaisurlelitetpassailesbrasautourdesapoitrine.Jeposaimajouecontrelasienneetcherchaiduboutdesdoigtslesbattementsréguliersdesoncœur.Ilfermalesyeuxets’appuyacontremoi.

—Qu’est-cequeturegardes?soufflai-je.Ilmetenditlemorceaudepapiersansunmotquandjem’assisprèsdelui.LalettredeJackFields.—Tuavais raison,dit-ilquelques instantsplus tard.Absolument raison.Onauraitdû la lire.On

auraitcomprisqu’ilétaitinutiledelaremettre.Savoixfutsimorne,sidépourvued’inflexions,sipleinedechagrin,quejefroissai la lettreet la

lançaiàl’autreboutdelapièce.Ilsecoualatêteetposalesmainssursesyeux.Je fouillaidans lapoche intérieurede sonblouson,où j’avais rangé la lettredeChubs.Liamme

regardalasortiretsetassasurlui-même.—Ilvoulaitquetulalises.—Jeneveuxpas.—Biensûrquesi.Ilfaudraquetupuissesluienparlerquandtulereverras.—Ruby!s’écria-t-ild’unevoixsoudainfurieuse.Ilôtalebrasposésurmesépaulesetseleva.—Tucroisvraiment,reprit-il,qu’onnouspermettradelevoirs’ils’entire?Tucroisqu’onnous

autoriseraàresterensemble?Cesgens-lànefonctionnentpascommeça.Ilscontrôlerontnosmoindresgestes,etmêmenosfréquentationsetnotrenourriture.Fais-moiconfiance,onaurabeaucoupdechancesionparvientàs’assurerqu’ilestenvie,surtouts’ilsl’ontenvoyédansuncentred’entraînement.

Liamfitlescentpasdanslapièceetj’eusl’impressionqu’uneheures’étaitécouléequandjetrouvaienfinlecouragededéplierlalettredeChubs.

Lesilenceduralongtemps.—Qu’est-cequ’ilya?demandaLiamd’unevoixaltéréeparlapeur.Qu’est-cequ’ildit?Chubsn’avaitrienécrit. Iln’yavait,sur lafeuille,quelenomet l’adressedesesparents.Pasun

mot.—Jenecomprendspas…,dis-jeenlaluidonnant.C’était impossible.Peut-être avait-il perdu la lettre originaleoubiengardait-il la vraie sur lui ?

Quand je relevai la tête,Liampleurait.Unede sesmains froissait la lettre, l’autreétait posée sur sesyeux.Puisjem’aperçusquejeconnaissaislaréponse.

Chubsn’avait rienécritparcequeça luiavaitsemblé inutile. Ilpensaitpouvoir toutdiredevivevoix.Ilétaitconvaincuqu’ilrentreraitchezlui.

LesjambesdeLiamparurentcédersoussonpoidsetilserassitsurlelit.Ilposalefrontsurmonépauleetjeleprisdansmesbras.Ilcroyaitentoi,eus-jeenviededire.Depuisledébut,ilcroyaitentoi.

Jemesentisalorsbeaucoupplusâgée.Passeizeans,passoixante,mêmepascent,maismille.Âgéemaispasfragile.J’avaisl’impressiond’êtreunchêne:racinesprofondesetcœursolide.

Ilfautqu’ilparte,pensai-je,ilfautqu’ilrentrechezlui.Pendantunlongmoment,jeleserraisimplementdansmesbras.Jevoulaisgraverlesbouclesdeses

cheveux, la cicatrice au coin de sa bouche, dansmamémoire. Jamais le temps nem’avait paru aussicruel.Pourquoisemblait-ilparfoiss’arrêteroufileràtoutevitesse?

—Leplusdingue,c’estquej’avaispleindeprojets,souffla-t-il.Cequ’onferait.Touslesendroitsoùjet’emmènerais.JevoulaisvraimentteprésenterHarry.

Lalumièredel’après-midientraitàflotsparlafenêtre.LamaindeLiamglissasurtoutelalongueurdemonbras.

—Çavas’arranger,reprit-il.Onnepeutpasleslaissernousséparer.—Ilsneleferontpas,murmurai-je.Jepensais…Jesaisqueçavasemblerridicule,mais…sitout

çan’étaitpasarrivé,jen’auraispasfaittaconnaissance.Rienquepourça,jeseraisprêteàrevivre…Leslarmesmepiquèrentlesyeux.—Jeleferais,conclus-je,parcequetuseraisàmescôtés.—Tuessincère?demandaLiam,seredressantetembrassantmescheveux.Parcequefranchement,

pourmoi,nousdeuxc’est inévitable. Imaginonsqu’onn’aitpasété enfermésdansces fichuscamps…Non,écoute.Jevaisteraconternotremerveilleusehistoire.

Liams’éclaircitlagorgeetsetournaversmoi.—Bon,reprit-il,c’estl’été,tuesàSalem,tut’ennuiesettutravaillesàmi-tempschezunglacier.

Naturellement,tun’imaginespasquelesgarçonsdetoncollège,quiviennenttouslesjours,s’intéressentdavantageàtoiqu’àtestrenteetunparfums.Tuteconcentressurtesétudesettesnombreuxclubs,parcequetuveuxentrerdansunebonneuniversitéetsauverlemonde.Etalorsquetutedisquetuvaspassertoutl’étéàSalem,tonpèretedemandesituasenvied’allervoirtagrand-mèreàVirginiaBeach.

—Ouais?fis-jeenappuyantlefrontcontresapoitrine.Ettoi?—Moi ? réponditLiamenpoussantunemèchederrièremonoreille, je suisàWilmington,où je

m’ennuieettravailleàmi-tempsdanslegaragedeHarryavantdepartirpourunegrandeuniversité…oùje partagerai la chambre d’un monsieur-je-sais-tout coincé mais au grand cœur, Charles CarringtonMeriwetherIV…maisiln’apasencorefaitsonentréedanscettehistoire.

Ilposaunemainsurmahancheetjesentisqu’elletremblait,maissavoixrestaferme.—Pourfêterl’événement,mamèredécidedenousemmenerpasserunesemaineàVirginiaBeach.

Onyestdepuisunejournéequand,enville,jecroiseunefilleauxcheveuxbruns,lenezdansunlivre,desécouteursdanslesoreilles.Malgrémesefforts,jen’arrivepasàluiparler.

Puis notre ami leDestin s’enmêle et le dernier jour, sur la plage, je la revois. Toi. Je joue auvolley-ballavecHarry,maisc’estcommesitoutlemondedisparaissait.Tutedirigesversmoi.Tuportesdeslunettesdesoleiletunerobevertequejedevineassortieàtesyeux.Puiscomme–voyonsleschosesenface–jesuisundieudel’Olympeenmatièredesport,jet’envoieleballonenpleinefigure.

—Aïe,fis-jedansunrire.Çadoitfairemal.—Bon,tupeuxsûrementimaginermaréaction:jeteproposedeteconduireaupostedegardedes

maîtres-nageurs,maiscettesuggestionmevautunregardassassin.Finalement,grâceàmoncharmeetàmonesprit–etparcequejesuissiminablequetuaspitiédemoi–,tumelaissest’offriruneglace.Puistumeracontesquetu travailleschezunglacier,àSalem,etquetunesupportespasdedevoirattendreencoredeuxansavantd’entreràl’université.Etjemedébrouillepourobtenirtonadresseélectronique,ton pseudo ou, si j’ai vraiment de la chance, ton numéro de téléphone. Ensuite, on bavarde. J’entre àl’universitéetturetournesàSalem,maisonparletoutletemps,detout,etparfois,quandonn’aplusrienàdire,onsetaitetonécoutelarespirationdel’autrejusqu’aumomentoùons’endort…

—EtChubssemoquedenous,ajoutai-je.— Impitoyablement.Et ton pèremehait, parce qu’il croit que j’entraîne sa fille sur lamauvaise

pente,maisilmelaissevenirtevoirdetempsentemps.Ettumeracontesquetudonnesdescoursàunepetitefilleduvoisinage,Suzume…

—Quiestlagaminelapluscooldelaplanète,coupai-je.—Ouais,fitLiam.Tuveuxconnaîtrelafin?Maisjenepusm’empêcherdeporterlesmainsàmonvisageetd’appuyersurmesyeux.

Il fallait le faire maintenant, sinon je n’en serais plus capable. On ne pouvait pas se cacherindéfiniment ici. La Ligue pourrait décider de le garder aussi vite qu’elle avait accepté de le laisserpartir.

Jeme redressai, essuyaimes larmes et serrai les dents.Liam se tournaversmoi, une expressioninquiètesurlevisage.Pendantuninstant,terrifiée,jecrusqu’ilavaitdevinécequej’allaisfaire.

Ilinclinalatêteetesquissaunsourire.Jevoulusrépondremais,intérieurement,jem’effondrais.—Qu’est-cequ’ilya?Aucamp,onnousdépouillaitdetout :notrefamille,nosamis,nosvêtements,notreavenir.Onne

pouvaitconserverquenossouvenirsetj’étaissurlepointdelesluiprendre.—Fermelesyeux,soufflai-je.Jevaisfinirl’histoire.Lepicotement,àl’arrièredemonesprit,semuaenrugissement.Etquandjel’embrassai,quandnos

lèvressetouchèrentpourladernièrefois,glisserenluifutaussifacilequedeprendresamain.Ilrecula,prononçamonnomd’unevoixinquiète,mais jenelâchaipasprise.Jem’effaçaideson

esprit, jouraprès jour,morceauparmorceau,souvenirparsouveniret,bientôt,Rubyeutcomplètementdisparu. Il fut libre, plus rien ne le liaitàmoi.Ce fut uneétrange sensationde déconstruction, que jen’avaisjamaiséprouvée,oudontjen’avaispasprisconscienceavantcetinstant.

Le problème de Chubs me traversa l’esprit et j’eus une fraction de seconde pour prendre madécision.S’ilétaitenvie–etpourmoi, ilnepouvaitenêtreautrement–, laLiguelerecruterait.EtsiLiaml’apprenait,ilreviendraitpourtenterdelefaireévader,etlemarchén’auraitserviàrien.

Jem’occuperaisdeChubs.Jel’aideraisàéchapperàlaLigue.Liamdevaitcroirequesonamiétaitparvenuà rejoindresesparents;riennedevait l’empêcherderentrerchezlui.Cefutunemodificationsimple,uncachesurunsouvenirpénible…

Puis,oppressée, jem’aperçusque jen’avaisplusde temps.Laporte s’ouvrit,derrièremoi,et jem’éloignaideLiam.Ilrestaparfaitementimmobile,lesmainssurlesgenouxetlesyeuxfermés.Catenousfixa,lessourcilsfroncés.Jemelevaietlarejoignis.

Quelquesinstantsplustard,lesyeuxbleuclairdeLiams’ouvrirent.IlmevitmaisnevitpasRuby.—Ques’est-ilpassé?demanda-t-ilennousfixant.Ilportaunemainàsonvisagetoujoursenfléetmeurtri.—Tuaseuunaccidentdevoiture,répondis-je.LaLiguet’aconduitici.Catesecrispa;ducoindel’œil,jelussursonvisagequ’elleavaitcompris.—LaLigue…,répéta-t-il,lespaupièresplissées.—Oui,intervintCate,revenuedesasurprise,ettupeuxpartir,situenaslaforce.Tonfrèrenousa

demandédetedonnerdequoiprendreunbilletd’autocar.—Pasétonnant,marmonnaLiamencherchantseschaussures.Pourquoi jenemesouvienspasde

l’accident?JenesaispassiCateserendaitcomptequelastupéfactionétaitbienvisiblesursonvisage.Elle

tendit unemain versmon épaule – pourme soutenir ou pour ne pas perdre elle-même l’équilibre, jel’ignore–maisjem’écartai.

—As-tutoujoursmalàlatête?demandai-jed’unevoixétranglée.Jeportaistoujourssonblouson.Jenepouvaismerésoudreàl’ôter.—Lechocaétérude,ajoutai-je.—Unpeu,reconnut-il.Safaçondemeregarder,lessourcilsfroncésparlaconcentration,m’inquiéta.—EtlaLiguemelaissepartir?demanda-t-il.Cateacquiesçaetluilançauneenveloppe.Illaluirendit.

—Jeneveuxpasdevotreargent.—Lemoyendecontactertesparentsestaussiàl’intérieur.—Jem’enfiche.Jen’enaipasbesoin.—Quedois-jedireàCole?Liamseleva,instablesursesjambes.—Dites-luiderentrer.Onparlera.Ilsetournaversmoietajouta:—Ettoi?Tuesvraimentaveceux?Tusemblesbeaucouptropintelligentepourça.Sansunmot,jeprisl’enveloppedanslamaindeCateetladonnaiàLiamqui,cettefois,nelarefusa

pas.—Tudevraispartir.—Jenevousremercieraipas,dit-il.Jen’aipasdemandévotreaide.Catel’entraînadanslecouloir.—Tun’aspaseubesoindelefaireettun’enaurasjamaisbesoin.Ils’engageadansl’escalier.—Hé,criai-je.Liams’arrêtapuisseretourna.—Soisprudent,ajoutai-je.Sesyeuxbleusnousfixèrentalternativement,Cateetmoi.—Toiaussi,chérie.Je le regardai partir par la fenêtre donnant sur sa rue. Il sortit et ferma la porte. Pas de voiture,

personnepourlesurveiller,personnepourl’aider.Ilétaittotalementlibre.Etilsemblaitheureux.Confiant,entoutcas.Liamfranchitlabarrièreblanchedelamaisonets’engageasurletrottoir.Ilmitlacapuchedeson

sweat-shirt,jetauncoupd’œild’uncôtéetdel’autrepuistraversalachaussée.Jelesuivisduregard.Lemondeentierteserahostile,princeauxmilleennemis,et,quandontecapturera,ontetuera,

pensai-je.Maisilleurfaudrad’abordt’attraper,princeàl’espritvif.Soisintelligent,rusé,ettonpeupleneserajamaisdétruit.Cates’immobilisaderrièremoietmecaressalescheveux.—Tuserasheureuseparminous,dit-elle.Jem’occuperaidetoi.Je fermai les fins rideaux, mes doigts glissant sur le tissu soyeux. Je la dévisageai, cherchant à

m’assurerqu’ellenementaitpas.Jemedemandaisij’étaistoujours,àsesyeux,lafillequ’elleavaitfaitévaderdeThurmond,quiavaitpleurélapremièrefoisqu’elleavaitvulesétoiles.

Elle ne savait pas qu’il y avait maintenant deux personnes en moi, un abîme entre ce qu’il mefaudraitmaintenant devenir et ceque j’avais désiréêtre.Lapremière, la plusdure, la plus en colère,resteraitaveccesmonstresetselaisseraitlentementmodelerselonleurvolonté.MaisilyavaitaussiuneRubysecrète.Cettedernière,diaphane,avaitlongtempsluttépourgagnerledroitd’exister.C’étaitcellequeLiam,sanslesavoir,emportaitaveclui.Ellenelequitteraitpas,l’encouragerait,luidiraitquesondestinétaitd’allerverslalumière.

Pourlapremièrefoisdepuisdesmois,lavoixdeSammesoufflaàl’oreille:N’aiepaspeur.Nemontrerien.

Jetournailedosàlafenêtre.

Àparaîtreprochainement

Tome2

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